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Pourquoi il fallait refuser l'amendement Accoyer

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Le Point - Publié le 16/01/2004 à 00:00

Il fallait refuser l'amendement Accoyer, et tout ce qui s'en est inspiré, parce que c'était l'oeuvre de gens qui
n'avaient aucune espèce d'idée, visiblement, de ce qu'est la psychanalyse.

Il fallait refuser l'amendement Accoyer parce qu'il confondait tout : les sectes, l'astrologie, la voyance, la mauvaise
médecine, les charlatans divers et variés - et cet échange de parole unique, irréductible à tout autre, qu'est une
cure analytique.

Il fallait refuser l'amendement Accoyer parce qu'il naviguait, comme souvent, sur des peurs orchestrées et, quand
on y regarde de près, infondées : où est, depuis dix, vingt, trente ans, le grand scandale en charlatanisme venu du
monde des psys ? qui peut citer, en France au moins, un seul cas de plainte de ce type visant un psy freudien ?

Il fallait refuser l'amendement Accoyer parce qu'il partait de l'idée poujadiste, répétée à l'envi par ceux qui n'y
connaissent rien, selon laquelle n'importe qui peut visser sur sa porte une plaque de psychanalyste : l'idée était,
non seulement poujadiste, mais fausse ; elle était démentie par ce que l'on sait de l'extraordinaire rigueur, au
contraire, des règles qui président à l'apparition d'un analyste ; elle faisait bon marché de la complexité des
procédures de validation propres à ce métier ; elle oubliait les cures didactiques et de contrôle, les séminaires,
l'histoire même du mouvement en tant qu'elle fait école et discipline ; elle oubliait que la formation d'un analyste est
souvent plus longue, par exemple, que celle d'un médecin.

Il fallait refuser l'amendement Accoyer parce qu'il partait, quoi qu'on en dise, de l'étrange et absurde principe selon
lequel il serait temps de médicaliser la psychanalyse alors que les psychanalystes ne sont, justement, pas des
médecins ni leurs patients des malades ou des usagers.

Il fallait refuser l'amendement Accoyer parce que la médecine est une grande chose à condition, comme la
métaphysique selon Kant, d'être contenue dans les limites de la stricte raison - la médecine reine et sans limites, le
culte de la médecine érigée en religion moderne, la politique, par exemple, devenue une région de la clinique et
fonctionnant selon son mode prophylactique ou hygiéniste, voilà des signes inquiétants de régression, voilà l'un
des premiers clignotants indiquant qu'une société dérape et se durcit.

Il fallait refuser l'amendement Accoyer parce que ses préfets de l'âme, ses psys d'arrondissement enregistrés dans
des annuaires et fichés, sa mise en diagnostic des patients ou futurs patients, la classification de leurs symptômes,
l'évaluation de leur malaise, ce réseau de contrôle de plus en plus dense qui ne pouvait que se développer à
partir de là, ce complexe juridico- médical en train de prendre forme et de s'imposer, tout cela rappelait trop les «
psycho- flics » du dernier Michel Foucault, celui de « Il faut défendre la société ».

Il fallait stopper l'amendement Accoyer, et tout amendement s'en inspirant, parce que nous savons, depuis Foucault
précisément, que tenir aux droits de l'homme, se battre pour la liberté concrète des gens, défendre la société -
mais oui ! - contre ceux qui veulent la normaliser, la quadriller ou, puisque c'est le mot du jour, l'évaluer, c'est se
battre contre cette médicalisation généralisée et lutter pour qu'existent, dans un pays, des z ones de non-
médicalité, c'est- à- dire d'incommensurabilité et de pure perte : ce fut l'opération même de la psychanalyse
lorsque, à sa naissance, elle démédicalisa des phénomènes que la symptomatologie classique tenait pour des
maladies ; ce fut tout le débat, en 1792, toujours selon Foucault, entre un Comité de salut public prônant la
réglementation du nombre de médecins dans chacun des départements nouvellement créés et le Comité de
mendicité prônant, lui, en un geste magnifique qui n'a pas épuisé tous ses effets, la « déshospitalisation » de la
société.

Il fallait stopper l'amendement Accoyer parce que l'espace de la cure est aussi celui de l'intime et que, lorsque l'on
y vient, lorsque l'on franchit le pas et décide de s'inscrire dans cet espace, c'est pour parler de la vie, de la mort,
du sexe, du suicide, du secret propre à chacun : que serait un lien social qui n'offrirait plus une telle ressource de
secret ? entrons- nous dans des sociétés où l'on ne pourra plus dire la vérité qu'à son chien ? comment
supporterait- on un monde basé sur la visibilité sans limites, l'indiscrétion généralisée, l'injonction faite à chacun de
se dire et de se découvrir ?
Il fallait refuser l'amendement Accoyer parce qu'il était la pointe émergée d'une entreprise de mise au pas
universelle et que, derrière la psychanalyse, ce sont d'autres libertés que, de proche en proche, mais mine de rien,
on menaçait : il était essentiel de le stopper, il était vital, comme l'ont fait Jacques- Alain Miller et les psys de l'Ecole
de la cause freudienne, de lancer cet appel à la révolte et, si besoin, à la désobéissance, parce qu'il y avait
quelque chose de terriblement troublant dans cette façon de vouloir des corps dociles et des âmes tristes - il y
avait quelque chose d'insupportable, et qui n'a pas été supporté, dans cette manière de transformer le sujet
moderne en la « bête démente et triste » qui, dans « La généalogie de la morale », était l'image même du dernier
des hommes.

Débats

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