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WILHELM VON HUMBOLDT ET L'INVENTION DE LA FORME DE LA

LANGUE
Henri Dilberman

Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de


l'étranger »

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2006/2 Tome 131 | pages 163 à 191
ISSN 0035-3833
ISBN 9782130555100
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Pour citer cet article :


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Henri Dilberman, « Wilhelm Von Humboldt et l'invention de la forme de la langue »,
Revue philosophique de la France et de l'étranger 2006/2 (Tome 131), p. 163-191.
DOI 10.3917/rphi.062.0163
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WILHELM VON HUMBOLDT
ET L’INVENTION DE LA FORME
DE LA LANGUE

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La forme de la langue : vérité et méthode

Ce n’est que tardivement, entre 1827 et 1835, année de sa mort,


que Humboldt a nommé et surtout travaillé à définir le concept de
Sprachform, de forme de la langue, cela dans deux œuvres qui por-
tent un titre comparable, Über die Verschiedenheiten des mensch-
lichen Sprachbaues (1827-1829) et Über die Verschiedenheit des
menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluss auf die geistige Ent-
wicklung des Menschengeschlechts (1830-1835), plus connue sous le
titre d’Introduction à l’œuvre sur le kavi. Humboldt a ainsi effectué
dans le domaine linguistique ce qu’il avait déjà mis en œuvre dans
le domaine historique, avec La tâche de l’historien de 1821. Dans les
deux cas, il s’agit non seulement de proposer une méthode pour étu-
dier un objet, langue ou époque, et en révéler, au-delà du chaos
apparent des formes, l’individualité profonde, mais encore d’asseoir
cette méthode sur une réflexion concernant la vérité du phénomène
anthropologique dans son ensemble. On peut donc évoquer, comme
le fait Denis Thouard pour La tâche de l’historien1, un discours de la
méthode herméneutique.
La Sprachform, en tant qu’idée régulatrice, a pour objet de cer-
ner avec le plus de précision possible ce qui est le plus insaisissable
dans un idiome, sa singularité, qu’il faut apprendre à détacher de
l’usage pragmatique de la langue. Le chaos des faits de langue, mul-
tiples et contradictoires, pourrait nous donner le sentiment que
toutes les langues se ressemblent par quelque côté. Il faut alors

1. In Sur le caractère national des langues, Paris, Le Seuil, 2000, p. 54, n. 1.


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tracer un portrait de la langue, qui mettra en lumière ses lignes de


force en faisant abstraction de l’inessentiel. Ce portrait permet de
dégager la nature du travail de l’idiome, son orientation, la manière
dont il résout, bien ou mal, les problèmes de l’expression, qu’ils
soient universels ou engendrés par les techniques particulières de
l’idiome. La forme de la langue doit donc être comprise comme une
réalité foncièrement dynamique.
Ces considérations méthodologiques sont inséparables d’une
interrogation sur la nature de la langue. Dans un premier temps,

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lorsque Humboldt rédige Les différences de construction du langage
dans l’humanité, dont La différence de construction du langage dans
l’humanité et son influence sur le développement spirituel du genre
humain reprendra bien des passages sans toujours les adapter à leur
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nouveau contexte, la Sprachform se confond avec l’impact du carac-


tère national sur l’expression de la pensée. Quels que soient les
changements que lui imprime peu à peu le temps, une langue
demeure la même tant que le peuple qui la parle demeure le même1.
Certes, la structure de la langue naît pour l’essentiel d’un coup, à la
manière d’un produit de la nature, non de l’art humain. Elle res-
semble ainsi à une individualité autonome, dont le corps serait le
son. Elle n’est pourtant en première analyse qu’une émanation du
génie national, la totalité du parler inséparable de l’expression quo-
tidienne des individus.
Dans cette perspective, la Sprachform semble moins constituer
une sorte de sujet de la langue que le produit de l’effort du savant
pour remonter des formes innombrables vers une certaine régularité
d’ensemble et, au-delà, vers l’inspiration propre au peuple concerné.
Cependant, parce que cette influence nationale se voit cristallisée
dans la construction de l’idiome, la langue se retrouve de fait dépo-
sitaire d’une influence autonome sur l’esprit des locuteurs, d’un
esprit propre, au moins au sens où Montesquieu utilise ce terme.
« Chez une nation que l’on se représente comme libre des perturbations
dues à une influence étrangère, l’expression de la pensée se coule naturelle-
ment et de soi-même dans une forme, qui détermine de telle manière
l’entendement universel que chaque individu retrouve en cette dernière la
forme qu’il aurait de lui-même donnée au discours si l’impulsion était
venue de lui, et l’individualité de la langue provient de ce qu’on se trouve
engagé dans la même voie, moyennant peut-être quelques déviations, mais
dans lesquelles l’essence de la forme originelle demeure non seulement tou-
jours reconnaissable, mais aussi prépondérante. »2

1. Über die Verschiedenheiten..., in Gesammelte Schriften, Berlin, B. Behr’s


Verlag, 1903-1936, t. VI, 1re moitié, p. 241.
2. Ibid., p. 244.
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D’une part, la forme de la langue explique que chez un peuple


donné la pensée s’exprime sous un mode déterminé, selon des règles
déterminées. Cette forme est le secret de l’apparition spontanée de
la langue comme un tout organisé, cela malgré la multiplicité des
locuteurs. Mais, en soi, cette forme spontanée est l’expression du
génie de la nation. Bien que l’individu, membre de cette nation,
n’ait pas vraiment constitué la langue – ou, du moins, sa forme –, il
s’y retrouve comme s’il en était l’auteur. C’est que cette forme n’est
pas pour lui un carcan. Elle s’accorde merveilleusement à sa psy-

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chologie, tributaire de celle de la nation. Elle est la condition de la
liberté et de l’aisance de son expression. Certes existent des parlers
spécifiques à l’intérieur de l’idiome. N’en demeure pas moins une
orientation d’esprit commune à la langue et à la parole, si bien que
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la parole individuelle continue en fait l’œuvre d’abord indivise


qu’est la langue.
Dans sa vérité comme dans son phénomène, la langue demeure
ainsi tributaire de la nation. Heidegger voit ici la limite essentielle
de la pensée humboldtienne du langage. Dans son cheminement
vers la parole, il ne va pas jusqu’à considérer la parole en tant que
parole, dans son déploiement, mais la rattache à différentes repré-
sentations générales, la dit être ceci ou cela. La langue ne parle pas,
mais est parlée1.
En réalité, Humboldt accorde à la langue une telle transcen-
dance par rapport à l’existence profane de la nation qu’il tend à la
constituer en logos qui irrigue et unit le peuple, qui recèle son iden-
tité la plus profonde. En même temps, il l’ouvre, de par son univer-
salité, à l’humanité entière2. Certes, dès son apparition, la notion de
forme de la langue se rapporte à la différence des idiomes, mais dans
la perspective de trouver un tiers point de vue, d’où l’on pourrait,
sans assimilations fautives, comparer sa propre langue et la langue
étrangère.
« La connaissance lumineuse de la différence rend nécessaire un
troisième terme, à savoir la présence à la conscience, simultanée et sans
faiblesse, de la forme de sa propre langue comme de celle de la langue
étrangère. »3

1. « Le chemin vers la parole », in Acheminement vers la parole, Paris, Gal-


limard, 1976, p. 234-243.
2. Über die Verschiedenheiten..., Gesammelte Schriften, VI, première moitié,
p. 125-126. Voir aussi notre article « Wilhelm von Humboldt : humanité,
individualité et religion », in L’Enseignement philosophique, 52e année, no 1,
septembre-octobre 2001.
3. Über die Verschiedenheiten..., GS, VI, p. 122.
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On le voit, Humboldt ne développe pas ici une pensée relativiste


et organiciste, mais bien plutôt comparatiste et dialogique. On ne
s’étonnera donc pas que ce passage ait attiré l’attention de Haber-
mas1. Il ne suffit pas d’expliquer la langue par elle-même, de la rat-
tacher à son esprit singulier ; il faut confronter les langues, et leurs
formes, les considérer différentiellement comme autant de tentati-
ves pour affirmer la totalité de l’esprit humain. Sinon, on ne connaî-
tra pas à proprement parler la différence, on séjournera à chaque
fois dans l’identique, que ce soit sur le mode de l’assimilation fau-

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tive ou de la trop parfaite accommodation à l’altérité. Cette atten-
tion à la différence ne signifie pourtant pas qu’il renonce à toute
hiérarchie entre les langues. Comment le comprendre ? Cette ques-
tion constituera le fil directeur de notre travail.
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Universalité de la langue et forme singulière.


De la grammaire à la Sprachform

Humboldt a rédigé, en même temps, semble-t-il, que Über die


Verschiedenheiten..., un autre traité important du point de vue de
l’évolution de sa pensée de la langue, Von dem grammatischen Baue
der Sprachen (1827-1829), sur la construction grammaticale des
langues. Il constitue en quelque sorte le pendant de Über die Ver-
schiedenheiten... Tandis que le traité sur les différences part du fait
de la diversité des langues, le traité sur la grammaire essaie de sau-
ver l’ancienne notion de grammaire générale. Pour ce faire, il faut
renoncer à plaquer sur une langue le système grammatical propre
au latin, et mettre en lumière les exigences plus profondes auxquel-
les répondent les grammaires particulières. Ces exigences englobent
la logique, mais ne se réduisent pas à elle. Elles sont tout autant
expressives et musicales. Ou, plutôt, il s’agit de faire passer la
logique dans l’existence, c’est-à-dire dans la vie expressive des for-
mes. C’est qu’une langue ne devrait pas se contenter de dénoter par
un signe mort un pur rapport logique. La pensée est une force, et
c’est cette force qui doit se donner à entendre dans l’unité de la
phrase2. En même temps, elle ne doit pas trop se donner, conserver
ce que Sartre appellera la négatité. Sinon, elle ne serait plus une
force, mais un fait3. Le rapport grammatical ne doit donc pas être

1. « Philosophie herméneutique et philosophie analytique », in Un siècle


de philosophie, Paris, Gallimard-Centre Pompidou, 2000, p. 188-189.
2. Von dem grammatischen Baue..., GS, VI, deuxième moitié, p. 361.
3. Ibid., VI, 2, p. 338.
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exprimé par un mot, mais par une subtile modification du mot.


D’ailleurs, bien des formes grammaticales indispensables sont irré-
ductibles à une pure interprétation logique, par exemple le parti-
cipe absolu1, ou le genre des mots, mais aussi et surtout les person-
nes grammaticales, inséparables de la communication2.
Dans une lettre à Welcker datée du 3 décembre 18283, Hum-
boldt note deux choses. Toutes les langues possèdent des méthodes
permettant de construire la pensée et le discours. Mais elles peuvent
faire système ou bien posséder un aspect plus hétéroclite. D’autre

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part, l’étude de la langue sanscrite a joué un rôle essentiel dans
l’élargissement de ses conceptions. C’est que la richesse grammati-
cale du sanscrit est telle qu’il permet des rapprochements éclai-
rants, même avec des langues dont la construction est imparfaite.
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Toutes les langues sont peu ou prou grammaticales ; on ne sau-


rait en conclure qu’elles sont toutes à la hauteur des exigences
vraies de la grammaire. Ou bien elles négligeront l’autonomie du
moment logique, confondant contenus et formes, ou bien elles
réduiront la grammaire à sa dimension intellectuelle, sans tenir
compte des autres exigences, de nature expressive et communica-
tionnelle. Maintenant, rapprochés l’un de l’autre, les titres de ces
deux textes contemporains suffisent presque à évoquer l’idée d’un
élargissement de la notion de grammaire, et donc d’un pas vers la
substitution de la forme totale de la langue à la seule grammaire.
On pourra alors reconnaître que les langues dites sans grammaire
possèdent sinon des marques clairement distinctes de mots indépen-
dants, étroitement associées à eux, formant système et n’ayant de
fonction que formelle, du moins des méthodes pour exprimer les
rapports dont la pensée a besoin. De plus, ces méthodes ne sont pas
seulement au service de la pensée en général, mais lui confèrent, de
par leur expressivité, un style propre.
En quoi cependant cette période, qui voit Humboldt nommer la
Sprachform et la définir, marque-t-elle vraiment un point d’in-
flexion par rapport à ses tentatives antérieures, ou même par rap-
port aux conceptions de Friedrich Schlegel ? Schlegel considérait
toutes les langues qui ne sont pas apparentées au sanscrit comme
mécaniques. Elles n’étaient pas vivantes, le produit de la sponta-
néité de la nature, mais leurs locuteurs utilisaient différents procé-

1. Ibid., p. 349.
2. Voir notre article « Langage et intersubjectivité chez W. von Hum-
boldt », in L’Enseignement philosophique, 54e année, no 5, mai-juin 2004.
3. Werke in fünf Bänden, t. V, Stuttgart, J. G. Cotta’sche Buchhandlung,
1981, p. 482-483.
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dés pour mimer les fonctions assurées physiologiquement par les


langues sanscrites, ou indo-germaniques. Ce n’est que chez ces der-
nières que les formes grammaticales jaillissent de la racine sur le
mode d’une plante. En 1822, Humboldt partageait encore l’idée que
la plupart des langues se contentent de bricoler, à l’aide de signes,
des marques pseudo-grammaticales, qu’elles sont donc dépourvues
de formalité vraie. Ce bricolage doit être considéré davantage
comme un palliatif des locuteurs que comme une production lin-
guistique véritable. Ainsi, on peut toujours traduire, mais cela fait

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davantage honneur à l’ingéniosité du traducteur qu’aux ressources
de la langue d’accueil1. Or l’essentiel de la valeur d’une langue se
concentre dans sa grammaire, en particulier sa syntaxe.
Humboldt sauvait ainsi les peuples extra-européens en affir-
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mant la différence entre l’entendement individuel et la langue.


Vers 1828 ou 1829, il discerne dans toutes les langues une exigence
universelle clairement distincte des méthodes et des techniques sin-
gulières, mais qui les inspire. Ces méthodes ne sont donc plus des
substituts inventés par l’individu, ou le traducteur.
Il ne faut d’ailleurs pas exagérer la différence entre les méthodes
utilisées par les différentes langues, notait Humboldt dans un pas-
sage de Über die Verschiedenheiten...2 qu’il n’a pas repris dans Über
die Verschiedenheit... L’important, ce n’est pas la technique isolée,
qu’on retrouvera en fait dans d’autres langues, même non apparen-
tées, c’est ce qu’elle traduit, rapprochée d’autres aspects de la même
langue. La langue a-t-elle manqué de pénétration intellectuelle, ou
encore d’énergie dans la frappe des formes ? Plus génétiquement,
pourquoi une langue a-t-elle choisi une solution plutôt qu’une
autre ? L’analogie peut l’expliquer, mais aussi le fait qu’une voie
différente se trouvait fermée par certaines contraintes spécifiques,
liées en particulier à la construction de la phrase ou du mot. Dans le
domaine lexical, l’analogie ou l’étymologie permet de dépasser le
caractère en apparence arbitraire d’un mot, quand on se contente
d’y voir un signe pour une chose ou un concept. En ce sens, Hum-
boldt relativise le privilège que lui-même accorde à la grammaire et
à la construction syntaxique.
Ainsi, la différence ne se comprend qu’en rapport avec des exi-
gences universelles, celles de l’expression et de la compréhension
mutuelle, celles aussi de la pensée en général, de l’entendement.

1. Über das Enstehen der grammatischen Formen, und ihren Einfluss auf die
Ideenentwicklung (1822), GS, IV, p. 285-313.
2. GS, VI, p. 245.
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Aussi ne faut-il pas se dépêcher d’assimiler l’esprit d’une langue à


un procédé donné, aussi surprenant soit-il, en oubliant qu’il s’agit
d’un fait parmi mille. Lorsque Humboldt entreprend en 1827 de
traiter du duel, c’est précisément pour montrer que cette forme est
bien autre chose qu’une bizarrerie ou un luxe1, qu’elle a un sens
profond. Dire que toutes les langues possèdent une forme, c’est
précisément reconnaître qu’aucune n’est qu’une somme de procé-
dés techniques et de mots. La forme, ce ne sont pas les formes,
mais l’inspiration qui rend compte de ces formes, la manière

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dont la langue singulière comprend la destination universelle du
langage.
L’affirmation selon laquelle toutes les langues sont une expres-
sion de l’universel va dans le sens de la reconnaissance de leur pro-
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fonde égalité. En même temps, cependant, cela offre un point de


vue d’où les mérites respectifs des idiomes peuvent être évalués.
Aussi, les différentes Sprachformen sont loin de se voir reconnaître
une valeur identique. Quelles langues ont su réellement intégrer
dans leur forme propre la quasi-totalité du parler, et cela sans
mettre en péril la liberté de la pensée ? En d’autres termes, certai-
nes langues sont insuffisamment formelles, elles condamnent la
parole individuelle à se tourner vers le monde des choses et de
l’action. Elles font contraste avec les langues dont l’esprit est
tourné vers l’édification d’une réalité langagière sui generis.
D’autres langues, maintenant, imposent à la pensée un carcan qui
entrave son libre essor. Le concept de Sprachform a beau être au
principe de la reconnaissance de la singularité de la langue, insépa-
rable du son, il fonctionne comme un idéal, celui d’une osmose par-
faite entre la construction de la langue et la liberté de la parole vive.
C’est là une première dualité.
« Ici aussi, comme dans le cas de la marque des divers enchaînements
de pensée, la langue a besoin de liberté et on peut considérer comme un sûr
indice de la plus pure et plus parfaite construction de la langue qu’en elle la
formation des mots et des constructions ne souffre aucune autre limitation
que celles qui sont nécessaires pour associer liberté et régularité ; c’est-à-
dire pour assurer à la liberté, grâce à des limites, sa propre existence. »2
« Aussi diverses que puissent être les déviations par rapport au prin-
cipe pur, on pourra toujours caractériser une langue de la façon suivante :
dans quelle mesure se manifestent en elle le manque de marques de rela-
tion, l’effort pour les introduire après coup et pour les hisser au niveau des
flexions, l’expédient qui consiste à imprimer dans un mot ce qu’il revien-
drait à la parole de le développer dans une phrase. C’est le mélange de ces

1. Über den Dualis, GS, VI, p. 30.


2. Über die Verschiedenheit..., GS, VII, p. 161.
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principes qui constituera l’essence d’une telle langue, encore qu’en règle
ordinaire l’application qui en est faite concrètement aboutisse à développer
une forme plus individuelle encore. »1

La Sprachform des langues extra-sanscrites s’interprète en fin de


compte comme un écart par rapport à la forme idéale de la langue.
Elles ont été contraintes de se construire à partir de leur propre unila-
téralité, d’un défaut, et de tirer de ce défaut des accents singuliers
dans l’expression de la pensée. L’ancien chinois écarte toute relation
inutile, donne à la pensée une expression aussi libérée que possible de

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formes explicites, frappées dans le son. C’est qu’il est à peu près
agrammatical. Les langues sémitiques ont su tirer le maximum de
distinctions pertinentes d’un procédé en soi défectueux parce qu’il
est, à l’inverse, exagérément mécanique et contraignant – le recours
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aux seules voyelles pour opérer la flexion de la racine consonantique.

Sprachform et unité de l’idiome

Cette dualité qui travaille la Sprachform, à la fois idéal et écart


par rapport à cet idéal, peut nous aider à examiner une autre ques-
tion, de nature plus historique. Pourquoi Humboldt a-t-il tant
attendu avant de reprendre en ce seul concept toutes les considéra-
tions éparses dans son œuvre de linguistique et de philosophie du
langage, où d’emblée il assimile la langue à une création spirituelle ?
On pourrait renverser la question et se demander ce qu’apporte de
vraiment nouveau le terme de Sprachform. Quelle est la différence
avec la notion de caractère national des langues ? D’autant que
Humboldt évoque dans le fragment qui porte ce titre, que Leitz-
mann date de 1821, une forme déterminée d’action spirituelle que
posséderait chaque langue2.
Une langue est vivante, multiple, et il n’est pas question de
l’enfermer dans une description exhaustive. On peut cependant
s’intéresser à la manière dont elle s’acquitte dans l’ensemble des
tâches grammaticales et lexicales qui correspondent aux exigences
du discours. Quelle orientation traduisent dans l’ensemble tous ces
points particuliers3 ? L’on se convaincra ainsi qu’une langue pos-

1. Ibid., p. 163.
2. Über den Nationalcharakter der Sprachen, GS, IV, p. 423. Traduction
D. Thouard, in Sur le caractère national des langues, op. cit., p. 137.
3. Ibid., IV, p. 422-423.
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sède une influence véritable, insaisissable dans le détail, sur l’esprit


du locuteur.
De manière tout à fait complémentaire, et cela dès 1820, dans
Sur l’étude comparée des langues en relation avec les différentes épo-
ques du développement de la langue, Humboldt expliquait que
chaque langue produit une indéniable impression d’ensemble. On ne
peut cependant articuler ce moment esthétique à une analyse plus
précise que si l’on possède une idée claire de la forme générale qui
transparaît en toute langue singulière1. C’est donc en s’appuyant

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sur une représentation de ce qu’est le langage en général qu’on
pourra introduire un ordre dans la masse des particularités d’une
langue, de ses formes et de ses dialectes.
À lire cette Étude comparée des langues, la singularité d’un
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idiome doit être comprise à la fois synchroniquement et diachroni-


quement. D’une part, la construction d’un idiome, tout spéciale-
ment les formes grammaticales, constitue l’identité inaltérable
d’une langue. Plus rien ne viendra combler les éventuelles lacunes.
Néanmoins la langue ou, plutôt, la culture peuvent pallier ces lacu-
nes par l’utilisation ingénieuse des formes existantes. Avant même
que la notion soit vraiment inventée, l’ambiguïté de la Sprachform
est présente en creux. La Sprachform se confondra-t-elle avec
l’inspiration originelle de l’idiome, lisible dans sa construction ? Ou
bien s’agit-il de ce qui transcende cette construction, de la langue
vive distincte des formes données ? Faut-il assimiler cette vie au
produit de l’entendement individuel ? Mais l’individu et la langue
ne font-ils pas un dans le vivant discours ?
Voici donc notre thèse : la Sprachform correspond à un effort
pour affirmer l’unité de la langue et de son inspiration dans tous ses
aspects, en particulier les formes constituées et la parole, mais aussi
la grammaire et le lexique2 ; plus méthodologiquement (du point de
vue du savant et non de l’objet) pour intégrer dans un seul et même
concept les approches esthétique, grammaticale et génétique de
l’identité de l’idiome. Cet effort est, selon nous, inséparable de la
tendance à reconnaître l’autonomie de la langue par rapport à la
nation, à constituer la Sprachform en sujet qui travaille de
l’intérieur la langue. En ce sens, pour Humboldt également, la
langue parle, et parle ses locuteurs, par la médiation du sens lin-
guistique, de la présence en eux de l’organisation d’ensemble de la
langue, véritable schème dynamique. La langue réside dans

1. GS, IV, p. 1.
2. Über die Verschiedenheit..., GS, VII, p. 49.
o
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l’imagination linguistique avant de s’épanouir dans le système des


signifiants.
Ainsi, la langue est une, et se confond avec la parole vive. C’est
en droit la même inspiration qui se voit modulée dans la construc-
tion fondamentale d’une langue comme dans la création linguis-
tique. Ou encore, la création linguistique doit être assimilée à un
effort de la langue pour pallier ses propres insuffisances congéni-
tales. On peut donc étudier une langue génétiquement, mais
toujours à partir de son être propre.

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Plus que dans Über die Verschiedenheiten..., qui voit pourtant
pour la première fois longuement thématisée la notion de Sprach-
form, c’est dans certains passages de Über die Verschiedenheit... que
se lit cette tension vers l’unité dernière de l’idiome. Les séparations
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traditionnelles entre grammaire et lexique sont contestées, les for-


mes données n’existent plus réellement que dans leur reprise par le
souffle de la langue. La langue et la parole sont une seule et même
chose, ce qui ne doit pas être compris dans une perspective seule-
ment empirique. L’unité vivante de la langue se dit dans la multi-
plicité du parler. En ce sens, les règles de grammaire, les éléments
lexicaux ne sont que des abstractions. On ne peut confondre ces tra-
ces avec l’essence de la langue, avec la Sprachform – à savoir, l’effort
réitéré de l’esprit pour plier les sons articulés à l’expression de la
pensée. L’effort pour mettre en place une construction fondamen-
tale de la langue et pour plier cette construction à l’expression quo-
tidienne doit être compris comme une seule et même chose, en tout
cas dans la continuité d’un même élan. Il n’y a pas d’un côté la
construction et de l’autre la parole, mais une seule et même ener-
geia, sans ergon à proprement parler. C’est que la langue n’existe
que comme son, qui est tout le contraire d’une substance. C’est un
flux, une réalité perpétuellement évanouissante. Quant à la légalité
de l’idiome, elle n’est au fond que la traduction de la constance
d’une même inspiration, qui traverse toute parole1. Rien n’est plus
substance dans la langue, tout est forme, et même forme en acte,
forme agissante.
« La forme s’oppose assurément à une matière ; mais pour trouver la
matière de la forme de la langue, on doit sortir des limites de la langue. »2
Certes, Humboldt va ici déjà moins loin. Tout est forme dans la
langue, mais en ce sens que les matériaux du discours sont déjà

1. Ibid., p. 45-47.
2. Ibid., p. 49. Sur le thème de la matière du langage, voir le t. II de notre
thèse, p. 261-267.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
Wilhelm von Humboldt 173

informés linguistiquement. Il se rapproche donc de la démarche


analytique du savant, et se contente d’opposer à la forme vivante,
energeia, des formes déjà frappées dans le son, des signifiants, mais
aussi des concepts, des signifiés. De ce point de vue, il existe une
langue déjà faite, une langue ergon. Toutes ces formes n’existent
cependant qu’en tant qu’elles sont reprises, réarticulées, dans une
parole neuve. Ce ne sont pas de vraies substances, plutôt des règles
comparables à celles de la grammaire. Le matériau sur lequel
s’escrime le linguiste n’est donc qu’une abstraction, comme la

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racine des mots des langues sémitiques, qui n’existe jamais à l’état
absolu, sinon dans l’écriture consonantique. Cette trace ne vaut
qu’en tant qu’elle permet de remonter vers cette vie à l’œuvre dans
le parler.
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Ainsi, le monisme de la parole vive tend à se substituer au dua-


lisme de l’orientation spirituelle et des formes données, comme à
celui de la pensée universelle et de l’esprit national. Il faudrait pen-
ser la construction d’une langue comme un fait de parole – en tout
cas, l’expression d’une inspiration géniale. Le sanscrit, du fait de sa
rigueur interne, ne nous y invite-t-il pas ? Humboldt voudrait
même pouvoir penser toute langue, en particulier les langues néo-
latines, comme l’ont fait pour le sanscrit les grammairiens indiens,
c’est.à-dire synchroniquement. Tout problème outrepassant l’état
présent de la langue n’est-il pas étranger au peuple ? Quelles que
soient les ruptures dans l’histoire d’une langue, le temps guérit les
blessures et réintroduit la cohérence. En ce sens, toute langue est
transparente, parce qu’elle ne se dit qu’au présent. Mais Humboldt
estime immédiatement être allé trop loin dans cette direction. Non,
toutes les langues n’ont pas la transparence du sanscrit. La plupart
des langues vivent sur l’héritage de leurs propres défauts. Dans leur
effort pour en tirer quelque supériorité, elles confirment qu’elles ne
sont pas présence pure, qu’elles charrient de la matière historique1.
Selon les grammairiens indiens, le sanscrit est parfaitement sys-
tématique. En réalité, ils lui auraient imposé une généralité artifi-
cielle2. Les autres langues ont en tout cas une histoire, se font, au
moins en partie, dans le temps et dans l’épreuve du discours. Il faut
pourtant poser qu’elles possèdent une formalité propre, distincte de
celle du sanscrit, que cette forme permet de comprendre non seule-
ment ce que fut l’idiome lors de son apparition, mais aussi ce qu’il
devient à chaque instant. La langue devient son propre principe

1. Ibid., p. 249-250.
2. Ibid., p. 74.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
174 Henri Dilberman

d’interprétation, que ce soit diachroniquement ou synchronique-


ment. Mais certaines langues sont plus diachroniques que d’autres,
et la diachronie, parce qu’elle intègre du hasard ou suppose un
repentir, est qualitativement inférieure à la synchronie.

Die innere Sprachform : monisme ou dualisme ?

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Paradoxalement, c’est la tentation, en soi moniste, d’un point
de vue panchronique, comme dit Saussure, qui va rouvrir les ten-
sions dans la Sprachform, au risque du dualisme.
Même si, d’après Steinthal, Humboldt n’aurait guère prêté
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attention à son propre rejeton1, Über die Verschiedenheit... voit la


naissance de la forme interne de la langue. Il s’agit d’un noyau de la
langue plus fondamental que le système des formes frappées dans le
son. C’est là distinguer l’âme de la langue de l’organisme linguis-
tique, en quelque sorte déjà fait. Humboldt reprend là, une fois
encore, l’intuition de Sur l’étude comparée des langues..., selon
laquelle la langue se fait pour l’essentiel en deux étapes. Mais il la
déshistorise, au moins en partie. L’innere Sprachform, ce n’est plus
seulement ce qui rend raison des raffinements conceptuels et séman-
tiques dans l’usage d’une langue déjà constituée. C’est tout autant
la signification profonde de la construction fondamentale de
l’idiome. En faisant de l’innere Sprachform la clef de l’étude des lan-
gues, Humboldt tire simplement les conséquences pratiques de
l’affirmation selon laquelle la langue tout entière est en soi energeia.
Comme l’écrit Ricœur : « Ce que Humboldt avait appelé la produc-
tion, et qu’il opposait à l’ouvrage fait, n’est pas seulement la dia-
chronie, c’est-à-dire le changement et le passage d’un état de sys-
tème à un autre état de système, mais bien la génération, dans son
dynamisme profond, dans l’œuvre de parole en chacun et en tous. »2
L’innere Sprachform est à la fois une origine et ce qui se mani-
feste à chaque instant dans le discours, dans le raffinement de la
langue donnée. Mieux encore, c’est l’origine hic et nunc, rappelée de
son exil dans le passé. La langue est une inspiration spirituelle qui,
sans arrêt, se manifeste comme création langagière, comme parole
vive.

1. Die sprachphilosophischen Werke Wilhelm’s von Humboldt, Berlin,


Dümmler, 1883-1884, p. 342.
2. Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Le Seuil,
1969, p. 84.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
Wilhelm von Humboldt 175

Y a-t-il là dualisme ? Sans doute la forme interne est-elle insé-


parable des signifiants, de la Lautform. Elle n’est que dans la
mesure où elle parle. Mais, pour nous, dans une perspective plus
méthodologique, et donc plus analogique, sur le mode du « comme
si », elle fonctionne comme ce qui rend raison de la genèse des
signifiants et de leurs métamorphoses. Comme ce qui les travaille
du dedans. Il faut penser au moule intérieur de Buffon. De plus,
s’il faut introduire cette innere Sprachform, c’est au fond que tou-
tes les langues ne connaissent pas cette osmose de la langue faite et

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de la langue se faisant. En elles se révèle un principe différentiel
plus profond que leur propre constitution, et qui travaille à la plier
à l’expression de la pensée. Et, pourtant, c’est bien la forme
interne qui constitue la cause dernière de ces défaillances qu’il faut
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maintenant corriger1.
La forme interne se révèle d’abord différentiellement, venons-
nous d’affirmer. La langue parlante tend ainsi à s’affranchir des
formes, au nom des exigences universelles de l’expression et de la
pensée. On ne s’étonnera donc pas que Chomsky ait pu assimiler la
langue intérieure à la langue en général. Humboldt lui-même
concède qu’il y a là quelque apparence. En effet, « il peut sembler
que toutes les langues devraient être identiques les unes aux autres
dans leur méthode intellectuelle »2. Mais c’est pour corriger aussi-
tôt cette opinion. L’activité spirituelle de la langue ne se réduit
pas à la logique. Et, même si c’était le cas, toutes les langues ne
possèdent pas une pénétration égale de la nature de la logique et
de la grammaire.
Ainsi, la forme interne, ce n’est ni l’entendement universel ni la
langue déjà imprimée dans les formes. C’est le point d’inflexion où
la langue en général se fait langue singulière. Malgré la tentation du
dualisme, qui toujours refait surface, la linguistique de Humboldt
n’est pas cartésienne, elle est néo-platonicienne. La discontinuité
apparente se comprend sur fond de continuité dynamique. Pour-
tant, avec la naissance de l’innere Sprachform, s’est produite une
profonde redistribution des rôles, mais dont Humboldt ne semble
pas avoir eu le temps de prendre pleinement conscience. Si nous
pratiquons une césure là où dans les textes se lit plutôt un vacille-
ment (comme dirait Heidegger) et un lent déplacement d’une
conception à une autre, il n’y a plus d’un côté la langue, c’est-à-dire
l’expression singulière, nationale, de la pensée, et de l’autre les exi-

1. Über die Verschiedenheit..., GS, VII, p. 89.


2. Ibid., p. 86-87.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
176 Henri Dilberman

gences universelles de l’entendement et de la communication. Dotée


d’une forme propre, analogue à une âme, la langue n’est plus tant le
produit de l’influence réitérée de l’esprit national sur l’expression de
la pensée que ce qui se parle dans la parole. La langue ne doit pas
son autonomie à l’égard de l’anthropologie nationale aux seules exi-
gences de la pensée en général, elle constitue un être véritable. La
langue est la même chose que la pensée, à la fois orientation d’esprit
singulière et exigence universelle.
Pourtant, Humboldt est parfois tenté, on l’a vu, d’assimiler

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l’expression sonore à la singularité, et la langue intérieure à
l’universalité. À lire les analyses de Steinthal, qui pratique une
minutieuse archéologie des textes de Humboldt, cela serait dû à une
sorte d’interférence avec le premier schéma. Après avoir inventé le
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concept de forme interne, Humboldt aurait négligé de retravailler


certains passages pour les mettre en conformité avec ses nouvelles
conceptions1.
La tentation d’assimiler l’innere Sprachform à la langue en géné-
ral s’explique sans doute aussi par l’oubli de la dimension méthodo-
logique de ce concept. L’innere Sprachform n’est pas un sujet désin-
carné de la langue qui ferait usage des formes données. C’est la
tournure intellectuelle de la langue, ce qui suppose l’interprétation,
dans les catégories générales issues de l’anthropologie symbolique,
de ses spécificités et de ses lacunes. Certes, nous sommes tenté de
l’hypostasier. Pourtant, la langue ne peut être que parole vive, et
l’innere Sprachform, malgré son nom, expression. C’est le savant qui
va vers l’intérieur ; le réel est, quant à lui, une force centrifuge.
L’innere Sprachform ne doit pas non plus être confondue avec le
système saussurien. C’est une force, non une structure. Humboldt
lui confère non seulement des propriétés intellectuelles mais aussi
un moment énergétique, de degré variable. La notion de force
expressive subsume sans doute les deux aspects. L’innere Sprach-
form ne se confond pas non plus avec les fonctions grammaticales et
les significations. Humboldt range cela, qui pour nous est de l’ordre
du signifié, dans la technique de la langue – plus précisément, la
technique intellectuelle. L’innere Sprachform, ce n’est pas la somme
des catégories intellectuelles disponibles dans la langue sur le mode
d’une panoplie, c’est plutôt le souci variable de systématicité et de
clarté qui se lit dans les catégories dont disposent les langues, ou
encore la tendance à des distinctions sémantiques raffinées mais

1. Die sprachphilosophischen Werke Wilhelm’s von Humboldt, Berlin,


Dümmler, 1883-1884, p. 341-342.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
Wilhelm von Humboldt 177

superflues, l’orientation vers le monde des mots ou vers celui des


choses. De plus, elle est à l’origine de faits tant synchroniques que
diachroniques. Un fait n’appartient réellement à la langue que s’il
demeure irrigué par elle, que si le miracle de la valeur et de la signi-
fication se répète à chaque fois que le mot est repris par un locuteur.
L’innere Sprachform n’est pas autre chose que le caractère, en
tant qu’il s’affirme dans la construction d’ensemble de la langue,
indépendamment des dispositifs techniques particuliers auxquels
la langue pourrait en droit renoncer. Ainsi, les langues latines

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n’ont rien gardé des procédés du latin, sinon l’essentiel, le sens lin-
guistique, qui se traduit par la distinction rigoureuse de la relation
et du contenu1. Dans cet exemple, Humboldt travaille, dans une
perspective idéaliste, à majorer l’indépendance du versant spirituel
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de la langue, en montrant qu’il se sert de la langue faite, pour y


bâtir sa demeure. Cependant, Humboldt garde constamment à
l’esprit que l’innere Sprachform n’est pas une substance, même
idéelle, ni un démiurge, qu’il s’agit d’un pur acte, qui par consé-
quent ne peut être-là que dans l’expression. Et ce n’est pas seule-
ment que la pensée, pour se réfléchir, se considérer comme son
propre objet, a besoin du son en général, dimension que Humboldt
considère encore comme abstraite – métaphysique, dit-il2. L’innere
Sprachform est moins quelque sujet transcendantal de la langue
qu’une poussée vers l’individualité, inséparable de telle ou telle
orientation spirituelle.

La Sprachform et les langues étrangères


au domaine indo-germanique

Ainsi, le concept de Sprachform correspond surtout à la volonté


de mettre en lumière l’unicité profonde de l’idiome. En apparence, il
fonde donc une méthode organique, reposant sur des relations et des
comparaisons internes à un idiome donné. Mais il est clair que dans
toutes ses analyses Humboldt s’appuie sur un point extérieur à
l’idiome – à savoir, un idéal de la langue, qui n’est autre que le sans-
crit, ou le grec, à peine idéalisés. Ce n’est qu’à cette lumière qu’il
peut s’intéresser à la manière dont les langues remplissent leurs
tâches, sans recourir en particulier à la flexion. Il montre quelles
insuffisances spirituelles cela traduit, souligne les avantages et les

1. Über die Verschiedenheit, VII, p. 243.


2. Über die Verschiedenheiten..., VI, 1, p. 120.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
178 Henri Dilberman

inconvénients du procédé utilisé, explique génétiquement par cette


option d’autres particularités de l’idiome étudié. Il ne s’agit donc
pas de plaquer la construction du sanscrit, ou du grec, sur l’autre
langue, mais de reconnaître à toutes les langues une sorte de grécité
secrète, un élan vers la forme qui se traduit par d’autres procédés
que la flexion. Y compris, comme le chinois, un procédé exactement
opposé. Notons que, avec cette langue, Humboldt semble avoir été
tout près de renoncer à assimiler la flexion à la seule vraie réponse
au problème de la double articulation. Poussé dans ses retranche-

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ments par Abel Rémusat, Humboldt admet que le chinois possède
une forme grammaticale paradoxale. Il n’exprime pas à proprement
parler les rapports grammaticaux, mais pour cette raison même ne
les confond pas avec des contenus1.
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Le sanscrit et le grec nous conviaient à lire dans chaque idiome


une forme totale, une Sprachform. La découverte tardive de la
nature véritable du chinois joue un rôle, on peut du moins le sup-
poser, dans l’invention de l’innere Sprachform. Bien que la phrase
chinoise n’exprime pas les rapports grammaticaux, ils y sont
contenus implicitement. On ne peut pas se contenter de dire que
c’est l’entendement des locuteurs qui complète les lacunes, comme
Humboldt l’avait d’abord cru. Ce mode d’expression paradoxal,
qui consiste à dénoter les relations formelles non par des sons, mais
par la position relative du déterminant et du déterminé, est trop
systématique pour ne pas appartenir à la langue. L’expression en
chinois s’adosse visiblement à une compréhension exacte de la dif-
férence de la relation et du contenu. Il ne provoque donc aucune
confusion dans l’esprit du locuteur, contrairement à des langues
qui expriment positivement les relations, mais par des procédés
inappropriés, bricolés avec les moyens du bord, comme le fait tout
spécialement le birman. Aussi, dans Über die Verschiedenheit...,
Humboldt n’hésite-t-il pas à parler, à propos du chinois, de forme
interne, et à deux reprises2. Parfait en son genre, le chinois est
cependant moins parfait que les langues flexionnelles, parce que
précisément il ne se soucie pas de bâtir une expression sonore de la
pensée. Aussi le chinois est-il tourné vers le monde sensible et les
simples rapports d’entendement, il manque d’imagination linguis-
tique, il n’oriente pas la réflexion vers la langue elle-même, cette

1. Lettre à M. Abel-Rémusat sur la nature des formes grammaticales en


général et sur le génie de la langue chinoise en particulier (1825-1826), GS, V,
p. 254-308.
2. Über die Verschiedenheit..., GS, VII, p. 272 et 273.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
Wilhelm von Humboldt 179

clef du monde de l’esprit1. C’est la vocation contraire qui s’affirme


aussi bien dans la langue sanscrite que dans la littérature et les
institutions indiennes, au risque, il est vrai, du mysticisme2.
L’Inde ascétique, fascinée même par le néant, se serait bâti un
temple magnifique dans l’élément le moins matériel qui soit, le
verbe, tandis que le prosaïsme dépouillé de la langue chinoise
traduirait une forme de pragmatisme.
Le mexicain se voit jugé plus sévèrement encore que le chinois.
Ce n’est pas que Humboldt le juge insignifiant. Il possède une forme

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tout à fait caractéristique, la forme incorporante. À la fin de sa vie,
la pensée du langage de Humboldt s’interprète essentiellement à la
lumière de trois idiomes, le sanscrit, le chinois et le mexicain (et les
autres langues amérindiennes incorporantes, comme par exemple le
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mohican3). Les langues incorporantes prouvent que peuvent exister


d’autres voies dans l’expression de la pensée, cette synthèse, que
l’absence de dénotation des relations ou la flexion, deux procédés
auxquels il convient d’ajouter des solutions bâtardes, comme le
recours à l’affixation de termes dotés d’un contenu. L’étude du
mexicain permet ainsi d’échapper définitivement à la dichotomie
schlégélienne entre langues organiques sanscrites et langues issues
d’une sorte de bricolage, dépourvues de toute puissance synthétique
véritable.
Mais, précisément, comment concilier ce libéralisme linguistique
avec la dévaluation d’une langue aussi construite que le mexicain ?
N’y a-t-il pas, même, une sorte de contradiction psychologique entre
ce libéralisme et l’attachement viscéral à une formalité donnée, celle
des langues indo-européennes, comme nous disons ? Et si nous pre-
nons le mot « libéral » en un sens un tant soit peu précis, comment un
libéral peut-il avoir une vision organiciste de la langue ?
Mais le libéralisme de Humboldt n’est pas atomiste. Humboldt
pense l’univers humain comme le lieu de libres associations sur fond
d’affinités électives. L’idiome est un milieu spirituel qui rend
possible le dialogue, ou la parole, qui les soutient et les nourrit.
Comme le vide selon les physiciens contemporains, cet éther est
imbibé d’énergies. Pourtant, la notion de Sprachform ne contient-elle
pas en germe une linguistique holiste, où la partie s’explique par le
tout ? Mais la langue n’est ni une vision du monde fermée ni un car-
can fait de sons. Elle est ce qui rend possibles la liberté de la pensée et

1. Ibid., p. 271-274.
2. Ibid., p. 91-92.
3. Ibid., p. 152-153.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
180 Henri Dilberman

la création continue de phrases inédites, ce qu’ont vu des interprètes


aussi irréconciliables que Chomsky ou Donatella di Cesare. Il ne faut
pas durcir, transformer en dogme la métaphore organiciste, qui doit
demeurer vive1. Humboldt a su éviter ce piège, parce qu’il pense la
langue comme création continuée, parce qu’il distingue obstinément
la forme vive et les formes, qui n’en sont que des dérivées, de simples
limitations dont elle sait parfois s’affranchir. La pensée se fait sur le
fond de la langue, elle est même la langue se faisant et se refaisant.
Pour autant, ni les mots ni les règles ne commandent la parole. Ils

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l’étaient.
Certes, Humboldt ne cesse de craindre que la parole trahisse sa
vocation, qu’elle se pétrifie, ou sombre dans l’usage pragmatique,
devienne une combinatoire de signes clichés sur le monde des
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choses. Mais il ne suffit pas de substituer à la langue-instrument la


langue-organisme de la linguistique romantique. La comparaison
de la langue avec un visage ou une œuvre d’art, métaphore
ancienne mais dont la Sprachform a hérité, renferme en effet le
risque de l’assujettissement de la partie au tout. Or chez Humboldt,
en cela héritier de Leibniz, il ne suffit pas de relier la partie au tout.
Il faut considérer chaque partie comme une image du tout et donc
une réalité relativement autonome, individualisée, un cercle à
l’intérieur d’un cercle plus vaste. Dans la philosophie politique
comme dans l’éthique de Humboldt, l’individu ne cherche pas à se
perdre dans le tout, mais seulement à se nourrir de lui, et des autres
individus, à les enrichir en retour de sa propre activité.
Selon nous, c’est la distinction entre deux étages à l’intérieur de
la Sprachform (le système des signifiants et la forme interne, qui ins-
pire le sens linguistique du locuteur) qui a permis à Humboldt
d’échapper à une vision trop englobante de la langue. Il a ainsi
maintenu, autrement que par le primat de la grammaire sur le
lexique, qui jouait auparavant un rôle comparable, les droits de
l’esprit et de la parole vive.
« Ce mot, que nous avons considéré jusqu’ici comme un tout, dans la
combinaison de ses éléments et dans son unité, une fois mis en forme gram-
maticale est destiné à intervenir à son tour comme élément dans la phrase.
La langue doit ainsi produire ici une seconde unité, supérieure à la pre-
mière ; supérieure non seulement à cause de sa plus grande extension, mais
aussi parce que, dans la mesure où le phonétisme n’exerce plus sur elle
qu’une influence accessoire, elle dépend de manière presque exclusive de la
forme interne du sens linguistique, qui la met en ordre. »2

1. Di Cesare, in La diversità delle lingue, Rome, Laterza, 1991, p. XXIII-XXVI.


2. Über die Verschiedenheit..., GS, VII, p. 143.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
Wilhelm von Humboldt 181

Humboldt ne voit pas dans le mot, contrairement à Saussure,


un simple rapport différentiel aux autres mots, ni une combinaison
de phonèmes. Le mot, contrairement à la périphrase, unit différents
éléments sémantiques en une individualité neuve, irréductible à une
combinaison de sèmes1. Certes, le mot voit son sens renouvelé dans
la phrase, mais il ne s’y dissout pas. L’unité de la phrase est mise au
point par le locuteur, quand le mot fait davantage partie, sans
qu’on puisse l’y réduire, de la langue-ergon2.
Grâce à cette différence de niveau, le mot ne se voit pas pris

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dans la phrase comme dans une pâte. Au contraire, une langue
englobante, incorporante, qui imposerait à la phrase une forme
phonétique qui lui donnerait l’aspect d’un tout solidaire, nierait
ipso facto le mot. La phrase elle-même, confondue pour l’essentiel
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avec le verbe, serait traitée comme un mot, non comme une libre
création. L’expression d’idées nouvelles exigerait même de tricher
avec le principe de construction de la langue, de dépasser ses limi-
tes, c’est-à-dire de poser en dehors du mot-phrase des termes à l’état
absolu. C’est précisément ce que fait le mexicain. Langue extrême-
ment construite, qui exprime tous les rapports dans le verbe, elle
finit pourtant par ressembler parfois au chinois3 ! Cette similitude
externe est trompeuse. La technique est comparable, mais s’ex-
plique génétiquement par des considérations opposées. Le chinois
manque d’un squelette, tandis que celui du mexicain est trop con-
traignant. Le mexicain traduit dans sa structure fondamentale,
aussi construite soit-elle, une méconnaissance de la distinction des
parties du discours, une confusion de deux dimensions de la syn-
thèse articulatoire, celle qui est réservée en droit à la construction
syntaxique et celle qui donne naissance aux éléments lexicaux4. Les
syntagmes qui apparaissent ainsi se caractérisent par leur lourdeur,
leur caractère plus ou moins figé. Ils renferment constitutionnelle-
ment des déterminations superflues. C’est le contraire du chinois,
qui n’exprime que les déterminations absolument nécessaires à la
compréhension.
Ainsi, Humboldt craint que la forme phonétique prenne le pas
sur la forme intérieure, que la pensée se voit obligée de se couler
dans des formes figées, et de prendre elle-même un tour stéréotypé.

1. Über das vergleichende Sprachstudium..., GS, IV, p. 20-21.


2. Comparer avec Ricœur, selon qui le mot « apporte la structure à l’acte
de parole » et « la contingence et le déséquilibre » au système (Le conflit des
interprétations, Paris, Le Seuil, 1969, p. 95).
3. Über die Verschiedenheit..., VII, p. 148.
4. Ibid., VII, p. 153-154.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
182 Henri Dilberman

La phrase suppose certes des règles de construction. Mais la langue


doit pouvoir jouer de ces règles, leur donner dans le discours une
valeur renouvelée, exactement comme aux mots.
De fait, la flexion va de pair avec une liberté accrue dans la mise
au point de la phrase, tant sur le plan du contenu que sur le plan
expressif. Il n’y a pas, dans la période classique, de patterns. Elle
s’appuie sur des règles fermes, mais qui ouvrent un éventail infini
de possibilités, qui n’imposent aucun ordre figé à la succession des
mots. À lire De la construction grammaticale des langues, on peut

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cependant parvenir à une sorte de tableau d’ensemble, de schéma
dynamique encore vague, des périodes constructibles dans une
langue flexionnelle.
« Autant que la différence d’objet permette la comparaison, on procède
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ainsi un peu comme dans ces constructions mathématiques, où l’on enve-


loppe d’un coup d’œil des suites entières de cas particuliers, en sautant par-
dessus le domaine des différences là où leur passage en revue une par une
serait absolument impossible. »1

S’agit-il du raisonnement par récurrence, appliqué aux suites ?


En tout cas, malgré cette analogie, Humboldt ne songe pas à une
formule mathématique, mais bien à un schème, ce procédé de
l’imagination qui permet de construire une infinité d’images. Sans
doute faut-il rapprocher de la Sprachform cette représentation d’un
schème sous-jacent à la parole et à l’imagination linguistique. Dans
un autre domaine, celui de la constitution du lexique, Humboldt,
à la suite peut-être de Schleiermacher, entreprendra en 1835 de
dépasser la notion d’emploi figuré de termes concrets. À la racine du
terme concret comme du terme abstrait se trouve un schème com-
mun, qui joue le rôle d’une médiation, de l’ordre de la sensibilité
(soit externe et spatiale, soit interne et temporelle) ou de l’activité.
Cette manière d’appréhender l’expérience dans le temps et l’espace,
ou leur synthèse, le dynamisme, se donne à entendre dans le son ou,
du moins, dans le recouvrement de la signification concrète et de la
signification abstraite. Grâce à cette clef, Humboldt espère qu’il
deviendra possible de déceler dans l’ensemble d’une langue donnée
sa façon singulière de schématiser l’expérience externe et interne2
– son cryptotype, dira Whorf.

1. Von dem grammatischen Baue der Sprachen, GS, VI, 2, p. 349.


2. Über die Verschiedenheit..., GS, VII, p. 100-101.
o
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Wilhelm von Humboldt 183

L’embarras herméneutique

Peut-on cependant se contenter d’intuitions aussi diverses et


inchoatives, ou bien est-il possible de définir réellement la Sprach-
form ? Voire de proposer une méthode générale pour l’appréhender
dans chaque langue singulière ? C’est ce à quoi Humboldt s’essayait
dans son traité sur les différences de construction des langues,
comme encore dans certains passages de son introduction posthume

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au kawi. Il nous faut donc revenir à ces deux textes.
Le concept de Sprachform possède une indéniable dimension
régulatrice. Il s’agit de considérer une langue comme une individua-
lité, dotée d’une certaine organicité, afin de caractériser cette indi-
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vidualité. Il faut se hisser jusqu’à un point de vue sur la langue d’où


elle apparaisse dans toute sa cohérence, au sens où un paysage ne
révèle son orientation d’ensemble que de loin. Faut-il rappeler que
le frère de Humboldt, Alexander, était géographe ? L’influence de
Leibniz est également prépondérante. De même que, au bord de la
mer, le bruit imperceptible que fait chaque vague devient collecti-
vement fracassant, la nuance expressive insignifiante prend tout
son sens dans l’ensemble de la langue, y révèle une orientation déci-
sive. Il y a cependant une différence qui rapproche la linguistique
du premier modèle, géographique. On ne peut pas penser cela sur un
mode seulement quantitatif. Vue de loin, la langue révèle un visage,
une forme qui intègre de la différence. Plus généralement, la
méthode doit permettre d’échapper à une sorte de dissolution de
l’idiome, soit dans le fatras des formes, qui de près semblent des
signes arbitraires, soit dans l’infinité des parlers et des idiolectes.
Qu’est-ce qui fait qu’une langue est et demeure la même langue,
alors qu’elle évolue ? Qu’elle se démultiplie selon l’espace, les grou-
pes sociaux, les individus enfin ? La langue, de par sa nature de
logos, ne peut s’accomplir que dans la multiplicité, multiplicité des
formes, mais aussi des situations et des locuteurs, du temps et de
l’espace. C’est d’ailleurs pourquoi aussi il y a plusieurs langues1.
Pourtant une langue est bien une langue, non tant une chose qu’une
orientation d’ensemble.
Mais la Sprachform n’est pas que l’application au langage de
la philosophie de l’individualité symbolique. Elle est inséparable
d’une expérience. En effet, Humboldt tient beaucoup à mettre en

1. Über die Verschiedenheiten..., VI, première moitié, p. 240.


o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
184 Henri Dilberman

scène sur un mode esthétique la présence de la langue, ce visage


inconceptualisable. Cette présence est la réalité même, la vérité, de
la Sprachform. Mais ce n’est pas son concept. C’est ce concept qui
permet enfin à Humboldt de sortir, certes d’abord en idée seule-
ment, sur le plan de l’abstraction, non de la pratique herméneu-
tique, du vis-à-vis de la singularité indicible et de la masse des faits
de langue en soi insignifiants. La langue doit être conçue comme
une individualité spirituelle, elle ne se donne pas à même les élé-
ments matériels, ni dans le rapport de ces éléments à ce qu’ils déno-

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tent, objets ou relations.
Fondé ainsi sur le plan de l’expérience comme sur celui de la
réflexion, le concept de Sprachform peut fonctionner alors comme
une Idée régulatrice pour saisir discursivement cette singularité, et
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cela par différentes méthodes : analogique, qui nous invite à nous


insérer dans le tissu de la langue au lieu de le dépasser vers l’objet
ou le concept dénotés ; génétique, où il s’agit de penser une forme
positive donnée comme la résolution d’un problème sur fond de
l’existence de l’idiome mais aussi de son essence. Cette dernière
méthode est sans doute la plus significative, en cela qu’elle n’a de
sens que si l’on distingue dans le tout de la langue l’essentiel, en lan-
gage philosophique les attributs, des simples propriétés. Or, malgré
tout, ces attributs se manifestent électivement dans certains carac-
tères évidents d’un idiome donné, à condition que nous les interpré-
tions correctement, que nous ne les considérions pas seulement
comme certaines techniques équivalentes de par leur fonction à
d’autres techniques possibles ; en un mot, à condition que nous n’en
fassions pas des signes arbitraires.
Et même, en première analyse, la Sprachform devrait se
confondre avec les techniques particulières utilisées par une langue
pour exprimer la pensée et l’ordonner, et s’opposer à la langue en
général, qui est une poussée universelle, qui se sert de ces techniques
pour parvenir à ses fins. Les langues ne se distinguent-elles pas en
effet par leur lexique, leurs règles grammaticales, leur système de
phonèmes enfin1 ? D’ailleurs, dans un passage de Über die Verschie-
denheit..., qui a intrigué Steinthal, Humboldt semble encore parta-
ger cette conception. Humboldt y explique en effet que l’essentiel,
pour saisir l’influence d’un idiome sur la pensée des individus, c’est le
phonétisme, c’est-à-dire non le son en général, mais le son frappé du
sceau de l’esprit, devenu arsenal de formes données, signifiant2.

1. Ibid., p. 247.
2. Über die Verschiedenheit..., VII, p. 52.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
Wilhelm von Humboldt 185

Pourtant, dès les Verschiedenheiten, la définition de la Sprach-


form que propose Humboldt est bien plus subtile.
« La forme de la langue, considérée de manière toute générale, c’est la
forme dans laquelle une langue façonne les sons des mots et les ordonne
afin qu’ils expriment la pensée. »1
C’est là concevoir la grammaire et la morphologie de façon
dynamique, et assigner ce dynamisme à la langue elle-même, non à
la nation. Cependant, la Sprachform semble encore assimilée au
résultat, à la construction abstraite de l’usage vivant. Aussi Hum-

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boldt souligne-t-il que malgré cette dimension abstraite la Sprach-
form est en soi une force, une poussée indivise, et non un arsenal
mort de mots et de règles. C’est déjà la distinction, et en même
temps l’identification, de la Sprachform et de l’innere Sprachform.
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En 1835, la forme de la langue n’est plus définie du tout comme


un résultat d’un travail, mais bien comme ce travail lui-même.
« Elle est en effet le travail toujours réitéré de l’esprit pour rendre le
son articulé susceptible d’exprimer la pensée. »2
Et Humboldt d’introduire dans le passage titré « Forme de la
langue » un moment essentiel où il thématise pour la première et la
dernière fois la distinction energeia/ergon. La forme de la langue
transcende la langue faite, qui n’est que l’état donné à un moment
de cette langue.
Si le chercheur doit en quelque sorte s’assimiler l’être de la
Sprachform en apprenant l’idiome qu’il étudie, il n’a pas encore au
début de sa recherche une idée claire et discursive de la singularité
de cet idiome. Il dispose en revanche de l’idée générale de Sprach-
form, qui joue le rôle d’une médiation entre la connaissance intui-
tive, d’une part, et la caractérisation conceptuelle de l’idiome,
d’autre part. Bien que l’unité dernière de l’idiome soit une présence
inconceptualisable, cette idée m’invite à toujours travailler à ratta-
cher au tout de l’idiome ce qui en apparence est sans lien avec le
reste3. Comme le remarque Pierre Caussat, c’est très exactement la
fonction d’une idée régulatrice selon Kant, à la différence que pour
Humboldt la Sprachform est en soi une réalité, distincte de son
concept.
Il y a donc, selon nous, trois dimensions de la Sprachform : l’être
singulier d’un idiome, l’idée générale, enfin la caractérisation de
l’idiome à laquelle aboutit le chercheur. Cependant, l’être de la

1. GS, VI, 1, p. 248.


2. GS, VII, p. 46.
3. Ibid., p. 49.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
186 Henri Dilberman

Sprachform n’est pas à proprement parler étranger à l’esprit du lin-


guiste, il est seulement inconceptualisable. Parler une langue, même
mal, c’est déjà entrer dans le cercle de son être.
Pourtant, le texte des Verschiedenheiten frappe parfois par son
scepticisme, dû sans doute à ce que Humboldt accentue l’opposition
entre langue extérieure et langue intérieure, sans ménager de média-
tion explicite, sinon l’évocation du tact du chercheur expérimenté.
On l’a vu, il devra attendre la fin de sa vie pour ébaucher une théorie
des analogies de l’expérience linguistique1, c’est-à-dire d’un schéma-

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tisme de l’imagination linguistique. Pour le moment, il n’est pas loin
de poser la forme comme parfaitement transcendante à une forme
donnée et, pour cette raison, hors d’atteinte. Il peine donc un peu à
s’extraire du paradoxe herméneutique, il souligne les embarras du
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problème. Peut-on lui trouver une réponse objective, de nature posi-


tive ? Sinon, doit-on s’en remettre à la seule impression subjective ?
« L’esprit qui informe la langue sait si bien se rendre maître des procé-
dés techniques grammaticaux qui existent dans les langues et leur donner
une valeur différente, que leur présence ou leur absence n’a pour l’essence
de la forme de la langue généralement pas la moindre conséquence décisive
ou incontournable. »2
Comme le montre la possibilité de traduire n’importe quelle
langue en n’importe quelle autre, la langue regagne dans le tout de
la parole ce qu’elle a perdu sur le plan de la technique ponctuelle. Il
y a plus dans la langue se faisant que dans la langue faite, et cette
langue dont la physionomie n’apparaît que dans l’ensemble est en
fin de compte intotalisable.
C’est en fait reconnaître là une certaine égalité des langues mal-
gré l’inégalité des constructions, comme Humboldt l’avait déjà fait
dans des œuvres antérieures, par exemple Über das Entstehen der
grammatischen Formen... de 18223. Mais, comme dans ces œuvres,
Humboldt retrouve en fin de compte la hiérarchie qu’il semblait
renverser. Certes, il n’oppose plus performance du traducteur indi-
viduel et construction de l’idiome, mais il considère que, si la langue
intérieure transcende sa construction, la construction n’en exprime
pas moins les limites de la langue intérieure elle-même.
Il faut alors dégager le profond du superficiel, le nécessaire de
l’arbitraire, le significatif de l’insignifiant4. Aussi, explique le texte

1. L’expression est de Pierre Caussat, p. 257 de sa traduction (Introduction


à l’œuvre sur le kavi, Paris, Le Seuil, 1974).
2. GS, VI, p. 245-246.
3. GS, IV, p. 288.
4. GS, VI, p. 247.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
Wilhelm von Humboldt 187

des Verschiedenheiten, ne peut-on pas se contenter de constater que


telle technique, par exemple une forme analytique, existe dans un
idiome. Que fait la langue, ou la nation, de cette technique ? Certes,
on peut supposer que le grand nombre de particularités qui vont
dans le même sens traduit davantage une orientation de l’idiome
que les exceptions. Mais même ces considérations quantitatives
ajoutent à l’incertitude. Où passe la limite entre le plus et le
moins1 ? C’est qu’il n’y a pas vraiment, par exemple, des langues
flexionnelles et d’autres qui ne le sont pas, mais des langues plus ou

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moins flexionnelles. Bref, la singularité des idiomes, incontestable
esthétiquement, disparaît quand on se rapproche des faits de
langue.
L’esthète est un presbyte, et le positiviste un myope. Et même,
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à lire les Verschiedenheiten, texte original de ce point de vue, pour


les myopes, les langues se ressemblent trop, on y trouvera toutes les
formes que l’on veut, et tout ce que l’on veut, sauf des contrastes
marquants2. Abel Rémusat n’arrivait-il pas à discerner dans le chi-
nois des déclinaisons ? La singularité de l’idiome est un certain
nescio quid. Nous ne pourrons jamais transformer ce presque rien en
un système rigoureux. Ce presque rien n’est pourtant pas rien, il
traduit un acte inouï et créateur, à l’origine de la langue. Mais nous
ne pouvons pas remonter si haut. Il faut donc en revenir aux faits
de langue, non pour les décrire, mais pour les interpréter. L’Idée de
Sprachform nous fournit alors un fil directeur. En faisant des hypo-
thèses sur la nature profonde de la langue, nous allons introduire un
ordre dans ce qui paraît, vu de près, chaotique et peut-être même
insignifiant.
Le tact du chercheur, fruit de l’étude de bien des langues diffé-
rentes, ou du moins d’une langue aussi riche que le sanscrit, ne sera
pas de trop pour nous introduire dans la logique d’un idiome donné.
Ainsi, l’espagnol ou même le français peuvent bien user de mots
composés, le procédé ne caractérise guère la forme de ces langues,
leur esprit, alors qu’il est essentiel au sanscrit3. On le voit, ce que dit
Louis Dumont doit être pris avec prudence.

« Il resterait à voir si la “tâche de l’historien” est aussi isolée par rap-


port aux travaux linguistiques qui vont suivre que par rapport aux écrits
anthropologiques qui ont précédé. Sous réserve d’inventaire je croirais que

1. Ibid.
2. Ibid., p. 245.
3. Ibid., p. 246-247.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
188 Henri Dilberman

oui : les langues seront pour Humboldt un donné dur, comme les catégories
d’hommes (Gattungen) précédemment, et il ne sera pas conscient d’avoir à
les compléter par ses intuitions, à telle enseigne qu’il prétendra juger objec-
tivement des mérites relatifs des types de langue. »1

En histoire comme en linguistique, Humboldt n’oppose pas


vérité et interprétation du chercheur. La Sprachform existe en soi,
mais elle ne peut être appréhendée que par la subjectivité du cher-
cheur, son tact, aiguisé par la connaissance et la comparaison de
multiples idiomes, ses reconstitutions historiques ou synchroniques.

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Il est néanmoins vrai que, dans la suite des Verschiedenheiten, Hum-
boldt semble soudain sortir par un coup de force de son relatif
embarras. La Sprachform perd son caractère abstrait d’idée inexpo-
nible. Humboldt souligne en particulier à quel point la construction
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joue malgré tout un rôle décisif dans la détermination de la forme et


l’identité de la langue, puisqu’elle s’assimile sans difficulté un
lexique étranger. Le sort fait au verbe et aux pronoms personnels
lui paraît tout aussi essentiel. Cependant, c’est moins la technique
en tant que telle qui importe que la force, ou la faiblesse, avec
laquelle la langue imprime sa forme dans la matière, plie les sons à
l’expression jusqu’à en nier la matérialité. Ainsi, le système des
phonèmes est moins essentiel que la phonologie, le jeu expressif,
analogique ou symbolique, qu’a su introduire l’esprit de la langue2.
La Sprachform ne se donne pas vraiment à voir dans les techniques
grammaticales mais dans le mouvement, c’est-à-dire historique-
ment. S’agit-il, cependant, seulement de l’évolution historique ?
Humboldt semble plutôt se représenter une tension de la langue,
dans son effort continué pour imprimer sa forme à la matière. Il
faut alors distinguer les langues qui ont du caractère, et d’autres qui
laissent au locuteur le soin de mettre en ordre la matière lexicale3.
La Sprachform est, en tout cas, à la fois un être et le produit d’une
interprétation. Aussi Humboldt complète-t-il la définition proposée
un peu plus haut (p. 46). La forme de la langue est non plus simple-
ment le travail de la langue, mais la constance et l’uniformité de ce
travail, saisies et représentées de la manière la plus systématique4.
Cette régularité ne s’explique pas que par les nécessités de
l’intercompréhension. Elle est liée aussi à la singularité de la langue.
Il s’agit pourtant d’une sorte d’abstraction, d’un produit de la

1. L’Idéologie allemande. France-Allemagne et retour, Paris, Gallimard,


1991, p. 175.
2. Über die Verschiedenheiten..., p. 250-254.
3. Ibid., p. 249-250.
4. Über die Verschiedenheit..., VII, p. 47-48.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
Wilhelm von Humboldt 189

science. En soi, une langue n’est pas constituée de règles mais se fait
à chaque instant sur le mode d’une pure inspiration. C’est après
coup qu’on lit dans ses créations successives une loi générale. Seule-
ment, le savant ne peut pas saisir dans ses concepts la vie même de
la langue, dans l’unité la plus profonde de sa richesse infinie. Il ne
peut que remonter péniblement des effets discontinus vers l’être de
la langue, sans jamais l’atteindre. Certes, il ne s’arrêtera pas aux
seules lois positives. Il ne saurait cependant enfermer dans sa carac-
térisation le génie de la langue.

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Conclusion

De même que la « théorie » générale du langage s’adosse à


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l’anthropologie, l’étude des langues singulières est profondément


orientée par la philosophie du langage. Mais, réciproquement,
l’expérience de la langue et des langues a des conséquences philoso-
phiques et méthodologiques importantes. L’expérience esthétique
de la totalité de la langue donne à la méthode sa signification et son
orientation ; l’étude du sanscrit, du chinois, du mexicain, conduit
Humboldt à repenser le langage, et pas seulement dans une perspec-
tive taxinomique. La difficulté qu’a Humboldt à rattacher les diffé-
rentes dimensions de la langue à un concept, celui de Sprachform,
s’explique par cette expérience même, par la multiplicité des points
de vue possibles sur une même langue (esthétique, analytique, his-
torique), et la diversité des langues. Leur individualité la plus pro-
fonde réside-t-elle dans quelque particularité de leur construction,
comme dans le cas du chinois, du mexicain ou des langues sémites,
dans leur belle totalité, qui retentit dans le son, ou enfin dans leur
esprit et leur style, dans leur caractère en quelque sorte indépen-
dant des formes ? S’affirme-t-elle progressivement dans l’histoire
par raffinements successifs, ou bien constitue-t-elle une émanation
instantanée de l’Esprit, sur le mode du génie ? Définir la Sprach-
form par une seule de ces dimensions, c’est nier la singularité des
langues, et pourtant la Sprachform a aussi pour fonction d’opérer la
jonction entre l’anthropologie et la philologie, via une philosophie
de la langue en général, dont découle une méthode.
En fin de compte, Humboldt ne rejette pas cette diversité, mais
il interprète les écarts entre sa conception philosophique de la
langue et ce que sont les langues particulières comme autant de
déperditions, quitte à reconnaître qu’un idiome sait faire de ses
défauts des qualités relatives, et même la base de la reconquête,
sous un point de vue singulier, de l’universalité.
o
Revue philosophique, n 2/2006, p. 163 à 191
190 Henri Dilberman

Dans une perspective, on le voit, aussi marquée par la pensée


de Leibniz, le chercheur ne peut finalement pas se contenter
d’étudier les aspects les plus techniques de la langue, ses méthodes de
construction et de formation du lexique. Une langue n’est pas seule-
ment un outil, ou une panoplie d’outils. C’est une expression singu-
lière de l’universalité de l’esprit. Si elle présente, de par sa dimension
totale, certaines analogies avec un organisme, elle est infiniment plus
ouverte que lui à la liberté, c’est-à-dire à la vive parole.
La langue est un tout, mais pas un tout fusionnel. Elle intègre

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différentes formes de rapports entre ses parties, sans les confondre.
L’analogie n’est pas de même nature que les rapports syntaxiques,
ni que l’unité du mot lui-même. Mieux, la langue intègre de la néga-
tité, et même de la liberté. La pensée se manifeste dans le son
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comme ce qui est irréductible au matériau sonore. La langue est en


droit un milieu spirituel, chaque élément se comprend sur fond du
tout, mais demeure une individualité distincte de ce tout, dont il est
pourtant un rejeton. Au fond, on retrouve en linguistique le libéra-
lisme singulier de Humboldt.
Un peu comme s’il s’agissait d’évaluer des régimes politiques, il
est possible de reconnaître la singularité d’une langue sans la consi-
dérer comme l’égale du sanscrit ou du grec. La forme de cet idiome
n’est-elle pas trop lâche ou, au contraire, trop contraignante ? La
différence de l’esprit et du son y est-elle assumée ? D’ailleurs, tou-
jours comme dans le domaine politique, et juridique, une structure
trop contraignante oblige l’expression à se développer en dehors de
cette structure, de manière plus ou moins anarchique. Ainsi le mexi-
cain doit-il compléter la phrase par des mots mis à l’état absolu,
et l’hébreu fabriquer des mots selon des procédés étrangers à son
principe.
La langue-ergon est, au fond, une illusion produite par la
méthode elle-même. Dans sa dernière œuvre, posthume, Humboldt
se montrera pourtant fort soucieux de rattacher le concept de
Sprachform aux analyses des faits de langue. Ce n’est pas si éton-
nant. Justement parce que toute la langue est esprit, rien n’y est
totalement arbitraire. La Sprachform ne fait pas que se servir des
formes données, elle est transitivement ces formes, elle passe dans
ces formes. Et pourtant cette conception n’est vraie à la lettre que
pour une langue géniale, comme le grec ou le sanscrit, une langue,
sinon sans histoire, du moins plus synchronique que diachronique.
Cela ne fait pas de ces langues des structures idéelles. Humboldt se
représente en effet la cohésion interne d’une langue comme un
réseau de forces, une tension qui parcourt l’ensemble.
o
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Wilhelm von Humboldt 191

C’est cette dimension qui ferait défaut, selon Derrida, aux struc-
turalismes comme à la phénoménologie. On y chercherait en vain
« un concept qui permette de penser l’intensité ou la force. De
penser la puissance et non seulement la direction, la tension et non
seulement le in de l’intentionnalité. Toute la valeur est d’abord
constituée par un sujet théorétique »1.
Henri DILBERMAN.

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o
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