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ORDONNER UNE SOCIÉTÉ PAR LE MÉRITE, EST-CE JUSTE ?

Dominique Girardot

C.E.R.A.S | « Revue Projet »

2017/2 N° 357 | pages 79 à 83


ISSN 0033-0884
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INÉGALITÉS : UN DÉFI ÉCOLOGIQUE ? | POURSUITE |

Ordonner une
société par le
mérite, est-ce juste ?

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Dominique Girardot est enseignante de philosophie.

En 1958, un récit satirique alertait, déjà, sur les


dangers d’une société réglée par le mérite. Soixante
ans plus tard, l’ouvrage est toujours d’actualité.

2034 : L’ÉCHEC DE LA MÉRITOCRATIE

E
n 1958, le sociologue et membre actif du Labour Michael Young1
donnait vie au mot « meritocracy » dans un court texte, The
Rise of the Meritocracy2. Cette dystopie a pour narrateur, dans
l’Angleterre de 2034, un sociologue fervent défenseur de la
méritocratie, dont il pense qu’elle a permis de rompre avec l’injus-
tice sociale des statuts hérités. Que ce soit pour l’éducation ou pour
l’emploi et le statut social, chacun se trouve désormais à la place qu’il
mérite, en fonction de ses résultats, selon une rigoureuse équation :
Intelligence + Effort = Mérite. Les tests de QI et les méthodes d’évalua-
tion managériale, devenus extrêmement précis et fiables, sont régu-
lièrement réitérés afin d’ajuster au plus près la situation de chacun.
La mobilité sociale est parfaitement réglée à l’aide du seul critère de

1. M. Young rédigea le programme du Labour en 1945, Let Us Face the Future.


2. M. Young, The Rise of the Meritocracy, 1870-2033, Thames & Hudson, 1958.

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la valeur individuelle. Que souhaiter de mieux ? Et pourtant, l’heure


est à une forte agitation populaire. Le narrateur, qui tente de com-
prendre les racines du mécontentement, retrace les étapes qui ont fait
du principe méritocratique l’armature de la justice sociale. Comment
peut-on se rebeller contre une parfaite égalité des opportunités qui
assigne à chacun l’exacte place qu’il mérite ? Il pointe une alliance
populiste entre l’immense cohorte d’inférieurs enfants d’inférieurs et
les déclassés, enfants mal lotis de parents talentueux, tous en proie à
un ressentiment que, par définition, ils ont peu de moyens de penser.
Un grand rassemblement se prépare pour mai 2034 qui sera, selon

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le narrateur, « au mieux un 1848 sur le modèle anglais » – soit peu
de chose. En raison même du défaut d’intelligence qui initie l’agita-
tion, la menace ne peut être sérieuse. Et c’est confiant qu’il se rend
au rassemblement de mai pour y écouter les tribuns. La fin du texte
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nous apprend que mai 2034 lui a coûté la vie.


Michael Young, par l’ironie cruelle qui clôt le texte, nous convie à nous
interroger sur la réelle pénétration du narrateur : une compréhen-
sion des principes directeurs de la société méritocratique, finement
appuyée sur la connaissance histo-
Une société qui ne rique de leur mise en place, peut-elle
mutilerait pas la diversité donner lieu à une erreur de pronostic
des talents humains. aussi grossière ? Nous voici conduits
à reconsidérer le plaidoyer du narra-
teur en faveur de la méritocratie, à partir des arguments qui lui ont
été historiquement opposés. Ceux-ci, attribués dans le récit à une
gauche « archaïque » (qui n’existe plus en 20343), plaident en faveur
d’une seule école pour tous4, c’est-à-dire contre le maintien de filières
d’excellence – fussent-elles destinées aux méritants plutôt qu’aux
héritiers. Ils font l’éloge d’une société qui ne mutilerait pas la diversité
des talents humains pour les mettre au moule de la productivité. Ils
laissent entrevoir un projet de société où le dernier mot de la justice
sociale ne consisterait pas en une égale opportunité de gravir les
échelons de la hiérarchie sociale, mais en une dé-hiérarchisation.
Une société où la place de chacun serait assurée par principe, et non

3. Gauche que M. Young, en 1958, craint de voir disparaître, happée par les sirènes de l’égalité
des chances. Dans la fiction, ces arguments sont repris en 2009 par un « Parti des Techniciens »,
dans le Manifeste de Chelsea.
4. L’un des grands combats de M. Young fut celui des Comprehensive schools (vs les Grammar
schools, sélectives).

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conditionnée à la délicate mesure des contributions individuelles –


toujours arbitraire, quelle qu’en soit la formule. Où l’ascenseur social
ferait figure de rêve en toc.

ASCENSEUR SOCIAL PAR GROS TEMPS D’EXCLUSION


M. Young a vécu suffisamment longtemps pour voir le terme « meri-
tocracy » entrer dans le langage courant avec un sens incontesta-
blement positif – cela s’est fait assez vite – et surtout pour voir le
Labour, devenu New Labour, en faire son étendard. Six mois avant

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sa mort, il dit, dans un article du Guardian5, son immense déception
du chemin parcouru par le mot « meritocracy », depuis la satire – vive
alerte contre une pensée de la justice sociale en termes d’égalité des
chances – jusqu’aux discours de Tony Blair. Amère expérience, en
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effet : la réalité lui a retourné son ironie, le succès du mot allant de


pair avec celui de l’option politique qu’il était destiné à invalider par
sa causticité. Mais les hommes politiques, et plus largement l’opinion,
ont-ils le sens de l’humour ? Bien des lecteurs de M. Young6 ont lu la
satire sans la satire. Et le terme est à peu près unanimement tenu, à
droite comme à gauche, pour l’unique alternative à une distinction
par la lignée ou la richesse.
La méritocratie ne fait que substituer à l’aristocratie de la naissance
une aristocratie du (prétendu) talent. Pourtant l’exigence de faire droit
au talent, au travail, à l’effort, sous ses airs de bon sens irréfutable,
est très contestable dans sa prétention à se constituer en pilier de la
justice sociale. Si M. Young, dans l’article cité du Guardian, ne veut
pas de la « vraie » méritocratie vantée par Tony Blair – et formule le
vœu que le mot disparaisse de son vocabulaire – c’est que ce qui le
gêne dans la méritocratie n’est pas le simulacre auquel elle est réduite
mais, plus fondamentalement, sa logique. Tout d’abord, elle engage
la société dans une inflation d’évaluations constamment à réitérer,
avec tous les contrôles, la bureaucratie… et le marché noir que cela
implique. Ensuite, en vantant le modèle d’une société où chacun ne
devrait sa réussite (ou son échec) qu’à lui-même, la méritocratie ne
fait que substituer à l’aristocratie de la naissance une aristocratie du
(prétendu) talent et ne met donc pas en question l’existence d’une

5. M. Young, « Down With Meritocracy », The Guardian, 29 juin 2001.


6. Peut-être tout simplement les lecteurs pressés qui s’en sont tenus au titre, selon Francis
Wheen, « Satirical fiction is becoming Blair’s reality », The Guardian, 14 février 2001.

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telle stratification sociale. Pire encore, elle nous désapprend à faire


société en instaurant la concurrence des individus : comme base de
la justice sociale, on peut rêver mieux !
Cruauté du sort de ceux qui sont relégués en bas de l’échelle, en rai-
son de résultats aux tests indiquant qu’ils ne sont pas à la hauteur
des opportunités qui leur ont été données, et doivent se résigner à
cet estampillage dégradant. Arrogance et cynisme de ceux qui sont
réputés avoir réussi par eux-mêmes… La méritocratie est l’idéal
d’une société qui se défait dans la mise en concurrence généralisée
des individus. Elle trouve son plein développement lorsque le bien

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pour lequel tous concourent se fait rare : passant du plein emploi
au chômage de masse, la société se confronte alors au problème de
l’exclusion. M. Young a repéré très tôt une logique qui n’a donné sa
pleine mesure que vingt ou trente ans plus tard, avec l’apparition du
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néolibéralisme. Sous le régime d’une économie où la part du travail


vivant, c’est-à-dire la part de la force de travail effectivement enga-
gée dans la production, n’est plus l’essentiel des sources de profit, le
travail7 se fait rare : il n’y en a plus pour tout le monde. Et bien des
hommes deviennent superflus. Du moins la logique du mérite porte-
t-elle à croire qu’ils doivent l’être puisque, moins performants, en
trop, ils seraient une entrave à l’efficacité économique…

UN ORDRE SOCIAL NON DISCUTABLE


La méritocratie va comme un gant à la société néolibérale, dont
Margaret Thatcher avait donné une excellente définition : la société,
c’est ce qui n’existe pas8. De fait, la société tend à se dissoudre lorsque
s’impose l’idée que ce qui est dû à chacun relève de la rétribution
individuelle plutôt que d’une mise en commun ; car alors, tout principe
de mutualisation en vient à apparaître comme absurde, injuste et
dangereux. « Le » chômeur devient un tire-au-flanc, un incapable, un
assisté. Le malade est suspecté d’avoir négligé sa santé en se reposant
sur la prise en charge collective de l’assurance maladie. De même,
on a vu la crise en Grèce expliquée par la paresse de ses habitants…
On a ce qu’on mérite, tout est justifié. Les déterminants politiques
se diluent en postures morales – à vrai dire, prétendument morales :

7. Au sens courant de ce dont sont privées les personnes au chômage. À proprement parler, il
faudrait dire ici « l’emploi » se fait rare.
8. « There is no such thing as society ». Propos recueillis par D. Keay pour Woman’s Own, 31 octobre 1987.

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moralisatrices. Comme si tout dépendait des volontés individuelles,


comme si les options politiques n’avaient pas d’incidence.
La méritocratie est d’abord un schéma mental, qui sert l’idéologie
néolibérale, en portant le soupçon et la honte sur la masse des per-
dants ; un mode de détermination d’« inégalités justes » qui justifie,
en les essentialisant, les inégalités et les
La méritocratie procédés de domination les plus into-
essentialise les inégalités. lérables. Cette fonction idéologique de
justification des inégalités est particu-
lièrement bien servie par un outil propice à faire taire toute contesta-

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tion : la mesure du mérite. Réputée objective, elle se présente comme
simple constat de faits : résultats, niveau ou taux de motivation, inven-
tivité, adaptabilité, etc. La tentative (éperdue) de mettre le mérite en
formule barre la question de son bien-fondé : pourquoi donc faudrait-
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il mesurer le mérite ? L’option pour des valeurs et le choix politique


d’une certaine façon de vivre ensemble sont recouverts par le voile
du fait. Comme il n’y a aucun sens à discuter une mesure, si ce n’est
dans le registre technique (chercher à en augmenter la justesse, la
précision), la parole et le jugement sont découragés. N’est-ce pas là
précisément que réside la plus grande nocivité d’une approche de
la justice sociale à l’aide de l’étalon du mérite ?
Il est essentiel de maintenir les options politiques – la façon dont la
société s’organise et (dé)structure les solidarités – dans le registre
du discutable, à la fois pour ce qui est à mettre en débat et pour
ce qui, toujours et indéfiniment, peut se contester. Même s’il s’agit
de se mettre d’accord pour agir, les prises de position, les valeurs
défendues ne peuvent faire l’unanimité. L’antique formule d’Aristote,
définissant l’homme comme « animal politique », avance que c’est par
l’échange et l’affrontement des opinions au sujet de la polis que nous
ne sommes pas simplement abeilles dans la ruche ou fourmis dans la
fourmilière, mais formons société humaine. Un critère d’ordre social
qui se présente comme indéniablement objectif – au-delà de toute
discussion possible, c’est-à-dire sans alternative9 – n’est qu’indénia-
blement idéologique, outil de domination. Qu’il se pare de modernité,
se réclamant de l’efficacité économique, le rend probablement plus
insidieux, mais certainement pas plus acceptable.

9. On ne manquera pas de trouver ici un écho au célèbre TINA, « There is no alternative »,


formule emblématique du néolibéralisme.

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