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jean-pierre duhard

Souvenirs de guerres
(14-18 et 39-45)

- Collection Biographies / Témoignages -

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Table des matières
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45).......................................................1
René Duhard, l'appelé de 1916............................................................2
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guerre mondiale..........................18
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre...........................................56
Roger Meunier : de Charente en Pologne pour le STO.....................82
Roger Duhard : la défaite de 1940 et le Stalag................................102
Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au quotidien..............................141

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Souvenirs de guerres (14-18 et
39-45)

Auteur : jean-pierre duhard


Catégorie : Biographies / Témoignages

Dans ce livre sont réunis les souvenirs des deux guerres de mon oncle
René Duhard, de mon père, de tonton Bruneau et de mon cousin Roger
Meunier.
Ces témoignages, ignorés de la grande histoire, racontent le quotidien de
ceux qui vécurent ces époques troublées.

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René Duhard, l'appelé de 1916

Quelques dates de la guerre 14-18

1914 : 28 juin : assassinat de l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo - 3


août : déclaration de la guerre - 28 août : défaite russe à Tanenberg - 5
septembre : début de la bataille de la Marne
1915 : 7 mai : Lusitania coulé par un sous-marin allemand - 1er juin :
première attaque des zeppelin sur Londres - 5 août entrée des Allemands
dans Varsovie
1916 : 9 février : service militaire obligatoire en Angleterre - 21 février :
début de la bataille de Verdun - 24 octobre : contre-offensive française à
Verdun
1917 : 16 mars : abdication du tsar Nicolas II - 6 avril : entrée en guerre
des USA - 24 octobre : le front italien est rompu à Caporetto
1918 : 8 janvier : propositions du président Wilson aux belligérants - 15
juillet : seconde bataille de la Marne - 8 août : début de l'offensive des
alliés à Amiens - 9 novembre : abdication et fuite du kaiser - 11
novembre : signature de l'armistice

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

René Duhard le 31 juillet 1983, venu évoquer ses souvenirs


chez sa belle-soeur Germaine à Soubie

Famille Duhard

Pierre Duhard, le père, dit Camille (1870-1937) eut quatre enfants de


Malvina Bernardeau (1878-1963) :
- René (1897-1992), qui se maria en 1922 avec Yvonne
Barrière, dont il eut deux anfants : Pierre et Jean. Il fut appelé en 1916.
- Roger (1900-1982), qui se maria en 1941 avec Germaine
Penaud (1916-2004) dont il eut deux fils : Jean-Pierre et Philippe. Il
s'engagea en 1918 et fut rappelé en 1939.
- Régis (1908-1992), qui se maria en 1933 avec Jeannette
Arnouil, dont il eut six enfants : Annie, Guy, Jany, Jacques (Jacky),

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Yvonne (Vonette) et Françoise (Fanfan). Chargé de famille, il échappa à la


mobilisation.
- Yvon (1912-1920), décédé par accident de chasse.

La déclaration de guerre

Dans les campagnes de France, on avait appris l'assassinat, le 28 juin


1914 à Sarajevo, de l'archiduc héritier d'Autriche François-Ferdinand et de
son épouse, mais on ne se sentait pas très concerné. Dans les campagnes,
c'était un été comme les autres qui s'annonçait, avec les foins coupés et
rentrés, et les raisins mûrissant lentement.
Les articles dans La France ou La Charente Inférieure, évoquant des
tensions entre différents pays d'Europe Centrale et de l'Est, ne parvenaient
pas à inquiéter vraiment les gens.

Malgré les ordres de mobilisation générale en Russie le 31 juillet, en


Belgique le lendemain, en Allemagne et en France le 2 août, la guerre
paraissait impossible à beaucoup. "Quand elle a été déclarée, racontait
René Duhard, ce fut vraiment une surprise. Je m'en souviens bien, c'était le

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

3 août et c'est le garde-champêtre qui est passé l'annoncer, car il n'y avait
pas de radio et peu de gens savaient lire. Dès le 1er août un Appel à la
Nation française avait été placardé dans tous les bureaux de poste,
annonçant la mobilisation générale des armées de Terre et de Mer. On a
appelé les classes jusqu'en 1904, tous les moins de 30 ans mobilisables et
ils devaient partir dès le lendemain. Et c'est plein d'optimisme qu'ils l'ont
fait, comme pour une courte promenade, écrivant sur les wagons : "en
route pour Berlin!".

La mobilisation générale prenait effet dès le dimanche 2 août et


concernait tous les hommes non présents sous les drapeaux appartenant à
l'armée de terre, y compris les troupes coloniales et les hommes des
services auxiliaires, et à l'armée de mer, y compris les inscrits maritimes et
les armuriers de marine. Pas de mention de l'armée de l'air, inexistante à
cette époque. D'autres affiches avaient fleuri sur les murs concernant la
formation de la classe 14, la conscription des chevaux, le classement des
voitures automobiles, etc..

C'est le 3 août 1914 que commença la Première Guerre Mondiale, ou


Grande Guerre, sur l'initiative de l'Allemagne.
« La guerre sera fraîche et joyeuse », aurait déclaré l'empereur Guillaume
II ; elle fut tout le contraire, barbare et sanglante.

Au mépris des traités garantissant sa neutralité, la Belgique fut envahie


par les Allemands, qui investirent Liège dix-huit jours plus tard. L'annonce

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

de ce nouveau conflit avec le vieil ennemi fut plutôt accueillie avec


enthousiasme par l'opinion publique, y voyant une occasion de revanche
morale après la défaite humiliante de la guerre éclair de 1870-71 où
Napoléon III avait perdu à Sedan sa liberté et sa couronne et la France,
l'Alsace et la Lorraine. En septembre, l'offensive allemande fut stoppée sur
la Marne grâce au transport rapide des troupes dans des taxis
réquisitionnés par Galliéni, le gouverneur militaire de Paris. Les nouvelles
parvenaient lentement dans les bourgs, villages et hameaux de province.
On apprit avec retard qu'en avril 1915 les Allemands avaient utilisés pour
la première fois à Ypres des gaz asphyxiants et qu'en mai, l'Italie était
entrée en guerre contre l'Autriche, dont l'avait délivrée Napoléon III.

Les souvenirs de René Duhard

Dans la campagne charentaise, comme en bien d'autres endroits, on ne


ressentait pas vraiment les effets du conflit, dont le front était fixé loin au
nord-est et on ne souffrait d'aucune restriction. Mais la famille Duhard
allait, comme d'autres, se trouver directement concernée par cette guerre.
En 1915, l'année de ses 45 ans, le père de René, Camil' est mobilisé dans la
Territoriale, cette armée sédentaire créée en 1872, au lendemain de la
défaite, pour la défense du territoire. Il sera remplacé dans sa scierie de
Saint-Aigulin par un nommé Lestrade, du Fénage, un auxiliaire affecté
spécial.

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Dans les tous premiers jours de 1916 René, né le 29 novembre 1897 et


qui est de la classe 17, fut appelé à son tour. Il se souvenait, bien plus tard :
« On nous avait laissé passer Noël et le Premier de l'an en famille. Je suis
parti au 125e Régiment d'infanterie de Poitiers pour faire mes classes. En
mars j'ai attrapé le croup, la diphtérie. J'étais tellement malade qu'on
avait envoyé un télégramme à mes parents leur faisant prévoir le pire.
Mais, quand ils sont arrivés deux jours plus tard à l'Hôtel Dieu de Poitiers
où j'étais hospitalisé, j'étais tiré d'affaire. On ne m'a pas réformé pour ça ;
après un repos chez moi, je suis reparti à l'armée et j'ai eu mon baptême
du feu le 11 novembre 1916 dans les Vosges, quand nous avons pris le fort
de Badonvillers ».

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Ces soldats mobilisés, ils venaient de partout. "C'était des


quadragénaires placides, habiles à tous les travaux : remueurs de
terre, comptables, gens de loi et de lettres, la France productrice et
volontaire ! (...) Sans s'alarmer outre mesure, toujours prêts à partir, ils
subissaient, sans énervement apparent, ces bombardements de toutes
natures qui faisaient planer sur leurs têtes un danger, moyen sans doute,
mais plein d'imprévus, et quotidien ! » J. Vamy-Baysse, La grande guerre
racontée par les combattants, 1922.

« Ils sont des hommes, des bonhommes quelconques arrachés brusquement


à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont
ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d'un bon gros sens, qui,
parfois, déraille; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu'on leur dit
de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps ». Le feu,
Henri Barbusse, 1916.

En octobre et novembre de cette même année 1917 furent également


repris les forts de Douaumont et de Vaux, ce qui eut un énorme
retentissement dans le monde. Le 6 avril 1917, les Etats Unis d'Amérique
entrèrent en guerre aux côtés de la France, en lui fournissant un important
matériel militaire. « Comme la maison des grands-parents Bernardeau

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

était sur le bord de la route de Bordeaux à Paris, la Nationale 10, se


souvenait Régis Duhard (le frère cadet), nous en avons vu passer des
milliers et des milliers d'hommes, de chevaux, de canons et de camions.
Elle était devenue un véritable bourbier avec des ornières épouvantables
où les camions enfonçaient jusqu'aux moyeux et les hommes jusqu'aux
genoux et ce trafic avait fini par la rendre impraticable ».

Le 16 avril, conformément au plan élaboré par le général Nivelle, alors


commandant en chef des forces françaises, les Ve et VIe Armées lançaient
une grande offensive sur l'Aisne, au Chemin des Dames (route allant de
Soisson à Laon, par un plateau au nordde la vallée de l'Aisne). « C'est
début mai 17, relatait René Duhard, que j'ai participé aux grandes attaques
mortelles de l'Aisne qui ont fait 250.000 morts en une semaine. Dans les
régiments envoyés à la boucherie les soldats se sont révoltés et on en a
fusillé pour l'exemple. Le général passait devant les troupes alignées :
vous!, vous! et il les choisissait comme cela, au hasard, ceux qui allaient
être conduits au poteau. Les soldats français refusaient de faire partie des
pelotons d'exécution et on a du faire appel à des régiments d'outre-mer ou
à la Légion Etrangère. C'est à ce moment là que Pétain a été appelé en
remplacement de Nivelle, qu'on aurait bien du fusiller à son tour.. ». Un
intéressant documentaire (« Fusillés pour l'exemple ») a été tourné par
Patrick Cabouat pour France 3, en 2003.
René Duhard, l'appelé de 1916 9
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La pratique des fusillés pour l'exemple fit 550 victimes chez les
soldats français entre septembre 1914 et juin 1918, sur les 2 500
condamnés à mort. Et particulièrement en 1917 : après le massacre du
Chemin des Dames, où plus de 147 000 Poilus furent tués et plus de 100
000 blessés en deux semaines, les soldats se mutinèrent dans plus de 60
des 100 divisions de l'armée française. Ces révoltes furent très sévèrement
réprimées, en particulier par Pétain (appelé en remplacement de Nivelle,
responsable de la calamiteuse offensive) et par Joffre, qui avait institué
comme méthode de commandement ce terrible châtiment, véritable recours
à la terreur ; il faut «faire des exemples qui sont absolument
indispensables », écrivait ce dernier dans une note. Si quelques-uns
avaient mérité cette peine pour « abandon de poste en présence de
l'ennemi », la plupart furent des morts innocents, victimes de l'exemple.
La chanson, dite de Craonne, exprimait la détresse de ces infortunés
Poilus : « Quand au bout d'huit jours le r'pos terminé / On va reprendre les
tranchées / Notre place est si utile / Que sans nous on prend la pile. / Mais
c'est bien fini, on en a assez / Personne ne veut plus marcher / Et le coeur
bien gros, comm' dans un sanglot / On dit adieu aux civ'lots. / Même sans
tambours, même sans trompettes / On s'en va là-haut en baissant la tête /
Refrain : Adieu la vie, adieu l'amour / Adieu toutes les femmes / C'est bien
fini, c'est pour toujours / De cette guerre infâme / C'est à Craonne sur le
plateau / Qu'on doit laisser sa peau / Car nous sommes tous des
condamnés / Nous sommes les sacrifiés » [..].

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Cette chanson anonyme était interdite par les autorités militaires qui
offrirent, sans succès, un million de francs-or et la démobilisation
immédiate à celui qui dénoncerait son auteur. Elle fut reprise par de
nombreux chanteurs et inspira à Boris Vian « Le déserteur » : « Monsieur
le Président / Je vous fais une lettre / Que vous lirez peut-être / Si vous
avez le temps / Je viens de recevoir / Mes papiers militaires / Pour partir à
la guerre (..). Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que je
n'aurai pas d'armes / Et qu'ils pourront tirer».

Cette guerre « fraîche et joyeuse » tournait à l'hécatombe dans les


deux camps. Le moral des troupes était au plus bas, malgré les exhortations
patriotiques d'un Paul Déroulède :
« Gronde canon, crache mitraille ! Fiers bûcherons de la bataille,
ouvrez-vous un chemin sanglant. En avant ! Tant pis pour celui qui tombe.
La mort n'est rien. Vive la tombe ! Quand le pays en sort vivant. En
avant ! ». Parmi les « voix perdues » de 14-18, il y eut Charles Péguy et
Alain Fournier en 1914, Louis Pergaud en 1915 ou encore Guillaume
Apollinaire en 1918, qui avait résisté à une trépanation mais succomba à la
grippe espagnole.

photo anonyme prise dans les tranchées lors de Grande Guerre

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Pendant que Roger, son frère cadet, suivait ses études à l'Ecole de
Commerce de Bordeaux, René était sur le front et l'été 1917 ses parents
apprirent qu'il y avait été blessé assez grièvement. L'intéressé s'en
souvenait encore, soixante-dix ans plus tard , quand je recueillis ses
souvenirs :
« C'était le 16 juillet 1917. La veille de l'attaque, avec un camarade, on
a eu la prémonition de ce qui nous attendait. "Je vais être tué me dit-il".
"Et moi blessé, lui répondis-je". Et c'est ce qui se passa. Nous avions pour
objectif de prendre trois positions allemandes sur la mortelle côte 304. En
une heure, nous avons perdu 800 hommes, tués ou blessés, sur un effectif
de 1 900. Dans mon escouade de sept hommes, entre 8h et 11h, un seul
ressortit indemne : il y a eu trois tués et trois blessés. Je suis tombé en
prenant la troisième position, frappé à la tête par un éclat d'obus fusant.
J'avais l'impression que ma tête pesait cinq cents kilos. Entendant mes cris
d'appel depuis le trou d'obus où je m'étais réfugié, deux camarades sont
venus me chercher et ont réussi à me traîner sur 800 mètres, au milieu des
balles qui sifflaient.
"Laissez-moi, je leur disais, vous allez vous faire tuer pour rien. Non,
tant pis si on est tués, mais on n'abandonne pas un camarade blessé. J'ai
passé la nuit au poste de secours, au milieu des mourants et le lendemain
matin des brancardiers sont venus me chercher pour me conduire dans
une ambulance américaine. Un aumônier militaire, le père Dupagne, a

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

écrit à mes parents : votre fils est légèrement blessé et a de grands espoirs
de sauver sa vie. Après quatre mois d'hôpital, j'ai eu droit à un mois de
convalescence à Saint-Aigulin ».

Dans le journal de guerre d'un chasseur alpin, on lit : « Je me rappelle la


nuit précédent celle de l'attaque, nous trouvant en réserve à quelques
centaines de mères des 1ères lignes, à proximité des pièces d'artillerie
avec mon ami Pujol Emile (de Pomérols) et Rigaudis (de Béziers), nous
regardions le champs de bataille en avant de nous, pareil à une vision
d'enfer, le bombardement ininterrompu des pièces ou l'éclatement des obus
sans distinction de coups ; un roulement sans fin, les fusants illuminant le
ciel de leurs éclairs rouges, ou l'incendie de quelques villages sur la ligne
de feu ; et c'est le cœur gros que tous les trois nous contemplions les lignes
pensant que dans quelques heures, nous allions être dans la fournaise et
heureux de pouvoir passer ensemble ces quelques instants nous rappelant
non sans amertume notre cher pays ». Jean Pouzoulet (1894-1981),de
Casrelnau-De-Guers, 23e BCA.

évacuation d'un blessé

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Située sur la rive gauche de la Meuse, la côte 304 fut pendant 14


mois un haut lieu des combats pour protéger Verdun. Un vétéran se
souvenait : "Le bataillon du 346e est le bataillon d'assaut. Les tirs de
préparation d'artillerie durent depuis plusieurs jours; ils deviennent
tellement intenses, tellement formidables dans les instants qui précèdent
l'heure H, que la confiance de nos troupiers redouble. Ils s'élancent à
l'assaut avec une ardeur folle, trouvant trop lente à leur gré la marche du
barrage roulant, qui les précède. C'est ainsi que le lieutenant Vautrin,
emporté par son élan dans le tir de barrage, est tué à la tête de sa
compagnie. La résistance de l ennemie est assez faible; partout les
tranchées sont nivelées, les abris enterrés, une seule mitrailleuse tire. En
quelques instants toute résistance ennemie est brisée et 260 prisonniers
environ, affolés et piteux, dont 4 officiers, sont envoyés à l'arrière. Mais
vers 9 heures, l'ennemi commence à violemment bombarder le terrain
conquis, bombardement ininterrompu par obus de tous calibres, qui va
durer jusqu'au 20 juillet".
Au cœur de la forêt, un monument en forme d'obélisque rappelle le
sacrifice des troupes françaises. Cette imposante colonne est l'œuvre de
l'architecte Hamelin et du sculpteur Albert Lange et fut inaugurée le 14
juin 1934. Une nécropole comptant 3417 tombes et deux ossuaires de 1500
corps chacun seront également érigés.

reconstitution d'une tranchée (musée de l'Armée de terre)

René Duhard, l'appelé de 1916 14


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

On lira avec intérêt les récits de cette guerre faits par Louis-Ferdinand
Céline (« Voyage au bout de la nuit » et « J'ai tué »), Henri Barbusse (« Le
feu »), Erich Maria Remarque (« A l'Ouest rien de nouveau »), Ernst
Jünger (« Orages d'acier » et « La mobilisationn totale »), ou encore par
Roland Dorgelès (« Les croix de bois »)

René et Roger correspondaient régulièrement et se voyaient à chaque


permission de l'aîné. « Un jour que je venais en permission, Roger est venu
me chercher à la gare de Bordeaux [où il était étudiant] et m'a invité à
souper. Il m'a emmené dans un grand restaurant, sur l'Intendance. Je
n'étais pas très à l'aise : lui était propre et bien habillé, moi j'étais en
Poilu, avec plein de poux et il y avait tous ces gens qui nous servaient. Je
ne suis rentré à Saint-Aigulin que le lendemain et le soir il m'a gardé à
coucher ».

René, qui était modeste, n'ajoutait pas qu'il avait obtenu la croix de
guerre 14-18, outre diverses décorations (médaille du combattant, etc.)

Au début de 1918, Marcel Ligier, mobilisé à son tour partait pour le


front, où il passera six mois. En avril, débarquaient les premières troupes

René Duhard, l'appelé de 1916 15


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

américaines sur le sol français, commandées par le général Pershing.


Jusque là les Américains avaient fourni la France en matériel ; désormais
ils envoyaient leurs hommes, 19 divisions en tout.

Mais c'est une autre histoire, mieux connue des historiens que celle
des obscurs, des sans grades, qui ont pourtant fait la guerre ...
o-o-o-o
Croix de guerre 14-18
Elle a été mise en place sur proposition du Lieutenant Colonel
DRIANT député combattant (mort glorieusement à la tête de ses chasseurs
au bois des Caures en fevrier 1916) le 8 avril 1915. Elle a été attribuée de
plein droit aux militaires cités pour faits de guerre pendant le conflit 14-18,
et individuellement ou collectivement à des unités qui se sont distinguées.

sources : www.mam.joyeuse.eu/regiments.htm et
http://histoiredeguerre.canalblog.com/archives/p3-3.html

Pour nos morts

(Poème du lieutenant Charles Péguy, mort pour la France)

René Duhard, l'appelé de 1916 16


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

"Heureux ceux qui sont pour la terre charnelle


Mais pourvu que ce fut dans une juste guerre
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre
Heureux ceux qui sont morts d une mort solennelle
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles
Couchés sur le sol à la face de Dieu
Heureux ceux qui sont morts dans un dernier haut-lieu
Parmi tout l'appareil des grandes funérailles
Heureux ceux qui sont morts car ils sont retournés
Dans la premiere argile et la premiere terre
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre
Heureux les épis murs et les blés moissonnés".

Poilus guettant l'ennemi (dessin de Droguet)

René Duhard, l'appelé de 1916 17


Roger Duhard : témoin de la 1ère Guerre
mondiale

1- L'engagé de 1918

Roger Duhard s'était engagé en juillet 1918 pour quatre ans au 10ème

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 18


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

cuirassier à Paris, ses dix-huit ans justes fêtés, et eut la chance ou la


malchance de voir la guerre se terminer en novembre. Depuis la fin du
mois d'octobre, ses classes achevées, le cuirassier Duhard attendait son
tour de partir pour le front de bataille pour y faire ses preuves mais cette
guerre, pour laquelle il s'était engagé, il n'eut pas le loisir de la faire. Dans
les journaux se multipliaient les communiqués de victoire, laissant penser
que les Allemands avaient perdu la partie. Le 8 novembre Hindenburg
demanda l'armistice, qui fut acceptée et signée le 11 à Rethondes entre
Erzberger et Foch, commandant en chef des armées alliées en France
depuis avril. Aussitôt tous les journaux affichèrent la nouvelle en gros
titres barrant leur une : "Armistice", "Fin de la guerre", "La paix est
signée". On apprenait en lisant les articles qu'après la fuite de Guillaume II
le 9 en Hollande, l'Allemagne s'était engagée à suspendre les hostilités en
acceptant toutes les conditions exigées par la France.

L'annonce de la fin de ce conflit précipita les foules dans les rues


de la capitale. Paris pavoisa. A Notre-Dame, les cloches sonnèrent à toute
volée, bientôt suivies par celles de toutes les églises de France. Paris en
liesse fêta tous les militaires comme des héros, indistinctement de leurs
corps ou de leur grade, les combattants comme les autres. Et le jeune
cuirassier recueillit lui aussi les dividendes de cette victoire à laquelle il
n'avait pas eu le temps de contribuer. S'asseyait-il à la terrasse d'un Café,
dix personnes s'offraient à régler sa consommation.
Entrait-il dans un débit de tabac, dix mains se tenaient pour régler
son paquet de cigarettes. Et il ne pouvait être question de refuser, sous
peine de vexer. A la fin de la journée, ivre de gloire et de bruit, il en venait
à croire que la victoire n'aurait pas été obtenue sans lui. A Paris, Roger eut
la joie de retrouver son ami Marcel Ligier. "Souviens-toi de ta première
permission du Front en 1918, répondait-il à ce dernier bien plus tard,
quelle émotion de nous retrouver des hommes. A cette époque, se
souvenait de son côté Ligier, me trouvant moi-même à Paris, je vais
fréquemment te voir au Quartier Dupleix". Ils retrouvèrent leurs habitudes
de célibataires bordelais, sortant fréquemment ensemble, échangeant leurs
souvenirs de caserne pour l'un, de guerre pour l'autre.

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 19


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Aux victimes des combats (on comptabilisa 600 000 veuves au


décours de la guerre), allaient s'en ajouter d'autres, ceux de la terrible
épidémie de grippe espagnole de 1918-1919, étendue à presque toute la
Terre, qui avait déjà fait des ravages en 1889-90 et fit alors plus d'un
million de morts en France et vingt fois plus dans le monde. On a établi
depuis que le virus, à partir d'une souche aviaire, avait infecté un hôte
intermédiaire, le porc, et après s'y être adapté avait émergé en 1918, avec
une forte virulence. Les grands mouvements de population liés au conflit et
la baisse des résistances générales consécutives aux conditions précaires de
vie ont sans doute favorisé sa dissémination et sa pathogénicité. Parmi les
victimes célèbres, il y eut Guillaume Appolinaire, décédé le 9 novembre
1918 et Edmond Rostand, emporté le 2 décembre suivant.

Longtemps Roger se souviendra de camarades pris soudain de maux


de tête, de frissons et de défaillance, avant que ne se déclarent de graves
complications pulmonaires, intestinales ou nerveuses. Tel se couchait sain
le soir que réveillaient la nuit céphalées, courbatures et sueurs et chez qui
apparaissait le matin une incoercible diarrhée suivie d'une prostration
préterminale. Les ressources médicales n'étaient pas à la mesure de la
gravité de la maladie et le recours aux métaux colloïdaux, à l'urotropine, à
l'auto-hémothérapie ou aux abcès de fixation ne permettait pas d'en sauver
beaucoup.

Après une accalmie fin 1918, elle connut une revivescence début
1919. Un témoin, en occupation en Allemagne (Maurice Bruneau de
Puynormand, en Gironde, dont Roger fit la connaissance en captivité en
1940), notait le 10 février 1919 : « ici la grippe a l'air de reprendre ;
beaucoup de mes camarades sont évacués ; je pense que chez vous vous
n'en voyez plus de cas ». Mais ses parents lui apprenaient que la grippe
reprenait plus que jamais en France. Malvina Duhard, la mère de Roger, en
fut également frappée et y échappa par miracle. « Le miracle s'appelait le
docteur Godineau et son Kéfir, assurait Régis. On avait mis du lait dans
une bouteille de bière avec du ferment, le kéfirogène et on l'avait glissé
sous l'édredon de plumes, jusqu'à ce que le lait caille. On en faisait boire à
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 20
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

ma mère plusieurs fois dans la journée et, peu à peu, sa diarrhée s'est
arrêtée et elle s'en est sortie ».
Dans le détail des services et positions successives de l'engagé Roger
Duhard, il est indiqué que le 2 avril 1919 il passa aux Services Etrangers à
Saint-Cloud, le 18 juin au Dépôt et le 22 juillet au 11ème
Régiment de Cuirassiers, sous les ordres du capitaine Clouet des
Pesruches, héros de la récente guerre, dont il revint avec la croix de guerre
et la croix de chevalier de la Légion d'honneur. Roger s'était fait remarquer
par son chef, le colonel de Viry qui, l'appréciant, en avait fait son
secrétaire, ce qui l'autorisait à prendre certaines libertés. Dans ce poste de
sinécure, on le chargea en décembre 1919 de taper le manuscrit de
«l'Historique du 11e régiment de Cuirassiers » pour la campagne
1914-1918. Il put prendre connaissance des hauts faits de ce régiment,
commandé au début du conflit par le colonel Pressoir, et appelé « à remplir
une belle tâche, au prix de lourds sacrifices, en devenant régiment de
cuirassiers à pied ». La liste des hommes morts pour la France, jointe en
fin du fascicule, est impressionnante : plus de 800 tués au combat, du chef
d'escadron aux simples cavaliers. Pour sa conduite, le régiment reçut le
droit au port de la fourragère aux couleurs du ruban de la Croix de guerre,
« juste et tardive récompense de tant d'héroïsme dépensé et de sang
répandu ». L'évocation de ces glorieux combats et des brillants
faits d'armes donna, peut-être, quelques regrets au jeune homme de n'avoir
pu y participer pour récolter sa propre moisson de gloire. Il n'avait pas
encore lu les vers d'un célèbre poète, ancien des tranchées, et revenu
désabusé : « Mais où sont les amours / Que la grande guerre a fauchés,/
Jetant les fusils lourds / Dans les flaques de boue et les barbelés./ Où sont
les noms des camarades / Ouvert en deux par les grenades ? / Qui demain
les reconnaîtra / Sur ces bouts de bois taillés en croix. /Même les poètes tu
vois font la guerre, / Moi je suis le soldat Apollinaire ».
A diverses reprises l'Armistice avait été prolongé, notamment en
décembre 1918 et en février 1919, jusqu'à devenir définitif. Mais le traité
de Paix ne fut signé qu'en juin 1919 à Versailles. Le 14 juillet 1919 donna
lieu à une éclatante célébration de la Victoire. Au milieu d'une foule
considérable, sous les drapeaux et les arcs de triomphe, défilèrent les
artisans de cette victoire. En tête, les trois maréchaux : Foch, Joffre et
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 21
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Pétain. Et puis les cavaliers et fantassins des quatre armées, française,


américaine, anglaise et italienne. Avec les Poilus passèrent les tirailleurs
sénégalais, les spahis algériens et les goums marocains en tenue de parade,
juste remerciement à ces enfants des colonies venus défendre un sol qui
n'était pas celui de leur naissance. Ce défilé des vainqueurs était en même
temps celui des rescapés des Vosges ou de l'Aisne, des survivants de
Verdun et d'Ypres, des miraculés de Vaux, de Douaumont et du Chemin
des Dames.

défilé du 14 juillet 1919 : la cavalerie

le lieutenant Ligier présenté au maréchal Foch

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 22


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Et René, le frère aîné de Roger était de ceux-là. (voir l'appelé de 1916).


Pendant cette année 1919, promené de garnison en cantonnement depuis sa
blessure à la tête René Duhard subissait visites sur expertises confirmant
chaque fois son inaptitude au service, mais sans aboutir à le faire réformer.
On finit par l'affecter quelque temps à Versailles comme auxiliaire.
Roger, passé au 11ème Régiment de Cuirassiers, vint lui rendre visite
à plusieurs reprises et le décida même à venir séjourner quarante-huit
heures au Quartier Dupleix. Ceux qui connaissaient Roger le décrivaient
comme un jeune homme intelligent, bien élevé, courtois, affable,
s'exprimant avec aisance et esprit, un jeune homme à qui personne ne
pouvait refuser son estime et son amitié. Même de l'adjudant Benduc il
avait su se concilier les bonnes grâces. René, venu sans permission grâce à
la compréhension du planton de la gare de Versailles, auxiliaire comme
lui, et attendu par son frère à la porte du Quartier, coucha d'ailleurs dans la
chambre de l'adjudant, parti en permission.

Les deux frères allèrent le midi au restaurant et le soir au Cirque


d'Hiver. Bâti sur les boulevards et inauguré en décembre 1852 par
Napoléon III, ce cirque en dur offrait aux Parisiens les fastes du second
Empire, avec ses ors, ses lustres et ses tentures. Sous une coupole en zinc
soutenue par une structure métallique et imitant un chapiteau de toile,
s'exhibaient les ex-artistes de foire convertis à ce genre nouveau, initié par
les Anglais. Le spectacle des fauves, des trapézistes, des équilibristes et

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 23


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

antipodistes et des clowns plut tellement à l'aîné qu'il demanda à son cadet
de l'y ramener le soir suivant !

Après le spectacle ils allèrent même prendre un dernier verre dans le


bar élégant dédié à l'impératrice Eugénie, y côtoyant le beau monde. Fin
1919, après avoir été promené dans le service auxiliaire à Brest, Poitiers,
Versailles, Glatigny et Orléans, René fut définitivement libéré à Bordeaux,
au 18ème Train des Equipages.Il revint à Saint-Aigulin, pour de nouveau
remettre "les mains au boulot", selon son expression, en aidant son père à
la scierie qui n'avait pas cessé de fonctionner.

Roger Duhard, nommé brigadier le 1er juillet 1920, avait obtenu


une permission prolongée, de façon à pouvoir accompagner sa mère. Le
vendredi 8 août, l'objectif du photographe Maël fixait René et Roger dans
un portrait de groupe devant l'Hôtel de cure de Bagnères. Le séjour passa
en fêtes et en excursions. Ils firent une fois l'ascension du Pic du Midi, en
partant le matin à quatre heures, bien avant le lever du jour. Le samedi 21,
ils étaient photographiés dans une voiture décapotable au Cirque de
Gavarnie et le dimanche 22 de nouveau à Bagnères, au milieu de la foule
venue assister à la bataille des fleurs.
inhumation du soldat inconnu le 28 janvier 1921

Le 20 janvier 1921 Roger Duhard monta encore en grade et passa

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 24


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

maréchal des logis, ce qui améliorait sensiblement sa solde, et il toucha le


31 un reliquat de prime de 160 fr. Il ne répondait désormais plus à la
sonnerie de trompette "aux brigadiers de semaine" mais à celle "aux
maréchaux des logis", rang correspondant à celui de sergent dans
l'Infanterie (brigadier équivalent à celui de caporal). "Il aimait me faire
remarquer, disait Ligier, que dans les cuirassiers un maréchal des logis est
l'équivalent d'un sous-lieutenant, que j'étais. La preuve, c'est que dans la
cavalerie, quand on s'adresse à un adjudant, on lui dit : mon lieutenant".
Roger assista le 28 janvier à l'inhumation sous l'arc de triomphe de l'Etoile
du corps d'un soldat inconnu tombé pendant la Grande Guerre et choisi
parmi des cercueils anonymes de Verdun par un soldat d'infanterie.

Après un hommage solennel au Panthéon, le corps de ce soldat sans


nom, tiré sur l'affût d'un canon et accompagné de bout en bout par
d'anciens Poilus, fut conduit jusqu'à l'Etoile en présence des membres du
gouvernement et des chefs des armées.

Roger s'était tout à fait habitué à la vie de caserne qui, si elle


présentait quelque monotonie, avait l'avantage d'être une vie tranquille et
confortable pour celui qui avait su trouver un bon poste. Et puis, dans ces
années d'après-guerre, la capitale offrait de larges compensations à un
jeune homme n'étant dépourvu ni de charme, ni d'argent. On pouvait aller
se promener à cheval au Bois de Boulogne, aux allées fréquentées par
cyclistes, cavaliers et calèches. On pouvait paresser à la terrasse des grands
Cafés pour y voir passer les élégantes dont les robes commençaient à
raccourcir à mi-mollets et qui s'aventuraient même à porter la jupe culotte.
On pouvait aller au cinéma où triomphaient les comiques : Max Linder,
Charlie Chaplin et Rigadin ; c'était aussi l'époque des films d'amour où le
couple Fernand Gravey-Lilian Harvey faisait pleurer les coeurs sensibles.
Les films étaient muets, mais le public ne l'était pas, manifestant
bruyamment ses sentiments et couvrant souvent l'accompagnement
musical du pianiste de service, improvisant à mesure du déroulement de
l'action.
On avait aussi l'opportunité d'assister à des spectacles de variétés,
dont les deux grandes vedettes étaient Chevalier et Mistinguett. La Miss
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 25
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

régnait sur le music-hall et le théâtre : en 1920 elle tenait l'affiche du


casino de Paris et l'année suivante jouait Madame Sans Gêne de Victorien
Sardou. Maurice Chevalier, consacré dès 1911 avec la Miss aux Folies
Bergères et après s'être brillamment comporté à la guerre, était remonté sur
les planches pour devenir le dandy gouailleur qui allait lancer, entre autres
succès, "Paris je t'aime" et "Valentine".
Marcel Ligier reparti, avec les troupes d'occupation en Allemagne à
Hochenmrich sur le Rhin, en face de Duisburg, les deux amis échangèrent
fréquemment des nouvelles. "Mon vieux grand, écrivait Marcel en mai,
nous sommes (..) en train d'attendre la classe. Ca peut aller. Les habitants
nous sont assez sympathiques, le contraire leur en cuirait. Ma section est
exclusivement composée de charentais. J'en ai deux de Saint-Aigulin, dont
un a travaillé chez toi, un nommé Gendron ; c'est un ivrogne qui a eu les
honneurs de mon 28/H dans le postérieur. Je suis logé chez un ingénieur
de chez Krupp, tu parles si on les fait marcher : ils nous font des
révérences à se casser en deux et sont assez aimables. J'espère aller à
Dusseldorf et à Cologne cette semaine".

En application du Traité de Versailles, les pays rhénans avaient été


occupés par les Alliés comme garantie de l'exécution des clauses du pacte.
Ce fut pour les soldats en occupation de découvrir que les "Boches"
n'étaient pas si sauvages qu'on le pensait. Ils étaient non seulement
aimables, mais jouissaient d'un niveau de vie bien en avance sur celui des
Français. Un futur ami de Roger, originaire de Puynormand, près de
Lussac en Gironde et faisant partie de ces troupes, exprima tout cela dans
une correspondance avec ses parents. Il s'agissait de Maurice Bruneau, qui
resta plus d'un an à Ludwigshafen (en 1918-19), sortant promener le cheval
du chef et vivant « au bureau en rentier ». Il leur fit part de son
étonnement en voyant que dans les maisons "des canalisations amènent
l'eau dans toutes les pièces" et "que l'on ne semble pas connaître les
lampes (à pétrole), l'électricité étant partout".
Nouvelle promotion pour Roger le 22 mars 1921 à la fonction de
maréchal des logis fourrier. Chaque escadron de cavalerie comportait un
fourrier, chargé des distributions de vivres et des objets de casernement, de
couchage et de campement. Roger bénéficia d'une permission en août et
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 26
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

prévint ses grands-parents Bernardeau de son arrivée à Chierzac :


"11-8-21. Chers grands-parents, j'arriverai en perm de 15 jours jeudi soir
à 10 heures. Sans doute grand-mère sera-t-elle à la maison. J'espère vous
y voir tous les deux. Affectueux baisers. R. D". C'est en train qu'il
descendit, par la ligne de Paris à Bordeaux, créée par la Compagnie des
Chemins de Fer d'Orléans en 1850 et passant par Saint-Aigulin. De là il put
emprunter le tramway à vapeur, surnommé "le tortillard", propriété de la
Compagnie des Chemins de Fer Economiques des Charentes et dont la
station était située à côté de la gare de la Compagnie d'Orléans. Le
tramway, qui allait jusqu'à Mirambeau, transportait voyageurs et
marchandises (bois, poteaux de mines, terre blanche) et longeait la route
départementale 730 ; outre les arrêts obligatoires, il en comptait de
facultatifs, faits à la demande et permettant aux permissionnaires de
regagner à pied leur village, la musette en bandoulière. Pendant la guerre,
il avait également transporté les cercueils des militaires tombés au
combat ; il fonctionna jusqu'en 1930. Roger descendait à
Montlieu-la-Garde, village à moins de 5 km de Chierzac, où l'attendait sa
grand-mère ou son grand-père avec le p'tit ch'vau et la voiture.

2 - goumier au Maroc sous Lyautey

Ce fut à l'occasion de cette permission que Roger annonça à ses


parents son intention de se porter volontaire pour le Maroc, dont la
pacification n'était pas terminée.

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 27


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

"Il est parti pour le Maroc parce qu'il était jeune, pour voir du pays,
par esprit d'aventure, témoignait René. Moi, j'avais fait la guerre, j'ai
trouvé cela normal et nos parents aussi." Sa demande fut enregistrée le 25
août mais il dut attendre le 19 octobre pour recevoir son ordre d'affectation
et se mettre en route sur le Centre de rassemblement de Bordeaux. Le 22
octobre, il embarquait sur un paquebot à vapeur de la Compagnie Générale
Transatlantique, assurant trois fois par mois un service régulier sans escale

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 28


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

vers Casablanca. C'est à Saint-Aigulin que les adieux à la famille furent


faits, personne n'ayant jugé utile de l'accompagner jusqu'au quai de départ.
« Ce n'était pas l'habitude de la famille de perdre du temps à ces
occasions », commentait sobrement Régis. Il n'était pas tout à fait seul
pourtant : Marcel Ligier, revenu à Bordeaux, vint saluer son jeune ami
avant son départ. Ce que sa famille ne lui apportait pas, Roger le trouvait
chez ses compagnons ou intimes, et il en fut de même plus tard. Toute sa
vie, il privilégiera l'amitié, sera entouré de nombreux et vrais amis et
tissera avec eux des liens extrêmement solides, plus forts que ceux du sang
et que seule parvint à dénouer la mort.

Sur le Volubilis, le paquebot à vapeur qui le conduira en quatre jours


de Bordeaux à Casablanca, Roger aura tout le temps de réfléchir à sa
décision et à ses conséquences. Il menait à Paris une vie confortable et
tranquille, avec un poste le délivrant des contingences militaires et de
fréquentes permissions lui permettant de revenir dans sa famille. Il savait
qu'au Maroc il n'en serait pas de même ; le pays, les gens sont différents de
tout ce qu'il connaît, il ne reviendra pas en France avant sa libération et on
l'a prévenu qu'il aurait sans doute à participer à des actions militaires.
Mais, à vingt et un ans, ce n'est pas une perspective déplaisante, quand au
dépaysement vient s'ajouter le piment de l'action. Il lui reste un peu moins
d'un an pour terminer son temps d'engagé, juste le temps de connaître le
combat et d'en ramener quelques raisons de gloire.

Il a eu le temps de se documenter sur ce pays et son passé. Il sait qu'à


différentes reprises depuis 1859 les Français avaient tenté de s'y implanter
et durent y renoncer après la défaite de 1870, et pour de longues années,
jusqu'en 1911. Au printemps de cette année-là, le Sultan Moulay Hafid,
menacé par la rébellion des tribus de la région de Fès, lança un appel
désespéré à la France et obtint qu'elle lui envoie une colonne militaire,
commandée par le général Moinier. La sécurité du Sultan assurée, la
France va tenter de profiter de la situation pour s'implanter dans le pays.
L'Allemagne ayant donné son accord, le 30 mars 1912 un Traité de
Protectorat est signé entre le gouvernement français et le Sultan : il
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 29
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

concède la mise sous contrôle de l'administration et de l'armée, et perd de


fait tout pouvoir. La première conséquence fut d'entraîner un nouveau
soulèvement dans les mêmes tribus et dans la ville de Fès, avec massacre
de nombreux Français, civils et militaires.
C'est alors qu'est dépêché sur place le général Lyautey, afin de
reprendre en main la situation. Ce militaire brillant est en même temps un
excellent administrateur, ayant déjà fait ses preuves à Madagascar, au
Tonkin et, récemment, dans le sud oranais, et le choix du Ministère de la
Guerre s'avérera excellent, quant aux résultats. Fès débloquée grâce au
général Gouraud, Lyautey s'employa tout de suite à se concilier chefs et
notables et obtint le remplacement de Moulay Hafid, peu coopérant, par
son frère Moulay Youssef. Mais l'empire chérifien continuait à s'agiter.
Ahmed el Hiba, venu du sud Tafilalet, entrait à Marrakech, s'y faisant
proclamer Sultan ; Mohamed es Semlali, venu des bords de l'Ouergha,
campait avec ses troupes en vue de Fès ; les Béni M'tir de la région de
Séfrou s'insurgeaient, incitant d'autres tribus à faire de même. Les
opérations militaires françaises durent se succéder pour soumettre les
Caïds et contenir la résistance, dont un des noyaux durs était le pays
Zaïane, commandé par Moha ou Hammou, qui s'opposera pendant
plusieurs années à la pénétration française. Partout ailleurs l'autorité de la
France s'asseyait et le Bled El Maghzen (le pays contrôlé) s'étendait : les
villes impériales (Rabat, Fès, Mekhnès, Marrakech) étaient occupées et
toute la partie océanique prise en main. En 1914 enfin, après le succès de
Taza, la jonction Maroc oriental et Maroc océanique était établie.

Et puis survint la guerre de 14-18, qui allait compromettre une partie


de cet acquit. Voyant les effectifs réduits par les besoins grandissants en
hommes sur le front de guerre et les postes affaiblis, la résistance se
ralluma et les attaques, organisées en sous-main par les Allemands,
reprirent de toutes parts.
Elles furent menées au Nord, par Abd el Malek, le fils d'Abd el Krim ;
au sud, par Ahmed el Hiba ; dans le Moyen Atlas, par Moha ou Hammou
et Moha ou Saïd. Si bien que la guerre finie, à partir de 1919, il fallut
consolider une à une les anciennes positions : ouvrir la vallée de l'Inaouène
entre Taza et Fès ; renforcer le front sur l'Ouergha ; réoccuper la vallée du
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 30
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Ziz et la moyenne Moulouya ; créer un peu partout des postes avancés,


comme Almis, Timhadit ou Aïn Leuh. En 1920, un des bastions les plus
inexpugnables de la résistance tomba, grâce au général Poeymirau, qui
obtint la soumission des Zaïanes. L'armée française s'était elle-même
réorganisée après l'hémorragie de la guerre et l'occupation du Maroc
pouvait redevenir une priorité, à laquelle allaient s'employer les chefs
militaires, recevant d'appréciables renforts en hommes, dont les effectifs
atteignirent 90.000 au printemps de 1921. La région de Khénifra fut
dégagée et les Béni Ouraïne de l'Ouest se soumirent au général Aubert.

Cette pacification, Lyautey ne voulait pas qu'elle soit conduite comme


une guerre. "On ne lutte pas contre un adversaire de la même façon selon
qu'on veut le détruire ou ouvrir le lendemain chez lui un marché",
déclarait-il. Il était impératif de rallier l'ennemi vaincu à la cause française
et, pour ce faire, la politique devait primer sur la force. « Il faut manifester
la force pour en éviter l'emploi » recommandait-il. « Les Africains ne sont
pas inférieurs, ils sont autres », expliquait-il en 1920, aussi devait-on se
comporter autrement avec eux. Comment ? Dans l'immédiat, chaque unité,
chaque poste devait posséder son bureau des affaires indigènes et son
officier de Renseignements.
La mission était simple : s'efforcer, grâce à une bonne connaissance
de la mentalité indigène, donc de la langue, de constamment se tenir au
courant de ce qui se passait et de gagner la sympathie puis la fidélité des
populations par la diplomatie et des actions pacifiques : création de
marchés, ouverture d'infirmeries. S'il était fin stratège politique, il commit
pourtant une erreur de taille : alors que le Maroc était berbérophone à 80%,
et qu'il aurait pu être un pays à part dans le monde musulman, il s'efforça
de développer l'enseignement de la langue arabe, et cette arabisation aura
les conséquences que l'on sait. Et les officiers, formés à l'école de Lyautey,
ne furent pas seulement des guerriers mais, surtout, des diplomates, des
juges et des administrateurs, quand ils ne furent pas infirmiers ou
vétérinaires. Leur courage devait être soutenu par de hautes qualités
morales. Tous, animés par le désir de servir la France et d'apporter la paix
et le progrès, agirent avec le constant souci de se faire respecter et aimer
des indigènes. "Je veux nous faire aimer de ce peuple", répétait Lyautey.
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 31
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Le projet de Lyautey, pour réduire la "poche de Taza", était d'entamer


au printemps de 1922 une nouvelle campagne, en faisant partir deux
colonnes, l'une du sud, l'autre du nord (depuis Fès) avec pour objectif
d'opérer leur jonction au niveau de Skoura, sur l'oued Guigou. Pour cela il
y avait besoin d'hommes et il fut fait appel à des volontaires. Roger Duhard
fit partie de ceux là. Le jeune volontaire avait en poche son ordre
d'affectation (par décision du Maréchal de France Commandant en Chef
des T.O.M) : le 1er Régiment de Chasseurs d'Afrique, à Rabat.
Cette ville impériale était alors la capitale administrative du pays et
abritait le siège du Résident Général de la République française au Maroc,
le général Lyautey. Sur le bateau, outre des militaires rejoignant leur poste,
il y avait des fonctionnaires, des commerçants et des voyageurs. Le pays
était suffisamment pacifié pour permettre le développement du tourisme
dans le "bled el maghzen" (la région administrée) et l'on pouvait même
disposer d'un Guide, rédigé par M. Prosper Ricard, Inspecteur des Arts
Indigènes à Fès. "C'est une chance appréciable pour un pays destiné à un
tel avenir touristique que l'édition d'un Guide Bleu du Maroc", écrivait
Lyautey en préface avec une étonnante prémonition, "et je suis heureux
d'en exprimer à la librairie Hachette toute ma gratitude".

Avec son ordre d'affectation, on lui a remit un livret pour l'étude de


l'arabe élémentaire, à l'usage des militaires en poste au Maroc, où étaient
résumées les principales locutions et figuraient l'essentiel des ordres que
l'on pouvait être amené à donner aux soldats indigènes. Il avait commencé
à le lire sur le bateau, malgré un mal de mer qui le tint couché, et il lui
tardait de le mettre en pratique. L'arrivée à Casablanca, le 26 octobre 1921,
ne manqua pas de pittoresque. Les paquebots s'y présentaient généralement
le matin et ancraient au large, à un mille environ des quais. Le transfert se
faisait au moyen de chaloupes ou de vedettes automobiles de la Celtique
Maritime ou de l'Agence Arnaud, faisant la navette entre le bateau et
l'extrémité de la jetée El Kairouani. Là, attendaient les portefaix, pour
transporter les colis jusqu'à la salle des visites de la douane.
Dès leur débarquement, les passagers devaient se présenter au Service
de l'Immigration et y décliner leurs noms et qualités. Le jeune maréchal
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 32
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

des logis, comme tous ceux qui débarquaient pour la première fois, fut
surpris par le bruit, les couleurs, les odeurs et l'animation de la foule
indigène. Quel contraste avec l'ambiance des rues de Paris ! "Casa",
comme on l'appelait, était alors une grande ville de 90.000 habitants, dont
la moitié d'européens, où se côtoyaient Français, Espagnols et Italiens. Les
musulmans formaient l'essentiel de la population indigène, mais il existait
aussi une communauté israélite, comme dans toutes les villes du Maroc,
vivant dans son ghetto, le "mellah". A ce brassage de peuples
correspondait un mélange de langues et de couleurs de peau et le jeune
homme fut étonné de voir autant de noirs et de métis. La ville, enserrant le
port de commerce dont elle tirait sa richesse, présentait un aspect très
européen avec sa Place de France, ses larges avenues, ses grands magasins
et ses banques. Casa était reliée à Rabat par une route carrossable et par
une ligne de chemin de fer militaire, gérée par la compagnie P.-L.-M. et
passant par Fedal et Bou Znika. Ces voies étroites, de type Decauville, ne
permettaient pas de grandes vitesses. Il fallait par exemple quatre jours
pour rallier Fès depuis Casa. La gare était située à 2 km environ à l'est du
centre, au milieu du quartier industriel et commercial de Lorraine. Après
un rapide tour de ville, Roger la quitta pour Rabat, où il devait rejoindre
ses quartiers et se remettre des fatigues et des émotions du voyage. Roger
resta peu de temps à Rabat, car on lui offrit la possibilité d'être détaché
dans le bled, ce qu'il préférait à la vie de caserne.

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 33


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Le 4 décembre 1921 il fut affecté "en surnombre du Corps pour


l'encadrement des Goums Mixtes Marocains" au Groupe Mobile de Tadla.
Ce Groupe couvrait le territoire Tadla-Zaïane, c'est à dire la région
circonscrite par Oued Zem, Rommani, Oulmès, Khénifra et Béni Mellal,
qui jusqu'alors faisait partie du Bled Es Siba (pays insoumis) et dont la
reddition ne datait que de l'année précédente. Les tribus fréquentant ce
territoire pratiquaient surtout l'élevage et possédaient un important cheptel
de chameaux, chevaux, ânes et mulets, ainsi que de moutons et chèvres. Le
Groupe de Tadla, sous les ordres du colonel Freydenberg, comprenait 7
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 34
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

bataillons, 3 escadrons, 3 batteries de 65, 1 batterie de 75, 1 escadrille, 3


goums et entre 1500 et 2000 partisans. Roger appartint au corps des
Goums Mixtes marocains, à l'unité du 3e Goum précisément. Très
longtemps, son frère René crut que ces goums « mixtes » admettaient des
femmes, ce qui aurait dicté le choix de Roger, et il imaginait que l'on y
vivait dans la turpitude. Il se trompait : un goum mixte se composait d'une
compagnie d'infanterie et d'un peloton de cavalerie. Rien de plus !

Organe de police et de liaison, les goums étaient rattachés au Service


de Renseignements et commandés par des officiers de ce service. Dans
tous les cas ils étaient constitués d'indigènes recrutés par engagement
renouvelable, percevant une solde et recevant une instruction militaire
sommaire. Les Zaïanes enrôlés dans le 3e Goum étaient les mêmes que
ceux qui s'étaient opposés en 1920 au général Poeymirau et qui, le 14
novembre 1914, avaient anéanti la colonne du colonel Laverdure à El
Herri, près de Khénifra.
La fidélité de ces hommes à la France, souvent farouchement
combattue jusqu'à la soumission de leur tribu ou de leur fraction, ne se
démentit pourtant jamais. A ces goums, il fallait des chefs exemplaires leur
donnant l'exemple de la vaillance, du courage et du sang-froid. Et ils en
eurent, dont certains entreront de leur vivant dans la légende, comme le
capitaine Henri de Bournazel qui était à l'époque officier en second au 16e
Goum dans la région de Taza et dont les dernières paroles furent, en
tombant au combat : "pourvu que tout cela serve à quelque chose..".

C'est à Sidi Lamine que le 3e Goum avait sa garnison et Roger y resta


jusqu'en avril 1922. Outre une ancienne kasbah de la tribu belliqueuse des
Zaïanes, Sidi Lamine comportait un fortin, occupé depuis 1914 et qui
n'avait pas connu que des heures paisibles. Les militaires du poste avaient
tous en mémoire l'odieux assassinat en janvier 1917 du capitaine Tailhade,
chef du Bureau de Renseignements et du lieutenant-interprète Valla,
perpétré sous la tente de Miami ould el Fassiya qui les y avaient invités.
Juste avant son arrivée, en septembre, le 3e Goum, commandé par le
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 35
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

capitaine Bertot, avait participé au dégagement du poste de Bekrit, toujours


assiégé par les rebelles depuis sa création en 1917. Parmi les partisans,
s'étaient distingués Ahmaroq et Bouazza, deux des fils du chef zaïani
rebelle, qui avaient conduit leurs cavaliers avec une intrépidité et un
courage remarqués.

Roger y arriva en empruntant d'abord le train jusqu'à Oued Zem. Ce


village d'à peine 500 habitants, situé à mi-distance de Casa et Kasbah
Tadla, comportait un petit quartier européen et un camp militaire, installé
en aval de l'oued, au milieu des figueraies.
Les Français avaient édifié un barrage permettant l'irrigation d'un jardin
public et de potagers. Après s'être présenté au poste militaire, on le mit
dans une voiture jusqu'à Boujad (siège du 4e Goum, pacifiée en 1913) et
parcoururent en moins d'une heure les 20 km de bonne route traversant un
plateau accidenté, pierreux et désolé, que limitait à l'horizon sud la ligne de
l'Atlas. Boujad était la seule agglomération d'importance du Tadla et avait
statut de cité sainte. Un camp militaire avait été établi à quelques centaines
de mètres de la ville, sur une éminence, d'où l'on avait une très belle vue
sur les maisons blanches et les flèches des mosquées Ech Cheikh et
Moulay Slimane, qu'encadraient au sud et au nord des jardins luxuriants et
des oliveraies. Prévenu par téléphone, le chef de poste de Sidi Lamine lui
avait envoyé une escorte, car les pistes n'étaient pas totalement sûres.

Il restait une quarantaine de kilomètres à faire pour arriver à


destination par une piste aménagée, autocyclable en été seulement. Les
huit heures qu'ils mirent pour la parcourir à cheval, lui donnèrent loisir de
faire connaissance avec ses nouveaux compagnons et de découvrir les
horizons allant être les siens pendant plusieurs mois. La route était longue,
mais l'allure des chevaux, qui marchaient l'amble, la rendait beaucoup
moins fatigante. Elle traversait d'abord des terrains de culture, où ne
restaient que des chaumes de céréales, puis une zone de pâturages et de
broussailles. Au bout de trois heures de marche, on atteignait El Graar, une
large dépression humide occupée par les Béni Zemmour. Puis la région
devint plus accidentée, avec des collines et des hauteurs garnies de rochers
et il aperçut le poste.
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 36
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Entouré d'une muraille de pierres, il était édifié sur une colline


dominant l'oued Gour et son petit affluent, l'oued Sidi Lamine ; ce dernier,
né dans des grottes vers le Zrahina, sous forme de sources d'eaux
minérales, coulait ensuite dans des gorges aux berges embroussaillées.
L'endroit choisi pour bâtir le poste était judicieux : situé sur la seule
élévation au pied de la montagne, il commandait la plaine sur ses faces
sud-ouest et sud-est, sans être directement exposé à une éventuelle attaque
venant du Kaf N'Sour (la montagne des aigles), distant de 3 km au
nord-ouest. La face nord-est était naturellement barrée par la vallée de
l'oued, au bord duquel se trouvaient les abreuvoirs. Autour du poste, il n'y
avait rien, exceptées les tentes de pasteurs nomades Béni Batao venus faire
paître leurs troupeaux. Le poste étai organisé pour durer et comprenait
plusieurs bâtiments en dur avec les bureaux, l'infirmerie, les logements des
officiers, sous-officiers et civils, les réserves de vivres et de munitions et
les écuries. L'ancien bureau des Affaires Indigènes, le premier bâtiment
édifié, avait été affecté au Caïd el Kebir Ben Driss. Le douar des maris
abritant les gourbis des familles de goumiers mariés se trouvait au sud-est
et les guitounes des autres goumiers à l'opposé, près de la place où se
dressait le drapeau français. Certains officiers, ainsi que des civils, avaient
été rejoints par leur épouse ; c'était le cas du lieutenant et du médecin.

Le poste de Sidi Lamine était particulièrement chargé de lutter contre


les incursions des groupes armés rebelles (les djiouch), d'assurer la sécurité
sur les pistes et de protéger les tirailleurs sénégalais qui assuraient leur
entretien, ainsi que celui de la ligne téléphonique. A la fin de 1921, quand
Roger y arriva, les Français contrôlaient l'Oum er Rbia et les cavaliers du
"lieutenant" Bouazza battaient la campagne pour réduire les dernières
résistances. Moha ou Hammou son père, resté dans le camp des insoumis,
fut tué lors d'un de ces coups de main et sa mort eut un énorme
retentissement.

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 37


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Sidi Lamine, le jour du souk hebdomadaire

(en arrière plan, le camp des goumiers)

Une fois par semaine, le samedi ou le dimanche, avait lieu le Souk au


pied du fort (souk el had), seul moment d'animation et d'occasion de
rencontre avec les populations locales. On pouvait s'y fournir en œufs et
poulets pour la popote. Ce jour là le poste était très fréquenté par des
curieux, des quémandeurs, des informateurs. Mais ils venaient les autres
jours aussi : "vendredi 13 janvier", notait Roger sur son carnet, "soigné le
cheval d'un Béni Batao". Il revint le lundi suivant pour la poursuite des
soins, apportant 16 œufs pour remercier "le logis". Ne doutons pas que le
jeune homme avait suivi les conseils donnés par écrit par le Service de
l'Elevage, soucieux du bon état des montures, quant aux soins à donner aux
chevaux. Le Poste disposait, notamment, de solution d'acide borique ou de
bicarbonate de soude pour les plaies anfractueuses, de solution d'acide
picrique ou de bleu de méthylène pour les plaies plates non suppurantes, de
poudre de charbon pour les suppurées, de vaseline à l'oxyde de zinc pour
les crevasses.

La nouvelle vie militaire qui était la sienne convenait tout à fait au


jeune homme et les lettres à sa famille s'en faisaient l'écho. Il commandait
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 38
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

des hommes qui étaient des guerriers dans l'âme, courageux et dévoués et
menait une vie saine et virile dans un pays qu'il avait tout de suite aimé.
La région était considérée comme soumise, ce qui n'excluait pas les
incursions des rebelles. Il fallait veiller au maintien de la sécurité et des
détachements de goumiers étaient souvent appelés en escorte. Roger
participa à de multiples missions, qu'il consigna dans un carnet : installer
une cabine téléphonique à Sidi Amar (le 2 janvier 1922), accompagner le
trésorier payeur à Sidi Betar (le 3) et fournir une escorte à la voiture
postale (le 10) ; protéger les tirailleurs chargés de réparer la ligne
téléphonique au col de Mahajdibat une fois de plus coupée par les Aït
Ishaq (le 27). Les 21 et 22 février, il assura encore l'escorte postale. Le
vendredi 2 mars, il partit avec 10 cavaliers à Sidi Amar pour assurer la
sécurité et le 13, au col de Mahajdibat, où il retourna le 29 avec 35
cavaliers.

Roger Duhard (x) en patrouille de sécurité

Il découvrit aussi Kasbah Tadla ("de la gerbe de blé"). Située à 20


kilomètres au sud-ouest de Ksiba, sur la rive droite de l'Oum er Rbia et
occupée dès 1913, Tadla était le chef-lieu du commandement du territoire
Tadla-Zaïane. Roger s'y rendit à plusieurs reprises : "Dimanche 1er février.
-Ramené de Tadla le cheval de l'officier avec une pointe à la patte" ;
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 39
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

"Jeudi 23 février. -Pars à Tadla avec 4 cavaliers et 5 partisans". La


kasbah était entourée d'une double enceinte aux tons ocrés : une extérieure,
crénelée et bastionnée et une intérieure, abritant une mosquée et l'ancien
Dar el Maghzen (l'ex administration marocaine), où se trouvaient les
bureaux de l'Etat Major et de l'Intendance ; l'infirmerie avait été aménagée
dans une ancienne mosquée. Le camp militaire était établi au nord. Comme
en d'autres endroits, la présence de militaires avait attiré des commerçants
européens, marchands et hôteliers, s'étant établis à son entrée.

Comme il était de tradition en campagne, un B.M.C. pourvu en jeunes


femmes suivait les troupes, pour le repos du guerrier.

Des mouvements de troupes aveint lieu régulièrement, pour les


besoins du service ou pour assurer la sécurité des pistes. Le 7 janvier, 20
cavaliers et 12 partisans accompagnaient la voiture postale, où Roger avait
pris place, sur le trajet Boujad-Sidi Lamine. "Lundi 9 janvier. -Retour de la
colonne de Dechra el Oued" (situé entre Tadla et Khénifra, sur l'Oum er
Rbia). Lundi 16 janvier. Désigné détachement pour Guelmous, 8 cavaliers.
Mercredi 25 janvier. Arrivée du convoi de Khénifra". Le 21, 3 cavaliers
accompagnaient le vétérinaire à Tadla. Le 27, 6 cavaliers étaient envoyés à
Boujad pour escorter le médecin et revenaient le surlendemain avec le
lieutenant, parti à Rabat une semaine plus tôt. "Jeudi 2 février. -6 cavaliers

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 40


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

à El Graar pour Cdt Génie. Dimanche 5 février. -6 cavaliers piste de


Guelmous. Jeudi 9 février. -Arrivée des officiers de spahis de Khénifra".
Le mardi 14, 6 cavaliers allèrent chercher la voiture postale et la voiture
ambulance ; ils les raccompagnèrent le lendemain. Le vendredi 17, "10
cavaliers avec le téléphoniste à Sidi Amar" et 8 cavaliers partirent faire la
relève au poste de Guelmous. Le 27, 8 cavaliers furent envoyés assurer la
sécurité vers Bou Kriss, à trois kilomètres en direction de Boujad. Le 10
mars, ce fut tout le Goum, y compris le lieutenant et le médecin, qui fit une
visite chez les Ouled Aïdi aux Aït Affit : "75 km, et la pluie en arrivant",
consigna Roger.
Et puis ce chasseur découvrit que le gibier abondait : perdrix rouges,
lièvre, outarde, cangas, canepetières et sangliers ; il y avait aussi du chacal,
des hyènes et il restait même quelques panthères. "Dimanche 1er janvier,
chassé le sanglier aux gorges. Samedi 9 janvier. -Chassé le sanglier chez
les Aït Amou Haïssa". C'était une chasse sportive, se faisant à cheval, en
poursuivant l'animal jusqu'à l'approcher d'assez près pour lui loger une
balle de revolver dans la tête ou lui asséner un coup de sabre. Le
lendemain, en accompagnant l'officier à Sidi Amar pour vérifier les fusils,
il tua 4 perdreaux et un lièvre. Le 19 janvier il chassait le perdreau avec le
Caïd Ben Driss et en rapportait 15 pièces.

Le soir du 28, il tuait une hyène rôdant près du poste et, quand il alla
la ramasser le lendemain, s'aperçut que la balle lui était entrée exactement
dans l'anus. Le 17 février, il tua un lièvre et 2 perdreaux à Sidi Amar et 3
de nouveau le 3 mars.
Le 13 mars, au Mahajdibat, il abattit 3 perdreaux et un pigeon ; 3
encore le 17 à Bou Abbet ; le 29, un lièvre, un pigeon et trois perdreaux au
Mahajdibat. "Mercredi 22 février. -Chassé avec l'officier. Mardi 31 mars.
-Chassé au Mahajdibat avec l'officier".

Il s'était par ailleurs lié d'amitié avec le Caïd et sortait souvent avec
lui : "15 janvier. -Chassé le sanglier avec le caïd El Kébir Ben Driss", "19
janvier. -Chassé avec le Caïd. Lundi 30 janvier. -Le Caïd El Kébir
annonce deux panthères". [60 ans plus tard, j'ai rencontré un fils du Caïd
Ali, à Sidi Lamine, et son frère cadet, à Ksiba ; moments d'émotions].
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 41
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Il dut aussi assurer, à son tour, des tâches plus terre à terre : "Jeudi 26
janvier. -Mis les chevaux au pâturage. Lundi 30. -Délimité pâturage des
chevaux. Jeudi 6 avril.- Parti faire pâturer mes chevaux". Le 23 janvier, il
prit les fonctions de fourrier au Goum, ce qui consistait à tenir les
écritures, à l'exception du livret d'ordinaire, et à assurer les distributions de
vivre, autres que celles de l'ordinaire, ainsi que des objets de casernement,
de couchage et de campement. "Mercredi 1er février. -Prends la popote !".
Traditionnellement, officiers et sous-officiers faisaient ordinaire ensemble
en mettant en commun leurs prestations individuelles d'alimentation pour
acheter les diverses denrées. S'ils voulaient améliorer l'ordinaire, ils
devaient prélever des sommes supplémentaires sur leur solde. "Mardi 31
mars. -Ste Solde ! Touché 516 frs. Payé 168 frs popote". En prenant la
popote le 1er février, il eut la charge de composer les menus et les nota
consciencieusement dans son carnet : "1er février. Midi : pâté, bifteck,
pommes frites, fromage. Soir : potage, pigeons, champignons, omelette,
salade". 7 février. Midi : entrée, brochette de moineaux, omelette, salade,
fromage. Soir : potage, œufs sauce tomate, champignons, salade, riz au
lait". On mangeait aussi du gibier, du poulet rôti, du poisson frit, des petits
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 42
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

pois, du cresson sauvage, du flan et des œufs au lait. Les moineaux


figuraient souvent au menu, mais il faut dire qu'ils pullulaient au Maroc,
ravageant les champs de céréales. Pour les protéger, des hommes à cheval,
tentaient d'effrayer ces pillards ailés à renfort de claquements de longs
fouets qu'ils faisaient cingler au-dessus de leur tête. Quand on les tirait à
l'envol avec du petit plomb, on en abattait des dizaines qui, plumés par un
goumier, finissaient à la popote en brochettes ou en cocotte.
Il y avait aussi des moments de détente pour Roger, quand il partait à
Boujad ou Oued Zem. "Jeudi 5 janvier -Parti à Boujad à cheval avec
Ducolourvier et Dauviller. Pris l'auto pour Oued Zem. Vendredi. -Revenu
coucher à Boujad chez Guédieu. Acheté deux peaux de mouton au souk
pour 40 frs". Samedi. -Rentré à Sidi Lamine avec voiture postale. Jeudi 2
février. Parti coucher à Boujad avec 2 cavaliers et 1 caroussa (charrette).
Vendredi, courses à Oued Zem. Rentré coucher à Boujad". Chez les
commerçants on trouvait des conserves, des pâtes, du pâté, du fromage, du
vin et l'on pouvait même commander des huîtres. Il enseigna aussi
l'équitation aux dames : "Vendredi 13 janvier. -Leçons de cheval à Mmes
Charrier et Chapuzot". Et il joua au tennis avec d'autres camarades ou
avec le vétérinaire Carpentier, quand il vint de Khénifra pour inspecter les
montures du poste ou estimer les chevaux fournis par le Maghzen. Ses
goumiers l'invitèrent parfois à partager leur repas : "Samedi 4 février.
Kouskous et tagine chez Moktar". Le dimanche 19 mars il déjeuna, avec
tous les officiers de l'aviation de Tadla, à la Zaouïa Sidi Bou Abbad où
était donnée une grande diffa par le Caïd.

On peut penser que Roger ne négligea pas non plus pas sa vie
sentimentale. Il est vrai qu'à vingt-deux ans, Roger était un jeune homme
séduisant, assez grand (1m,80), aux cheveux châtains, avec un visage
ovale, des yeux marron, un front haut. Sur les photographies, un demi
sourire amusé semble flotter sur ses lèvres, le sourire de quelqu'un ne
prenant pas très au sérieux la vie, sauf pour ce qu'elle offre de plaisirs.
Il avait un air à la fois un peu désabusé et moqueur, avec un sourire
d'homme dans un visage où l'on retrouvait encore les traits de l'enfant de
1918 et l'assurance d' un adolescent gâté, sachant le pouvoir de son charme
et connaissant la faiblesse des femmes. Une carte reçue à Sidi Lamine et
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 43
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

datée du 24 décembre 1921, permet de supposer qu'il cultiva quelques


fréquentations européennes : "Ami Roger, je vous en veux : pas encore le
plus léger petit mot. Vilain. En ce moment vous devez vous préparer afin
de réveillonner, convenablement, dites ! Moi, je vais aller à la messe de
minuit, mais il me manque de l'entrain et je suis un peu lasse. J'ai vu
aujourd'hui Charlotte + Rolande, pas de changement à vue d'œil. Que
devenez-vous mon ami ? La petite maman est fâchée de ce si grand silence,
aussi elle veut être la première à souhaiter une bonne année à son petit
enfant Roger et beaucoup de bonnes choses, au choix. Je vous tend une
petite main, ami Roger. (Signature illisible). Dites à Jacques que mon
adresse personnelle ne craint plus rien".
L'arrivée du courrier était un moment attendu par tous et Roger
guettait comme les autres la venue de la voiture postale. "Mardi 17 janvier.
-Courrier : 1 lettre ; le 24 : 4 lettres", notait-il. "Il écrivait de nombreuses
lettres tout le temps qu'il était au Maroc", se souvenait Régis, "où il parlait
souvent de son lieutenant qui l'avait pris en amitié et de sa famille. On
n'oubliait jamais, quand on répondait, de demander de ses nouvelles ou
d'envoyer des salutations".
Mais le charme des femmes indigènes ne le laissait pas non plus
insensible. Au bas des pages de son carnet, on relève quelques prénoms :
Aïcha, Zohra ou Fatima.

Il racontera à son frère René que pour passer un moment avec la


femme d'un goumier, il suffisait de faire mettre celui-ci au cabanon pour la
nuit sous le premier prétexte venu. Certains militaires avaient une liaison
quasi officielle, comme l'adjudant Rapsillers, qui lui écrivait quelque
temps plus tard : "C'est bien dommage pour Zohra et la petite, que j'ai du
renvoyer dans leur bled, mais je m'occupe d'elles, point de vue flousse et
j'irai les voir de temps en temps" ; et il ajoutait, "Et les amours, ça se
maintient ? Vous devez en avoir une bonne clientèle ! Enfin on n'est jeune
qu'une fois". Le maréchal des logis Delaunoy confirmait : "Oui, il a
emmené sa chère Zohra en avant de Khénifra. La petite fille a accompagné
la mère". C'est tout cela qui avait entretenu dans l'esprit de René une
certaine confusion quant à l'organisation d'un goum mixte.

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 44


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Dans cette région de moyenne altitude, l'hiver était assez pluvieux et


ses notes en font état : "Mercredi 25 janvier. -Pluie toute la nuit et toute la
journée". Idem le jeudi, où l'oued entrait en crue et le mardi suivant. "Pluie
affreuse" le 9 février, qui continua encore le 13 et le 14. En mars le temps
ne s'était guère amélioré et les 23 et 24, s'y ajoutèrent la neige et la grêle,
mais le 25 le ciel était bleu. Les conditions climatiques étaient de grande
importance quand des opérations militaires étaient projetées. Lyautey avait
prévu une nouvelle campagne pour le printemps de 1922, afin d'élargir le
couloir d'Azrou à Midelt, en occupant le pays Ichkern jusqu'à la Haute
Moulouya, une des régions dont le relief tourmenté et l'ardeur des tribus
fut une des plus difficiles du Maroc.
La mission du Groupe Mobile de Tadla, aux ordres du colonel
Freydenberg, était d'occuper Ksiba et le pays Ichkern, et Roger se réjouit
de pouvoir y participer. Mais il faillit ne pas le faire : le 15 mars il reçut un
ordre de mutation pour le 22ème Goum à Missour. Grâce à l'appui de son
lieutenant, il obtint de rester dans son unité. Dès le 16 mars commencèrent
les préparatifs : distribution des guitounes aux hommes, exercices de
campement et de tir, amélioration des pistes, fabrication de barbelés,
recensement et réunions des partisans Ouled Aïdi et Béni Batao. Tout cela
ne put échapper aux chleuhs, qui attaquèrent le poste dans la nuit du 30 au
31 mars et tuèrent deux hommes dans le douar des maris ; ils récidivèrent
la nuit suivante, en blessant un autre. Les chevaux furent ramenés au camp,
les hommes consignés et une embuscade tendue la nuit du dimanche 2
avril, mais sans résultat.

C'est le lundi 3 avril que le Goum commença à faire mouvement. La


première étape était El Graar et, comme des déplacements suspects avaient
été signalés, une embuscade fut tendue, qui permit d'abattre un rebelle. Le
soir Roger assura la garde du camp. Il aperçut une ombre qui rôdait, essaya
de l'identifier, crut reconnaître un chleuh, tira et l'abattit ; le lendemain on
releva le corps d'un malheureux bourricot, appartenant à un dénommé
Costa. Le Goum arriva à Tadla le mardi en milieu d'après-midi, dressa ses
guitounes à proximité des autres unités et prit trois jours de repos. Les
hommes des différents corps ne s'entendaient pas toujours bien et le jeudi
soir éclata une bagarre entre goumiers et spahis, qui se solda par la mort
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 45
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

d'un de ces derniers, un Béni Batao et la blessure de deux autres.


Le corps du mort fut renvoyé dans son bled. Le 8 avril, ils firent
mouvement vers Raffo puis pour les Aït Rouadi, au bord de l'Oum er Rbia.
Le soir, sous-officiers et officiers se réunissaient pour que leur soit exposé
le plan d'attaque de Ksiba. Un groupement de supplétif, aux ordres du Chef
de bataillon Lallemant, commandant le cercle de Boujad, rassemblé à
Zaouïa ech Cheikh, devait attaquer par le nord ; il comprenait aussi le 4e
Goum de Boujad et le maghzen zaïane du "lieutenant" Bouazza, un des fils
du défunt rebelle Moha Ou Hammou. Freydenberg conduisait l'attaque par
le sud, depuis Ghorm El Alem (poste militaire à 12 kilomètres à l'est de
Kasba Tadla surveillant le principal débouché sur la montagne, la coulée
de Ksiba), alors que le 3e Goum de Sidi Lamine, commandé par le
lieutenant Pérès, était chargé de la conduire de l'ouest.

Le dimanche 9 avril à trois heures du matin, le 3e goum se mit en


marche et, traversant l'Oum Er Rbia à la hauteur du Douar des Aït Rouadi,
se porta directement vers son objectif. Ousefrou fut vite occupée et
l'avance se poursuivit en direction de Ksiba. Les Aït Seri, principale
fraction des chleuhs, se portèrent sur les partisans zaïanes, flanquant sur la
gauche le groupe de manœuvre. Une lutte sévère opposa partisans et
insoumis dans la forêt d'Imhiouach et ces derniers, largement supérieurs en
nombre, prirent bientôt l'avantage. Les partisans durent céder du terrain
puis se replier vers la plaine, après avoir perdu leur convoi. Encouragés par
ce repli et renforcés par des guerriers de Moha ou Saïd, les rebelles
accentuèrent leur pression et l'engagement commença à tourner à la
catastrophe. C'est dans ce contexte qu'allait se distinguer le maréchal des
logis Duhard, qui consigna par écrit le récit de son action :

« Arrivés au pied de la montagne à 2 h (après-midi). Les partisans


entrent dans Ksiba et Kasbah Moha ou Saïd. Baroud intense. Le Goum
occupe deux mamelons avec mission d'empêcher les chleuhs de prendre la
colonne par derrière. Suis chargé avec demi-peloton et 1 section d'occuper
un mamelon. L'officier me protège à la mitrailleuse. Je m'installe sur une
crête. A ma gauche, les partisans cèdent et se sauvent. Les chleuhs les
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 46
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

poursuivent. Je fais faire un barrage par les mitrailleuses et fais des feux
de salves sur les chleuhs qui se cachent dans l'oued, en bas de mon
mamelon. Les chleuhs attaquent mon mamelon à la faveur des rochers qui
les cachent. Je n'ai plus de cartouches et cours prévenir le lieutenant. Les
goumiers se replient sur mitrailleuses. Situation désespérée. L'officier me
dit : reprenez-moi ça en mains tout de suite !

« Repars au galop au mamelon, rallie les goumiers, les encourage, les


menace de mon revolver et nous partons à la baïonnette, les cavaliers au
sabre. Remontons le versant à toute allure. Chleuhs repoussés, s'enfuient
en laissant 5 morts. Un chleuh tire, me manque. Le tue de 2 coups de
revolver, un 3e dans l'œil. Lui prend son fusil, son poignard. Nombreux
chleuhs blessés. Maître du mamelon, le défends toute la soirée contre les
chleuhs. Le soir rentré à la colonne avec morts. Seul un cheval tué. La nuit
occupons Kasbah Moha ou Saïd, où nous nous installons".

Ksiba : le fort français

Dans cette première confrontation au corps à corps avec l'adversaire,


il faillit perdre la vie et fut sauvé par un de ses goumiers qui réussit à
abattre le chleuh s'apprêtant à le poignarder. Il récupéra l'arme, une lame
grossièrement emmanchée de bois, ainsi qu'une chevalière enchâssée d'un
rubis de Fès qu'il portait au doigt.

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 47


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Il gardera précieusement ces deux reliques qui témoignaient de cette


glorieuse journée. Le lendemain, le colonel vint féliciter le Goum et le
proposa, ainsi que le maréchal des logis Duhard et l'adjudant Rapsillers,
pour une citation à l'Ordre de l'Armée. Immédiatement rédigée, elle fut
confirmée le 15 septembre 1922 (Ordre Général n° 334) et lui valut la
Croix de Guerre des T. O. E. avec palme :
"Le 9 avril 1922, lors de la marche sur Ksiba, chargé de la défense
d'une hauteur, a brillamment soutenu une section du 3e Goum qui se
repliait devant la soudaineté d'une attaque des Chleuhs, s'est élancé à la
baïonnette à la tête de son peloton sur l'ennemi et l'a décimé dans un
violent corps à corps, par sa présence d'esprit a redonné confiance aux
éléments en repli et rétabli une situation difficile". Le jeune maréchal des
logis avait été fidèle à la devise des Goums marocains : « zid el qoddam»,
encore en avant (littéralement : ajoute devant) !

Le lundi soir, les chleuhs tentèrent une contre attaque ; Roger était
de quart de 23 h à 1 h du matin et, avec ses goumiers, la repoussa à coup
de grenades. Ksiba tombée, la Kasbah Moha ou Saïd devint la garnison du
3e Goum, qui y resta jusqu'en 1933, date de la fin des opérations dans le
Maroc Central ; plus tard le 1er Goum y stationna (1956). La sécurité de
ses arrières étant assurée, le colonel Freydenberg allait pouvoir se rendre
maître du pays Ichkern en occupant Tintegaline le 16 juin et Tafessaset le
20. En juillet, la liaison entre L'Oum er Rbia et la Moulouya était achevée.
Le goum s'installa dans la Kasbah, qu'il fallut remettre en état, les
bâtiments ayant souffert du bombardement de l'artillerie. Les 12 et 13
avril, on envoya Roger faire une reconnaissance au nord-est de Ksiba ; il
en revint sans rien avoir vu à signaler. Le 15, il fut envoyé à Tadla pour
réunir vivres et matériel. Il en avai noté la liste dans son carnet : paillasses,
polochons, marteaux, pointes, outils de menuisier, fenêtres, volets (80/90),
fourneaux, coffre-fort, machine à écrire, touques de pétrole, conserves,
œufs, légumes et poules et même des graines pour ensemencer un potager.
Il trouva tout cela dans la Maison d'un fournisseur européen de Tadla.
Après avoir partagé l'hospitalité des Spahis sous la tente, il repartit pour
Sidi Lamine, car il bénéficiait d'une semaine de permission et de détente.
Le dimanche soir il dînait chez le lieutenant ; le lundi partait pêcher
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 48
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et manger sur l'herbe avec le même et le toubib ; le mardi et le mercredi, il


jouait au tennis. Le jeudi, il chassait le matin, montait à cheval avec Mme
Charrier l'après-midi et rejouait au tennis. Il refit une promenade à cheval
avec M. et Mme Charrier le vendredi, et joua encore au tennis. Le
dimanche 23, il partit avec un convoi de camions pour Ghorm el Allen et
rejoignit Tadla où il couchait le soir.
C'est le lendemain qu'il rejoignit Ksiba avec 10 cavaliers. Les
opérations étaient loin d'être terminées. Le douar des Immihouach, à une
dizaine de kilomètres de Ksiba et encore aux mains des insoumis, fut pris
le 25 avril par la colonne Lallemant. Roger fut envoyé en reconnaissance
avec 20 cavaliers et ils s'accrochèrent avec 30 cavaliers chleuhs, qui
s'enfuirent, ne leur infligeant aucune perte, excepté celle du cheval d'un
goumier, tué sous lui.
Les marchandises commandées à Tadla, arrivées à Ghorm el Allen par
la route, durent ensuite être acheminées dans des arabas (charrettes) tirées
par des mulets et c'est Roger qui fut chargé de les convoyer, avec les
femmes des goumiers juchées par-dessus, jusqu'à Kasbah Moha ou Saïd, y
arrivant le 29 avril.

visite du Général Lyautey le 1er mai 1922

Le 1er mai, le 3e Goum au complet rendit les honneurs à Lyautey,


venu inspecter le secteur. Il devait y venir la veille, mais la pluie avait fait

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 49


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

repousser la visite au lendemain. Les effectifs comprenaient le lieutenant


Pérès, commandant du poste, le lieutenant Schweitzer, chargé du Bureau
de Renseignements, l'adjudant Rapsillers et les maréchaux des logis
Delahouillère, Duhard, Grack et Delaunoy (promu le 15 mars). Ils étaient
assistés d'un encadrement indigène, comme le 147, Si Ahmed, brigadier.
Comme d'accoutumée, le Maréchal avait emprunté le train, puis la voiture,
jusqu'au bout de la piste carrossable. Là, l'attendaient tous les officiers du
Groupe Mobile de Tadla avec une forte escorte et le cheval blanc qui lui
était toujours destiné.
Cavaliers et fantassins, impeccablement vêtus et alignés, défilèrent
devant lui avant de s'immobiliser en ligne frontale. Le général les passa
alors en revue à pieds, accompagné du lieutenant commandant le poste. Il
était un peu sourd d'une oreille et il fallait lui annoncer les identités à voix
forte, si bien que l'intéressé entendait proclamer son nom quelques mètres
avant que le général ne s'approche et ne l'interpelle familièrement, laissant
tomber le grade et adoptant le tutoiement. Il s'arrêta un peu plus
longuement devant l'Adjudant Rapsillers et le maréchal des logis Duhard,
qu'il complimenta pour leur conduite héroïque.
Après avoir passé tout le goum en revue et renouvelé ses
félicitations aux officiers, sous-officiers et hommes de troupe, le Général
épingla la croix de guerre au fanion du goum, pendant que le clairon
sonnait "à l'étendard".

"Ordre général n°334 : Le 3e goum marocain, sous les ordres du


lieutenant Pérès, violemment attaqué le 9 avril 1922 dans la région de
Ksiba par un groupe important de rebelles exaltés par un succès qu'ils
venaient de remporter sur des partisans, a résisté courageusement, puis,
par une contre-attaque à la baïonnette, a refoulé l'ennemi en lui faisant
subir des pertes importantes. Cette citation comporte l'attribution de la
croix de guerre des T.O.E. avec palme. P.C. le 1er mai 1992. Le Maréchal
de France, Commandant en chef, signé : Lyautey".

Roger, lors de son voyage à Tadla le jeudi précédent, avait acheté des
vivres pour la popote et l'on put recevoir dignement le Général et les
officiers qui l'accompagnaient. Le mois du ramadan débutant, les indigènes
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 50
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

observaient le jeûne, mais servaient à table. Le repas fut animé par Lyautey
qui aimait raconter des histoires et faire rire. C'était un intarissable conteur,
évoquant devant son auditoire attentif et subjugué ses souvenirs du Tonkin,
de Madagascar (avec Gallieni) ou du sud oranais (sous le gouverneur
Jonnart), tout en buvant du champagne. Et puis, il offrit à la ronde des
cigares, en faisant circuler sa boite, qui l'accompagnait partout, et dont
avait la garde son aide de camp. Il tenait le sien à l'aide d'un curieux
instrument, un petit trépied surmonté d'une pince, emprisonnant le cigare et
servant de support pour le poser sur la table.
Tout en fumant, il parlait, dévidant les anecdotes et plaçant de bons
mots, plaisantait et riait, exposait ses idées. S'il parlait autant, peut-être
était-ce du à sa surdité, l'empêchant de bien entendre ses interlocuteurs.

Roger et son peloton furent affectés à la protection du général


Lyautey pendant les deux jours qu'il passa sur place, inspectant les
défenses, poussant jusqu'aux Immiouach et discutant du plan de campagne
prévu par Poeymirau et Freydenberg. Le Résident Général, vêtu de kaki et
couvert d'un ample burnous bleu, était toujours accompagné d'un
photographe, chargé de fixer sur plaques les souvenirs de ces moments,
dont les épreuves étaient ensuite distribuées aux intéressés. Lyautey, très
imbu de lui-même, voulait laisser l'image d'un grand homme, aux manières
de grand seigneur et y parviendra. Mais il pouvait aussi avoir des manières
de rustre. Un jour qu'un cavalier d'escorte, son cheval parti en crabe, vint
lui heurter la botte, le général, ancien officier de cavalerie formé à
Saint-Cyr, l'interpella de la plus rude manière : « Couillon, singe botté !
Regardez-moi ça : on dirait une paire de tenailles sur une rampe
d'escalier ! » (rapporté par Jean Verchin).

A Tadla, Roger ne manqua pas d'aller saluer le capitaine René Fonck,


le pilote vosgien comptant, juste derrière le « Baron rouge », Manfred von
Richthofen, le plus de victoires de la première guerre mondiale, devançant
largement Guynemer, pourtant plus connu. Incorporé dans le Génie en
1914, Fonck devint élève pilote en février 1915 et breveté 4 mois plus tard.
Il fut affecté à l'escadrille SPA 103 du Groupe de Chasse n°12 des
Cigognes en avril 1917.
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 51
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Tireur exceptionnel, ne lâchant que de courtes rafales dirigées sur le


seul pilote ennemi, il revendiquera 127 appareils allemands abattus dont 75
furent officiellement reconnus. Contrairement à la plupart des pilotes,
Fonck était très soucieux de sa forme physique, ne buvant ni fumant,
pratiquant le yoga et ne fréquentant pas les "créatures ". Il réglait lui-même
le moteur et les mitrailleuses de son Spad XIII, avion au moteur
surpuissant, et avait adopté une stratégie personnelle : montant le plus haut
possible, il cherchait le meilleur angle et plongeait alors sur sa victime,
généralement le dernier appareil de la formation. Si les circonstances
étaient favorables, il remontait vivement et abattait ensuite l'avion en tête
et profitait de la panique pour s'enfuir. Cet excellent pilote n'avait que peu
d'amis, ses camarades le jugeant déplaisant et vantard, car il déclarait
beaucoup plus d'avions abattus que ceux retenus.

L'engagement de quatre ans de Roger touchait à sa fin ; il était prévu


qu'il quitterait Ksiba à la fin du mois. Pendant les jours qui lui restèrent à
passer dans ce poste avancé, il fut occupé par les tâches habituelles.
"Mercredi 3 mai. - Parti escorter le convoi de Tadla jusqu'à Bou Mersil"
et il en profita pour tuer un sanglier au sabre, après l'avoir poursuivi à
cheval. Samedi 6. -Parti escorter l'aspirant jusqu'à Bou Mersil avec mon
peloton. Le 8. - Escorte du colonel jusqu'à Foum Tafetouil" ; "le 11. -
Escorte du capitaine du poste aux Immiouach". Le samedi 13 fut occupé à
l'exercice avec évolution du peloton et attaque simulée d'une crête. Le
mardi 16, il conduisit une reconnaissance dans la forêt de Taguent et Si
Amar Djorani et trouva le cadavre de Lampère, un soldat français disparu.
Le 17, un accrochage eut lieu avec les chleuhs, postés sur les crêtes,
lors d'une liaison aux Immiouach avec le goum de la Zaouïa pour réparer
la ligne et il fallut faire donner les mitrailleuses. L'estafette portant le
courrier fut tuée entre Bou Mersil et le col et le courrier enlevé. Le soir
même, avec son peloton, Roger tendit une embuscade sur le plateau d'Ifren
et un chleuh fut tué, dont le corps fut ramené.

Des renseignements faisaient redouter une attaque du camp. Le


vendredi l'adjudant et son djich (groupe de partisans) furent attaqués et des
coups de feu tirés sur la Kasbah. Un groupe de 700 chleuhs fut signalé
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 52
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

dans la forêt de Taguent. Le 22, des chleuhs vinrent en pourparlers,


proposant la restitution du courrier enlevé en échange du corps du tué ; le
lieutenant refusa. Il était prévu d'attaquer les chleuhs dans la forêt de
Taguent le mercredi suivant, mais la pluie qui tomba pendant trois jours
empêcha la réussite de l'opération. Le samedi 27, un groupe rebelle, qui
aurait incendié deux douars, fut été signalé dans la même forêt ; Roger s'y
rendit avec son peloton et trouva 3 morts.

Le dimanche 28, prenait fin la période du jeûne musulman, clos par


l'Aïd es Seghir et tout le douar entourant la Kasbah fit la fête. Les femmes
roulèrent la semoule depuis le matin, firent mijoter les tagines et cuire la
kesra, pendant que les hommes égorgeaient les moutons, les débitaient et
commençaient à les préparer. Le foie était un morceau de choix, qui valait
presque autant que le mouton entier ; découpé en petits cubes et enveloppé
de voilette, il était cuit sur la braise en délicieuses brochettes, les boulfefs.
Quant au corps du mouton, embroché pour le traditionnel méchoui, il
allait cuire lentement sur son lit de braises. Roger, convié aux agapes,
démontra sa maîtrise à rouler les boulettes de couscous d'une seule main
puis à les envoyer d'un coup de pouce dans la bouche. C'était avec les
doigts également que l'on arrachait des lambeaux de chair croustillante et
brûlante du méchoui apporté entier au milieu des convives.

Le 30 mai, il fit ses adieux à ses compagnons d'armes. Le lieutenant


Pérès avait tenu à l'accompagner avec ses goumiers jusqu'à Bou Mersil, sur
la piste de Tadla. Il n'y resta qu'une journée, arrosa son départ avec des
camarades et partit le lendemain pour Boujad en voiture, faisant la route
sous la pluie. A Boujad, où il y avait une communauté israélite d'environ
600 personnes, il arriva le jour de la fête juive, Yom Kippour, coïncidant
presque avec celle des musulmans cette année et il fut invité chez eux dans
le mellah. Le lendemain, il gagna à dos de mulet Sidi Lamine, où
l'accueillit une fantasia des mokhaznis (les soldats) et y resta une semaine.
Le dimanche il partit chasser au Kaf N'Sour (montagne des aigles en
berbère) et ramena 9 lièvres et 4 perdreaux, qui finirent à la popote. Le
lundi, après avoir déjeuné chez le toubib, il accompagna une
reconnaissance à Sidi bel Ritt, où des chleuhs avaient été signalés mais
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 53
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

dont ils étaient partis, et vit des gazelles. Le mardi, une arka rebelle était
signalée au Mahajdibat ; les goumiers en tuèrent un et ramenèrent deux
prisonniers, aussitôt interrogés. Le jeudi, il accompagna un groupe de 40
cavaliers partis tendre une embuscade au Djebel Hadid, mais sans résultats.
Par contre il revint avec 13 perdreaux et un lièvre.

C'est le samedi 17 juin qu'il arriva à Casa, par la route empierrée


venant de Tadla, d'où il gagna Rabat. Pendant les quelques jours de liberté
qui lui restaient, ses économies allaient rapidement fondre. Il nota dans son
carnet : auto, 125 frs ; repas, 50 frs ; fiacre, 5 frs ; chambre, 70 frs ; apéro,
10 frs etc.. Du samedi au lundi, avec 3 compères, ils allaient dépenser 202
frs chacun, près de la moitié de sa solde. Son temps d'engagé s'achevait : le
22 juin 1922 il fut affecté par le Commandant du Dépôt de Transition de
Casablanca au 4e Régiment de Hussards avec un certificat de bonne
conduite et renvoyé dans ses foyers à la faveur d'une permission libérable
de 52 jours. Le vendredi 23 juin, il embarquait à 10 h sur le Volubilis et
arriva à Bordeaux quatre jours plus tard, avec 24 h de retard sur l'horaire
prévu.

Le lendemain, le mercredi 28 juin : "Parti chez moi", nota-t-il dans son


carnet. Il fut versé dans la réserve de l'armée active au 2ème Régiment de
Hussards à Tarbes le 28 août 1922, où il ne parut pas, étant en permission
libérable de 52 jours. L'aventure marocaine était définitivement terminée.
Dans ses cantines, il ramenait son uniforme de "logis", dans lequel il se fit
photographier par Rachel Béneteau à Saint-Aigulin, arborant ses trois
médailles (Commémorative de la Victoire, Interalliée et Croix de Guerre).
Il ramenait aussi des tapis, des babouches brodées de fil d'argent, une table
pliante en bois de cèdre et son plateau de cuivre ciselé, un brasero et sa
bouilloire, des ciseaux à moucher les chandelles, une paire de poignards,
des burnous de laine et bien d'autres objets, boîtes incrustées, cuirs
rehaussés de dorures, etc., destinés à son usage ou sa famille.
Par contre, il avait abandonné son cheval, cadeau de son ami le Caïd
Ali, et son sloughi. Mais c'est bien davantage qu'il avait laissé au Maroc :
un morceau de lui-même.
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 54
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

le maréchal des logis Roger Duhard, Croix de guerre

Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 55


Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre

Tonton Bruneau

Tonton et tatie Bruneau étaient de tous nos « tontons » d'adoption, les


préférés. Pour nous, et nos parents, ils étaient vraiment de la famille,
d'autant qu'ils n'avaient pas d'enfants et nous avaient « adoptés », sinon
effectivement mais affectivement. Nous allions chez eux volontiers,
comme ils venaient chez nous, sans prévenir, en étant toujours les
bienvenus.

Maurice et Yvonne à l'époque de leur mariage

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 56


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Maurice était un « gentleman farmer », heureux de vivre dans sa


campagne, au milieu de ses terres, participant aux travaux des champs, et
conduisant avec fierté sa paire de bœufs, logés à côté de la maison, dans le
même bâtiment que le garage. Yvonne (née Tourtelot), une très jolie
femme, venait de la ville, Coutras en l'espèce, où vivaient ses deux frères
horlogers bijoutiers, qui furent sans enfants eux non plus, et n'était jamais
devenue une paysanne.

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 57


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Maurice administrait sa propriété un peu en dilettante, même s'il s'occupait


de la vente de son vin en bouteilles. Lors d'années fastes, il avait acquis
une petite scierie à Saint-Seurin, car dans l'après seconde guerre il y avait
une forte demande de bois, et l'exemple de la parqueterie de mon père qui
tournait bien l'incita à suivre son exemple. Mais, en ayant laissé la charge à
un gestionnaire, les bénéfices ne furent pas à la mesure de ses espoirs et,
quand survint une première crise viticole, il dut se résoudre à la vendre.
Maurice et Yvonne Bruneau sont à gauche,
sur le perron de Vilatte (vers 1950)

Nous les voyions souvent, et toujours avec plaisir, car tatie Yvonne comme
tonton Bruneau étaient un couple charmant et plein d'affection pour nous,
qui comblions leur absence d'enfants. Ils venaient régulièrement nous voir,
descendant chez nous, à Soubie, à l'improviste le soir de Puynormand,
après le souper, et c'était toujours un plaisir de les voir arriver. Yvonne et
ma mère s'installaient dans la cuisine pour bavarder tout en s'occupant à un
ouvrage de broderie ou de tricot et, mon père, Maurice, mon frère et moi
prenions place dans la salle à manger pour une partie de belote, plus tard
de bridge.

Ce vrai tonton, aimant et généreux, nous aimait comme des fils et c'était
une joie pour lui de nous amener à la pêche ou à la chasse, surtout mon
frère Philippe, qui avait davantage d'inclination que moi pour ces activités.
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 58
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Il faisait partie de nos pères de substitution et c'est avec beaucoup de peine


que nous apprîmes qu'il était atteint d'un cancer du colon ; il survécut à
peu près deux ans, grâce à une chimiothérapie. Par moment, il avait de
courtes rémissions cliniques, qui nous permettaient d'entretenir chez lui
l'espoir d'une amélioration. Mais tonton Bruneau n'avait pas d'illusions,
simplement des préoccupations sur le devenir de sa propriété et l'avenir de
sa femme, incapable de la gérer seule. Sans que nous le sachions, il convint
avec nos parents de nous donner ses biens en viager en contrepartie de
l'obligation de subvenir aux besoins de tatie Yvonne. C'est ainsi, au décès
de tonton Bruneau, que mon frère et moi devînmes propriétaires de
Puynormand et du château Vilatte et viticulteurs malgré nous...

Les Bruneau lors de la « grande guerre » (1914-1918)

Maurice Bruneau était né en 1898, et fils unique d'Abel Bruneau


propriétaire à Puynormand (près de Lussac, Gironde) et d'une fille Eymery.
Abel avait hérité de ses parents un beau domaine viticole, produisant un
Bordeaux supérieur, le Château Vilatte. Maurice, après des études
secondaires au collège puis lycée de Libourne, où il apprit l'allemand et
pratiqua le rugby, revint s'installer à Vilatte, pour seconder son père.

Malgré son âge, Abel Bruneau fut rappelé en avril 1916 et affecté au 18e
escadron du Train des équipages militaires, 6e compagnie (des ouvriers et
artificiers), rattaché au 18e corps d'armée de Bordeaux. Créé par Napoléon,
le Train avait essentiellement des missions de transport et, accessoirement,
d'évacuation sanitaire, avec des voitures hippomobiles. Progressivement
apparurent des voitures motorisées, mais on retrouvera encore des voitures
à cheval au début de la seconde guerre. La correspondance écrite par
Maurice permet de déduire qu'il avait été libéré fin 1917.

Maurice fut appelé à son tour fin 1917, en avance sur sa classe, comme
mon oncle René Duhard. Grâce à une partie de la correspondance adressée
à ses parents, sous forme de cartes postales écrites au crayon de papier ou à
l'encre, il m'a été possible de reconstituer une partie de son temps sous les
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 59
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

drapeaux. Le choix des cartes postales comme support est voulu : elles
sont destinées à aller dans un album de collection, à la mode à cette
époque, où je les ai d'ailleurs retrouvées, grâce à l'esprit de conservation de
la mère de Maurice et de tatie Yvonne.

Sa correspondance le montre comme un fils affectueux, ce qui correspond


bien au caractère qu'il nous montrera plus tard, mais aussi comme un
gourmand, qu'il restera. Il dut suivre une bonne scolarité, car son écriture
est soignée et dépourvue de fautes d'orthographes ; je restituerai le texte
intégral, sauf mots illisibles.

le Maréchal des Logis Bruneau à 21 ans

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 60


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Début avril 1918 il était en route pour Vannes, en Morbihan, où il


rejoignait le 28e Régiment d'Artillerie de Campagne (RAC), 17e batterie.

2 avril 1918
« Bon voyage jusqu'à Nantes, où j'attends avec impatience le départ de
mon train pour Vannes. Suis un peu fatigué, car j'ai été obligé de me tenir
debout durant presque tout le trajet. J'espère néanmoins me rattraper
jusqu'à Vannes.
"Mille baisers de votre grand fils ».
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 61
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Marchant à la suite des armées allemandes qui rentrent chez elles, les
troupes françaises et alliées franchissent la frontière allemande le
1er décembre 1918, la convention d'armistice signée le 11 novembre 1918
prévoyant la prise de contrôle d'un certain nombre de têtes de pont en
Allemagne même. Cette occupation des pays rhénans (pendant 10 ans) va
marquer profondément les esprits des populations qui n'avaient pas connu
directement la guerre et durent subir les contraintes de l'administration
alliée, en particulier le changement d'heure. Quand les Allemands
occuperont la France, les Français connaîtront les mêmes contraintes.

Dans une lettre non datée (le début fait défaut, mais qui pourrait être de
début 1919), il évoque une possible démobilisation : « (..) sortir du service
militaire dès la signature de la paix ; enfin je vais me renseigner sur tout
cela ».

Une autre correspondance non datée, a été écrite sur une carte postale de
Broyes (Marne), en précisant qu'il est au 30e RAC, 54e batterie, secteur
10111 : « Chers parents, j'ai reçu aujourd'hui la lettre de maman et vous
pouvez penser que j'ai été heureux de recevoir enfin de vos nouvelles. Il y
avait 8 jours que je n'avais rien reçu de vous. La lettre de papa ne m'est
nullement parvenue, ni le colis que maman m'annonce sur sa lettre d'hier.
Je ne sais à quoi cela tient que la correspondance marche si mal. J'espère
que vous avez reçu les lettres et cartes que je vous ai expédiées durant le
cours de la semaine. Maman m'a parlé sur une lettre que la Rouquine
chantait le coq et elle me demandait conseil si elle devait la tuer ou la
garder. J'ai demandé conseil à une brave vieille chez qui je vais certaines
fois manger des œufs. Elle m'a dit, comme d'ailleurs l'auraient fait tous les
vieux, de la tuer. Aussi vais-je suivre son conseil, en ne croyant cependant
pas qu'une poule chantant le coq puisse porter malheur et si elle continue
à chanter de la sorte, tuez-là. Recevez, etc.. ».

Le Maréchal des Logis Bruneau va être affecté à Mannheim, avec le 276e


R.A.C, 5e batterie, 1er N.M., secteur 109, avec les autres troupes
d'occupation. Il fut surpris de la modernité de la ville : « ici, tout est
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 62
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

régulièrement symétrique, les rues sont droites, larges, avec des trottoirs
(..). L'intérieur des maisons, bourgeoises, comme ouvrières, est entretenu
avec grand soin [avec] un énorme poêle qui chauffe continuellement. Des
canalisations amènent l'eau dans toutes les pièces. Ici, on ne semble pas
connaître les lampes ; toutes les pièces sont éclairées à l'électricité. En un
mot, tous ces gens avaient l'esprit pratique et, bien que l'on se soit moqué
d'eux, on est obligé de reconnaître qu'ils étaient bien en avance sur nous ».

15 décembre 1918
[sur une carte postale de Ludwigschaffen, Luitpoldbrunnen].
« Chers parents, je vous prie de m'excuser si je ne me suis pas occupé (..)
sur ma dernière carte, qui est du 14, des abominables actions des Boches
[le 14 décembre 1918, incidents à Mannheim où des prisonniers des
Allemands se sont évadés, ayant appris la signature de l'Armistice]. Le fait
vaut évidemment la peine d'être narré, mais j'aurai du vous accuser
réception du colis qui contenait un poulet, ainsi que d'une lettre qui est (..)
bien vieille de maman. Je vous remercie de tout cela et, quoique nous
ayons un cordon bleu à la pièce, le poulet a été le bienvenu. Le soir, nous
l'avons mangé avec des salsifis qu'un camarade avait chapardé dans un
champ Boche en montant sa faction de nuit ( je crois que nous pouvons
bien leur prendre quelques légumes). J'ai été fort étonné d'apprendre par
la lettre de ma mère que papa avait été obligé de porter le fusil chez
Ducasse. J'en suis encore à me demander quand j'ai pu l'abîmer de la
sorte. Je pense qu'à ma prochaine permission je le retrouverai en parfait
état et qu'à mon départ il n'aura pas à le porter au marchand.« Recevez,
Chers parents, les plus doux baisers de votre grand Maurice ».

Le 18 décembre 1918 lors d'une promenade à cheval, il a fait lever du


gibier en quantité, une cinquantaine de lièvres, 6 biches et tant de faisans
qu'il n'a pu les compter. Il regrette de ne pas avoir de fusil, car il est
chasseur, comme son père et son grand-père.

20 décembre (1918)
[sur une carte postale de Ludwigschaffen, Banhoff und Schillerdenkmat]
« C'est en attendant la soupe que je vous envoie ces quelques mots. Je n'ai
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 63
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

encore rien reçu de vous ; il est vrai que voilà trois jours que nous n'avons
eu de courrier. Un nouveau camarade nous a attrapé hier un faisan ;
aujourd'hui il est revenu voir ses collets, mais il n'y avait rien. Depuis, il
pense bien que demain il y en aura un autre, ainsi nous pourrons faire un
bon petit réveillon pour Noël. Je pense bien aller à la messe de minuit ici ;
cela sera intéressant d'entendre chanter ces sales gueules de Boches. Hier
soir, les gens chez qui nous sommes ont tué un cochon ; hier soir ils nous
en ont donné et, comme nous avions fait un plat de frites, nous avons bien
soupé.
« Lundi, nous devons aller défiler à Ludwigschaffen. Je ne sais à quoi
servent tous les défilés qu'ils font faire ; les Zouaves ont défilé hier ;
aujourd'hui ce sont les Malgaches, et avec nous doivent marcher les
Tirailleurs.
« Plus rien à vous dire pour le moment si ce n'est que je vous souhaite de
passer un bon Noël, comme de mon côté j'ai l'intention de le faire. Recevez
Chers parents les plus doux baisers de votre fils qui vous aime ».

26 décembre 1918
[sur deux cartes postales de Mannheim, Schtoss und Rosengarten]
« Ma chère maman, hier j'ai reçu ta longue lettre qui m'a fait grand
plaisir. On est maintenant si peu habitué à recevoir sa correspondance que
c'est avec joie qu'on accueille une lettre. C'est extraordinaire le nombre de
lettres qui ne nous parviennent pas. Nous sommes 12 à la pièce et c'est
juste si, pour nous tous, il arrive 2 ou 3 lettres ; encore on est heureux
quand cela nous parvient tous les jours.
« Je vous ai annoncé dans l'une de mes lettres la prise d'un chevreuil par
l'un de mes camarades ; nous l'avons mangé le jour de Noël, je vous
promets qu'il était fameux. Nous avons fait une belle petite bombe hier et
c'est tout juste si chacun de nous n'avait pas sa petite cuite. Nous étions 12
à table et nous avions acheté à la coopérative 20 bouteilles de bouchées ;
en plus, nous avions touché 18 l de rouge de la coopérative. Nous avons
tout liquidé aussi vous pouvez juger de l'effet produit.
« Hier soir j'étais de patrouille (sans doute pour être enfoncé un peu
plus) ; nous devions passer dans tous les bistros du pays pour les faire
fermer. Tous étaient pleins de Boches ; à notre vue ils ont eu peur ; comme
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 64
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

il y avait un de leurs policiers qui nous accompagnait, il est allé leur


parler. Immédiatement on nous a porté des grands verres de vin blanc que
l'on a vidé sans sourciller ; de la sorte on leur a fichu la paix.
« Maman m'a annoncé dans sa lettre que Lily voulait quitter son mari.
Pour moi, je m'y attendais car, d'après certaines paroles qu'elle m'avait
dites, je comprenais que cela n'allait pas tarder. Comme à maman, elle
m'a dit qu'il était jaloux et que du fait de son caractère elle ne pourrait
jamais passer son existence avec lui. (..) Je lui ai dit qu'elle ne devait pas
se fâcher avec lui car, pour moi, il avait l'air d'un brave type ; à cela elle
ne m'a rien répondu. C'est tout ce que je sais de l'histoire, aussi ne vais-je
pas plus m'en occuper que cela.Plus rien à vous dire pour le moment
(etc..). Envoyez-moi de l'argent et un petit colis car la première de ces
choses surtout commence à me manquer ».

5 janvier 1919
[sur deux cartes postales de Ludwigschaffen, Gesamtansitcht mit Brücke
und Rhein]
« Chers parents, à l'instant je viens de recevoir la lettre de maman, datée
du 31. Vous pouvez remarquer le temps que met une lettre pour me
parvenir. Je m'aperçois que grand-père est passé maître dans l'art de
capturer les lièvres. Il serait bien placé par ici car, avec tout le gibier qu'il
y a, il serait certain de faire de bonne capture. Pour nous, maintenant, la
chasse est interdite depuis qu'un accident est arrivé : c'est au groupe où je
suis que cela s'est passé, un camarade de la 4e batterie a été frappé d'une
balle en plein front par un camarade qui tirait sur un lièvre.
« Maman me dit que vous avez vendu vos vins à raison de 1100 fr le
tonneau ; je crois que vous avez bien fait car, d'après ce que disent les
journaux, il se pourrait très bien qu'une certaine baisse se produise. Plus
rien à vous dire pour le moment si ce n'est qu'ici le temps est beau,
contrairement à ce qui se passait il y a une quinzaine. Recevez de votre
grand fils qui vous aime les plus doux baisers ».

10 janvier 1919
[sur trois cartes postales de Ludwigschaffen, Prinzregenten strasse, Rhein,
Rich Wagnerstrasse]
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 65
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

« chers parents, à l'instant je reçois la lettre de papa du 6 janvier. Je ne


sais comment elle a fait pour me parvenir au bout de si peu de temps. Hier,
j'avais reçu la lettre du 3 janvier, voyez comment la poste marche. Je
m'aperçois que la chasse vient de fermer sans que papa ait fait grand mal
au gibier. Je souhaite qu'il ait plus de chance avec les sangliers et qu'il en
tue sa part dans les battues que tout Puynormand se propose de faire.
Papa me dit qu'il vient de vendre 150 barriques de blanc à raison de 1100
fr le tonneau ; je crois qu'il a bien fait de vendre à ce prix car peut-être
pourrait-il y avoir sous peu une certaine baisse.
« Je suis étonné de savoir que vous ne receviez rien de Vannes pour le
mandat de 50 fr que vous m'aviez envoyé et que je n'ai jamais reçu. Il vous
faut réclamer à la poste car ce n'est pas la peine de faire un tel cadeau à
l'Etat [50 fr 1919 = 40 euros 2009].
« Je passe maintenant à la lettre de papa que je viens de recevoir ce soir.
Vous vous imaginez peut-être que c'est parce que j'avais bu un petit coup
pour Noël que je m'habitue à boire. Je puis avoir certains autres défauts,
mais je ne pense pas avoir celui-là et, si cela m'est arrivé ce jour là, (..)
depuis que je suis au front c'est la première fois que cela m'arrive. Bien
souvent certains de mes camarades boivent plus qu'à l'ordinaire ; cela leur
permet de chasser le cafard qui nous attrape bien souvent.
« Sur ces 2 lettres, papa me demande quand je compte partir en
permission. En ce moment cela marche fort mal chez nous ; tous les
arabes et algériens ainsi que ceux qui ont des permissions exceptionnelles
de 3 jours nous (..) un fort contrôle. Je suis le 50e encore sur la liste ainsi,
il ne faut pas penser me voir avant le mois de mars. Je vous promets que
cela nous fait faire une sale figure à la batterie. Il est vrai qu'il en est de
même dans toute la division, aussi nous ne pouvons rien dire.
« Le capitaine, lui, vient de partir en permission ce matin ; avant de partir,
il m'a fait appeler au bureau où je vais maintenant travailler. Je remplis en
ce moment les fonctions de brigadier fourrier et je vous promets que cela
est plus attrayant que d'astiquer 2 chevaux. A sa rentrée de permission, je
pense être nommé brigadier fourrier.
« Plus rien à vous dire pour le moment, si ce n'est que je recommande de
ne plus mettre sur l'adresse Rheingönhein par BCM Paris, cette chose là
est tout à fait inutile car, avec le secteur, cela me parviendra aussi
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 66
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

facilement. Recevez (etc..). Maurice B. 276e RAC 5e batterie, 1 NM


secteur 109 ».

15 janvier 1919
[sur une carte postale de la place de Mannheim, ville située sur la rive
ouest du Rhin et reliée par un pont à Ludwigschaffen]
« Chers parents, à l'instant je reçois la lettre de maman, datée du 8 ;
celle-là met un peu plus de temps que les précédentes ; enfin, j'espère que
sous peu notre courrier nous parviendra plus rapidement. D'ailleurs, nous
avons con staté une grande amélioration à ce sujet car, depuis 8 jours,
tous les soirs nous avons des lettres. Maman a eu raison de répondre à
Henriette que le médaillon était en or ; tout au moins on me l'a vendu
comme tel et je pense que le Boche ne m'aura pas trompé, bien que mes
connaissances sur ces questions ne soient pas très étendues. Je pense bien,
chère maman, qu'à ma prochaine permission tu viendras avec moi à
Bordeaux, et je te mènerai au théâtre. Papa ne devrait pas être si casanier
et il devrait partir de temps avec toi à Bordeaux ou ailleurs [Puynormand
se trouve à une cinquantaine de km de Bordeaux]. Je pense bien lui faire
changer d'idée lors de mon retour près de vous.
« Rien d'important à vous signaler sur le pont de Ludgwigschaffen, si ce
n'est qu'en ce moment je vis au bureau en rentier. Recevez, Chers parents,
les plus doux baisers de votre grand fils qui vous aime ».

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 67


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

17 janvier 1919[carte postale de Mannheim, Blick von der Rheinbrucke


gegen das Schlosse]
« Chers parents, toujours en bonne santé, je pense que ma carte vous
trouvera de même. Je suis toujours employé au bureau de la batterie où je
m'en fais guère. Depuis que je suis rentré à ce poste je fais de beaux
progrès en allemand car je parle 2 à 3 heures par jour avec les
propriétaires de la maison.
Rien de nouveau à vous annoncer. Recevez (etc.) ».

18 janvier 1919
[carte postale de Ludwigschaffen, Jubiläumsbrunnen]
« Chers parents, hier j'ai reçu votre lettre du 5 janvier, je ne sais comment
cette correspondance marche puisqu'il y a 3 jours que j'ai reçu une de vos
lettres datée du 6. Enfin, je suis heureux que vous ayez reçu les 2 petits
colis que je vous avais expédié à l'occasion du Nouvel an.
« Comme je vous l'ai déjà annoncé sur une de mes dernières lettres, je suis
employé au bureau où je remplis les fonctions de brigadier fourrier. Je
vous promets que j'ai enfin trouvé la bonne place car, ici, je ne m'en fais
pas, je n'ai plus à songer aux chevaux et c'est avec plaisir que j'ai laissé
l'étrille et la brosse. Tout mon travail consiste à répondre au téléphone et
à aider le chef à faire sa caisse ainsi que son cahier de prêt.
« Je vais prendre 2 fois par semaine des cours de dessin à Ludwigshaffen ;
jusqu'à maintenant cela n'a rien de fort intéressant car le logis qui nous
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 68
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

fait les cours n'est pas à la hauteur de sa tache ; d'ailleurs, je pense qu'il
va être changé.
« Je termine chers parents en souhaitant que ma carte vous trouve en
parfaite santé. Recevez etc.. »

25 janvier 1919
[carte postale de Mannheim, Shloss mit Kaiser Wilhem-Denkmal]
« Chers parents, aujourd'hui je reçois une lettre de parrain en date du 12 :
vous voyez que celle-là a mis un temps assez long à me parvenir. Il est vrai
que l'adresse était loin d'être bonne. Par sa lettre, j'apprends qu'il s'est
acheté une auto ; j'espère que l'engin marchera fort bien et que lors de ma
permission je pourrais en profiter. Pierre va donc vous quitter cette
fois-ci ; j'apprends qu'il a une place à la compagnie des chemins de fer à
Bordeaux.
« Aujourd'hui je suis allé faire un peu de sport ; j'ai été heureux de trouver
un ballon de rugby auquel j'ai donné grand nombre de coups de pieds. Je
crois qu'ils vont monter une équipe de rugby au régiment ; rien que par la
façon de toucher le ballon, j'ai été repéré par le capitaine chargé des
sports pour entrer dans l'équipe.
« Plus grand chose à vous narrer pour le moment, si ce n'est que je suis
toujours au bureau où je remplis mes fonctions à la satisfaction de mes
chefs.
« Recevez chers parents les meilleurs baisers de votre fils qui pense sans
cesse à vous ».

26 janvier 1919
[deux cartes postales de Blühend Helde et Der Hausieret]
« Chers parents, aujourd'hui je viens de recevoir la lettre de maman
m'apprenant la mort de Blanche Monclat. Cela m'a fort surpris car, lors
de ma dernière permission, elle avait une figure si fraîche que j'avais loin
de me douter de ne plus la revoir. Je compatis à la douleur de ses parents
auxquels papa voudra bien présenter mes plus sincères condoléances.
« Pour moi, je suis toujours en parfaite santé et je pense bien que mes
cartes vous trouverons de même. Ce soir je suis allé en compagnie du
fourrier à Ludwigschaffen. Nous nous sommes promenés à travers la ville
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 69
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

et, après avoir assisté à un concert, nous sommes allés prendre l'apéritif.
Je vous promets qu'en fait de liqueurs, Les Boches ne sont pas bien
montés. Tout ce qu'ils peuvent vous offrir c'est de la bière ou de leur
fameux vin du Rhin (qui, entre parenthèse, coûte assez cher et est loin de
valoir le nôtre). Nous avons ensuite repris le tramway et nous sommes
rentrés au bureau où se trouvait en ce moment un de nos camarades
(infirmier au régiment) avec lequel on a discuté longuement sur des sujets
intimes. C'est fantastique, nous a-t-il dit, le nombre de maladies
vénériennes qu'ils soignent en ce moment. Sur 7 officiers du groupe, il y en
a 3 qui sont bien pris. Tous les jours ils en ont des nouveaux à la visite.
C'est incroyable la débauche qui règne ici.
« Pour me distraire un peu, j'ai envie de m'acheter un appareil
photographique. Beaucoup de types en ont déjà achetés ; ils sont très bons
les appareils et coûtent moins chers qu'en France. Aussi, comme je n'ai
pas les fonds nécessaires pour faire mon acquisition, je vais vous
demander de bien vouloir m'envoyer de l'argent. Je ne sais encore quel
appareil je vais acheter ; en tout cas j'en voudrais un bon. De la sorte je
pourrais vous rapporter d'intéressants clichés d'Allemagne et je crois que
ce nouveau passe-temps sera beaucoup plus intéressant que de courir dans
les différentes brasseries du pays. Comme je suis au bureau, mon appareil
ne risque rien car il sera dans un lieu sûr.
« Recevez chers parents les plus doux baisers de votre grand fils qui vous
aime et auquel il tarde de partir en permission ».

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 70


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

27 janvier 1919
[deux cartes postales de Frankenthal et Kolonialwarren)
« Chers parents, je reçois à l'instant votre petit colis et je vous remercie,
sans avoir vu cependant le contenu. Demain matin je vais ouvrir la boite et
goûter ce poulet qui je pense me fera faire un excellent déjeuner. Je ne sais
si je vous ai appris sur une de mes dernières lettres l'endroit où je mange
depuis que je suis passé au bureau. Je ne fais plus partie de la 1ère pièce
et je suis à la cuisine en compagnie des cuistots qui ne me donnent pas les
plus mauvais morceaux. Comme cela s'est toujours fait, les bons filets ne
quittent pas la cuisine, aussi maintenant j'en profite et je mange à peu près
potablement.
« Ce soir cependant je suis revenu souper en compagnie de mes
camarades qui m'avaient invité à aller goûter du lièvre. Vous pensez que je
n'ai pas refusé et nous venons de passer ensemble une bonne soirée. Après
avoir été boire une chope de bière avec eux, je suis rentré tranquillement
au bureau où j'ai trouvé le chef en compagnie de quelques logis discutant
sur la démobilisation.
« Je ne me suis pas mêlé à la conversation car, pour le moment, je n'ai pas
droit au chapitre. J'ai encore le temps de déguster quelques gamelles
avant de souper à la classe. Enfin, ce n'est pas cela qui m'en fait faire ; la
seule chose que je leur demande le plus vite possible c'est ma permission ;
après cela nous reviendrons avec un bon moral.
« En attendant ce jour, recevez chers parents les meilleurs baisers de votre
grand ».

29 janvier 1919
[deux cartes postales de Ludwigschaffen et Speyer)
« Chers parents, aujourd'hui je m'attendais à une lettre, mais j'ai été déçu
car le courrier ne m'a rien porté. Un de mes camarades qui est allé se
promener dans Spire a bien voulu me porter ces cartes que je m'empresse
de vous envoyer ; ce sont les premières de cette capitale du Palatinat que
je vous envoie.
«[ paragraphe biffé] La ville est paraît-il bien ; je voudrais bien aller la
visiter, mais j'ai bien peur de me faire attraper car nous ne pouvons pas
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 71
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

avoir d'autorisation pour y aller. Enfin, je vais essayer, puisque je suis


assez bien auprès des huiles de la batterie, de partir avec l'un d'eux pour
aller visiter cette ville.
« Vous m'excuserez si je trace un grand trait sur toutes ces lignes que je
viens d'écrire mais, un camarade étant entré au bureau, je viens de
m'apercevoir que le français que je venais d'écrire tout en (lui) parlant
était plutôt défectueux. cliché Speyer
« Cette ville est paraît-il très curieuse, et je serais fort heureux de la
visiter ; malheureusement cette faveur sera très dure à obtenir car il est
expressément défendu d'y aller.
« Je ne vois plus rien de fort intéressant à vous dire et je termine en
souhaitant que mes cartes vous trouvent en excellente santé. Recevez
(etc..) ».

31 janvier 1919
[carte postale de Speyer, Gedächtniskirche]
« Chers parents, aujourd'hui je viens de terminer le poulet ; il était
excellent et je vous remercie beaucoup de ce petit colis. Hier j'ai reçu la
lettre de papa me donnant quelques nouvelles du pays. J'apprends que
Roger s'attend à passer caporal un des jours. Je lui souhaite d'être nommé
le plus vite possible ; cependant cela m'étonnerait qu'il passe maintenant
car, d'après ce que l'on me dit ici au bureau, il n'y a plus de nominations.
Mon capitaine est parti il y a déjà quelque temps en permission ; il m'a
promis de me faire nommer brigadier fourrier à son arrivée, si l'on pouvait
nommer des gradés. Je suis le premier à passer à la batterie aussi, si le
capitaine est revenu avant mon départ, je pense bien aller vous voir avec
les galons de brigadier.
«Ici, je suis toujours tranquille et je ne souhaite qu'y rester tout le temps
du service qu'il me reste à faire. Recevez (etc..) ».

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 72


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

5 février 1919
[sur une carte postale de Mannheim]
« Chers parents, aujourd'hui je viens de recevoir la lettre recommandée de
maman, contenant un mandat de 50 fr. Je vous remercie beaucoup de
cela ; je vais les mettre de côté, de façon à m'acheter un chic appareil
photographique. Maman me parle de ma permission et me dit que vous
seriez très heureux de me voir arriver avec les galons de brigadier. Croyez
que moi-même je serais heureux d'être nommé, mais je ne sais si cela
pourra être, car maintenant toutes les nominations sont suspendues et ce
ne sera que par un fort pistonnage de mon capitaine, lorsqu'il sera de
retour de permission que je pourrais être nommé brigadier.
"Je suis allé cet après-midi me promener à cheval avec un logis ; j'avais
pris le cheval du chef et j'ai été heureux de galoper à travers la plaine
allemande. Nous avons fait 25 km sur les bords du Rhin, et je peux vous
dire que j'ai pu admirer des sites charmants. Je suis maintenant un peu
courbaturé car il y avait déjà quelques semaines que je n'étais monté à
cheval. Dorénavant je vais sortir tous les deux jours car le chef m'a
demandé de promener son cheval le plus possible ; aussi vais-je en
profiter.Plus rien à vous apprendre pour le moment ; recevez de votre
grand fils qui vous aime ses plus doux baisers ».

9 février 1919

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 73


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

[sur une carte postale de Rheingönheim, Ktah. Kirch]


« Toujours en excellente santé et j'espère que mes cartes vous trouverons
de même. Rien de bien important ; vie toujours monotone. Mille baisers
etc.. ».

14 février 1919
[sur une carte postale de Landau i. Pfalz, Paradeplatz, Luitpold-Denkmal]
«Chers parents, je viens de recevoir ce soir même la lettre de papa.
D'après ce qu'il me dit, je m'aperçois qu'il fait froid du côté de
Puynormand. Croyez bien que par ici la température n'est pas plus
clémente. Je pense bien que maman ne doit pas quitter souvent son coin de
feu, si ce n'est pour aller visiter toute sa volaille. Pour le moment, je suis
toujours bien tranquille dans mon bureau et vous n'avez pas besoin de
vous en faire pour moi.
« Je m'aperçois que les cochons ne se donnent pas et qu'il faut mettre
beaucoup d'argent pour en avoir un à peu près potable.
« Papa me parle de ma permission ; je voudrais bien m'y trouver en même
temps que Roger. Je ne puis vous fixer exactement la date de mon arrivée
mais je pense que d'ici 3 semaines vous me verrez apparaître.
« En attendant le plaisir de vous voir, recevez etc.. ».

18 février 1919
[sur deux cartes postales de Landau i. Pfalz, Markstrasse et
Ostbahnstrasse]
«Chers parents, je viens de recevoir aujourd'hui la lettre de maman et suis
heureux de vous savoir tous les deux en bonne santé. Ici la grippe a l'air
de reprendre ; beaucoup de mes camarades sont évacués ; je pense que
chez vous vous n'en voyez plus de cas. Pour moi, je suis toujours en bonne
santé et je crois que la grippe n'aura nulle prise sur moi.
« Je pense que vous avez reçu la lettre sur laquelle je vous accuse
réception de tous vos envois. Maman dit que vous m'avez demandé maintes
et maintes fois ; sans doute les lettres ou cartes sur lesquelles je vous en
parlais ont été égarées, car je vous en ai accusé réception.

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 74


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

« Je pense que dans les premiers jours de mars je serai parmi vous. En
attendant le plaisir de vous voir, recevez etc.. ».

22 février 1919
[sur une carte postale de Landau, Reiterstrasse]
« Ma chère maman, aujourd'hui enfin je viens de recevoir ta lettre ; je te
promets que je l'attendais avec impatience cette lettre, car il y avait déjà
une huitaine que je n'avais reçu nulle lettre. Comme paraît-il la grippe
reparaît plus que jamais en France, je commençais à me faire du mauvais
sang de ne pas recevoir de nouvelles.
« Je suis heureux que cette fois-ci vous ayez reçu la carte ou la lettre sur
laquelle je vous ai accusé réception de tous les mandats et colis que vous
m'avez envoyé ces temps ci. Je m'aperçois que Grenier est actuellement en
permission ; il est plus en avance que moi. Enfin je pense bien que sous
peu de temps je serai moi-même parmi vous. Ne te fais pas de mauvais
sang sur mon sort ma petite maman chérie ; il n'y a rien à craindre de la
part des Boches, car ils sont incapables de reprendre les armes. Je pense
bien qu'à mon arrivée Roger sera encore en permission ; d'ailleurs, je lui
envoie en même temps qu'à vous un petit mot.
« A bientôt ma chère maman ; reçois ainsi que papa les meilleurs baisers
de ton grand fils qui t'aime ».

25 février 1919
[sur une carte postale de Fontainebleau]
«Chers parents, depuis hier soir je suis arrivé à Fontainebleau. Notre
installation s'est faite dès notre arrivée et aujourd'hui nous avons
commencé le cours qui va durer 2 mois. Je me plais beaucoup ici, la vie
est beaucoup plus agréable que dans une caserne et, malgré les nombreux
exercices physiques, qui sont assez pénibles, je pense que je ne vais avoir à
me plaindre de mon séjour. La ville est gentille et j'espère (..) les choses
intéressantes.
« A bientôt d'autres nouvelles. Recevez etc.. ».
Maréchal des Logis Bruneau, Stagiaire C.I.P.A. de Fontainebleau Seine et
Marne.

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 75


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

4 mars 1919
[sur une carte postale de Ludwigschaffen, Ludwigplatz)
« Suis en bonne santé. Pense partir sous peu ».

3 mai 1919
[sur deux cartes postales figurant des jeunes femmes allemandes en tenue
typique]
«Chers parents, je viens de recevoir aujourd'hui même la lettre de papa
m'apprenant que vous allez avoir la visite de son ancien camarade St
Jours. Je pense que père a du être content de revoir son ancien ami avec
lequel certainement il a connu les fatigues et les peines de long mois de
guerre. Je pense que votre journée se sera bien passée ; j'aurais bien voulu
être parmi vous, d'abord pour vous surprendre avec mes nouveaux galons,
ensuite pour faire connaissance de ce monsieur.
« Pour le moment je suis toujours en excellente santé, le moral se
maintient comme à l'ordinaire. J'ai maintenant beaucoup de travail au
bureau, le capitaine tient à ce que je sous au courant de tout, de façon à ne
pas être surpris lorsque les vieux vont partir. Je vous promets que je
travaille ferme car si je puis arriver à décrocher les galons de chef, je
serais satisfait et aurai atteint sans nul doute le grade auquel la vie
militaire s'écoule tranquille.
« Je termine en vous envoyant des millions de baisers. Votre grand fils qui
vous aime ».

29 décembre 1919
[sur une carte postale de Bonne année]
«Chers parents, à l'instant je viens de recevoir la lettre de maman. Dès
demain, car ce soir je suis de garde, je vais aller à l'adresse indiquée et
remettrai ma photo à la Céleste Noélie.
« Mon voyage s'est fort bien passé, j'ai réussi à trouver un wagon où j'ai
pu m'étendre tout à mon aise. Je me suis endormi de suite après Coutras et
je ne me suis réveillé qu'à quelques km de Paris : vous voyez que je n'ai
pas perdu mon temps. A mon arrivée, je suis allé porter le poulet à Mme
Vinet ; elle vous remercie infiniment et vous envoie, ainsi que Mr Vinet,
leurs meilleurs vœux pour la nouvelle année.
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 76
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

« Je termine en vous embrassant bien des fois et en vous souhaitant une


nouvelle année aussi heureuse et aussi fertile que la précédente ».

23 mars 1920
[sur une carte postale de Fontainebleau]
«Chers parents, tout d'abord une bonne nouvelle à vous annoncer : on
nous accorde à l'occasion des fêtes de Pâques une permission de 7 jours.
Partant de Fontainebleau le mercredi 31 mars, je serai à Puynormand
jeudi matin à 8 heures. Maman m'annonce que vous êtes desservis

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 77


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

maintenant par St-Seurin : c'est un bon gros point pour le conseil


municipal et je félicite en particulier le papa. Sur ma dernière lettre je
vous aveais fait savoir que l'argent commençait à me manquer ; je n'ai pas
encore reçu de mandat, mais je pense qu'il va arriver dès demain. Nous
travaillons ferme depuis lundi ; hier soir j'ai couru le 1500 mètres et je
suis arrivé à le faire en 4'22'' (temps chronométré). Aujourd'hui j'ai envoyé
le disque à 31 mètres et le poids à 9m80. Comme vous le voyez ce ne sont
point des records, mais cela commence à bien faire.
« En attendant le plaisir de vous revoir, etc.. ».

Après sa démobilisation, d'où il revint avec le grade de bridadier, obtenu


le 3 mai 1919, Maurice Bruneau se maria avec une fille Tourtelot de
Coutras, et reprit l'exploitation de la propriété, où il vécut avec une certaine
aisance, dans la belle maison édifiée par son père.

retour à Puynormand, en attendant la prochaine guerre..

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 78


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

la seconde guerre mondiale (1939-1945)

Marié avec Yvonne Tourtelot, mais sans enfant, Maurice Bruneau fut
rappelé comme tant d'autres fin 1939. C'est en 1940, fait prisonnier comme
des centaines de milliers d'autres, qu'il fut embarqué dans un train qui allait
le conduire de Colmar au camp de concentration de Kaiserstenbruck,
après Salzbourg, en Autriche, avant de partir dans une ferme. C'est dans ce
train, puis au Stalag, que mon père fit sa connaissance : « Je crois que mon
ami Maurice Bruneau se souvient de certains coups de botte au derrière
dont les boches nous gratifiaient lors de notre si pénible voyage vers le
XVIIA » rappelait mon père quinze ans plus tard, lors de la remise de sa
légion d'honneur.

Maurice Bruneau (à g.) en 1939

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 79


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Ils avaient voyagé 72 h, entassés à la limite du supportable dans des


wagons à bestiaux en bois. L'inconfort, la promiscuité, la fatigue allaient
vite faire naître des altercations où les protagonistes étaient déterminés à
en venir aux mains. Avec l'autorité de son grade et de son ancienneté,
Roger réussit à faire établir un roulement permettant aux hommes d'être
alternativement debout ou assis, car couché, il n'y fallait point penser. En
faisant déclouer des planches dans un angle, il fit aussi aménager des
latrines sommaires, leur évitant de vivre au milieu des souillures.

Après son retour de captivité, mon père tint scrupuleusement les promesses
faites à ses camarades restés au Stalag, de donner de leurs nouvelles aux
épouses et aux familles. Il se rendit ainsi à Puynormand, dire à Yvonne
Bruneau que son mari était en bonne santé, faisait partie des travailleurs
employés par les Autrichiens dans leurs fermes et qu'il était bien traité,
grâce à sa connaissance du monde agricole et de leur langue. Il l'avait
apprise en 1918-19 lors de son séjour d'occupation avec le 276° R.A.C.
près de Ludwigschaffen, sur le Rhin. Maurice revint de captivité en 1942,
l'année de ma naissance. Mais ceci est une autre histoire (voir : le quotidien
de l'Occupation).

retrouvailles de Maurice Bruneau et Roger Duhard


à Moulin-Neuf au Château des Peupliers en 1942
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 80
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 81


Roger Meunier : de Charente en Pologne
pour le STO

Départ d'un jeune marié

Roger Meunier, né le 30 décembre 1922 et tout jeune marié, partit au


titre du Service de Travail Obligatoire de Libourne le 12 juillet pour
Sprottau. Cette ville ex-polonaise devenue allemande, proche de la
frontière Austro-hongroise était située en Silésie, au sud-est de Francfort
sur l'Oder. Quant l'armée de Napoléon 1er y stationna en 1813, elle trouva
que c'était le plus beau pays possible : «la Silésie est un jardin continu, où
l'armée se trouve dans la plus grande abondance de tout » raconte un
témoin.

C'est dans cette belle région que furent « déportés du travail[1] » de


nombreux Français, outre des Russes et des Serbes. Là aussi était établi un
camp de prisonnier, le Stalag 8C. La ville avait déjà hébergé des camps de

Roger Meunier : de Charente en Pologn... 82


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

prisonniers lors de la première guerre mondiale (Stalags VIIIC et Luft III) ;


elle redevint polonaise sous le nom de Szprotawa après la chute du IIIe
Reich.

Le mariage de Roger Meunier avait eu lieu le 30 juin 1943 avec


Marcelle Désiré, dite Gisèle (ma cousine et marraine), à Saint-Christoly de
Blaye, chez la grand-mère de la mariée, Louise Penaud (née Marguerite
Montangon), et la photo de mariage a été prise devant sa grange, à côté de
sa maison des Cabanes. Etaient surtout présents la famille et les amis du
marié. Sur la photo traditionnelle on voit, au premier rang : M. Arnaudin,
maire de Saint-Christoly, Lucienne Haut, une cousine de Gisèle, Désiré
Cruz, le frère cadet de la mariée. Au second rang, de gauche à droite :
Emile le grand-père de Gisèle, Gustave et Thérèse les parents du marié,
Marcel (né Alexis Marcel en 1901) et Yvette (née Marguerite Alphonsine
Penaud en 1907) les parents de la mariée, l'oncle et la tante Poitier :
Edmond Poitier (né en 1906)
et Claudette (née Paulette Penaud en 1910). Au dernier rang, on aperçoit la
grand-mère Louise Penaud, veuve depuis 1921, et son fils Yvon Penaud
(né Louis en 1922) encore célibataire, mais qui va se marier en novembre
suivant et un fils Poitier.

C'était un mariage non pas de raison, mais d'obligation, la jeune mariée,


ayant célébré (volontairement dit-elle) « Pâques avant Rameaux », portait
le fruit de leur passion, comme confirmé par un docteur de Bordeaux deux
semaines auparavant. L'enfant, Raymond Meunier, naîtra le 10 février
1944, 32 semaines plus tard et en l'absence de son père, ce qui explique
que la robe de la mariée n'eut aucune peine à dissimuler la récente
grossesse de 7 semaines. Si la mariée est souriante sur la photo de groupe,
on ne peut en dire autant des parents Désiré, ni de la tante Claudette ou de
l'oncle Yvon. Pour la grand-mère Penaud, difficile de se prononcer, mais
difficile aussi pour elle de se composer une attitude : sa fille aînée, mère de
la mariée, était née « hors mariage », comme dit à l'époque, et fut reconnue
par son mari au moment de leur propre mariage.

Roger Meunier : de Charente en Pologn... 83


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Une absence notable sur la photo de groupe, celle de la tante Duhard


(née Germaine, Marie, Rosemonde Penaud en 1916, dite Valmonde puis
Germaine) et de son mari Roger. Et pourtant ils assistèrent à la messe de
mariage, témoigne Gisèle, et elle se souvient qu'à la question faite à sa
tante « elles sont pas mignonnes, mes demoiselles d'honneur ?», le terrible
verdict d'une tante au vocabulaire à l'emporte-pièce tomba : «
mignonnes ? elles sont pas jolies plutôt ! ». La preuve de la présence
d'oncle et tante Duhard est apportée, outre le souvenir de Gisèle, par une
photo où elle tient au cou son filleul Jean-Pierre (premier fils de
Germaine), baptisé le 11 octobre 1942 et âgé de 10 mois et demi ; elle en
était très fière, car c'était son premier filleul (à 16 ans et demi) ; le parrain
était Jean Duhard, fils aîné de René, le frère aîné de Roger, et âgé lui de 19
ans.

Le STO

Le but du Service de Travail Obligatoire

Roger Meunier : de Charente en Pologn... 84


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Le Service de Travail Obligatoire fut institué par les Allemands, leur


intention : transférer dans leur pays des travailleurs des deux sexes, pour
participer à l'effort de guerre et remplacer les hommes mobilisés sous les
drapeaux du Reich. Ce furent d'abord des Polonais, des Russes, des
Tchèques, des Belges et des Norvégiens ; puis les Français. Les Allemands
avaient d'abord eu recours à des volontaires, à partir de l'automne 1940, et
80.000 acceptèrent de partir au début du conflit, pour un effectif total pour
toute la Seconde Guerre Mondiale de 150 à 200 000 Français, dont 30.000

Roger Meunier : de Charente en Pologn... 85


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

femmes. Il y eut des « volontaires forcés », pris dans des rafles et


« déportés » contre leur gré. En juin 1942, l'Allemagne devient exigeante :
Fritz Sauckel, gauleiter (c'est à dire chef d'une branche régionale du
NSDAP, le parti Nazi), réclame 350 000 travailleurs à la France. Pierre
Laval[2] annonce le 22 juin la création de la "
Relève", dont le principe est tentant : pour 3 travailleurs volontaires
envoyés, 1 prisonnier de guerre sera libéré. Mais c'est un marché de dupes,
car seuls les ouvriers spécialisés sont pris en compte et seuls sont relâchés
des paysans, ou des hommes âgés et malades, c'est-à-dire des improductifs
au plan industriel, qui n'auraient pu être utilisés par les Allemands comme
main d'œuvre. Certains KG (prisonniers de guerre) furent employés sur
place, ainsi Maurice Bruneau de Puynormand, alors que Pierre Lebugle de
Camembert [3] le fut dans le cadre du STO. Les improductifs auraient
probablement bénéficié d'un rapatriement de toute façon, à titre sanitaire
en particulier, comme il advint à Roger Duhard. De plus, la Relève n'étant
pas nominative, tel ne pouvant partir pour libérer tel prisonnier (frère,
mari, etc. ; le peu de succès de cette mesure (17 000 volontaires fin août)
sonna le glas du volontariat.

Aussi, le 4 septembre 1942, le chef du Gouvernement de Vichy, le


maréchal Pétain, promulgue la loi de Réquisition, frappant essentiellement
les ouvriers, et en zone occupée, la plus industrielle. St concernés les
hommes de 16 à 60 ans et les femmes sans enfants de 18 à 45 ans. Les
historiens estiment à 650.000 le nombre des travailleurs qui partirent en six
mois.

Le 16 février 1943 est instauré le véritable Service du Travail


Obligatoire (STO). Ce n'est plus un recrutement par catégories
professionnelles, mais par classes d'âge entières, celles des jeunes gens nés
entre 1919 et 1922, et qui auraient du faire leur service militaire. Ils sont
obligés de partir travailler, en étant rémunérés, en Allemagne et en France
aussi, et c'est la classe d'âge 1922 qui fut la plus touchée.
Les exemptions et sursis initialement promis aux agriculteurs ou aux
étudiants en février, disparurent dès juin. on ferma des usines françaises
pour libérer de la main d'œuvre. Une autre source de recrutement fut les
Roger Meunier : de Charente en Pologn... 86
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Chantiers de la Jeunesse, dont les éléments partirent par chantiers et


groupements entiers. Parmi les ex-STO, certains devinrent pas la suite des
célébrités. Citons : Michel Galabru, Antoine Blondin, Arthur Conte,
Georges Brassens[4], François Cavanna, Raymond Devos, le syndicaliste
André Bergeron et le très contre versé Georges Marchais (secrétaire du
PCF de 1970 à 1994). Il a soutenu qu'il n'avait été ni volontaire, ni déporté
du STO ; la vérité est qu'il travaillait dans une usine d'aviation allemande
en France depuis 1940 et fut délocalisé en Allemagne. Il n'y a pas à jeter la
pierre à ceux qui durent, pour survivre et échapper à pire, se mettre au
service des Allemands, rejoignant un vaste secteur industriel, dont les
usines de Volkswagen (Wolfsbourg), de Daimler-Benz, d'IG Farben, de
Messerschmitt, de Siemens, de BMW, etc.

Le STO n'emporta pas l'enthousiasme, on s'en doute, et nombreux furent


ceux qui tentèrent d'y échapper ; car il y a toujours des choix dans la vie.
Son institution provoqua le départ dans la clandestinité de près de 200 000
réfractaires, dont un quart vers les maquis en pleine formation, accentuant
le rejet du régime de Vichy, et constituant un renfort appréciable pour la
Résistance. Ce qui créa de sérieux problèmes d'intendance, avec la charge
d'héberger, nourrir, organiser, armer des milliers de nouveaux maquisards
impréparés. Les réfractaires au STO forment également le premier groupe
au sein des quelques 35 000 évadés de France qui, par l'Espagne puis
l'Afrique du Nord, rejoignirent la France libre.
Quand ils ne pouvaient fuir, les réfractaires se cachèrent à domicile ou
s'embauchèrent dans des fermes isolées, grâce à la complicité de paysans
heureux d'avoir une main d'oeuvre gratuite. D'autres purent échapper au
STO en s'embauchant dans la police et les pompiers, voire dans la Milice.
D'autres encore n'y purent échapper, raflés par la Milice et la Wermarch ;
le PPF de Jacques Doriot mit sur pied en 1944 des Groupes d'Action pour
la Justice Sociale qui, moyennant rémunération, se chargeaient de traquer
les réfractaires et d'enlever les hommes en pleine rue. Sacré époque ! Le
développement des maquis et l'amoindrissement du vivier humain
prélevable entraîna la chute des départs à partir de l'été 1943, et l'insuccès
de la troisième "action Sauckel" de juin-décembre 1943, puis le fiasco de
la quatrième en 1944. La Gironde se distingua, grâce au préfet Sabatier et à
Roger Meunier : de Charente en Pologn... 87
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

son secrétaire général Papon, et fut félicité par Pierre Laval pour avoir été
un des seuls à fournir davantage le quota fixé, après l'automne 1943.

La vie des STO était différente selon leurs lieux et conditions de travail.
Ceux qui étaient à la campagne, comme Roger Meunier, bénéficiaient
d'une certaine liberté, comme les Russes et Serbes, d'ailleurs, avec qui il
discutait, ayant des relations très amicales avec ces derniers, qui étaient
nombreux dans le pays. Les STO forcés devaient être rentrés le soir à sept
heures et travaillaient librement dans la journée chez leurs employeurs. Les
plus mal lotis étaient en ville ou regroupés dans des camps ; les plus
chanceux, STO ou prisonniers travailleurs, logeaient chez des particuliers,
ou dans des fermes et, si l'époux était sous les drapeaux, ils avaient droit à
des attentions particulières des épouses délaissées.
Maurice Bruneau, qui eut cette chance, était employé dans une ferme et
avait « sympathisé » avec la fermière esseulée.

L'ignorance des populations

Au moment des faits, comme à distance (et malgré le travail des


historiens), la population française était, et restera, dans une ignorance
quasi complète des événements qui se déroulaient. Leur vision de l'histoire
se limitait à leur propre aventure, sans tenter de l'intégrer à l'histoire de leur
société ou de leur pays. Et cela est valable pour les Français comme pour
les Allemands, expliquant comment on pouvait vivre heureux malgré tout,
et comment on pouvait passer à côté de la vérité ou des atrocités, de toute
bonne foi, en ignorant qu'il y avait des résistants, des déportés, des fusillés,
etc.. Dans les récits de ceux, par exemple, qui partirent pour le STO, on
note, au hasard des récits : « on ne se rendait pas compte (..), on ne savait
pas » (Bastien, d'Amiens, à propos de la Résistance et des fusillés) ; « on
ne savait pas du tout où l'on allait ni ce qu'on allait faire » (le même
Bastien).

Sur place, les STO restaient dans la même ignorance « En 1943, quand
les Allemands ont commencé à perdre à Stalingrad, nous avons commencé
à voir les journaux allemands avec deux pages d'avis mortuaires et la
Roger Meunier : de Charente en Pologn... 88
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

croix des soldats tués. (..). Nous n'avions pas conscience de cette débâcle.
On ne savait jamais. Nous n'étions donc pas tellement au courant de cette
évolution, ni des camps de concentration, d'ailleurs » (Bastien).
Pourtant, tous les jours ils passaient à 30 km d'un camp de concentration
et, quand ils croisèrent un jour, par hasard, des prisonniers en tenue rayée,
ils ne comprirent pas, explique Bastien : « Les gars sont dans un camp.
Mais que font-ils ? On ne savait rien du tout. On passait par moments
peut-être à dix kilomètres du camp ! Mais on ne s'en rendait pas compte.
On ne savait pas. Les civils allemands eux-mêmes ne le savaient pas non
plus, sauf certains peut-être. C'était vraiment le champ d'action des SS,
pas du tout celui de l'armée allemande ». Quant à la population allemande,
soumise comme la française aux restrictions, elle n'avait d'autre
préoccupation que de trouver à manger et d'inquiétude que le sort des leurs
recrutés dans les armées du IIIe Reich, et ne manifestait aucune peur, sauf
quand grondaient les canons ou éclataient les bombes.

Ayant un régime particulier, de « travailleurs volontaires désignés »,


pourrait-on dire, les STO bénéficièrent de permissions début 1944 (avant
le débarquement), mais les permissionnaires ne revenaient pas et les
Allemands cessèrent d'en donner et durent rester sur place. A cette vie, ils
s'habituaient : travail, repas, quelques distractions au café du coin, du
tabac, quelques filles quand même, rendues d'autant moins farouches qu'il
y avait pénurie de jeunes hommes, discussions entre eux et avec les
hommes d'autres origines. La vie s'écoulait tranquille, ils sortaient la nuit,
allant à l'auberge et retrouvant Français, Russes, Serbes, Polonais, tous
amateurs de schnaps. Les échanges de courrier avec la France, d'abord
autorisés, furent interrompu au moment du débarquement de juin 1944 et
remplacés par des cartes-lettres pré-imprimées acheminées par la
Croix-Rouge et la Suisse, environ une fois par mois.

C'est au début de 1945 que les choses ont semblé changer, que les STO
et les populations ont senti que ça n'allait plus pour eux « quand par
exemple, on démontait les lignes téléphoniques en cuivre pour les
remplacer par du fer. C'était l'exemple typique qui montrait qu'ils étaient
Roger Meunier : de Charente en Pologn... 89
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

en train de tirer leurs dernières cartouches » témoignait Bastien, le postier


d'Amiens. Les trois premiers mois de 1945 furent les plus durs, pour les
autochtones, comme pour les travailleurs forcés. « On ne savait plus rien
pendant cette période de trois mois de ce qui se passait. Les ragots, les
bouteillons traînaient. On nous disait : oui, ceci ; oui, cela. On se sentait
alors vraiment isolé. D'un autre côté, on sentait que les Allemands
n'avaient plus rien. Ils étaient comme nous en France. Ils n'avaient plus de
ravitaillement, plus rien. On se disait : [les Français] vont certainement
arriver. On a traîné comme ça jusqu'au mois de mars 1945. Les Allemands
avaient peut-être peur, mais ça ne se sentait pas dans la population civile.
On côtoyait les civils tous les jours. Cette peur ne se sentait pas dans la
population civile » (Bastien).

Roger Meunier : de Charente en Pologn... 90


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Séjour en Allemagne de Roger Meunier

Voyage de Bordeaux à Sprottau (Allemagne)

C'est 1741 km de routes et autoroutes que l'on aurait à franchir en 2007


pour rallier Bordeaux à Szprotawa, l'ex Sprottau de 1943 , ce qui est
possible en 30 heures, en s'arrêtant pour la nuit et deux repas. Il en allait
tout autrement en juillet 1943, l'acheminement se faisant par train, avec les

Roger Meunier : de Charente en Pologn... 91


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

difficultés de transport tenant aux nombreux convois et au bombardement


des lignes stratégiques par les avions de la Royal Air Force anglaise
« Partis de Bordeaux le 12-7-43 de la gare St-Jean à 21h30, passés à
Libourne, Coutras, vitesse formidable. Premier arrêt Angoulême 22h45 ;
pris de nouveaux camarades ; repartis à 23h20 vers Poitiers. Nous nous
sommes arrêtés avant cette gare pendant 3h1/2 à cause du déraillement
d'un rapide. Repartis à la gare de Poitiers ; nous avons pris des
Vendéens : il était (4 h ?). Roulés jusqu'à St-Pierre des Corps avec un
arrêt de 20 minutes ; il était (5 h ?). Nous nous sommes débarbouillés sur
le quai de cette gare, puis repartis. Nous avons commencé le pousse croute
(crotte ?), suivis les bords de la Loire, passés Blois, Orléans par une
journée magnifique, ensuite Juvisy et la banlieue Parisienne, qui était de
toute beauté ; enfin, arrivée à la gare de l'Est[5].

A 12h15[6], rassemblés dans la cour de cette gare, nous fûmes


regroupés, puis montés ( ?) dans un autre train y placer nos bagages.
Nous avons eu la (joie ?) de sortir en ville jusqu'à 3h ; enfin, après avoir
achetés du pain, du vin et bus quelques bons petits verres de mousseux,
nous avons repris nos places dans les wagons, où nous avons touchés une
flûte et un petit saucisson. Nous sommes repartis de Paris à 16h15, passés
à Compiègne, St-Quentin, avec quelques arrêts sur le bord de la voie pour
laisser passer les trains de marchandises. Deux arrêts dans des gares de
petites importances où des jeunes filles nous prenaient les lettres ; ensuite,
traversés Maubeuge, Archeline ; gare frontière franco-belge 21 h. Le
14-7-43, traversés la Belgique (.. ?), Namur, Liège ; le jour s'est levé,
Kimkemper ( ?) à 5h ; arrivé à la frontière belgo-allemande Kubestal
6h1/2.
Nous avons descendu du train avec nos bagages, passés dans la gare
pour faire contrôler nos valises et portefeuilles. Enfin remontés dans le
train ; nous avons attendus 4h de temps, à cause du bombardement d'Aix
la Chapelle la nuit du 13 au 14. Pendant ce temps, nous avons posés des
bouteilles sur la voie et, avec des gros cailloux, c'était ce qui les
casseraient, une véritable bataille après ces malheureuses qui étaient
vides. Hélas, il s'en est bien casser quelques mille et (...) long du voyage.
Enfin, nous sommes repassés en Belgique pour aller à Aix ; après un assez
Roger Meunier : de Charente en Pologn... 92
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

long détour, nous y sommes arrivés à 12h .La ville était à moitié détruite et
toute fumante ; nous devons toucher du ravitaillement, mais après cet
incident, nous sommes repartis à 14h sans avoir rien toucher. Nous avons
traversés la Rhur, avec ces villes bombardées ; passés à Glattbach,
Nussers ( ?), Krefeld, Duisbourg, Oberhausen, Essen ; arrivés à 21 h,
arrêt de 1 h ; la gare était entièrement détruite. Repartis à 22h ; comme la
nuit commençait, nous passions à Nane Eickel, Dortmund 23h30.

Le 15 au matin, arrivés à Hanovre ( ?) ; nous avons laissé une partie


des camarades du convois ; après un arrêt de 30 minutes, nous sommes
passés à Magdebourg, Dessau, Belzig, Rebruch ; le paysage était
splendide. Notre train s'est arrêté dans un bois à proximité d'un camp
entouré de fils de fer barbelés[7], mais nous sommes descendus du train
avec nos bagages dont nous avons mis les plus gros dans un grand hangar.
Nous fûmes dirigés dans une (cantine ?) très vaste ; nous avons touchés
du pain, de la soupe, avec un peu de confiture[8] ; puis, placés dans une
barraque de bois
avec des lits superposés en bois sans paillasses mais, vu la fatigue, très
bien dormis ; la première alerte, qui dura 1h.

Le lendemain 17, levés à 7h ; passés au lavabo, puis une promenade


dans le camp jusqu'à midi. Nous fûmes à nouveau réunis dans la cantine ;
nous avons touchés du pain, du beurre, un peu de saucisson ; puis,
l'après-midi, nous avons eu un petit concert pour nous distraire. Le 18 au
matin, après avoir fais la toilette, nous fûmes rassemblés pour prendre le
départ mais, avant, nous avons touchés une purée, puis nous sommes allés
à la gare qui était à 500 m du camp à 14h. Nous avons attendus le train
pendant 2 h ; partis à 16h, nous nous sommes arrêtés au Zoo près de
Berlin pour prendre le métro jusqu'à la gare qui mène à Breslau. Arrivés à
cette gare à 18h ; nous sommes repartis après deux heures d'attente, à
20h. Il faisait une nuit très noire, nous n'avons pu rien voir.

Passés à Francfurt sur Oder, Sugan ( ?), Lugnitz ; arrivés à Breslau le


19 à 6 heures ; nous avons attendus pendant deux heures devant la gare où
un camion est venu nous chercher pour nous amenés pour nous amener
Roger Meunier : de Charente en Pologn... 93
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

dans une ancienne caserne qui était remplie d'Ukrainiennes. A midi, nous
avons touché de la soupe faite avec de la farine de millet. L'après-midi, j'ai
trouvé Louis Huit ( ?) qui m'a fait visiter sa fabrique de sucre, puis nous
sommes revenus à la caserne nous coucher[9].

Le lendemain 20 [juin], après la toilette, nous fûmes conduits à


l'arbitsam[10] puis, à midi, revenus à la caserne mangés la soupe avec du
fromage et deux tartines de pain[11] ; enfin revenus à l'arbetsam. Nous
fûmes choisis 21 camarades pour partir destination inconnue ; nous avons
pris le tram jusqu'à la gare, posés nos bagages dans un lieu sûr, car notre
train n'était qu'à neuf heures. Sortis en ville pour manger des patates. J'ai
rencontré René Rebière, nous avons bu la bière ensemble, puis rentrés à la
gare ; nous sommes partis à 21h30.

Le 21, arrivés à la gare de Sagan[12], 2h du matin ; nous avons couchés


dans une barraque sans lit. Moi, j'ai couché sur une grande caisse pas très
confortable, mais bien dormis tout de même. A notre réveil, le chef nous a
menés sur le quai de la gare et nous a fais servir du café avec deux tartines
de pain beurré ; il était 8h. Au même instant, un train de prisonniers
blessés partait pour la France. Revenu à notre barraque ; cinq de nos
camarades partirent travaillés à Sagan, tandis que nous, les 13 autres,
revenus à la gare avec un interprète, nous avons pris le train pour
Sprottau à 13h3 ;. arrivée à Sprottau gare 14h15 ; partis de la gare à pied,
sans nos bagages que nous avions laissé à la gare, que trois camarades
gardaient. Nous sommes arrivés à l'usine 15h30. Nous sommes rentrés
dans la cantine, où nous avons écris jusqu'à 17h, heure de la soupe. Ce
jour là, nous avons touché du pain, 1 kilo, un quart de beurre, cent
grammes de confiture et une fameuse soupe qui était de l'eau. Ensuite,
l'interprète nous .. [déchirure de la page]..
.. le camp, puis dans une chambre de 8 lits. A 20h [déchirure] cherché nos
bagages à l'usine, dont le train venait de nous amener.. [déchirure] ..enfin
revenus avec tout notre fourbis, nous avons touché deux [déchirure de la
page].. c'était des lits superposés avec des paillasses aussi ..
[déchirure]..vite membres inférieurs au lit car depuis 8 jours sans repos ni
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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

sommeil, il nous tardait à tous de dormir une nuit tranquille.

Le lendemain à 6h, tous debout pour boire le café, mais c'était du vrai
jus de chaussette[13] , enfin. Nous avons eu la journée pour arranger nos
valises, nous n'avons pas d'armoires. A midi, quelques patates qui se
battaient en duel dans la gamelle ; ensuite, nous avons pris connaissance
du patelain. A 17h la soupe, puis un bain dans la Bober, petite rivière qui
sépare l'usine de nos barraques, qui sont juste au bord. Puis, retour sur la
paillasse, mais bon sommeil ».

Séjour à Sprottau

« Le 22 à 8h [23 plutôt].., nous avons pris connaissance de notre


travail : moi je fus conduit dans la fonderie, ainsi que cinq copains.
Première journée très bien passés et les jours suivants aussi.

Nous sommes partis de nos barraques le 4 novembre, pour laisser la


place aux Italiens. Nous sommes allés chez Klimmeck, dans une ancienne
salle de théatre, séparée avec en 3, deux chambres de chaque côté, les
armoires et trois tables dans la pièce du milieu qui servait à écrire et
manger.
Nous avions les douches et les cabinets dans une pièce attenante. Nous
sommes sortis de cette salle pour aller dans une barraque dans l'usine, à
côté des Tchéques et du Bober. Là, nous allâmes le 4 décembre. Nous ne
pouvions sortir sans permission à partir de 22h et les permissions ne sont
valables que jusqu'à 22h30.

Le 1er novembre j'ai changé de machine pour travailler aux grenades ;


je faisais des moules du matin 6h jusqu'à 12h, puis de 13h à 17h. Je
coulais la fonte qui chauffait à 500 degrés dans ces moules avec une
casserole de fonte recouverte d'argile, qui pesait pleine 15 kg. Le 31
décembre 1943 à 16 heures, à l'avant dernière casserole, je me suis fait
tomber de la fonte dans mon soulier ; le pied fut brûlé en trois endroits, ce
qui n'est pas encore guéri ; j'allais à l'infirmerie tous les ( ?) jours.

Roger Meunier : de Charente en Pologn... 95


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Pour la nourriture, voilà le menu de la semaine : lundi, millet au lait


avec soupe, 1 kg de pain, un quart de beurre ; mardi midi, patates au
fenouil, soir soupe ; mercredi midi, patates avec une boulette, soir 1kg 500
de pain, 200 g saucissons, 25 g beurre, soupe ; jeudi encore patates, soir
soupe ; vendredi, patates, boudin, soir soupe ; samedi (déchirure...g) pain
blanc, 300 g saucisson rutabagas, soir néant ; dimanche midi, pain (..) et
toute la semaine de même ».

[Déchiffrement difficile des pages suivantes, en partie déchirées, écrites


au crayon, les précédentes l'étant à l'encre].

Transfert vers Nordhausen (10.6.45 ?)

« Partis de la barraque après avoir fais bagages à un (..) Attendus


jusqu'à 4h qui fut l'heure du départ pour (..). 1 kg de pain et saucisson. A 1
km de l'usine, j'ai eu mal à la cheville droite, mais j'ai pu faire 10 km ;
ensuite les deux m'ont fait mal ; j'ai fais 4 km de plus, ne pouvant plus faire
un seul pas. je me suis assis, le copain Hallet ( ?) a porté ses bagages, puis
il m'a porté sur le dos pendant 3 km, dans une sale de théatre où nous
avons passés la nuit, couchés vers 2 h.

Le dimanche 11, réveil à 7 h ; je ne pouvais me tenir debout. Etant les


derniers dans la salle, nous avons trouvé une petite charrette à quatre
roues, membres inférieurs les bagages et moi par-dessus. La journée était
belle. Midi, arrête pour manger, ensuite nous avons trouvé une remorque
de l'usine qui a tiré notre charrette. Une dame nous a donné une cigarette.
A Wiscau 24h ( ?), nous avons couché avec des ( ?) russes, très grands ; ils
nous ont donné des patates pour le souper.

Le 12, départ à 8h ; après avoir bu le café, nous avons pris la route


direction Rirbus ( ?), mais à cette ville route barrée. Il a fallu coucher
avec les prisonniers dans un hangard en très mauvais état et avoir froid
toute la nuit, après avoir fait 28 km sans presque manger. ( ?) matin,
départ à 7h ; à midi une dame nous a donnés un morceau de saucisson et
Roger Meunier : de Charente en Pologn... 96
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

du café. Nous sommes ( ?) jusqu'à Muskau 18 km et avons couché dans


une ( ?). départ à 8 h, arrivés à Weiswasee ( ?) 8 km ; nous avons
retrouvés d'autres camarades de l'usine qui nous ont conduits dans une
briquetterie pour toucher 2 kg de pain chacun et une soupe ; couchés là.
Sommes partis le matin à 7h avec une colonne de Russes[14] jusqu'à
Milkel, 32 km. Nous avons (manque mot) dans un Kommando[15]
français, ils nous ont donnés du pain, de la soupe, viande, confiture,
biscuits. Le soir, j'ai eu mal d'estomac ; un copain m'a fait du lait.

Le matin départ à 8h vers Rautzen, 18 km ; la colonne a couché dans un


(domaine ?), mais nous dans un Kommando à 8 km de plus. Nous avons
encore eu des casses croutes. Matin départ à 8 h, après avoir eu soupe et
200 g de pain, vers (Koenigsbruck ; rayé) Kamenz.. (illisible), 22 km, plus
6 pour rejoindre la colonne. Le soir, encore 200 g de pain, une soupe
chaude dans un hangard. Matin départ 7 h, mais j'ai pu monter dans une
charrette à chevaux : l'étape fut de 28 km, de Kamenz à Koenigsbruck, 20
km. Nous avons couché dans un ancien théatre après avoir eu pain et
soupe.

Le matin départ à 8h ; arrivée Grosenheim, il a fallu faire 8 km de plus,


soit 38 km. Couchés dans une ferme avec Russes pendant deux jours. Au
repas, nous avons eu nouilles, pain ; le matin au réveil, j'ai eu la surprise
de voir un pantalon, une veste, socquettes, rasoir disparus ; le copain, une
chemise. Dans un kommando nous avons eu biscuit, pain, pâte de fruit,
fromage. Matin départ à 9h vers Risa ; arrêt 3 km avant (illisible..) ;
mangé patates, soupe (illisible..).

(..) d'Erfut, nous avons touchés un casse croûte, puis un billet de chemin
de fer. Pris le train à 5h, passés à Ochatz, Wersen, arrivés à Zerlzig ( ?) à
10h. Nous avons passé à la police pour la fouille, puis manger une soupe,
ensuite coucher dans la salle d'attente ; 73 km.
Matin départ à 6h, Werssenfels, Kaunenberg, Apelda, Warmar, Erfut,
110 km. Arrivé à l'arbeistamt, nous avons touché 200 g de pain à 10h et
une soupe à 2h. de samedi à mercredi, même régime.

Roger Meunier : de Charente en Pologn... 97


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Départ le soir à 6h, arrivé à Nordhausen à 10h30 ; couché dans la


gare ; le matin, mangé une soupe, puis menés dans une caserne ; nous
jeunes, embauchés deux jours après avoir fait le papier dans une fabrique
souterraine. J'étais comme fraiseur ».

Fin du texte (évacuation ?) au début il envoyait de l'argent ; quant à


Gisèle, elle touchait 700 f de l'Etat français, qu'elle donnait comme pension
à sa mère.

Bibliographie consultée :
Arnaud P. (2006). Les travailleurs civils français en Allemagne pendant
la Seconde guerre mondiale (1940-1945) : travail, vie quotidienne,
accommodement, résistance et répression. Thèse de doctorat, Paris-I, 5
volumes, 1942 p.
Bastien (sd). D'Amiens au STO en Allemagne, 1943-1945. Témoignage de
M. Bastien, né en 1929 à Amiens. Source Web.
Causse G. (1997). Mémoires d'un Tarnais STO en Allemagne, 1943-1945.
Graphi Midi-Pyrénées, 1 vol.
Chastanet Ch. (2002). La reconnaissance juridique des requis du STO.
Mémoire de DEA, Limoges, 147 p.
Evrard J. (1972). La déportation des travailleurs français dans le IIIe
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Garnier B., Quellien J. et Passera F. (2001). La Main-d'œuvre française


exploitée par le IIIe Reich. Actes du colloque international de Caen
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Meunier R (1943-1945). Voyage de Bordeaux à Sprottau (Allemagne).
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Pasquiers J. Jeannot chez les nazis - Journal d'un Déporté du Travail
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Roger Meunier : de Charente en Pologn... 98
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Secondé J. (sd). Souvenirs de STO à Fussgönheim. Témoignage publié


sur le web.

notes dans le texte


[1] Admise en Belgique, la dénomination de "déporté du travail" a été
interdite aux associations de victimes du STO par la justice française
(1992), pour éviter une confusion avec la déportation vers la mort des
résistants et des Juifs. Le Parlement français ne s'est jamais prononcé sur la
qualification à donner aux requis du STO, mais il existe une Fédération
Nationale des Rescapés et Victimes des Camps Nazis du Travail Forcé,
seule agréée.
[2] Avocat, député socialiste pendant la Première Guerre mondiale, Pierre
Laval passe ensuite à la droite parlementaire. Il est plusieurs fois ministre
et président du Conseil pendant les années 20 et les années 30.
Il est écarté du pouvoir en janvier 1936, d'où la une vive hostilité
manifestée à l'égard de la IIIéme République. La défaite de 1940 lui fournit
l'occasion de revenir au pouvoir : vice-président du Conseil de juillet à
décembre 1940, il mène une politique de collaboration active avec
l'Allemagne. Révoqué et arrêté fin 1940 sur ordre du Gouvernement
français, il est libéré à la demande des Allemands et reprend la tête du
gouvernement en avril 1942. Collaborant avec l'occupant et souhaitant la
victoire de l'Allemagne, il créé en 1942 la Relève puis le Service du
Travail Obligatoire (STO), et la Milice en 1943. Arrêté par les Américains
en 1945, il est jugé par un tribunal français, condamné à mort pour haute
trahison et fusillé en octobre 1945 après avoir tenté de se suicider.
[3] Pierre Lebugle, aide familial sur la petite ferme laitière de ses parents à
Camembert (Orne) dans les herbages du Pays d'Auge, il fut requis avec
trois camarades de la même commune par le STO. Envoyé dans une
grande exploitation proche de Berlin, il allait découvrir la grande culture
du Neumark. Pendant près de 2 ans, il participa aux travaux des champs,
dans un contexte relativement privilégié, qu'il consigna dans son journal
jusqu'à son retour en Normandie, après un périple qui le conduisit jusqu'à
Moscou.
[4] Georges Brassens a écrit une chanson, « Il n'a pas eu de chaude-
pisse » pendant son STO en Allemagne ; elle a été reprise par Le Forestier
Roger Meunier : de Charente en Pologn... 99
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

qui chante Brassens (sur l'air de "Le nombril des femmes d'agent").
[5] Orthographe et ponctuation respectée ; des commentaires en notes de
bas de page ont été ajoutés, si besoin était.
[6] les précisions horaires apportées témoignent qu'il possédait une
montre et avait un grand souci de mesurer et rythmer le temps ; fractionner
le temps donne l'illusion d'en être maître, ce qui n‘était évidemment pas le
cas.

[7] pas de réaction devant ce camp, probablement de prisonniers ou


déportés, car la plupart sont dans l'ignorance de ce qui se passe..

[8] ersatz de confiture à cette époque, faite à partir de betteraves, quand


ce n'était pas à partir de houille ou charbon distillé. Les Français durent
apprendre le mot allemand ersatz (remplacement), de triste mémoire en
français, qui demeurera un mauvais souvenir pour ceux qui eurent à subir
les rationnements de l'Occupation. Ainsi, à la place du sucre, la saccharine,
qui se présentait sous forme de petits grains ; à la place de la confiture, la
michtrolle, frabriquée en Belgique qui était de la mélasse de betterave ; à la
place du café, la chicorée ; du tabac, la barbe de maïs, etc.
[9] tous les STO qui ont raconté leur séjour font état de cette liberté
relative dont ils jouissaient, dans un périmètre restreint il est vrai
[10] l'Arbeitsamt est le Service (allemand) du travail et un arbeitslager,
un camp de travail.
[11] comme la France, l'Allemagne était soumise à des restrictions, mais
les travailleurs avaient une meilleure ration que les inactifs
[12] il y avait également à Sagan un camp principal de prisonniers, duquel
dépendaient plusieurs détachements de travailleurs.
[13] cette expression vient de l'argot militaire : aussi mauvais que si l'on
faisait le « café à la chaussette », avec ou sans café !
[14] souvenirs de captivité recueillis sur le web : « 4 mai 1945 :
Petersdorf-Sprottau-Oberleschen (22 km). Gros convois militaires vers
l'ouest - colonnes interminables de civils polonais, russes, etc., travailleurs
dans les usines et les fermes, d'ex-prisonniers vers l'est. Sur les quelques
20 millions d'étrangers envoyés de force dans le Reich, russes et polonais
refluent maintenant vers l'est, consommant, pillant et cassant tout sur leur
Roger Meunier : de Charente en Pologn... 100
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

passage (..). De leur côté les soldats russes que nous rencontrons,
délestent à leur tour les prisonniers français de leurs montres, souvent des
alliances, même des ceinturons. Des scènes cocasses se produisant :
parfois certains soldats ou travailleurs français exhibent leur carte du
PCF, qu'ils avaient réussi à conserver dans les usines et les fermes, chose
qui aurait été impossible dans un oflag, bien entendu sans le moindre
succès. La colonne des officiers français s'étirait peu à peu, sur des
kilomètres, mêlée à des groupements les plus hétéroclites de travailleurs
déportés en Allemagne, etc. ».
[15] un kommando désigne une équipe de travail ou un service du camp ;
commandé par un « kapo » de même nationalité et condition.

Roger Meunier : de Charente en Pologn... 101


Roger Duhard : la défaite de 1940 et le
Stalag

La déclaration de guerre

Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 102


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Alors que la population française vit les soubresauts de la


3ème République, les Allemands ont choisi un nouveau maître, Adolf
Hitler, qui règne en maître absolu. Ce fils d'un petit fonctionnaire des
douanes autrichiennes, ancien caporal pendant la Première guerre
mondiale, a d'abord été porté à la tête du puissant Parti National Socialiste
des travailleurs allemands avant de devenir, en 1933, chancelier du Reich.
Il s'est aussitôt empressé de se débarrasser des communistes et de
l'opposition de droite et a commencé à mettre en application ses idées

Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 103


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

pro-aryennes et antisémites, idées appuyées sur une politique


expansionniste. Désireux de conquérir l'espace vital nécessaire au
développement biologique de son peuple, le 1er septembre 1939, il fait
envahir la Pologne.

La France et la Grande Bretagne, alliées de ce pays, exigent l'immédiate


évacuation et lancent un ultimatum de 48 heures. L'Allemagne ayant rejeté
cette sommation, les deux puissances lui déclarent la guerre. Le 3
septembre 1939 débute la Seconde Guerre mondiale et c'est le troisième
conflit avec l'Allemagne en 70 ans dans lequel la France est impliquée.
L'armée française, commandée par le général Gamelin, tente une incursion
dans la Sarre, mais doit se replier sur la ligne Maginot. En face, les
Allemands ont pris position sur la ligne Siegfried et pendant sept mois les
deux forces vont s'observer.

Le 2 septembre 1939, Roger Duhard reçoit à Saint-Aigulin, où il est


toujours adjoint au maire, son ordre de mobilisation « sur pied de guerre »,
c'est à dire en uniforme et en armes. Ses deux autres frères, par contre y
échappent : René, déclaré définitivement inapte après sa blessure de 1917,
et Régis, ayant la charge d'une famille de quatre enfants.
Son ami Marcel Ligier, également mobilisé, est affecté au IVème
bataillon du 344° Régiment d'infanterie. Ce bataillon formait corps, c'est à
dire qu'il était autonome et comportait en temps de guerre 4 compagnies de
300 hommes chacune, dont une d'accompagnement, dotée d'artillerie
légère.

Roger aurait du être versé dans la cavalerie mais, grâce à l'entremise de


Marcel, sera nommé dans sa Compagnie, en qualité de maréchal des logis
artificier. Le chef du bataillon était le commandant Poirier, ancien officier
de la Légion étrangère et des Tirailleurs, frère d'un cinéaste célèbre (Léon
Poirier), qui se lia très vite d'amitié avec Marcel et Roger. Après la guerre,
Poirier confiait que son regret était d'avoir eu aussi peu de morts dans son
bataillon et qu'il eut été heureux que ses hommes se fassent tuer jusqu'au
dernier, lui y compris. Il mourut en juillet 1956, à quelques mois de la
remise de la Croix de Chevalier de la Légion d'honneur à Roger Duhard.
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 104
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Marie Ligier précise : Marcel et Roger ont été mobilisés à Laleu. Mon
mari n'aurait pas dû l'être, car nous avions quatre enfants, mais il était
officier de réserve, et il est même parti huit jours avant les autres. Je sais
que Germaine allait rendre visite à Roger, et c'est là que Marcel a fait sa
connaissance. C'est également à Laleu qu'ils ont fait la connaissance de
Henri Guichard.

Au bout de quelques mois, ils sont partis ensemble à La Rochelle, où


nous allions les voir. Une fois nous y sommes allés avec Régis et sa femme.
Ils sont passés me prendre avec mes enfants au Pont de la Maye où nous
habitions, et c'est ainsi que mon mari a pu voir ses enfants.
Je suis retournée le voir une dernière fois le 25 décembre 1939. Il
m'avait prévenu que le lendemain ou le surlendemain ils partaient pour
une destination inconnue ; nous savions que c'était pour l'Est de la France.

Régis se souvenait de ce voyage et précisait même qu'il allait voir son


frère toutes les semaines et rencontrait Germaine, la fiancée de Roger qui
pour le suivre avait quitté Saint-Savin et s'était faite embaucher dans un
hôtel restaurant à La Rochelle.

les mobilisés (R. Duhard au centre, debout)

Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 105


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Roger est nommé Sergent-Chef le 1er novembre 1939. C'est dans les
Ardennes que le IV° Bataillon est parti le 28 décembre ; Roger et Marcel y
resteront en stationnement tout l'hiver 39-40. De cet hiver, les deux amis
avaient un mauvais souvenir, car il fut l'un des plus rudes de la guerre et
dans l'Est, où ils étaient, encore plus rigoureux qu'ailleurs. Marcel Ligier
montrait souvent une photo prise le 6 janvier 1940 lors d'une présentation
de sa Compagnie à Raucourt, près de Sedan (Meuse) où les hommes
alignés sous la neige, grelottent malgré leur capote militaire.
Raucourt, 6 janvier 1940 (Ligier devant ses hommes)

Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 106


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Roger aurait pu être renvoyé sur les arrières, mais ne voulut pas en
profiter. Marcel racontait : « L'ordre arrive de renvoyer Roger Duhard
dans son entreprise pour les besoins de la défense nationale (..). Nommé
adjudant en février 1940 (le 15), il est en effet affecté au centre Militaire
des Bois, à Bordeaux, d'où il pourra être détaché dans son usine. Ses états
de service, son âge, l'autoriseraient à exécuter cet ordre. De fait, bien
d'autres, qui ne peuvent lui être comparés, s'empressent d'accepter les
avantages offerts aux affectés spéciaux, quittent le bataillon et rentrent
dans leur famille. Sacrifiant aussi bien son confort que ses intérêts,
cependant très légitimes, Roger Duhard choisit de rester avec ses
camarades de combat.

Leur bataillon sera ensuite affecté à Revigny, dans la Meuse, à 16 km


de Bar Leduc. Commandant un pont sur l'Ornain, la ville avait été
défendue avec succès pendant la Première Guerre, lors de la bataille de la
Marne de septembre 1914. Elle avait alors été en partie dévastée par les tirs
d'artillerie et les bombardements d'avions et c'est avec une inquiétude
grandissante que ses habitants suivaient les événements. Pendant ce temps,
dans le reste de la France, l'imminence de la guerre, qui n'a pas encore
véritablement commencée, n'empêche pas la vie littéraire ou sportive de
continuer. Le 14 avril, Soffietti remporte la course Le Mans Paris, qui a
remplacé le classique Paris Roubaix. Le 1er mai, le Racing Club de Paris
remporte la finale de la Coupe de France en battant par 2 buts à 1
l'Olympique de Marseille. Le 8 mai est créé à Paris « Médée » de Darius
Milhaud dans une mise en scène de Charles Dullin.

La défaite

Jusqu'alors, il n'y a pas eu d'affrontement véritable. Dans cette « drôle


de guerre » les ennemis se sont juste épiés, chacun retranché derrière leur
ligne, conçue pour être infranchissable. Mais les Allemands se préparent à
une attaque massive, et y mettront les moyens nécessaires.Le 10 mai 1940
commence la campagne de France, qui s'achèvera le 25 juin. Dans la nuit
du 9 au 10, les Allemands envahissent la Belgique et sont le 11 à Liège ; la
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 107
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Belgique capitulera le 28. Les Pays Bas sont hors de combat. Dès le 15
Mais déjà, le 13, les blindés allemands franchissaient la Meuse à Dinant,
Monthermé et Sedan et, entre le 20 et le 25, s'emparaient d'Abbeville,
Arras, Boulogne et Calais.
Une contre attaque lancée le 20 mai par le général Weygand, nouveau
chef des armées, en remplacement de Gamelin, échoue et c'est le
commencement de l'effondrement de l'armée française, qui se croyait
invincible. C'est aussi ce 20 mai 1940 qu'était ouvert par Allemands le
camp de concentration d'Auschwitz, en Pologne. Pour les alliés, Français
et Anglais, la débâcle commence ; les troupes britanniques et quelques
éléments français, encerclés par les Allemands, embarquent en catastrophe
à partir du 24 mai à Dunkerque, qui tombe le 4 juin.

Ce mois de Juin 1940, est celui du désastre ; la bataille de la Somme,


engagée le 5 juin, confirme l'écrasante supériorité allemande. Rouen tombe
le 9, Paris le 14, Orléans le 17, Brest, Vichy et Lyon suivront le 20. La
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 108
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

ligne Maginot capitule le 22 juin. La panique gagne les populations civiles


qui fuient devant l'avance allemande, terrorisées par les supposés sévices
qui l'accompagne et un incroyable exode les précipite sur les routes en
voitures, en charrettes, en vélos ou à pieds. Des villages entiers seront
abandonnés et des familles entières tenteront de trouver refuge vers le sud
du pays.

Le siège du gouvernement, d'abord transféré à Tours, le 10 juin, est


déplacé le 14 à Bordeaux, où arrivent Paul Reynaud (Président du
Conseil), le maréchal Pétain (vice-président), Albert Lebrun (Président de
la République) et l'ensemble des ministres.
Dès le 12 juin, Weygand avait annoncé au Conseil des ministres que la
seule issue était l'armistice, ordonnant en même temps le repli des troupes.
Le maréchal Pétain partage l'avis de Weygand : il faut demander
l'armistice de toute urgence, c'est ce qu'il fera le 17 juin.

Revigny sera attaqué le 13 juin. La veille de l'assaut, que l'on savait


imminent, Roger rendit visite à Marcel Ligier : « Te souviens-tu la
dernière visite que je fis à ton PC, la veille de l'attaque de Revigny et
l'émotion qui nous étreignit alors car, hélas, nous n'avions aucune illusion.
J'apportais l'ordre du général Mast de tenir jusqu'à l'extrême limite. Et
nous avons tenu : avec nos bouteilles d'essence et nos bottes de paille pour
incendier les tanks ! .
Roger note dans son carnet de guerre :
Jeudi 13 juin : Bombardement par bombes et mitrailleuses. Le PC du
colonel Bousquet est écrasé. Le pilonnage d'artillerie commence. Les
Allemands sont à 5 km.
Vendredi 14 : La bataille continue à Raucourt, Brabant, Lermaige, où les
13°, 14° compagnies ont disparues. A 16h les TR sont évacués sur le bois
de Bugne après Laimont.
Samedi 15 : A 7h Revigny est cerné, Laimont occupé et nous devons fuir
avec les TR. Je pars le dernier du bois et les boches sont à 150m du virage,
qui tirent au FM en moto.

C'est dans les circonstances exceptionnelles que se révèlent les


Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 109
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

caractères d'exception. Roger Duhard va faire preuve une nouvelle fois de


belles qualités d'âme. Extrait du J.O. : « Est cité à l'ordre du régiment
Duhard Roger, adjudant du 344° Régiment d'Infanterie, 4° Bataillon de la
subdivision de La Rochelle, classe 1920. A dirigé avec son sang-froid, son
courage et sa conscience habituels, le 15 juin 1940 au bois Bugne à 3km.
E. de Laimont (Meuse) le repli du T.
R. hippo. S'est replié le dernier seul, à pied, le fusil à la main. S'est trouvé
au contact de motocyclistes ennemis, en a abattu un à 20m, déterminant
ainsi le repli des autres. Le présent ordre comporte l'attribution de la
Croix de Guerre avec étoile de bronze".

Dans un rapport établi plus tard, Roger fera un récit plus circonstancié
des événements de ce jour là. « Lorsque l'ordre de départ a été donné, le
convoi hippo était reculé dans le bois, sous le couvert des arbres. Un
conducteur (..) mit ses chevaux au grand trot, malgré que j'ai donné
l'ordre de sortir lentement à cause des ornières. Une roue de son fourgon
se brisa. Je fis dételer les chevaux et donnais l'ordre au sergent Penochet
d'aller avec les conducteurs voir à la ferme Varin s'il y avait possibilité
d'utiliser un véhicule pour le transbordement des bagages. (..) à ce
moment là le lieutenant Senusson est revenu avec un vélo et nous a crié :
fichez le camp, voilà les Boches !
Lui ayant rendu compte rapidement de ce qui se passait, il m'a répondu
en repartant de ne pas m'occuper des autres et de filer en vitesse. Le
sergent Penochet et les deux conducteurs n'étant pas revenus, je suis resté
en compagnie du caporal-chef Jourdain, sous mes ordres à la section de
ravitaillement. (..) Le sergent Penochet revint au galop et me dit qu'il était
impossible d'atteler un véhicule, faute de chaînes au timon. Avec Penochet
et Jourdain, nous avons vidé les bidons d'essence laissés par le convoi
auto dans sa précipitation de départ. Les conducteurs étant revenus, je les
fis monter à cheval et leur indiquais de couper à travers la forêt avec le
sergent Penochet pour rejoindre le convoi hippo sur la route de
Chardogne. Ils partirent au trot."

Ayant assuré le départ du convoi hippomobile (archaïque !), et le


caporal chef Jourdain étant parti à vélo, Roger reste seul. A pieds, il prend
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 110
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

dans le bois la direction de la route entre Bar Leduc et Revigny mais, avant
d'y parvenir, est alerté par un bruit de moto en provenance de Laimont.
« Je me jetais à droite dans le bois et m'étant approché sous le couvert très
épais à environ 30m de la route, je vis une moto avec side-car arrêtée,
moteur en marche (..). L'occupant du side avait une arme automatique (..)
fixée sur affût. Je tirais sur lui et le vis se replier en avant sur son arme. Le
conducteur fit demi-tour direction Laimont ».

Roger saute sur la route et prend la direction de Bar Leduc mais,


bientôt de nouveaux bruits lui parviennent, ce sont d'autres motocyclistes
Allemands qui suivaient la première moto. Il se jette dans un fossé pour s'y
dissimuler, car ils semblent tout près. A ce moment surgit en sens inverse
une autre moto, venant de Bar Leduc et conduite par un nommé Gilly,
appartenant à la section de commandement du bataillon et qui est revenu
de sa propre initiative le chercher. Alors qu'ils repartent, à 3 ou 400 mètres
derrière apparaissent en haut de la côte les premières motos allemandes ;
ils n'ont que le temps de leur échapper.
L'initiative du soldat de 1ère classe Gilly lui vaudra une citation bien
méritée. Roger rejoindra le convoi automobile quelques kilomètres en
avant de Chardogne, se faisant assez vertement accueillir par son
lieutenant, pressé de repartir.

"Je suis monté dans la camionnette de la CA4 avec le sergent Raffin et


j'ai conservé cette place pendant toute la retraite, soit huit jours". Rejoint
par les Allemands qui le mitraille à bout portant, le convoi entreprend de
battre en retraite. "Partis avec le QG de la 3° D.T.N.A. à St Aubin où nous
rejoint une partie du T.R. hippo. Manquent Cordelier, Casemajou et
Donadieu. La CA et 15° Cie sont morts, blessés ou prisonniers. De St
Aubin, partons la nuit sur Badonviller".

Les défenses Françaises s'effondrent, l'une après l'autre. Le 16 juin le


système de la ligne Maginot, réputé infranchissable, est enfoncé ; elle
capitule le 20. Ce même jour, Paul Reynaud démissionne, n'ayant pu
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 111
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

obtenir la promesse des Etats Unis de s'engager militairement et le Conseil


des ministres ayant repoussé sa proposition d'union francobritannique ; il
est remplacé par le maréchal Pétain. Pendant ce temps la retraite continue
pour Roger Duhard.

Dimanche 16 juin : Partons de Badonviller pour Morchmaison ; chargé de


ravitailler la division. Partons sur Neufchâteau, Maxey/Meuse, Vouthon le
Haut. Rentrons à Morchmaison à 1h du matin.

Le ravitaillement, c'est trouver tous les jours 300 à 500 pains, 11 à


17kg de sel, le double de sucre, environ 40kg de café et de graisse, 60 à
80kg de légumes secs, 3 à 500 litres de vin, 2 à 300kg de viande et 8 à 9
quintaux de foin, paille et avoine.

Le 17 juin 1940 à 12h30 le maréchal Pétain, nouveau chef du


gouvernement, prononce sa fameuse allocution radiodiffusée : « Je fais à
la France le don de ma personne pour atténuer son malheur (..), je pense
aux malheureux réfugiés qui sillonnent nos routes. C'est le cœur serré que
je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser le combat ». Ils sont bien peu
nombreux ceux qui l'entendront, la majorité des militaires étant occupée à
combattre ou à faire retraite en désordre et une grande partie des civils
préoccupée de trouver un moyen de fuir vers le Sud de la France. Roger
poursuit son compte rendu :
Lundi 17 : départ à 5h pour Fomerey, près d'Epinal. Allons à Epinal
tâcher de ravitailler la Di(vision). Déjeunons à Epinal. Il n'y a plus de
pain ; touchons du pain de guerre et vin, 1/2 ration. Couchons à Fomerey.
Départ à 4h, arrivée à 7h à côté de Vichirey.

Le 10 juin, l'Italie mussolinienne déclare la guerre à la France et à la


Grande-Bretagne, et lance aussitôt ses avions à l'attaque des troupes au sol,
déjà en débâcle. Le 18 juin, pendant que Pétain discute des conditions de la
reddition, de Londres un général inconnu du nom de Gaulle lance son
appel historique et ouvre une autre bataille, celle de la Résistance.

Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 112


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Mardi 18 : passons une journée tranquille ; nous avons pu faire un peu de


cuisine dans une ferme en achetant des œufs et des poulets. Les vosgiens
sont très accueillants. Partons le soir à 10h pour Diarville où nous
arrivons à 1h du matin.

Mercredi 19 : Couchons à Diarville dans le foin ; buvons du lait le matin.


A 11h, départ pour la forêt des Ternes, rond-point de Rolt ; Marainville,
Xaronval, Avrainville. Passons à Charmes dans un embouteillage
formidable causé par des convois montants de fourgons et du 118°
d'artillerie.

A 2h, nous sommes survolés par 9 bombardiers italiens qui commencent à


mitrailler et bombarder notre colonne pendant plus d'une heure avec des
bombes à sifflet ; c'est infernal. Pièces d'artillerie et fourgons sont dans les
fossés. Je suis couché sur le dos dans un fossé et détermine exactement que
les bombes que nous envoient trois bombardiers doivent tomber un peu à
ma gauche.

En effet, le chapelet tombe à gauche de la route, la plus près à 15m de


moi, dans un fracas formidable, accompagné de toutes les mitrailleuses. Il
y a 15 morts et beaucoup de blessés.

Nous repartons en vitesse et arrivons dans la forêt avant la nuit. Nous


couchons là. Il y a plus de 10.000 hommes dans cette forêt. Dans la nuit
disparition du général Mast.

Jeudi 20 : partons très tôt pour aller dans une autre forêt, à Rambervillers.
Nous ne savons plus où est le général et envoyons une liaison sur la route
de Gérardmer. Impossible de le rejoindre ; en attendant, nous allons
camper dans un bois avant Grandvilliers. Le Cdt revient, nous décidons de
pousser plus loin et repartons en direction de Gérardmer.

Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 113


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

A Bordeaux le 21 juin, vingt-sept parlementaires, parmi eux Daladier


et Mendès France, s'embarquent sur le paquebot Massilia pour Casablanca,
refusant l'idée de l'armistice et désirant poursuivre le combat. Pour Roger,
la retraite se poursuit.

Vendredi 21 : sommes venus coucher à Aumontzey devant Bruyères, dans


les Vosges, dans un pays magnifique. Avons essayé de pousser jusqu'à
Gérardmer mais nous y sommes arrivés au moment où des mitrailleuses
tiraient des premières rafales ; on pense que ce sont les italiens. Les
Allemands sont à Charmes, à 30km derrière ; nous sommes pris dans une
souricière. L'armée, privée de chefs, est en déroute et ne se défend plus.
Nous serons pris aujourd'hui. Vendredi soir : sommes sur un ballon
dominant Yvoux. L'ennemi est entré dans le village vers 4h et, à la jumelle
d'où je suis en observation, je les vois défiler. A 7h ils sont au village
suivant où ils rencontrent une grande résistance. Fusillade et canonnade
intenses. Nous sommes encerclés à 1km500 tout autour. Laveline, devant
Bruyères, est prise à 9h.

La convention d'armistice sera signée avec les Allemands le 22 juin à


Rethondes. Hitler exige de la France de ne plus prendre part au combat,
auquel n'a pas renoncé l'Angleterre, d'accepter l'occupation de la moitié de
son territoire et de payer des frais d'occupation, fixés à 400 millions de
francs par jour.
Les combats cessent effectivement trois jours plus tard, le 25 juin 1940
à 01.35 h. Chez la troupe, les informations n'arrivent qu'avec retard. Roger
note :

Samedi 22 : nous sommes encerclés, les Allemands sont à 1km de nous.


Nous sommes dans une forêt de sapins qu'ils n'ont pas visitée. Nous avons
des vivres pour 15 jours et sommes décidés à ne pas nous laisser prendre.
Nous gagnerons les ballons supérieurs. Je viens de voir passer les convois
de prisonniers, ils paraissent bien traités.
Un paysan voisin nous tient plusieurs fois par jour au courant de ce qui se
passe. Avec des piles électriques et un poste de TSF nous allons essayer
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 114
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

d'avoir des informations. On voudrait tenir jusqu'à l'armistice pour ne pas


être prisonniers. 15h, le poste a marché.
Les gouvernements sont réunis, l'armistice n'est pas signé. J'ai déjeuné
avec 3 biscuits et une boite de singe, ; nous n'avons plus de pain depuis 3
jours. Je me suis monté un sac avec une couverture pour partir plus haut si
l'ennemi nous surprend, car je ne veux pas être fait prisonnier. J'ai des
biscuits et du chocolat pour 4 jours.

La captivité : juin - novembre 1940

Colmar

La propagande allemande s'était emparée des paroles de Pétain


invitant à cesser le combat, les répétait sur les ondes et parachutait des
tracts au-dessus des dernières troupes combattantes pour les inciter à se
rendre. Par le poste de TSF remis en route, Roger et ses compagnons
apprennent que toute l'Armée de Lorraine est prisonnière : « 200.000
hommes avec le général. Les civils sont venus nous dire que les
envahisseurs se conduisent correctement dans les villages occupés. Le
temps est nuageux, il commence à pleuvoir, et nous couchons à terre sous
les sapins. Sur les ballons

environnant, plus de 2000 hommes sont réfugiés pour ne pas être


prisonniers ».

(Dimanche 23) : Il a plu toute la nuit. Ne pouvant rester sur cette


montagne, nous sommes redescendus à La Chapelle avec un drapeau
blanc ; 3 motocyclistes Allemands sont remontés avec nous. Le contact a
été presque cordial. Ils nous ont annoncé que la guerre était finie avec
nous depuis hier, mais pas avec les anglais. Echange de cigarettes et de
souvenirs.
Nous reformons le convoi, il est 11h et nous allons descendre à La
Chapelle. Nous partons en direction de Colmar et traversons toutes les
Vosges par le col du Bonhomme. Le paysage est magnifique, mais nous
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n'avons pas beaucoup de cœur à admirer les vallées ni les ballons boisés
des Vosges. Dans la traversée des bourgs, la population est rassemblée le
long des routes et nous fait un accueil chaleureux bien émouvant.
Malgré les soldats Allemands rassemblés, les femmes, dont beaucoup
ont les yeux pleins de larmes, nous saluent de la main et nous envoient des
baisers en criant : courage, à bientôt, au revoir ! Dès que le convoi
s'arrête, les gens se précipitent pour nous ravitailler en pain et en boissons
de toutes sortes. Il en est ainsi jusqu'à Colmar, où nous arrivons vers 6h
du soir.Même accueil à Colmar de toute la population, massée dans les
rues derrière les soldats Allemands. Les femmes pleurent et crient :
courage, à bientôt, on les aura!

Les camions sont laissés sur une place et nous nous formons en colonne
pour aller camper. Après 3/4 heure de marche, nous arrivons à un stade
où un grand nombre de prisonniers sont déjà entassés les uns sur les
autres. Nous trouvons avec peine un coin de pelouse disponible et nous
nous étendons, roulés dans nos manteaux. C'est notre première nuit de
prisonniers.

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(Lundi 24) : Nous sommes environ 20.000, entassés dans le stade et nous
sommes tellement serrés que c'est avec peine que nous parvenons à monter
les tentes pour nous protéger du soleil. Aucune mesure d'hygiène n'a été
prise et les mauvaises odeurs flottent dans le camp. Aucun ravitaillement
n'est distribué. Le soir, vers 7h, la ville est entourée d'orages qui crèvent et
c'est une véritable trombe d'eau qui va durer toute la nuit. Nous
rassemblons nos affaires en hâte et nous en faisons un tas, mais le vent est
si violent qu'il faut mettre des pierres sur la tente.
N'ayant rien pour nous abriter, ne pouvant nous asseoir dans l'eau, nous
nous mettons à marcher toute la nuit. Certains, qui ont fait plus de 120km
à pieds depuis deux jours, sont si fatigués qu'ils s'étendent dans l'eau et
dorment. C'est certainement la nuit la plus pénible que j'ai passé de ma
vie.

Le 25 juin, le cessez-le-feu est général et commence alors l'exode à


rebours des civils qui sont partis. Il sera interrompu quand la France sera
coupée en deux, à partir du 23 juillet.

(Mardi 25) :
Heureusement ce matin la pluie s'arrête et le soleil paraît un peu. Nous
pouvons nous déshabiller et faire sécher nos vêtements et nos
couvertures.Une partie des prisonniers du stade est dirigée sur une autre
caserne et nous parvenons à nous installer sur les marches de la petite
tribune. Nous sommes tellement serrés qu'il est impossible de s'étendre de
la nuit.

(10 juillet) : Depuis quelques jours, je m'occupe avec quelques camarades


de l'organisation du camp qui comprend les deux casernes d'artillerie et le
stade municipal y attenant. Il y a environ 10.000 prisonniers dans ces 3
camps et 60.000 environ dans la ville de Colmar. Nous avons installé des
cuisines roulantes et recensé les prisonniers, ce qui permet une
distribution régulière de la nourriture qui est dispensée de la façon
suivante : le matin 1/4 de jus, à midi une cuillerée de soupe, le soir une
cuillerée de soupe et 150g environ de pain allemand moisi par jour, juste
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ce qu'il faut pour subsister. Nous avons remis des cartes à la Croix Rouge
pour prévenir nos familles, car nous pensons que les lettres remises à la
boite du camp ne partent pas.

Le Cdt du camp vient d'autoriser quelques-uns d'entre nous à sortir en


ville pour faire des achats pour les cantines que nous avons installées dans
les camps et nous pouvons de cette façon nous ravitailler. Malgré les
possibilités qui me sont données de me nourrir, ayant de l'argent, je ne
puis le faire. Je n'ai pas d'appétit et l'estomac très fatigué par la nourriture
depuis un mois, 15 jours avec uniquement des conserves et 15 jours avec
peu de chose.

Le 11 juillet, les actes constitutionnels nos I, II et III font du maréchal


Pétain le chef de l'Etat en lui donnant les pouvoirs exécutif, législatif et
réglementaire. Le lendemain, Pierre Laval est nommé vice-président du
Conseil et Jean Borotra, l'un des quatre mousquetaires du tennis Français,
commissaire général à l'Education et aux Sports.

(1er août) : Mon état ne s'est pas amélioré. Depuis 15 jours je rends mes
aliments et suis pris d'une forte diarrhée. Je suis soigné au lit depuis 3
jours sans résultat et commence à faire du sang. Le médecin vient
d'ordonner mon départ pour l'hôpital. J'ai passé une très mauvaise nuit
avec fièvre et délire et on est obligé de me porter dans l'auto, je ne tiens
plus debout. Je laisse (mon chien) Boby à la garde d'un camarade qui a
mission de le remettre à la dame de Colmar qui a été très bonne pour moi
et qui m'a promis de le garder en cas de départ pour l'Allemagne.

Le 3 août, on apprend que la veille le Tribunal militaire de


Clermont-Ferrand a condamné à mort par contumace le général de Gaulle,
réfugié à Londres.

(4 août) Depuis 4 jours, je suis dans une clinique privée de Colmar (la
clinique Pasteur), les hôpitaux étant pleins. Je suis dans une chambre
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seule et suis admirablement soigné par le médecin, le Cdt Moreau, les


sœurs et les infirmières en civil. Nous sommes seulement 8 prisonniers
hospitalisés et nous sommes un peu gâtés. Toute la journée des infirmières
militaires venant des autres hôpitaux et rapatriées chez elles viennent nous
voir et nous apportent gâteaux, fruits, etc. , dont malheureusement je ne
puis profiter.

Outre un syndrome dysentériforme, Roger présentait des accès fébriles à


40°5 40°9 et une forte anémie et des schizontes palustres avaient été
trouvés dans la goutte épaisse de sang. On lui administra 1g de quinine par
jour 6 j/7 la première semaine et 4 j/7 les semaines suivantes avec, en
complément, des injections de biodure tous les 2 jours, outre de l'arhénal et
du cacodylate de soude.

Mon état s'est rapidement amélioré et le docteur a diagnostiqué


gastro-entérite au lieu de dysenterie et typhoïde comme il le craignait au
début. Une jeune infirmière est venue me voir et m'a dit qu'elle partait
pour Bordeaux. J'ai préparé une lettre pour M. Arrondeau, qu'elle m'a
promis de porter à domicile. De cette façon je serai sûr de donner de mes
nouvelles, car j'ignore si l'on sait ce que je suis devenu. Malheureusement,
nous n'allons pas rester longtemps ici ; un médecin allemand vient de
passer et a donné l'ordre de débarrasser la clinique dont les Allemands ont
besoin. Un camion nous attend et dans 20mn nous devons nous préparer et
partir. Les sœurs et infirmières désolées bourrent nos poches d'œufs, de
biscottes, de bonbons..

A midi, nous partons pour l'hôpital de Saint-Dié le cœur gros, car il n'y a
plus d'espoir pour moi de revoir mes camarades et le pauvre Boby. Je n'ai
pas revu l'infirmière qui devait porter ma lettre à Bordeaux et je la garde
avec moi.Je suis à l'hôpital de Saint-Dié dans une chambre à 8 lits. J'ai
comme camarade de lit un adjudant arrivé des goums marocains en juin
comme maître armurier, et qui a eu juste le temps de rejoindre son unité
au front avant d'être fait prisonnier. Il a laissé sa femme et ses enfants à
Marrakech et est dans l'impossibilité de leur donner de ses nouvelles.
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Nous parlons du Maroc et des goums, et cela nous évite de penser à autre
chose.
J'apprends que le courrier fonctionne normalement à l'hôpital et j'écris
immédiatement avec un timbre pour la poste civile. Une sœur se charge de
poster les lettres.

(8 août) : Nous ne sommes pas mal à l'hôpital, mais le régime est très
modeste ! Café le matin, une cuillerée de riz à l'eau à midi, une de pâtes le
soir. Un peu de confiture ersatz. Heureusement que les infirmières sortent
en ville et nous achètent quelques aliments et cigarettes.
Je prends 1/4 litre de lait par jour et des fromages frais au laitier qui vient
à l'hôpital. Ma santé s'améliore rapidement, mais je n'engraisse pas ; j'ai
perdu 1 kg depuis 4 jours que je suis ici.

C'est le 8 août 1940 que débute le Blitz, les Allemands soumettant la


Grande-Bretagne à d'intenses attaques aériennes de jour. Deux semaines
plus tard s'y ajouteront des bombardements de nuit.
La prédiction de Churchill du 13 mai se vérifie : « je n'ai à vous
offrir», avait-il dit en présentant son gouvernement devant la Chambre des
Communes, que « des efforts, du sang, de la sueur et des larmes ».

(Lundi 12) : 79kg200 en pantalon, chemise, chaussettes et chaussons.


(Mercredi 14) : J'ai reçu hier une lettre de Germaine et aujourd'hui de
Jeannette. Depuis le 10 juin je n'avais aucune nouvelle de personne. Je
suis un peu déçu par ces lettres qui ne me donnent aucun détail sur ce qui
se passe là-bas. Il est certain qu'on a dû
m'écrire d'autres lettres et celles-ci ne sont que la suite. Je ne sais même
pas si j'ai un neveu ou une nièce, car Germaine m'annonce que Jeannette
est accouchée.

Pendant sa captivité, affirme Germaine, « je recevais parfois des


nouvelles de Roger, de Colmar, puis du Stalag. Je lui envoyais de mon côté
des colis avec des pulls et des chaussettes que je tricotais et ce que je
pouvais trouver en ravitaillement : sucre, chocolat ». Roger écrivait
régulièrement à sa mère et à Germaine, au moins trois cartes ou lettres par
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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

mois, sans être sûr que le courrier leur parvienne. Renée Bureau se
souvient qu'il avait également écrit à Maurice, pour lui confier la santé de
Germaine, en détachant bien qu'elle était pour lui ce que j'étais pour
Maurice (ce qu'il avait de plus cher).

(Samedi 17) : J'ai reçu une lettre de Régis et une de Germaine. Régis
m'annonce simplement que Lacave a fait des démarches pour me faire
revenir, mais je n'ai aucun espoir car, si dans 8 jours le nécessaire n'est
pas fait ce sera trop tard, je serai parti. Je ne puis rester longtemps ici
comme convalescent. Germaine m'écrit qu'il y a eu de la musique pendant
la nuit du 14 au 15, et j'en conclus que les dépôts d'essence ont été
bombardés. Les camarades recevant des colis, j'écris que l'on peut m'en
envoyer, mais je crains d'être parti avant.

(Lundi 19) : 78kg200, même tenue.


Vers le stalag

Jeudi 22 : Hier le médecin est passé et nous a trouvés mieux, mon


camarade de lit Besnier et moi. Il a dû nous marquer sortants. Je viens
d'aller aux renseignements : nous sommes susceptibles de partir d'un
moment à l'autre. Je n'aurai pas le temps de recevoir de colis. J'ai reçu ce

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matin 2 lettres de Germaine et une de Lucien. Il m'apprend que Jean est en


Suisse. Nous sommes prévenus que nous partons dans 1/2 heure pour le
camp de Rambervillers.

Mardi 27 août : Nous sommes partis jeudi dernier de l'hôpital et depuis,


n'avons pas perdu de temps. Nous sommes arrivés à Rambervillers le soir
à 18h. On nous a prévenus de descendre dans la cour le lendemain à 8h30
pour prendre le train. Nous sommes environ 1500 à partir et sommes fixés
sur le lieu de notre destination. C'en est donc fini de tous les espoirs, il faut
se résigner ; je m'efforce de réagir, mais c'est un moment pénible. Le
lendemain matin, on nous a embarqués dans des wagons à bestiaux, 30 à
40 par wagons, et les wagons bouclés. N'ayant pas de lumière, nous
faisons des trous avec nos couteaux pour voir dehors. Nous passons à
Epinal, Belfort, Mulhouse et, dans la nuit, nous franchissons le Rhin.
Le (29) nous devons passer Stuttgart et Ulm, et le soir Munich. Dans la
nuit, nous passons Linz et Salzbourg.
Le dimanche (25) nous faisons peu de route ; nous restons sur une voie de
garage de 11h à 19h. On nous autorise à descendre pour aller aux WC et
chercher de l'eau. Dans le train j'ai retrouvé le beau-frère à Tourtelot,
Bruneau de Puynormand et Rapeau de la Roche-Chalais.

Roger a souvent raconté cette déportation vers le Stalag. Je crois que


mon ami Maurice Bureau se souvient de certains coups de botte au
derrière dont les boches nous gratifiaient lors de notre si pénible voyage
vers le XVIIA. Ils ont voyagé 72h entassés à la limite du supportable dans
des wagons à bestiaux en bois. L'inconfort, la promiscuité, la fatigue vont
vite faire naître des altercations où les protagonistes sont déterminés à en
venir aux mains. Avec l'autorité de son grade et de son ancienneté, Roger
réussira à faire établir un roulement permettant aux hommes d'être
alternativement debout ou assis, car couché, il n'y faut point penser. En
faisant déclouer des planches dans un angle, il fera aussi aménager des
latrines sommaires, leur évitant de vivre au milieu des souillures.

Stalag XVII A
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(Le lundi matin 26 août), après 3 jours d'un voyage très pénible, nous
débarquons enfin et partons à pieds pour le camp de Kaiserstenbruck,
situé à 7 ou 8 km. Pour notre voyage, nous avons eu du pain moisi, de la
graisse à tartiner et du fromage trop fermenté. Bien entendu la diarrhée
m'a repris et j'ai bien de la peine à arriver au camp avec mes bagages.
Nous sommes arrivés au camp vers 9h. A midi, soupe : une cuillerée à
soupe de choux rouges mélangée de pommes de terre non épluchées.. et
c'est tout. L'après-midi, douche, désinfection des effets. Nous sommes
tondus, étiquetés, numérotés (85051), photographiés, mesurés et nos fiches
remplies. Le docteur m'a donné une fiche bleue pour ma diarrhée afin que
je rentre à l'infirmerie demain ; Besnier en a une également. Le soir, une
autre cuillerée de la même soupe.
Comme nous sommes présumés malades, nous couchons dans une salle à
part avec des pouilleux et galeux, sur le ciment, sans couverture.

Mardi 27 : Ce matin, nous venons d'être conduits à l'infirmerie ou, plutôt,


dans un camp isolé qui reçoit les supposés dysentériques pour examen de
leur cas. Nous sommes 80 environ. Là, nous sommes mieux, avec une
paillasse et des couvertures. Le matin café, à midi soupe bouillie de farine
d'orge et de pommes de terre, le soir bouillie, riz pommes de terre et des
biscuits. Nous sommes ici jusqu'à ce que l'analyse de nos selles soit
revenue de Vienne.

A Colmar, il s'était lié d'amitié avec un abbé, Marcel Brosseau,


professeur de Sciences naturelles à Saumur, et qui avait été désigné comme
aumônier du camp provisoire. Ce dernier l'avait suivi au Stalag XVII A et
se souvenait : C'est dans le désarroi des armées des hommes, des esprits et
des cœurs, que se situe la rencontre avec (Roger..). Au fil des jours et des
mois, quelques confidences permettent de prendre les dimensions de la
valeur d'un homme. L'étincelle de l'amitié a jailli. L'estime réciproque
scelle cette amitié, on se soutient mutuellement dans l'épreuve. L'épreuve
s'alourdit de la maladie qui rapidement nous alarme. C'est la séparation,
le départ pour l'hôpital et quel hôpital ! Le cœur se serre au moment des
adieux. Le reverrai-je ? Combien ne sont pas revenus ? .
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Dimanche 1er septembre : Depuis 3 à 4 jours, il fait très froid, avec grand
vent. Nous nous occupons de nous confectionner des effets chauds pour
l'hiver avec de vieilles couvertures : gants, chaussons, ceinture,
passe-montagne.
Mais il faut du fil. Notre camp est mitoyen avec un camp de triage, dont
nous sommes séparés par une triple clôture de barbelés de 4m de hauteur.
Tous les soirs à 5h, de chaque côté de la clôture, les prisonniers des deux
camps se rassemblent pour des échanges ; c'est une véritable bourse. Ce
sont nos biscuits qui servent de monnaie. Un paquet de cigarettes Troupe
valait il y a quatre jours 70 biscuits, un paquet de Gauloises 80 et un
paquet de tabac 100. Aujourd'hui, devant la rareté de l'offre, il faut payer
un paquet de tabac 150 biscuits, une paire de chaussettes 60 et un caleçon
150.
J'ai obtenu, pour 80 biscuits, 3 cartes de fil et 10 aiguilles ; c'est une
affaire, je vais pouvoir coudre. L'argent Français est très déprécié, un
paquet de Gauloises vaut 125 f. Il y a deux mois une pomme de terre valait
100 f. Des anglais ont payé une cigarette 1£. Dans le camp de triage, les
prisonniers sont classés suivant leur profession et envoyés travailler en
usines, fabriques ou fermes. J'ai demandé à aller travailler aux vignes ou
dans une exploitation forestière dès que je pourrai sortir d'ici.

Dimanche 8 : Deux semaines que je suis ici. Ma 1ère analyse est négative ;
la 2ème est partie. Dès que le résultat sera revenu, je quitterai l'infirmerie.
Aujourd'hui, nous avons organisé un concert avec des prix aux chanteurs.
Le 1er prix est bien entendu un morceau de pain de 200g environ. C'est un
prix important, car il y aurait preneur pour 20Pf. Les autres prix sont des
pastilles, cigarettes, coco, antésite et un radis noir. Il y a eu 12 chanteurs,
j'étais président du jury. Il y a eu bien entendu des prix pour tous les
chanteurs et j'ai moi-même été gratifié d'une bouteille d'antésite pour
mettre dans l'eau.

Dans les camps de prisonniers de guerre, les hommes sont en uniforme.


Ils ont gardé leurs effets personnels, d'où les possibilités de troc qui
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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

s'offrent, qui deviendront plus importantes quand arriveront les colis.


Roger échangera la pipe d'un prisonnier anglais contre une pomme de
terre, la privation de fumer étant plus dure que celle de manger. Comme
dans tous les camps, une vie sociale s'organise, adaptée à cet univers
particulier, avec ceux qui luttent et ceux qui démissionnent, ceux qui se
débrouillent et ceux qui subissent leur sort sans réagir.
Plus tard, Roger se plaisait à faire observer que l'égalité entre les
hommes n'existait pas et que chacun se forgeait son destin. Au départ, dans
le camp, tous étaient aussi démunis et avaient donc les mêmes chances
théoriques.

Mais au bout de peu de temps, se distinguait une minorité qui prenait un


ascendant moral sur les autres ; les premiers avaient les qualités de chefs,
les seconds étaient faits pour être commandés. Si Roger appartenait à cette
catégorie d'hommes privilégiés, il était par contre remarquablement
dépourvu de tout esprit de combine, d'astuce ou d'embrouille.
Son carnet en témoigne, il dépanna plusieurs de ses camarades dans la
gêne en avançant 200 f à l'un, 500 f à un autre, 100 f à plusieurs autres. Il
avait une éthique à laquelle jamais il ne dérogea : ne profiter en aucun cas
de ses semblables ; ce qui lui valut d'être bien plus souvent créancier que
débiteur, mais aussi de n'avoir que des amis.
Dimanche 15 : Ma 2ème analyse est revenue négative : dysenterie
filiforme sans microbes. Nous allons passer dans un autre camp ce soir.
Nous passons à la baraque 18 avec une carte d'inapte pour 15 jours. Nous
sommes couchés sur des bas flancs sur une paillasse qui n'a plus de paille,
mais qui est abondamment pourvue de poux et de puces. Nous sommes
passés aux douches et nos effets à l'étuve. Ils en ressortent comme de la
guenille, et la baraque où nous entrons est pleine de vermine.

Ayant entendu dire que les inaptes définitifs ont une chance de rentrer en
France avant l'hiver, Besnier, Daubas et moi demandons à passer la visite
devant le major allemand. Nous sommes tous les trois reconnus inaptes au
travail et nous obtenons notre carte. Diagnostic : dysenterie et malaria,
c'est-à-dire paludisme.

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Samedi 21 : Je suis au camp des inaptes depuis une semaine. Nous n'avons
rien à faire, mais le confort manque, mal couchés et surtout nourriture
insuffisante. Une cuillerée par repas d'un rata trop clair avec quelques
carottes et pommes de terre non épluchées. Hier, macaronis à la confiture,
le tout en forme de sauce, impossible de le manger. 50 biscuits ou 200g de
pain par jour. Nous avons toujours faim et c'est très pénible. J'achète 1 kg
de pain 60fr et un paquet de tabac blond 50fr. Les colis commencent à
arriver, mais en totalité des régions occupées. Dailleux, de Mussidan, a
reçu 4 à 5 colis, quelques-uns intacts, d'autres pillés. Réflexion d'un
Bergeracois : « quand nous rentrerons nous trouverons la femme pleine et
les barriques vides ».

La fin août et début septembre avaient été froids avec un vent assez
violent. Nous avons maintenant une fin de septembre magnifique avec les
coteaux boisés de sapins qui me rappellent nos pignadas ; la campagne
environnante ressemble aux campagnes charentaises et, pourtant, nous
sommes à quelques km de la frontière hongroise. Nos gardiens sont en
majorité des autrichiens et nous ne sommes pas mal traités.

Les bruits les plus invraisemblables circulent dans le camp, propagés avec
rapidité par tous les prisonniers avides de nouvelles de l'extérieur :
ultimatum de l'Amérique, entrée en guerre de la Russie, Berlin et
Hambourg en flammes, paix avec la France. Nous accueillons ces
nouvelles avec réserves, ainsi que celles annonçant la destruction de
Londres! Les Bretons sont partis hier, probablement pour la France et le
départ des belges est imminent. J'ai eu un peu de bronchite, j'arrive de la
visite et on m'a donné 2 pastilles à sucer! genre chlorate de potasse. C'est
un médecin français, il ne m'a même pas regardé.

Fin août est créée la France Libre, dont le chef est le général de
Gaulle. Le Tchad est le premier territoire de l'Afrique Equatoriale
Française à s'y rallier, bientôt suivi de tous les autres. En France on peut
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entendre sur les ondes de la BBC l'émission Ici la France, rebaptisée début
septembre Les Français parlent aux Français. Londres continue à subir les
bombardements de Luftwaffe, préludes dans l'esprit d'Hitler à l'invasion de
la Grande-Bretagne ; il y renoncera mi-octobre, faute d'avoir pu dominer
l'espace aérien britannique.

C'est le 2 octobre qu'est ouvert le front de l'Est, avec le début de


l'offensive allemande en direction de Moscou ; Odessa, sur la Mer Noire,
sera prise le 16.

Dimanche 29 septembre : encore une semaine de passée. Le temps a été


assez beau, bien qu'il commence à faire froid. Lorsque le vent souffle il
faut se couvrir, comme en hiver dans nos régions tempérées. Le climat est
bien différent en Europe Centrale où nous sommes, près de la frontière
hongroise. D'après les gardiens du camp, qui sont des autrichiens, il fait
très froid l'hiver, moins 30 et moins 40° sont des températures normales en
janvier, février, avec 1m à 2m de neige. Je ne sais pas si nous allons
passer l'hiver ici ; il paraît que l'hiver dernier les polonais ont beaucoup
souffert, et qu'il y a eu beaucoup de décès. Il est toujours question du
départ des inaptes vers des régions plus tempérées, probablement la
France. C'est un grand espoir qui nous soutient un peu et nous fait endurer
nos misères avec patience.

La baraque des inaptes définitifs est soumise à un régime spécial, les


Allemands faisant une grande différence entre ceux qui travaillent et ceux
qui ne produisent pas. La louche pour la soupe n'est pas la même : la nôtre
est la n°14, celle des travailleurs, n°16. Hier nous avons eu des feuilles de
betteraves bouillies avec des pommes de terre, toujours non épluchées. Il y
avait des feuilles mortes et un peu de gravier ; je crois que les cochons en
auraient laissé.

J'ai tout mangé car le dîner du samedi soir consiste en un petit bout de
pain noir, 100g environ, et un bout de fromage, 10% de matière grasse
probablement et à base de pommes de terre. Le dimanche soir, même
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ration de pain avec un bout de lard gras ou saucisson. J'écris avec le


ventre creux. Je n'ai pas pu acheter de pain dans les autres baraques, le
cours actuel varie de 100 à 120fr le kg. A ce prix là, je ne pourrai pas
acheter de pain bien longtemps. Peut-être allons-nous recevoir bientôt des
colis ; ils seront les bienvenus. J'ai acheté aujourd'hui pour mon
dimanche une boite de cigarettes autrichiennes, 15fr les 12. J'en ai fumé 6
et donné les autres à mes compagnons de bas flanc Besnier et Daubas ; il
est difficile de fumer une cigarette quand les autres vous regardent.

Ce matin je me suis acheté un gilet de peau en coton 1 mark 1/2, soit 35fr
environ, le cours du mark variant tous les jours au camp ; certains jours il
est possible de se procurer des marks à 20fr, d'autres jours, il faut les
payer 30.

Ma bronchite est à peu près passée, mais je ne pense pas que les deux
pilules données par le docteur y soient pour quelque chose. Cet
après-midi, j'ai fait un bridge avec un aspirant et un sergent belges et un
aspirant français ; le temps a passé plus rapidement.

Dimanche 6 octobre : la semaine écoulée a été très belle, nous avons


profité du beau temps pour nous promener de long en large dans l'allée
qui nous est réservée. Vers mardi 1er octobre, il y a eu un gros passage de
sauvagines, oies sauvages et grues. Le soir les oies, prises dans le pinceau
lumineux des projecteurs, tournaient en rond en poussant des cris ; nous
les entendions étant au lit.

Jeudi, j'ai déménagé. Je couche maintenant dans une chambre de huit


sous-officiers et j'ai un véritable lit ; je reconnais que ma paillasse est
veuve de paille et qu'il n'y a que trois planches dessous, mais c'est un lit
quand même. Les lits étant superposés deux par deux, avec des montants
qui s'emboîtent, je suis au-dessus. Il a moins de bruits que dans la
chambrée de 250, et je dors mieux.
Hier, j'ai eu une forte émotion ; j'ai croisé un prisonnier qui ressemblait
d'allure et de traits à Régis ou à moi. Lui ayant demandé son nom, il m'a
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 128
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

dit s'appeler Régis Duhard. J'en suis resté sans voix! Après explications, il
n'a aucun lien de parenté avec notre famille ; il est d'origine
basco-béarnaise et habite Paris où il s'occupe de ventes d'immeubles. C'est
le sosie presque parfait de [mon frère] Régis.
Le dimanche a été vite passé. Je me suis levé à 6h pour boire le jus et me
suis recouché jusqu'à 9h. J'ai fait la toilette complète aux lavabos et à 11h
mangé ma gamelle de rata. L'après-midi, je suis allé écouter un concert
vocal et crochet dans une baraque à côté.
Il y avait de très bons chanteurs, dont 2 professionnels. A 4h, j'ai fait un
bridge avec le chef de baraque, un adjudant-chef du 64° RAC et 2 autres
camarades, dont un collègue marchand de bois de Rochefort, Roulin, qui
se trouve être le gendre du Cdt Sourisseau qui commandait le IV/344° RI à
Laleu et à Raucourt.

Lundi soir : Il arrive depuis deux jours un grand nombre de prisonniers


provenant de Besançon, entre autres camps. Il y a parmi eux de très
nombreux civils. Ce sont des régionaux envoyés en sursis chez eux ; on les
a fait entrer au camp sous prétexte de les démobiliser et on les a
embarqués pour l'Allemagne.
Ils trouvent la plaisanterie mauvaise. Ils apportaient avec eux du pain
blanc et, par l'intermédiaire d'un camarade aspirant employé à la
photographie, j'ai pu déjeuner avec du pain blanc.

Depuis St Dié, je n'avais plus le goût de la bonne farine dans la bouche.


J'ai été également gratifié d'un oreiller pneumatique neuf et je pense avoir
une toile de tente neuve que je vais coudre pour me faire un sac à viande et
mettre dans mon sac de couchage en duvet pour le protéger. Tous les sacs
de couchage ont été pris ici à l'arrivée. Le mien n'étant pas gros, j'ai pu le
dissimuler dans une musette avec une chemise par-dessus ; j'ai également
sauvé un imperméable très fin que j'ai cousu à l'intérieur de mon manteau,
en doublure et qui me servira cet hiver (si nous le passons ici).

Dimanche 13 : La semaine a été aussi calme que la précédente, avec


Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 129
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

toujours un très beau temps. Il n'a pas plu depuis le mois de septembre. Le
vent d'Est est très froid le matin au soleil levant et l'après-midi est belle.
Notre vie continue, calme et monotone ; le matin je me lève vers 8h et fais
ma toilette, une petite promenade de prisonniers jusqu'à 10h45, et c'est la
soupe.

L'après-midi se passe en parties de bridge, promenades et causeries de


camarades. La cantine du camp a reçu des cigarettes belges, 50 Pfgs les
23, c'est une véritable aubaine. Le goût se rapproche des cigarettes Troupe
Françaises et nous change du tabac bulgare, que nous nous procurons à
grands frais, et qui a un goût de foin sucré.

Les bruits de libération anticipée des inaptes définitifs se précisent. Depuis


2 jours, il y a une grande animation dans la baraque, les conversations
sont animées et l'atmosphère est fiévreuse.

Le docteur allemand est revenu relever les cartes définitives par régions,
occupée et non occupée. Il parait que les définitifs des régions libres
partiront les premiers et nous, 8 à 10 jours après. Aussi, beaucoup de
prisonniers ont fait changer leur résidence. Je n'ai rien fait de semblable
car, si un rapprochement était fait avec la carte que nous avons remplie à
l'arrivée, ils pourraient avoir des ennuis. De plus, nous ne savons rien
d'officiel et il est fort possible que les inaptes des régions occupées partent
les premiers. La perspective de passer l'hiver chez nous nous enlève un
grand poids, et nous nous raccrochons à cet espoir ; si les bruits sont faux,
nous allons avoir une grosse désillusion!

Deux camarades, arrivés ici le même jour que moi, ont reçu une lettre et
un colis, l'un de la zone libre, l'autre de la zone occupée, en réponse à la
carte que nous avons écrite ensemble le 2 septembre. Je ne vais donc pas
tarder à recevoir des nouvelles ; depuis le 12 juin, je n'ai reçu que 2 lettres
à St Dié vers le 15 août. Depuis 2 mois je suis sans nouvelles. Tout ceci
sera vite oublié si nous reprenons la route de l'ouest d'ici quelques jours.
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 130
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Les conventions d'armistice avaient défini deux zones, une libre et une
occupée, séparées par une ligne, dite de démarcation. Celle-ci part de Saint
Jean Pied-de-Port, remonte vers Mont de Marsan, Langon, Montpon sur
l'Isle, Angoulême et se poursuit sur Vierzon, Châlons-sur-Saône et Dôle.

Dimanche 20 : Les nouvelles concernant le départ des inaptes se sont


précisées. Tous ceux de la zone libre ont passé une contre visite hier
devant 4 docteurs Allemands et aujourd'hui à midi, tous ceux acceptés sont
passés dans le camp 2, dit camp du départ, les Belges, Bretons, y ayant
passé déjà avant de partir. Besnier est parti. Il paraît que nous devons
suivre sous peu. Je n'ose y croire, tant la chose paraît merveilleuse. La
chose fait l'objet de toutes les conversations avec des commentaires à perte
de vue. Ceux de la zone libre partiraient par la Suisse, avec un arrêt à
Constance, avant de filer sur Lyon. Ceux de la zone occupée, par
Mayence. Nous partirons dans des trains sanitaires au lieu des horribles
wagons de marchandises.

La signature de l'armistice avait été assortie plus tard de conventions


permettant le rapatriement de certaines catégories de prisonniers : anciens
combattants de 1418 et grands malades. Roger, appartenant aux deux
catégories, et atteint de dysenterie et de malaria, bénéficia de ces
dispositions.

Lundi 21 : Ce matin, une 2ème liste a été faite dans les baraques pour
compléter le convoi des inaptes de la zone libre ; je me suis fais inscrire
comme domicilié en Dordogne. Cet après-midi je suis allé passer la visite.
J'ai été accepté, toujours pour le paludisme, malaria comme disent les
Allemands.
Je vais donc partir par le 1er convoi ; ce sera l'occasion de voir la Suisse
et, surtout, la certitude de partir. Bientôt 8 mois que je ne suis pas allé au
pays ; il me semble qu'il y a plus d'un an. Le temps devient froid, avec un
vent glacial, forte gelée blanche et brouillard le matin. Nous nous levons à
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 131
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

5h moins le 1/4, heure allemande, ce qui fait 4h moins le 1/4. Les


travailleurs se lèvent à 3h30 et partent au travail à 78km à 4 heures. Ils
rentrent le soir à 7h, avec 11h de travail. Ils font des ouvrages bétonnés
sur la frontière est, dont nous ne sommes qu'à quelques km. Cet
après-midi, le soleil a un peu réchauffé. Je suis légèrement enrhumé.Jeudi
24 : Depuis mardi soir, je suis passé dans le camp 2 rejoindre les
camarades de la zone libre. Nous sommes 950 environ. J'ai le n° 933. Je
pense, d'après les bruits qui circulent, que nous partirons du 1° au 5
novembre. Cet après-midi, nous avons fait pointer nos cartes.

Depuis hier, nous attendons la visite d'une commission de contrôle des


prisonniers, aussi le nettoyage s'en est ressenti et, également, la cuisine.
Nous avons touché depuis 2 jours une boule de pain pour 4 par jour, au
lieu d'une boule pour 5. Cet après-midi, nous avons eu un match de
football entre une équipe belge et une Française. Les officiers Allemands y
assistaient et une fanfare de prisonniers venus de Besançon avec leurs
instruments a joué quelques morceaux.

Il fait froid, avec un fort vent d'est ; les oies sauvages passent très bas. Je
vais faire ma chasse journalière aux poux ; j'en tue 4 à 5 par jour dans ma
flanelle.
Je viens de recevoir une lettre de Germaine datée du 28 septembre. Elle ne
me dit pas si elle a reçu mes cartes ou celles de la Croix-Rouge. Elle
m'annonce des colis que je ne recevrai sans doute jamais.

Le 24 octobre, Hitler et Pétain se rencontrent à Montoir et il y est


question de collaboration entre les deux pays. La politique du maréchal
allait déjà dans ce sens puisque, trois semaines plus tôt, avait été
promulguée une loi sur le statut des juifs, leur interdisant l'accès à l'armée,
à la police, à la fonction publique, à la magistrature, en fait à tout poste de
responsabilité. En juillet avaient été lancés deux hebdomadaires, la Gerbe
et Au pilori, l'un pro allemand, l'autre anti-judéomarxiste.

Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 132


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Mercredi 30 : Nous sommes ici depuis une semaine, tous les jours nous
voyons s'éloigner la date de notre départ. Il paraît que ce sera pour le 10
novembre, c'est-à-dire samedi en huit. On fait en ce moment le classement
des inaptes des régions occupées, qui doivent partir aussitôt notre départ.
Dans la nuit de samedi à dimanche, nous avons vu la 1ère neige de l'hiver,
qui commence très tôt ici. Il fait très froid. Nous sommes restés 1h1/2 dans
la neige et la boue pour un appel général, j'avais les pieds glacés.
Les bronchites sont à l'ordre du jour et il est presque impossible de dormir
la nuit avec tous les enrhumés qui toussent toute la nuit. Nous sommes
logés dans des écuries, chaque baraque fait environ 18m sur 12m et nous
sommes entassés en trois étages de bas flancs, ce qui ne fait pas un gros
volume d'air pour chacun. Impossible de secouer sa paillasse, ça ferait
trop de poussière.
Il faut donc se résigner à coucher dans la saleté. Je couche en bas ; le
premier étage est si bas que je ne puis tenir assis sur ma paillasse. Il y fait
noir de 5h du soir à 8h du matin. Depuis 2 jours, il neige sans arrêt, il y en
a 30cm au moins. Ce matin nous avons eu un appel et sommes restés dans
la neige avec un vent glacial. Depuis vendredi dernier, je suis avisé que
j'ai un colis, celui de Germaine sans doute, mais il a du s'égarer car il n'a
pas été distribué, et je dois le considérer comme perdu. Hier soir, j'ai reçu
une lettre de ma mère, lettre très courte et qui ne donne aucun détail. Je ne
comprends pas pourquoi, alors que j'ai des camarades qui reçoivent des
lettres de 4 pages.
Depuis 6 mois, je ne sais même pas si l'usine marche et même pas si elle
est en zone occupée! Ce sont pourtant des choses qu'on aurait pu me dire.
J'ai également demandé des nouvelles de Marcel, rien non plus. Je n'y
comprends rien et ça me donne le cafard. Avant hier, il y avait un colis
pour Duhard Pierre, ça doit être un de mes cousins de Guiard qui serait
au camp, malheureusement il me sera impossible de le voir, car il y 3
camps ici et on ne peut passer d'un camp à l'autre. Il est temps que je parte
d'ici car le rata de pommes de terre non épluchées et de choux-raves
commence à me dégoûter et, hier soir, pour la 1ère fois depuis 3 mois, j'ai
eu des aigreurs d'estomac. Je n'ai pas souffert du foie depuis 3 mois non
plus, pas de rhumatismes ni de maux de reins. C'est une véritable cure de
désintoxication à base de café ersatz provenant de la houille, carottes,
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 133
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

pommes de terre, choux-raves, betteraves rouges et citrouille et pain noir


(290g par jour), le tout arrosé d'un quart d'eau par jour. Je bois très peu,
à côté de çà, je fume toute la journée.
Marcel Ligier a été capturé le 15 juin dans Revigny cerné puis envahi
par les Allemands. Il est prisonnier sur l'honneur et, comme officier le plus
gradé (il est capitaine), sera nommé responsable des autres prisonniers.
Ayant donné sa parole d'officier de ne pas s'enfuir, il ne le fera pas, mais
permettra à d'autres de le faire. Henri Guichard sera de ceux-là, et réussira
à rejoindre la zone libre en train, puis à regagner Bordeaux.
Marcel partira pour un Oflag en Autriche (Oflag XVIIA, à Edelbach,
près de Vienne et.. près d'Austerlitz.., où il pourra à loisir admirer le
fameux soleil, qui dissipe les brumes matinales quand il se lève, et en
reviendra en mai 1941, libéré en tant qu'ancien combattant de 1914-18 et
que père de famille nombreuse.

Samedi 2 novembre : J'ai passé un bien triste jour de Toussaint. Je ne suis


pas sorti et j'ai passé ma journée sur mon bas flanc à graver ma gamelle
[de scènes marocaines] que j'espère pouvoir dissimuler sous mon manteau
au moment du départ. Il y a toujours de la neige, aujourd'hui le dégel
commence avec de la pluie ; il y a 15cm de boue dehors et je ne sors pas
pour ne pas avoir les pieds mouillés, car j'ai souffert des dents toute la
nuit, malgré 4 comprimés d'aspirine pris hier soir. Germaine avait été mal
renseignée lorsqu'elle m'annonçait le 15 août que Jeannette était
accouchée, puisqu'il est né fin août. Jeudi, j'ai reçu 4 lettres expédiées du 2
au 10 octobre, 2 de ma mère et Régis et 2 de Germaine. Je suis heureux
d'apprendre que j'ai un neveu de plus.

Hier, on nous a mis un tampon sur nos cartes : Admis au train de


rapatriement, il y a bon espoir cette fois! D'après les bruits qui circulent,
nous partirions samedi prochain 9 novembre au plus tard. Les journées
nous semblent bien longues, surtout que nous sommes désœuvrés et que le
mauvais temps nous empêche de sortir. Ce soir, le dîner consiste en 1
morceau de lard gros comme 6 morceaux de sucre et 120g de pain.
Heureusement, j'ai acheté ce matin environ 1kg de pain pour 45 f, ce qui
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 134
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

est une affaire, et 2 oignons pour 1 mark, soit 20 f. Je vais donc faire un
dîner somptueux avec lard, sel et oignon cru. Aujourd'hui, nous avons
acheté des Gauloises à la cantine du camp qui vient d'en recevoir un très
gros stock. Nous les payons 50 pfennigs le paquet, soit 10 f. Ce n'est pas
cher, ici les cigarettes allemandes valent plus cher, et ce n'est que de la
paille.

Mercredi 6 : Nous ne sommes pas encore fixés sur la date de notre départ ;
nos cartes ont été contrôlées une fois de plus. Il paraîtrait que le 1er
départ serait le 8 ou le 9 et se composerait des 700 premiers numéros, le
2ème le 11 ou le 12 avec les 700 suivants, dont je suis. Encore 5 jours à
attendre! Ca fera 3 semaines que nous avons été rassemblés en vue du
départ. Nous pensions qu'il faudrait une semaine au plus pour nous
préparer.

J'ai reçu lundi soir un colis de ma belle-mère avec un cache-col et du


chocolat, sucre et biscuits. Ca m'a fait plaisir, car j'avais perdu le goût du
sucre. Notre nourriture est infecte, je ne puis plus y toucher. Depuis 2
jours, nous avons 2 fois par jour un peu d'eau grasse dans laquelle nagent
quelques morceaux de navets jaunes et quelques épluchures de pommes de
terre avec de gros yeux noirs.
Heureusement que je peux acheter du pain tous les jours, 10 f les 200g ; ça
fait 50 f le kg et, si je devais rester longtemps ici, je ne pourrais pas
continuer, car mon argent s'épuise.

La neige a fondu, il fait moins froid ; je suis toujours enrhumé et ne suis


pas le seul : toute la nuit on entend tousser parmi les 250 entassés dans le
bâtiment, avec le va et vient continuel pour aller aux WC. Je ne dors plus
et pense toute la nuit à notre départ.

Dimanche 10, 2h : Le 1er convoi est enfin parti hier et nous avons notre
fiche de départ, que nous devons avoir sur la poitrine. Aujourd'hui, nous
sommes tous passés aux douches et les effets à la désinfection. Depuis ce
matin, les camarades sont nus sous une couverture. En ce moment, ils sont
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 135
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

dans la cour, à attendre leurs sacs qui sortent de la chambre à gaz. J'ai pu
couper à la corvée en disant aux boches que j'avais une crise de malaria.
Je faisais semblant de claquer des dents. Ils se sont écartés de moi comme
si je leur avais annoncé que j'avais la peste! Je suis assis dans la salle du
courrier et j'attends que les camarades aient touché leur sac pour
rejoindre la baraque avec eux.

Demain, nous devons toucher l'argent français que nous avons déposé en
arrivant, et mardi matin départ pour la Suisse. Nous devons nous arrêter à
Constance pour être dirigés sur les régions libres ou occupées. Je viens de
recevoir une lettre de Germaine du 8 octobre. Ce sera sans doute la
dernière lettre que je recevrai ici. C'est du 1 au jus. Je ne peux y croire.
Hier, j'ai rencontré Biton de La Roche Chalais, c'est lui qui m'a reconnu.
J'ai promis d'aller voir sa femme en rentrant.
Lundi 11 au soir : Aujourd'hui, nous avons passé un dernier contrôle et
touché l'argent que nous avions versé en arrivant. Nous partons demain à
midi en 3ème classe, wagons chauffés. C'est notre dernière veillée. Il est
7h, nous sommes rassemblés dans la chambre du chef de baraque pour
faire le dernier bridge. Le temps ne passe pas vite et nous dormirons peu
cette nuit dans notre baraque glaciale ; le temps est bien couvert et sent la
neige. Nous devons être rassemblés demain à 8h dans la cour avec nos
paquetages. Il y a de fortes chances que nous y restions 3 ou 4 heures avec
un vent glacial. Heureusement que nous avons touché des sabots, nous
n'aurons pas trop froid aux pieds. Le nez me coule, je suis enrhumé.Ces
quelques lignes sont les dernières que j'écris au Stalag XVIIA. Demain le
départ.

Rapatriement sanitaire

Mardi 12 novembre, 14h : Arrivée à la gare de Wilfleinsdorf, départ à 15h.


Nous passons à Wien à 4h du soir et faisons le tour de la ville pendant 3h
par WienBad. 7h, Attnang. Lucheim. Timelkaun, 7h30, arrêt 1h. Nous
marchons en direction N.W. A 8h, arrêt à ReflZipf. Au levant, par-dessus
des forêts de sapins, le soleil se lève sur des monts couverts de neige. Le
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 136
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

pays est très beau.

Nous sommes dans des wagons chauffés et pouvons regarder le paysage.


Nous sommes 40 par wagon, il y a 48 places assises. Je suis chef de
wagon. 8h1/4, nous allons déjeuner. A 9h, nous longeons un lac de
montagne, petite station de Wallersee, site magnifique avec des hauts pics
couverts de neige dans le fond et qui doivent être les Alpes bavaroises.
Seekirchen.
Matsee. 9h30, passons à Salzburg entouré des Monts du Tyrol couverts de
neige. Gare très importante avec de hauts pics au N.W. Teisendorf 10h30.
Transtein 11h. Rofenheim, 12h1/4, nous venons de déjeuner. Munich,
14h30. Ausburg, 16h15 (même route que pour venir). 18h, nous venons de
dîner.
Nous sommes arrêtés dans une forêt de sapins à côté de la gare de
Burgau. Ulm, 19h. Il fait noir, nous ne voyons plus rien, nous nous
étendons dans le couloir pour nous reposer. A 23h, nous passons dans une
gare importante dont nous ne voyons pas le nom. Nous bifurquons et
descendons plein sud vers la Suisse.

Mercredi 13 : A 2h du matin, nous arrivons dans une gare en cul-de-sac.


C'est le terme de notre voyage, nous sommes à Constanz sur le lac, à la
frontière suisse. Nous descendons et nous sommes conduits dans un
hôpital transformé en camp de rapatriement pour malades. Nous nous
couchons sur des paillasses avec une couverture. Il est 3h1/2, nous
dormons jusqu'à 7h.

A 7h30, distribution de café. Le soleil éclaire notre chambre dont toute la


façade Est est chauffée par le soleil levant par une immense baie verrée,
comme un solarium. Nous avons touché du pain. A 11h nous devons avoir
la soupe, à 14h être remis aux autorités suisses. Ce sera fini, nous ne
serons plus prisonniers. Le chauffage fonctionne et, pour la première fois
depuis 6 mois, je vais pouvoir me raser à l'eau chaude. Nous sommes à
200m du lac et au soleil levant la vue est magnifique, le soleil paraissant
derrière le lac.
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 137
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Coblenz, 15h36 (heure suisse). Zurich. Baden. Olten, 18h45. Neufchâtel,


arrêt de 20h à 21h. Dîner offert par la Croix-Rouge! Nous sommes
incapables de rien prendre de plus et nous sommes couverts de chocolat
au lait, cigarettes, gâteaux.

Jeudi 14 : Genève à 0h15. On plombe les wagons pour passer la frontière ;


dernière visite des Allemands. Bellegarde à 2h40, 1ère gare Française.
Nous sommes accueillis sous une pluie battante par toute la population et
les jeunes filles ; chocolat au lait, le 1er depuis 6 mois. Arrivée à
Lyon-Brotteaux à 5h20. A 6h, accueil officiel général, officiers, musique,
minute émouvante, Marseillaise, nous pleurons comme des enfants. Nous
sommes comblés de tout. Nous passons par Valence, Avignon, Montpellier,
Béziers, Narbonne et arrivons à Perpignan à 17h20 où une réception
émouvante nous est faite avec toutes les autorités militaires et civiles, un
piquet d'honneur musique en tête, et ravitaillement de la Croix Rouge.
Après 80h de train et 2000km parcourus sans pouvoir nous reposer, nous
paraissons assez fatigués. La réception terminée, nous sommes répartis
entre les hôpitaux de la ville et conduits par des ambulances militaires.

Vendredi 15 : Je suis à l'Hôpital St Jacques et je couche dans un lit avec


des draps. Je suis tombé dans le lit hier soir à 9h et me suis réveillé ce
matin à 8h pour boire le café qu'un infirmier nous porte au lit. Je me
demande si je rêve, je n'ose croire que je suis en France et que je ne verrai
plus de fils de fer barbelés.

Roger va séjourner deux semaines à l'hôpital complémentaire


Saint-Jacques, le temps de se rétablir. Parti de Colmar le 15 août avec 78
kg, il n'en pesait plus que 45 en arrivant à Perpignan, mais avait gagné un
ulcère d'estomac. Le 29 novembre, le médecin chef lui signe son bon
d'exeat, sortie qu'il fête avec un ami à la taverne La Maxéville, sur le
Boulevard Wilson, en se régalant d'huîtres arrosées d'un Pouilly et en
terminant par pâtisseries, café et liqueurs. Il apprend que pendant sa
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 138
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

captivité, par décret du 10 août et avec effet du 25 juin, il a été nommé


sous-lieutenant. Il est démobilisé le 29 novembre 1940, mais percevra sa
solde jusqu'au 9 décembre.

A Perpignan, il est arrivé avec ses effets militaires, qui ont


passablement soufferts des conditions de captivité. On lui alloue un jeu de
linge de corps, un costume civil, un chandail et une paire de chaussures. Le
trésorier du 2° R.J. Coloniale lui a versé un premier acompte sur sa solde et
l'U.A.D.7 lui a versé le reste. Le supplément, du à sa promotion au grade
de sous-lieutenant et l'indemnité de pertes d'effets ne lui sera réglée qu'en
1943. Il va compléter sa tenue civile en faisant l'achat d'une paire de
souliers supplémentaire (215 f), d'un pantalon (195 f), d'un blouson (150
f), d'un béret (25 f) et d'une valise (320 f).

De Perpignan il gagne le 30 novembre Toulouse, où sont formés les


convois pour le Sud Atlantique et la Bretagne ; on le désigne comme chef
du convoi en lui remettant les listes nominatives des rapatriés. Le 1er
décembre 1940, à Langon, le convoi passe la ligne de démarcation et entre
en zone occupée. Plus d'un rapatrié aura du mal à réprimer un frisson

Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 139


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

d'appréhension en voyant des soldats en uniforme allemand monter dans le


train, mais ils se contentent de vérifier les listes et d'y apposer un coup de
tampon ; ils sont bien libres.
Enfin, il arrive en gare Saint-Jean à Bordeaux. Définitivement libre, dans
une France occupée.

J'ai appris sa libération, se souvient Germaine, par un ami de


Saint-Savin à qui il avait demandé de me prévenir qu'il arrivait à
Bordeaux. Je suis allé l'y rejoindre, et il est parti ensuite à Saint-Aigulin.

Le 7 décembre, il retire à la Perception le montant de sa prime de


démobilisation, 700 francs. Il devra attendre 1943 pour toucher ses arriérés
de solde. Après deux guerres et 40 ans de conflits, il va connaître 40
années de paix.

Saisie du texte et mise en page


par son fils aîné Jean-Pierre Duhard

décorations de Roger Duhard

Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 140


Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au
quotidien

la drôle de guerre

Cela ne figure pas (encore) dans les livres d'histoire, mais on peut en
vérifier la véracité dans les registres d'Etat Civil de Libourne, c'est le
samedi 8 août 1942 que naquit le premier fils de Roger Duhard et de
Germaine Penaud.

Les deux futurs parents avaient passé la journée à leur propriété de


Vignaud, près de la Roche-Chalais où ils étaient venus aider les Margalef,
leurs fermiers, à rentrer les foins, coupés tardivement cette année et,
malgré le handicap de son état, Germaine avait manié toute la journée

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 141


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

fourche et râteau, comme les autres. En fin d'après-midi, les douleurs


l'avaient prise et Roger s'était empressé de la conduire à la maternité de la
nouvelle Clinique du Libournais. Dans la soirée, avec l'aide du docteur
Lafond, elle donnait naissance à un gros et vigoureux garçon de plus de
sept livres, particulièrement grand pour son âge, ce qu'il s'évertua de rester
par la suite ; c'était moi.

Mais revenons quelques années en arrière. Si la guerre avait éclaté en


1939, avec la mobilisation générale, l'affrontement ne débuta qu'un an
plus tard. Et, les premiers temps, dans cette « drôle de guerre », les
ennemis s'étaient juste épiés, chacun retranché derrière sa ligne, conçue
pour être infranchissable : Maginot pour les Français, Siegfried pour les
Allemands.

Malgré cet état de guerre, la vie littéraire ou sportive continuait : le 14 avril


1940, Soffietti remportait la course Le Mans Paris, ayant remplacé le
classique Paris Roubaix. Le 1er mai, le Racing Club de Paris gagnait en
finale de la Coupe de France en battant par 2 buts à 1 l'Olympique de
Marseille. Le 8 mai était créé à Paris « Médée »de Darius Milhaud dans
une mise en scène de Charles Dullin.

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 142


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Deux jours plus tard, le 8 mai 1940, ce fut une autre musique aux accents
teutons : les Allemands débutèrent leur offensive sur le front de l'Ouest et
cinq jours plus tard franchirent la Meuse à Sedan. Dans la nuit du 9 au 10,
les Allemands envahirent la Belgique prenant Liège le 11, et obtenant la
capitulation le 28. Dès le 13 mai, les blindés allemands franchirent la
Meuse à Dinant, Monthermé et Sedan et, entre le 20 et le 25, s'emparèrent
d'Abbeville, Arras, Boulogne et Calais. Une contre attaque, lancée le 20
mai par le général Weygand nouveau chef des armées, échoua et ce fut le

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 143


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

début de l'effondrement de l'armée française. On l'ignorait alors, mais c'est


aussi ce 20 mai 1940 qu'était ouvert par Allemands le camp de
concentration d'Auschwitz, en Pologne.

La débâcle commençait ; les troupes britanniques et quelques éléments


français embarquèrent en catastrophe à Dunkerque, qui tomba le 4 juin.
Rouen tomba à son tour le 9, Paris le 14, Orléans le 17, Brest, Vichy et
Lyon suivirent le 20. Le siège du gouvernement, d'abord transféré à Tours,
le 10 juin, fut déplacé le 14 à Bordeaux, où arrivèrent Paul Reynaud
(Président du Conseil), le maréchal Pétain (vice-président), Albert Lebrun
(Président de la République) et l'ensemble des ministres. La ligne Maginot
avait capitulé le 22 juin. Dès le 12 juin, Weygand avait annoncé au Conseil
des ministres que la seule issue était l'armistice, ordonnant en même temps
le repli des troupes, et le maréchal Pétain partageait l'avis de Weygand : il
fallait demander l'armistice de toute urgence.

Le 10 juin, l'Italie mussolinienne avait déclaré la guerre à la France et à la


Grande-Bretagne, et lançait aussitôt ses avions à l'attaque des troupes au
sol, déjà en débâcle.

Le 17 juin 1940 à 12h30 le maréchal Pétain, nouveau chef du


gouvernement, prononçait sa fameuse allocution radiodiffusée :
« Je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur (..),

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 144


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

je pense aux malheureux réfugiés qui sillonnent nos routes. C'est le cœur
serré que je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser le combat ». Le 20 juin,
il parlait de nouveau au pays : « Français ! J'ai demandé à nos adversaires
de mettre fin aux hostilités. [...] J'ai pris cette décision, dure au cœur d'un
soldat, parce que la situation militaire l'imposait. [...] Moins forts qu'il y a
22 ans, nous avions aussi moins d'amis. Trop peu d'enfants, trop peu
d'armes, trop peu d'alliés, voilà les causes de la défaite. [...] Nous tirerons
la leçon des batailles perdues. Depuis la victoire, l'esprit de jouissance l'a
emporté sur l'esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu'on a servi. On a
voulu épargner l'effort ; on rencontre aujourd'hui le malheur ».

Ils sont bien peu nombreux ceux qui l'entendirent, la majorité des militaires
étant occupée à combattre ou à faire retraite en désordre, et une grande
partie des civils, préoccupée de trouver un moyen de fuir vers le Sud de la
France.
Encore moins nombreux furent ceux qui captèrent l'appel depuis Londres,
le 18 juin, d'un général quasi inconnu, un certain de Gaulle, qui avait été
secrétaire d'Etat à la Guerre. Germaine, que la guerre avait privé de père,
approuvait la décision du maréchal, qui garda longtemps une place dans
son cœur : n'avait-il pas fait don de sa personne à la France ?

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

l'appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle (BBC Londres)

La désorganisation militaire est totale : les moyens de communication sont


défaillants, la troupe démoralisée, les ordres contradictoires. Des isolés
tentèrent bien de résister, de se battre, quand ils n'en étaient pas empêchés,
sachant ou ne sachant pas que c'était en vain. Ces actes d'héroïsme ne
servirent à rien, sinon à recevoir une décoration ou une citation posthume,
répétant « ont combattu jusqu'au bout » et oubliant d'ajouter : pour sauver
l'honneur de la France. Les Allemands découvrirent avec un étonnement
scandalisé que toutes les autorités avaient disparu à leur approche, voire
avant. Préfets et généraux souvent, évêques parfois, policiers et magistrats
en nombre, pompiers dans quelques cas, accompagnèrent, si ce n'est
précédèrent, la fuite des civils.

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

A Bordeaux pendant ce temps, vingt-sept parlementaires, parmi eux


Daladier et Mendès-France, s'embarquaient sur le paquebot Massilia pour
Casablanca, refusant l'idée de l'Armistice et désirant poursuivre le combat.
« Les Allemands sont à Charmes, à 30 km derrière, témoignait Roger
Duhard ; nous sommes pris dans une souricière. L'armée, privée de chefs,
est en déroute et ne se défend plus. Nous serons pris aujourd'hui. Vendredi
soir (21 juin) : sommes sur un ballon dominant Yvoux. L'ennemi est entré
dans le village vers 4 h et, à la jumelle d'où je suis en observation, je les
vois défiler. A 7 h ils sont au village suivant où ils rencontrent une grande
résistance. Fusillade et canonnade intenses. Nous sommes encerclés à
1km500 tout autour. Laveline, devant Bruyères, est prise à 9h ».

l'exode
La convention d'Armistice fut signée le 22 juin à Rethondes. Hitler
exigeait de la France de ne plus prendre part au combat, auquel n'a pas
renoncé l'Angleterre, d'accepter l'occupation de la moitié de son territoire
et de payer des frais d'occupation, fixés à 400 millions de francs par jour.
Les combats cessèrent effectivement trois jours plus tard, le 25 juin 1940 à
01.35 h.

Juin 1940 resta longtemps dans la mémoire des Français comme le mois de
l'exode, les habitants du Nord et de l'Est de la France (mais aussi les
Belges) fuyant en masse devant l'avance allemande. Cette fuite massive et
irrationnelle avait commencé le 8 juin, à l'annonce que les Boches

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

arrivaient et que les bombardements étaient imminents. La panique avait


gagné les populations civiles et une incroyable migration les précipita dans
les trains ou sur les routes en voitures, en charrettes, en vélos ou à pieds.
Des villages entiers furent abandonnés et des familles entières tentèrent de
trouver refuge vers le sud du pays. On comptabilisera sept millions de
civils et deux millions de militaires sur les routes.

«Toute la France qui coule sur les routes. De jour et de nuit, une foule
protégée par deux épaisseurs de matelas, couronnée de valises et de cages
à oiseaux. Une foule qui n'a jamais fini de passer, toujours aussi épaisse,
toujours renouvelée et qui abandonne dans les fossés ses voitures et ses
morts », écrivait H. Amouroux, qui a rapporté les récits de témoins dans
« la Vie des Français sous l'occupation» (Fayard, 1961). J'y ai puisé
beaucoup de précisions sur cette triste période de l'histoire française.
Dans les villes du Sud-ouest, où les réfugiés affluèrent par milliers, les
chiffres de la population doublèrent, triplèrent ou quadruplèrent. On ne
savait comment les loger ni les nourrir : il n'y avait plus de pain, plus de
lits, plus d'argent. A Bordeaux, depuis les premiers jours de juin, la ville
était encombrée de réfugiés. Les trains de blessés, d'enfants, de femmes
enceintes, d'aliénés, de familles, venus de Belgique, du Nord ou de l'Est de
la France, de la région parisienne, ne cessaient d'affluer vers la ville qui ne
sut bientôt plus où les loger, comment les nourrir et s'efforça de les diriger
vers d'autres villes, d'autres départements. Le 17 juin on comptera 3 000
réfugiés en gare de Libourne, 1 500 à Coutras, 2 500 à Saint-Mariens.
Devant cette débandade généralisée, étendue au pouvoir politique et aux
forces armées, devant cette défaite totale et ces souffrances de tout un
peuple, il n'y avait d'autre alternative que de demander un armistice. Et
c'est avec soulagement que la France écouta les messages de Pétain, une
France qui, à ce moment là était tout entière pétainiste.

La propagande allemande s'était emparée des paroles du maréchal invitant


à cesser le combat, les répétait sur les ondes et parachutait des tracts en
allemand et français au-dessus des dernières troupes combattantes pour les
inciter à se rendre. Le discours du chef de l'Etat accéléra presque partout
la débâcle et anéantit les velléités de résistance, quand il y en avait. Les
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villes s'ouvrirent, les casernes rangèrent les armes, tant il est évident que le
pays était battu : il apparaissait inutile de sacrifier des vies, de perdre des
biens.

Par un poste de TSF à batterie, Roger Duhard et ses compagnonsapprirent


que toute l'Armée de Lorraine était prisonnière : « 200.000 hommes avec le
général. Les civils sont venus nous dire que les envahisseurs se conduisent
correctement dans les villages occupés. Le temps est nuageux, il
commence à pleuvoir, et nous couchons à terre sous les sapins. Sur les
ballons environnant, plus de 2000 hommes sont réfugiés pour ne pas être
prisonniers ».

Les communiqués allemands ne cessent d'annoncer des redditions : 200


000 prisonniers le 19 juin, autant le 22, le double le 23, parmi lesquels les
commandants des trois armées. Le 18 juin le général Colson, nouveau
ministre de la Guerre, avait interdit tout repli, ce qui facilita la rafle
allemande.

tracts parachutés par les Allemands


pour inciter les troupes à se rendre

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Le 25 juin, le cessez-le-feu est général et commence alors l'exode à rebours


des civils qui sont partis. Il sera interrompu quand la France sera coupée en
deux, à partir du 23 juillet. Après la signature de l'Armistice, la France
avait été partagée en deux zones de part et d'autre d'une ligne allant de la
frontière espagnole à la frontière suisse. Partant de Saint-Jean
Pied-de-Port, elle remontait vers Mont-de-Marsan, Langon,
Montpon-sur-l'Isle, Angoulême et se poursuivait sur Vierzon,
Châlons-sur-Saône et Dôle. La zone Nord, dite occupé, était placée
directement sous l'administration militaire de la Wehrmacht et les trois
départements d'Alsace-Lorraine annexés, malgré les engagements de la
convention d'Armistice. La zone Sud restait «zone libre » ou plutôt « non
occupée » (dans la terminologie allemande) et sous l'administration du
gouvernement du maréchal Pétain installé à Vichy, mais en fait sous tutelle
des Allemands.

prisonniers anglais à Dunkerque

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Une partie de la Gironde, des Landes, de la Charente et de la Dordogne


étaient en zone occupée, mais le pays gabaye restait en zone libre, comme
Bordeaux. Quant au sort des prisonniers, il était abordé dans le paragraphe
20 des conventions d'Armistice : « tous les prisonniers de guerre resteront
dans les camps allemands jusqu'à la conclusion de la paix » ; la paix, pas
l'armistice.

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Le 11 juillet, les actes constitutionnels n° I, II et III firent du maréchal


Pétain le chef de l'Etat en lui donnant les pouvoirs exécutif, législatif et
réglementaire. Le lendemain, Pierre Laval était nommé vice-président du
Conseil et Jean Borotra, l'un des quatre mousquetaires du tennis français,
commissaire général à l'Education et aux Sports. Pour les communications
interzones furent éditées des cartes postales familiales à 13 lignes,
pré-imprimées ; elles seront remplacées en mai 1941 par des cartes 7 lignes
non imprimées, puis en août par des cartes ordinaires. En mars 1943,
plusieurs mois après l'occupation de la zone « libre », les relations postales
furent normalement rétablies. Le 3 août, on apprend que la veille le
Tribunal militaire de Clermont-Ferrand a condamné à mort par contumace
le général de Gaulle, réfugié à Londres.

Le 24 octobre, Hitler et Pétain se rencontrèrent à Montoir et il y fut


question de collaboration entre les deux pays. La politique du maréchal
allait déjà dans ce sens puisque, trois semaines plus tôt, avait été
promulguée une loi sur le statut des juifs, leur interdisant l'accès à l'armée,
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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

à la police, à la fonction publique, à la magistrature, en fait à tout poste de


responsabilité. En juillet avaient été lancés deux hebdomadaires, la Gerbe
et Au pilori, l'un pro allemand et
l'autre anti-judéo marxiste.

Marcel Ligier, capturé le 15 juin dans Revigny cerné puis envahi par les
Allemands, était prisonnier sur l'honneur et, comme officier le plus gradé
(capitaine), fut nommé responsable des autres prisonniers. Il y avait
tellement d'hommes faits prisonniers, que les Allemands ne savaient quoi
en faire : il y en eut un million et demi ! Ayant donné sa parole d'officier
de ne pas s'enfuir, Ligier ne le fit pas, mais permit à d'autres de le faire.
Henri Guichard fut de ceux-là, et réussit à rejoindre la zone libre en train,
puis à regagner Bordeaux. Marcel partit ensuite pour l'Oflag XVIIA, à
Edelbach, en Autriche, près de Vienne, où il put à loisir admirer le fameux
soleil d'Austerlitz, qui dissipe les brumes matinales quand il se lève
(comme constaté par Napoléon), et en revint en novembre 1941, libéré en
tant qu'ancien combattant de 1914-18 et père de famille nombreuse.

l'occupation

Si les conditions de vie étaient dures pour Roger, et les autres prisonniers,
il n'imaginait certainement pas qu'elles l'étaient également pour la France
occupée. Il ne se doutait probablement pas que pour envoyer des colis avec
du chocolat, du sucre et des biscuits, il fallait beaucoup d‘ingéniosité et
beaucoup se priver, dans une France en pénurie de tout.

carte de ravitaillement

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

En zone occupée, les Français durent se mettre à l'heure allemande en


avançant les pendules d'une heure, comme les Allemands s'étaient mis à
l'heure française en 1918. Mais ce n'était pas la moindre des contraintes :
interdictions, réglementations et restrictions se multiplièrent.
Manifestations, cortèges, rassemblements et bals furent prohibés et les
horaires d'ouverture des lieux publics limités.La circulation des voitures et
camions fut réglementée, gênant les approvisionnements, et les cycles
durent être immatriculés.

Un service du Ravitaillement fut créé en septembre 1940, avec mission de


régenter la vie alimentaire du pays, avec un triple rôle : réduire la
consommation, recenser les ressources et assurer la répartition des produits
collectés. L'électricité fut rationnée, avec coupures obligatoires à certaines
heures, et l'on redécouvrit les joies oubliées des lampes à pétrole et des
bougies pour s'éclairer le soir. Des produits furent réquisitionnés (fourrage,
farine), d'autres rationnés par un système de cartes et de tickets et il fut
interdit de fabriquer confiseries et pâtisseries.
Une carte d'alimentation fut instituée (qu'avaient connu ceux de
1914/1918), individuelle et valable sur tout le territoire français, portant
sur la première page la lettre de catégorie, l'état civil, la date de délivrance
et le cachet de la mairie. Sur la deuxième page était encartée la feuille de
tickets. Il y avait des coupons de bons d'achat pour un pantalon, une paire
de chaussures, des articles de ménage, des fournitures d'écoliers, etc. Entre

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le moment de l'inscription pour une denrée et sa distribution, des semaines,


des mois peuvent passer et d'inexplicables mutations se produire, un
produit en remplaçant un autre.
Mais il y avait d'autres cartes : de tabac, de jardinage, de vêtements, de lait.
Le commerçant à qui elles étaient présentées devait vérifier la concordance
entre les numéros de la carte et des tickets. Les catégories variaient selon
l'âge et les conditions de travail : E pour les enfants moins de 3 ans, J1
pour les 3 à 6 ans, J2 de 6 à 21 ans, A pour les adultes de 21 à 70 ans, V
pour les vieillards, T pour les travailleurs de force, C pour les agriculteurs.

le rationnement
Un exemple de rationnement : la consommation autorisée de lait dans les
villes était de 0.75 l pour les E, 0.50 l pour les J1 et V, 0.25 l pour les J2 et
A. Une carte de priorité fut accordée aux mères de famille nombreuses et
aux femmes enceintes ou allaitant, mais seulement pour échapper aux
interminables queues devant les magasins. Le maréchal Philippe Pétain,
aurait du avoir une carte « V », on lui attribua une carte « T » (n° 50 084),
donnant droit à des suppléments de pain, viande, vin, etc., ce qu'il aurait
sans doute obtenu sans cela. Cartes et tickets ne furent définitivement
supprimés que fin 1949. Je m'en souviens.

Si juin 1940 fut un mois abondant en fruits, il manqua de sucre pour faire
des confitures et si les moissons s'annoncèrent belles, on manqua de bras
pour les engranger. Les vivres de première nécessité commencèrent à se
raréfier : pain, pâtes, sucre, lait, viande, et les rations diminuèrent d'années
en années. Dès juin 1940, on institua des jours sans viande (mercredi, jeudi
et vendredi) et interdiction fut faite aux boulangers de vendre du pain
frais ; un mois plus tard, ils manquaient déjà de farine.
L'approvisionnement était aléatoire ; en novembre 1940, Bordeaux, qui
n'avait plus de viande, reçut 7 morutiers apportant 1 200 tonnes de pêche

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qui alimentèrent pendant plusieurs mois un fructueux marché noir, où se


pourvoyaient les Français affamés et s'enrichissaient trafiquants avisés et
commerçants sans scrupules. L'insuffisance des rations allouées conduisait
à chercher des expédients : on faisait de la farine de sarrasin, de châtaignes
ou de tourteaux et du café avec des glands, des graines de lupin ou des
pellicules de pommes séchées.
A Bordeaux, les pigeons disparaissaient par milliers et, alors qu'on en
comptait quelques 5 000 avant la guerre sur la place Pierre Lafitte, il n'en
restait plus que 89 en 1941. Les chats étaient également convoités et
pourchassés pour faire des civets. Des acheteurs venus des villes battaient
la campagne offrant, outre de l'argent, des chaussures, des lainages, de la
saccharine en échange de poulets, lapins, porcs et œufs. Les œufs, payés de
20 à 35 F la douzaine, étaient revendus de 90 à 120 F, les pommes de
terres achetées 3 à 5 F le kg, atteignaient 12 à 15 F à Bordeaux et un
jambon pouvait voir son prix quintupler. La défaite et l'occupation allaient
montrer à quel point le pays dépendait de ses colonies pour le
ravitaillement en vin, huile, cacao, café, riz, sucre, bananes, caoutchouc et
de l'étranger pour le blé (canadien), la viande (argentine), la laine
(australienne) et le charbon (allemand).

C'est le 15 janvier 1941 que fut établi par-devant Me Daviaud, notaire à


Saint-Aigulin, avec Marie Bernardeau Vve Duhard comme témoin, le
contrat de mariage entre M. Duhard Louis, en famille Roger, industriel,
demeurant à Soubie, commune de Ménesplet (Dordogne) et Mlle Penaud
Germaine, sans profession, demeurant à Saint-Christoly de Blaye
(Gironde). Les futurs époux avaient choisi le régime de la communauté de
biens réduite aux acquêts, chacun apportant ses effets propres (habillement,
linge, bijoux) et décidant de mettre en communauté les bénéfices,
économies et acquisitions ultérieures. Roger Duhard apportait ses effets
personnels, estimés à 2.000 francs et ses parts dans la SARL « Lacave et
Duhard », d'un montant de
400.000 francs, soit un apport total de 402.000 francs. Germaine Penaud
apportait ses seuls effets personnels, d'une valeur de 2.000 francs. Comme
le disait souvent Germaine en plaisantant : « ce n'était pas pour mon
argent que Roger m'épousait, mais pour ma beauté ! ».
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Dès le lendemain de la signature du contrat, le mariage fut célébré à la


mairie de Ménesplet. Ce 16 janvier 1941, il faisait un froid sec avec un
timide soleil, presque du beau temps pour cet hiver glacial, où la
température descendait à - 15° la nuit. Dans la salle de la mairie, le premier
magistrat après avoir déclaré unis par les liens du mariage Louis Duhard et
Germaine Penaud, invita les deux témoins légaux, André Lacave, l'associé
de Roger, et Gaston Roost, le comptable de l'usine (depuis 1940), à
contresigner le registre d'Etat Civil. Ils se rendirent ensuite dans la voiture
du marié à l'église du Pizou où devait être donnée la bénédiction nuptiale,
par l'abbé Lagarde.

C'est à Fonrazade, en bas du pont du Pizou, qu'eut lieu le repas de noce,


dans le restaurant du bord de l'Isle tenu par la "Marie sans souliers". Une
noce tout à fait simple, sans photographe, sans amis, sans famille. "Sans
doute est-ce à cause du mauvais accueil familial qu'ils ont décidé de
n'inviter personne à leur mariage", confiait Régis, "ce qui m'avait quand
même surpris car j'étais très attaché à mon frère". La famille étant
absente, aucun ami n'avait été convié non plus. L'absence de Marcel Ligier
était due au fait qu'il était toujours en captivité, comme le lui avait
confirmé Marie, sa femme, quand Roger était allé lui présenter Germaine,
quelques jours avant. Les deux seulsinvités à partager leurs agapes, étaient
les témoins ; il n'y eut pas de photos de mariage, ce qui du bien attrister la
mariée.

La décision de convoler prise, restait à Roger de trouver un logement.


Gaston Roost lui en proposa un à Moulin-Neuf, à 4 km de l'usine,
appartenant à sa sœur, Mme Delètre. Il s'agissait d'une belle maison de
maître bâtie en pierres, en bord de rivière, avec un grand parc et connue
sous le nom de Château des peupliers. La propriété était un peu grande,
mais offrait la possibilité d'y faire un jardin et d'y installer une basse-cour,
opportunités appréciables en temps de guerre et de restrictions, et l'Isle qui
la bordait permettait pêche et baignade. Dès la signature du bail de
location, peintres et tapissiers avaient été retenus pour remettre les locaux
en état, ce qui demanda un bon mois.
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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Pendant ce temps, les nouveaux mariés prirent pension chez la Marie sans
souliers. Son établissement était situé en zone occupée, au pied du pont du
Pizou, la ligne de démarcation suivant le cours de l'Isle. Le restaurant était
fréquenté par les Allemands attirés par la bonne cuisine de la propriétaire.
Malgré les restrictions, les fermes voisines fournissaient l'établissement en
volailles, œufs, lait, beurre et légumes, et sa table était toujours bien
pourvue. Fin cordon bleu, la propriétaire n'avait qu'un défaut : elle n'avait
pas la langue dans sa poche et ne se gênait pas de dire tout haut ce que les
autres murmuraient tout bas. Cela lui valut un jour d'être convoquée à la
Kommandantur à Bordeaux, où elle on la retint plusieurs jours. Ses
pensionnaires s'inquiétèrent sur son sort, n'allait-on pas la garder en
prison ? Mais également sur le leur, qui allait faire la cuisine ? Ce n'est pas
cela qui pouvait embarrasser Germaine.
Ceignant un tablier, comme elle l'avait fait à Laleu, elle se mit aux
casseroles et fit tourner la pension, régalant les hôtes de sauces et de
beignets à sa façon et récoltant compliments et pourboires.

le château des Peupliers à Moulin-Neuf (sur l'Isle)

Fin février, les travaux terminés dans leur nouvelle demeure, ils y
emménagèrent. Germaine entreprit aussitôt un nettoyage général dont elle
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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

avait la spécialité et, quand elle eut fini de briquer, récurer, gratter, fourbir,
frotter, astiquer et encaustiquer, ce fut un logis méconnaissable qu'elle
offrit à l'admiration de son mari. Roger allait découvrir dans son épouse
une parfaite maîtresse de maison, qu'aucune tâche ne rebutait, et qui était
aussi à l'aise dans son ménage que dans son jardin. C'est sans doute à ce
moment là qu'il commença à prendre la mesure de la femme
exceptionnelle avec qui il avait eu la chance de convoler. Elle le surprendra
bien d'autres fois dans la suite de leur vie commune.

Malgré la situation anormale de vivre dans un pays occupé, chacun


s'efforçait de maintenir les apparences d'une vie normale et le train-train du
quotidien, afin de supporter ce qui à d'autres eut paru insupportable. De la
même façon que les prisonniers s'étaient adaptés à leur sort, les Français
s'étaient accoutumés à la défaite et à la présence des Allemands, et même à
leurs exactions. Cette hyper adaptation des habitants, retrouvée dans tous
les conflits, est la seule issue à un état de choses qui deviendrait sinon
ingérable.

Même si l'on vivait mieux en zone libre, il y avait pénurie de beaucoup de


denrées, aliments et matières premières partant en priorité vers
l'Allemagne, dans le cadre des conventions d'armisticeet du paiement des
frais d'occupation. Le pillage de l'économie française par les « boches »,
surnommés également les « chleuhs » et les « doryphores » (pour leur gros
appétit et leur prédilection pour les patates), eut comme conséquence le
développement d'un « marché noir », occasion à certains de s'enrichir sans
scrupules. Du fait des restrictions, l'ordinaire était assez souvent fait de
topinambours et de rutabagas qui, malgré l'imagination culinaire de son
épouse, ne devinrent jamais le plat préféré de Roger.

Germaine, en avril 2000, interrogée sur les modes d'accommodation,


répondit : pour les topinambours, "j'avais une seule recette, les donner aux
lapins et manger ceux-ci, une fois grands, en gibelotte ou sautés à la
persillade". Les rutabagas devinrent un des plats de base des Français, au
four, en purée, en « choucroute » même, accompagnés de bas morceaux de
viande.
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Germaine, originaire de la campagne, savait que la terre pouvait nourrir


ceux n'ayant pas les deux pieds dans le même sabot. Les paysans,
d'ailleurs, eurent largement de quoi s'alimenter : on a pu établir qu'en 1942
ils n'avaient consommé que le quart de leur beurre, le tiers de leurs œufs et
de leurs poulets, la moitié de leurs patates et de leurs porcs.
Presque tout le reste fut vendu aux trafiquants ou aux amis et relations ; un
peu, le reste, fut livré au Ravitaillement général. Avec l'aide intermittente
de Roger, Germaine eut tôt fait de mettre en route un jardin et dès l'été
suivant y récolta tomates, petits pois, haricots verts, radis, salades, fraises
et pommes de terre.
Elle y adjoignit une basse-cour avec poules et canards et un clapier à
lapins, et entreprit même d'engraisser un cochon. Les conserves de
légumes, les confits, pâtés et jambons leur donnèrent l'assurance d'un hiver
sans souci. Pour échapper au pain rassis du boulanger, seul licite, elle
cuisait elle-même le sien. Grâce aux bons soins de son épouse, Roger allait
rapidement retrouver des forces et des formes (comme le montrent les
photos) et commencer à envisager l'avenir avec sérénité. Françoise Ligier,
fille de son ami Marcel se souvenait quarante ans après de Roger prenant
son petit déjeuner dans la cuisine de Moulin-Neuf, avec jambon, confiture
et noix "tout cela préparé par les soins de Germaine" et qu'elle-même était
"gavée" de choses excellentes manquant chez eux, à Bordeaux.

A Moulin-Neuf, les nouveaux mariés avaient fait connaissance avec leurs


voisins. Les plus proches étaient les Roost, Gaston et Reine, logeant dans
une aile du "Château", partagée avec des parents à eux, les Gabreau.
Parisiens d'origine, ils avaient fait partie des innombrables réfugiés poussés
à fuir par la peur des Allemands. Gaston Roost était comptable à l'usine
Lacave, mais aussi un des membres de la "délégation spéciale" nommée en
septembre 1941 par le gouvernement de Vichy en remplacement du conseil
municipal, dissout, et qui dirigea la commune jusqu'en novembre 1944. La
sœur de M. Roost lui avait offert d'occuper les communs du "Château", et
ils y étaient restés. Les Roost avaient avec eux leur petit-fils Dominique,
âgé d'un an, pratiquement abandonné par sa mère, qui menait, disait-on,
une vie galante à Paris. L'enfant fut ravi de trouver en Germaine la maman
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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

lui faisant défaut et "Ayard", déformation de Duhard, lui prodigua câlins et


gâteries que ses grands-parents ne donnaient qu'avec parcimonie à ce fruit
du pêché.

Les Landale habitaient juste à côté et vivaient sans enfant. Ils possédaient
une petite maison périgourdine dont le jardin touchait le parc du
"Château". Jeannette Landale était originaire de Moulin-Neuf, où vivait
toujours sa mère, Mme Daviaud. Elle avait un emploi de secrétaire à
Bordeaux, alors que Jean Landale, sensiblement plus âgé qu'elle, était
retraité des chemins de fer. Ils venaient aussi régulièrement que possible à
Moulin-Neuf pour les besoins du ravitaillement, les ressources de la
campagne étant sans commune mesure avec celle d'une ville, devenue à
son tour occupée. Jean Landale, comme bien d'autres, circulait à vélo, et
n'hésitait pas à venir par ce moyen de Bordeaux à Moulin-Neuf, soit une
soixantaine de kilomètres. C'est chez les Landale que Roger et Germaine
firent la connaissance de Linette, sœur de Jeannette, mariée avec le docteur
Jean Berty, un chirurgien militaire.

Sans prétendre que Roger et Germaine étaient indifférents aux événements


de la guerre et de l'Occupation, après les épreuves passées c'est plutôt de
leur bonheur qu'ils se souciaient. Et il aurait été complet si la maternité
ardemment désirée par Germaine n'avait tant tardé à se réaliser. Les mois
passaient et rien ne venait. On disait qu'un médecin de Bordeaux, Mlle
Dubreuil, faisait des miracles dans le traitement des infertilités par des
extraits de corps jaune ovarien. Ils allèrent donc la consulter, guettant
chaque mois les effets de cette thérapeutique. En novembre 1941,
l'obstination de Germaine fut enfin récompensée, elle était enceinte, avec
une naissance prévue pour le début d'août 1942. Novembre 1941 resta
doublement dans leur mémoire, car au début du mois, pour le mercredi
saint, Marcel Ligier revint de son Oflag. Le dimanche suivant son retour,
Roger et
Germaine étaient chez eux, et l'on devine la joie qu'eurent à se retrouver les
deux amis qui ne s'étaient pas revus depuis juin 1940 !

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 161


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

D'autres familiers des Duhard fréquentèrent le Château des peupliers. Ce


fut le cas de l'abbé Marcel Brosseau, de Champtocé-sur-Loire, et de
Maurice Bruneau de Puynormand, que Roger avait connus en captivité.
Comme les Landale, les Bruneau n'avaient pas d'enfant, et les deux fils du
couple leur en tinrent lieu. J'en reparle ailleurs. Henri Guichard, de
Bordeaux, était un autre familier. Evadé grâce à Marcel Ligier, il lui devait
également sa situation : d'abord employé au service du ravitaillement par
son entremise, il devint après la guerre un très cossu mandataire en
viandes. Georges Robert, qu'avait connu Roger avant la guerre, quand il
faisait commerce de vin, était un riche négociant de Libourne, dont la
grosse voix et sa façon de rouler les "r", à la nivernaise, ne parvenaient pas
à masquer une authentique générosité de cœur. Il le retrouva dès la fin de
la guerre, quand commença la grande période de chasse au « gros » gibier,
le goret. Sans doute, les bons repas confectionnés par Germaine, qui
faisaient oublier les restrictions, n'étaient-ils pas étrangers à leurs visites
assidues. Mais leur amitié n'en était pas moins sincère et réelle, et certains
la manifestèrent généreusement plus tard, quand s'en présenta pour eux
l'occasion.

Germaine dut bien étonner les amis de Roger, qui avaient davantage
l'habitude de fréquenter le cadre bourgeois des Chartrons que le milieu
rural. Elle avait son franc parler, oubliant souvent de tourner sept fois sa
langue dans la bouche et disant ce qu'elle pensait, dans un français moins
châtié que le leur.
Roger et ses amis parlaient un français de bonne syntaxe, avec des mots
choisis et des phrases bien structurées. Germaine y mêlait du gabaye, en
s'étonnant qu'ils ne le comprissent pas, et ses phrases n'étaient pas toujours
académiques. Leurs discussions politiques ne l'intéressaient guère, son
opinion étant arrêtée : « les parlementaires, tous des pourris ! », qui se
battaient pour approcher le fromage et pressurer le contribuable ; mais avec
des limites, car « on ne peut tondre un chien qui n'a plus de poils ». Ils
furent d'abord choqués par cette jeune paysanne, certes bien habillée, avec
goût même, mais dont le ramage n'était pas à l'image du plumage.
D'étonnement ou d'indignation, elle pouvait laisser échapper un « p.... ! »,
mal venu et, si quelque chose lui répugnait à manger, elle échappait un
Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 162
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

« o'm'fait zire » (ça me dégoûte), sincère et peu raffiné. Par amitié et


déférence pour Roger, ils lui firent cependant bonne figure, appréciant son
côté naturel et sa franchise et commencèrent à être conquis quand ils
goûtèrent sa cuisine, qui ne les fit point « zire ».

Avec Germaine, Roger découvrit les vertus de l'épargne, peu pratiquée


jusque là. Cette épouse travailleuse et entreprenante était aussi une femme
prévoyante. Elle avait vécu chichement, après la disparition de son père et
après l'incendie de la maison familiale, et avait l'ambition d'aider à la
prospérité du ménage. Plus question que Roger dilapide son argent aussitôt
gagné : il fut incité à l'économiser et à le mettre de côté. Grâce à cette sage
politique ménagère, ils eurent en fin d'année une somme rondelette à leur
disposition, employée à l'achat de Vignaud, à Léparon. Germaine, formée à
la dure école des pauvres, était une femme de caractère qui avait des idées
arrêtées dans beaucoup de domaines.
Dans celui de l'éducation des enfants par exemple, et elle gêna beaucoup
Roger quand elle asséna un jour à Marie Ligier, dont les enfants se
battaient à table à coup de petits pois : "Marie, si j'avais des enfants aussi
mal élevés que les vôtres, je les tuerais !". C'était façon de parler bien sûr,
bien qu'il lui soit parfois arrivé de joindre le geste à la parole, comme le
racontait Régis : "Germaine n'avait pas un caractère facile et prenait
facilement la mouche. A la propriété de Léparon, il y avait une domestique
borgne qui avait eu l'audace de lui tenir tête. Elle n'a pas discuté
longtemps : elle lui a sauté dessus pour lui fiche une trempe et, quand
Roger est intervenu, elle s'apprêtait à lui fiche sa galoche sur la figure !".

Germaine, JP bébé, Yvonne et Maurice Bruneau

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 163


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Après ma naissance, et ma mère rentrée de la clinique, les amis


accoururent à Moulin-Neuf pour la féliciter. Les Guichard de Bordeaux,
les Bruneau de Puynormand, et les Landale venus en voisin, furent de
ceux-là.. Ces deux derniers couples, sans enfants, transférèrent sur le bébé
leur surcroît d'affection inemployée. Le seul à ne pas se réjouir de l'arrivée
de cet intrus fut le petit Dominique Roost, qui avait jusqu'alors l'exclusivité
de la tendresse d'Ayard (Germaine) et qui s'en trouva en partie privé. On le
surprit un jour à vouloir faire ingurgiter au bébé de l'eau sale d'un cuveau
où trempaient des outils de jardin, et il lui en resta une réputation de
perversité qui nuisit beaucoup à ses relations ultérieures avec Ayard.
Ce fut en cette même année 1942, dès janvier, que les nazis décidèrent la
déportation et l'extermination des Juifs d'Europe. D'abord marqués de la
honteuse étoile jaune, ils furent, hélas avec l'aide de la police française
(rafle du Vélodrome d'hiver à Paris en juillet 1942), acheminés vers les
trop fameux camps d'extermination polonais (Auschwitz, Sobibor,
Treblinka, etc.), où des millions de pauvres gens furent gazés puis passés
dans des fours crématoires. En novembre, la zone libre était occupée, en
même temps que la collaboration du gouvernement s'accentuait, avec
l'organisation de la Relève puis du Service du travail obligatoire (STO),
qui aboutirent à mettent les Français au service des industries stratégiques
allemandes. Malgré cette collaboration, les Français continuaient à subir
restrictions et rationnements, aggravés par le pillage économique et la

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 164


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

répression. La pénurie de cuir fit apparaître des chaussures à semelle de


bois, habillées de carton bouilli.

Pour Germaine et Roger, ignorants des atrocités allemandes, un autre


événement s'annonçait : elle apprit en avril qu'elle était de nouveau
enceinte, l'enfant devant naître en fin d'année. Roger, pas peu fier d'avoir
engendré un fils espérait bien que ce serait une fille cette fois et s'empressa
de propager la nouvelle. "Maintenant que ce petit marche tout seul vous
voilà sauvés", lui écrivait de Narbonne en septembre 1943 un nommé
René, ancien camarade de captivité. "Evidemment, cela doit être agréable
de le voir courir. Est-il toujours aussi beau ? il me tarde de voir la petite
sœur. Elle ne pourra évidemment que suivre les traces de son frère. Mais
que de soucis pour toi [sic]. Enfin, comme tu supportes vaillamment cette
nouvelle épreuve, il me reste
plus à souhaiter que Mme Duhard continue à bien te soigner, et surtout ne
te fatigue pas de trop". A cette époque les hommes ne se mêlaient pas
d'élever un enfant et Roger ne manifesta jamais l'intention de le faire. Il ne
changeait pas les couches, ne faisait pas chauffer les biberons, ne berçait
pas le bébé, ne lui donnait pas la bouillie. C'était les femmes qui savaient
faire toutes ces choses là. Et sa femme ne le laissait pas faire non plus.
"Belipe" et "Nanpiare" début 1944

Ce ne fut pas une petite sœur qui arriva, mais "Belipe". Mon frère Philippe

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 165


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

attendit le lendemain de Noël pour naître, faisant déjà preuve d'un


anticonformisme qui ne fera que s'affirmer par la suite. Le délicieux
bambin, à qui pesait l'inactivité, donna très tôt des frayeurs à ses parents. Il
ne cessait de tripoter ou mâchouiller tout ce qui passait à proximité de ses
mains ou de sa bouche. Et un jour, en mastiquant son bavoir, qui devait
garder quelque saveur d'un repas passé, il avala l'épingle nourrice qui le
retenait. Craignant une perforation d'estomac, les parents l'amenèrent
d'urgence à la Clinique du Libournais, pour faire passer une radio au bébé
gazouillant, surpris de l'intérêt soudain manifesté. L'épingle s'était
refermée en passant, affirma le radiologue, et tout risque pouvait être
écarté. Effectivement, on la récupéra dans les langes, après un délai normal
de transit.

Comme elle l'avait fait pour le premier, Germaine tint à nourrir au sein son
second fils. En réalité, elle dut nourrir les deux, l'aîné ayant de nouveau
repris goût à la tétée, en exigeant : "met Belipe te prie dans la voiture te dis
maman !". Et le sein généreux de Germaine pourvut
à son appétit glouton jusqu'à ses dix-huit mois accomplis. Grâce à son
abondante lactogénèse, ce n'est d'ailleurs pas seulement deux bouches
avides qu'elle réussit à rassasier, mais trois. Car, outre "Nanpiare" et
"Belipe", un bébé adoptif partageait ces agapes lactées, attendrissant dans
sa livrée fauve rayée de brun : un jeune marcassin, ramené d'une battue au
cochon où sa mère avait été tuée. Il connut une triste fin, racontée ailleurs
(souvenirs de chasse).

S'il ne fut plus question d'héberger d'autres animaux sauvages chez elle,
Germaine avait quand même une chatte cajoleuse, la Minette, qui eut
l'exclusivité de sa tendresse jusqu'à l'arrivée des bébés. Fut-ce par jalousie
ou par affection, un jour on la trouva dans la poussette, couchée en travers
du visage de Jean-Pierre, qui gigotait de son mieux pour se débarrasser de
cette étouffante présence. Sans doute faut-il chercher là l'explication à la
certaine aversion qu'il manifestera plus tard pour ces animaux.

Il y eut un temps dans la basse-cour un canard phénomène affligé d'une


singulière anomalie, mais qui lui valut de vivre plus longtemps que les
Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 166
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

autres. Dans une couvée de canetons, naquit un petit prodige à quatre


pattes. Outre une paire normale et tout à fait fonctionnelle, il en traînait
une autre, attachée à la racine des cuisses, parfaitement inefficace et même
gênante pour marcher. Alors que ses congénères, gavés de pâtée d'orties et
de patates bouillies, connurent l'un après l'autre le couteau sur la gorge et
finirent rôtis ou confits, ce disgracié y échappa, Germaine ne voulant pas
entendre parler de consommer un malformé.
Elle en fit cadeau à Mme Roost, qui n'avait pas les mêmes réticences et le
sacrifia sans scrupules. Il y eut aussi une vache, Loulou, que Germaine
avait acheté de façon à ce que ses petits et son mari ne manquent pas de
lait. De quel cadre plus prévoyant et plus sécurisant Roger aurait pu rêver ?

Les deux enfants Duhard grandissaient, indifférents à la guerre,


simplement curieux de découvrir leur environnement, qui se limitait à la
cour du Château et au jardin des Landale. Des "Badane", comme ils les
avaient nommés, l'article précessif (le ou la) suffisant à faire la distinction
de sexe. Ils habitaient une maisonnette voisine du Château, une simple
porte de clôture séparant les deux cours. C'était une construction de style
périgourdin, avec une grande pièce unique servant de cuisine, salle à
manger et chambre, chauffée par un poêle à bois. Les combles abritaient
un grenier, ouvert à l'extérieur, sur un mur latéral, où l'on accédait par une
échelle.

Le petit "Belipe" devait avoir à peine plus de 18 mois quand il décida


d'aller voir ce que cachait ce trou noir. Le Badane le récupéra alors qu'il
avait gravi la moitié des échelons, ce qui donna une frayeur rétrospective à
tout le monde. Ce tempérament intrépide, très tôt révélé, ne fit que
s'affirmer avec les années.

Les fils Duhard étaient dotés de caractère, comme on disait alors, et


manifestaient un certain goût pour l'indiscipline et l'indépendance. Ils
faisaient parfois honte à leur mère, qui regretta les paroles dites à Marie
Ligier un jour : "Dire que je vous ai dit que si j'avais des enfants aussi mal
élevés que les vôtres, je les tuerais, et que les miens sont pires...".

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 167


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Elle se souvint sans doute de la réponse polie faite par Marie : "Vous savez,
Germaine, on veut bien les élever, mais on ne réussit pas toujours...". Les
Badane sortirent de notre vie d'enfant, sans que nous en rendîmes compte ;
nous les retrouvâmes quelques années plus tard, cinq ou six je crois.

passage de la ligne de démarcation

Dès le début de l'Occupation, une des préoccupations des Français fut de


franchir la ligne de démarcation, pour s'approvisionner ou fuir la zone
occupée, pour diverses raisons : échapper aux rafles allemandes (ou
françaises) et à la déportation, éviter de partir pour le STO, rejoindre leur
famille ou gagner l'Angleterre ou l'Afrique du Nord, en passant par
l'Espagne. Cette ligne passait par Montpon et Moulin-Neuf en suivant,
comme dit, la rivière l'Isle et passait devant le Château des peupliers. Sur
une carte de France imprimée sur un foulard de soie, que portaient les
aviateurs anglais, le tracé de la ligne était erroné dans la région de
Montpon, passant à 6-8 kilomètres plus loin ; sans qu'il y ait eu de
conséquences semble-t-il, grâce aux passeurs clandestins.

Comme ailleurs, les riverains de la ligne furent sollicités pour assurer le


passage de civils ou d'évadés. Germaine accueillit un évadé, une fois

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 168


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

(début 1943), qu'elle sustenta et habilla de neuf avec les vêtements de


Roger, et qui n'eut qu'à franchir la rivière au bout du jardin pour changer
de zone, car la ligne de démarcation ne fut totalement supprimée qu'en
février 1943. André Lafont, qui devait devenir plus tard veilleur de nuit à
l'usine, habitait aussi en bord de l'Isle, à la sortie de Moulin-Neuf, sur la
route de Saint-Antoine. Il passa souvent d'une zone à l'autre au nez et à la
barbe des sentinelles allemandes qui patrouillaient sur la rive occupée.
Il attendait les nuits sans lune ou les matins de brouillard pour laisser
dériver son bateau dans le courant, couché sur le fond.

sauf-conduit interzone délivré par les Allemands

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 169


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Germaine se rappelait que les « feldgrau » (en référence au gris de


l'uniforme de l'infanterie) de la Wehrmacht étaient venus visiter la maison,
à la recherche du fugitif, qu'elle avait caché dans la cave. Avec assurance,
elle soutint qu'elle n'avait rien vu, bien trop occupée avec son petit garçon
de cinq mois qui perçait ses premières dents. En même temps qu'elle leur
répondait, elle se rendit compte que la vaisselle tressaillait dans le placard,
et se demanda ce qui se passait, jusqu'à se rendre compte que c'était ses
propres tremblements qui ébranlaient le plancher. « En plus vous me faites
peur, s'indigna-t-elle, poursuivant avec aplomb : et vous allez me faire

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 170


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

tourner le lait ! ». Ils s'excusèrent, saluèrent en claquant les talons de leurs


bottes et partirent sans fouiller la maison. C'était l'héroïsme d'alors, dans un
quotidien trouble auquel on avait fini par s'adapter et à s'habituer.

En cette année 1941, celle de leur mariage, la France s'était installée dans
son statut de pays demi-occupé, avec un gouvernement à Vichy
collaborant avec l'envahisseur et un autre, en exil à Londres, dont le
général de Gaulle avait pris la tête, conduisant la résistance intérieure et
extérieure. Dans la presse, le gouvernement de Vichy essayait de donner
l'illusion sur sa liberté d'action et sa puissance. En février 1942, le
maréchal Pétain félicitait M. Laval des résultats obtenus dans
l'assouplissement de la ligne de démarcation et l'amélioration du sort des
prisonniers. Ces derniers, se réjouissait-on, reviendraient meilleurs qu'ils
n'étaient partis ;
n'allez pas croire, lisait-on à la même époque, que les prisonniers aspirent
à la béatification, quand quelques-uns déclarent confidentiellement qu'ils
bénissent la captivité de leur avoir permis de découvrir des horizons et des
principes de vie différents de ceux jusqu'alors suivis (..). On assiste dans
les camps, à tous les degrés dans la hiérarchie sociale à un renouveau de
l'esprit ».

Malgré cette autosatisfaction proclamée, la vie des Français était loin d'être
idyllique. Même si l'on vivait mieux en zone libre, il y avait pénurie de
beaucoup de denrées, aliments et matières premières partant en priorité
vers l'Allemagne, dans le cadre des conventions d'Armistice et du paiement
des frais d'occupation. Les restrictions, si elles affectaient dans une
moindre mesure les campagnes que les villes, étaient malgré tout sensibles
chez les Duhard et l'ordinaire était souvent fait de pommes de terre ou de
topinambours, c'est du moins ce que soutenait Roger.

Pendant des années, après la fin de la guerre, les enfants s'entendirent


répéter par leur mère : "Finissez votre assiette ! C'est pas malheureux de
laisser çà ! on voit bien que vous n'avez jamais été privés, sinon vous ne
gaspilleriez pas la bonne nourriture comme cela ! Ca vous ferez du bien de
manger un peu de vache enragée !". Mais les enfants de l'après-guerre ne
Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 171
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

comprenaient pas que l'on puisse se forcer à manger, et faisaient même


bouche délicate devant leur assiette.

Le carburant était rare, sinon impossible à trouver, et la plupart des


véhicules, ceux ayant échappé à la réquisition par les autorités allemandes
ou les maquisards, avaient été équipées au gazogène.
Une sorte de chaudière latérale, fonctionnant au bois, produisait un gaz
combustible alimentant le moteur. Le gazogène est un procédé permettant
de faire tourner un moteur avec un combustible solide contenant du
carbone, bois ou déchets de bois.
camion gazogène Imbert à charbon de bois

Il est basé sur une précombustion incomplète du combustible aboutissant à


un gaz riche en CO pouvant être brûlé dans un moteur à explosion. Ce
procédé ancien, découvert au début du XIXe siècle, à partir du gaz de
coke, fut progressivement perfectionné et adapté au moteur à explosion, au
début du XXe. En 1910, Cazès parcourait 10 km dans les rues de Paris au
volant d'un omnibus fonctionnant avec un gazogène au charbon de bois et
en 1921 Georges Imbert mettait au point le gazogène à bois, permettant à
la France d'être à la pointe des techniques dans la construction des
gazogènes.

Le système consiste à utiliser la dépression du moteur, pour aspirer la


quantité de gaz nécessaire et donner lieu à l'aspiration d'air indispensable
au fonctionnement. L'air se répartit par les buses autour du foyer où est

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 172


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

disposé le charbon de bois avec par-dessus, le bois. Le charbon de bois


allumé se gazéifie et donne en se combinant avec l'air, du CO
(combustible) et du CO2 (non combustible). Ce dernier est ensuite réduit
lors de son passage sur le charbon incandescent et transformé en CO. Tous
les autres composants (goudron, vapeurs, etc.) sont transformés en
combustible. Le "gaz de bois" ainsi obtenu est débarrassé de sa vapeur
d'eau et de ses poussières, refroidit et purifié pour sortir en parfait état
d'utilisation. Si l'avantage principal était de pouvoir utiliser le bois, le
principal inconvénient résultait de son rendement global assez faible
aboutissant à une forte consommation : par exemple, un camion

alimenté selon ce procédé consommait environ 100 kg de bois au 100 km.


Un autre inconvénient était la complexité du contrôle du processus de
gazéification. Avant chaque déplacement il fallait recharger la chambre de
combustion de petit bois, en ayant pris soin au préalable de vidanger le
charbon et les cendres restants. Pour cette besogne, une opération n'étant
pas sans rappeler le ramonage, Roger se protégeait d'une blouse, fournie
pas sa femme. Après la guerre ces véhicules continuèrent à fonctionner, et
Georges Robert utilisa longtemps un camion de ce type, venant dans
l'après-guerre s'approvisionner en bois à l'usine de Soubie.

Comme beaucoup, Roger et Germaine recouraient au vélo pour se déplacer


et même pour se rendre à leur propriété de Vignaud, le premier juché sur
un modèle à pignon fixe. Il se faisait régulièrement doubler dans les côtes
par son épouse, qui en avait une plus grande pratique et quelques seize
années de moins. Par contre il prenait l'avantage dans les descentes et la
doublait en pédalant comme un forcené, entraîné par le mouvement des
roues et du pédalier. La première fois qu'il la dépassa, elle se demanda quel
était le fou qui la doublait et ne reconnut son époux qu'à la montée
suivante. Elle trembla le reste de la route, à l'idée que, emporté par son
élan, il ne finisse sa course dans un champ ou un fossé et ne s'y rompît le
cou.

Mais, en novembre 1942, la zone libre fut à son tour envahie, en


représailles du débarquement des Alliés en Afrique du nord et pour
Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 173
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

prévenir une arrivée sur la côte méditerranéenne. Il serait hors de


proportion avec le but de récit de retracer ce que fut la presse d'occupation,
dévouée au maréchal Pétain et contrôlée par la puissance occupante. Je me
contenterai de citer quelques titres ouarticles. Le 28 décembre 1942, le
chef de l'état déclarait :
« Tous les chefs indigènes qui ont livré l'Afrique française aux Anglais et
aux Américains ont prétendu, et continuent à prétendre, qu'ils ont agi en
plein accord avec moi ou même sur mon ordre. Ils osent affirmer qu'ils
expriment ma pensée intime. Je leur oppose le démenti le plus formel. Je
leur avais donné l'ordre de résister à l'agression. Ils devaient se battre et
ils en avaient les moyens. Ils ne l'ont pas fait et ils ont, en trahissant leur
parole, forfait à l'honneur et sacrifié les intérêts de la France. En raison
de ses anciennes fonctions gouvernementales, l'ex-amiral Darlan a pu,
malgré mes dénégations répétées, laisser croire qu'il exerçait un pouvoir
légal. Pour l'ex-général Giraud, aucune équivoque n'est possible. Il ne
détient et ne peut prétendre détenir aucun pouvoir légal. Je lui refuse,
comme à tous ceux qui se rangent sous ses ordres, le droit de parler et
d'agir en mon nom ».

Deux jours plus tard, une dépêche de Berlin, sous le titre « la duplicité du
général Juin » stigmatisait son attitude : « les milieux politiques de Berlin,
commentant la nomination de l'ex-général Juin au poste de commandant
en chef des forces françaises en Afrique du nord, font remarquer que cet
officier, qui avait été fait prisonnier avec l'armée motorisée commandée
par lui au cours de la campagne de France, avait été libéré à la demande
des autorités françaises en février 1941".

A cette époque, le gouvernement du Reich avait reçu l'assurance formelle


que le général Juin était sincèrement dévoué à la cause de la collaboration
franco-allemande, et, comme le général Giraud, Juin avait donné sa parole
d'honneur qu'il n'entreprendrait rien qui pût porter atteinte à cette politique.

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 174


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

affichage des condamnations à mort par les Allemands

En avril 1942, faisant allusion à de Gaulle, Pétain dénonçait l'action des


chefs rebelles, ayant « choisi l'émigration et le retour sur le passé » et
réaffirmait « j'ai choisi la France et son avenir ». C'est l'avenir qui trancha,
et l'Histoire qui prouva qui avait fait le bon choix. Devant les dangers
venant des Français émigrés, mais aussi de ceux de l'intérieur, fut créée en
février 1942 une milice nationale, dont les assises constitutives dans les
départements de la zone non occupée furent annoncées dans la presse. Le
chef Darlan, secrétaire général de la Milice française lança un appel
solennel « Française, Français, la Patrie est en danger. L'existence même
de la France est en jeu. Chaque jour, le danger intérieur se précise ou
s'aggrave. Face au péril communiste, la Milice française forgera l'unité du
peuple français. Ce sera notre seul et vrai combat. Merci à tous ».

C'est le 11 novembre 1942 que les unités allemandes franchirent la ligne de


démarcation, sans se soucier des protestations de Pétain, sans aucune
opposition de l'armée de l'armistice et sans tirer un seul coup de feu, et
envahirent la « zone non occupée », qui le devint. Les rares officiers
français qui oseront manifester des velléités d'opposition seront arrêtés, par
les forces françaises ; ainsi du général de Lattre de Tassigny à Saint-Pons,
sur la route de Montpellier.

Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 175


Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

C'est alors que s'intensifia la Résistance. S'il y eut beaucoup de


« collabos », les résistants furent moins nombreux, au début du moins.
Pour empêcher les révoltes, le pouvoir nazi faisait régner la terreur par des
rafles, des déportations, des exécutions. C'est après l'invasion de l'URSS en
1941, qu'un grand nombre de communistes français entrèrent dans la
Résistance, formant les FTP (Francs Tireurs et Partisans) et prenant le
maquis, terme emprunté aux Corses.
On se perd un peu dans les sigles, entre FTP, FFL et FFI. Les FFL, où
forces françaises libres se constituèrent en 1943, les FTP gardant leur
autonomie, et leur allégeance à Moscou, espérant bien « communiser » la
France après sa libération. Cette résistance ne fut pas que physique :
Goulebenèze, l'humoriste saintongeais, devenu garde-civique, résistera à sa
façon, montant une troupe de théâtre, Le tréteau charentais, et n'hésitant
pas à narguer les occupants, en déclarant : « de la part de teurtous, qu'i
z'en avant soupé de zeu occupation, et qui feriant meûx de s'en retorner
d'om qui veniant ».

Malgré les signes annonçant le déclin de la puissance du Reich, le 1er


janvier 1943 le chancelier Hitler, dans un message à l'armée allemande,
disait sa confiance dans la victoire. Dans ce texte, Hitler rappellait tout
d'abord les souffrances endurées par ses soldats qui, avec leurs alliés, ont
sauvé l'Allemagne et l'Europe entière ; puis la tâche gigantesque accomplie
en 1942, autour de la victoire offensive du printemps et de l'été contre
l'Armée rouge. Il ajoutait « quelles que soient les péripéties isolées qui
semblent parfois défavorables, vous n'ignorez pas que la victoire
appartiendra à l'Allemagne ».

Le chancelier rappelait ensuite le rôle de la juiverie, « cette coalition


internationale d'hommes d'affaires et de coulissiers» instigatrice de toutes
les guerres, ayant « réussi à troubler le peuple allemand par ses slogans et
à l'abuser sur le danger qui le menaçait », et il poursuivait « il ne sera plus
dit qu'une race damnée aura de nouveau envoyée des millions d'hommes
sur le champ de bataille pour pouvoir faire ses affaires et apaiser sa vieille
haine ». Il déclarait enfin que, loin de se détourner des idées
Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 176
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

nationales-socialistes, le peuple allemand s'en pénétrait de plus en plus.


Revenons à la Résistance. Les FFI ou forces françaises de l'intérieur, mises
sous le commandement du général Kœnig, apparurent à partir de juin
1944, et se développèrent avec la mise en place du plan Paul destiné à
coordonner les actions de sabotage des différents groupes de maquisards.
Les maquis, armés par des parachutages anglais et alimentés par les
réfractaires au STO, grossirent et prirent une part active dans la lutte contre
l'occupant par des coups de mains, des attaques et destructions
stratégiques, malheureusement souvent suivis de représailles chez les civils
ou d'arrestations en chaînes, à la suite de dénonciations ou d'aveux sous la
torture. C'est grâce au déclenchement de l'insurrection parisienne par les
FFI, que la 2ème DB de Leclerc put libérer Paris le 25 août 1944. Ces
hommes contribuèrent également grandement à la progression de la 1ère
Armée française du général de Lattre de Tassigny, débarquée en Provence
en août 1944 et à la libération du Sud-ouest et de l'Est de la France.

« La première Armée française maîtrise le Rhin », annonçait la presse en


avril 1945, « le chiffre total des prisonniers pour la journée du 16 avril est
le plus élevé qui ait été atteint jusqu'ici : 112 003 ; 445 avions ont été
détruits le même jour, soit plus de 1 300 en quarante-huit heures ».

La guerre épargna le Château des Peupliers, mais je me souvins plus tard


du bruit des avions venant bombarder la poche de Royan[1], libérée en
avril 1945, après 4 jours de combat devant un ennemi déterminé ayant
« coûté à notre armée et à la population de la région des sacrifices
sensibles » (extrait de presse).
carte (d'époque) de la poche de Royan

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

A Moulin-Neuf, le maire, Fernand Teyssier, mobilisé en 1940, avait été


fait prisonnier et ne revint qu'en 1945. Le 30 septembre 1941, le conseil
municipal avait été dissous par le gouvernement Pétain, qui institua une
délégation spéciale de 3 membres en remplacement (avec Gaston Roost).
En 1943, Moulin-Neuf fut survolé par un avion anglais qui largua une
masse de documents, parmi eux le texte d'une chanson passée sur Radio
Londres et une carte indiquant les positions allemandes sur le front russe.

Les champs furent nettoyés, mais des exemplaires gardés et transmis par
les Moulinoviens sous le manteau. La délégation spéciale fut à son tour
dissoute le 5 novembre 1944 et Gaston Cabirol élu maire avec un conseil
municipal provisoire, qui s'empressa d'adresser une lettre de soutien au
Jean-Pierre Duhard : l'Occupation au ... 178
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

général de Gaulle.

Ce dernier s'en souvint en avril 1961 en s'arrêtant quelques minutes dans la


commune, lors de son tour de France présidentiel, ovationné par 2 000
personnes, dont nous étions, pressés autour de Gabriel Jouhanet, le maire.
De fervents pétainistes, les Molinoviens étaient devenus de fervents
gaullistes. Ainsi va l'Histoire..

la libération

C'est avec soulagement que fut connue le 8 mai 1945 par notre famille, et
tous les Français, la nouvelle de l'Armistice. Ce n'est qu'après la fin de la
guerre que l'on connut les détails des massacres de Tulle, d'Oradour et de
Mussidan. Les premiers survinrent dans les jours suivant le débarquement
des Alliés en Normandie, le 6 juin 1944. Le soir même, de Gaulle lançait
un appel à la BBC : «La bataille suprême est engagée... Bien entendu, c'est
la bataille de France, c'est la bataille de France !... Pour les fils de la
France, où qu'ils soient, le devoir simple et sacré est de combattre
l'ennemi par tous les moyens dont ils disposent...». Aussitôt les maquis de
l'armée secrète entrèrent en action, afin d'empêcher grâce à des
destructions et sabotages le mouvement des unités de blindés allemandes
vers le front de Normandie.

Oradour-sur-Glane, laissée dans son état, pour la mémoire..

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Parmi ces unités figurait la division SS Das Reich, commandée par le


général Heinz Lammerding, et comptant dans ses rangs de jeunes alsaciens
et lorrains, recrutés d'office depuis le 8 janvier 1944. A Tulle, le 9 juin, une
centaine d'otages fut pendue par les Allemands, accusant les FTP d'avoir
exécuté des blessés après avoir occupé la ville deux jours plus tôt. Le
même jour, après le vol de 600 kg d'or aux Allemands par des maquisards,
les hommes de la 2ème division SS Das Reich, cernaient
Oradour-sur-Glane (Corrèze), réunissaient tous les habitants, dirigaient les
hommes vers des granges, hangars et chais et enfermaient femmes et
enfants dans l'église. Après avoir effectué des tirs de mitraillettes et lancé
des grenades, les Allemands mirent le feu aux bâtiments, faisant périr 644
personnes, 191 hommes, 246 femmes et 207 enfants.

Seules 20 personnes échappèrent au massacre. Immédiatement connue, la


nouvelle suscita une indignation générale. Pétain écrira personnellement à
Hitler pour dénoncer la «férocité des représailles», le maréchal Rommel
lui-même osera dire à Hitler que le massacre d'Oradour salissait l'honneur
de l'armée allemande. Le commandant de la région militaire de Limoges,
le général Gleiniger exprimera ses regrets auprès de Mgr Rastouil, évêque
de Limoges, et un de ses officiers, autrichien, confiera : «Je ne pourrai
jamais plus regarder un Français dans les yeux».

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

le débarquement des alliés

Mussidan avait été réprimée à plusieurs reprises, dès le 16 janvier 1944. Ce


jour là les Allemands cernèrent la ville, arrêtèrent des personnes
soupçonnées d'être hostiles au régime de Vichy et d'aider le maquis et,
après interrogatoire et en déportèrent une cinquantaine, dont plusieurs
femmes. Nouvelle rafle le 26 mars, à la suite d'actions des maquis,
notamment sur la ligne de chemin de fer de Périgueux à Bordeaux, et 252
Mussidanais furent emmenés à Périgueux où ils rejoignirent d'autres
groupes venus de diverses localités. Un tri fut effectué, les Israélites étant
envoyés vers les camps d'extermination, les jeunes hommes vers les camps
de travail, d'autres libérés. Les Allemands revinrent le 12 avril et
envoyèrent 45 ouvriers de l'usine Bois et Fer en Allemagne.

Mais les actions du maquis ne cessèrent pas pour autant, n'hésitant pas à
attaquer le train de sécurité, tuant 15 Allemands et faisant 8 prisonniers.
Un moment ils furent maîtres de Mussidan, vite reprise, le 11 juin 1944,
par les éléments de l'unité motorisée Das Reich, faisant route vers
Périgueux. Les représailles furent sanglantes : des 350 hommes arrêtés, 54
seront abattus à la mitraillette (2 survécurent) et la ville fut soumise au
pillage. C'est le 22 août 1944 qu'elle fut définitivement libérée.

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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

Dès août 1944 les Allemands avaient quitté Périgueux, libéré le soir du 19,
leurs troupes empruntant la RN 89, où ils avançaient lentement en raison
d'obstacles sur la route, notamment d'arbres abattus, et de feux d'armes
automatiques. Arrivés le 20 à Saint-Astier, ils exécutaient 20 otages et
l'abbé Lafaye, venu en parlementaire. Le gros de leur colonne arrivait le 21
à Montpon, et le lendemain trouvait sur la route, entre Gaillard et
Moulin-Neuf la 12e compagnie du bataillon Violette, forte de 3 F.M. et 25
fusils, disposée pendant la nuit en embuscade, pendant qu'étaient
obstruésles ponts de Saint-Antoine et de Fonrazade. Sous le feu des armes,
des Allemands tombèrent, mais installèrent un mortier derrière les maisons
de Moulin-Neuf, entre l'église et le pont de Saint-Antoine, infligeant 9
morts chez les Français. Ils tentèrent de franchir le pont, mais furent
repoussés et poursuivirent leur retraite vers Bordeaux. Moulin-Neuf, qui
avait tremblé et redouté de subir le sort de Saint-Astier, était à sont tour
désormais libre de toute occupation. Mais d'autres tourments l'attendaient,
ceux de la Libération.

libération de Cherbourg

La Libération, si elle levait le joug de l'occupation allemande, fut aussi une


période de troubles et d'exactions, commises, celles-là par des Français, sur
d'autres Français, et pas toujours avec justification. C'est que parmi les
résistants et maquisards, il y avait de tout : d'authentiques patriotes, héros
de l'ombre qui sacrifièrent leur vie pour libérer leur pays occupé ; et puis
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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

les autres, nouveaux venus qui, sous couvert de résistance, réglaient de


vieux comptes ou travaillaient pour le leur, faisant des descentes dans les
fermes, réquisitionnant les vivres ou rançonnant les gens.

Il y eut les femmes tondues par des parangons de vertu, soupçonnées ou


accusées d'avoir "couché" avec des Allemands. Il y eut les "collabos" vrais
ou supposés sommairement exécutés, pour avoir travaillé avec ou pour
l'occupant. Ce fut le cas de M. et Mme Lacave, que des "résistants" vinrent
chercher un soir de 1944, et que l'onretrouva morts dans un bois de
Lapouyade. Roger, qui dut aller reconnaître les corps, apprit qu'ils avaient
été "liquidés" par les communistes. Il voulut saisir la justice, mais en vain :
ce crime resta impuni. Ils ne furent pas hélas les seules victimes : l'abbé
Lagarde, qui avait marié Roger et Germaine, connut le même sort.

Près de Moulin-Neuf, une femme, veuve de la récente guerre (Mme


Veyssières), fut retrouvée un matin, gisant dans sa cuisine, le crane fendu
d'un coup de hache. On l'avait laissée pour morte après l'avoir volée, et elle
aurait bien pu le devenir en effet, sans l'insistance de Roger. Transportée à
l'hôpital, son état paraissait désespéré. Totalement inconsciente, et
incapable de parler, elle avait été abandonnée par les médecins, estimant
que rien ne pouvait être tenté pour la sauver.

Roger les fit changer d'avis en leur montrant que, si elle ne parlait pas, elle
réagissait à la parole car, en lui mettant la main dans la sienne, elle avait
répondu par des pressions à ses questions : une pour dire oui, deux pour
dire non, selon le code donné. Elle s'en sortit finalement, mais au prix
d'une cicatrice lui barrant une partie du visage, d'une paralysie faciale,
d'une difficulté d'élocution et d'une amnésie, fort utile pour ses bourreaux,
jamais inquiétés et jamais retrouvés. Ces handicaps ne l'empêchèrent
nullement de mener sa ferme et d'élever ses deux garçons.

Dans cette période trouble, où la force se confondait avec la Loi, des


comités auto proclamés s'arrogeaient le droit de juger, et de condamner,
ceux qui ne pensaient pas ou n'agissaient pas comme eux. Roger faillit en
être victime. Les communistes de Moulin-Neuf, sortis de la clandestinité
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de la Résistance, dont ils étaient souventfraîchement émoulus, et ayant pris


le pouvoir à la Mairie, dressèrent une liste des personnes à exécuter. Roger
figurait en tête. Par une indiscrétion, il l'apprit et fit savoir qu'il était armé
et prêt à défendre sa vie et que ses deux frères, aussi résolus que lui, ne
manqueraient pas de venir abattre sans sommation le leader du comité. Il
s'agissait du "père" Reyraud, communiste notoire, bien que négociant en
vin prospère, et partisan des méthodes soviétiques d'épuration.

Germaine ne lui pardonna jamais, et près d'un demi-siècle après, alors qu'il
était disparu et que les faits étaient amnistiés, elle lui vouait la même
haine. Pour elle, il ne pouvait y avoir d'amnistie pour les criminels.
L'amnistie, dans son esprit, même si elle ne le formulait pas ainsi, c'était de
l'amnésie et on ne devait oublier ni les crimes, ni les humiliations, ni les
malversations, pas plus que l'on ne peut oublier le mal fait aux autres.

L'affaire en resta là, d'autant qu'il était difficile de reprocher son incivisme
à un engagé volontaire de 1918, héros des Goums marocains en 1922,
maintenu sous les drapeaux à sa demande en 1940, ancien prisonnier et
titulaire de deux croix de guerre. Ses contempteurs avaient beaucoup
moins à offrir. "Germaine a eu beaucoup de cran avec les FTP, témoignait
plus tard Marie Ligier, elle avait vraiment du tempérament !". Elle faisait
allusion à l'attitude de Germaine face à un "chef" des "forces libres", un
dénommé Veschambre.

Accompagné d'une bande de "bons à rien", il vint un jour au Château des


peupliers alors que Germaine, enceinte de son second fils, y était seule. Il
venait demander, exiger plutôt, la mitraillette braquée sur le ventre
rebondi,l'uniforme de Roger, versé dans la réserve avec le grade de
sous-lieutenant (et passant lieutenant en 1946). Germaine, qui ne voulait
pas le lui donner, prétendit que cette tenue était restée au Stalag en
Autriche, tant elle était mangée aux poux, et fit observer à ce "soldat" de la
dernière heure, même pas mobilisé, qu'il lui aurait été facile d'obtenir la
même en s'engageant, lui aussi, et en allant faire la guerre aux Allemands.
« Ce qui était sans doute plus risqué que de menacer une femme enceinte
sans défense », lui asséna-t-elle. Veschambre et sa troupe battirent en
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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)

retraite et le "chef" des FFL ne revint jamais l'importuner. Mais ce "gros


cochon", qui habitait Montpon, ne fut jamais par la suite des amis de
Germaine, malgré ses efforts, même si elle sympathisa avec le fils qui,
après tout, n'était pas responsable des erreurs de son père. Par contre elle
ne pouvait « pas sentir » les Reyraud, surtout le « vieux », le père.

La guerre était finie, un autre avenir s'ouvrait qui serait, tous l'espéraient,
une longue période de paix. Une autre histoire commençait aussi, que je
raconterai peut-être un jour..

Hommage aux morts le 8 mai 1956


devant le monument de Moulin-Neuf
de g. à dr. : Bitard, Jouhannet, Duhard, sous-préfet

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PDF version Ebook ILV 1.4 (décembre 2009)

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