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Résumé.

Duchamp avait rencontré Brancusi


en 1912, année qui marque le début d’une
amitié consignée par l’histoire de l’art. Son MARCEL DUCHAMP, CONSTANTIN
parcours avait été fixé dans les pages de leur
correspondance, conservées au Centre BRANCUSI, VICTOR BRAUNER :
Georges Pompidou. Le lecteur est surpris de LEURS RENCONTRES ET LEURS
constater qu’il n’y a que des faits anodins qui RETOMBÉES SUR LEURS ŒUVRES*
soient consignés, tandis que les références
aux conceptions artistiques sont presque
totalement absentes. Toutefois, en lisant les
témoignages de Duchamp conservés dans les
célèbres Boîtes (verte et blanche), on se rend
compte qu’il partage les conceptions
platoniciennes de son ami sculpteur, chose
importante, qui nous laisse formuler des
suppositions concernant une influence dirigée
de Brancusi dans la direction Duchamp. À Cristian-Robert Velescu
son tour, durant l’intervalle 1925–1928,
Victor Brauner était l’hôte de Brancusi dans
l’atelier de l’impasse Ronsin. C’est ici qu’il a Nombreux sont les témoignages qui
pu rencontrer Duchamp, qui s’y rendait prouvent l’intérêt de Marcel Duchamp pour
fréquemment dans les années 20. Une le problème de la quatrième dimension. Dès
rencontre qui a certainement eu des que l’on veut établir une chronologie de ces
retombées sur l’œuvre du futur peintre préoccupations, on s’aperçoit qu’elles
surréaliste. La preuve en est dans deux de ses correspondent surtout à l’époque de
toiles, Tête et deux boxeurs et Passivité jeunesse de l’artiste, quand celui-ci avait
courtoise. Faut-il s’étonner que le message décidé de définitivement renoncer à la
que Duchamp avait mis dans les structures peinture. Cette coïncidence induit l’idée
sémantiques de son chef-d’œuvre La Mariée que Duchamp était conscient que la réalité
mise à nu par ses célibataires, même ou Le connue comme « quatrième dimension »
Grand Verre y avait été « logé » d’une n’a pas un correspondant dans le monde
manière évidente ? Mais alors on doit visible, raison pour laquelle l’intérêt qu’il
reconnaître que lors de leurs rencontres de
en manifestait – simultané au refus de la
chez Brancusi, Duchamp avait transmis à
Brauner des informations très précises sur peinture – pourrait être interprété comme
l’iconographie du Grand Verre, ainsi que sur attitude iconoclaste. Toutefois, en
la quatrième dimension, que le futur peintre parcourant les différents témoignages, on
surréaliste allait reconvertir dans les trois ne se rend pas exactement compte de ce
dimensions de l’espace ordinaire. Perçu dans que Duchamp entendait par le syntagme
cette perspective, l’atelier de l’impasse « quatrième dimension ». La cause de cette
Ronsin nous semble un lieu où les idées des ambiguïté pourrait être la stratégie assumée
trois artistes ont pu communiquer d’une par l’artiste dans ses rapports avec la presse
manière osmotique. et le public. Au cours de différentes
interviews données sur ce thème, Duchamp
Keywords: Avant-garde, Grand Verre, s’avère réservé, faisant semblant parfois de
Platonism, fourth dimension, influence. ne rien comprendre de toute cette question

Une forme abrégée de cette étude avait été présentée au XXXe Congrès du Comité International d’Histoire de
l’Art – CIHA 2004, Sites et territoires de l’histoire de l’art, Montréal, 23–27 Août 2004 et publiée en roumain
comme chapitre de notre livre Victor Brauner d’après Duchamp, sau drumul pictorului către un suprarealism
« bine temperat », Bucarest, 2007.

REV. ROUM. HIST. ART, Série BEAUX-ARTS, TOME L, P. 69–94, BUCAREST, 2013
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qui avait tellement agité les esprits de la Salon des indépendants (Fig. 2), dont
génération cubiste. En approfondissant les Albert Gleizes était responsable4, Duchamp
documents, on constate qu’au lieu d’avoir se sépare des cubistes et dirige sa créativité
des retombées sur l’œuvre plastique, la sur des voies personnelles, qui vont aboutir
quatrième dimension engage plutôt les à La Mariée mise à nu par ses célibataires,
habiletés scientifiques, voire mathématiques même (Fig. 3), œuvre d’une grande
de l’artiste. Pour éclaircir ses liens avec les complexité, dont l’élaboration comprend
mathématiques, Duchamp nous en parle une période conceptuelle, amorcée dès
soit avec humour, soit d’une manière 1912, une autre, réservée à l’élaboration
humble, nous partageant l’inconsistance de effective, comprise entre 1915-1923, et une
ses compétences en tant que dernière, vouée aux aspects plutôt
mathématicien1. Voilà une de ses réponses théoriques, renvoyant à la première, celle
concernant la quatrième dimension, réponse de l’élaboration mentale. Cette dernière
qu’il donne à l’occasion d’une interview période est consacrée à l’élaboration des
datant de 1966 : deux « Boîtes », la Boîte verte de 1934, et
« Ah, oui, c’est aussi un de mes petits la Boîte blanche de 1966, celle-ci étant
péchés, parce que je ne suis pas également connue sous le titre À l’Infinitif.
mathématicien. C’est justement maintenant Les deux « Boîtes » peuvent et doivent être
que je lis un livre sur la quatrième interprétées comme des « extensions »
dimension et je me rends compte combien théoriques du Grand Verre5, sinon comme
je suis enfantin et naïf quant à cette des « écrits » qui font partie de l’œuvre-
quatrième dimension, car la simple même. Compte tenu de l’intervalle
transcription de ces notices me donne considérable qui sépare la réalisation des
l’illusion que je pourrais avoir une deux Boîtes, on peut conclure que « la
contribution à l’égard de ce sujet. Mais à ce quatrième dimension » avait sollicité la
moment je me rends compte que je suis un créativité de Duchamp tout au long de son
peu trop naïf pour une pareille entreprise »2. activité. Les préoccupations de Duchamp
S’il y a quelque chose de surprenant concernant la quatrième dimension ont été
dans ce témoignage, ce n’est pas la documentées quasi-exhaustivement par
sincérité de Duchamp, qui nous parle de ses Linda Dalrymple Henderson6. Les
compétences reistreintes en mathématiques, principales étapes des recherches de
mais la durée de ces préoccupations. Nous l’artiste sur la quatrième dimension y sont
savons que lors de leurs entretiens analysées avec une extrême rigueur, mais
dominicaux à Puteaux (Fig. 1), chez les pour avoir une image complète du
frères Duchamp, les artistes qui s’y problème, il est nécessaire de consulter la
rendaient lisaient, vers 1912, les livres et collection de textes sur Marcel Duchamp,
les traités d’Henri Poincaré, Georg établie par Serge Stauffer7, ainsi que les
Friedrich Bernhard Riemann et Nicolaï témoignages consignés par Pierre
Ivanovich Lobachewsky3. Maintenant nous 8
Cabanne . Les sources de premier ordre
sommes renseignés qu’en 1966, les restent quand même les deux Boîtes de
mathématiques et la quatrième dimension Duchamp, et surtout « la blanche »,
intéressaient encore Duchamp. Il est donc publiées par Michel Sanouillet9.
possible de découvrir chez lui l’histoire Le plus ancien des témoignages
entière du problème, qui traverse sa concernant le rapport entre la quatrième
biographie artistique. Le début de cette dimension et l’œuvre de Duchamp semble
« histoire » doit être cherché dans les être celui d’Elmer Ernest Southard. Durant
milieux cubistes. Après 1912, à la suite du un entretien du 17 novembre 1916, l’artiste se
70 refus du Nu descendant un escalier au hâte à identifier son Nu descendant un
escalier à la quatrième dimension-même : « Je dois au cubisme beaucoup d’idées
« Eh bien, […] il n’y a aucun sens de clarifier concernant la décomposition des formes.
ça. Je ne le clarifie pas. Finalement, c’est la Mais je concevais l’art à une échelle plus
quatrième dimension »10. Le caractère sibyllin vaste. À cette époque il y avait des
de la réponse est dû, sans aucun doute, à discussions concernant la quatrième
l’intervalle court qui sépare le moment de dimension et les géométries non-
l’entretien du moment de la réalisation de la euclidiennes. Mais la plupart des opinions
toile. Nous croyons donc que les toiles cubistes étaient des opinions de dilettantes.
de Duchamp ont « absorbé » la réalité de la Metzinger en était très attiré. Et malgré tous
quatrième dimension, idée signalée par nos égarements, ces idées nouvelles nous
Henderson11, et partiellement confirmée par ont aidé à nous libérer du modèle
Duchamp dans son entretien avec James conventionnel de communiquer, de nos
Johnson Sweeney, ancien directeur du Musée platitudes de cafés et d’ateliers »12.
d’Art Moderne de New York :

Fig. 1 – Les frères Duchamp à Puteaux. 71


72 Fig. 2 – Marcel Duchamp, Nu déscendant un escalier.
Fig. 3 – Marcel Duchamp, Le Grand Verre.

En parcourant le témoignage, il devient accepter qu’en commençant avec les


évident que les débats des peintres cubistes cubistes, un commentaire de nature plutôt
réunis à Puteaux ne conduisaient pas spirituelle – concernant le rapport visible-
nécessairement à une transcription intelligible – s’ajoutait à l’œuvre
« optique » de la réalité que l’on puisse proprement-dite. Par les moyens plastiques
identifier sous le nom de « quatrième qui lui étaient spécifiques, l’œuvre cubiste
dimension », chose d’ailleurs utopique. Ils ne parvenait qu’à approximer à l’aide d’une
offraient en revanche une variante sorte d’allégorie visuelle – devenue
spirituelle aux « platitudes de cafés et d’ailleurs formule stylistique – la réalité
d’ateliers » de l’époque. Il faut donc impalpable de la quatrième dimension. En 73
dépit de l’effort des cubistes, l’essence- le rappelle avec regret D. H. Kahnweiler.
même de la quatrième dimension ne Leur théoricien en matière avait été Princet,
s’ouvrait qu’au raisonnement. À cet égard, employé d’assurances qui s’était fait à bon
le témoignage de Duchamp nous semble compte une réputation de mathématicien à
précieux : Montmartre, où l’on était séduit surtout par
« […] Paris était alors très divisé, et le sa drôlerie et son esprit baroque. C’est ce
quartier de Picasso et de Braque, qu’on appréciait également en lui chez les
Montmartre, était très séparé des autres. frères Duchamp dont la culture scientifique
J’ai eu la chance de le fréquenter un peu à avait plus de consistance, sans être pour
ce moment-là avec Princet13. Princet était autant dépourvue d’ironie. Marcel, pour sa
un être extraordinaire. C’était un simple part, avait tiré des ouvrages de Lobachewsky
professeur de mathématiques dans une et de Riemann des conclusions toutes
école libre, ou quelque chose comme cela, personnelles. Contrairement à ce que l’on a
mais il jouait au monsieur qui connaissait la parfois avancé, il n’a jamais introduit
quatrième dimension par cœur ; alors, on directement la quatrième dimension dans
l’écoutait. Metzinger, qui était intelligent, ses tableaux de 1912, mais il l’a utilisée
s’en est servi beaucoup. La quatrième dans son système à titre d’inconnue. Il était
dimension devenait une chose dont on parti comme toujours d’une observation
parlait, sans savoir ce que ça voulait dire. très simple : un objet à trois dimensions
Encore maintenant d’ailleurs »14. projette une ombre qui n’en comporte que
En considérant de plus près cet aveu, on deux. Il en conclut que l’objet à trois
se rend compte de la nuance dépréciative dimensions doit être, à son tour, l’ombre
qu’il comporte. Questionné par Pierre d’un autre objet qui en comporte quatre.
Cabanne sur ses connaissances mathémati- C’est dans cet esprit qu’il a réalisé
ques, Duchamp répond : graphiquement la Mariée dont il a fait la
« Ce qui nous intéressait, à ce moment- projection lunaire d’une forme invisible »17.
là, c’était la quatrième dimension. Dans la Nous voilà en possession des informations
Boîte verte, il y a des tas de notes sur la concernant les lectures et la manière
quatrième dimension. Vous rappelez-vous « pratique » dont Duchamp entendait
quelqu’un qui s’appelait Povolowski15? Il « visualiser » la quatrième dimension.
était éditeur rue Bonaparte. Je ne me Robert Lebel crois qu’elle avait été abordée
rappelle pas exactement son nom. Il avait « à titre d’inconnue ». C’est la manière
écrit des articles dans un journal sur la discrète par laquelle on est informé que la
vulgarisation de la quatrième dimension, quatrième dimension n’est pas à trouver
pour expliquer qu’il y avait les êtres plats, elle-même dans les structures visuelles du
qui n’ont que deux dimensions, etc. C’était Grand verre, mais uniquement sa projection
très amusant, même au temps du cubisme tridimensionnelle, sinon bidimensionnelle.
avec Princet »16. Duchamp était parfaitement conscient de
En faisant allusion au cubisme et à la cet artifice, sachant qu’un espace
quatrième dimension, Duchamp semble se quadridimensionnel aurait été une utopie au
rapporter à la préhistoire du problème. Le point de vue plastique:
témoignage suivant, dû à Robert Lebel, « La Mariée est une sorte de mariée
complète le précédent : mécanique, si vous voulez. Elle n’est pas la
« À distance, le Cubisme ne semble pas Mariée elle-même, c’est le concept d’une
dépourvu de prétentions scientifiques et son mariée que j’ai dû apporter sur la toile
étirement de l’objet en polyèdre étalé d’une manière ou d’une autre, mais à
pourrait trouver sa justification dans la l’époque c’était plus important que j’avais
géométrie non euclidienne. Pourtant les exprimé tout cela par des mots, par des
cubistes de la première heure se souciaient expressions verbales, avant de le dessiner.
peu de philosophie ou de science, ainsi que Ce que le Verre représente en réalité, ce
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n’est pas la copie d’une mariée vêtue de ses élaboration il n’avait pas eu l’intention
meilleurs vêtements, ou quelque chose d’apporter sur la toile une mariée
comme cela, mais il y a des parties du quadridimensionnelle en « chair et sang »,
Verre que l’on nomme Mariée, et d’autres mais uniquement son « concept »20.
nommées Célibataires. En d’autres termes, D’ailleurs, il précise que la Mariée avait été
les célibataires peuvent être perçus en une apportée sur la toile «d’une manière ou
sorte de forme non-abstraite, ou du moins d’une autre », c’est-à-dire dans une forme
dans une forme non-détaillée, c’est-à-dire relative, en créant une sorte de figure
dans une forme qui n’est pas naturelle. La allégorique en tant que substitut de la
même chose avec la Mariée, elle est une « vraie Mariée quadridimensionnelle ». Du
Mariée inventée par moi (…), un nouvel moment où pour Duchamp « les mots » et
être humain, mi-robot, mi-quadri- les « expressions verbales » avaient une
dimensionnel. L’idée de la quatrième importance égale sinon plus grande que
dimension était également très importante à celle du signe graphique quant à
cette époque. Tout ce qui possède une l’approximation des limites d’un monde à
forme tridimensionnelle, est, dans notre quatre dimensions, il nous semble juste de
monde, la projection venue d’un monde nous interroger sur les moyens par lesquels
quadridimensionnel. Par exemple, ma l’artiste voulait « apporter sur la toile »,
Mariée serait la projection tridimension- c’est-à-dire de « visualiser » son discours
nelle d’une Mariée à quatre dimensions. théorique21. Dès le début il avait voulu
Bon! Mais si ça passe sur le Verre, ça accompagner son Verre d’une documentation
devient plat, et ma Mariée est une écrite, une sorte de catalogue, partie
représentation bidimensionnelle d’une intégrante du Verre, où chaque détail aurait
mariée tridimensionnelle, qui est, à la foi, la dû être expliqué, les mots accompagnant
projection quadridimensionnelle de la l’image22. Ses célèbres « boîtes », la
Mariée sur un monde tridimensionnel »18. « verte » et la « blanche », n’en sont que le
La même idée est reprise d’une manière reflet tardif. Par cette « symbiose » l’artiste
plus synthétique dans les « entretiens » espérait-il « actualiser » l’image quadridi-
consignés par Pierre Cabanne : mensionnelle proprement-dite, autrement
« C’était un peu un sophisme, mais impossible à « apporter sur la toile » ? Peut-
enfin, c’était une chose possible. C’est là- être que oui, mais ce qui est certain c’est
dessus que j’ai basé La Mariée dans Le que forçant les limites du monde
Grand Verre, comme étant une projection quadridimensionel en tant qu’artiste
d’un objet à quatre dimensions »19. peintre, Duchamp ne parvenait pas à se
De ces deux témoignages, il résulte débarasser de ses habitudes visuelles
clairement que « visualiser » la quatrième tridimensionnelles. D’ailleurs il avoue cet
dimension était pure utopie. Mais Duchamp échec en nous partageant sa stratégie qui
partageait la conviction que les difficultés l’avait obligé de remplacer la «mariée
de la « représentation quadridimension- quadridimensionnelle» par l’ombre que
nelle » auraient pu être franchies à l’aide du celle-ci projette sur notre monde
discours théorique, voire sophistique. C’est tridimensionnel. En d’autres termes,
pourquoi « avant de dessiner », il voulait Duchamp est conscient qu’il n’est pas
exprimer « tout cela » – c’est à dire la capable de représenter des séquences d’un
quatrième dimension – « par des mots », monde à quatre dimensions autrement
« par des expressions verbales ». Il est qu’en respectant les conventions de la
sous-entendu que Duchamp n’espérait pas perception et de la représentation
grand chose du dessin en tant que moyen tridimensionnelle, mais en leur « ajoutant »
apte à représenter l’espace à quatre des éclaircissements verbaux. Les mots
dimensions, car en parlant du Grand Verre, utilisés par Duchamp doivent être interprétés
il nous partage qu’à l’époque de son comme des vrais « prolongements » de
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l’image tridimensionnelle qui manifeste la dimensions se laisse reconnaître chez
tendance de s’emparer de la quatrième Duchamp par l’anti-mimétisme formel qui
dimension. Munis d’une force propulsive, la caractérise et par le corpus de pensées
ces « prolongements » semblent franchir la qui l’accompagne, dirigeant l’attention du
frontière qui sépare le monde visible à trois spectateur – sinon sa compréhension – vers
dimensions du monde invisible à quatre les frontières invisibles d’un monde à
dimensions. Afin de s’unir aux « mots quatre dimensions.
trampoline », l’image tridimensionnelle « Féru » de mathématiques, après avoir
doit subir ses propres avatars, qui la lu Lobachevsky, Riemann, Poincaré, ainsi
séparent de l’image tridimensionnelle que le Traité élémentaire de géométrie à
« ordinaire ». Cela signifie que les réalités quatre dimensions d’Élie Jouffret24,
tridimensionnelles représentées par tel ou Duchamp s’est mis à rédiger les notes
tel peintre d’une manière traditionnelle ne préparatoires pour son chef-d’œuvre, La
sont pas toutes obligatoirement des Mariée mise à nu par ses célibataires,
« projections » venues d’un monde à quatre même ou Le Grand Verre. On a vu que
dimensions. Même s’il ne nous renseigne cette œuvre était non conventionnelle non
pas sur le « statut » de ces « ombres », seulement au point de vue technique,
Duchamp induit l’idée que l’artiste qui substituant à la peinture à l’huile – que
« opère » avec l’espace à quatre dimensions Duchamp détestait depuis 1912 – de
doit dissocier entre deux catégories nouveaux matériaux, tels le verre, le fil de
d’entités tridimensionnelles: celles qui ne plomb ou la surface argentée d’un miroir,
sont que des entités tridimensionnelles mais aussi par sa structure, qui comporte
ordinaires et d’autres qui s’identifient aux deux sections : plastique et « théorique ».
« projections » venues d’un monde à quatre Comme nous l’avons déjà précisé, cette
dimensions. Un indice qui pourrait nous dernière aurait dû être ajoutée à l’œuvre
guider au cours de cette action séparatrice proprement-dite sous la forme d’un
est précisément le faible degré de réalisme catalogue explicatif. Durant l’élaboration
qui caractérise ces «ombres » jetées sur du Verre, Duchamp renonce à son idée,
notre monde par les entités mais il y en revient ultérieurement, en
quadridimensionnelles. C’est pourquoi il 1934, lorsqu’il publie sa Boîte verte, et une
est utile de nous rappeler les propos de seconde fois en 1966, avec sa Boîte
Duchamp sur sa Mariée. En parlant de cette blanche25. Si la première des « boîtes »
œuvre, il indique que : « […] ce que le restitue des informations essentielles sur
Verre représente en réalité, ce n’est pas la l’iconographie du Grand Verre, la seconde
copie d’une mariée vêtue de ses meilleurs renseigne sur l’étendue et la profondeur des
vêtements, ou quelque chose comme connaissances mathématiques de Duchamp,
cela… ». Donc, l’artiste précise qu’il ne rapportées à la quatrième dimension. Les
s’agit pas d’une représentation réaliste, mots « étendue » et « profondeur » doivent
mais bien au contraire. C’est pourquoi il est être prises cum granum salis, car il suffit de
possible de formuler l’hypothèse selon jeter un coup d’œil dans la Boîte blanche
laquelle Duchamp concevait les « ombres » pour se rendre compte que les notes que
des réalités à quatre dimensions comme des l’artiste y avait mises sont une preuve
entités tridimensionnelles, crées au point de péremptoire du fait qu’il n’hésitait pas à
vue plastique selon les exigences d’un art « sacrifier » ses habiletés mathématiques
anti-mimétique, dont le moteur était une sur l’autel de ce qu’on indique
« nécessité déformatrice », pour rappeler le ordinairement par le syntagme « gai
célèbre syntagme inventé par Paul Klee23. savoir ». Contrairement à ce qu’on pourrait
On peut donc affirmer que la réalité croire, ce « maniement » humoristique des
tridimensionnelle à fonction « d’ombre concepts et notions mathématiques n’est
remplaçante » d’une réalité à quatre pas la preuve d’une attitude dadaïste, mais
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la tentative sincère d’un artiste qui voulait à plutôt d’un échec, quant à la représentation
tout prix matérialiser une utopie. Si Élie d’un espace ou d’un objet à quatre
Jouffret affirme que malgré la considérable dimensions. Pour rendre visibles cet espace et
valeur théorique de la géométrie à n- cet objet « d’une manière ou d’une autre » –
dimensions, il est impossible de « voir » un comme Duchamp s’est exprimé lui-même –,
corps n-dimensionnel26, Duchamp s’entête il avait imaginé tout un système qui associe à
à imaginer le modèle d’un œil apte à « l’ombre tridimensionnelle » d’une supposée
« capter » les images surgies d’un monde à réalité à quatre dimensions le discours
théorique fondé sur une interprétation sui
quatre dimensions :
generis des connaissances mathématiques
« Cet œil 4.dimsll peut être figuré (3
acquises après la lecture des travaux de
dmsllmt) par une rétine sphérique fermée qui,
Riemann, Lobachewsky, Poincaré et
à la fois, recevrait l’impression de tous les
Jouffret30.
objets tridmsll. de la surface – Cette
A la différence des auteurs dont les
impression 4 dimsll. de la surface n’est pas un
recherches sur Duchamp et la quatrième
dénombrement (à l’infini) des aspects
dimension ont précédé les nôtres, nous
tridmsll. de la surface. Elle est une formule
sommes persuadés qu’à ces tentatives
rétinienne synthétisant cette surface »27
composites qui unissaient la représentation
(Fig. 4).
plastique quasi-traditionnelle au langage écrit
Après un tel « tour de force », on n’est
fondé sur les recherches mathématiques, il
nullement surpris de constater que Duchamp
faut ajouter les préoccupations
s’intéressait également à la perception
philosophiques que l’artiste partageait avec
quadridimensionnelle:
les autres membres du groupe de Puteaux. On
« Une forme 4 dimsl est perçue (?) sous
sait qu’ils lisaient et débattaient les livres
un ∞ d’aspects 3 dimsl qui sont les sections
d’Henri Bergson31. Mais les lectures
de cette figure 4 dimsl avec le nombre infini
philosophiques de Duchamp étaient plus
d’espaces (à 3 dim.) qui enveloppent cette
vastes, même si sa bibliothèque32 ne nous
figure. – Autrement dit : on peut tourner
donne pas des indications précises à cet
autour de la figure 4 dimsl selon les 4
égard. Nous pensons notamment à la
directions de l’étendue. Le nombre de
philosophie platonicienne, que Duchamp
positions du percepteur est ∞ mais on peut aurait dû connaître, en jugeant d’après
réduire à un nombre fini ces différentes certaines de ses notes comprises dans les
positions (comme pour les figures régulières deux « boîtes », mais surtout en considérant
à 3 dim.) et alors chaque perception, dans ces les liens qui l’unissaient à Constantin
différentes positions, est une figure 3 dimsl. Brancusi (Fig. 5), sculpteur dont l’œuvre
L’ensemble de ces perceptions 3 dimsl de la repose presque entièrement sur des
figure 4 dimsl serait la base d’une fondements platoniciens33. Si nous prêtons
reconstitution de la figure 4 dimsl »28. l’attention nécessaire à la signification du mot
En parcourant ces notes, on peut aisément « ombre », tel que Duchamp l’utilise voulant
se rendre compte que chez Duchamp la motiver sa démarche qui a pour but la
« perception » quadridimensionnelle se réduit « visualisation » de la quatrième dimension,
constamment à celle d’une image certains aspects de la philosophie
tridimensionnelle. Il est quand même platonicienne semblent lui venir au secours.
intéressant de remarquer que l’artiste ne Ainsi, le « mythe de la grotte » de la
s’interroge pas sur les causes profondes qui République de Platon illustre à merveille le
empêchent toute « visualisation » de la rapport établi entre le monde
quatrième dimension. Il y a dans la Boîte quadridimensionnel invisible et son
blanche certains passages qui glosent sur la « ombre » visible jetée sur notre monde
nécessité d’une expérience visuelle plus matériel. À cet égard, il est utile de nous
complexe, à laquelle le sens tactile soit rappeler les mots de Duchamp, déjà cités :
associé, afin de « capter », ne fut-ce « Tout ce qui possède une forme
qu’approximativement, « l’image » quadridi-
tridimensionnelle, est, dans notre monde, la
mensionnelle29. Voilà pourquoi on peut parler
77
projection venue d’un monde quadri- la projection tridimensionnelle d’une Mariée
dimensionnel. Par exemple, ma Mariée serait à quatre dimensions »34.

Fig. 4 – Marcel Duchamp, Rétine sphérique – dessin de la Boîte Blanche.

78 Fig. 5 – Duchamp, Brancusi, Tzara dans l’atelier de l’impasse Ronsin (photo Brancusi).
Il faut donc accepter qu’une poétique public un juste décodage de l’œuvre. Cette
fondée sur Platon soit apte à soutenir un stratégie commune devient manifeste si on
programme de création plastique qui juxtapose aux assertions de Duchamp déjà
s’appuie sur les mathématiques non citées les suivantes, dues à Brancusi :
euclidiennes. Duchamp et Brancusi veulent « Ce sont des imbéciles qui disent mon
la même chose : rendre visibles des réalités travail abstrait; ce qu’ils qualifient
inaccessibles à la vue (Fig. 6). Il est d’abstrait est le plus réaliste, car ce qui est
intéressant de nous rappeler que les deux réel, ce n’est pas la forme extérieure mais
artistes et amis ont été préoccupés l’idée, l’essence des choses »35.
constamment de « doubler » leur démarche Il y a toutefois une différence entre la
plastique par un considérable effort manière dont les deux artistes illustrent le
théorique, destiné à motiver leur choix rapport établi entre « l’aspect visible » et
stylistique. Les « boîtes » de Duchamp et « l’essence des choses ». Tandis que
les « aphorismes » de Brancusi – ceux-ci Duchamp reste conscient qu’il ne
publiés du vivant de l’artiste – ont un seul représente que la « projection » d’une
et même but : aider le public à comprendre réalité invisible, Brancusi est persuadé
les solutions plastiques choisies, ainsi que qu’en choisissant la forme abstraite, non-
la voie par laquelle elles conduisaient vers réaliste, il parvient à approximer le contour-
le message de l’œuvre. Par leur côté même de l’idée invisible. Rendre visibles
« écrivain », Duchamp et Brancusi les choses inaccessibles à la vue matérielle
prenaient soin de divulguer leurs choix semble être son projet majeur et son
stylistique et leurs idées, afin de faciliter au ambition à la fois.

Fig. 6 – Constantin Brancusi, Muse endormie (photo Brancusi). 79


Il est temps maintenant de remarquer la personne du sculpteur. L’hypothèse
une coïncidence surprenante. Nous savons semble être confirmée par un témoignage
que Duchamp avait rencontré Brancusi en de l’auteur du Grand Verre, qui se plaignait
1912, l’année-même de l’élaboration de lors d’un entretien entre amis que le
certaines des notices comprises dans les sculpteur n’était pas sensible aux nouvelles
deux boîtes, la « verte » et la « blanche ». suggestions aptes à reformuler sa pensée et,
D’ailleurs, l’ensemble de ces notices avait par extension, sa poétique39. Mais l’échange
été rédigé durant l’intervalle 1912-1915, d’idées avait un double sens : Duchamp
quand, arrivé à New York, Duchamp avait enseignait à Brancusi la quatrième dimension
amorcé son œuvre capitale, La Mariée mise d’une manière discrète, en lui offrant des
à nu par ses célibataires, même ou Le livres, s’emparant à la fois du « système
Grand Verre. Il est donc très probable que platonicien » de son ami, qui rendait visibles
visitant Brancusi en tant qu’ami, Duchamp les idées platoniciennes. Ainsi, Duchamp
s’était approprié certains aspects de la n’était plus obligé de reproduire uniquement
poétique du sculpteur, fondée sur la « l’ombre » tridimensionnelle des réalités
philosophie platonicienne. Simultanément quadridimensionnelles, mais, par
il avait essayé « enseigner » à Brancusi la l’intermédiaire des idées platoniciennes, ces
quatrième dimension. Entrevoyant la réalités pouvaient passer directement dans
coïncidence qui existait entre ses propres l’œuvre. Ce qui signifie que Duchamp avait
convictions et la poétique du sculpteur, il établi un rapport d’équivalence entre les idées
voulait peut-être mettre à la disposition de platoniciennes et les réalités quadridi-
son ami un instrument théorique, voire mensionnelles. En jugeant d’après les notes
mathématique, apte à approfondir et à comprises dans les deux « boîtes », nous
élargir ses conceptions platoniciennes. Les croyons qu’au moins pour le groupe des
reflets d’une pareille pédagogie sont à célibataires, Duchamp agissait en authentique
trouver dans la bibliothèque de Constantin platonicien. En voilà un exemple extrait du
Brancusi. En parcourant son inventaire, on chapitre Apparence apparition, inclus dans la
constate non sans surprise la présence d’un Boîte blanche :
certain nombre de livres, dont les titres et le « Ces couleurs natives dans l’apparition
contenu illustrent les préoccupations des déterminent les couleurs réelles à
membres du groupe de Puteaux36. La liste changements dus à l’éclairage extérieur
dressée au Centre Georges Pompidou37 dans l’apparence par teinture physique.
nous réserve une surprise, en nous Elles se rapportent généralement à des
renseignant que les pages de certains de ces matières. Il y a une seule couleur native
volumes n’ont été même pas coupées, signe chocolat qui sert à déterminer tous les
que Brancusi ne leur a pas accordé une chocolats »40.
grande importance. Sachant que Duchamp La démonstration de Duchamp s’appuie
rencontrait Brancusi depuis 1912, leur sur des notions corrélatives, qui illustrent le
amitié se consolidant avec le temps, nous rapport dichotomique sur lequel Platon
croyons que ces livres que Brancusi avait avait fondé sa pensée : « couleurs natives »
dédaignés, mais qu’il avait quand même – « couleurs réelles », « apparence » –
gardés dans sa bibliothèque, étaient des « apparition » en sont des exemples. Tandis
cadeaux que Duchamp lui avait faits au que les « couleurs natives » et
début de leur amitié. Il est intéressant de « l’apparition » correspondent au monde
savoir que l’année de la parution des des idées platoniciennes, les « couleurs
volumes mentionnés correspond à réelles » et « l’apparence » n’en sont que le
l’intervalle de l’élaboration des notes faible reflet. En parcourant la fin du
préparatoires pour Le Grand Verre38. fragment cité, il devient clair que « la
Examinant cette partie de la bibliothèque de couleur native chocolat » est l’archétype
Brancusi, on est tenté de supposer qu’elle chromatique de « tous les chocolats ». Il est
représente le reflet d’une certaine sous-entendu que le mot « archétype » se
pédagogie que Duchamp avait exercée sur charge d’une signification platonicienne.
80
Deux témoignages consignés par Arturo couleur native chocolat qui sert à
Schwarz, offrent des renseignements selon déterminer tous les chocolats », il faut
lesquels les célibataires du Cimetière des accepter que « la forme en soi » est capable
uniformes et livrées ou les Moules Mâlic41 d’engendrer toutes les formes perceptibles.
(Fig. 7) se laissent interpréter en tant Mais si nous nous rappelons que pour
qu’archétypes platoniciens : l’artiste la forme quadridimensionnelle
« […] les Moules Mâlic ne sont pas les invisible est une synthèse de touts les
formes elles-mêmes puisqu’elles sont à aspects de son « ombre tridimensionnelle
l’intérieur, les moules étant plutôt des visible »44, aspects qui « enveloppent » la
sortes de catafalques, de cercueils. Un figure quadridimensionnelle comme une
cercueil debout pour chaque forme – et il sorte d’aura, on parvient à déduire que « la
est évident que les cercueils n’ont pas la forme en soi » appartient au monde des
forme des cadavres qu’ils abritent. Pour idées platoniciennes et au « règne
simplifier les choses, je n’ai pas voulu quadridimensionnel » à la fois. C’est
entrer dans le détail de chaque forme – et pourquoi, en parlant d’un Duchamp-
mon idée d’utiliser le gaz était bonne car le platonicien, on parle également d’un
gaz pouvait prendre la forme de la chose, Duchamp préoccupé à rendre visibles
m’évitant ainsi de le dessiner l’espace et les réalités quadridimensionnels.
matériellement ; car l’idée de la chose était En inventant ce que l’on pourrait désigner
plus importante que le dessin même ; et comme « stratagème de la bière »,
puis le dessin très détaillé d’un agent de Duchamp n’est plus obligé à contourner
police m’aurait pris trop de temps, je serais matériellement la forme quadridimension-
encore probablement au travail »42. nelle. Il lui suffit « d’abriter la forme en
La seconde variante du même soi », de nature quadridimensionnelle, dans
témoignage, légèrement modifiée, nous une « bière » tridimensionnelle, qui se
offre des arguments d’une plus grande soustrait à toute perception sensorielle. En
précision quant aux convictions prêtant attention aux deux variantes du
platoniciennes de Duchamp : même témoignage, on peut remarquer que
« Cette œuvre réalise donc l’idée de les « uniformes » du Cimetière des
formes en soi, les formes étaient à uniformes et livrées n’étaient pas des
l’intérieur. Les Moules étaient plutôt une uniformes réels au point de vue matériel,
espèce de catafalque ou de cercueil… Pour mais « l’idée platonicienne d’uniforme »,
tout simplifier, je n’ai pas voulu détailler de c’est-à-dire la cause ultime de tous les
très près ces formes et ce fut une bonne uniformes existant matériellement.
idée d’utiliser le gaz, qui pouvait prendre la Duchamp était conscient que « dessiner »
forme d’une chose que je n’étais plus ce principe fondateur était une
obligé de dessiner, car l’idée de la chose impossibilité. En optant pour la variante
était plus importante que son dessin réaliste, voire mimétique, l’artiste aurait été
effectif, et le dessin effectif très détaillé obligé à représenter matériellement tous les
d’un policier m’aurait pris trop de uniformes qui existent au monde.
temps… »43. D’ailleurs, il nous communique avec
Nous pensons qu’au point de vue humour qu’en procédant de la sorte, il
platonicien, les deux assertions relatives aurait été probablement « encore au
aux « célibataires » parlent d’elles-mêmes. travail ». Duchamp ne craignait donc pas
Quand Duchamp nous informe que « cette l’effort exigé par la représentation réaliste
œuvre réalise […] l’idée de formes en soi », d’un uniforme, mais uniquement la
il est clair que l’artiste avait en vue non pas transposition dans le « règne visible » d’un
la forme que l’on voit, mais bien au uniforme-idée invisible, à quatre ou à « n »
contraire, le principe-même de la réalité dimensions. Si dessiner cet uniforme-
dite forme, qui se soustrait à toute principe était chose impossible, Duchamp
perception sensorielle. De même que pour ne voyait aucun empêchement à le
la couleur chocolat « il y a une seule « remplir » avec du gaz, qui aurait pris la
81
forme quadridimensionnelle de cet Brauner suggère soit que le principe
uniforme. Voilà la manière humoristique, masculin figuré à l’aide des épures se
genre « gai savoir », qui l’aidait à franchir dissipe dans la multitude des hommes
les frontières séparatrices des mondes tri, personnalisés, soit que chaque individu
quadri, ou n-dimensionnels. mâle est appelé à s’unir à son principe
La Mariée mise à nu par ses fondateur, c’est-à-dire à l’idée
célibataires, même avait été créée à New platonicienne de masculinité, pour rejoindre
York, durant l’intervalle 1915-1923. Selon finalement la Mariée. Celle-ci personnifie
Duchamp, le chef-d’œuvre est resté pour Brauner et pour Duchamp le principe
« définitivement inachevé »45. Nous féminin même. Nous pouvons nous
ignorons les causes profondes de ce fait, interroger si la ressemblance entre les
que l’artiste cherchait à dissimuler en épures de Brauner et les Moules mâlic de
invoquant sa paresse46. Il est possible qu’à Duchamp n’est pas une simple
la fin de son travail au Verre, Duchamp ait coïncidence ? Si l’on tient compte que dans
soudain réalisé l’échec de son entreprise, l’iconographie de Passivité courtoise la
voué à la « visualisation » d’un espace et transition de la figure mâle aux épures est
des créatures à quatre dimensions. Ou faut- évidente et indubitable, la réponse doit être
il plutôt combiner l’hypothèse de la paresse négative. À cet argument nous ajoutons un
avec l’utopie du projet ? second, que l’on découvre en
Ce qui est certain c’est que dans œuvre approfondissant l’iconographie de Passivité
de Victor Brauner nous avons pu découvrir courtoise. Nous pensons au détail bien
deux toiles distinctes au point de vue déterminé du « toboggan », que Duchamp
stylistique, mais qui ensemble reconstituent avait projeté pour son Verre, mais qu’il
la majeure partie de l’iconographie et de la avait éliminé, lorsqu’il avait décidé de
signification du Grand Verre, y compris le laisser son chef-d’œuvre inachevé
« mécanisme érotique », dont le (Fig. 10). Si chez Duchamp le détail
fonctionnement a pour but la « mise à nu » manque, même s’il avait été projeté, à
de la Mariée. Il s’agit de Passivité Brauner, par contre, il est présent. On peut
courtoise (Fig. 8) et de Tête et deux donc conclure non seulement que Brauner
boxeurs47 (Fig. 9). était au courant de l’iconographie et de la
En considérant attentivement la toile que signification du Grand Verre, mais qu’il
Brauner avait intitulée Passivité courtoise, connaissait à fond le projet du chef-
on s’aperçoit que cet œuvre enferme deux d’œuvre, que Duchamp allait « vulgariser »
images distinctes, mais superposées en par l’intermédiaire de la Boîte verte, quatre
profondeur : une première transparente et ans après Passivité courtoise. Même si la
marquée par la planéité, comme si Brauner rencontre des deux artistes n’est pas
l’avait peinte sur la surface transparente documentée pour le début des années
d’une vitre, et une seconde caractérisée par trente, nous sommes en possession d’un
une construction spatiale plutôt classique, important témoignage qui au moins nous
conçue en tridimensionnel, et, par permet de supposer la voie par laquelle
conséquent, offrant au regardeur l’illusion Victor Brauner aurait pu obtenir des
de la profondeur. La première de ces deux informations concernant l’iconographie du
images enferme des épures géométriques, Grand Verre48. Le peintre surréaliste
semblables jusqu’à l’identité aux Neuf d’origine roumaine est arrivé à Paris en
Moules Mâlic de Marcel Duchamp. 1925, où, selon son propre aveu, il avait
Examinant ces deux images qui constituent rencontré Man Ray49 (Fig. 11). Or, à
par superposition Passivité courtoise, on l’époque, celui-ci était peut-être la seule
constate qu’il y a une évidente transition personne qui connaissait le tréfonds de la
entre les épures mentionnées et la Mariée mise à nu par ses célibataires,
construction anthropomorphe, mi-homme même, si l’on songe qu’il était ami intime
mi-mannequin située au centre même de la de Duchamp et qu’il l’a vu dans son atelier
toile. Par l’iconographie qu’il avait choisie, de New York, en élaborant son Verre50. Il
82
faut donc accepter que le « tandem » à Victor Brauner, il s’est montré très réceptif
Duchamp-Man Ray s’est mis dès 1925 à aux suggestions de Man Ray, car déjà en
faire publicité dans les milieux artistiques à 1925 il avait élaboré sa toile intitulée Tête et
la Mariée, et précisément en Europe, où le deux boxeurs, la première des deux qui
chef-d’œuvre était encore presque reconstituent ensemble la Mariée de
inconnu51. Il est possible qu’à l’époque de Duchamp, « transposée » dans les matériaux
son séjour parisien Duchamp eut senti que traditionnels de la peinture à l’huile, que
les liens qui l’unissaient à l’original du l’auteur du Grand Verre voulait fuir dès
chef-d’œuvre étaient en train de se rompre, 191254. On peut donc se demander pourquoi
du moment où, en écrivant le 26 juillet Duchamp avait-il accepté cette « rechute »
1923 à son élève et amie Ettie Stettheimer, dans une technique et un espace figuratif qu’il
à New York, il affirme : considérait périmés ? Nous pensons à la
« Je ne pense pas repartir en Amérique peinture à l’huile et à l’espace
maintenant – Plus tard mais quand? Je n’ai tridimensionnel. Le mot « vulgarisation » en
aucune idée […] »52. pourrait être la réponse juste. Duchamp
Le zèle missionnaire de l’auteur du Grand voulait, semble-t-il à tout prix, informer les
Verre et de Man Ray ne doit pas surprendre, milieux artistiques parisiens sur sa Mariée
du moment où Duchamp avait procédé de la mise à nu par ses célibataires, même, qu’il
même manière en 1918, à Buenos Aires, avait abandonnée en Amérique chez ses amis
lorsqu’il avait demandé à Henri-Martin et mécènes Louise et Walter Arensberg, et
Barzun des œuvres et des livres concernant le ensuite chez Katherine S. Dreier.
cubisme, afin « d’exporter » le mouvement en
Argentine, à l’aide d’une exposition53. Quant

Fig. 10 – Marcel Duchamp, Le Grand Verre – détail du « toboggan ».


83
Fig. 11 – Man Ray en 1924.

Revenant aux problèmes de l’espace mission de « refaire » le Grand Verre dans le


plastique, il est sous-entendu que le système tridimensionnel, Duchamp était conscient
de la représentation tridimensionnelle était qu’il ne risquait pas grand chose en
surtout désirable dans une pareille entreprise abandonnant ses ambitions concernant la
de vulgarisation. Afin de faciliter la quatrième dimension, du moment où selon la
transmission et sans aucun doute la réception leçon apprise de Princet, il était possible de
des idées contenues dans son chef-d’œuvre, il « visualiser » les réalités quadridimensionnel-
est à supposer que Duchamp voulait les les par « l’ombre » tridimensionnelle qu’elles
transposer dans un langage accessible au projettent sur notre monde.
84 public. En délégant à Victor Brauner la
On peut sans aucun doute se demander En jugeant d’après certains détails de
pourquoi le « choix » de Duchamp s’est Tête et deux boxeurs et Passivité courtoise,
arrêté sur Victor Brauner, pourquoi avait-il aidé par Man Ray, Brauner devait avoir
décidé de lui déléguer la mission de approfondi très sérieusement Le Grand
« reconstituer » par des moyens plastiques Verre, y compris les idées concernant la
plutôt classiques le message de son chef- quatrième dimension, que Duchamp n’allait
d’œuvre révolutionnaire? Essayons à divulguer – on l’a vu – qu’après 1934, avec
répondre à cette question en lançant des sa Boîte verte d’abord et, quelques
hypothèses. Lorsqu’il avait rencontré Man décennies plus tard, avec la blanche. Le
Ray dans le « cénacle roumain » qu’il moment coïncide avec celui de la parution
évoque dans son témoignage, Victor du Phare de la mariée, première exégèse
Brauner était très jeune. Son esprit était consacrée par André Breton à la Mariée
donc réceptif à des suggestions et des idées mise à nu par ses célibataires, même57. Le
nouvelles. La seconde raison pour laquelle poète surréaliste doit donc être considéré
Duchamp aurait « élu » Brauner doit être comme le second et, sans aucun doute, le
cherchée dans les options avant-gardistes plus célèbre vulgarisateur du Grand Verre,
du jeune peintre : il était déjà un adepte du car au début des années trente, Brauner
dadaïsme55 et en train de rejoindre le n’était pas encore parvenu à la notoriété.
mouvement surréaliste. Or, à part son C’est pourquoi la confiance que Duchamp
aversion pour la peinture à l’huile, que les lui avait accordée par l’intermédiaire de
surréalistes pratiquaient de préférence, Man Ray ou peut-être lui-même, en
Duchamp appréciait leur art, du moment où personne, nous semble d’autant plus
il affirme : incitante et mystérieuse. Il ne faut pas
« Le surréalisme s’est emparé au début oublier que les avant-gardistes roumains,
d’une petite partie du dadaïsme. Brauner y compris, et Marcel Duchamp ou
Ultérieurement il est devenu une modalité Man Ray parmi les étrangers, étaient les
positive de développement, ayant ses droits amis de Brancusi, qu’ils fréquentaient
à lui, fondés sur le rêve, l’inconscient et la assidûment à l’époque. Donc, il n’est pas
fantaisie. Les surréalistes s’intéressaient exclus que Brauner aurait pu rejoindre
plutôt à l’esthétique qu’à la vie. En nous Duchamp lorsqu’il élaborait Tête et deux
rapportant à la peinture, on peut affirmer boxeurs et Passivité courtoise, même si les
que le surréalisme manifestait un penchant traces d’une pareille rencontre ne sont pas à
pour la réhabilitation de l’inconscient. trouver dans les archives. Duchamp et Man
Toute la période qui commence avec Ray étaient d’ailleurs présents en 1925 à
Courbet et Delacroix, passant par les Paris, l’année du premier voyage de
impressionnistes, pointillistes, fauves et Brauner en France. En corroborant les
cubistes, était préoccupée par la perception divers témoignages, nous avons pu
rétinienne. (…) Le visible s’arrêtait dans la reconstituer les va-et-vient de Duchamp
zone de la toile et dans celle de l’œil. Le entre New York et Paris58, pour démontrer
grand avantage des surréalistes consistait que si une rencontre Brauner-Duchamp
dans le fait qu’ils ont de nouveau initié au n’est pas mentionnée dans les documents
profit du regardeur ainsi qu’à celui du pour cet intervalle temporelle, elle aurait
peintre le recours à la substance grise »56. été néanmoins possible. Seule une pareille
En parcourant le témoignage cité ci- circonstance est en mesure d’expliquer la
dessus, il n’est pas difficile de reconnaître précision avec laquelle Brauner maniait les
le parcours du jeune Victor Brauner, qui, détails iconographiques du Grand Verre,
sympathisant les dadaïstes, était prêt à ainsi que les conceptions de Duchamp
adhérer au surréalisme, après avoir épuisé concernant l’espace tri-, quadri- et
dans son pays natal les expériences pluridimensionnel. Le peintre surréaliste
expressionnistes et cubistes. semblait être au courant des préoccupations
85
de Duchamp, désireux de « construire un rayons deviennent les rayons visuels de
œil 4 dimensionnel ». En parcourant une l’œil 3 dimsl ordinaire) passe par beaucoup
note de la Boîte blanche, écrite au dos de formes depuis sphère 3 dimsl diminuant
d’une facture de gaz datée du 11 novembre peu à peu de volume sans diminuer de
1914, nous apprenons que : rayon jusqu’à simple circonférence
« Une circonférence passe (pour l’œil 3 plane »59.
dimsl se déplaçant au-dessus et au-dessous La note doit être corroborée à une autre :
jusqu’à ce que le rayon visuel soit dans le « Dans le continu 4 dimsl, le plan est
plan contenant la circonférence) par beaucoup toujours vu comme une ligne. Il n’a plus de
de formes déterminées conventionnellement développement perspectif. La ligne est vue
par les lois de la perspective linéaire. comme point. Développer comment est vu
(Une sphère pour l’œil 3 dimsl est le volume. (Définir cette perception
toujours égale à elle-même quel que soit le d’ensemble). L’objet 3 dimsl vu dans le
point de vue). Mais une sphère (pour la continu 4 dimsl est perçu d’ensemble (A-t-
perception 4 dimsl se déplaçant 4 il un envers et un endroit comme le plan vu
dimensionnellement jusqu’à ce que les dans l’espace?) »60.

86 Fig. 12 – Brauner chez Brancusi en 1930 (photo Brancusi).


De ces deux témoignages il résulte que découvert l’endommagement. Le Verre fut
selon Duchamp un réductionnisme ayant restauré en septembre 1936 à West
comme résultat la perception en surface est Redding, où siégeait la collectionneuse
spécifique à la vue quadridimensionnelle. (Fig. 15). À cette occasion, Duchamp avait
Il est temps maintenant d’examiner sacrifié le détail de la Robe. Sur son état
encore une fois Passivité courtoise, et de originaire, Arturo Schwarz nous rapporte :
nous rappeler que l’image créée par « Un autre élément était détruit et dut
Brauner est « décomposable » en deux être refait : le vêtement de la Mariée. À
autres, distinctes au point de vue du régime l’origine, il était composé de trois bandes
de la représentation plastique. L’une est de verre parallèles, traversant
plane, l’autre tridimensionnelle, la seconde horizontalement le Verre dans toute sa
assumant les règles de la perspective largeur et séparant ainsi le Domaine de la
classique, imposées depuis la Renaissance. Mariée de l’Appareil Célibataire. Lors de la
En proposant ces images à une lecture réparation, une solide corniche d’acier
simultanée, Victor Brauner voulait peut- remplaça le fragile vêtement de verre;
être suggérer que l’une est destinée à l’œil toutefois, afin de rappeler la version
ordinaire, voué à la perception primitive, trois bandes de verre sortent de la
tridimensionnelle, tandis que l’autre à l’œil corniche métallique »61.
et à la vue quadridimensionnelle. Leur Tandis que le « combat » avait été
superposition semble indiquer que le vrai projeté par Duchamp et ultérieurement
sujet de Passivité courtoise est la exclus de l’iconographie du Grand Verre,
perméabilité de ces mondes, favorisant le la « robe » était initialement présente, mais
passage de la réalité tridimensionnelle à « sacrifiée » durant les opérations de
celle à quatre dimensions et vice versa. Les restauration que Duchamp avait entreprises
Moules mâlic empruntés à Duchamp, mais entre mai et septembre 1936. Si Tête et
envisagés dans une version plane, ainsi que deux boxeurs obéit à une vision en surface,
leur voisinage avec le mannequin c’est parce que Duchamp avait conçu sa
tridimensionnel mâle en sont la preuve Mariée en tant que « projection »
irréfutable. tridimensionnelle d’une Mariée
D’ailleurs, la planéité en tant que moyen quadridimensionnelle. Or, nous avons pu
expressif avec certaines retombées sur la constater que, selon Duchamp, le passage
signification de l’œuvre avait préoccupé de la quatrième à la troisième dimension,
Victor Brauner dès 1925, lorsqu’il a créée perceptible par l’œil ordinaire ou
Tête et deux boxeurs. Chronologiquement, anatomique, se fait à l’aide du volume
c’est la première des deux toiles dont le devenu superficie62.
contenu renvoie à la Mariée mise à nu par Selon les notices comprises dans la
ses célibataires, même. Nous y trouvons Boîte blanche que nous avons citées, ainsi
deux détails iconographiques qui que selon les deux toiles par lesquelles
permettent d’identifier cette Tête à la Brauner s’attaque au thème de la Mariée,
Mariée de Duchamp. Il s’agit du « combat on est obligé de constater qu’après les
de boxe » (Fig. 13), placé au centre même vaines tentatives de Duchamp de « capter »
de l’image, et du bandeau argenté d’en bas, visuellement la quatrième dimension, la
qui correspond à la « robe de la Mariée ». À question d’une vraie « rechute » dans le
l’époque où Brauner s’intéressait au Grand tridimensionnel se pose. Nous sommes
Verre, la « robe » existait toujours. Le certains que Duchamp était conscient de cet
Verre s’est cassé en 1926, à New York, à échec au temps même où il était préoccupé
Brooklyn Museum, à l’occasion de par la « vulgarisation » de sa Mariée, en
l’International Exhibition of Modern Art, « déléguant » le thème à Victor Brauner. Il
organisée par Marcel Duchamp au profit de est très probable que les résultats du jeune
la « Société Anonyme » (Fig. 14), dont il peintre surréaliste n’étaient pas tout à fait
était le cofondateur, avec Katherine S. satisfaisants pour Duchamp. C’est peut-être
Dreier, la propriétaire, à ce moment, du la raison pour laquelle l’auteur de la Mariée
chef-d’œuvre. En 1933, l’artiste avait avait décidé de reprendre vers la fin de sa 87
vie son thème capital, qu’il avait déclaré réelle, sans plus passer par l’artifice de la
dès 1923 comme « définitivement perspective classique, redevable à la
inachevé »63. Pour que le processus de la Renaissance. Étant donnés est une sorte de
« chute » soit complet, Duchamp avait diorama, qui combine l’objet tridimension-
conçu une « seconde Mariée » sous la nel à l’image mimétique, suggérant un
forme d’une installation déployée dans les « continuum » dont la vocation est de
trois dimensions de l’espace ordinaire. Il remplacer la réalité même. En modelant ou
s’agit de son œuvre posthume intitulée plutôt moulant le corps de la femme
Étant donnés : 1. La chute d’eau, 2. Le gaz sculpteur Maria Martins, devenue à
d’éclairage (Fig. 16), qu’il avait élaborée l’époque de l’élaboration d’Étant donnés sa
en secret durant l’intervalle 1946-196664. maîtresse66, Duchamp voulait peut-être
Nous devons l’identification d’Étant indiquer une nouvelle voie par laquelle la
donnés à la Mariée mise à nu par ses quatrième dimension se laissait conquérir.
célibataires, même aux travaux d’Anne Nous croyons que le rapport d’équivalence
d’Harnoncourt, en collaboration avec quatrième dimension-platonisme qu’on a
Walter Hopps et Kynaston McShine, ainsi essayé de mettre en évidence lors de nos
qu’à ceux d’Octavio Paz65. interprétations portées sur le Grand Verre,
À juste titre, on peut s’interroger sur les est à retrouver dans cette dernière œuvre.
raisons qui avaient déterminé l’artiste à Duchamp était capable de « reconnaître »
concevoir une seconde variante de sa les ombres tridimensionnelles que les êtres
Mariée – une troisième si l’on songe aux quadridimensionnels projettent sur notre
toiles de Victor Brauner – en lui donnant monde dépendant des trois dimensions de
cette fois une expression volumétrique l’espace.

88 Fig. 13 – Victor Brauner, Tête et deux boxeurs – détail.


Fig. 14 – Marcel Duchamp, Le Grand Verre à l’International Exhibition of Modern Art, 1926,
Brooklyn Museum, New York. 89
Fig. 15 – Duchamp à West Redding, chez Katherine S. Dreier, 1936.

Faut-t-il conclure que ces « ombres » sentiments. Celui-ci lui indiquait, semble-t-
s’entremêlent aux êtres tridimensionnels il avec un maximum de précision,
ordinaires ? Sans aucun doute oui, du « l’ombre visible » qu’un être
moment que par sa transparence Le Grand quadridimensionnel invisible projetait dans
Verre suggère une pareille cohabitation son immédiate proximité. Henri Poincaré –
(Fig. 17). Mais alors, on peut s’interroger auquel Duchamp renvoie dans sa Boîte
sur les principes d’élection qui facilitaient à blanche68 – avait lui aussi « identifié » ces
Duchamp le « triage ». Il est possible que la êtres, qui, selon le mathématicien, étaient
réponse réside dans la différence saisissable « susceptibles de définition précise comme
entre les mots « apparition » et ceux de l’espace ordinaire, […] mais [que]
« apparence », que Duchamp mentionne nous ne pouvons en aucune façon
dans sa Boîte blanche. Tandis que représenter »69.
« l’apparition » correspond à l’essence des En guise de conclusion, nous allons
choses, à leur archétype, « l’apparence » est affirmer que l’échelle descendante des
une sorte « d’ombre » de la première67. En dimensions de l’espace, correspondant à
nous rappelant que le modèle dont une « rechute » de quatre à trois
Duchamp s’était servi afin d’extraire le dimensions, est le « support matériel » que
moule féminin d’Étant donnés était sa ces « ombres » revêtent finalement, afin de
maîtresse, nous pensons que l’artiste devenir « œuvre d’art ». Le passage de la
réussissait à passer de l’apparence à quatrième dimension aux trois dimensions
l’apparition en se laissant guider non pas de l’espace ordinaire est en fait une sorte
par la pure indifférence, comme il le faisait d’abdication. Duchamp l’avait avoué lors
pour le choix de ses ready-mades, mais, d’une interview datant de 1966 :
90 bien au contraire, par le plus ardent des
« Je dirais que j’aime la quatrième Voyez-vous, maintenant je ne vis que dans
dimension comme dimension trois dimensions »70.
supplémentaire de notre vie. Nous avons Il est significatif que le témoignage date
connu un mathématicien amateur, Princet, de la fin de l’élaboration d’Étant donnés,
avec lequel on avait l’habitude de discuter. dernière œuvre créée par Duchamp dans un
total isolement et en secret.

1 11
« Vous savez, j’ai toujours voulu être Voir L. D. Henderson, Duchamp’s Notes
mathématicien, mais pour cela je n’ai pas eu jamais Introduction to n-Dimensional and Non-Euclidean
assez de substance en moi ». Cleve Gray, Art in Geometry, in art. cit., p. 122–130.
12
America, julliet-août 1969, p. 21, apud Serge James Johnson Sweeney, Eleven Europeans in
Stauffer, Marcel Duchamp, Interviews und Statemets, America, in The Museum of Modern Art Bulletin,
Stuttgart, 1992, p. 200; « Bien sûr que j’étais toujours New York, XIII / 4–5, 1946, apud Serge Stauffer,
intéressé par les mathématiques, mais pas op. cit., p. 38.
sérieusement. Jamais. Je n’avais pas les aptitudes 13
Maurice Princet.
nécessaires pour devenir un mathématicien ». Jean- 14
Marcel Duchamp (Pierre Cabanne), op. cit.,
Marie Drot, pellicule de 1963, apud Serge Stauffer, p. 29.
op. cit., p. 162. 15
Il est intéressant d’observer que Duchamp ne
2
Jeanne Siegel, Some Late Thoughts of Marcel se rappelle pas, ou feint de ne pas se rappeler le nom
Duchamp, in Arts Magazine (New York), XLIII/3, du vulgarisateur de la quatrième dimension qui était
décembre 1968–janvier 1969, p. 21–22, apud Serge Gaston Pawlowski, auteur du Voyage au Pays de la
Stauffer, op. cit., p. 213. quatrième dimension, paru en Comoedia à partir de
3
Duchamp lui-même s’est exprimé une fois à 1908. Voir Marcel Duchamp (Pierre Cabanne), op.
l’égard des rencontres dominicales de chez ses frères, cit., p. 48.
à Puteaux, où on s’entretenait sur « (…) les 16
Ibidem.
mathématiques, la quatrième dimension, la 17
Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp, Paris,
philosophie de Bergson et beaucoup d’autres thèmes. 1959, p. 27.
(…) Lui-même avait lu à l’époque Lobaschewski et 18
George Heard Hamilton, New York et Richard
Riemann » Fragment cité d’un texte que William Hamilton, Londre, Marcel Duchamp Speaks,
Camfield avait rédigé à la Yale University, New transmis par BBC-Third Program (série Art, Anti-
Haven, Connecticut, en 1961, in Dieter Daniels, Art), octobre 1959, apud Serge Stauffer, op. cit.,
Duchamp und die anderen, Der Modellfall einer p. 80.
künstlerischen Wirkungsgeschichte in der Moderne, 19
Marcel Duchamp (Pierre Cabanne), op. cit.,
Cologne,1992, p. 295–296. p. 50.
4
« Vous vous souvenez que le Nu descendant 20
« […] il y a des parties du Verre que l’on
un escalier avait été refusé aux Indépendants de
nomme Mariée, et d’autres nommées Célibataires».
1912. C’est Gleizes qui est à l’origine ; la toile avait
Voilà une formule de Duchamp qui nous ramène
causé un tel scandale qu’avant l’ouverture il chargea
directement au «nominalisme pictural ». Pour ce
mes frères de me demander de retirer le tableau ».
problème, situé à la limite de l’expression plastique
Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne,
et de ses retombées sur le domaine philologique ainsi
Paris, 1995, p. 39.
5 que sur celui concernant la philosophie, voir Hans
Le second titre, raccourci de La Mariée mise à
nu par ses célibataires, même. Belting, Der Blick hinter Duchamps Tür – Kunst und
6
Linda Dalrymple Henderson, Marcel Duchamp Perspektive bei Duchamp. Sugimoto. Jeff Wall,
and the New Geometries, in The Fourth Dimensions Walter König, Cologne, sans date, p. 19.
21
and Non-Euclidean Geometry, in Modern Art, Duchamp avait conçu une sorte de continuum
Princeton, 1983, p. 117–163. Du même auteur, voir plastique-linguistique, lorsqu’il avait rédigé le
aussi Duchamp in Context : Science et Technology in suivant fragment de sa Boîte Verte : « Prendre un
the Large Glass and Related Works, Princeton, 1998 dictionnaire Larousse et copier tous les mots dits
(2005, seconde édition). “abstraits”, c’est-à-dire qui n’aient pas de référence
7
Voir note 1. concrète. Composer un signe schématique désignant
8
Voir note 4. chacun de ces mots (ce signe peut être composé avec
9
Voir Marcel Duchamp, Duchamp du signe – les stoppages étalon). Ces signes doivent être
Écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet, considérés comme les lettres du nouvel alphabet. […]
Paris, 1994, p. 105–141. Cet alphabet ne convient qu’à l’écriture de ce tableau
10
Elmer Ernest Southard, Mll. De l’Escalier. In très probablement ». Voir Marcel Duchamp (Michel
Frederick P. Gay, Open Mind – Elmer Ernest Sanouillet), Duchamp du signe, Paris, 1994, p. 48.
22
Southard, 1876-1920, Chicago, Normandie House, « J’ai voulu donc lui attacher (au Grand Verre,
1938, p. 315-316, apud Serge Stauffer, op. cit., p. 21. n.n., C.V.) un livre, ou plutôt un catalogue genre
91
“Armes et Cycles de Saint-Etienne”, dans lequel et Henri-Martin Barzun, trois ex-membres du
chaque détail aurait dû être expliqué et catalogué. » phalanstère de Créteil. Francis Picabia, lui, n’était à
Alain Jouffroy, Conversation avec Marcel Duchamp Puteaux qu’un hôte occasionnel des frères Duchamp.
(New York, décembre 1961), in Une Révolution du C’est Raymond Duchamp-Villon, Jacques Villon
regard, Paris, Gallimard, 1964, apud Serge Stauffer, (Gaston Émile Duchamp) et Marcel Duchamp qui y
op. cit., p. 131. jouaient les amphitryons. On y pouvait croiser aussi
23
Voir Paul Klee in Jena 1924, der Vortrag Jacques Nayral et Maurice Princet – ce dernier le
(Paul Klee à Iéna 1924, la conférence), Minerva, mathématicien amateur du groupe –, ou bien Gino
Jenaer Schrifften zur Kunstgeschichte, volume 10, Severini, signataire en 1910, avec quatre autres peintres
Iéna, 1999, p. 53. italiens – Umberto Boccioni, Carlo Dalmazzo Carrà,
24
Dans sa Boîte blanche Duchamp renvoie Luigi Russolo et Giacomo Balla –, du Manifeste des
expressément à cet auteur et à son ouvrage. Voir peintres futuristes. La société était complétée par Sonia
Marcel Duchamp (Michel Sanouillet), op. cit., p. 127. et Robert Delaunay, André Marc, Olivier Hourcade,
25
La Boîte blanche avait été conçue après que André Salmon, Paul Fort, Roger Allard, ainsi que par
son auteur a retrouvé, tardivement et l’artiste d’origine basque Tobeen, de son vrai nom Félix
accidentellement, ses anciennes notes concernant Le Élie Bonnet. Actif à Paris dès 1910, ce dernier avait
Grand Verre. exposé en 1912 à la Section d’Or et l’année suivante à
26
Dans l’introduction à son Traité élémentaire l’Armory Show de New York. Jean Cocteau aussi y était
de géométrie à quatre dimensions. Voir Linda présent, et Tancrède de Visan, de son vrai nom Vincent
Dalrymple Henderson, art. cit., p. 124. Biétrix, s’y chargeait d’éclaircir aux membres du groupe
27
Note de la Boîte blanche (À l’infinitif), in la philosophie de Bergson. Guillaume Apollinaire,
Marcel Duchamp (Michel Sanouillet), op. cit., p. 133. Henry Le Fauconnier, Roger de la Fresnaye, Frank
28
Ibidem, p. 127. Kupka, Fernand Léger, Jean Metzinger, Maurice
29
« Une reconnaissance tactile 3 dimsl promenade Raynal, Georges Ribemont-Dessaignes fréquentaient
autour permettra peut-être une reconstruction régulièrement les rencontres dominicales de chez les
imaginative des nombreux corps 4 dimsl pouvant frères Duchamp. Voir Dieter Daniels, op. cit., p. 32.
37
porter cette perspective dans le milieu 3 dimsl. » Voir Doïna Lemny, La bibliothèque de Brancusi,
Ibidem, p. 125. in L’atelier Brancusi, Paris, 1997, p. 232–249.
30 38
Ces mathématiciens peuvent être considérés Henri Bergson, Matière et mémoire. Essais sur
comme les « maîtres » de Duchamp en matière de la relation du corps à l’esprit, 12e édition, Paris,
quatrième dimension. Félix Alcan, 1914, 279 p., 23 cm. (collection
31
Voir note 3. Bibliothèque de philosophie contemporaine). Les
32
A en croire Duchamp, sa bibliothèque n’était dernières pages ne sont pas coupées; Henri Bergson,
pas très vaste : « […] Ce pourrait être le premier L’Évolution créatrice, 18e édition, Paris, Félix Alcan,
Lautréamont que j’avais eu en 1912 ou environ. En 1914, 403 p., 23 cm. (collection Bibliothèque de
tout cas j’aimerais le garder comme un des 5 ou 6 philosophie contemporaine); Henri Bergson, Henri
livres qui forment toute ma bibliothèque. » Lettre que Poincaré, Ch. Gide, Le Matérialisme actuel, préface
Duchamp envoie le 8 ou 9 décembre 1946 à Yvonne Paul Doumergue, Paris, Flammarion, 1913, 261 p.,
Chastel, in Francis M. Naumann & Hector Obalk, 19 cm. (collection Bibliothèque de philosophie
Affectt Marcel – The Selected Correspondence of scientifique); Henri Poincaré, Dernières pensées,
Marcel Duchamp, Londre, Thames & Hudson (sans Paris, Flammarion, 1913, 258 p., 19 cm. (collection
date), p. 258. Bibliothèque de philosophie scientifique); Henri
33
Pour ce problème, voir nos travaux Brâncuşi Poincaré, La valeur de la science, Paris, Flammarion,
iniţiatul (Brancusi l’initié), Bucureşti, 1993 et 1914, 276 p., 19 cm. (collection Bibliothèque de
Concepte ale poeticii lui Constantin Brâncuşi philosophie scientifique); Henri Poincaré, Science et
(Concepts de la poétique de Constantin Brancusi), Méthode, Paris, Flammarion, 1914, 314 p., 19 cm.
Bucarest, 1999, p. 45–119. (collection Bibliothèque de philosophie scientifique);
34
Voir note 18. Henri Poincaré, La Science et l’Hypothèse, Paris,
35
Brancusi suppose, sans aucun doute, que la Flammarion, 1916, 292 p., 19 cm. (collection
« carcasse » visible s’oppose à « l’essence » Bibliothèque de philosophie scientifique). Les livres
invisible. Brancusi cité par Claire G. Guilbert, in mentionnés sont cités d’après le catalogue édité au
Prisme des Arts (Paris), 12/1957, p. 6, apud Friedrich Centre Georges Pompidou. Voir Doïna Lemny,
Teja Bach, Constantin Brancusi, Metamorphosen art. cit., p. 232–249.
39
Plastischer Form, Cologne, 1987, p. 351. À propos de l’obstination de Brancusi, Anaïs
36
Les réunions dominicales de Puteaux, dans la Nin nous rapporte : « Marcel (Duchamp n.n.,
banlieue parisienne, au numéro 7, rue Lemaître, sont à C.-R.V.) avait pris place auprès de nous et se mit à
situer entre 1908–1912. Voici la liste quasi complète des nous raconter de Brancusi. Il nous a dit qu’il serait
participants : Guillaume Apollinaire, Henry Le “emprisonné”. Il aurait trouvé sa philosophie à
Fauconnier, Roger de la Fresnaye, Frank Kupka, laquelle il ne voulait plus renoncer, ni l’abandonner.
Fernand Léger, Jean Metzinger, Maurice Raynal, Marcel est d’avis qu’un artiste ne doit pas être
Georges Ribemont-Dessaignes. Noms auxquels prudent, mais ouvert aux changements, aventures,
92 s’ajoutent ceux d’Albert Gleizes, Alexandre Mercereau expériences, toujours prêt à se régénérer. » Anaïs
Nin, Die Tagebucher, II (1934–1939), édition et 12 novembre de Buenos Aires à Carrie, Ettie et
introduction par Gunther Stuhlmann, Munich, Florine Stettheimer. Ibidem, p. 67.
54
Deutscher Taschenbuch Verlag, 1977, p. 58, apud Selon l’aveu que Duchamp avait fait à Walter
Friedrich Teja Bach, op. cit., p. 373. Pach dans une lettre datée du 27 avril 1915, la
40
Marcel Duchamp (Michel Sanouillet), op. cit., peinture à l’huile semblait l’épouvanter : « Je suis
p. 121. très heureux lorsque j’apprends que vous m’avez
41
Titre que Duchamp avait choisi pour le groupe vendu ces toiles et je vous remercie très sincèrement
des célibataires, se trouvant sur le panneau inférieur de votre amitié. Mais j’ai peur d’en arriver à avoir
du Grand Verre. besoin de vendre des toiles, en un mot d’être artiste
42
Arturo Schwarz, La mariée mise à nu par peintre ». Les mots sont soulignés par Duchamp-
Duchamp même, Paris, Éditions Georges Fall, 1974, même. Voir Francis M. Naumann & Hector Obalk,
p. 153, apud Didier Ottinger, Neuf Moules Mâlic, in op. cit., p. 36. Cette orientation subsiste chez
Marcel Duchamp dans les collections du Centre Duchamp, avec des accents extrémistes. En voilà une
Georges Pompidou – Musée national d’art moderne, preuve datant de 1936 : « Mon attitude par rapport à
Paris, 2001, p. 52. l’art est celle d’un athée envers la religion. Je
43
Arturo Schwarz, Marcel Duchamp, Hachette – préférerais être fusillé, ou me suicider, ou bien tuer
Fabri, Milan, 1969, p. 19–20. un autre, que de reprendre la peinture ». ***, Cubism
44
« Une forme 4 dimsl est perçue (?) sous un ∞ to Cynicism, in Time (New York), XXVIII/9, 31 août
d’aspects 3 dimsl qui sont les sections de cette figure 1936, apud Serge Stauffer, op. cit., p. 29.
55
4 dimsl avec le nombre infini d’espaces (à 3 dim.) En 1924, une année avant son arrivé en
qui enveloppent cette figure. » Voir note 28. France, en collaboration avec Ilarie Voronca, Victor
45
« Au commencement de l’année 1923 il Brauner avait publié à Bucarest le numéro unique de
décide quand même de laisser le Grand Verre la revue d’avant-garde 75 H.P., dont le programme
définitivement inachevé ». Dieter Daniels, op. cit., illustre les options dadaïstes des deux rédacteurs,
p. 82. poète et peintre.
46 56
Pour la « paresse » de Duchamp, voir note 63. Dorothy Norman, Two Conversations : Marcel
47
Les toiles mentionnées se trouvent en Duchamp and Tristan Tzara, in The Yale Universty
Roumanie, dans des collections publiques. Library Gazette (New Haven), 60/1–2, octobre 1985,
48
Il ne faut pas exclure la possibilité que Brauner p. 77–79, apud Serge Stauffer, op. cit., p. 42.
57
ait rencontré Marcel Duchamp chez Brancusi, Voir note 51.
58
sachant que durant son premier séjour parisien L’intervalle de 1919 à 1930 est marqué par des
(1925–1928) il s’était logé chez Brancusi, 8 Impasse voyages successifs de Duchamp entre New York et
Ronsin (fig. 12). Paris. En juillet 1919 il revient à Paris, où il séjourne
49
« […] Et puis je suis parti pour Paris. Là-bas jusqu’au commencement de 1920, avant de revenir à
j’ai travaillé avec Robert Delaunay et Marc Chagal. New York. En juin 1921, il revient à Paris pour huit
Avec Ilarie Voronca, Fundoianu (Benjamin Fondane mois, jusqu’au 28 janvier 1922. En 1923, il est de
n.n., C.-R.V.) et Cosma (Claude Sernet n.n., C.-R.V.) nouveau à Paris, y restant jusqu’en 1935. Pour la
nous avons fondé une sorte de cénacle roumain. chronologie des voyages de Duchamp entre
D’autres militants modernistes venaient l’Amérique et l’Europe, voir Marcel Duchamp
sporadiquement rejoindre notre groupe : Man Ray, (Pierre Cabanne), op. cit., p. 75, 78, 82, 93. Voir
Kassàk – avec ce dernier nous avons voulu faire également André Breton, Marcel Duchamp, in André
paraître une revue hongroise-roumaine – et encore Breton, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, 1988,
d’autres. » Victor Brauner cité par Ionel Jianu, in O p. 1298. Aux voyages signalés par Pierre Cabanne il
contribuţie la istoria modernismului la noi – Ce ne faut ajouter les deux voyages de Duchamp en
spune un pictor tânăr (Une contribution à l’histoire Amérique à l’occasion des deux expositions Brancusi
du modernisme chez nous – Ce qu’un jeune peintre qu’il avait organisées à la Brummer Gallery de New
nous dit), in Rampa (Bucarest), XIII, no 1, 31 mars York, en 1926 et 1933. Simultanément avec la
1928, p. 2. première exposition de chez Brummer, Duchamp
50
Voir Man Ray, Autoportrait, Arles, 2000, avait installé l’International Exhibition of Modern
p. 118–120. Art au Brooklyn Museum, où il avait exposé sa
51
C’est André Breton qui a publié la première Mariée mise à nu par ses célibataires, tout près de la
exégèse sur Le Grand Verre, intitulée Phare de la Léda de Brancusi.
59
Mariée, mais uniquement en 1934. Voir André Marcel Duchamp (Michel Sanouillet), op. cit.,
Breton, Phare de la Mariée, in Minotaure (Paris), no p. 126.
60
6, 1934-1935 hiver, p. 45–49, réimprimé in Robert Ibidem, p. 128.
61
Lebel, op. cit., p. 88–94. Arturo Schwarz, op. cit. (1969), p. 24.
52 62
Francis M. Naumann & Hector Obalk, op. cit., Voir les notes 59 et 60.
63
p. 135. « J’ai acheté deux grands panneaux de verre
53
« J’ai écrit à Barzun de me faire envoyer une et j’ai commencé par le haut, avec la Mariée. J’ai
exposition cubiste pour le mois de Mai Juin travaillé au moins un an à cette partie. Puis, en 1916
prochain… » Lettre que Duchamp avait adressée le ou 1917, j’ai travaillé à la partie inférieure, les
93
Célibataires. Cela prenait du temps, car je ne pouvais Marcel Duchamp, Frankfourt, Suhrkamp Taschenbuch
jamais travailler plus de deux heures par jour. Voyez- Verlag, p. 105 e.s. (titre originaire, Apariencia desnuda.
vous, le verre m’intéressait, mais pas assez pour être La Obra de Marcel Duchamp, Ediciónes Era S. A.,
désireux de le terminer. Je suis paresseux, il ne faut México D. F., 1978).
66
pas l’oublier. De plus, je n’avais nullement Voir l’étude préparatoire intitulée Étant
l’intention de l’exposer ou de le vendre. Je le faisais, donnés : Maria, la chute d’eau et le gaz d’éclairage,
voilà tout, c’était ma vie… » Marcel Duchamp, cité in Arturo Schwarz, The Complete Works of Marcel
par Arturo Schwarz in op. cit. (1969), p. 19. Pour Duchamp, New York, 2000, p. 790.
67
cette question voir aussi Robert Lebel, op. cit., p. 49. Voir le chapitre Apparence et apparition, in
Voir également note 45. Marcel Duchamp (Michel Sanouillet), op. cit., p.
64
Musée d’Art de Philadelphie, don de la 120–121 e.s.
68
Cassandra Foundation. Ibidem, p. 138.
65 69
Voir Anne d’Harnoncourt et Walter Hopps, Étant Henri Poincaré, Analysis Situs (1895), cité in
donnés: 1o La chute d’eau. 2o le gaz d’eclairage: Marcel Duchamp dans les collections du Centre
Reflections on a New York by Marcel Duchamp. Georges Pompidou – Musée national d’art moderne,
Philadelphia Museum of Art, 1973. Voir aussi Anne Paris, 2001, p. 130.
70
d’Harnoncourt et Kynaston McShine, Marcel Duchamp, Dore Ashton, An Interview with Marcel
New York: The Museum of Modern Art, Philadelphia: Duchamp, in Studio International, Londre,
Philadelphia Museum of Art, 1973, 1979, p. 315-316 et CLXXI/878, juin 1966, p. 244–247, apud Serge
Octavio Paz, Nackte Erscheinung – das Werk von Stauffer, op. cit., p. 197.

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