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Entre Occident chrétien et Orient musulman : la péninsule ibérique au Moyen Age et son histoire Pascal BURESI Université Lumiére-Lyon I Etudier la frontiére entre chrétiens et musulmans au Moyen Age dans la péninsule ibérique ne va pas sans soulever de nombreux problémes. On touche la en effet & un tabou de Phistoriographie espagnole qui a du mal a intégrer cette période. Elle a été trés marquée par les grands courants politiques et idéologiques (régionalisme, religieux, nationalisme). Il est aujourd’hui possible de dépasser cet état de fait et de tenter une analyse équilibrée de la confrontation des deux formations socio-économiques. : pas espagnols ou arabes, mais hollandais comme Reinhart Dozy au xix° sidcle, frangais comme Evariste Lévi-Provengal dans les années, 50 et Pierre Guichard a partir des années 70, ou anglo-saxons comme David J. Wasserstein et Thomas F. Glick '. Méme s'il existe un grand nombre de bons arabisants en Espagne de nos jours, ils se tournent, & quelques exceptions prés *, plutot vers des travaux d’édition de textes, de traduction, ou des études littéraires que vers I’Histoire. Pourtant, les historiens espagnols qui se sont intéressés 2 la période ne manquent pas. Pour certains d’entre eux, I’histoire du Moyen Age ibérique se résume a la lente construction de l'identité espagnole par la « reconquéte » des territoires spoliés par les envahisseurs arabo-berbéres & partir des noyaux asturiens et galiciens. D’autres revendiquent haut et fort I’héritage arabo-musulman, Entre ces deux tendances le fossé est grand. La question musulmane est ainsi une de leurs préoccupations principales. Elle a été traitée selon différentes optiques dont la plus fréquente est celle des influences. Des civilisations ibérique, romaine, wisigothique, musulmane ou chrétienne, laquelle aurait le plus marqué de son sceau la culture et la langue espagnoles ? Cette obsession de I’hispanité refléte une originalité de histoire péninsulaire ;4I"heure de se construire une histoire nationale et pour |expliquer, I est notable que les plus grands historiens d’al-Andalus ne soient 104 PASCAL BURESI les érudits espagnols du xix* sitcle durent faire appel, a la différence de tous les autres pays d’ Europe qui poursuivaient le méme objectif, a un agent étranger et non européen. Tache malaisée que d’intégrer la période entre 711 et 1492 qui voit une partie de la Péninsule vivre a ’ombre du Croissant. L’Espagne dans son introspection oscillait ainsi entre une histoire européenne et une autre, africaine. Faute de se décider A choisir entre ces deux péles, la recherche péninsulaire prit un certain retard par rapport a celle des autres Pays européens, retard que l’isolement de la période franquiste n’a évidemment pas permis de combler. Il est vrai qu’a la complexité de la structure des royaumes chrétiens du nord péninsulaire s’ajoute I’altérité de la société méridionale musulmane ; cette dualité de la société ibérique médiévale ne facilite pas les syntheses. S’il était besoin de légitimer les monographies régionales, la Péninsule serait l’illustration parfaite de leur nécessité. L'analyse approfondie de Vorganisation d’un territoire & grande échelle peut seule permettre une histoire globale. C’est pourquoi j'ai décidé d’entreprendre une thase sur l’organisation de la frontiére entre chrétiens et musulmans en Espagne aux xif-xut siécles. Il s‘agit d’une monographie portant sur la région entre Tage et Sierra Morena, qui aborde simultanément les structures chrétiennes et musulmanes, profondément liées. Quoique portant sur un territoire limité, cette thése vise A se démarquer dune historiographie profondément marquée par la vigueur des particularismes régionaux — andalou, castillan, catalan, basque... —, et attachée a construire des destins provinciaux originaux. La présentation de mon travail de thése se fera en deux étapes ; d’abord par une prise de position dans des débats, dont les tenants et aboutissants méritent d’étre éclairés. Ensuite, par une analyse des travaux existant sur le concept de frontiére dans la Péninsule. Le médiévisme espagnol : heures sombres de l’Europe ou apogée de l’islam ? De l’orientalisme romantique a Phispanisme contemporain C'est une banalité de dire que les historiens interprétent le passé a la lumiére du présent. S*ils utilisent les acquis de leur époque que sont par exemple les sources documentaires mises a jour, les trouvailles archéologiques, mais aussi l’appel généralisé @ l'ensemble des sciences humaines, anthropologie, sociologie, et plus classiquement géographie, économie, il n’en reste pas moins qu’ils ne peuvent se libérer entidrement des conditions d’émission de leur discours historique. Or, ces conditions découlent en partie de la période qu’ils ENTRE OCCIDENT CHRETIEN ET ORIENT MUSULMAN 105 s‘attachent & mettre en lumidre, et leurs prises de positions historiques recouvrent souvent des positions politiques et idéologiques spécifiques, parfois antagonistes. Au début du xix* sidcle, quand les érudits commencent a sintéresser aux heures sombres du Moyen Age, leur démarche s’insére dans le courant romantico- lib¢ral, teinté d’un certain exotisme, dont José Antonio Conde est un précurseur *. Né en 1765, cet arabisant fut le premier A revendiquer la culture hispano- musulmane devant ses contemporains européens. Les travaux de Conde * traduits trés rapidement en allemand en 1821, en frangais en 1825 et en anglais en 1854 furent le point de départ d’un engouement pour une partie de I’Histoire Pratiquement inconnue en Europe a cette époque. II défendait Pidée qu’il ne fallait pas interpréter I’histoire des musulmans vaincus & Ia seule lumitre des sources émanant des vainqueurs chrétiens, et pour cela il utilisa des sources musulmanes illisibles et inédites, conservées A la Biblioth¢que de l’Escorial dont les Francais l'avaient nommé directeur. A l'encontre des idées recues de Vépoque sur la cruauté des barbares qui auraient incendié toute la Péninsule et massacré tous ses habitants, il tenta de montrer que les conditions de vie de la Population indigéne s*étaient trés largement améliorées aprés la conquéte musulmane de 711 par rapport a I’époque wisigothique. C’était 1a une transposition, dans le domaine de l'histoire espagnole, de l’opinion des Afrancesados, les libéraux anti-ecclésiastiques et francophiles. En opposition a cette tendance s'affirme dans la deuxigme moitié du xix" siécle la personnalité de Francisco Javier Simonet. Il représente l'autre grand courant qui divise I’ Espagne, celui des conservateurs traditionalistes catholiques. Trés anti-musulman, cet arabisant présente le premier I"idée d’une continuité de histoire de la Péninsule des origines & son époque, en réaction au vague sentiment d’infériorité qui se développe en Espagne par rapport aux réalisations des nations européennes contemporaines. II s’agit pour Simonet d’écrire l'histoire de ces Espagnols qui conservérent constamment sous le joug des Maures et durant de nombreux siécles la religion, l'esprit national ct la culture de Espagne antique romano-wisigothique et chrétienne, contribuant par leurs aide et savoir 4 la restauration et aux progrés de la nouvelle Espagne. Simonet exalte ainsi dans son ceuvre * la résistance des chrétiens soumis au joug des musulmans, pendant I’époque qu'il appelle le cautiverio, la captivité. I développe par ailleurs Vimage d’une culture hispano-arabe brillante dont il fait ressortir les traits indigenes pour conclure & l’influence prépondérante de la culture chrétienne, a Pinfériorité de la civilisation arabo-musulmane et & l'acculturation rapide des envahisseurs minoritaires dans la masse de la population autochtone. Poussée & Nextréme, cette thse de la disparition biologique par fusion dans la masse indigéne conduit & l'ouvrage polémique d'Ignacio Olagiie qui nie le plus sérieusement du monde l’invasion de la Péninsule par des populations arabo- musulmanes & 106 PASCAL BURESI C’est probablement hors d’Espagne qu’il faut chercher cette époque la référence centrale des historiens d’al-Andalus. En 1861 parait |’ Histoire des musulmans d’Espagne de Reinhart Dozy. Gabriel Martinez-Gros a essayé de mettre en valeur les non-dits de cet ouvrage qui a profondément marqué Vhistoriographie? en rappelant la prégnance des conceptions admises alors en Oceident qui liaient étroitement nation et peuple au sol qui es portait. De méme que I’on faisait remonter la nation frangaise a la fusion des Francs et des Gallo- Romains ou la nation anglaise & celle des Normands et des Saxons, Dozy conclut a la naissance de la nation « andalouse » par la fusion des envahisseurs musulmans arabo-berbéres avec les autochtones. La preuve de ce métissage repose, selon Dozy, sur la constatation de I’affirmation de I’Etat andalou au x® sigcle Al’époque du califat ; l'idée sous-jacente étant qu'il n’existe pas d’Etat fort sans une nation unie qui en assure les fondations. Des travaux de Conde jusqu’a ceux des années 1970, Vinterprétation de Vhistoire de I’Espagne a I’époque médiévale s’est fondée sur un consensus, celui de la continuité. De I’ époque ibérique puis romaine aux périodes moderne et contemporaine, en passant par les domination wisigothique et musulmane, Vidée dominait qu’on pouvait suivre certains caractéres propres 3 la Péninsule. C'est le cas des historiens de I’époque franquiste qui réintgrent trés fortement cette période dans I’histoire péninsulaire et tentent de faire ressortir les traits proprement hispaniques de la civilisation hispano-musulmane *. Mais c’est paradoxalement aussi le cas de Claudio Saénchez-Albornoz °, républicain exilé en Argentine qui développe pendant plusieurs décennies la thése de la permanence de la civilisation « espagnole » sans incidence de l’islam, avec des arguments anti-évolutionnistes sans que personne n’ose les remettre en cause alors que son auteur, interdit de séjour par le régime franquiste, est complétement coupé des sources documentaires. On assiste, A partir des années 70, A une remise en cause des théses continuistes ou traditionalistes en particulier grace au soutien de |’arabisant catalan Miquel Barcelé. En 1976, sous le titre espagnol Estructura antropologica de una sociedad islémica en Occidente parait Vouvrage fondateur de Pierre Guichard qui montre par une analyse anthropologique a inspiration structuraliste l’importance de la rupture survenue dans la péninsule ibérique aprés la conquéte musulmane de 711. Les theses de Pierre Guichard suscitérent de nombreux remous et continuent d’avoir des opposants qui leur reprochent en particulier d’affirmer I’africanité de la Péninsule a V’heure oii celle-ci veut renforcer ses liens avec l'Europe communautaire. La Reconquista : fondement de ’hispanité ou simple aspect de Pexpansion occidentale ? Ces controverses sur lidentité des formations socio-économiques en présence eurent plusieurs conséquences, Elles contribuérent tout d’abord a lessor ENTRE OCCIDENT CHRETIEN ET ORIENT MUSULMAN 107 de théories (mal) engagées sur la nature de la conquéte chrétienne des territoires musulmans. L’historien du Cid Ram6én Menéndez Pidal développe ainsi l’idée que la Reconquéte rassemble légitimement, de part et d’autre de la frontigre, des populations peu différentes ''. Par ailleurs, monopolisant les débats, elles empéchérent une lecture et une analyse sereines de la lutte contre I’Islam. Longtemps, l’opinion commune y a vu l’expression de la vocation catholique et unitaire de l’Espagne ou la cause de sa différenciation d’avec le reste de l'Europe. Elle aurait imposé dans le royaume asturo-léonais et ses successeurs lexistence d’un pouvoir royal fort et freiné I’évolution vers la féodalité, au sens classique du terme, qui n’aurait connu en Espagne que des formes atténuées. Pour certains, la conquéte de I’ Amérique précolombienne aux xv-xvit siécles serait la conséquence de I’ idéologie guerrigre apparue dans la société espagnole au cours de la lutte séculaire contre le Croissant. Tr&s clairement, la Reconquéte est un théme privilégié pour expliquer le destin de l'Espagne et sa « vraie nature ». Les idéologues de la période franquiste présentérent la guerre civile comme une nouvelle Reconquista, et "Espagne comme le rempart de I’ Europe face & la déferlante communiste, Paradoxalement, les émigrés comme Sénchez-Albornoz ont tenu un discours similaire quoique avec des intentions différentes. II s’agissait pour I’historien républicain @’expliquer le retard socio-culturel de l’Espagne du xx’ siécle par Ia lutte que le pays avait da mener pendant des sidcles pour défendre I’Europe des hordes musulmanes. Sacrifiée au Moyen Age, la Péninsule I’était de nouveau au xx°. Le fait méme d’appeler Reconquista la lutte contre I’Islam est révélateur : les historiens se laissent abuser par ce que Peter Linehan appelle le mythe « gothiciste » , surgi dans Phistoriographie a la fin du 1x° sidcle et fondé sur Vidée que la monarchie asturo-Iéonaise était la légitime héritigre de "Etat wisigothique. Toutes les études qui se sont multipliées sur la repoblacién, le «repeuplement », se sont fondées, pareillement, sur ces idées préalables de « restauration », de « rétablissement » de la situation antérieure a l’islam. Depuis la fin du franquisme, en revanche, la tendance est A minimiser Poriginalité de la Reconquista, et 4 accentuer la rupture constituée par la conquéte musulmane. La conquéte chrétienne n’est plus qu’un aspect du mouvement général d’expansion des sociétés européennes, dépourvue de toute signification religieuse. On ne parle ds lors plus de Reconquista mais de conquéte, ni de repeuplement mais de colonisation. Cette tendance refuse ainsi toute singularité alespace péninsulaire, dans un processus dont tous les éléments sont réduits A n’étre que I’ expression de phénomenes européens. Force est de constater pourtant que tous les problémes terminologiques évoqués ne sont pas régiés. En témoignent les fréquentes mises au point dans les ouvrages récents '". L'idéologie de Reconquista en tant que systéme de valeurs au service de l’'expansion des 108 PASCAL BURESI monarchies du nord de la Péninsule n’en reste pas moins une réalité historique dont il faut certes préciser la chronologie, les arguments invoqués, les modalités, mais qui n'est pas une invention du x1x* sidcle ou des historiens contemporains. Lhistoriographie du Moyen Age ibérique se distingue, comme on vient de le voir, par un « christianocentrisme » qui n’a été que partiellement remis en cause par les recherches espagnoles récentes sur al-Andalus “. Mon travail de thése n’aspire cependant pas a une nouvelle Vision des vaincus sur le modéle de Vouvrage de Nathan Wachtel. Il s'agit plutot d’analyser de maniére équilibrée la confrontation des deux formations. socio-économiques chrétienne et musulmane dans un territoire précis, L’objectif poursuivi aussi est de s’affranchir d'un autre caractére de l’historiographie péninsulaire, le régionalisme. La frontiére : au coeur de l’Espagne Le dernier terme qui reste & présenter dans l’intitulé de ma these, aprés ceux de « chrétiens et musulmans », est celui de « frontiére ». En effet, la frontitre médiévale ne ressemble pas beaucoup a V'idée qu’on se fait aujourd’hui des frontiéres linéaires, cartographiables, véritables limites administratives, politiques, juridictionnelles... D'ailleurs, la notion de frontidre n’existe pas & Vépoque, et le terme méme n’ apparait qu’au XIE sicle dans les sources latines ou castillanes '*. Pour interpréter le phénoméne de frontiére, les médiévistes espagnols se sont donc inspirés du modéle mis en place pour une autre 6poque et pour un autre territoire. A la conquéte du Far South ? En accord avec les idées développées plus haut, une longue tradition historiographique a considéré la frontitre chrétienne non comme un syst¢me défensif destiné & contenir des agressions extérieures, mais comme une ligne d’expansion continue se traduisant par la conquéte d’enclaves musulmanes, et Ja grande entreprise du « repeuplement » '®. Cette conception d’une frontiére dynamique et expansionniste tire son origine du modéle établi par Frederick Jackson Turner a propos de la frontiére aux Etats-Unis '”. La frontiére, pour cet historien du Middle West, est un « processus » complexe, la fois phénoméne physique de peuplement de territoires vacants, mais aussi une évolution conduisant en plusieurs étapes & la civilisation dans chaque zone successive, et enfin une transformation psychologique et idéologique concernant les acteurs de la frontiére '*. Cette civilisation aurait été celle de l’exaltation de la liberté individuelle et de la propriété privée face a I’Etat, par un développement social ENTRE OCCIDENT CHRETIEN ET ORIENT MUSULMAN 109 sans cesse renouvelé a la frontiére. Turner eut des émules, comme Walter Prescott Webb ”, qui exportérent le modéle aux sociétés créées par les Européens entre 1500 et 1910 dans tout le Nouveau Monde, P’Afrique du Sud et I’ Australie, mais il influenga plus généralement toutes les recherches sur le théme de la frontigre. Ray Allen Billington affirme par exemple une relation trés forte entre les frontiéres médiévales et la frontigre américaine : « Le peuplement du continent américain fut la dernigre étape d’un vigoureux mouvement de Populations qui avait commencé au xit® si&cle quand I’Europe féodale repoussa les hordes barbares qui avaient fait pression depuis l’est, le nord et le sud jusqu’a menacer la Ville sainte de Rome » ”. Ainsi les idées de « liberté humaine », de « société de petits propriétaires » qui apparaissent déja formulées par Turner réapparaissent-elles, pour la Meseta castillane médiévale, dans |’ interprétation que présente Claudio Sénchez-Albornoz?! du phénoméne frontalier, Le parallélisme ne s’arréta pas 1A puisque Archibald Lewis détailla la « fermeture des frontigres médiévales » a partir de 1250 sur le modéle turnérien de la fermeture des frontiéres américaines de la fin du x1x* siécle 2, Si cette interprétation du fait frontalier est, & l’époque, relativement novatrice car elle déborde le cadre strictement événementiel, militaire et politique Pour intégrer des données socio-économiques et culturelles, elle a, en revanche, plusieurs défauts rédhibitoires et s’adapte finalement mal a la réalité péninsulaire. Tout d’abord n’est envisagé qu'un cété de la frontiére, les Indiens ou les Musulmans étant relégués aux oubliettes des « terres vierges » de I’Quest ou du Sud. Le nombre des productions sur la reconquéte et sur I’ organisation territoriale du repeuplement traduit cette vision des vainqueurs qui a souvent justifié ses options par I'affirmation de l’existence d’un no man’s land, ou plutdt dune tierra de nadie, entre les deux formations socio-€conomiques, dans la vallée du Duero ou dans celle du Guadiana ?, En outre, cette tendance historiographique oppose deux ensembles homogénes, chrétienté dune part, Islam de l’autre, sans distinguer la pluralité des forces en présence composées d’Etats chrétiens et musulmans — royaumes ou principautés — dont les logiques d’expansion divergent et qui entrent en conflit d’un c6té de la frontigre comme de l’autre. Des alliances « contre nature » voient méme le jour comme celle, par exemple, qui unit au x1 sicle le Leén et Empire almohade pour contrer I’influence castillane. Une autre nuance peut étre apportée au modéle de Turner : les monarchies chrétiennes exercent un contrdle assez serré de la société, et leur puissance contredit ’idée des marches frontaligres hispaniques comme ‘lots de liberté dans une océan européen de féodalité. C’est uniquement pendant les périodes successorales accompagnées de régences qu’on assiste & des troubles du pouvoir monarchique. Quant aux 110 PASCAL BURESI priviléges et exemptions accordés aux colons, aux municipes ou aux ordres militaires sur les frontiéres (avec ’islam mais aussi avec les autres royaumes chrétiens), ils s’insérent parfaitement dans le cadre seigneurial et n’en constituent pas une exception. La frontigre musulmane : un modéle d’ organisation ? Les Espagnols se sont plutdt intéressés a la « frontire chrétienne ». D’autres auteurs, surtout non hispaniques, ont travaillé sur les territoires frontaliers d’al-Andalus *. Ils montrent que les musulmans établirent, sur le modéle de ce qui existait a la frontigre entre la Syrie omeyyade et I"Empire byzantin aux vin' siécle, une distinction tres claire entre le dar al-islam (le domaine de l’islam), ot pesait la loi islamique et oi les habitants payaient les impéts canoniques, et le dar al-harb (le domaine de la guerre), ov dominait une économie de razzia. Cette marche frontaligre (thaghr) semble disposer d’ une organisation administrative et militaire particuligre * qui disparait ensuite dans le démembrement du califat omeyyade de Cordoue 8’ époque des royaumes de taifas (1031-1086). Les comparaisons avec les frontitres chrétiennes sont difficiles, car on ne dispose pas de la méme documentation. Les interprétations divergent en ce qui concerne la centralisation étatique musulmane et |’importance de son réle dans l’organisation des marches frontalidres. En raison de I’instabilité de la frontiére, les historiens se sont orientés le plus souvent vers une description des territoires frontaliers avant puis aprés la conquéte, et A en expliquer les permanences et les mutations... Ce faisant, et malgré la description des formes de peuplement ou des activités spécifiques que la mise en contact des deux formations socio-économiques pouvait susciter, ils évacuaient une analyse détaillée du fait frontalier en insistant plutot sur la thématique de la continuité et de la rupture. Le cadre et les sources Dans la perspective d’une étude paralléle des versants chrétien et musulman de la frontiere, j’ai choisi d’étudier un territoire se situant donc entre la vallée du Tage et la Sierra Morena, limite septentrionale de I’ Andalousie actuelle, et correspondant & la moyenne vallée du Guadiana. C'est dans cette zone centrale, bordée a ’ouest par I’Extrémadure (au sud du Leén) et A l’est par le Levant déja largement étudié *, que se fixe la frontiére entre al-Andalus et la Castille pendant plus d’un siécle, de la prise de Toléde (1085) a la défaite almohade de Las Navas de Tolosa (1212). Dans ce cadre chronologique, mon ENTRE OCCIDENT CHRETIEN ET ORIENT MUSULMAN Hd Frontiére au milieu du xr, Méditerranée one Eeudige dans Ia these 12 PASCAL BURESI Projet est d’étudier l’articulation de cette région avec les Etats qu’elle limite, mais aussi l’originalité de la frontire entre Islam et chrétienté par rapport a ce qui existe ailleurs dans la Péninsule en matigre de frontiéres « étatiques », diocésaines.. Pour cela, les sources sont nombreuses et variées. Du cOté chrétien, les chroniques mais surtout les archives des ordres militaires et de l’' archevéché de Toléde nous renseignent sur la politique territoriale des acteurs principaux de la frontiére. Du c6té musulman, les sources d’archives font défaut, et les chroniques n’apportent que des renseignements partiaux et partiels. Les consultations des juristes musulmans (fatawa) sur les problémes de vie quotidienne, rscemment traduites et analysées par Vincent Lagardére, devraient en revanche nous permettre de combler en partie ces lacunes *”, Mais c’est surtout de l’archéologie qu’on peut attendre le plus. Ainsi, pendant les périodes almoravide et almohade, les informations fournies par les chroniques sont décevantes, et il faut faire appel aux données de l’archéologie de surface pour mettre en valeur l’organisation de ces territoires, Le réseau de huséin (chateaux), dont la fonction premiere est la défense de la population des villages voisins (qura), semble connaitre une « militarisation » avec la présence permanente de garnisons et le renforcement des défenses, Parallélement, la population rurale décroit ** au rythme du passage des armées, Aprés la conquéte, les structures de peuplement musulmanes sont réutilisées et surtout adaptées aux nouvelles structures sociales. Ainsi, un donjon en pierre est souvent érigé dans les enceintes musulmanes de terre, ot! I’on ne trouvait pas de constructions semblables, symboles matériels d’une domination seigneuriale qui n’existait pas dans al-Andalus. Entre géographie et histoire comparée Par la spécialisation des activités, agro-pastorales et militaires, la frontiére est le lieu méme de I’articulation de l’expansion chrétienne avec les structures et la société d’ al-Andalus. Comme I’a montré Josep Torré Abad pour la région valencienne a la fin du xin’ sicle, cette expansion prend la forme d’une exploitation de nouvelles populations (chrétiennes et musulmanes ou converties) et de nouveaux territoires par I’Eglise d’une part et de l'autre par les grands seigneurs au service de la monarchie. Ce processus péninsulaire d’enrichissement, de colonisation, d’expansion aux dépens de la population musulmane s’inscrit dans le contexte plus général de l’expansion de la chrétienté en Occident comme en Orient sous I’égide des croisés. On peut déceler du cté chrétien une politique spécifique de la frontiére en phase avec le besoin de terres nouvelles lié a la croissance démographique ; ENTRE OCCIDENT CHRETIEN ET ORIENT MUSULMAN 113 en revanche, cette politique n’existe pas dans al-Andalus, ou plutét, elle semble totalement inadaptée. L’idéologie de guerre sainte qui anime les esprits et mobilise les forces au Nord n’apparait au Sud que comme le mot d’ ordre politique d'un pouvoir en quéte de Iégitimité, sans grand effet sur les populations. Lomnipotence de I’Etat sous les Empires berbéres almoravide et surtout almohade semble avoir dissuade les initiatives privées que le systéme seigneurial chrétien en comparaison favorisait. Cette intégration de la frontigre dans le dynamisme des monarchies chrétiennes se manifeste en particulier par la créativité dont elles font preuve. C’esten effet au xn sidcle que sont créés les premiers ordres militaires nationaux (ordre de Calatrava en 1157, d’Alcantar, de Santiago...) A c6té des ordres militaires internationaux en réponse & la faillite de 1a colonisation seigneuriale (laique et ecclésiastique) et paysanne de la Manche. Les nécessités de la lutte contre I'Islam révélent l’inventivité castillane, Iéonaise et aragonaise. La professionnalisation de la défense du pays avec intéressement au butin et d la conquéte et I'adaptation de l’idéologie croisée aux conditions de la Péninsule manifestent cette créativité. Parallélement se développe le theme de la « restauration » dans la lignée du mythe « gothiciste ». Du c6té musulman, les raisons du recul ne sont pas claires car les débats ne sont pas clos sur la nature de la société musulmane dans la Péninsule, méme si le schéma « tributaire » semble s’imposer ®, le lien entre des communautés turales autonomes et I’Etat étant assuré par le prélévement d’un tribut. Varticulation de la frontitre avec la société d’al-Andalus est encore & approfondir. En guise de conclusion Ila €té beaucoup fait mention dans cet article de Vhistoriographie européenne et plus particuligrement espagnole. On me reprochera de n’avoir pas parlé de l’histoire de la Péninsule chez les auteurs arabes. En effet, al-Andalus a inspiré aussi un nombre important de publications sur l’autre rive de la Méditerranée. Le Maroc est en premitre ligne de cette production, car une partie de son histoire est commune a celle de la péninsule ibérique, lorsque les pouvoirs almoravide et almohade naviguaient entre Cordoue, Séville et Marrakech *. Les relations hispano-marocaines sont encore privilégiées aujourd’ hui, comme Matteste la collaboration universitaire entre les deux pays. Les Tunisiens et surtout les Egyptiens ne sont pas en reste. Les ouvrages anciens se cantonnent la plupart du temps & une histoire apologétique sans grand intérét. Ils décrivent cet Age d'or de I'Islam incarné par le royaume de Grenade et en regrettent les fastes. 14 PASCAL BURESI L’école historiographique égyptienne *!, quant a elle, se caractérise par I’intérét exclusif qu’elle porte aux structures politiques, administratives et bureaucratiques du régime. C’est au Maghreb que I’on trouve finalement les meilleurs travaux, au courant de Phistoriographie européenne et anglo-saxonne. Inutile de dire qu’il est trés difficile d’ avoir accés & cette bibliographie nord-africaine, car elle West pas intégrée dans le circuit des grandes revues, anglo-saxonnes surtout, de recension des publications. C’est aussi un des projets du travail engagé que de mettre a la disposition des chercheurs occidentaux non arabisants les résultats de cette historiographie totalement inconnue en Occident. |.L'Histoire des musulmans d’ Espagne, de Reinhart Dozy, parait en 1861 et reste la seule référence ou presque jusqu'a I'Histoire de l’Espagne musulmane (3 vol., Paris, 1950-1967) d’Evariste Lévi- Provengal dans les années 1950 ; Glick, Thomas F., /slamic and Christian Spain in the Early Middle Ages, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1979 ; Wasserstein, David, The Rise and Fall of the Party Kings. Politics and Society in Istamic Spain 1002-1086, Princeton, New Jersey, 1985, et aussi The Caliphate in the West. An Islamic Political Institution in the Iberian Peninsula, Clarendon Press, Oxford, 1993. 2.En particulier Pedro Chalmeta, El sefior del zoco, Madrid, 1973. 3. Pour une vision détaillée de I’historiographie espagnole au xix" sidcle, voir l'excellent ouvrage de James T. Monroe, Islam and the Arabs in Spanish Scholarship (Sixteenth Century to the Present), Brill, Leyde, 1970. 4. Conde, José Antonio, Historia de la dominacién de los Arabes en Espaiia, édition posthume, Madrid, 1821. Cet ouvrage a été rédigé en exil d Paris. 5. Historia de los Mozdrabes de Espaita achevée en 1866 mais publige seulement aprés sa mort en 1897, a cause de I’ opposition des libéraux de I Académie d’histoire de Madrid, dirigée par un autre grand arabisant, Pascual de Gayangos. 6. Ignacio Olagiie, dans son ouvrage au titre provocateur mais explicite (Les Arabes n'ont jamais envahi l'Espagne, Paris, 1969) soutient que la présence de I'islam péninsulaire est due la conversion massive de la population dont le christianisme a des racines ariennes. 7. Martinez-Gros, Gabriel, « “Andalou”, “Arabe”, “Espagnol”, dans I'Histoire des Musulmans Espagne de Reinhart Dozy », Actes du colloque « Européens et Arabes (732-1270) » de Tunis du 7-10 avril 1996, sous presse. 8. Robert Fossier, dans I'Enfance de |'Europe (tome 1, Nouvelle Clio, PUF, Paris, 1989, p. 461), affirme & propos de I’historiographie espagnole franquiste : « Nationalisme et religion s’épaulant, il est longtemps apparu que l'histoire musulmane de la Péninsule n’était qu’une sinistre parenthése ; tout était romain ou chrétien dans "Espagne de la reconquéte ; puis s'est répandue Vidée d'un héritage mi-gothique, mi-andalou ; en tout cas le principe de l’unité de la Péninsule n’était pas discutable. » 9. « Espagne préislamique et Espagne musulmane », Revue historique, CCXXXVII, 1967, pp. 280-300. 10, Il est d’ailleurs bon de noter que ce n'est que l'année suivante que cet ouvrage novateur a été publié dans sa version frangaise sous le titre Structures sociales « orientales » et « occidentales » dans l'Espagne musulmane, Mouton, Paris-La Haye, 1977. 11. La Esparia del Cid, 5* 6d., Madrid, 1956, p. 77 ENTRE OCCIDENT CHRETIEN ET ORIENT MUSULMAN 11S 12. Linehan, Peter, History and the Historians of Medieval Spain, Clarendon Press, Oxford, 1993. 13. Noir le préambule de lathése soutenue au mois de février 1996 par Josep Torro Abad, Colonitzacié feudal i resistencia andalusina al regne de Valencia. La Frontera meridional (1238-1277), Valence, 1996. |4. Voir les travaux déja cités de Pedro Chalmeta, Maria Jestis Viguera Molins (Aragén musulmdn, Saragosse, 1981), Miquel Barcelé (« Un estudio sobre la estructura fiscal y procedimientos contables del emirato omeya de Cordoba (138-300/755-912) y de califato (300-366/912-976) », Acta (historica er archaeologica) Mediaevalia, 5-6, 1984-1985, pp. 45-72), Pierre Guichard, ou Thomas F. Glick, ‘mais aussi Molénat, Jean-Pierre, Campagnes et monts de Toléde du xit au xv sidcle : la Terre et la Ville, these en cours de publication, Casa de Velézquez ou Manzano-Moreno, Eduardo, La Frontera de al-Andalus en época de los Omeyas, CSIC, Madrid, 1991, et Lagardére, Vincent, Le Vendredi de Zallaqa, 23 octobre 1086, L’ Harmattan, Paris, 1989, Les Almoravides, L'Harmattan, Paris, 1989. 15, Bazzana André, Guichard Pierre, Sénac Philippe, « La Frontiére dans l Espagne médiévale », Frontiére et peuplement dans le monde méditerranéen au Moyen-Ages, Castrum tv, Rome-Madrid, 1992, pp. 35-60. 16. Moxo, Salvador de, Repoblacicn y sociedad en la Espaita cristiana medieval, Madrid, 1979 ; Las Cacigas, Isidro de, Andaluefa musulmana. Aportaciones a la delimitacién de la frontera del Andalus, Madrid, 1950. 17. Turner, Frederick Jackson, The Frontier in the American History, 1920 ; Hofstader, R. (é4.), Turner and the Sociology of the Frontier, Chicago, 1968 ; Marienstras, Elise, Les ‘Mythes fondateurs de la nation américaine, 6d. Maspero, 1976, éd. Complexe, Paris, 1992. 18. Burns, Robert I., « The significance of the Frontier in the Middle Ages », Medieval Frontier Socieries, éd. Bartlett, Robert ; Mackay, Angus, Clarendon Press, Oxford, 1989, pp. 306-330 et Mitre Fernandez, Emilio, « Christiandad medieval y formulaciones fronterizas », Actes du colloque «< Fromteras y fronterizos en la Historia » de Valladolid du 30 janvier 1994, sous presse. 19. The Great Frontier, Cambridge, Massachusetts, 1952. 20. Billingtong, Ray Aller 1949, rééd, 1982, p. 15. 21. Sanchez Albornoz, Claudio, « The Frontier and Castilian liberties », The world looks at his history: Proceedings of the second International Congress of historians of the United States and Mexico, Austin, Texas, 1963, pp. 27-46, 22. Lewis, Archibald, « The Closing of the Medieval Frontier, 1250-1350 », Speculum, 33, 1958, pp. 475-483, 23. Gareia de Cortazar, par exemple, étudie I'espace frontalier, et décrit un processus d’ organisation du territoire complexe qui ne met en jeu que des facteurs chrétiens. Aisi société, pouvoir, espace Sont les trois composantes, selon lui, qui permettent la comprehension de organisation sociale du {erritoire, mais il ne les appréhende que du c6té chrétien sans s"intéresser & influence musulmane. Orla conquéte du Sud, comme celle de l'Ouest, ne se fait pas sur une tabula rasa (Cortazar, 1.A.G. de, et alii, Organizacién sacial det espacio en la Espaita medieval, La Corona de Castilla en los siglos VII al XV, Barcelone, 1985). 24. Comme Husayn Mones dans « La divisién politico-administrativa de la Espafta musulmana », Revista del instituto de Estudios iskimicos en Madrid, V, 1957, pp. 79-135, ou Evatiste Levi, Provengal 25.La thse récemment publiée d'Eduardo Manzano-Moreno s’attache &I'organisation des provinces frontaliéres a !’époque omeyyade. Cette monographie est d’autant plus intéressante qu'al-Andalus est le parent pauvre du médiévisme péninsulaire. A inverse, elle n’étudie pas la frontidre comme mise en relation de deux formations socio-économiques, mais seulement en tant que limite d’al- Andalus. Voir aussi les travaux plus anciens d°E, Lévi-Provengal. Wesnward Expansion : A History of the American Frontier, New York, 116 PASCAL BURESI 26. Burns Robert I., The Crusader Kingdom of Valencia : Reconstruction on a 13" Century Fromier, 2 vol., Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1967, et plus récemment Guichard, Pieme, Les Musulmans de Valence et la Reconquéte (xf-xut sigcle), 2 vol., Institut frangais de Damas, 1990-1991 27. Lagardéte, Vincent, Histoire et société en Occident musulman au Moyen Age. Analyse du Mi'yat dal-Wansharisi, Casa de Velézquez, Madrid, 1995 28. Guichard, Pierre, Buresi, Pascal, « L’espace entre Sierra Morena et Manche A époque almohade », Actes du collogue « Alarcos » de Ciudad Real du 3-7 avril 1995, sous presse. 29. Amin, Samir, Le Développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Editions de Minuit, Paris, 1973. 30. Dandash'Abd al-Latif, Hikmat, Al-Andalus fi nihdyat al-murdbitin wa mustahil al-nuwakhidin, ‘asr al-tawd'if al-thant, 510-546 H/1116-1151, Dar al-Gharb al-islami, Rabat, 1988. Baitshish, Ibrahim al-Qadir, Al-Maghrib ff ‘asr al-murdbitin, Beyrouth, 1993 et Husayn Mones, aga cit. 31."Indn, Muhammad “Abdallah, ‘Asr al-murdbitin wa-l-muwahhidin, 2 vol., Le Caire, 1964

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