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INTRODUCTION……………………………………..
I L'ABSENCE DE LIEN DÉMOCRATIE-
DÉVELOPPEMENT
…………………………………..
1. Quelques exemples de non-
corrélation……
2. Nature de la relation autoritarisme-
développement et arguments
invoqués……….
II L'INTERACTION DÉMOCRATIE-
DÉVELOPPEMENT…………………………………
…
1. La corrélation démocratie-développement
sur le plan interne : Aperçu de la
littérature….
2. La dialectique démocratie-développement
sur le plan international et ses
ambiguïtés…...
CONCLUSION…………………………………..
INTRODUCTION
L'argument idéologique
Quelques commentaires
Contrairement aux analyses de telle ou telle situation historique
présentées ci-dessus et peu susceptibles d'être discutées, certaines explications,
certains arguments plus généraux relatifs à la dissociation démocratie-
développement appellent, quant à eux, quelques remarques. Concernant tout
d'abord l'efficacité présumée d'un pouvoir fort, l'interrogation peut être double :
la gestion d'un dictateur, fût-il « éclairé », a-t-elle prioritairement pour objectif le
bien commun... dans le cadre très fréquent d'État néo-patrimoniaux caractérisés
par la confusion des affaires publiques et privées ainsi que le pouvoir personnel
du Prince ? (Sur le concept de néo-patrimonialisme, voir notamment Eisenstadt,
1973; Médard, 1991, p. 323-367; Bourmaud, 1997, p. 60-68). Par ailleurs, une
population peut-elle se contenter longtemps d'un meilleur niveau de vie, en
faisant abstraction de droits et de libertés qui peuvent aussi être considérés
comme un levier du développement ? À Jacques Chirac qui déclarait, lors de sa
visite en Tunisie le 6 décembre 2003 : « Le premier des droits de l'homme, c'est
manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat (...), la Tunisie
étant de ce point de vue très en avance sur beaucoup de pays », l'avocate
Dadhia Nasraoui, en grève de la faim, a répliqué : « Je ne crois pas que l'on
puisse dire : “Mangez et taisez-vous !” La liberté et la dignité sont des choses
essentielles dans la vie d'un être humain » (Le Monde, 5 et 6 décembre 2003). Le
second registre présenté plus haut renvoie, quant à lui, à l'idée de relativisme
culturel, ce qui comporte le risque d'enfermer les sociétés humaines dans un
déterminisme réducteur. Les pesanteurs culturelles sont certes indéniables mais
pas au point de gommer toute innovation. La culture ne doit-elle pas être
envisagée moins comme un donné que comme un ensemble de codes en
mouvement par lequel les sociétés innovent ? Si la culture se présente comme
une matrice digérant le nouveau, elle est simultanément modifiée par l'irruption
de celui-ci. Elle se construit dans l'interaction, la « créolisation ». Bien plus,
certaines généralisations commodes occultent d'autres types de comportement
pourtant bien réels. Jean-François Bayart, dans ses travaux sur l'Afrique, a ainsi
pu pointer, contrairement à la vision holiste classique, des comportements
caractéristiques d'un « individualisme débridé et aventuriste » dérivant des
trajectoires historiques subsahariennes (Bayart, 1997, p. 59). Concernant plus
particulièrement le changement économique (et pas uniquement dans le cas
africain), il a de même montré, avec d'autres, que les logiques sociales ne sont
pas seulement les adversaires du marché ou du capitalisme mais peuvent en être
le véhicule (Bayart (dir.), 1994). Une dernière remarque générale peut être faite
au sujet du découplage démocratie-développement. Le choix n'est-il pas
d'emblée fort restreint pour de nombreuses populations confrontées à une
précarité économique chronique sur fond de hiérarchies sociales existantes ?
II - L'INTERACTION DÉMOCRATIE-DÉVELOPPEMENT
Si démocratie et développement peuvent être dissociés, ils peuvent
également aller de pair. Cette interaction peut tout d'abord être illustrée par
l'exemple des pays les plus riches du monde qui bénéficient aussi des régimes
les plus démocratiques. Le cas de l'Union européenne, à travers son
élargissement, est tout à fait révélateur de ce « caractère inséparable de
l'économique et du politique » (Cartou, 2000, p. 36). De fait, tout nouveau pays
candidat doit satisfaire à des conditions bien précises de renforcement des
institutions démocratiques et d'évolution vers l'économie de marché à travers
l'adoption de l'acquis communautaire (Quermonne, 2002, p. 134). Outre cette
première série d'exemples de pays illustrant la corrélation
démocratiedéveloppement, on peut citer les cas, entre 1950 et 1980, de l'Inde,
du Sri Lanka ou du Costa Rica, et, dans les années 1990, de certains pays
africains tels que le Mali, le Ghana ou la Tanzanie (Étienne, 2003, p. 62). On a
même pu souligner que dans une région a priori hostile à la thèse de la
corrélation démocratie-développement, l'Asie de l'Est, le Japon de l'après-guerre
avait énormément progressé avec un gouvernement démocratique ainsi que,
plus récemment, les Philippines (Owada, in Boutros-Ghali et al., 2002, p. 302).
Ajoutons – comme nous l'avons fait plus haut – qu'a contrario certains régimes
réticents à la démocratie ne sont pas particulièrement performants sur le plan
socioéconomique. Gilbert Étienne cite ici le cas de certains pays arabes dans les
années 1980-2002 (Étienne, 2003, p. 61). Au-delà de ces quelques exemples en
faveur de l'interaction démocratie-développement, il nous semble utile de revenir
sur l'idée émise plus haut d'un nouveau contexte d'ensemble au sujet de la
dialectique démocratie-développement pour savoir de ce dont on parle
réellement. La démocratie est devenue, depuis le début des années 1990,
l'idéologie dominante. Une idéologie par rapport à laquelle chaque régime est
jaugé, une idéologie qu'il devient de plus en plus difficile de contester
publiquement. Tout le monde ou presque se réclamant de la démocratie, une
précaution liminaire consiste à mesurer les écarts plus ou moins grands avec le
modèle, voire à détecter les faux-semblants. Le problème se déplace alors vers
l'opposition entre démocratie réelle et démocratie apparente, avec toute une
gamme de situations intermédiaires allant de l'Europe post-communiste où pèse
« l'absence de société civile » (Colas, 2002, p. 48) et où l'on constate « les faibles
résultats concernant l'intériorisation des valeurs démocratiques » (Mink, 2002, p.
529) au monde arabe où ont été identifiées des « démocraties sans démocrates »
(Salamé, 1994) ou bien encore, last but not least, aux exemples africains de «
décompression autoritaire » (Bayart, 1991, p. 5-21), voire de « démocratures »
(Liniger-Goumaz, 1992). Si le monde n'a jamais compté autant de démocraties, le
Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) note cependant
que, sur les 140 pays qui organisent des élections pluralistes, seulement 80
peuvent être qualifiés de véritablement démocratiques (PNUD, 2002, p. 2). Cette
précision donnée, il convient, dans cet environnement globalement porteur pour
l'idée démocratique, de présenter tout d'abord la littérature existante sur
l'interaction démocratiedéveloppement au niveau interne avant de prendre en
compte le poids des facteurs internationaux.
Alors que l'Occident avait toléré l'absence de démocratie dans le Tiers Monde
durant la phase de bipolarité Est-Ouest, privilégiant la stabilité politique,
l'implosion de l'URSS et le contexte général d'un monde plus interdépendant ont
conduit les acteurs internationaux à faire pression pour l'adoption de principes
démocratiques par les pays en développement. Les années 1990 et 2000 sont
celles de la bonne gouvernance et des conditionnalités politiques pour la
démocratisation. Sur le plan bilatéral, tout d'abord, on retiendra l'exemple de la
politique française de coopération. L'orientation en faveur de la démocratisation
est perceptible dès le discours de La Baule prononcé par François Mitterrand le
20 juin 1990. Plus ou moins rappelée par la suite au fil des ans, en fonction de la
conjoncture 1, cette doctrine est réaffirmée avec force dans le Document
d'orientation de la politique française de coopération « Pour une gouvernance
démocratique », publié en 2003 (Ministère des Affaires étrangères, 2003). Ce
texte – novateur à divers égards 1 – s'inscrit dans le droit fil du discours dominant
concernant le lien démocratie-développement. Citons deux extraits révélateurs :
« La démocratie, la croissance économique et le progrès social vont de pair, se
renforçant mutuellement » ; « ... Depuis le discours de La Baule, la coopération
française fait de l'engagement démocratique une priorité car la démocratie et le
développement sont indissociables » (Ministère des Affaires étrangères, 2003, p.
8 et 10). La même orientation est perceptible sur la scène multilatérale. Elle est
sous-jacente à la politique de « bonne gouvernance » préconisée par les
institutions de Bretton-Woods. On la retrouve dans l'article 9 du titre II de
l'Accord ACP-UE de Cotonou du 23 juin 2000 : « Les parties réaffirment que la
démocratisation, le développement et la protection des libertés fondamentales et
des droits de l'homme sont interdépendants et se renforcent mutuellement »,
ainsi que dans la Déclaration de Bamako adoptée par l'Organisation
internationale de la Francophonie le 3 novembre 2000 : « ... Soucieux de
progresser vers la démocratie par le développement économique et social... » (in
Ministère des Affaires étrangères, 2003, p. 37 et 40). Ces deux textes prévoient
par ailleurs des mécanismes de sanction en cas de violation massive des droits
de l'homme, de rupture de la démocratie ou pour les cas graves de corruption, la
France ayant affiché son soutien à ces conditionnalités politiques (Ministère des
Affaires étrangères, 2003, p. 14 et 28). Si le discours affiché par les acteurs
bilatéraux et multilatéraux de la coopération semble sans équivoque, il faut bien
remarquer les arrangements qu'il peut y avoir avec la pratique. Reprenons
l'exemple des conditionnalités politiques. Malgré les intentions affichées, on peut
se montrer quelque peu sceptique quant à leur réelle application. Tout d'abord,
même si l'on peut mettre à leur actif certains acquis concernant la participation
de nouveaux acteurs dans le jeu politique national ou la prévention, voire la
sanction, des violations des droits de l'homme les plus grossières, il reste que
leur application dans la réalité quotidienne pose de nombreux problèmes, à
l'image de la mauvaise application en général des conditionnalités économiques
de l'ajustement structurel. Ajoutons à ces contraintes les réflexes de Realpolitik
des États relayés en partie par les organisations interétatiques qui représentent
autant d'aménagements avec la rhétorique démocratique en vue de la défense
d'intérêts géopolitiques ou économiques 1. Par ailleurs, la mise en place des
conditionnalités politiques et économiques conduit de fait les pays occidentaux à
se poser en modèles pour le reste du monde. Cette référence automatique au
modèle libéral, faisant obstacle à la recherche de voies de développement
originales, peut être ainsi considérée par certains comme une ingérence et être à
l'origine de résistances de la part des pays concernés 2. Les ambiguïtés de la
dialectique démocratie-développement sur le plan international sont toutefois de
plus en plus soulignées. Face aux impasses engendrées par les lois de la libre
concurrence poussées jusqu'au bout et aux limites d'un discours international sur
la démocratie et le développement tournant bien souvent à vide, des voix se font
entendre pour réclamer davantage de régulation internationale. L'État qui, bien
que bousculé par les acteurs transnationaux, reste incontournable sur la scène
internationale, est appelé à redéfinir ses fonctions. Face aux multiples et
nouveaux défis liés à la mondialisation, il devient plus un instrument qu'une fin
en soi. Avant d'incarner une communauté humaine, il doit la servir. « L'État,
avant d'être souverain, est responsable, et cette responsabilité ne désigne pas
seulement son espace de souveraineté, mais la communauté humaine tout
entière, égale et fortement interdépendante devant les dangers écologiques, les
incertitudes du développement, les tribulations de l'économie mondiale, les
disparités démographiques, mais aussi devant les coups portés aux droits de
l'homme et la dissémination de la violence » (Badie, 1998, p. 54). Or, on ne peut
que constater le retard pris par les États et les organisations interétatiques par
rapport aux nouveaux défis. Soulignant les impasses d'un multilatéralisme
jusqu'ici « construit par le haut», Robert Cox (1981, p. 126-155; 1996) propose
un «nouveau multilatéralisme » devant permettre de construire un ordre mondial
reliant tous les acteurs, notamment non étatiques, « par le bas ». Le défi du
développement conduit donc à poser de façon nouvelle la question de la
démocratie à l'échelle mondiale. Certains préconisent une « démocratie
cosmopolite » (Archibugi, Held, 1995 ; Held, 1995) passant par l'instauration de
nouvelles recettes en matière d'organisation internationale – par exemple,
création d'une seconde assemblée générale de l'ONU intégrant des acteurs
sociaux, organisation de référendums à l'échelle mondiale (Smouts, 1998, p.
155). D'autres distinguent la construction d'un « espace public international »
(Badie, 2002), identifiant de nouveaux acteurs sur la scène internationale. De
même qu'au XVIII e siècle une opinion publique naissante commença à remettre
en question le monopole royal de la politique à l'intérieur des États, de même,
aujourd'hui, la vie internationale a ses bourgeois, ceux qui s'emparent des
affaires étrangères pour en faire celles de tous. Ces nouveaux bourgeois
internationaux sont autant de médias, d'ONG, d'intellectuels – bref, ce que l'on
appelle la société civile internationale ; à savoir, l'ensemble des réseaux de
diverse nature dont on a pu mesurer, de Seattle à Évian, la « force des liens
faibles », selon l'expression du sociologue Mark Granovetter (Granovetter, 1973,
p. 1360-1380). On doit donc désormais compter avec cette opinion publique
internationale qui, à travers ses mobilisations, a déjà prouvé son efficacité, de la
contestation envers la « marchandisation » du monde à la création de la Cour
pénale internationale ou la prise de conscience planétaire des problèmes
d'environnement 1, même s'il faut être conscient de certaines de ses limites. Ce
qui fait sa force – à savoir, une nébuleuse de petites associations organisées en
réseaux – peut être aussi à l'origine de sa faiblesse. Chaque composante peut à
tout moment, en fonction de son analyse de la situation, se retirer du
mouvement, les liens unissant ces divers acteurs non gouvernementaux étant
des liens horizontaux, de nature associative, et non verticaux, de type étatique,
privilégiant l'intégration. Par ailleurs, comme l'ont montré les débats sur les
normes sociales et environnementales, la vision des ONG du Nord et du Sud,
identique sur d'autres questions, peut soudain diverger fortement (Marchesin,
2001, p. 216-228).
CONCLUSION
À l'issue de cette tentative d'actualisation des rapports entre démocratie et
développement – thème qui demeure un « classique » des études de
développement –, force est de constater l'impossibilité de prendre position de
façon claire sur la prééminence d'un des deux termes de la relation.
L'observation empirique offre un paysage contrasté. Les arguments des uns
répondent à ceux des autres ; certains auteurs concluent à l'idée d'une
corrélation négative entre démocratie et développement (par exemple, Inkeles et
Sirowi, 1991), d'autres vont en sens inverse (par exemple, Campos, 1996).
D'autres encore aboutissent à des conclusions contradictoires. C'est notamment
le cas de David Landes (1975) qui a étudié le démarrage industriel des sociétés
occidentales. Il a remarqué que ce démarrage s'est accompagné de régimes
politiques pour le moins variés : représentatifs en Grande-Bretagne, aux États-
Unis ou en Belgique ; marqués par une alternance démocratique et bonapartiste
ou autoritaire en France ; nettement autoritaires enfin en Allemagne ou en
Russie, comme après 1950 en Espagne et au Brésil. Un regard contradictoire plus
général a également été porté par José Tavares et Romain Waczairg qui ont
constaté que, d'une part, la démocratie contribue à l'accumulation du capital
humain et à la diminution des inégalités de revenu, ce qui est positif pour la
croissance, alors que, d'autre part, elle conduit à la réduction de l'accumulation
du capital physique et à l'augmentation de la consommation publique, ce qui
entrave la croissance (Tavares et Waczairg, 2001, p. 1341-1378). La plupart des
auteurs se contentent de souligner l'absence de corrélation automatique, dans
un sens ou dans l'autre. Silvio Borner, Aymo Brunetti et Beatrice Weder ont ainsi
vérifié dans leurs études empiriques sur la relation démocratiedéveloppement
que la plupart des cas ne débouchaient sur aucune liaison concluante (Borner,
Brunetti et Weder, 1995). Citons également, dans le même sens, l'importante
étude dirigée par Adam Przeworski sur 135 pays entre 1950 et 1999 constatant
l'impossibilité de valider toute relation à sens unique – positif ou négatif – entre
démocratie et développement (Przeworski et al, 2000). L'impossibilité d'établir
une corrélation directe entre démocratie et développement n'empêche
cependant pas l'existence d'une multitude d'interactions indirectes impliquant
diverses variables pouvant aller de la culture ou du niveau d'éducation à la place
occupée dans le système.