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Vingtième Siècle, revue d'histoire

Mémoires des camps


Christian Delage

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Delage Christian. Mémoires des camps. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°72, octobre-décembre 2001. Image et histoire.
pp. 143-145;

doi : https://doi.org/10.3406/xxs.2001.1428

https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_2001_num_72_1_1428

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IMAGES ET SONS

MÉMOIRES DES CAMPS L'exposition se décline ensuite en trois


temps : la période 1933-1945, le moment de
De janvier à mars 2001 s'est tenue à l'ouverture des camps, en 1944-1945, et le
Paris, à l'hôtel de Sully, une exposition travail récent de photographes retournant
intitulée « Photographies des camps de entre autres sur les « lieux de mémoire ». Le
concentration et d'extermination nazis principe de présentation est simple,
(1933-1999) », enrichie d'un ouvrage puisqu'il est lié à l'instance responsable de la
collectif publié aux éditions Marval sous le prise de vues : les nazis (100 photos), les
même titre. Le maître d'œuvre de cet victimes (30), les libérateurs et les témoins
ensemble est un jeune historien de la professionnels (80 photos, distinguées entre
photographie, Clément Chéroux, membre de celles faites par l'armée et celles faites par la
la Société française de photographie, presse), les photographes contemporains
éditrice de la revue scientifique Études (75). Ce choix a le mérite d'afficher un
photographiques. principe de compétence - le champ de l'histoire
L'exposition s'ouvre par des images de la photographie - et de cohérence - le
personnelles des déportés, miraculeusement respect scrupuleux des conditions de saisie
sauvées de la destruction à laquelle les de ces clichés ménageant cependant la
nazis les vouaient : ces quelques possibilité de croiser les sources - qui exprime
photographies de famille sont évidemment une forte volonté méthodologique et
précieuses pour donner un visage, une pédagogique. La présence permanente d'un
identité à ceux qui, dépouillés de tout, ont médiateur culturel pendant toute la durée de
disparu dans les centres de mise à mort. l'exposition témoigne d'ailleurs de
Leur intérêt historique dépasse cependant l'importance accordée à la réception et aux usages
cette valeur de trace : elles sont un des de ces fonds. Pour la première fois, en
éléments rendant possible l'histoire des Juifs France, aussi bien dans cette manifestation
d'Europe avant leur déportation dans les que dans le livre qui l'accompagne, un
camps. Imaginons que nous disposions, travail systématique de collecte,
pour chacune des victimes du génocide, d'identification et d'analyse des images
de l'un ou l'autre de ces clichés : ce serait photographiques des camps a été réalisé. Il convient
sans doute le meilleur moyen de ne pas d'autant plus d'insister sur cet apport que,
être seulement confronté, après coup, aux s'il ne se suffit pas à lui-même, il est
images prises par les bourreaux entre 1933 désormais un acquis, préalable à toute recherche
et 1945 ou à leur absence - conséquence sérieuse sur le domaine.
de la volonté nazie de faire disparaître les En effet, non seulement les études
traces de leur crime - dans la dernière françaises existantes sont peu nombreuses mais
phase du processus de l'extermination. elles se sont souvent focalisées sur la
C'est l'un des mérites du travail de Serge couverture nationale de l'événement, qui
Klarsfeld que d'avoir par exemple redonné représente un corpus dont la taille et l'intérêt
aux quarante-quatre enfants d'Izieu un sont sans commune mesure avec les
visage, en retrouvant la photographie de archives allemandes, anglaises ou
chacun d'entre eux et en publiant américaines. D'autre part, dans les récits de
l'ensemble dans un album, généralisant cette presse ou les actualités
démarche à l'ensemble des enfants juifs cinématographiques, les rares images françaises se
déportés de France. trouvent la plupart du temps mélangées avec

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celles provenant de fonds étrangers, sans senhausen, Sachso (Paris, Minuit-Pion,


que la distinction soit clairement établie coll. « Terre humaine », 1982) présente un
entre les diverses sources. Il semblerait plus déporté qui n'a aucun lien avec le camp
logique de chercher d'abord du côté de dont il est question, puisqu'il s'agit d'un
ceux qui ont très tôt réfléchi à jeune Russe atteint de dysenterie à Da-
l'enregistrement audiovisuel de ce qui allait être donné chau. Il est vrai que ce cliché, réalisé par
à voir dans les camps, ainsi aux États-Unis Éric Schwab, est devenu une sorte d'icône
où cette démarche n'était pas séparée de de la concentration, sa valeur « esthétique »
celle tendant à filmer ou photographier la l'emportant alors sur sa valeur
guerre. Puis, fort de l'observation de cette documentaire. Comme le rappelle Chéroux, «
expérience - par exemple en Union réduites à des sortes de symboles de
soviétique, dont les opérateurs rapportèrent les l'horreur absolue, ces images se fondirent en
premières images des camps un immense répertoire de l'infamie
d'extermination - aborder alors la politique menée en visuelle dans lequel il suffisait de puiser pour
France. Du point de vue des outils illustrer les "horreurs des camps" ou la
d'analyse, des ouvrages de référence existent, "barbarie des nazis". En témoigne le
comme celui de Barbie Zelizer, qui numéro de L'Humanité du 24 avril 1945
comporte un précieux appareil de plus de 400 qui présente à sa une un article sur Bir-
notes présentant les sources et kenau avec une image de Bergen-Belsen
l'historiographie sur lesquelles s'appuie son analyse de légendée "Ohrdruf' » {Mémoire des camps,
la réception des images des camps op. cit., p. 15).
{Remembering to Forget. Holocaust Memory Ce rapport à l'archive est encore plus
through the Camera's Eye, Chicago et compliqué dans les deux principaux films
Londres, The University of Chicago Press, qui ont marqué la mémoire nationale, Nuit
1998). Enfin, il faut tenir compte de et Brouillard (Alain Resnais, 1955) et
l'expertise de professionnels comme Raye Farr Shoah (Claude Lanzmann, 1985). S'agis-
qui, avant d'être en charge des collections sant de Nuit et Brouillard, le bilan des
audiovisuelles du Musée de l'Holocauste recherches effectuées en vue du montage
de Washington, a travaillé pendant plus de se caractérise à la fois par le faible nombre
vingt ans comme documentaliste pour des d'archives - cinématographiques, en
séries télévisuelles sur la seconde guerre particulier - rassemblées (aucune archive
mondiale, sillonnant inlassablement les américaine), par leur caractère de seconde
centres d'archives européens et acquérant main (archives soviétiques conservées par
une connaissance des sources parfois bien les Polonais, archives britanniques
meilleure que les chercheurs de ces conservées en Hollande) et par leur absence de
différents pays. légendage précis x. Quant à Lanzmann, son
En France, à la Libération et depuis lors, œuvre s'est construite délibérément sur le
il y a donc eu une perte constante dans la refus de l'archive - non sur son ignorance,
transmission des images des camps. Aussi comme il l'explique dans l'entretien qu'il a
évidente que soit cette démarche pour accordé à propos de l'exposition « Mémoire
l'historien, la critique externe et interne des des camps » : « J'ai réalisé Shoah contre
documents n'a guère été appliquée en un toute archive. J'ai vu, pendant que je
domaine où, bien avant la fameuse vogue préparais Shoah, un film muet d'une minute
du « devoir de mémoire », l'exigence de tourné par un soldat allemand qui montre
vérité n'a pas toujours coïncidé avec la des juifs exécutés par des Einsatzgruppen.
volonté de porter témoignage. Il est ainsi Ce sont des images sans imagination ... Le
étonnant de constater que la photographie
choisie pour illustrer la couverture du livre 1. Ce dont Alain Resnais fut le premier à se plaindre. Lire
Christian Delage, - Les censures de Nuit et brouillard », à
publié par l'Amicale d'Oranienburg-Sach- paraître dans la revue Politix.

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vrai problème, dans cette histoire, est celui deux rencontres scientifiques : un
du statut de la photographie. Elle atteste colloque organisé par l'Impérial War Museum
quoi ? La question n'est pas celle du à Londres en avril dernier sous le titre
document, comme le pense Chéroux, mais celle « The Holocaust and the moving image :
de la vérité » (Le Monde, 19 janvier 2001, Film and television representations since
p. 29). Cette question, importante, n'a pas 1933 » (actes à paraître en 2002) et une
vraiment été abordée dans l'exposition, le journée d'études organisée à Paris le
commissaire étant avant tout préoccupé - 11 juin 2001 par l'INALCO, l'université de
encore une fois, à juste titre - par le travail Paris 8 et l'Institut d'histoire du temps
sur les sources. Devant ces documents trop présent (CNRS) sur « Les camps nazis : textes,
sollicités par les témoins - et, dans une images et représentations » (à paraître
certaine mesure aussi, par les historiens - également en 2002).
pour leur caractère symbolique ou leur
force visuelle, il convenait certes de faire Christian Delage
prévaloir une méthode propre à l'histoire
de la photographie. Mais l'étape suivante
reste encore à accomplir, qui permettrait
de ne pas faire de ces images des sources VOILÀ
en même temps que des objets d'étude
autonomes. Dans l'intention qui a prévalu « Voilà », au musée d'Art moderne de la
à leur réalisation comme dans le moment Ville de Paris, est une grande exposition sur
et le lieu de leur diffusion, d'autres la mémoire au 20e siècle qui renforce
paramètres entrent en ligne de compte. Il reste l'impression que tout est devenu, devient et
des questions liées au statut même de deviendra pièce d'archivé ou de musée. La
certaines images - que faire en effet d'une soixantaine d'ceuvres choisies par les
image de pendaison prise par les conservatrices Suzanne Page et Béatrice
bourreaux ? -, comme aux relations Parent et par les artistes Christian Boltanski
complexes avec les autres sources qui les et Bertrand Lavier, ne rassurent pas sur la
accompagnent, les équivalent ou les tendance à l'objectivation morbide de notre
supplantent - ainsi de la possibilité de croire temps où le chiffonnier a vite cédé la place
en la réalité de l'extermination pendant sa à l'informaticien et aux machines. Elles
mise en œuvre : quand on ne disposait rappellent que, chacun à leur façon, les artistes
que d'un texte, on réclamait des images ; ne cessent depuis quarante ans de prévenir
quand celles-ci étaient isolées de tout autre leurs contemporains du double mouvement
document, on cherchait une confirmation d'archivage (fabrication de fichiers, listes,
par le témoin ou par l'une des autorités inventaires, rayonnages, collections, CD-
saisies de l'information. À Nuremberg, on Rom) et de mémorisation.
scrutera le regard des accusés devant les Du point de vue de notre part de liberté
images des camps pour en saisir une à jouer le jeu ou non, la première pièce
possible reconnaissance de leurs crimes. présentée de Robert Filiou, « Eins, Un,
En permettant d'ouvrir un débat sortant One », jette une centaine de dés sur le sol,
des discours paresseux sur les images qui rouges, jaunes et bleus, de façon aléatoire,
« mentent » ou qui « manquent », « Mémoire sans grande marge de manœuvre : tous
des camps » s'inscrit pleinement dans le portent un seul chiffre, le 1. C'est dire que
développement actuel des études l'on sait vite que l'on ne sortira pas
historiques élargissant les sources et l'écriture guilleret du Musée d'art moderne de la
de la recherche à la production et à la Ville de Paris (là n'est d'ailleurs pas sa
réception des photographies et des films, réputation) : cette exposition qui prenait
comme en témoigne la tenue récente de place dans les commémorations de l'an

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