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Laurence Kaufmann (1999) “Les faits sociaux sont-ils des choses ?”, Critique,
n°630, pp.890-911.
I.
Le but de l’épidémiologie des représentations que propose Dan Sperber est de
«naturaliser» les objets sociaux grâce aux apports récents des sciences cognitives et par là-
même, d’assurer «l’épuration» de l’ontologie des sciences sociales1. Pour ce faire, il suffit de
ramener les macrophénomènes culturels à l’effet combiné de deux types de
micromécanismes, des mécanismes cognitifs intra-individuels de perception, de
mémorisation et d’inférence, qui permettent la formation et la transformation des
représentations mentales, et des mécanismes interindividuels de communication, qui
engendrent des modifications de l’environnement physique commun des interactants. Ces
mécanismes naturels sont régis par un principe adaptatif inné, sélectionné par l’évolution, «le
1Dan Sperber, «Les sciences cognitives, les sciences sociales et le matérialisme», in Introduction aux sciences
cognitives, D.Andler (dir.), Paris, Gallimard, 1992, pp.397-420.
-2-
2Cf. Dan Sperber & Deirdre Wilson, La pertinence. Communication et cognition, trad. de l’anglais par
A.Gerschenfeld & D.Sperber, Paris, Minuit, 1989 [1986].
3D.Sperber, «Individualisme méthodologique et cognitivisme», in Cognition et sciences sociales, R. Boudon,
F.Chazel et A.Bouvier (dir.), Paris, PUF, 1997, pp.123-135.
-3-
4Sperber a déjà développé cette approche dans D. Sperber, Le savoir des anthropologues, Paris, Hermann, 1982.
5D.Sperber, «Réponse à Gérard Lenclud», Communications, n°66, Seuil, 1998, p.186.
6Pour un véritable manifeste en faveur d’un «cognitivisme fort» cf.D.Sperber, «Individualisme méthodologique et
cognitivisme», in Cognition et sciences sociales, op.cit.
7Sur cette distinction, cf Maurice Mandelbaum, «Societal laws», in Modes of individualism and collectivism, John
O’Neill (éd.), Hampshire, Gregg Revivals, 1992 [1973], pp.235-247.
-4-
II.
Pour Sperber, les concepts utilisés par les anthropologues, comme ceux de mariage, de
rite, de sacrifice, etc. ne sont pas des notions descriptives, mais des instruments intellectuels,
des outils interprétatifs qui permettent de regrouper sous un même terme un ensemble de
choses hétérogènes en se basant uniquement sur leur ressemblance de famille. Il ne s’agit pas
ici de la ressemblance «descriptive» entre les propriétés objectives et empiriques de
8Finn Collin, Social reality, London /New York, Routeledge, 1997, notamment pp.230-232.
-5-
différents états de choses – par exemple, la blancheur de la neige et des nuages – mais d’une
«ressemblance interprétative» «entre toutes les notions rendues au moyen du même terme
anthropologique, plutôt qu’une ressemblance entre les choses auxquelles ce terme semble se
référer» (CI, p.30). Ainsi, de la même manière que la ressemblance entre des termes comme
«elfe», lutin» ou «farfadet» est une «ressemblance de sens» qui relient des idées ou des
significations et non des choses réelles, la relation de ressemblance qu’indique l’usage du
terme «mariage» dans des contextes différents n’est pas une relation entre des choses
nommées «mariage», mais une relation interprétative que l’anthropologue construit pour
synthétiser la manière dont diverses représentations sont conçues et communiquées dans la
culture qu’il étudie. Le «savoir des anthropologues», ainsi conçu comme une entreprise de
traduction et de paraphrase des représentations mentales des indigènes qui ont été
“publicisées” en leur honneur, n’est qu’une série de «généralisations interprétatives» qui sont
à l’abri de toute réfutation empirique – comme, par exemple, «tout sacrifice est une
communion»9. A la différence des «généralisations descriptives», telles que «tous les
éléphants sont gris», qui peuvent être falsifiées par un contre-exemple, les généralisations
interprétatives ne désignent pas les phénomènes sui generis qui méritent, seuls, le statut
d’objets de science. Elles se contentent de synthétiser des interprétations elles-mêmes
synthétiques, engendrant ainsi des artefacts conceptuels, tels que la sorcellerie, la magie ou le
mariage, qui sont autant d’«accessoires surannés» dont une ethnographie enfin «devenue
adulte» devrait pouvoir se passer10.
11Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que les propos des acteurs ou les intuitions de l’analyste ne peuvent pas
être utilisés à des fins de vérification et de précision des propositions sociologiques. Cf. Mandelbaum, op.cit,
p.229.
12Voir à ce propos Brian Fay, Contemporary Philosophy of Social Science. A Multicultural Approach, Oxford,
Blackwell, 1996, p.141
-7-
requiert des représentations complexes ou, dirait Sperber, «des concepts élaborés» (le vol, la
propriété, la valeur d’échange, etc) dont la réduction semble fort improbable compte tenu de
leur imbrication et de leur sédimentation, au cours de l’histoire, dans l’ensemble du système
légal13. D’ailleurs, même si cette première étape pouvait être franchie avec bonheur par un
épidémiologue doué d’une omniscience et d’une patience qui touchent au prodige, elle ne
paraît guère souhaitable. En effet, la réduction épistémologique des concepts s’avère
incohérente avec le projet épidémiologique lui-même, puisque le compte-rendu des
représentations mentales et publiques à l’oeuvre dans une situation donnée – en l’occurrence,
le vol de bijoux – implique la mention des concepts, fussent-ils interprétatifs,
qu’entretiennent les esprits des individus incriminés. De tels concepts ne peuvent être réduits
à des représentations plus élémentaires, car ils ont la même matérialité neuronale que les
autres représentations “dans la tête” et bénéficient, à ce titre, du même pouvoir causal que
leurs pairs.
Contre toute attente, on trouve donc, chez Sperber, une causalité des représentations
complexes; en effet, dans la mesure où «les représentations que les indigènes se font d’entités
immatérielles et donc irréelles comme le lien du mariage sont, elles, bien matérielles», il est
fort difficile d’éviter de conclure que ce sont, en dernière instance, les entités fictives qui ont,
via les représentations mentales, des effets causaux14. Cette conséquence anti-réductionniste,
pour le moins inattendue, du modèle épidémiologique rappelle la «causalité des pensées» que
nous suggère Patrick Pharo, l’objectif principal de sa Sociologie de l’esprit (SE) étant
justement de montrer que les faits sociaux sont irréductibles à des entités matérielles, la
causalité des représentations mentales et publiques – si causalité il y a – n’étant pas physique,
mais «sémantique».
III.
Pour Patrick Pharo, les «théories naturelles» de l’homme qui, comme celle de Sperber,
tentent de préserver l’idée d’un monde strictement soumis aux lois de la nature partent d’un
postulat erroné. En effet, si les représentations et les pensées ont un substrat matériel qui
permet bel et bien d’expliquer leur occurrence par des mécanismes neurophysiologiques,
cela ne signifie pas que «l’ordre des pensées» soit relatif à l’ordre biologique et physique –
pas plus, d’ailleurs, qu’il n’est relatif aux normes culturelles d’une communauté donnée. Car
les contenus des pensées, à la différence des occurrences neuronales, sont caractérisés par les
propriétés sémantiques des concepts abstraits naturels (animé/inanimé, chaud/froid)
universels (l’envie, l’admiration) ou culturels ( le suffrage, la démocratie) qui prennent sens
13Pour Sperber, les «concepts élaborés», comme les concepts religieux ou scientifiques, sont des concepts qui
demandent un long effort, du temps, des interactions sociales et un enseignement organisé (CI, p.97).
14Les termes entre guillemets sont de Sperber, «Les sciences cognitives, les sciences sociales et le matérialisme»,
in Andler, 1992, op.cit., pp.417-418.
-8-
dans «un ensemble structuré d’associations analogiques et contrastives» (SE, p.127). Dans la
mesure où les êtres humains, y compris le sociologue, partagent une seule et même
«communauté réflexive et conceptuelle» de base qui leur permet d’évaluer le monde
extérieur et de caractériser leurs actions d’un commun accord, la sociologie n’est pas
«inductive», mais «constitutive» et «normative»: les concepts a priori dont l’observateur
dispose pour interpréter un comportement sont les mêmes que ceux qui permettent aux
acteurs de se comprendre eux-mêmes. En suivant un cheminement tout à fait différent, Pharo
rejoint ainsi le constat de Sperber selon lequel la sociologie ou l’anthropologie ne sont pas
des sciences empiriques et descriptives. En revanche, le statut conceptuel des analyses
«sociosémantiques» de la sociologie de l’esprit est loin d’avoir les implications
épistémologiques catastrophiques des généralisations interprétatives. Car l’inscription sous
un concept, au lieu d’être un obstacle à l’interprétation savante, est la condition de possibilité
même de l’identification d’un comportement comme une action intentionnelle ou de
l’individuation d’une représentation comme une représentation «de quelque chose».
Autrement dit, la description d’un contenu de pensée exige nécessairement le recours à un ou
plusieurs autres contenus de pensée, ce qui permet à Pharo de rejeter le réductionnisme
épistémologique qui ne peut même pas, pour sa défense, reprocher aux concepts sociaux leur
épiphénoménisme. Car pour le sociologue de l’esprit, les pensées et les faits sociaux
bénéficient d’un pouvoir causal effectif et cela, non en vertu de leur substrat physique, mais
en vertu de leurs propriétés sémantiques.
Pour soutenir cette hypothèse et contrer, par la même occasion, l’ontologie matérialiste
qui mise sur le substrat physique, par définition individuel, des représentations mentales,
Pharo reprend à son compte la distinction de Frege entre les «représentations», propres à la
subjectivité de chacun, et les «pensées», c’est-à-dire les significations impersonnelles qui ont
la propriété d’être vraies ou fausses de toute éternité et ce, indépendamment des esprits qui
peuvent reconnaître ou non leurs conditions de vérité15. Mais les «référents abstraits», tels
que les concepts, normes, valeurs et types d’action, englobés sous le terme générique de
«pensées», ne répondent pas seulement à des conditions de vérité. Comme l’atteste la
modification physique du monde qu’ils engendrent, ils ont un véritable pouvoir causal qui
justifie leur inscription dans des enchaînements empiriques d’événements. Par exemple, la
pensée que dénote ou manifeste un acte A, par ex. «je voudrais que tu donnes à manger au
chat», cause la réaction de son destinataire B, i.e. remplir l’écuelle de pâté. Certes, si l’on suit
Pharo, la «causalité normative» des pensées doit être prise dans un sens limité, dénué d’une
nécessité absolue, car elle n’est possible qu’avec la collaboration de leur destinataire qui,
seul, est en droit de confirmer ou d’infirmer l’efficacité des pensées qui lui sont consacrées.
La causalité des pensées et des actions qui les manifestent dépend donc des «intermédiaires
15Gottlob Frege, «La pensée», in Ecrits logiques et philosophiques, trad. de l’all. par C.Imbert, Paris, Seuil, 1971
[1919], pp.170-195.
-9-
En tentant de concilier la dimension causale des faits sociaux avec leur dimension
sémantique, la «sociologie de l’esprit» semble osciller entre une approche herméneutique des
phénomènes sociaux, qui vise à découvrir les significations grâce auxquelles une
communauté donnée s’approprie son environnement naturel et social, et une approche
réaliste, qui confère à ces significations les mêmes conditions de vérité que celles qui
caractérisent le mode d’évaluation, de présentation et de dénotation des objets physiques. Or,
pour résoudre cette oscillation, il n’est pas sûr que l’on puisse recourir sans autre précaution à
une théorie «mixte» de la pensée, tout à la fois causale et sémantique. En effet, le label
quelque peu suprenant de «causalité normative» tend à transformer les contraintes
conceptuelles, que l’on pourrait dire définitionnelles ou constitutives, qui régissent nos
descriptions du monde, en des entités platoniciennes dont la vérité serait indépendante des
esprits comme des contextes particuliers. Si l’on peut aisément accepter le fait que les
descriptions d’actions répondent stricto sensu à des contraintes sémantiques puisqu’elles se
réfèrent à des événements dans le monde, il est beaucoup moins évident de comprendre
comment les pensées peuvent redoubler «la contrainte de vérité» par une «contrainte
causale» sans se figer dans des «entités fondationnelles» similaires à celles que l’auteur
reproche à d’autres courants (la force de l’histoire, les structures symboliques, le droit
naturel) (SE, p.17).
Pour éviter cette dérive platonicienne tout en préservant une forme de causalité
sémantique qui plaide en faveur de l’autonomie du sens dont dépendent les sciences sociales,
on peut tenter de compléter, à la suite de Peirce, la conception traditionnellement physicaliste
de la «causalité efficiente», qui renvoie à la relation externe et contingente entre deux
événements empiriques successifs (i.e. le choc entre deux boules de billards) par une
- 10 -
16Pour une présentation synthétique de la causalité finale chez Peirce, cf. Emmanuel Bourdieu, Savoir Faire.
Contribution à une théorie dispositionnelle de l’action, Paris, Seuil, 1998.
17E.Bourdieu, 1998, p.123.
18Claudine Tiercelin, C.S. Peirce et le pragmatisme, Paris, PUF, 1993.
19George Henrik von Wright, Explanation and understanding, New York, Cornell University Press, 1971, p.129.
Pour von Wright, la dépendance logique, qui relie le type d’intention et le type d’action qui la réalise–mon
intention d’appeler un taxi ne peut être satisfaite que par l’action d’appeler un taxi, est parfaitement compatible
avec l’indépendance logique entre l’occurrence neuronale de l’intention et sa réalisation particulière dans un
mouvement
- 11 -
et donc sémantique, avant de pouvoir être consacrées comme les antécédents causaux d’un
résultat final généralement lointain20. Autrement dit, si l’on tient, dans la lignée d’une
sociologie de l’esprit, à parler de causalité à propos des contraintes logiques et normatives,
par définition conditionnelles, des pensées, il faut le faire sous les auspices d’une «causalité
finale» qui évite de les soumettre à des conditions de vérité et de justice d’une portée
empirique semblable à celle des entités platoniciennes.
En traitant les concepts qui guident les comportements humains comme des causes
finales et non comme des structures de pensée universelles dont le statut synthétique a priori
est, pour le moins, sujet à caution, le sociologue de l’esprit peut préserver son non
réductionnisme épistémologique, très convaincant, sans le compromettre dans un non
réductionnisme ontologique qui confine à la métaphysique. Car le «pluralisme ontologique»
que préconise Pharo, en cherchant à tout prix à échapper aux contingences individuelles et
culturelles pour accéder enfin au monde des Idées morales et des Vérités pratiques qui
gouvernent la communauté des hommes, tend à oublier son propre point de départ21. A
savoir que «les structures conceptuelles de la société n’ont pas d’autre support ontologique
que la série indéfinie des accords des sujets humains reconnaissant sous des concepts
communs une réalité qui leur également commune» (SE, p.6). Le sociologue, improvisé
métaphysicien, qui se propose de découvrir les concepts et les types d’action possibles
comme on découvre «l’ordre des particules de la matière ou des objets d’un système
stellaire» (SE, p.224) sans démontrer plus précisement quelle est l’ontologie bizarre qui leur
donne une consistance et une résistance quasi physique, fait ainsi la part trop belle aux
monistes matérialistes. Qui auront tôt fait de lui rappeler que la réalité des étoiles,
contrairement à la réalité des pensées, ne dépend pas, ontologiquement parlant, des
représentations. C’est ce que montre fort bien John Searle dans La construction de la réalité
sociale (CRS).
IV.
Pour Searle, contrairement aux «faits bruts», tels les montagnes ou les atomes
d’hydrogène, dont l’existence est totalement indépendante des représentations humaines, les
faits sociaux et institutionnels dépendent de l’attribution, par «l’intentionnalité collective»
des individus poursuivant un but commun, d’une fonction-statut ou d’une propriété à un «fait
brut» qui n’en bénéficiait pas au départ. Par exemple, une partie de ce qui constitue un bout
de papier vert comme une valeur d’échange, disons cent dollars, réside non dans les
propriétés intrinsèques du papier, mais dans le fait que les gens croient bel et bien que ce
papier «compte comme» un billet de cent dollars. Si l’on suit Searle, c’est donc l’accord
collectif qui est à l’origine des faits institutionnels dont la fonction est de prime abord
instrumentale, puisqu’ils permettent la réalisation des objectifs communs dont la
représentation entretenue par les individus fédère les efforts de chacun. Les faits
institutionnels étant ainsi caractérisés comme une forme «d’intentionnalité dérivée» qui
découle de l’intentionnalité collective primitive qu’entretiennent les esprits individuels, ils
sont dits «sui-référentiels» car leur existence dépend de la reconnaissance des individus: ils
sont ce qu’ils sont si et seulement si les gens pensent qu’ils sont ce qu’ils sont22. Du point de
vue ontologique, les faits institutionnels ne peuvent être traités comme des choses, puisqu’ils
sont le produit dérivé, extrinsèquement intentionnel, des activités et des pensées
individuelles23.. En revanche, du point de vue épistémologique, c’est-à-dire au niveau non
plus de leur mode d’existence, mais de leur mode d’appréhension, ils ne dépendent
aucunement des préférences ou des sentiments individuels. Par exemple, une personne isolée
ne peut décider à elle seule que «lever le bras» ne compte plus comme l’action de voter dans
un contexte où toutes les conditions requises sont satisfaites. C’est pourquoi le fait
institutionnel est un phénomène «ontologiquement subjectif», tout comme les faits
intentionnels dont il dérive, mais «épistémologiquement objectif», puisqu’il s’impose comme
un fait incontestable à tous les individus, même si ceux-ci sont au principe même de son
émergence (CRS, p.27). Pour Searle, les faits sociaux et institutionnels étant sui-référentiels à
l’échelle collective et non à l’échelle individuelle, ils dépendent de la signification et de la
finalité qu’ils ont pour le Nous de la communauté, de sorte que leur signification peut fort
bien échapper à la conscience de ses membres tout en prenant corps, à leur insu, dans leurs
pratiques quotidiennes. Par exemple, les fonctions globales du potlatch peuvent être
inaccessibles à ceux qui le pratiquent et apparaître uniquement du point de vue de la
troisième personne de l’anthropologue (CRS, p.131). Autrement dit, les faits sociaux, en
dépit de leur nature intentionnelle et sui-référentielle, ont une «ontologie invisible» dont le
«fardeau métaphysique» semble s’imposer à tout un chacun (CRS, p.16). Ce constat va nous
permettre de prolonger le raisonnement de Searle dans une perspective qu’il serait sans doute
le premier à désapprouver puisqu’elle vise à réfuter le réductionnisme épistémologique, si ce
n’est ontologique, qui menace les sciences sociales.
La nature des faits institutionnels étant sui-référentielle, leur existence dépend des
attitudes épistémiques et des affirmations que le Nous des membres de la communauté et non
le Il de l’observateur, entretient à leur sujet. L’être des institutions (ontologie) étant ainsi
suspendu à des représentations et à des connaissances humaines (épistémologie au sens de
22J. Searle, «Intentionalistic Explanations in the Social Sciences», in Philosophy of the Social Sciences, Vol.21,
nº3, Septembre 1991, p.339.
23Sur ce thème, cf. Fabrice Clément & Laurence Kaufmann, «Esquisse d’une ontologie des faits sociaux. La
posologie proposée par John Searle», Réseaux, n°79, 1996, pp.123-161.
- 13 -
Searle), leur ontologie est une forme d’épistémologie, ce qui fait que la séparation classique
entre l’apparence et la réalité, entre l’interprétatif et le descriptif, qui justifiait dans le modèle
épidémiologique le statut fictionnel des concepts sociaux semble sérieusement compromise.
Dans la mesure où l’intentionnalité collective qui définit l’épistémologie-ontologie du social
permet d’instaurer de nouveaux “objets” sur la seule base de l’accord commun, utiliser des
critères matériels pour trancher les questions de l’existence des entités sociales est une erreur
catégorielle. Car cela reviendrait à faire de l’épistémologie scientifique non un moyen de
parvenir à l’ontologie préexistante des faits institutionnels mais un but en soi qui détermine le
mode d’existence de son “objet” au nom d’une exigence a priori qui lui est pourtant
totalement inappropriée24. L’ontologie des faits sociaux est une ontologie subjective à la
première personne du pluriel qui dépend des représentations et des pratiques communes, ce
qui fait que la délimitation entre la croyance collective selon laquelle une institution, par
exemple le mariage, existe et le fait que le mariage existe, est tout simplement impossible.
La spécificité ontologique des faits institutionnels étant précisément leur
“endogénéité”, elle a l’avantage de réhabiliter l’ontologie naïve des acteurs sociaux. En effet,
dans leur vie ordinaire, les individus postulent que le monde social est un donné objectif qui
se présente, en principe, de la même manière pour autrui, et qu’il bénéficie d’une structure
d’ordre, d’«une structure récalcitrante» avec laquelle tout un chacun doit compter pour
réaliser ses projets25. Même si, comme l’a bien montré l’ethnométhodologie, l’objectivité
apparente des faits sociaux est le produit continu des accomplissements pratiques des
membres de la communauté, l’attitude naïve des agents ordinaires tend à négliger leur
armature intentionnelle pour les appréhender comme des choses. Cette attitude naturelle est
d’ailleurs loin d’être infondée puisque le procès collectif d’attribution d’une fonction-statut à
un fait brut qui définit, rappelons-le, le fait institutionnel, ne compromet en rien son
objectivité épistémologique. Pour Searle, en effet, le fait institutionnel n’est pas réductible à
une étiquette superficielle qui servirait uniquement à regrouper un ensemble d’idées
évanescentes, d’idéalisations erronées mais contagieuses. C’est un ensemble totalement
imbriqué de représentations, de pratiques et d’autres faits institutionnels dont l’autonomie est
suffisante pour éviter la circularité inféconde et tautologique que lui reproche Sperber – tel
que «être marié» signifie «être considéré comme marié par les personnes appropriées» (CI,
note 2, chap.1).
24Cette critique est inspirée de celle que Searle utilise pour contrer les arguments réductionnistes qui identifient
l’esprit au cerveau. Cf. Searle, La redécouverte de l’esprit, trad. de l’angl. par C.Tiercelin, Paris, Gallimard,
1995, [1992], pp.30-38.
25Sur les thèse de la posture ordinaire, cf Renaud Dulong, «La factualité comme phénomène» in «Arguments
Ethnométhodologiques», Problèmes d’épistémologie en sciences sociales, t.3, Paris, CEMS/EHESS, 1983,
pp.38-53.
- 14 -
Toutefois, pour que le Nous à l’origine des faits institutionnels puisse pleinement
justifier l’ontologie naïve des agents ordinaires, il ne peut prendre ni la forme contractuelle
libérale que lui prête Searle, ni la forme cognitive adaptative que lui attribue Sperber, ni la
forme conceptuelle universelle que lui confère Pharo. “Toujours-déjà-là” qui se manifeste
dans l’évidence de la pratique, des habitudes et des usages établis, il n’est pas composé de
représentations dont le contenu sémantique serait susceptible d’être évalué, vérifié et accepté;
il est déterminé par l’accord “primitif” propre à la forme de vie dont parle Wittgenstein26.
Cet accord a priori repose sur un ensemble de jugements qui ne se fondent pas sur des
convergences de représentations ou d’opinions, mais sur des conformités dans l’action et sur
des régularités dans le langage qui configurent et supportent préalablement toutes les
expériences conscientes. Les faits institutionnels étant ainsi relatifs, ontologiquement parlant,
à la source d’autorité que constitue le Nous d’une forme de vie, tout à la fois impersonnelle et
familière, ils ne peuvent répondre, contrairement à ce que prétend Pharo, à des conditions de
vérité qui mettraient à l’épreuve leurs contenus sémantiques et leur fonction référentielle. Ils
ne peuvent répondre qu’à des critères d’assertabilité qui manifestent le «sophisme génétique»
auxquels ils sont, par définition, condamnés. En effet, c’est leur source, le consensus
collectif, et non la valeur intrinsèque de leur contenu, qu’il soit sémantique (Pharo), cognitif
(Sperber) ou instrumental (Searle), qui garantit leur validité27. L’argument d’autorité premier
que constitue cette communauté de pensées et de pratiques dote l’intentionnalité collective au
fondement des institutions d’une «hétéronomie» qui est incompatible avec la nature
stratégique et contractuelle que lui impute Searle28. Même si certaines institutions peuvent
bien résulter de l’auto-détermination d’un collectif, par exemple une organisation locale, on
peut raisonnablement supposer que la notion d’intentionnalité collective, pour être viable
pour les faits institutionnels “traditionnels” (l’Eglise, le mariage etc.), doit être
reconceptualisée dans une perspective moins associationniste qui ne succombe pas à
«l’erreur génétique» dont parle Mandelbaum29. En effet, ce n’est pas parce que les matériaux
de construction (buildings blocks) des faits sociaux et culturels sont, du point de vue
diachronique, des représentations individuelles, qu’ils sont ontologiquement réductibles, du
point de vue synchronique, à des faits intentionnels. Si l’on évite ce piège «génétique», on
peut alors arguer de l’antécédence logique du Nous imposant des institutions déjà-là par
rapport au Nous–agrégat que constitue l’association intentionnelle des agents individuels,
pour justifier l’extériorisation et l’autonomisation relative du social. Ce qui permet, par la
26Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, trad. de l’all. par P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961
[1945].
27A propos du sophisme génétique, cf. Kevin Mulligan, «Valeurs et normes cognitives», Magasine Littéraire,
n° 361, janvier 1998, p.78-79.
28Sur l’élargissement de l’argument d’autorité à l’ensemble des savoirs et des pensées héritées, cf. Vincent
Descombes, «Défense et illustration de l'argument d'autorité», in Philosophie et relations interpersonnelles,
Alan Montefiore (dir.), Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1973, pp.69-86.
29Mandelbaum,op.cit., p.230.
- 15 -
V.
D’un point de vue ontologique strictement matérialiste, les faits sociaux peuvent être
considérés comme n’étant rien d’autre que des représentations complexes, c’est-à-dire des
«objets» aussi hétérogènes que les rituels, les écrits, les paroles, les croyances, les mariages,
etc.– même si leur matérialité n’est pas forcément la première caractéristique commune qui
vient à l’esprit de l’interprète ordinaire. En revanche, du point de vue épistémologique, leur
réduction paraît bel et bien impossible, puisqu’ils sont sociaux, non en vertu de leur substrat
physique, de leur quantité numérique ou de leur impact cognitif, mais en vertu des propriétés
sémantiques relativement stables qu’un collectif d’esprits humains leur reconnaît. Or, les
faits sociaux, une fois dotés de l’objectivité propre à une (ir)réalité commune et sédimentés
dans des conglomérats durcis par l’usage, ne peuvent plus faire l’objet du grand partage qui
permettrait, si l’on en croit Sperber, de faire disparaître la part maudite des sciences sociales.
Car les faits sociaux, consacrés par la voix anonyme et légitime de la communauté comme
des structures effectivement récalcitrantes, fondent en droit l’ontologie naïve des agents
ordinaires qui conçoivent, de fait, les “objets” sociaux qu’ils ont projetés fictivement à
l’extérieur d’eux-mêmes comme totalement indépendants de leurs représentations.
Contrairement au modèle de la contagion qui postule que les représentations mentales
sont «rendues sociales par leur distribution» – ce qui le met au défi d’expliquer comment la
ressemblance des représentations privées, qui ont la primauté ontologique sur les
représentations publiques, peut être assurée a posteriori par leur transmission linéaire et
intersubjective – l’affranchissement, même relatif, des faits sociaux par rapport aux pensées
de ceux-là même qui les ont fabriqué garantit d’emblée «la mêmeté» des différentes versions
mentales30. En effet, si tout le social est dans le fait qu’«un groupe humain est parcouru par
des chaînes causales où alternent des modifications mentales et des modifications
environnementales, les unes causant les autres», il suffit de prendre le fragment de la chaîne
dont les sciences sociales se préoccupent traditionnellement, celui qui va du public au
mental, pour trouver des priorités causales inverses à celles qui justifient une approche
30C’est, semble-t-il, pour résoudre cette épineuse question que Sperber dote les représentations régulatrices de
haut-niveau qui caractérisent l’institution, d’un «rôle causal dans la distribution des autres représentations
appartenant au même complexe» (CI, p.45). Or, cette concession apparemment anodine à un parti pris
résolument mentaliste qui tend, par ailleurs, de suspendre l’institution aux représentations mentales atomisées
qui se succèdent dans le bouche-à-oreille de la rumeur publique, renverse la substantifique moëlle de son projet.
Car la caractérisation matérialiste des institutions comme des «enchaînements causaux hiérarchisés» (CI, p.45)
de représentations n’est pas si loin d’un modèle externaliste qui confèrerait un pouvoir causal quasi mécanique
aux institutions.
- 16 -
mentaliste31 Car, pour que l’on puisse s’approprier une représentation publique, cette
dernière doit bien exister préalablement d’une manière ou d’une autre, ce qui oblige à lui
reconnaître, au moment charnière de sa “réception”, une antécédence logique et causale. Il
reste alors au sociologue à démontrer que, contrairement à ce que prétend le modèle
épidémiologique pour lequel «les relations ne sont pas un genre de choses que l’on puisse
regarder» (CI, p.33), les relations préalables qui justifient cette antécédence causale peuvent
faire l’objet d’une observation systématique. Et donner lieu aux explications quasi-
téléologiques qui délaissent l’univocité et l’extériorité de la relation causale au profit des
connexions internes et des interdépendances logiques qui font des faits sociaux, si ce n’est
des choses, du moins des structures organisées qui immergent les individus dans un monde
commun avant même qu’ils n’aient eu le loisir de se les représenter. Or, ce monde commun
tolère différents niveaux hiérarchiques d’organisation de la matière dont la rigidification et
l’autonomisation suffiraient, me semble-t-il, à justifier un «triadisme ontologique» qui
admette trois types d’ontologie: une ontologie à la troisième personne pour la matière, une
ontologie à la première personne du singulier pour la conscience et une ontologie à la
première personne du pluriel pour les institutions – et par là-même, pour les sciences
sociales.