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de l’Académie française
TISTOU
LES POUCES VERTS
Illustrati ons : Jacqueli ne Duhème
HACHETTE Jeunesse
Mauri ce Druon
Novembre 1967.
Chapitre 1
Où l’auteur, à propos
du nom de Tistou,
fait quelques réflexions
Ti stou est un nom bi zarre que l’ on ne trouve dans aucun
calendri er, ni en France ni en d’ autres pays. Il n’ y a pas de
Sai nt Ti stou.
Or i l exi stai t un peti t garçon que tout le monde appelai t
Ti stou… Ceci méri te quelques expli cati ons.
Un jour, tout de sui te après sa nai ssance, alors qu’ i l
n’ étai t pas plus gros qu’ un pai n de ménage dans une
corbei lle de boulanger, une marrai ne en robe à manches
longues, un parrai n en chapeau noi r, avai ent porté ce peti t
garçon à l’ égli se et annoncé au curé qu’ i l s’ appelai t
Françoi s-Bapti ste. Ce jour-là, comme la plupart des
nourri ssons dans sa si tuati on, ce peti t garçon avai t
protesté, cri é, étai t devenu tout rouge. Mai s les grandes
personnes, qui ne comprennent ri en aux protestati ons des
nouveau-nés, avai ent soutenu avec assurance que cet
enfant se nommai t bi en Françoi s-Bapti ste.
Pui s la marrai ne en manches longues, le parrai n en
chapeau noi r, l’ avai ent ramené dans son berceau. Tout
aussi tôt s’ étai t produi te une chose étrange : les grandes
personnes, comme si elles n’ avai ent plus été capables de
former avec leur langue le nom qu’ elles avai ent donné à
l’ enfant, s’ étai ent mi ses à l’ appeler Ti stou.
Le fai t, di ra-t-on, n’ est pas rare. Combi en de peti ts
garçons et de peti tes fi lles sont i nscri ts à la mai ri e ou à
l’ égli se sous le nom d’ Anatole, de Suzanne, d’ Agnès ou de
Jean-Claude, et que l’ on n’ appelle jamai s autrement que
Tola, Zette, Puce ou Mi stouflet !
Ceci prouve si mplement que les grandes personnes ne
savent pas vrai ment notre nom, pas plus qu’ elles ne savent
d’ ai lleurs, en dépi t de ce qu’ elles prétendent, d’ où nous
venons, ni pourquoi nous sommes au monde, ni ce que
nous avons à y fai re.
Les grandes personnes ont, sur toutes choses, des
i dées toutes fai tes qui leur servent à parler sans réfléchi r.
Or les i dées toutes fai tes sont généralement des i dées mal
fai tes. Elles ont été fabri quées i l y a longtemps, on ne sai t
plus par qui ; elles sont très usées, mai s comme i l y en a
plusi eurs, à propos de n’ i mporte quoi , elles ont ceci de
prati que qu’ on peut en changer souvent.
Si nous ne sommes nés que pour deveni r un jour une
grande personne parei lle aux autres, les i dées toutes fai tes
se logent très faci lement dans notre tête, à mesure qu’ elle
grossi t.
Mai s si nous sommes venus sur la terre pour accompli r
un travai l parti culi er, qui réclame de bi en regarder le
monde autour de soi , les choses ne vont plus si faci lement.
Les i dées toutes fai tes refusent de rester sous notre crâne ;
elles nous sortent de l’ orei lle gauche juste après qu’ elles
sont entrées par notre orei lle droi te ; elles tombent par terre
et elles se cassent.
Nous causons ai nsi de graves surpri ses d’ abord à nos
parents et ensui te à toutes les grandes personnes qui
tenai ent si fort à leurs fameuses i dées !
Et c’ est justement ce qui se produi si t avec ce peti t
garçon qu’ on avai t appelé Ti stou, sans lui demander son
avi s.
Chapitre 2
Où l’on présente à la fois
Tistou, ses parents,
et la Maison-qui-brille
Les cheveux de Ti stou étai ent blonds et fri sés au bout.
Imagi nez des rayons de solei l qui se fussent tous termi nés
par une peti te boucle en touchant la terre. Ti stou avai t des
yeux bleus grands ouverts, des joues roses et fraîches. On
l’ embrassai t beaucoup.
Car les grandes personnes, celles surtout qui ont de
larges nari nes noi res, des ri des sur le front et du poi l dans
les orei lles, embrassent tout le temps les peti ts garçons
aux joues fraîches. Elles di sent que cela fai t plai si r aux
peti ts garçons ; c’ est encore une de leurs i dées toutes
fai tes. C’ est à elles, les grandes personnes, que cela fai t
plai si r, et les peti ts garçons aux joues fraîches sont bi en
genti ls de leur procurer cet agrément.
Tous les gens qui voyai ent Ti stou s’ écri ai ent :
— Oh ! le joli peti t garçon !
Mai s Ti stou n’ en ti rai t pas orguei l. La beauté lui semblai t
une chose naturelle. Il s’ étonnai t que tous les hommes,
toutes les femmes et tous les peti ts enfants ne fussent pas
comme ses parents et lui -même.
Car les parents de Ti stou étai ent l’ un et l’ autre fort
beaux, i l faut nous hâter de le di re, et c’ est en les regardant
que Ti stou avai t pri s l’ habi tude de penser qu’ i l étai t normal
d’ être beau, alors que la lai deur lui parai ssai t une
excepti on ou une i njusti ce.
Le père de Ti stou, qui s’ appelai t Monsi eur Père, avai t
les cheveux noi rs et soi gneusement collés à la bri llanti ne ; i l
étai t grand, très bi en vêtu ; i l n’ avai t jamai s la moi ndre
peti te poussi ère sur le col de son veston et i l se parfumai t à
l’ eau de Cologne.
Madame Mère étai t blonde et légère ; ses joues étai ent
douces comme la peau des fleurs, ses ongles étai ent
roses comme des pétales de roses, et lorsqu’ elle sortai t
de sa chambre elle répandai t autour d’ elle un parfum de
bouquet.
Vrai ment Ti stou n’ étai t pas à plai ndre, car en plus de
Monsi eur Père et de Madame Mère, qu’ i l avai t pour lui tout
seul, i l profi tai t de leur i mmense fortune.
En effet, Monsi eur Père et Madame Mère, vous l’ avez
déjà compri s, étai ent fort ri ches.
Ils habi tai ent une magni fi que mai son à plusi eurs étages
avec un perron, une véranda, un grand escali er, un peti t
escali er, de hautes fenêtres ali gnées par rangées de neuf,
des tourelles coi ffées de chapeaux poi ntus, et tout autour
un superbe jardi n.
Dans chaque pi èce de la mai son se trouvai ent des tapi s
si épai s, si moelleux que l’ on y marchai t en si lence. Pour
jouer à cache-cache, c’ étai t mervei lle, et aussi pour couri r
sans pantoufles, chose défendue qui fai sai t di re à Madame
Mère :
— Ti stou, mets les pantoufles, tu vas prendre froi d !
Mai s Ti stou n’ attrapai t jamai s de rhume, à cause des
gros tapi s.
Il y avai t aussi la rampe du grand escali er, la rampe en
cui vre, bi en asti quée, un i mmense S majuscule à plusi eurs
bosses, né dans les hauteurs de la mai son et qui tombai t
comme un éclai r d’ or sur la peau d’ ours du rez-dechaussée.
Dès qu’ i l étai t seul, Ti stou enfourchai t la rampe et
s’ élançai t pour des descentes verti gi neuses. Cette rampe
c’ étai t son toboggan pri vé, son tapi s volant, son chemi n
magi que, que chaque mati n le valet Carolus poli ssai t,
fourbi ssai t avec une ardeur farouche.
Car Monsi eur Père et Madame Mère avai ent le goût de
tout ce qui bri lle, et l’ on se donnai t grand mal pour les
sati sfai re.
Le coi ffeur, grâce à la bri llanti ne dont nous avons déjà
parlé, avai t réussi à fai re de la chevelure de Monsi eur Père
un casque à hui t reflets que tout le monde admi rai t. Les
chaussures de Monsi eur Père étai ent si bi en ci rées, si
bi en frottées, qu’ elles semblai ent, lorsqu’ i l marchai t, lancer
devant lui des éti ncelles.
Les ongles roses de Madame Mère, chaque jour
passés au poli ssoi r, bri llai ent comme di x peti tes fenêtres
au lever du solei l. Autour du cou de Madame Mère, à ses
orei lles, ses poi gnets et ses doi gts, sci nti llai ent colli ers,
boucles, bracelets et bagues de pi erres préci euses, et
lorsqu’ elle sortai t le soi r, pour aller au théâtre ou au bal,
toutes les étoi les de la nui t semblai ent ternes à côté d’ elle.
Le valet Carolus, uti li sant une poudre de son i nventi on,
avai t fai t de la rampe le chef-d’ œuvre que l’ on sai t. Il se
servai t aussi de cette poudre pour asti quer les boutons de
portes, les flambeaux d’ argent, les cri staux des lustres, les
sali ères, les sucri ers et les boucles de cei ntures.
Quant aux neuf voi tures qui couchai ent dans le garage, i l
fallai t presque chausser des lunettes noi res pour les
regarder. Lorsqu’ on les mettai t en route toutes ensemble et
qu’ elles avançai ent dans les rues, les gens s’ arrêtai ent le
long des trottoi rs. On aurai t di t la galeri e des Glaces en
promenade.
— Mai s c’ est Versai lles ! s’ écri ai ent les plus i nstrui ts.
Les di strai ts ôtai ent leur chapeau, croyant saluer un
enterrement. Les coquettes en profi tai ent pour se mi rer
dans les porti ères et se repoudrer le nez.
À l’ écuri e, on nourri ssai t neuf chevaux, plus beaux les
uns que les autres. Le di manche, lorsqu’ i l y avai t des
vi si tes, on i nstallai t les neuf chevaux dans le jardi n, pour
orner le paysage. Le Grand Noi r allai t sous le magnoli a en
compagni e de sa femme Belle Jument. Le poney
Gymnasti que prenai t sa place près du ki osque. Devant la
mai son, sur l’ herbe verte, on ali gnai t les si x chevaux
grosei lle, une race de chevaux rouges, extrêmement rares,
qu’ on élevai t chez Monsi eur Père et dont i l étai t très fi er.
Les garçons d’ écuri e, en uni forme de jockey, courai ent,
la brosse en mai n, d’ un cheval à l’ autre, car i l fallai t que les
ani maux bri llent aussi , surtout le di manche.
— Mes chevaux doi vent être comme des joyaux, di sai t
Monsi eur Père à ses jockeys.
Cet homme fastueux étai t bon ; on s’ empressai t donc de
lui obéi r. Et les jockeys brossai ent les chevaux, neuf poi ls
dans un sens, neuf poi ls dans l’ autre, si bi en que la croupe
des chevaux grosei lle ressemblai t à d’ énormes rubi s bi en
tai llés. Les cri ni ères et les queues étai ent tressées de
papi er d’ argent.
Ti stou adorai t tous ces chevaux. La nui t, i l rêvai t qu’ i l
dormai t parmi eux, sur la pai lle blonde de l’ écuri e. Le jour, i l
allai t à tout moment leur rendre vi si te.
Lorsqu’ i l mangeai t un chocolat, i l mettai t le papi er
d’ argent soi gneusement de côté et le donnai t au jockey
chargé de soi gner le poney Gymnasti que. Car de tous les
ani maux, Gymnasti que étai t de beaucoup son préféré ; et
cela se comprend pui sque Ti stou et le poney étai ent à peu
près de même tai lle.
Ai nsi , vi vant dans la Mai son-qui -bri lle, auprès de son
père, un homme sci nti llant, et de sa mère, un vrai bouquet,
au mi li eu de beaux arbres, de belles voi tures et de beaux
chevaux, Ti stou étai t un enfant très heureux.
Chapitre 3
Où l’on apprend
à connaître Mirepoil,
ainsi que l’usine
de Monsieur Père
Mi repoi l, ai nsi s’ appelai t la vi lle où Ti stou étai t né et dont
la mai son et surtout l’ usi ne de Monsi eur Père fai sai ent la
fortune et la réputati on.
Mi repoi l, à premi ère vue, étai t une vi lle comme toutes
les autres, avec égli se, pri son, caserne, bureau de tabac,
épi ceri e, bi jouteri e. Et pourtant cette vi lle comme toutes les
autres étai t connue dans le monde enti er parce que c’ étai t
à Mi repoi l que Monsi eur Père fabri quai t des canons très
demandés, des canons de tous cali bres, des gros, des
peti ts, des longs, des canons de poche, des canons
montés sur roues, des canons pour trai ns, pour avi ons,
pour tanks, pour bateaux, des canons pour ti rer par-dessus
les nuages, des canons pour ti rer sous l’ eau, et même une
vari été de canons extra-légers fai ts pour être portés à dos
de mulets ou de chameaux dans les pays où les gens
lai ssent pousser trop de cai lloux et où les routes n’ arri vent
pas à passer.
En un mot, Monsi eur Père étai t marchand de canons.
Depui s qu’ i l avai t l’ âge d’ écouter et de comprendre,
Ti stou s’ entendai t répéter :
— Ti stou, mon garçon, c’ est un bon commerce que le
nôtre. Les canons ne sont pas comme les paraplui es, dont
personne ne veut lorsqu’ i l fai t du solei l, ou comme les
chapeaux de pai lle, qui restent en devanture pendant les
étés pluvi eux. Quel que soi t le temps, on vend du canon.
Les jours où Ti stou n’ avai t pas fai m, Madame Mère le
condui sai t à la fenêtre et lui montrai t, très loi n, tout au fond
du jardi n, bi en au-delà du ki osque où se tenai t le poney
Gymnasti que, l’ usi ne monumentale qui appartenai t à
Monsi eur Père.
Madame Mère fai sai t compter à Ti stou les neuf
i mmenses chemi nées qui crachai ent du feu toutes à la foi s,
pui s elle le ramenai t vers son assi ette en lui di sant :
— Mange ton potage, Ti stou, car i l te faut grandi r. Un
jour lu seras le maître de Mi repoi l. Fabri quer des canons,
c’ est très fati -gant, et l’ on n’ a que fai re de freluquets dans
nos fami lles.
Car nul ne doutai t que Ti stou ne prît un jour la sui te de
Monsi eur Père pour di ri ger l’ usi ne, tout comme Monsi eur
Père avai t pri s la successi on de Monsi eur Grand-Père
dont le portrai t en pei nture, le vi sage encadré d’ une barbe
bri llante et la mai n posée sur un affût de canon, pendai t au
mur du grand salon.
Et Ti stou, qui n’ étai t pas mauvai s garçon, s’ appli quai t à
manger sa soupe au tapi oca.
Chapitre 4
Où Tistou
est envoyé à l’école
et n’y reste guère
Jusqu’ à l’ âge de hui t ans, Ti stou i gnora l’ école. Madame
Mère, en effet, avai t préféré commencer elle-même
l’ i nstructi on de son fi ls et lui ensei gner les rudi ments de la
lecture, de l’ écri ture et du calcul. Les résultats, i l faut en
conveni r, n’ étai ent pas mauvai s. Grâce à de très joli es
i mages achetées spéci alement, la lettre A s’ étai t i nstallée
dans la tête de Ti stou sous l’ apparence d’ un Âne, pui s
d’ une Alouette, pui s d’ un Ai gle ; la lettre B sous la forme
d’ une Bi lle, d’ une Boule, d’ un Ballon, et cætera. Pour le
calcul, on se servai t d’ hi rondelles posées sur des fi ls
électri ques. Ti stou avai t appri s non seulement à
addi ti onner ou à soustrai re, mai s i l parvenai t même à
di vi ser, par exemple, sept hi rondelles par deux fi ls… ce qui
produi t troi s hi rondelles et demi e par fi l. Comment une
demi -hi rondelle pourrai t-elle se teni r sur un fi l électri que,
cela c’ est une autre affai re que tous les calculs du monde
n’ ont jamai s pu expli quer !
Lorsque Ti stou attei gni t son hui ti ème anni versai re,
Madame Mère consi déra que sa tâche étai t termi née et
qu’ i l fallai t confi er Ti stou à un véri table professeur.
On acheta donc à Ti stou un très joli tabli er à carreaux,
des botti nes neuves qui lui serrai ent les pi eds, un cartable,
un plumi er noi r décoré de personnages japonai s, un cahi er
à grandes li gnes, un cahi er à peti tes li gnes, et on le fi t
condui re par le valet Carolus à l’ école de Mi repoi l qui avai t
très bonne réputati on.
Tout le monde s’ attendai t à ce qu’ un peti t garçon si bi en
vêtu, qui avai t des parents si beaux et si ri ches, et qui
savai t déjà di vi ser les hi rondelles par moi ti és et par quarts,
tout le monde s’ attendai t à ce que ce peti t garçon-là fît des
mervei lles en classe.
Hélas, hélas ! L’ école eut sur Ti stou un effet i mprévi si ble
et désastreux.
Lorsque s’ ouvrai t le lent défi lé des lettres qui marchent
au pas sur le tableau noi r, lorsque commençai t à se
dérouler la longue chaîne des troi s-foi s-troi s, des ci nq-foi sci
nq, des sept-foi s-sept, Ti stou éprouvai t un pi cotement
dans l’ œi l gauche et tombai t, bi entôt profondément
endormi .
Il n’ étai t pourtant ni sot ni paresseux ni fati gué non plus. Il
étai t plei n de bonne volonté.
« Je ne veux pas dormi r, je ne veux pas dormi r », se
di sai t Ti stou.
Il vi ssai t les yeux au tableau, collai t ses orei lles à la voi x
du maître. Mai s i l sentai t veni r le peti t pi cotement… Il
essayai t de lutter par tous les moyens contre le sommei l. Il
se chantai t tout bas une très joli e chanson de son
i nventi on :
Un quart d’hirondelle,
Est-ce que c’est la patte
Ou est-ce que c’est l’aile ?
Si c’était de la tarte
Je la couperais en quatre…
MIREPOIL-LES-FLEURS