Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Investeşte în oameni!
LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
MODERNE
ET CONTEMPORAINE
Niculina IVANCIU
Specializarea FRANCEZĂ
Forma de învăţământ ID - semestrul II
2011
© 2011 Acest manual a fost elaborat în cadrul "Proiectului pentru
Învăţământul Rural", proiect co-finanţat de către Banca
Mondială, Guvernul României şi comunităţile locale.
ISBN 973-0-04103-2
Table des matières
Unité d’apprentissage
Titre Page
Introduction I
3. Les novateurs 31
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 3 31
3.1 Guillaume Apollinaire et ses recherches poétiques 32
3.2 Blaise Cendrars et ses modes d’écrire 37
I
Table des matières
Test d’autoévaluation 39
3.3 Jean Cocteau et la magie de la parole 39
3.4 Jean Giraudoux: entre fantaisie et tragédie 41
Clés du test d’autoévaluation 43
Test de contrôle 3 43
Références bibliographiques 44
Bibliographie 215
V
Table des matières
INTRODUCTION
VI
Table des matières
pièce de théâtre, les deux ouvrages étant représentatifs pour la
littérature du XXe siècle.
Bon travail !
VII
Repères historiques et culturels
Unité d’apprentissage 1
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 1 1
1.1 Aspects historiques et politiques du XXe siècle 2
1.2 Rayonnement de la France et influences étrangères 2
Test d’autoévaluation 4
1.3 La littérature jusqu’en 1940 5
1.4 La littérature depuis 1940 6
1.5 Littérature et beaux-arts 8
Clés du test d’autoévaluation 11
Test de contrôle 1 11
Références bibliographiques 12
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
• Relever la complexité du XXe siècle, due aux bouleversements historiques,
politiques, philosophiques et littéraires qui ont marqué le siècle, ainsi qu’à
l’abondance d’œuvres littéraires et artistiques.
• Faire la différence entre les auteurs qui continuent à se guider selon
l’esthétique réaliste du XIXe siècle et ceux qui renouvellent réellement
l’écriture.
• Expliquer la dynamique culturelle, en vertu de laquelle les influences se sont
manifestées en double direction: de la France vers l’étranger, et vice-versa.
• Saisir les correspondances entre la littérature et les arts (peinture, musique,
cinéma).
1
Repères historiques et culturels
2
Repères historiques et culturels
3
Repères historiques et culturels
formelles, etc.), est très bien accueilli en France. Le structuralisme
nouvelles
tendances devient une méthode d’analyse se proposant d’étudier les
structures formelles d’un système, ainsi que de trouver les réseaux
littéraires et
et les lois de fonctionnement qui régissent le système.
artistiques
L’anthropologie culturelle de Lévi-Strauss a remarquablement
illustré, en France, le structuralisme, auquel ce maître à penser lui
a donné la dimension d’un humanisme; cela veut dire qu’il applique
le concept de structure aux phénomènes humains (parenté, mode
de pensée, mythes), et il le fait dans des ouvrages tels que: Les
structures élémentaires de la parenté (1949), La pensée
sauvage (1962), Mythologiques (1964-1971), etc.
Parallèlement, l’absurde du Tchèque Franz Kafka, le monologue
intérieur de l’Irlandais James Joyce, les techniques des romanciers
américains (Steinbeck, Faulkner) ont marqué la pensée et la
littérature française; l’art abstrait doit beaucoup au Russe
Kandinsky (naturalisé allemand, puis français) ou au Suisse Paul
Klee; en musique, les œuvres du Russe Igor Stravinsky (naturalisé
français, puis américain) et de compositeurs allemands comme
Mahler ou Berg intéressent de manière particulière les créateurs
français.
Test d’autoévaluation
Réalisez ce test pour vérifier vos acquis relatifs aux nouvelles
données culturelles du XXe siècle. Comparez ensuite vos
réponses avec celles fournies dans la rubrique Clés du test
d’autoévaluation. Les espaces blancs vous permettent d’insérer
vos réponses.
4
Repères historiques et culturels
5
Repères historiques et culturels
Pour mémoire
Le roman de la première moitié du XXe siècle est caractérisé en principal par le
souci d’une interrogation sur l’homme, sur le sens de sa vie, sur les
conditionnements sociaux, sur la signification de l’engagement; c’est le cas chez
Gide, Malraux, Mauriac, Giraudoux ou Céline. Les écrivains font de la fiction
romanesque le lieu d’expérimentation d’un nouvel humanisme.
Cet humanisme est imprégné du sentiment des limites: limites de la connaissance
des êtres, de la compréhension du monde, du langage lui-même. Il s’agit en
particulier du roman qui devient l’espace des réflexions philosophiques. Sartre et
Camus sont très significatifs en ce sens. Les romans de Sartre, mais aussi ses
pièces de théâtre constituent d’ailleurs une expérimentation littéraire des théories
existentialistes. Camus, à son tour, s’interroge sur le sens du monde et la
responsabilité de l’homme. Ce type de roman garde la forme traditionnelle du récit
et se met au service d’une conception philosophique du monde.
Pour mémoire
Les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale se remarquent par une intense
remise en question. La découverte de l’univers concentrationnaire et les
interrogations idéologiques, philosophiques ou religieuses font naître de nouvelles
manières de se rapporter à l’homme et au monde. Parallèlement, la civilisation de
masse, qui accorde plus d’importance au groupe qu’à l’individu, ainsi que la société
de consommation conduisent au renouvellement de la littérature. Le nouveau roman
et le nouveau théâtre procèdent à une véritable déstructuration, les notions
traditionnelles semblant alors périmées: le personnage perd son identité, l’histoire se
réduit au minimum, les points spatio-temporels ne sont plus des repères du
vraisemblable, les narrateurs se multiplient, etc.
Mais, à part les tentatives de rénovation, on remarque, durant cette période, la
persistance en quelque sorte des récits de forme plus classique: la recherche des
résurgences mythologiques dans la réalité quotidienne chez Michel Tournier, la
quête de l’identité à travers un passé douloureux ou énigmatique dans les romans de
Patrick Modiano (né en 1945; Rue des boutiques obscures, Fleurs de ruine), etc.
Mentionnons aussi que les œuvres de cette époque insistent davantage sur
l’importance d’une lecture plurielle des univers créés, et un indice intéressant en ce
sens le constitue la prolifération des points de vue, chacun avec sa perception d’une
réalité en perpétuelle modification. De même, la création n’est plus l’apanage du
narrateur. Le lecteur réel est invité à changer de statut: de témoin, il devient
participant, créateur à son tour de l’histoire, co-inventeur d’après Michel Tournier.
8
Repères historiques et culturels
Rousseau est un peintre « naïf » qui compense par la
spontanéité et l’imagination les lacunes de sa technique; en
échange, Maurice Utrillo connaît les secrets de l’art et n’est
primitif que par la fraîcheur de sa vision.
Le futurisme exalte La géométrie cubiste ne satisfait pas les futuristes, qui veulent
la civilisation peindre le devenir et donner l’illusion du mouvement par la
urbaine; il est né juxtaposition d’images successives dans la durée. Le
en Italie autour du simultanéisme est illustré surtout par Robert Delaunay,
poète Marinetti qu’Apollinaire rangeait parmi ce qu’il a appelé les cubistes
(Manifeste du « orphiques ». C’est une des voies qui conduisent à l’art
futurisme, 1909) abstrait.
9
Repères historiques et culturels
10
Repères historiques et culturels
11
Repères historiques et culturels
Test de contrôle 1
Bon travail!
Références bibliographiques
Bersani (Jacques), Autrand (Michel), Lecarme (Jacques), Vercier (Bruno), La
littérature en France depuis 1945, Bordas, Paris, 1974
Brunel (Pierre) et al., Histoire de la littérature française. XIXe et XXe siècle,
Bordas, Paris, 1996
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Tadié (Jean-Yves), Le roman au XXe siècle, Pierre Belfond, Paris, 1990
12
Héritage du XIXe siècle
Unité d’apprentissage 2
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 2 13
2.1 Charles Baudelaire et la modernité poétique 14
Test d’autoévaluation 21
2.2 Arthur Rimbaud et l’alchimie du verbe 21
2.3 Le roman d’idées: Anatole France et Paul Bourget 26
Clés du test d’autoévaluation 29
Test de contrôle 2 29
Références bibliographiques 30
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests,
vous serez capable de:
• Expliquer une œuvre littéraire à partir des aspects qui l’ancrent dans son
époque, ainsi qu’à partir de ce qui la singularise et la rend ainsi susceptible
de préfigurer certaines tendances d’écriture.
• Distinguer le « je existentiel » (le poète réel) du « je poétique » (la voix
discursive).
• Saisir les différentes conceptions de l’acte créateur et les divers procédés
de leur mise en œuvre.
• Faire des commentaires littéraires et justifier les idées avancées.
13
Héritage du XIXe siècle
En savoir plus
Dans sa réflexion esthétique s’expriment ses refus du naturel et de l’utilitarisme,
ainsi que son admiration pour certains peintres, en particulier pour Delacroix (chef
de l’école romantique). Le poète est vu comme un déchiffreur de symboles et
découvreur d’un monde caché, « surnaturaliste ». Sa quête spirituelle se caractérise
par l’écartèlement entre Dieu et Satan, l’Idéal et le Spleen.
Les Fleurs du mal, mais aussi ses Petits poèmes en prose (publiés en édition
thume, 1869) et son œuvre critique (Curiosités esthétiques, 1860,
L’Art romantique, 1863) sont à la source de la sensibilité moderne.
14
Héritage du XIXe siècle
15
Héritage du XIXe siècle
18
Héritage du XIXe siècle
Pour mémoire
Baudelaire accorde une importance particulière au travail sur les mots: « Il y a
dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un
jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est pratiquer une sorte de
sorcellerie évocatoire. C’est alors que la couleur parle, comme une voix profonde
et vibrante (…) que le parfum provoque la pensée et le souvenir correspondants;
que la passion murmure ou rugit son langage éternellement semblable. »
(L’Art romantique, article sur Théophile Gautier)
19
Héritage du XIXe siècle
La poésie n’est plus un jeu de hasard, mais une sorcellerie
évocatoire, d’où sa fonction sacrée. La mission du poète sera
donc de traduire, de déchiffrer les secrets de Nature, de ses
« forêts de symboles ». Qu’est-ce qu’un « poëte », se
demande Baudelaire (L’Art romantique, article sur Victor
Hugo), « si ce n’est un traducteur, un déchiffreur ? (…) il n’y a
pas de métaphore, de comparaison ou d’épithète qui ne soit
une adaptation mathématiquement exacte dans la
circonstance actuelle, parce que ces comparaisons, ces
métaphores et ces épithètes sont puisées dans l’inépuisable
fonds de l’universelle analogie (…). »
20
Héritage du XIXe siècle
Test d’autoévaluation
Pour vérifier ce que vous avez retenu au sujet de la modernité
de l’oeuvre baudelairienne, il est utile pour vous de répondre aux
questions suivantes. Ensuite, comparez avec la rubrique Clés
du test d’autoévaluation.
21
Héritage du XIXe siècle
22
Héritage du XIXe siècle
Pour mémoire
L’ensemble des Illuminations est formé de quarante-trois poèmes en prose
juxtaposés, sans principe d’organisation, aux tonalités et formes variées: narrations
elliptiques (« Après le déluge », « Conte », « Aube » …), réminiscences lyriques
(« Vies », « Vagabonds », « Jeunesse »…), tableaux (« Les ponts »,
« Villes » …) ou hymnes ( « Antique », « Génie » …).
23
Héritage du XIXe siècle
24
Héritage du XIXe siècle
25
Héritage du XIXe siècle
l’évocation du particulier (du concret) par des termes abstraits
(généraux).
Rimbaud a une tendance prononcée à l’abstraction: « Aussitôt
que l’idée du Déluge se fut rassise » (« Après le Déluge »); ce
n’est pas le déluge mais l’idée de déluge, qui s’est rassise. Les
exclamations elles aussi sont faites souvent de noms abstraits:
« L’élégance, la science, la violence ! » (« Matinée d’ivresse »)
L’effet d’abstraction et d’immobilisation s’obtient aussi par
l’emploi de noms d’action à la place des verbes: le poème
« Génie » ne recourt pas aux verbes (dégager, briser, etc.), mais
évoque le « dégagement rêvé, le brisement de la grâce (…) »;
les pigeons ne s’envolent pas, mais un « envol de pigeons
écarlates tonne autour de ma pensée » (« Vies I »), etc.
Pour mémoire
Du référent clair mais dont on dit qu’il n’existe pas, on passe aux objets (lieux)
indéterminés, isolés les uns des autres, donnant l’impression d’irréalité. De
l’affirmation simultanée des contraires (genre « il est mort, il est vivant », « il est
présent, il est absent »), donc irreprésentable, on arrive à l’abstraction, qui interdit à
son tour la représentation, et à des phrases tout à fait incertaines, énigmatiques,
dont on ignore le référent ainsi que le sens.
Rimbaud a légué à la poésie du XXe siècle un langage « libéré de ses obligations
expressive et représentative, où l’initiative est réellement cédée aux mots (…). »
(T. Todorov)
26
Héritage du XIXe siècle
Essayiste, il étudie Le génie latin (1913); romancier, il fait revivre
Thaïs (1890), courtisane célèbre de l’Antiquité; dans Les Dieux
ont soif, il esquisse le portrait de Robespierre; il raconte à sa
manière La vie de Jeanne d’Arc (1908) et l’histoire du peuple
français jusqu’à l’affaire Dreyfus dans une allégorie qui s’appelle
L’Île des pingouins (1908).
Adversaire de la nouveauté, qu’elle se réclame du naturalisme
ou du symbolisme, l’écrivain défendra toujours un idéal classique
qui fait passer les exigences du goût avant le souci d’originalité.
L’idéal classique
Ses porte-parole sont des hommes de livres comme lui:
l’aimable érudit Sylvestre Bonnard (Le Crime de Sylvestre
Bonnard, 1881), l’abbé Jérôme Coignard (La Rôtisserie de la
reine Pédauque, 1892), le « bon maître » dont les opinions nous
rappellent les philosophes de l’époque des Lumières; M.
Bergeret, le personnage des quatre romans de la série
L’Histoire contemporaine (L’orme du mail, 1896; Le
mannequin d’osier, 1897; L’anneau d’améthyste, 1899; M.
Bergeret à Paris, 1901).
Pour mémoire
Le témoignage d’Anatole France
1897 c’est l’année où s’ouvre la campagne pour la révision du procès de Dreyfus,
officier français de confession israélite. Anatole France est l’un de ceux qui
soutiennent les efforts de Zola en ce sens. Dès lors, il va faire figure d’intellectuel de
gauche. Il défend la République, dénonce les tyrannies qui la menacent, et
s’exprime en faveur de la séparation de l’Église et de l’État. Il mêle à presque tous
ses écrits des préoccupations sociales.
Dans son récit Crainquebille (1902), il prend le parti des humbles. Ce marchand
des quatre-saisons a été injustement accusé d’avoir insulté l’autorité publique. Il est
condamné à quinze jours de prison et à une amende. Désormais les malheurs ne
quitteront plus Crainquebille. Sorti de prison, il voit ses clients se détourner de lui.
Pour oublier son infortune, il sombre dans la boisson. Enfin, accablé de misère, il
souhaite revenir en prison où il trouverait « le vivre et le couvert ». Afin d’y parvenir,
il insulte un agent, en lui disant, cette fois-ci de manière volontaire, « Mort aux
vaches ! » L’agent ne le prend pas au sérieux et l’invite à passer son chemin.
Mentionnons encore le roman Les Dieux ont soif (1914) dont l’action se déroule
sous la Terreur (instaurée par l’ « Incorruptible » Robespierre, 1758-1794). L’auteur
y peint le fanatisme du jeune peintre Évariste Gamelin, juré au tribunal
révolutionnaire; aux yeux de ce vertueux jacobin, pour que la Révolution fasse le
bonheur du genre humain, il faut exécuter tous les ennemis de la République.
Gardant l’illusion de son incorruptible pureté, il arrive à accepter la justice
expéditive, à condamner ainsi ses anciens amis et à confondre ses ennemis
personnels avec ceux de la patrie.
27
Héritage du XIXe siècle
28
Héritage du XIXe siècle
Test de contrôle 2
Pour réaliser ce test, il est utile de relire toute l’unité d’apprentissage 2. Faites
parvenir ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer sur la copie votre
nom, votre prénom et vos coordonnées. Vous êtes censé recevoir le test avec le
corrigé et le commentaire du tuteur.
Bon travail !
29
Héritage du XIXe siècle
Justifiez cette affirmation à partir de l’analyse d’un des écrits de l’auteur, que vous
choisissez vous-même (Monsieur Bergeret à Paris, Crainquebille, Les Dieux ont
soif, etc.).
Références bibliographies
Brunel (Pierre) et al., Histoire de la littérature française. XIXe et XXe siècle,
Bordas, Paris, 1996
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises, XXe siècle,
Hachette, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle, Bordas, Paris, 1988
Milner (Max), Pichois, (Claude), De Chateaubriand à Baudelaire (1820-1869),
Arthaud, Paris, 1985
Richard (Jean-Pierre), Poésie et profondeur, Seuil, Paris, 1955
Sabbah (Hélène) (sous la direction de), Littérature 1re. Textes et méthodes, Hatier,
Paris, 1996
Todorov (Tzvetan), Les genres du discours, Seuil, Paris, 1978
30
Les novateurs
Unité d’apprentissage 3
LES NOVATEURS
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 3 31
3.1 Guillaume Apollinaire et ses recherches poétiques 32
3.2 Blaise Cendrars et ses modes d’écrire 37
Test d’autoévaluation 39
3.3 Jean Cocteau et la magie de la parole 39
3.4 Jean Giraudoux: entre fantaisie et tragédie 41
Clés du test d’autoévaluation 43
Test de contrôle 3 43
Références bibliographiques 44
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
proposés, vous serez capable de:
• Expliquer les renouvellements survenus dans la première moitié du XXe
siècle, en particulier dans le domaine de la poésie et du théâtre.
• Repérer les indices textuels annonciateurs du mouvement surréaliste.
• Reconnaître les sources dans lesquelles les œuvres littéraires puisent et
les usages qu’elles en font.
• Interpréter les correspondances entre différents modes de création
artistique (poésie, peinture, cinéma).
31
Les novateurs
Pour mémoire
Le poème « Le Pont Mirabeau », qui est son Lac, comporte des strophes séparées
par un refrain. Chaque strophe est constituée de trois décasyllabes sans césure
fixe; mais les quatre premières syllabes du second vers sont isolées par un artifice
typographique. Les deux vers du refrain sont coupés après la quatrième syllabe.
La modernité du poème se fait voir dans l’absence de la ponctuation, dans la
suppression des repères logiques, dans une certaine imprécision des images et des
termes. Parallèlement, cette pièce, par son vocabulaire simple, ses mots familiers,
ses négligences volontaires, les répétitions, la présence d’un refrain et l’unité de
sentiment, créée par les sonorités, les rimes féminines, se rattache à une tradition
poétique allant des chansons de toile du Moyen Age jusqu’au romantisme et Paul
Verlaine (1844-1896).
« Le Pont Mirabeau », poème de la fluidité, développe les
thèmes de l’amour, du souvenir, du temps bien sûr, ou de la
nature.
« Sous le pont Mirabeau coule la Seine L’amour s’en va comme cette eau
Et nos amours courante
Faut-il qu’il m’en souvienne L’amour s’en va
La joie venait toujours après la peine Comme la vie est lente
Vienne la nuit sonne l’heure Et comme l’Espérance est violente
Les jours s’en vont je demeure Vienne la nuit sonne l’heure
Les mains dans les mains restons face à Les jours s’en vont je demeure
face Passent les jours et passent les
Tandis que sous semaines
Le pont de nos bras passe Ni temps passé
Des éternels regards l’onde si lasse Ni les amours reviennent
Vienne la nuit sonne l’heure Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Les jours s’en vont je demeure Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure »
32
Les novateurs
33
Les novateurs
34
Les novateurs
Pour mémoire
Apollinaire n’est pas un pur négateur. Il encourage les expériences littéraires
hasardeuses, en s’engageant lui-même dans un combat « aux frontières de l’illimité
et de l’avenir », comme il l’affirme dans le dernier poème de Calligrammes, « La
Jolie Rousse » – son testament poétique:
« Nous qui quêtons partout l’aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons nous donner de vastes et d’étranges domaines
Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité (…)
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l’illimité et de l’avenir
Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés »
36
Les novateurs
Tirésias: devin Quelques mots sur le drame Les Mamelles de Tirésias (1917):
aveugle de il a été d’abord conçu comme « surnaturaliste », puis il a été
Thèbes; son qualifié de « surréaliste », mais il peut être également interprété
tombeau, dans comme une farce d’actualité.
l’Antiquité, était le L’absurdité et les effets trop gros y demeurent dans la tradition
siège d’un oracle d’Alfred Jarry (1873-1907), l’un des ancêtres du surréalisme et
réputé créateur du personnage d’Ubu de ses comédies burlesques
Ubu roi, Ubu enchaîné, Ubu sur la butte.
Pour mémoire
Le simultanéisme poétique
Tout comme « Zone » d’Apollinaire, « Les Pâques à New York », mais aussi les
effets recherchés dans la présentation de « La Prose du Transsibérien et de la
Petite Jehanne de France », publiée l’année suivante (1913), appartiennent à ce
qu’on a appelé la poésie « cubiste », en correspondance avec l’esthétique
élaborée par les peintres. « La Prose du Transsibérien… », version poétique des
premières errances du poète, comporte quatre cents formules de rimes et de
rythmes inégaux, dont le ton est tantôt lyrique, tantôt épique, selon la nature du
37
Les novateurs
sujet. Cendrars y revit un voyage de Mandchourie, en compagnie de la petite
Jehanne de France – « Je suis en route avec la petite Jehanne de France » -, une
fille de Montmartre dont le cœur est resté pur.
Fait de notations à l’état brut, des images fulgurantes et hétéroclites, le texte
enregistre simultanéités et coïncidences insolites, annonçant par là le surréalisme.
C’est un poème ferroviaire où le train, pareil à la caméra du cinéaste, devient le
point de vue mobile qui entraîne dans son rythme haletant un flot d’images, de
souvenirs et de sentiments. L’édition originale était présentée sous la forme d’un
dépliant long de deux mètres et offrait une bande de « couleurs simultanées ». Ces
couleurs débordent sur le texte formé de divers groupements typographiques.
L’ensemble tend à une symphonie et nous rappelle, par le rythme de la roue de
locomotive, la musique d’Honegger ( Pacific 231 ).
En savoir plus
Cendrars explore également les possibilités offertes par le langage du cinéma, vu
comme une des techniques du voyage aux pays de l’insolite. Dans « La Prose du
Transsibérien… », la notation à l’état brut des images rapides et hétéroclites
s’inscrivant sur la rétine et dans la mémoire du voyageur, qui a déchiffré « tous les
textes confus des roues », élimine les éléments statiques de l’écriture justement par
la création d’un rythme cinématographique plutôt que proprement littéraire.
Mais cette liaison organique entre poésie et cinéma trouvera son achèvement dans
les écrits de Cocteau.
38
Les novateurs
Test d’autoévaluation
39
Les novateurs
magie] informes; / Des ruses de la mort la trahison m’informe;/
J’ai fait voir en versant mon encre bleue en eux, / Des
fantômes soudain devenus arbres bleus. / Dire que l’entreprise
est simple ou sans danger / Serait fou. Déranger les anges ! /
Découvrir le hasard apprenant à tricher / Et des statues en
train d’essayer de marcher. »
40
Les novateurs
En savoir plus
Dans la pièce Électre de Giraudoux, Agamemnon, le roi d’Argos, est mort dans des
circonstances étranges. Clytemnestre s’empare du pouvoir en compagnie d’Egisthe.
Son fils, Oreste, est envoyé hors du pays, tandis que sa fille Électre reste à Argos.
Plusieurs années s’écoulent dans le calme et l’oubli. Égisthe, régent d’Argos, ne
pense plus qu’à faire régner la justice sur la ville. Électre, hantée par la mort de son
père, éprouve de la haine contre sa mère et contre Égisthe. Le retour inespéré de
son frère, qui réussit à s’évader de sa terre d’exil, amène la jeune fille à rechercher la
vérité. Elle harcèle de questions Clytemnestre et Égisthe. Ce dernier demande un
délai pour sauver la ville assiégée par les Corinthiens. Mais Électre veut que la
lumière soit faite sur-le-champ. Désespérée, Clytemnestre avoue enfin le dégoût que
lui inspirait son mari Agamemnon. Un mendiant, philosophe et visionnaire, relate en
détail comment le roi est mort. Son récit dévoile la culpabilité de Clytemnestre et
d’Égisthe. Éclairée, Électre encourage son frère, qui frappe les assassins. Entre
temps, les Corinthiens assiègent la ville d’Argos et massacrent ses habitants. La
ville, complice des régicides, meurt, mais Électre sait qu’un jour elle renaîtra, purifiée.
42
Les novateurs
Test de contrôle 3
Réalisez ce test pour valider vos acquis liés aux innovations apportées par les
écrivains présentés dans l’unité d’apprentissage 3. Faites parvenir ce test à votre
tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos
coordonnées sur la copie. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le
commentaire du tuteur.
Bon courage !
43
Les novateurs
3) Faites voir, dans La Machine infernale de Cocteau, les aspects qui distinguent
cette pièce de son modèle grec. A cet effet, réemployez les repères de 3.3.
Références bibliographiques
Berton (Jean-Claude), Histoire de la littérature et des idées en France au XXe
siècle, Hatier, Paris, 1983
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises. XXe siècle,
Hachette, Paris, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Raymond (Marcel), De Baudelaire au surréalisme, Éditions R.-A. Corrêa, 1933
44
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
Unité d’apprentissage 4
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 4 45
4.1 À la recherche du temps perdu: entre mémoire et imagination 46
4.2 Les mondes proustiens 50
Test d’autoévaluation 52
4.3 Techniques narratives proustiennes 53
4.4 André Gide et la mise en doute du genre romanesque 55
Clés du test d’autoévaluation 58
Test de contrôle 4 58
Références bibliographiques 59
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
• Comprendre la manière dont les deux romanciers marquants de la
première moitié du XXe siècle se rapportent à l’esthétique réaliste, héritage
du siècle antérieur.
• Distinguer la « réalité de l’objet » de la « réalité du désir » à partir de
l’œuvre proustienne.
• Saisir la part de la mémoire et la part de l’imaginaire dans la création
romanesque.
• Identifier une nouvelle vision du roman, selon laquelle celui-ci comporte
non seulement un récit, mais aussi des réflexions sur l’élaboration du récit
même.
45
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
46
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
En savoir plus
Le narrateur essaie de remonter à la source de sa joie. Il sent en lui quelque
chose qui voudrait s’élever; il éprouve la résistance, entend la rumeur des
distances traversées. Et, tout d’un coup, le souvenir visuel lié à cette saveur
apparaît à la surface de la conscience: « Ce goût, c’était celui du petit morceau de
madeleine que le dimanche matin à Combray (…) ma tante Léonie m’offrait après
l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. (…) Et dès que j’eus reconnu
le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante
(…), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un
décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon (…) qu’on avait construit pour mes
parents (…); et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous
les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des
courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. (…) maintenant toutes
les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann (…), et les bonnes gens
du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela
qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. » (c’est
nous qui soulignons)
47
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
Dans le dernier volume (Le Temps retrouvé), le narrateur
reconnaît enfin sa vocation: retrouver, par les souvenirs, son
passé transformé en acte créateur. Par l’acte créateur, il se
libère de l’ordre du temps: « (…) au vrai, l’être qui alors goûtait
en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun
dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-
temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces
identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le
seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-
dire en dehors du temps. »
En savoir plus
Lorsque Marcel vit par avance son voyage en Italie, il crée toute une fiction dont la
base est le nom des villes inconnues. Ainsi, Parme apparaît comme quelque chose
de compact, lisse, mauve, doux: cette image est l’effet de la lecture du roman de
Stendhal (La Chartreuse de Parme); elle est aussi déclenchée par le parfum des
violettes. Cependant, la ville réelle lui provoque une profonde déception. Proust
développe d’ailleurs toute une esthétique des noms, centrée sur leur sonorité. La
dernière partie du roman Du côté de chez Swann s’appelle « Noms de pays: le
nom ». Dans le roman suivant lui correspond la partie intitulée « Noms de pays: le
pays ». Par là est soulignée la démarche qui part du nom pour aboutir au réel.
49
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
existentiel, le sépare (l’isole) du monde et le stylise en objet
artistique (en tableau).
Idées à retenir
Similitudes et différences entre Combray et les salons mondains
La structure de Combray paraît similaire à celle des salons mondains: c’est la même
vision circulaire, la même cohésion interne consacrée par des gestes et des paroles
rituels. Le salon Verdurin est plus qu’un lieu de réunion: c’est une manière de voir,
de sentir et de juger. Il rejette tout ce qui menace son unité spirituelle. Le salon est
lui aussi une culture fermée et possède une fonction éliminatrice pareille à celle de
Combray.
Mais il y a également des différences entre les deux univers. L’unité spirituelle du
salon a quelque chose de rigide que Combray n’a pas. Cette différence, remarque
R.Girard, se fait voir surtout au niveau des images religieuses qui expriment cette
unité. Les images qui décrivent Combray et son régime patriarcal appartiennent en
général aux religions primitives (à l’Ancien Testament et au christianisme médiéval).
L’atmosphère évoque celle « des sociétés jeunes où fleurit la littérature épique, où
la foi religieuse est vigoureuse et naïve, où les étrangers sont toujours des barbares
mais ne sont jamais haïs. » (R.Girard) En échange, dans le salon Verdurin, les
thèmes dominants sont les thèmes de l’Inquisition et de la chasse aux sorcières,
traduisant la dictature que ce salon privilégie .
50
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
Pour mémoire
La société créée par l’univers de Proust, à la différence de celle balzacienne, se
limite à la famille du narrateur et à ses relations mondaines. Témoignage sur une
étroite frange de la société française au début du XXe siècle, l’ensemble
romanesque de Proust est en principal l’histoire de la découverte du monde par le
narrateur. Il pénètre dans la société mondaine idéalisée par ses rêves d’enfant,
mais il ne reste pas longtemps dupe de l’élégance des toilettes ou des raffinements
de politesse. Le narrateur passe de l’admiration à l’observation des gens du monde,
dont la manière de raconter « était révélatrice, précise-t-il, de leur caractère ou de
leurs ridicules. »
D’autre part, la société des mondains comporte certaines règles. Ainsi, on ne peut
faire partie du « petit clan » de Mme Verdurin que si l’on partage son hypocrisie et
ses préjugés. Notons également que la haute bourgeoisie guindée, pédante, n’a
pas accès aux salons où les nobles offrent le spectacle d’une politesse exquise
alliée à une futilité et à une ignorance surprenantes. Mais le temps apporte avec lui
des métamorphoses existentielles intéressantes. Mme Verdurin devient princesse
de Guermantes, alors que le baron Charlus, issu d’une famille très ancienne,
sombre dans une débauche dégradante.
La dialectique du maître et de l’esclave régit non seulement les rapports entre les
individus, mais aussi les rapports entre les collectivités: le salon Verdurin et le salon
Guermantes luttent secrètement pour la maîtrise mondaine. Mais cette maîtrise se
révèle vide et abstraite. La bourgeoise Mme Verdurin, éprise officiellement d’art, ne
rêve en fait que d’aristocratie, alors que l’aristocrate Mme de Guermantes aspire à
la gloire littéraire (artistique). Et les lois romanesques exigent un double
renversement: Mme Verdurin finit dans l’hôtel du prince de Guermantes (elle
épouse le prince et passe ainsi dans le camp de ses adversaires), tandis que la
duchesse abuse de sa puissance et gaspille son prestige.
51
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
Test d’autoévaluation
52
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
53
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
dégoût pour le milieu Guermantes. Il n’y a rien, ni dans sa
conduite ni dans sa conscience, qui démente cette prétention.
Elle ne peut avouer aux autres, ni à elle-même, qu’elle désire
être reçue chez les Guermantes. L’hypocrisie lucide de Julien
Sorel (Stendhal) cède la place à une hypocrisie quasi instinctive
que Sartre a nommée « mauvaise foi ».
Points de vue
Comment situer À la recherche du temps perdu dans l’histoire du genre
romanesque?
On a avancé que ce roman appartiendrait à la génération symboliste, mais Proust a
refusé le symbolisme; il considère que les œuvres purement symboliques risquent
de manquer de vie et, par là, de profondeur. D’autre part, dans Le Temps retrouvé,
le narrateur n’embrasse ni le réalisme ni le roman d’idées (le roman de
raisonnement et de théories).
Comme le note Gaëtan Picon, pour la première fois, est écrit un roman « dont
l’histoire se réduit à démontrer qu’il était possible de l’écrire ». La fiction
romanesque n’y a plus la priorité, étant soumise à une vision poétique de la réalité.
Si le roman proustien est héritier d’une tradition (on y trouve un écho de La
Comédie humaine ou des Fleurs du Mal), il est en même temps un précurseur
54
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
puisqu’il annonce une interrogation sur le roman qui est celle des écrivains de la
seconde moitié du XXe siècle.
• Paludes, 1895
• Les Nourritures terrestres, 1897
• L’Immoraliste, 1902
• La Porte étroite, 1909
• Les Caves du Vatican, 1914
• La Symphonie pastorale, 1919
• Si le grain ne meurt, 1920
• Les Faux-Monnayeurs, 1925
• Journal (1899-1939), 1939
• Pages de Journal (1939-1942), 1942
• Journal (1942-1949), 1949
55
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
concrète du monde. De même, considérant que l’univers
romanesque est un lieu de caractères, l’écrivain le ramène à
« ce qui s’inscrit en deçà des événements », le confond avec le
domaine de la vie consciente (où sentiments et idées ont leurs
aventures) et avec une durée qu’il cherche à saisir dans sa
fluidité, ses simultanéités et son élan vers l’avenir.
56
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
Comme Gide l’écrit dès 1893 : « J’aime assez qu’en une œuvre
d’art on retrouve (…) transposé, à l’échelle des personnages, le
sujet même de cette œuvre. » Il pensait ainsi, à la suite du peintre
espagnol Vélasquez (1599-1660), entre autres, à un artifice
pictural par lequel l’artiste réalise la réflexion sur la petite surface
d’un objet représenté (tel un miroir) de toute la scène qu’il peint
sur sa toile.
Le procédé n’est pas absent de L’Immoraliste, mais c’est dans
Les Faux-Monnayeurs, roman dans le roman, que l’auteur
applique pleinement cette technique; elle est comparable au
procédé du blason « qui consiste, dans le premier, à en mettre un
second en abyme ». Comme l’abyme est le centre de l’écu, c’est
au cœur du livre qu’Edouard parle de son propre roman et en fait
la théorie.
Atelier de lecture
Voici un extrait du roman qui fait apparaître sa dimension théorique.
« Mon roman n’a pas de sujet, reconnaît Edouard. Oui, je sais bien, ça a l’air
stupide ce que je dis là. Mettons si vous préférez [il s’adresse à Sophroniska,
médecin du petit Boris qu’elle soigne par la méthode psychanalytique] qu’il n’y
aura pas un sujet… ‘Une tranche de vie’, disait l’école naturaliste. Le grand défaut
de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens; dans le
sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour
moi, je voudrais ne pas couper du tout. (…) je voudrais tout y faire entrer, dans ce
roman. (…) ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres
et la mienne… (…) Ce que je veux, c’est présenter d’une part la réalité, présenter
d’autre part cet effort pour la styliser (…) Pour obtenir cet effet, suivez-moi,
j’invente un personnage de romancier, que je pose en figure centrale; et le sujet
du livre, si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et
ce que, lui, prétend en faire. (…)
- Et le plan de ce livre est fait ? demanda Sophroniska, en tâchant de reprendre
son sérieux.
- Naturellement pas. (…) Vous devriez comprendre qu’un plan (…) est
essentiellement inadmissible. Tout y serait faussé si j’y décidais rien par avance.
J’attends que la réalité me le dicte.
- Mais je croyais que vous vouliez vous écarter de la réalité.
- Mon romancier voudra s’en écarter; mais moi je l’y ramènerai sans cesse. À vrai
dire, ce sera là le sujet: la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité
idéale. »
À la question si le livre est avancé, Edouard avoue ne pas avoir encore écrit une
ligne. Mais il y a déjà beaucoup travaillé: « J’y pense chaque jour et sans cesse.
J’y travaille d’une façon très curieuse (…): sur un carnet, je note au jour le jour
l’état de ce roman dans mon esprit; oui, c’est une sorte de journal que je tiens (…).
C’est-à-dire qu’au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu’elle se propose,
chaque difficulté (…), je l’expose, je l’étudie. Si vous voulez, ce carnet contient la
critique continue de mon roman; ou mieux: du roman en général. (…) si nous
avions le journal de L’Éducation sentimentale, ou des Frères Karamazov !
l’histoire de l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus
intéressant que l’œuvre elle-même… »
57
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
Test de contrôle 4
Réalisez ce test pour valider vos connaissances des œuvres de Proust et de Gide,
ainsi que de leur conception nouvelle du roman. Faites parvenir ce test à votre
tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos
coordonnées sur la copie. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le
commentaire du tuteur.
Bon courage !
1) Faites une comparaison entre la culture (croyances, valeurs, « dieux ») de la
famille du narrateur et le salon Verdurin (Proust, Du côté de chez Swann).
(14 lignes, trois points)
2) Dans l’univers proustien, il faut rêver avant de connaître. Justifiez cette
affirmation, en tirant vos arguments du dernier volet, « Noms de pays: le nom »,
du roman Du côté de chez Swann.
(12 lignes, deux points)
58
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
Références bibliographiques
Bersani (Jacques), Les critiques de notre temps et Proust, Garnier, Paris, 1971
Girard (René), Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Paris, 1961
Poulet (Georges), La pensée indéterminée. Du Romantisme au XXe siècle, PUF,
Paris, 1987
Richard (Jean-Pierre), Proust et le monde sensible, Seuil, Paris, 1972
59
La poétique de Claudel et de Valéry
Unité d’apprentissage 5
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 5 60
5.1 Unité de structure et diversité chez Claudel 61
5.2 Le lyrisme de Claudel 61
5.3 Le théâtre claudélien 63
Test d’autoévaluation 65
5.4 L’homme de l’esprit dans l’univers de Paul Valéry 65
5.5 La poésie de Valéry: théorie et pratique 67
Clés du test d’autoévaluation 72
Test de contrôle 5 72
Références bibliographiques 73
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
• Faire des rapprochements entre les innovations poétiques du XIXe siècle
et les tendances littéraires de la première moitié du XXe siècle.
• Interpréter les particularités de l’écriture de Claudel.
• Comprendre le mécanisme de la création poétique selon Valéry.
• Saisir les aspects philosophiques de l’œuvre de Valéry.
60
La poétique de Claudel et de Valéry
Pour mémoire
L’œuvre poétique majeure de Claudel est constituée par les Cinq Grandes Odes
(1904-1908-1910). Elles mettent au point la technique du verset et traduisent
l’itinéraire spirituel du poète dans le langage du rythme et des images. Les sources
d’inspiration de Claudel sont diverses: la Bible, bien sûr, mais aussi, entre autres, le
poète grec Pindare.
Son art poétique se fonde sur la foi; la découverte de Dieu s’accompagne de la
découverte des pouvoirs du poète: comme Adam (la Genèse) qui, en nommant les
animaux, continue la Création divine, le poète nomme le monde afin de répondre à
sa vocation: celle de continuer à son tour la Création.
63
La poétique de Claudel et de Valéry
plus grande, du monde spirituel.
Le premier acte de la pièce s’était ouvert sur le partage de midi:
la cloche sur le paquebot, qui se dirigeait vers la Chine, égrenait
les douze coups du milieu du jour; juste à ce moment-là, Ysé et
Mésa ont eu la révélation de leur amour mutuel. Mais ce partage
correspond au péché et au crime.
Le partage de minuit du dernier acte symbolise la frontière de la
mort que les deux protagonistes ont atteinte, et il leur permettra
de se retrouver dans leur vérité essentielle. Tout attrait charnel y
est dépassé; « le vent de la Mort » fait des « grands cheveux
déchaînés » d’Ysé le signe, non plus d’une vaine et dangereuse
jeunesse, mais d’un adieu et d’un espoir par-delà la mort. Après
la séparation et la solitude dans l’expiation, vient, pour Mésa,
l’épanouissement en Dieu. Il prie Ysé de se souvenir du signe –
« Souviens-toi, souviens-toi du signe ! » -: ce n’est pas le signe
sentimental des « cheveux dans la tempête » ou du « petit
mouchoir », mais le signe mystique de « la forte flamme
fulminante »; cette « flamme » fait penser à l’explosion de la
bombe, qu’on attend, et qui symbolise la fusion en Dieu par
l’anéantissement de la chair. L’allitération en f (« forte flamme
fulminante »), ainsi que les expressions « le grand mâle »,
l’« homme », « la splendeur de l’Août » traduisent l’entrée
résolue de Mésa dans la mort qui rendra possible la suprême
transfiguration, celle de l’Esprit, se réalisant dans la plénitude
divine, comparable à la plénitude de midi.
Pour mémoire
Le thème du tragique cheminement de la rédemption par la grâce, à travers le
péché, occupe encore une place centrale dans L’Annonce faite à Marie et dans
Le Soulier de satin, même s’il y est intégré à des drames plus vastes. Le
Soulier de satin, par exemple, constitue une immense fresque baroque, tour à
tour épique, dramatique et bouffonne, dont la scène « est le monde », selon la
formule de Jean-Louis Barrault, le metteur en scène de la pièce (jouée à la
Comédie-Française); « toute une population universelle y contribue avec
lyrisme, farce, désordre, envolées, joie, folies (…). »
Test d’autoévaluation
Pour exercer vos connaissances liées à la poétique de Claudel, il
est utile pour vous de répondre aux questions suivantes. Pour
vérifier vos réponses, consultez la rubrique Clés du test
d’autoévaluation.
En savoir plus
Le personnage de Valéry, Monsieur Teste, du texte La Soirée avec M. Teste
(1896), dans lequel certains critiques ont vu un reflet narcissique de l’auteur, est
« une sorte d’animal intellectuel », un de ces « monstres d’intelligence et de
conscience de soi-même » qui représentaient alors son idéal. M. Teste n’attache de
prix qu’à l’intellect. Par « dressage accompli et habitude devenue nature », il est
parvenu à se rendre maître de sa mémoire et des opérations de son esprit. Selon le
portrait brossé par le narrateur: « Il était l’être absorbé dans sa variation, celui qui se
livre tout entier à la discipline effrayante de l’esprit libre, et qui fait tuer ses joies par
ses joies, la plus faible par la plus forte, - la plus douce, la temporelle, celle de
l’instant et de l’heure commencée, par la fondamentale – par l’espoir de la
fondamentale. Et je sentais qu’il était le maître de sa pensée (…). »
Parfaitement maître de sa pensée et de ses émotions, M. Teste s’est constitué un
langage d’une précision rigoureuse; il ne disait jamais rien de vague. « Je l’ai
entendu, précise le narrateur, désigner un objet matériel par un groupe de mots
abstraits et de noms propres »; cette précision nous rappelle les observations de
Valéry de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci: « La plupart des gens
(…) voient par l’intellect bien plus souvent que par les yeux. Au lieu d’espaces
colorés, ils prennent connaissance de concepts. Une forme cubique, blanchâtre, en
hauteur, et trouée de reflets de vitres est immédiatement une maison, pour eux: La
Maison ! »
Un tel pouvoir intellectuel pourrait être redoutable: « Si cet homme [M. Teste] avait
changé l’objet de ses méditations fermées, s’il eût tourné contre le monde la
puissance (…) de son esprit, rien ne lui eût résisté. » Mais il lui suffit de parfaire sa
66
La poétique de Claudel et de Valéry
connaissance de l’intellect et de ménager ses virtualités. Il peut tout, c’est pourquoi
il se contente de ne rien faire.
On pourrait signaler une certaine parenté entre l’auteur et son personnage: passion
pour l’introspection et la culture de l’intellect, curiosité pour la genèse des œuvres et
le problème de la conscience de soi, prédilection pour la rigueur de la pensée et du
langage.
Pour mémoire
Après Baudelaire et Mallarmé, Valéry veut débarrasser la poésie des éléments
impurs, qui appartiennent à la prose. La poésie est « un langage dans le langage »,
déclare-t-il dans un article sur Baudelaire (« Situation de Baudelaire ») du groupe
Études littéraires (Variété): « Le poète se consacre et se consume (…) à définir et
à construire un langage dans le langage; et son opération (…) qui demande les
qualités les plus diverses de l’esprit, et qui jamais n’est achevée comme jamais elle
n’est exactement possible, tend à constituer le discours d’un être plus pur, plus
puissant et plus profond dans ses pensées, plus intense dans sa vie, plus élégant et
plus heureux dans sa parole que n’importe quelle personne réelle. Cette parole
extraordinaire se fait connaître et reconnaître par le rythme et les harmonies qui la
soutiennent et qui doivent être si intimement, et même si mystérieusement liés à sa
génération, que le son et le sens ne se puissent plus séparer et se répondront
indéfiniment dans la mémoire. »
Valéry ne tourne pas le dos à l’inspiration, mais être « inspiré » ne suffit pas pour
être poète. Les « instants divins ne construisent pas un poème », la poésie étant le
fruit d’un travail conscient, patient et obstiné. Valéry souligne la noblesse de la
création volontaire. Il passe lui-même pour le poète fabricateur, soucieux de
maîtriser les techniques de son art.
71
La poétique de Claudel et de Valéry
Idées à retenir
La poésie de la connaissance, comme celle de Valéry, ne peut naître qu’aux points
de tangence de l’esprit et des choses, du conscient et de l’inconscient, du rationnel
et de l’irrationnel. De telles rencontres sont difficiles, étant donné la prédilection de
Valéry pour l’attitude pure. Si elles se sont pourtant produites, c’est qu’il a parfois
« tenté de vivre », de s’oublier. Il lui est arrivé, comme à la jeune Parque, de ne pas
s’enfermer dans le monde de l’hyperconscience: « Bienheureux abandon »,
apprécie Marcel Raymond, « grâce auquel sa poésie a pu mûrir, comme le fruit d’un
accord magnifique et paradoxal entre un penseur et un poète (…), le penseur ne se
plaisant qu’à comprendre et le poète ne prisant la poésie que dans la mesure où
elle atteint l’être tout entier, sans viser d’abord à être comprise. »
1) L’idée du surnaturel.
Test de contrôle 5
Effectuez ce test pour valider vos connaissances acquises dans cette unité, se
référant à la poétique de Paul Claudel et de Paul Valéry. Faites parvenir ce test à
votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos
coordonnées sur la copie. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le
commentaire du tuteur.
Bon courage !
72
La poétique de Claudel et de Valéry
4) Le jeu raffiné de la poésie de Valéry balance entre « il faut tenter de vivre » (Le
Cimetière marin) et « la tentation de l’esprit » (La jeune Parque) sans proposer
aucun salut. Rédigez un texte qui justifie cette affirmation.
(16 lignes, trois points)
Références bibliographiques
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises, XXe siècle,
Hachette, Paris, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Raymond (Marcel), De Baudelaire au surréalisme, Corti, Paris, 1969
73
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
Unité d’apprentissage 6
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 6 74
6.1 Le mouvement Dada 75
6.2 Le surréalisme et son aventure poétique 77
6.3 Les représentants du groupe surréaliste 78
Test d’autoévaluation 81
6.4 Au-delà du surréalisme 81
Clés du test d’autoévaluation 87
Test de contrôle 6 87
Références bibliographiques 88
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capables de:
74
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
Le poète d’origine
Dada conduit vite à une négation totale. Dans son Manifeste
roumaine Tristan
dada (1918), T.Tzara s’attaque aux sources mêmes de la
Tzara fonde, en pensée et du langage: « Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux
1916, un
de l’organisation sociale: démoraliser partout et jeter la main du
mouvement
ciel en enfer, les yeux de l’enfer au ciel, rétablir la roue féconde
littéraire de type
d’un cirque universel dans les puissances réelles et la fantaisie
anarchiste,
de chaque individu. » À travers cette entreprise violente et
baptisé Dada. Ce anarchique, il espère atteindre l’authentique brut, désormais
mouvement vise
matière et forme de la poésie.
la destruction de L’œuvre de Tzara reste le meilleur témoignage de cette
toutes les valeurs
entreprise qui prétend être positive par les « révélations » qu’elle
et la
provoque: « Liberté: DADA, DADA, DADA, hurlement des
désagrégation du
couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les
langage; il a contradictions, des grotesques, des inconséquences: LA VIE. »
préparé le terrain (Manifeste dada)
du surréalisme.
En savoir plus
La revue du mouvement prend pour titre: « La Révolution surréaliste ».Cette
« révolution » vise à atteindre une réalité supérieure, une surréalité, qui fournit la
matière d’une vraie connaissance du monde mental. Les surréalistes rejettent par
là toutes les règles qu’on voulait leur imposer au nom d’un idéal d’ordre et de
beauté. Valéry et Claudel, leurs aînés de trente ans, leur semblent avoir fondé
leurs œuvres sur beaucoup de préjugés et de conformismes. Ainsi, Valéry, nourri
d’hellénisme, résume en lui les raffinements d’une culture que les surréalistes
refusent. Ils n’acceptent pas Claudel non plus à cause de son conformisme
bourgeois; à leurs yeux, être ambassadeur de France et poète ne pouvaient pas
aller ensemble.
Pour ces aventuriers de l’esprit, l’activité poétique est un moyen de reconquérir
une liberté perdue. La création artistique leur donne l’occasion d’explorer les
régions obscures de la conscience où se trouvent les vrais mobiles qui font agir
l’être humain.
77
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
78
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
Pour mémoire
En 1941, Le Crève-Cœur, inspiré par la guerre, l’exode et l’armistice de 1940,
connaît un succès de librairie exceptionnel pour un recueil de poèmes. Ce recueil
sera suivi par d’autres: Cantique à Elsa (1942), Les Yeux d’Elsa (1942), Le
Musée Grévin (1943), Je te salue, ma France (1944). Après 1945, il a publié
d’autres poèmes, tels que Le Fou d’Elsa (1963), Les Adieux et autres poèmes
(1982). Parallèlement, Aragon continue sa carrière de romancier. En 1958, il publie
La Semaine Sainte, qui restitue la semaine de 1815 ouvrant les Cent Jours. En
1965, Aragon publie La Mise à mort, roman qui repose sur le problème de la
personnalité – problème éclairé par la psychanalyse moderne. Deux ans plus tard
(1967), paraît Blanche ou l’Oubli, où Aragon rassemble des procédés qui le
rapprochent du « nouveau roman » (la juxtaposition d’instantanés, de versions
divergentes de la même scène, un double mouvement de création et de gommage,
etc.).
80
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
81
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
rochers, qui semblent composer, pour reprendre un titre de René
Char, une « Parole en archipel »’.
On pourrait quand même trouver un point commun entre ces
entreprises profondément différentes: ce serait la foi dans les
pouvoirs de la poésie. L’essai du philosophe allemand Martin
Heidegger (1889-1976) sur Hölderlin et l’essence de la poésie
(paru pendant la guerre) exprime très bien les ambitions des
poètes de cette époque. Pour Heidegger, la poésie est une
« fondation de l’être par le langage ». Le poète nomme les
choses et les dieux; la « parole essentielle » qui lui appartient est
la seule qui puisse révéler l’homme à lui-même et lui conférer
l’existence. Selon Heidegger, avec Hölderlin (1770-1843)
commence « le temps de la détresse »: les poètes de ce temps
nomment des dieux qui se sont enfouis, ou un dieu qui n’est pas
encore là.
L’un ou l’autre de ces deux aspects (ambition de connaître et de
fonder la réalité; sens d’un tragique moderne) reviennent chez
beaucoup de poètes français des années qui suivent la guerre.
René Char rejoint Heidegger et définit la poésie comme « la
connaissance productive du réel ». Saint-John Perse voit dans la
poésie le « mode de connaissance » qui se rapproche au plus
près du « réel absolu », ainsi qu’un « mode de vie intégrale » où
le sens du divin survit à l’effondrement des mythologies et des
religions. Supervielle chante la Fable du Monde ou la tragédie
du corps. Eluard cherche à comprendre le monde pour le
transformer. Reverdy s’efforce de nommer ce qui manque à
l’univers pour qu’il soit un univers de la plénitude, et poursuit
donc « le réel absent ». Jouve et Emmanuel s’installent dans un
ordre cosmique en recourant à une double symbolique: celle du
freudisme et celle du christianisme.
Même s’ils ne recouvrent pas toute la poésie de l’après-guerre,
les poètes retenus ici marquent très bien quelques orientations
significatives de cette poésie.
Maquisard:
résistant d’un À travers ce que Char appelle l’incantation du langage, il rejoint
maquis (lieu retiré l’universel humain. On retrouve chez lui une sorte de
où se réunissa- romantisme éternel s’inscrivant par exemple dans le dialogue
ient les résistants difficile de la nature et du cœur humain. Ses recueils significatifs,
à l’occupation qui consacrent sa notoriété sont: Le Poème pulvérisé (1947),
allemande au Fureur et Mystère (1948), La Parole en archipel (1962). En
cours de la 1964, il publie une anthologie appelée Commune Présence
Seconde Guerre (augmentée en 1978). Ses Œuvres complètes ont paru en
Mondiale) 1983.
82
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
83
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
La poétique de l’obscur et du lumineux, du conflit et de la
violence régit beaucoup de poèmes de Char: ceux du recueil
Fureur et Mystère se contractent jusqu’à former un noyau
insécable et, à la manière de l’atome, brûlent et éclatent en une
sorte de fission. À côté de ses versants abrupts, où les images
accentuent l’obscur, l’œuvre de Char a aussi ses versants
tempérés, à la lumière semblable à cette lumière de Provence
que le poète ne quitte jamais. Le recueil de Commune
Présence est traversé d’une veine sentimentale, et presque
bucolique. Mais Char ne cesse pourtant de formuler son art
poétique, dont les trois tendances sont explicitées dans Le
Marteau sans maître (ou le texte de Commune Présence,
1964) – dialogue du poète avec lui-même: « Tu es pressé
d’écrire,/ Comme si tu étais en retard sur la vie. / S’il en est ainsi
fais cortège à tes sources. / Hâte-toi. / Hâte-toi de transmettre /
Ta part de merveilleux, de rébellion, de bienfaisance. »
Atelier d’analyse
Saisi par « la rage de l’expression » (un autre de ses titres), Ponge modifie la notion
même de texte littéraire. Ses textes présentent, sur un sujet initial, une série de
variations datées, de reprises, de retouches, mêlées au journal de l’écrivain, aux
réflexions critiques ou méthodologiques; le lecteur suit le travail de l’écrivain, en
même temps que le fruit, toujours remis en cause, de ce travail. On peut y voir une
influence de la peinture moderne (Chardin, Braque auquel il emprunte la formule
« l’objet, c’est la Poétique », Giacometti) dont il est proche, et du goût pour
l’ébauche vivante, l’esquisse préparatoire, préférées à l’œuvre terminée, déjà morte.
Par là, Ponge contribue à ce mouvement de la littérature moderne commencé avec
Proust, qui identifie progressivement le travail créateur au travail critique et refuse
les notions de génie et de chef-d’œuvre, privilégiant ainsi le travail au détriment de
l’inspiration.
86
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
Test de contrôle 6
Effectuez ce test pour valider vos acquis reliés aux changements révolutionnaires
apportés à la littérature du XXe siècle par les dadaïstes, les surréalistes, ainsi que
par les poètes « indépendants ». Faites parvenir ce test à votre tuteur. A cet effet,
ne manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos coordonnées sur la
copie. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le commentaire du tuteur.
Bon courage !
87
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
Références bibliographiques
Bersani (Jacques) et al., La littérature en France depuis 1945, Bordas, Paris, 1974
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises, XXe siècle,
Hachette, Paris, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Raymond (Marcel), De Baudelaire au surréalisme, Corti, Paris, 1969
88
Existentialisme et littérature
Unité d’apprentissage 7
EXISTENTIALISME ET LITTÉRATURE
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 7 89
7.1 Le courant existentialiste 90
7.2 J.-P. Sartre et l’expérience de l’existentialisme 92
7.3 Simone de Beauvoir et la quête de l’émancipation 96
Test d’autoévaluation 97
7.4 Le sentiment de l’absurde dans l’œuvre de Camus 97
7.5 Révolte et humanisme 102
Clés du test d’autoévaluation 104
Test de contrôle 7 104
Références bibliographiques 105
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
• Comprendre l’influence de la philosophie existentialiste sur le
développement des lettres françaises, dans l’immédiat après-guerre.
• Distinguer les particularités de l’expression existentialiste dans les œuvres
de Sartre, Simone de Beauvoir et Camus.
• Reconnaître le sentiment de l’absurde, défini par Camus, et ses modes de
réalisation littéraire.
• Expliquer le parcours de l’œuvre de Camus de l’absurde à la révolte.
89
Existentialisme et littérature
Pour mémoire
Le climat philosophique de l’existentialisme, avec la grande place qu’il accorde au
tragique et à l’angoisse, avec sa prédilection pour les ambiguïtés, les paradoxes, les
ruptures, s’accommode mal des formes classiques du discours philosophique et
éprouve la tentation des formes littéraires. Tout en gardant sa terminologie et sa
technicité, la philosophie se tourne vers la littérature; la littérature de son côté se fait
interrogation métaphysique. La Nausée (1938) de Sartre est à sa manière un
journal métaphysique. Camus, dans L’Étranger (1942), ne se propose pas l’étude
psychologique d’un cas singulier, mais remet en cause la relation de l’homme avec
la société et le monde. Même ses textes les plus « solaires », comme ceux de
L’Eté, ne rompent pas complètement avec l’interrogation ou avec l’angoisse: dans
l’univers méditerranéen, où tout est équilibre, la plénitude qui monte de la mer
silencieuse reste une « plénitude angoissée ».
Avec l’occupation allemande et la Résistance, les œuvres de Sartre et de Camus
abandonnent peu à peu les thèmes de la solitude pour ceux de la solidarité. La
première manière de l’existentialisme, avec ses images sombres, désespérées, a
persisté dans des pièces comme Huis clos (Sartre) ou Le Malentendu (Camus)
(1944), répondant par là au désarroi des esprits qui voyaient s’effondrer les morales
rassurantes. Mais, engagé dans la Résistance, l’existentialisme était à la recherche
d’un nouvel humanisme.
En savoir plus
À partir de 1950, l’humanisme des écrivains existentialistes résiste mal aux chocs
de l’histoire. D’autre part, Sartre transforme de plus en plus l’existentialisme en une
réflexion sur le marxisme. Camus, au contraire (L’Homme révolté, 1951), fait le
procès des révolutions totalitaires qui érigent le meurtre en système et en raison
d’État. Mais, dans les deux cas, l’existentialisme semble avoir perdu son ambition
de donner à l’histoire une forme humaine.
91
Existentialisme et littérature
Après 1960, avec la mort de Camus et de Merleau-Ponty, l’existentialisme s’efface
peu à peu. L’humanisme, le subjectivisme, la réflexion sur l’histoire, les notions de
conscience, de situation, de projet, de liberté disparaissent de l’horizon de la
philosophie. On parle avec le psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981) de
« décentrement du sujet », on pense avec l’anthropologue Claude Lévi-Strauss que
« le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le
dissoudre », et avec le philosophe Michel Foucault (1926-1984) que « l’homme »
pourrait s’effacer « comme à la limite de la mer, un visage de sable ».
D’une manière plus générale, la philosophie s’éloigne des thèmes de l’existence et
de leur expression dramatique pour s’attacher au concept, au système, à la
structure. En 1970, l’existentialisme perd son pouvoir stimulant.
Pour mémoire
Le philosophe. Il publie un essai sur L’Imagination (1936), complété par
L’Imaginaire (1940), et en 1939 l’Esquisse d’une théorie des émotions; mais
ses deux principaux ouvrages philosophiques sont L’Être et le Néant (1943) et la
Critique de la raison dialectique (1960).
Le romancier. En 1938, Sartre publie La Nausée et, l’année suivante, un recueil de
récits, Le Mur. En 1945, Sartre fait paraître les deux premiers tomes des Chemins
de la liberté: « L’Âge de raison » et « Le Sursis »; un troisième, en 1949: « La Mort
dans l’âme »; le dernier volume de cette œuvre sera posthume.
L’auteur dramatique. Les Mouches (1943), Huis clos (1944), Les mains sales
(1948), Le Diable et le Bon Dieu (1951), etc.
L’essayiste. Sartre a écrit de nombreux essais de critique philosophique, littéraire,
politique ou sociale: les dix Situations (1947-1976), les études sur Baudelaire
(1947), sur Flaubert (L’Idiot de la famille, 1971-1972), un récit autobiographique,
Les Mots, etc.
En 1964 il refuse le prix Nobel de littérature.
Journal d’un « individu » solitaire qui rompt tous les liens avec la
société de Bouville (cette ville de province nous fait penser au
La Nausée Havre où Sartre a enseigné) pour mettre à nu l’existence, La
Nausée est en parfaite rupture avec les modèles du roman
français. Son personnage, Roquentin, passe par une série de
désillusions, les mythes rassurants qui justifiaient son existence
s’effondrant les uns après les autres. Ces désillusions sont
autant de démystifications: l’illusion des aventures se dissipe, et
avec elle le roman tel que le concevait Malraux; les instants
privilégiés sont un simple leurre, et par là c’est le roman
proustien qui est récusé.
Pour mémoire
Antoine Roquentin s’est fixé à Bouville pour achever des recherches historiques. Il
déteste ce travail factice et finit par l’abandonner. En renonçant à écrire la vie du
marquis Adhémar de Rollebon, il écarte la narration historique pour s’intéresser de
plus en plus à ce qui l’entoure.
Il note dans son journal ses réflexions amères et ses aventures décevantes.
Roquentin observe que les gens de Bouville ont besoin de vivre ensemble, de « se
mettre à plusieurs » pour exister, alors qu’il est entièrement seul. Il décrit la tristesse
d’un dimanche en province. Roquentin raconte sa visite au musée où s’étalent les
portraits des célébrités locales, figées dans leur assurance niaise et agressive.
Il rapporte avec pitié les propos de l’Autodidacte: c’est un humaniste naïf, dérisoire,
qui voue sa vie à la lecture des livres de la bibliothèque municipale, selon l’ordre
alphabétique; il se flatte de travailler au salut de ses semblables, armé de quelques
idées conventionnelles ainsi que de quelques formules creuses. Dans des moments
de crise, Roquentin éprouve, à l’égard des choses, des hommes et de lui-même
une nausée, l’existence lui semblant vaine et superflue. Tout est de trop, les
hommes comme les choses: « L’existence s’était soudain dévoilée (…). Nous étions
93
Existentialisme et littérature
un tas d’existants gênés, embarrassés de nous-mêmes; nous n’avions pas la
moindre raison d’être là, ni les uns ni les autres (…). De trop: c’était le seul rapport
que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux (…). Et moi…moi
aussi j’étais de trop. » Il rêve pourtant d’écrire un livre qui, en laissant une trace de
son expérience vécue, lui permette de « s’accepter ».
En savoir plus
Les pièces de Sartre n’annoncent pas le renouvellement des formes qui va
s’accomplir avec Beckett, Ionesco et Genet. Son originalité tient beaucoup moins à
la forme qu’aux thèmes, et à la permanence d’un même projet: le drame sartrien
évoque des « libertés qui se choisissent dans des situations », plus précisément
« le moment qui engage une morale et toute une vie ».
Modernité des mythes antiques
Après Jean Giraudoux (1882-1944), dans sa pièce Electre (1937), Sartre
renouvelle, dans Les Mouches, le mythe d’Electre. Pour Sartre, l’acte d’Oreste
devient le symbole de la liberté humaine, incompatible avec l’existence de Dieu, de
la responsabilité assumée dans un geste authentique (le crime), étranger aux
notions traditionnelles de Bien et de Mal (voir surtout l’acte II de la pièce).
Dans la mythologie grecque, dont s’inspire Eschyle (dans sa trilogie dramatique
l’Orestie), Oreste est le fils d’Agamemnon, chef des armées grecques pendant la
guerre de Troie, et de Clytemnestre qui, en l’absence de son mari, a pris Egisthe
pour amant. Au retour d’Agamemnon, Egisthe le tue. La sœur d’Oreste, Electre,
pour venger son père, se retourne contre sa mère (cet aspect sera exploité par
Giraudoux). Elle pousse son frère à exécuter cette vengeance: c’est le sujet de la
pièce de Sartre. Oreste commettra un autre mal (tuer non seulement Égisthe, mais
aussi Clytemnestre, sa mère) pour vaincre le mal (l’oppression). Une fois ce forfait
accompli, Électre désavouera son frère.
Les Mouches, pièce écrite sous l’occupation allemande, montre une conscience se
découvrant elle-même dans la révolte: Oreste y jette un défi aux dieux et aux tyrans.
À la différence des tragédies d’Eschyle, où l’homme est soumis aux lois des dieux,
sa destinée étant donc déterminée par eux une fois pour toutes à l’avance, chez
Sartre l’homme a la liberté de choisir. Oreste choisit de s’élever contre l’oppression
et détourne sur lui fautes et remords (il est un « voleur » de remords): il est
poursuivi par les « mouches » - qui incarnent les Érinyes (déesses grecques de la
vengeance), pour que les autres, les habitants d’Argos, victimes de la tyrannie
d’Égisthe, puissent tenter de vivre en liberté.
94
Existentialisme et littérature
Idées à retenir
La pièce Huis clos évoque le problème des relations avec autrui. L’action se passe
en enfer: les personnages, un homme, Garcin, et deux femmes, Inès et Estelle, sont
des morts qui vont subir leur supplice. Ils se décident à jeter leurs masques et à
avouer leurs crimes, en espérant que par là ils tenteront de se supporter et de
s’entraider.
Mais tout est en vain puisque l’enfer, ce n’est ni les pals, ni les grils; l’enfer, c’est le
regard d’autrui qui éclaire de manière implacable le secret honteux de chacun d’entre
nous. Les pires tortures corporelles sont moins redoutables que cette atroce
souffrance morale.
Dans la scène V, Garcin, le lâche qui se prenait pour un héros, Estelle, l’infanticide,
qui a causé en outre la mort de son amant, et Inès, une femme qui n’aime pas les
hommes et se déclare méchante, sont enfermés dans une même pièce, où ils se
torturent mutuellement.
Chacun ne peut se voir que par les yeux des autres: « Tous ces regards qui me
mangent… », dit Garcin. « Vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus
nombreuses. (…) Alors c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous rappelez:
le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril, l’enfer, c’est
les autres. » (italiques rajoutés) Chacun est un bourreau pour les deux autres,
comme l’avait d’ailleurs bien compris Inès.
Dans la même scène, nous retrouvons une pensée essentielle de Sartre: l’idée que
nous nous faisons nous-mêmes et que nos intentions ne comptent pas; ce sont nos
actes qui nous jugent:
« Garcin (…): Écoute, chacun a son but, n’est-ce pas ? Moi, je me foutais de
l’argent, de l’amour. Je voulais être un homme. Un dur. J’ai tout misé sur le même
cheval. Est-ce que c’est possible qu’on soit un lâche quand on a choisi les chemins
les plus dangereux ? Peut-on juger une vie sur un seul acte ?
Inès: Pourquoi pas ? Tu as rêvé trente ans que tu avais du cœur; et tu te passais
mille petites faiblesses parce que tout est permis aux héros [Garcin torturait sa
femme « parce que c’était facile »; elle en est morte]. Comme c’était commode ! Et
puis, à l’heure du danger (…) tu as pris le train pour Mexico [au début d’une guerre,
au lieu d’affirmer son pacifisme, il a fui; arrêté, il a été fusillé].
Garcin: Je n’ai pas rêvé cet héroïsme. Je l’ai choisi. On est ce qu’on veut.
Inès: Prouve-le. Prouve que ce n’était pas un rêve. Seuls les actes décident de ce
qu’on a voulu.» (italiques rajoutés)
95
Existentialisme et littérature
Son œuvre est dominée par les idées de liberté et de mort, par
des réflexions sur la condition de la femme ou par les problèmes
de la relation à l’autre et de l’émancipation totale (intellectuelle,
Les thèmes morale et sociale). L’Invitée renouvelle l’éternel thème de la
dominants jalousie: Françoise tue Xavière, « l’invitée », dont elle ne
supporte ni l’immixtion entre elle et Pierre ni la présence critique
qui menace, lui semble-t-il, son autonomie morale. Ce roman
rompt avec les procédés d’analyse psychologique demandés par
le sujet traité et pose sous une forme dramatique le problème de
la relation à autrui; à travers ses deux héroïnes opposées,
Françoise et Xavière, le roman esquisse une nouvelle image de
la femme dont les traits marquants seront la lucidité, l’énergie et
l’âpreté.
Le thème de l’aspiration illusoire à l’immortalité est au centre du
roman Tous les hommes sont mortels: après avoir conquis
l’immortalité, un homme traverse les siècles en proie à un
désespoir impossible à apaiser par la mort. La forme trop
didactique de ce roman sera reconnue par Simone de Beauvoir
elle-même dans l’intelligente autocritique de La Force de l’âge.
96
Existentialisme et littérature
Test d’autoévaluation
Pour exercer vos connaissances liées à l’existentialisme et à
l’œuvre de Sartre, il est utile pour vous de répondre aux
questions ci-dessous. Pour vérifier vos réponses, consultez la
rubrique Clés du test d’autoévaluation.
97
Existentialisme et littérature
N’oublions pas que, sous l’occupation allemande, Camus tient
une place importante dans la Résistance et devient, en 1944,
rédacteur en chef du journal Combat; les articles qu’il y publie
seront rassemblés sous le titre d’Actuelles. Cet engagement
existentiel aura une certaine influence sur son itinéraire
philosophique et littéraire. Ses œuvres illustrant les thèmes de
l’absurde et de la solitude cèdent le pas à des écrits qui mettent
au premier plan la révolte et la solidarité. Ce nouvel humanisme
se fait voir dans le roman La Peste (1947) et dans deux pièces,
L’État de siège (1948), Les Justes (1949), avant de s’exprimer
dans l’essai L’Homme révolté (1951).
Viennent ensuite le roman La Chute (1956) et le recueil de
nouvelles L’Exil et le Royaume (1957).
En 1957, Camus obtient le Prix Nobel de littérature.
Mentionnons également les Carnets de Camus: Carnets I
(Carnets mai 1935-février 1942), publiés en 1962, et Carnets
II (Carnets janvier 1942-mars 1951), qui datent de 1964.
98
Existentialisme et littérature
Une comparaison
La « nausée », ou l’étrange malaise, est aussi éprouvée par Antoine Roquentin de
La Nausée de Sartre; ce personnage l’analyse dans son journal. Sartre lui-même a
connu personnellement cette nausée: un sentiment d’horreur (d’angoisse) devant le
fourmillement de la contingence. Mais, dans sa philosophie, cette expérience de
l’absurde doit être dépassée; la prise de conscience de l’absurde engage l’homme
à exercer sa liberté: dépassant l’existence, il doit tendre vers l’être grâce à la
création ou à l’action.
Le sentiment de l’absurdité, continue Camus dans son essai Le
Mythe de Sisyphe, vient également de l’idée que tous les jours
d’une vie sans éclat sont subordonnés au lendemain, que « le
temps nous porte », tout comme de la certitude de la mort. Enfin,
la découverte de l’absurdité de la vie serait due au sentiment de
l’étrangeté de la nature, de l’hostilité primitive du monde, face
auquel on se sent étranger.
99
Existentialisme et littérature
révolte, sa liberté, et le plus possible, insiste Camus, c’est vivre
et le plus possible. (…) Le présent et la succession des présents
devant une âme sans cesse consciente, c’est l’idéal de l’homme
absurde. »
100
Existentialisme et littérature
Un portrait de Meursault
« L’homme absurde, jeté dans ce monde, révolté, irresponsable, n’a ’rien à
justifier’. Il est innocent. Innocent (…), avant l’arrivée du pasteur qui lui enseigne le
Bien et le Mal, le permis et le défendu: pour lui tout est permis. (…) Un innocent
dans tous les sens du terme (…). Et cette fois nous comprenons pleinement le titre
du roman (…). L’étranger qu’il veut peindre, c’est justement un de ces terribles
innocents qui font le scandale d’une société parce qu’il n’accepte pas les règles de
son jeu. Il vit parmi des étrangers, mais pour eux aussi il est un étranger. C’est pour
cela que certains l’aimeront, comme Marie, sa maîtresse, qui tient à lui ’parce qu’il
est bizarre’; et d’autres le détesteront pour cela, comme cette foule des assises
dont il sent tout à coup la haine monter vers lui. » (J.-P. Sartre, Situations, I)
Convergences
La narration se borne à décrire un comportement vu à la fois de l’intérieur (puisque
Meursault raconte sa propre existence) et de l’extérieur (puisqu’il refuse de
s’interroger sur ses sentiments), en rappelant la technique de certains romanciers
américains comme Faulkner, Hemingway ou Steinbeck (Sartre l’a bien montré dans
Situations I). L’influence de l’écrivain tchèque (de langue allemande) Franz Kafka
(1883-1924), surtout de son roman Le Procès, est également sensible dans
l’évocation du procès et de l’exécution de Meursault. De même, l’histoire de cet
employé de bureau, qui sort de la monotonie quotidienne pour tuer un Arabe parce
que le soleil l’éblouissait, assistant à son procès sans jamais se convaincre que
c’est bien de lui qu’il s’agit pourrait faire penser à un roman policier de Georges
Simenon (écrivain belge d’expression française, 1903-1989).
101
Existentialisme et littérature
d’ailleurs étrange; on ne lui reproche presque jamais son
meurtre, mais, nous le rappelons, presque toujours son
insensibilité à la mort de sa mère.
Dans les dernières lignes du roman, avant de mourir, Meursault
retrouvera l’accord avec le monde naturel qu’il aperçoit: « Des
bruits de campagne montaient jusqu’à moi. Des odeurs de nuit,
de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse
paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée (…)
devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais
pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De
l’éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j’ai senti que j’avais
été heureux et que je l’étais encore. »
En savoir plus
Caligula
Dans la pièce d’Albert Camus, la démence de l’empereur romain Caligula (37-41)
relève de la logique de l’absurde. Devant le cadavre de sa sœur et amante Drusilla,
il découvre que « ce monde tel qu’il est fait n’est pas supportable » et que « les
hommes meurent et ne sont pas heureux ». Puisque rien n’a de sens, il décide de
se libérer de toute règle et de jouer, dans sa toute-puissance, le jeu de l’Absurde,
en multipliant folies et crimes.
L’échec de sa devise « tout est permis »
Caligula tentera en vain de « donner des chances à l’impossible », en cherchant à
se procurer la lune, le bonheur ou l’immortalité, « quelque chose qui soit dément
peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde ». Il s’imagine de s’égaler aux dieux, de
prendre « leur visage bête et incompréhensible », et se montre comme eux
déraisonnable, insensible, cruel, injuste. Affirmant ainsi sa puissance et sa liberté, et
épuisant « tout ce qui peut le faire vivre », il espère à la fois révéler à ses victimes
l’absurdité du monde et les rendre libres en tuant les préjugés qui les tenaient
esclaves.
Par son entreprise de destruction, il passe de l’absurdité au nihilisme, et meurt
conscient de son échec: « Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à rien. Ma
liberté n’est pas la bonne. »
102
Existentialisme et littérature
Une fois admise « l’injustice éternelle » du monde, du destin et
des dieux, il reste à l’homme à donner un sens à ce monde qui
n’en possède aucun, à créer un peu de justice face à ce que le
destin ignore. Dès lors, les héros de Camus cessent d’être des
étrangers pour entrer dans la communauté: à Meursault, un
meurtrier condamné à mort, va succéder, dans La Peste, le
docteur Rieux dont la vie est une lutte contre la mort.
103
Existentialisme et littérature
Test de contrôle 7
Réalisez ce test pour valider vos acquis relatifs au rapport entre l’existentialisme et la
littérature. Faites parvenir ce test à votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas
d’inscrire votre nom, votre prénom et vos coordonnées sur la copie. Vous êtes censé
recevoir le test avec le corrigé et le commentaire du tuteur.
Bon courage !
104
Existentialisme et littérature
Références bibliographiques
Bersani (Jacques) et al, La littérature en France depuis 1945, Bordas, Paris, 1974
Berton (Jean-Claude), Histoire de la littérature et des idées en France au XXe
siècle, Hatier, Paris, 1983
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises. XXe siècle,
Hachette, Paris, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
105
Étude littéraire: La Peste
Unité d’apprentissage 8
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 8 106
8.1 Le passage du «cycle de l’absurde» au « cycle de la révolte » 107
8.2 La chronique d’une tragédie: présentation et structure 108
Test d’autoévaluation 111
8.3 La multiplicité des significations de La Peste 111
8.4 Le narrateur et ses techniques 112
8.5 Les personnages: prisonniers de la peste 119
Clés du test d’autoévaluation 122
Test de contrôle 8 123
Références bibliographiques 123
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
106
Étude littéraire: La Peste
En savoir plus
Pour écrire ce roman, l’auteur s’est bien documenté: il a lu des traités de médecine,
qui lui ont fourni les informations nécessaires à la description de la maladie, mais
aussi des récits se référant aux grandes pestes de l’histoire; les anecdotes ou les
images auxquelles les historiens ou les témoins recourent afin de relater ce fléau
nourrissent les obsessions de Rieux ou les prêches de Paneloux.
De même, l’auteur a lu le poète latin Lucrèce (vers 98-55 av. J-C.), cité par Rieux,
ainsi que Daniel Defoe, en particulier son roman Robinson Crusoé (1719) auquel il
emprunte l’épigraphe de La Peste. D’autre part, la lecture de l’écrivain américain
Melville (1819-1891), en particulier de son roman Moby Dick, oriente, semble-t-il, la
création de Camus vers le symbole et le mythe ancrés dans la réalité. Camus admire
107
Étude littéraire: La Peste
Melville d’avoir « construit ses symboles sur le concret ». Cette vision artistique a
conforté l’auteur français dans son projet de symboliser par la peste n’importe quel
mal, fût-il de l’ordre du nazisme ou de tous les fléaux et oppressions à venir.
Retenons encore les références aux passages de la Bible portant sur la peste, ce qui
montre que l’écrivain n’a pas négligé la dimension religieuse du fléau; Paneloux,
personnage du roman, se souviendra du rôle de la peste de châtiment divin.
Outre les lectures de Camus orientées par la peste et le mythe, il est important de
mentionner les œuvres qu’on pourrait appeler fondatrices de sa vision du monde et
de sa conception de l’écriture. Parmi ces écrits fondateurs figurent Les Pensées
(1670) de Blaise Pascal, les romans de Malraux ou ceux de Dostoïevski. Ainsi,
l’image de la condition humaine selon Pascal ne reste pas sans écho dans les pages
de La Peste. « Qu’on s’imagine, réfléchit Pascal, un nombre d’hommes dans les
chaînes et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue
des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs
semblables, et, se regardant les uns les autres, avec douleur et sans espérance,
attendent leur tour. » A cette image on peut, certes, ajouter les fours crématoires, ou
d’autres moyens d’actualisation du mal, mais en gros, Camus a rejoint l’essentiel de
la pensée du philosophe et écrivain du XVIIe siècle. Malraux non plus n’ignorait pas la
vision que Pascal propose de la condition humaine. Et sa Condition humaine, avec
l’ample présentation des attitudes de l’homme en face de l’histoire ou dans l’histoire,
ainsi que son art de concilier à l’intérieur du roman le récit des événements, les
dialogues et les réflexions éthiques, a nourri, paraît-il, la quête de Camus tant au
niveau de son univers que de son langage. La Peste rejoint ainsi, sous certains
aspects formels et philosophiques, en particulier sous l’aspect de la conception de
l’homme, La Condition humaine de Malraux.
Dans Le Mythe de Sisyphe, Malraux mais aussi Dostoïevski (1821-1881) figurent
parmi les « grands romanciers ». La Peste témoigne de la fascination qu’a exercée
sur Camus l’œuvre de Dostoïevski en particulier Les Possédés. Dans ce sens,
remarquons la ressemblance entre le début de La Peste et le début des Possédés:
les mentions des premières phrases du roman de Dostoïevski, « étranges
événements », « notre ville », « chronique » et la présence du narrateur se retrouvent
à la première phrase de La Peste. N’oublions pas non plus les points communs entre
ce roman de Camus et un autre roman de l’écrivain russe, Les Frères Karamazov:
Rieux, à l’occasion de la mort de l’enfant innocent, résume, semble-t-il, la pensée
d’Ivan Karamazov, au moment où il s’écrie: « Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer
cette création où des enfants sont torturés ».
108
Étude littéraire: La Peste
109
Étude littéraire: La Peste
Pour mémoire
La structure du roman
Les « curieux événements qui font le sujet de cette chronique » sont racontés dans
l’ordre de leur apparition. La chronologie structure globalement le récit, qui s’étend du
« matin du 16 avril » à « une matinée de février ». Mais, dès le début des
événements, à la relation chronologique s’ajoute, voire se substitue un récit construit
à partir de la rencontre des personnages: en quelques heures, Rieux rencontre le
concierge, voit l’un de ses malades, se heurte au juge Othon lorsqu’il accompagne sa
femme à la gare, reçoit le journaliste Rambert, croise Tarrou dans l’escalier de son
immeuble.
La structure par continuité temporelle se double ainsi d’un rapport de contiguïté
entre les acteurs de ce monde romanesque (fictionnel). L’univers de Rieux, composé
de sa famille, de ses malades, de ses confrères, ou de ses rendez-vous, s’élargit
grâce aux « intermédiaires »: le père Paneloux, qui raccompagne le concierge chez
lui, Grand, un ancien malade, qui appelle Rieux au chevet de Cottard, etc.
110
Étude littéraire: La Peste
Test d’autoévaluation
Pour exercer vos connaissances du roman La Peste, il est utile
de répondre aux questions ci-dessous. Pour vérifier vos
réponses, consultez la rubrique Clés du test d’autoévaluation.
111
Étude littéraire: La Peste
« La Peste, dont
j’ai voulu qu’elle se L’enfermement imaginaire de La Peste évoque des
lise sur plusieurs internements très réels et, à la fois, la prison que représente la
portées, a condition humaine.
cependant comme
contenu évident la Mais la phrase empruntée à Defoe a aussi une autre
lutte de la signification; elle légitime le droit à l’invention et fonde les
résistance pouvoirs métaphoriques ou symboliques de la création
européenne contre artistique.
le nazisme.» (A. Pourtant, entre l’annonce faite par la citation à titre d’épigraphe,
Camus, Lettre à ouvrant vers l’imaginaire, vers la liberté de la création
Roland Barthes, romanesque, et les premières lignes du roman qui parlent de
« Bulletin du Club chronique et orientent ainsi le lecteur vers ce qui existe, vers
du meilleur livre », l’objectivité, il y a, évidemment, une rupture ou une
février, 1955) contradiction.
112
Étude littéraire: La Peste
Idées à retenir
Si la chronique est un récit qui rapporte les événements et les faits selon l’ordre du
temps, le narrateur de Camus préserve une certaine liberté par rapport aux
exigences strictes de ce genre discursif: en présentant son récit, il précise qu’il
utilisera ses documents « comme il lui plaira », qu’il y puisera « quand il le jugera
bon ». Cette liberté appartient au romancier plus qu’à l’historien, et elle lui vient de
son relatif anonymat, ainsi que de la référence indirecte à Daniel Defoe.
Son entreprise n’est donc pas étroitement liée à la chronologie; sa « tâche » « est
seulement de dire, ‘ ceci est arrivé’, lorsqu’il sait que ceci est, en effet, arrivé ». Le
narrateur recherche donc l’authenticité des faits, leur vérité, et ce sont les
« témoins » des événements relatés, non pas les lecteurs, qu’il appelle à juger de
cette authenticité ou vérité de son récit. Il est à noter que ce qu’il demande à ces
« témoins » ce n’est pas l’objectivité, mais un jugement selon « leur cœur ».
La quête de la vérité sur l’homme
D’autre part, les «documents» oraux et individuels que le narrateur recueille sont
subjectifs: son propre témoignage, les «confidences» des autres personnages, les
«textes» qui tombent finalement entre ses mains. Cet «historien» occasionnel ne se
prétend pas un observateur impartial, mais un témoin privilégié par les événements
auxquels il a été mêlé, par le rôle qu’il y a joué. Le vocabulaire juridique ou policier
qu’il emploie lorsqu’il se réfère aux «dépositions» recueillies donne un autre sens à
son «témoignage»: il ne s’agit pas seulement de dire ce qui a été, mais de participer
à un procès. Ce procès a pour but de dévoiler la vérité sur l’homme, «mis en
accusation par un fléau impitoyable, puni sans être jugé – par l’Histoire, par la
terreur, par sa condition mortelle.» (Jacqueline Lévi-Valensi)
Dans l’épilogue, le narrateur, qui, dans tout le récit, a parlé de lui à la troisième
personne, d’où un effet d’impersonnalité et de distanciation, se dévoile et justifie son
récit. Étant «appelé à témoigner à l’occasion d’une sorte de crime», il ne pouvait se
limiter à «dire ce qui avait été», porter témoignage sur des actions ou des
événements. Il s’est donné pour tâche de parler pour tous ces pestiférés, de
témoigner en leur faveur.
Se proposant d’être non seulement l’historien des faits, mais aussi celui «des cœurs
déchirés», il lui est impossible de rédiger une chronique objective; en face du mal et
du malheur, il devait affirmer la grandeur de l’homme, en qui «il y a plus de choses
à admirer que de choses à mépriser ».
Rieux ne se décide de se faire chroniqueur, historien ou, simplement, écrivain, qu’à
la fin de l’aventure douloureuse qu’il a vécue lui-même. La chronique est alors
l’œuvre d’un personnage qui valorise plutôt la vérité morale que l’exactitude des
statistiques, des dates ou des durées. Dans cette perspective, la narration se
focalise non pas tant sur la description de la peste, mais sur la mise en évidence de
l’attitude des habitants en face d’elle.
114
Étude littéraire: La Peste
seul narrateur. Tarrou y apporte sa contribution, et de cette
manière la chronique se dédouble, sans pour autant que le récit
se disperse. On évite la monotonie d’un récit univoque, mais
Rieux en garde le contrôle. Aux dires du docteur, certains
passages des carnets de Tarrou sont reproduits tels quels, alors
que d’autres sont introduits dans son texte à lui et parfois
commentés. C’est le cas, par exemple, du récit de la
représentation, à l’Opéra municipal, d’Orphée et Eurydice, à
laquelle assistent Tarrou et Cottard.
Références culturelles
Dans la mythologie grecque, Orphée est un prince thrace, poète, musicien et
chanteur. Il descend aux Enfers pour chercher Eurydice, morte de la morsure d’un
serpent. Orphée obtient le retour d’Eurydice dans le monde des vivants à condition de
ne pas tourner ses regards vers elle avant d’avoir franchi le seuil des Enfers. Mais il
oublie la condition imposée et perd Eurydice pour toujours. Inconsolable, il est tué par
les Bacchantes furieuses de son amour exclusif.
115
Étude littéraire: La Peste
pas une expérience directe, il cite le témoignage de Tarrou, qui
ne concerne qu’un seul de ces camps; quant aux autres, Rieux
ne peut rien dire « par scrupule et par manque d’information
directe ». Ces camps d’isolement font allusion aux camps de
concentration et à la déportation des Juifs. Les faits
concentrationnaires, que l’écrivain refuse explicitement
(Actuelles), sont encore évoqués par la vision des fours
crématoires et par la représentation de la séparation, de la
souffrance, de la déshumanisation.
116
Étude littéraire: La Peste
117
Étude littéraire: La Peste
118
Étude littéraire: La Peste
121
Étude littéraire: La Peste
122
Étude littéraire: La Peste
Test de contrôle 8
Réalisez ce test pour valider vos acquis liés à l’analyse du roman La Peste,
appartenant au « cycle de la révolte » des écrits de Camus. Faites parvenir ce test à
votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos
coordonnées sur la copie. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le
commentaire du tuteur.
Bon courage !
1) «Je me révolte, donc nous sommes», affirme Camus dans L’Homme révolté.
Commentez ces propos en vous référant au roman La Peste.
(10 lignes, deux points)
2) Faites voir la complexité de la narration de ce roman. Rapportez-vous aux
éléments suivants: rôle et fonctions du narrateur; techniques narratives (mise en
abyme, multitude et relativité des points de vue, style direct/ style indirect, sens
de la « chronique »…); intentions.
(18 lignes, quatre points)
3) Soulignez au moins deux significations de La Peste et illustrez-les.
(10 lignes, deux points)
4) Choisissez l’un des personnages principaux du roman – « prisonniers de la
peste » -, et présentez-le.
(10 lignes, deux points)
Références bibliographiques
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Lévi-Valensi (Jacqueline), La Peste d’Albert Camus, Gallimard, Paris, 1991
Sabbah (Hélène) (sous la direction de), Littérature 1re. Textes et méthode, Hatier,
Paris, 1996
123
Les avatars du roman-fleuve
Unité d’apprentissage 9
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 9 124
9.1 Le réalisme de Romain Rolland 125
9.2 Le roman familial de Roger Martin du Gard 126
Test d’autoévaluation 128
9.3 Georges Duhamel et son témoignage littéraire 129
9.4 Jules Romains et sa vision du monde 131
Clés du test d’autoévaluation 132
Test de contrôle 9 132
Références bibliographiques 133
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
• Saisir les modes d’écrire dans la première moitié du XXe siècle.
• Repérer les points communs et les différences entre les quatre romanciers
étudiés.
• Analyser la structure du roman-fleuve.
• Identifier l’humanisme des écrivains examinés.
124
Les avatars du roman-fleuve
9.1 Le réalisme de Romain Rolland
125
Les avatars du roman-fleuve
Pour mémoire
Dans Les Thibault, Roger Martin du Gard observe une famille dans la tourmente.
Le père, Oscar Thibault, est un grand bourgeois catholique, sévère, orgueilleux,
dont la morale se heurte à l’anticonformisme de l’un de ses fils, Jacques, en révolte
contre son milieu. Pour mettre fin à l’amitié exaltée qui unit ce dernier à un jeune
protestant (Le Cahier gris), le père le fait interner dans la « maison de
redressement » qu’il a fondée, où le régime est très dur (Le Pénitencier). Cinq ans
après, Jacques fait l’expérience de l’amour, mais demeure dressé contre son père
(La Belle Saison). En échange, son frère aîné, Antoine, respecte la tradition
familiale et se consacre à la profession de médecin (La Consultation). Quand le
père tombe malade, il le soigne avec dévouement (La Sorellina; La Mort du Père).
Mais Jacques a fini par rompre toutes les attaches. Les événements politiques de
l’époque (l’attentat de Sarajevo suivi de la guerre de 1914) font Jacques fréquenter
des milieux révolutionnaires. Décidé de s’impliquer dans une propagande pacifiste,
il part en avion avec un ami pour jeter sur le front des tracts rédigés en français et
en allemand; l’appareil tombe en flammes et Jacques, pris pour un espion, est
abattu par un gendarme français (Été 1914).
De son côté, Antoine, en attendant d’être mobilisé, continue à exercer son métier.
L’Épilogue se focalise sur les derniers mois de sa vie: atteint par les gaz sur le front,
il ne s’en remet pas et, pour mettre fin aux souffrances qui deviennent intolérables, il
recourt à une piqûre lui apportant la mort, une semaine après l’armistice.
127
Les avatars du roman-fleuve
Test d’autoévaluation
Pour exercer vos connaissances liées au roman-fleuve et à ses
modes de construction, il est utile de répondre aux questions
suivantes. Pour vérifier vos réponses, consultez la rubrique Clés
du test d’autoévaluation.
128
Les avatars du roman-fleuve
130
Les avatars du roman-fleuve
2) La mort et la résurrection.
Test de contrôle 9
Effectuez ce test pour valider vos acquis reliés aux différents modes de construction
du roman-fleuve, ainsi qu’aux thèmes abordés par les quatre écrivains étudiés dans
cette unité. Faites parvenir ce test à votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas
d’inscrire votre nom, votre prénom et vos coordonnées sur la copie. Vous êtes censé
recevoir le test avec le corrigé et le commentaire du tuteur.
Bon courage !
2) Faites un parallèle entre la manière de penser et d’agir des deux frères, Antoine et
Jacques Thibault (Roger Martin du Gard).
4) Chez Jules Romains, le héros n’est pas l’individu, mais les groupes, les plus petits
et les plus vastes. Illustrez ce point de vue à partir des Hommes de bonne
volonté.
132
Les avatars du roman-fleuve
Références bibliographiques
Bersani (Jacques) et al., La littérature en France depuis 1945, Bordas, Paris, 1974
Lagarde (André), Laurent (Michard), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Tadié (Jean-Yves), Le roman au XXe siècle, Belfond, Paris, 1990
133
L’inquiétude spirituelle
Unité d’apprentissage 10
L’INQUIÉTUDE SPIRITUELLE
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 10 134
10.1 L’honneur chrétien chez Georges Bernanos 135
10.2 François Mauriac et le drame spirituel 138
Test d’autoévaluation 141
10.3 Julien Green: entre le catholicisme et l’angoisse 142
Clés du test d’autoévaluation 144
Test de contrôle 10 145
Références bibliographiques 146
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
• Comprendre la manière dont les auteurs donnent forme à leur aspiration à
la spiritualité.
• Identifier les thèmes essentiels des trois écrivains analysés.
• Repérer les différences entre ces romanciers du XXe siècle.
• Saisir les valeurs promues par les œuvres de ces écrivains.
134
L’inquiétude spirituelle
10.1 L’honneur chrétien chez Georges Bernanos
135
L’inquiétude spirituelle
Pour mémoire
Dans le Journal d’un curé de campagne, un jeune prêtre, plein de zèle, prend la
charge de la paroisse d’Ambricourt, village qui lui apparaît comme « tassé,
misérable sous le ciel hideux de novembre ». La fragilité de la santé du curé est
compensée par son énergie morale et son désir d’aider ses paroissiens à sortir de
l’ennui qui les ronge. Mais il accumule les maladresses dues en partie à sa naïveté,
à son inexpérience, même à sa simplicité.
Dans un diocèse peu réceptif à la spiritualité, les projets du prêtre ne peuvent
aboutir et les paroissiens lui sont de plus en plus hostiles. D’autre part, dans la
famille du châtelain, le jeune curé se heurte à la haine et à l’orgueil: Chantal accuse
son père, le comte d’Ambricourt, de faire la cour à son institutrice. Mais la haine de
Chantal s’exerce également à l’égard de sa mère. Celle-ci finira par révéler son âme
au prêtre. Le plus grand chagrin de la comtesse est d’avoir perdu un fils mort tout
enfant: « C’était vrai que je désirais passionnément un fils, je l’ai eu. Il n’a vécu que
dix-huit mois. Sa sœur, déjà, le haïssait; oui, si petite qu’elle fût, elle le haïssait.
Quant à son père… » Le prêtre désire arracher cette âme à son enfer, mais la
comtesse meurt la nuit qui suit les aveux faits.
Pour supporter le mal qui l’entoure, ainsi que pour trouver une compensation au
sentiment d’échec perpétuel que l’existence semble lui faire vivre, le prêtre ardent et
malade tient son journal avec un soin méticuleux.
La technique du journal fictif permet à Bernanos de décrire l’itinéraire spirituel de ce
jeune curé tel que ce dernier le perçoit, au niveau d’une humanité vécue dans
137
L’inquiétude spirituelle
l’inquiétude, le doute, la souffrance.
Au seuil de la mort, les dernières paroles du curé d’Ambricourt sont « Tout est
grâce ». Le parcours spirituel de ce mystique dévoré par l’amour le fait revivre la
Passion du Christ, et c’est au prix de sa vie qu’il aboutirait à sa rédemption.
138
L’inquiétude spirituelle
139
L’inquiétude spirituelle
140
L’inquiétude spirituelle
Atelier de lecture
Très jeune, l’intelligente et la sensible héroïne du roman Thérèse Desqueyroux,
Thérèse Larroque, d’Argelouse, a épousé Bernard Desqueyroux, un voisin de
campagne. Mais, peu après le mariage, elle prend en horreur cet homme fruste,
trop différent d’elle, et essaie de l’empoisonner. La jeune femme bénéficie pourtant
d’un non-lieu [décision de la Cour d’Assises, selon laquelle il n’y a pas lieu à
poursuivre en justice], grâce au faux témoignage de Bernard, soucieux de « faire le
silence », ainsi que par égard pour les deux familles.
Dans le train, durant le long trajet qui la mène jusqu’à sa maison d’Argelouse,
Thérèse évoque son passé et pense aux mobiles possibles qui l’ont poussée à
s’abandonner à la tentation du meurtre: monotonie de la vie provinciale; isolement
moral; sentiment du néant de son existence.
Séquestrée dans Argelouse, cette femme, qui a saboté elle-même sa calme
existence de bourgeoise, doit se plier aux injonctions de la famille. Elle songe au
suicide, mais « se cabre devant le néant ». Pleine de remords, « souillée »,
l’héroïne a la nostalgie de la pureté et se pose la question de l’existence de Dieu:
« S’il existe cet Être (…) et si c’est sa volonté qu’une pauvre âme aveugle
franchisse le passage, puisse-t-Il, du moins, accueillir avec amour ce monstre, sa
créature. »
Son état de profond abattement effraie Bernard qui, décidant de lui rendre la liberté,
la conduit à Paris. Thérèse essaie sans succès une dernière explication avec son
mari. Mais Bernard, qui ne pense qu’à étouffer le scandale et par là sauver la
façade respectable des Desqueyroux, la quitte dans un café pour regagner
Argelouse.
Proscrite, la jeune femme est ainsi expulsée de la famille comme un corps étranger
qui n’a pu être digéré.
Test d’autoévaluation
Pour mettre en pratique vos connaissances reliées à la recherche
spirituelle de G. Bernanos et de F. Mauriac, il est utile de
répondre aux questions ci-dessous. Pour vérifier vos réponses,
consultez la rubrique Clés du test d’autoévaluation.
141
L’inquiétude spirituelle
Mont-Cinère (1926)
« L’âme et la vie Adrienne Mesurat (1927)
intérieure, c’est Léviathan (1929)
ce qu’il y a de
plus profond et Épaves (1932)
donc de plus Le Visionnaire (1934)
difficile à
exprimer. C’est Varouna (1940)
inépuisable. On Si j’étais vous (1947)
ne se voit pas tel
que Dieu nous Moïra (1950)
voit. » (Entretien Chaque homme dans sa nuit (1960)
de l’auteur avec
L’Autre (1971)
Pierre Assouline,
septembre 1993) Mentionnons encore, parmi les romans plus récents de Julien
Green, Le Mauvais Lieu (1977) et Les Pays lointains (1987).
142
L’inquiétude spirituelle
Pour mémoire
L’action du roman de Green, Adrienne Mesurat, est placée dans une petite ville, La
Tour-l’Évêque, au début du XXe siècle. La jeune Adrienne a perdu sa mère et mène
une existence monotone entre une sœur malade et un père âgé, esclave de ses
habitudes. Elle tombe amoureuse d’un médecin, Maurecourt, installé depuis peu
près de là, s’enferme dans ses fantasmes et commence à éprouver de la haine pour
son père qu’elle juge borné. Un soir, elle le pousse avec violence dans l’escalier et
on le retrouvera mort au bas des marches. Pour se fuir à elle-même, Adrienne part
dans un court voyage, mais cette diversion ne lui apportera pas la paix souhaitée.
Sa solitude tragique la conduira, à la fin du roman, à la limite de l’égarement. Le
cadre provincial et la fureur passionnelle de l’héroïne nous évoquent Thérèse
Desqueyroux de Mauriac. Tout comme Thérèse, Adrienne cède à une tentation
criminelle.
143
L’inquiétude spirituelle
qui est amoureuse de Philippe, constitue une sorte de rempart
contre une fin violente, crime ou suicide, et permet par là de
poursuivre la vie commune.
144
L’inquiétude spirituelle
Test de contrôle 10
Bon courage !
145
L’inquiétude spirituelle
Références bibliographiques
Beaumarchais (Jean-Pierre de), Couty (Daniel), Dictionnaire des œuvres
littéraires de langue française, Bordas, Paris, 1994
Cabanis (José), «Préface», dans Julien Green, Œuvres complètes, I, Gallimard,
Paris, 1972
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises, XXe siècle,
Hachette, Paris, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Shillony (Helena), Le roman contradictoire. Une lecture du Nœud de vipères de
Mauriac, Archives des lettres modernes, no 3, Paris, 1978
Petit (Jacques), Julien Green, l’homme qui venait d’ailleurs, Desclée de Brouwer,
Paris, 1969
Schmidt (Joël), « Biographie de François Mauriac », http://www.ac-
strasbourg.fr/pedago/lettres/lecture/Mauriacbio. Htm
146
Le roman et le théâtre de la grandeur
Unité d’apprentissage 11
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 11 139
11.1 Montherlant et le goût de l’héroïsme 148
11.2 La force de l’idéal chez Malraux 150
Test d’autoévaluation 157
11.3 Saint-Exupéry et ses leçons de responsabilité 158
Clés du test d’autoévaluation 160
Test de contrôle 11 160
Références bibliographiques 161
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
proposés, vous serez capable de:
147
Le roman et le théâtre de la grandeur
Pour mémoire
Dans la « Postface » de sa pièce Le Maître de Santiago, Henry de Montherlant fait
voir les sources d’inspiration dans lesquelles il a puisé: « Il y a dans mon œuvre une
veine chrétienne et une veine profane (ou pis que profane), que je nourris
alternativement, j’allais dire simultanément, comme il est juste, toute chose en ce
monde méritant à la fois l’assaut et la défense. »
148
Le roman et le théâtre de la grandeur
149
Le roman et le théâtre de la grandeur
« Fascinée, enveloppée, envoûtée par lui, elle accepte tout ce
qu’il veut (…). » Désormais, leur unique voie sera celle du
renoncement.
Alvaro, qui jusqu’alors méprisait un peu sa fille parce qu’elle
manquait de grandeur, la juge maintenant digne de faire partie
Atelier de lecture
Montherlant réinvente dans Port-Royal jusqu’à la langue élégante et précise du
XVIIe siècle. Il y traite des bouleversements qu’un conflit spirituel déclenche dans
l’âme de quelques religieuses. Le pape condamne le jansénisme mais certaines
religieuses de Port-Royal refusent cette condamnation. Elles sont pourtant pressées
de signer le Formulaire par lequel est rejetée la doctrine de Jansénius, et le lecteur
assiste par la suite à leurs débats, angoisses et indécisions. L’archevêque essaie lui
aussi de faire les douze sœurs signer le Formulaire; tout est en vain, et alors il
décide de les chasser du monastère. Le drame que cette décision entraîne est
développé dans le dialogue entre deux religieuses, Angélique, la Maîtresse des
novices, et Françoise, la novice qu’elle a « nourrie » comme une mère, la première
devant quitter l’abbaye. Cette « maison » était pour Angélique sa seule raison d’être
et elle souffre de s’en séparer, mais la règle interdit la manifestation de toute
affection humaine. Malgré son drame et ses doutes, la sœur Angélique soutient la
foi de Françoise qu’elle voit comme seule promesse de salut: « (…) la vérité de
Dieu demeurera éternellement, et délivrera tous ceux qui ne veulent être sauvés
que par elle. »
150
Le roman et le théâtre de la grandeur
• Le Musée imaginaire (1947)
• Les Voix du silence (1951)
• La Métamorphose des dieux (dont le premier volume paraît en
1957)
• Antimémoires (1967, premier tome)
Points de vue
Dans une « Conférence » de 1929 sur son roman Les Conquérants, André
Malraux fait le commentaire suivant: « La question fondamentale pour Garine est
bien moins de savoir comment on peut participer à une révolution, que de savoir
comment on peut échapper à ce qu’il appelle absurde (…). Garine (…), dans la
mesure où il a fui cette absurdité qui est la chose la plus tragique devant laquelle se
trouve un homme, a donné un certain exemple. »
152
Le roman et le théâtre de la grandeur
153
Le roman et le théâtre de la grandeur
Atelier de lecture
Voici un extrait des Voix du silence où Malraux développe sa conception de l’art
comme un anti-destin:
«L’art ne délivre pas l’homme de n’être qu’un accident de l’univers; mais il est
l’âme du passé au sens où chaque religion antique fut une âme du monde. Il
assure pour ses sectateurs (1), quand l’homme est né à la solitude, le lien profond
qu’abandonnent les dieux qui s’éloignent. Si nous introduisons dans notre
civilisation tant d’éléments ennemis, comment ne pas voir que notre avidité les
fond en un passé devenu celui de sa plus profonde défense, séparé du vrai par sa
nature même ? Sous l’or battu des masques de Mycènes (2), là où l’on chercha la
poussière de la beauté, battait de sa pulsation millénaire un pouvoir enfin
réentendu jusqu’au fond du temps. A la petite plume de Klee (3), au bleu des
raisins de Braque, répond du fond des empires le chuchotement des statues qui
chantaient au lever du soleil (4).
Toujours enrobé d’histoire, mais semblable à lui-même depuis Sumer (5) jusqu’à
l’école de Paris, l’acte créateur maintient au long des siècles une reconquête aussi
vieille que l’homme. Une mosaïque byzantine et un Rubens, un Rembrandt et un
Cézanne expriment des maîtrises distinctes, différemment chargées de ce qui fut
maîtrisé; mais elles s’unissent aux peintures magdaléniennes (6) dans le langage
immémorial de la conquête, non dans un syncrétisme de ce qui fut conquis. La
leçon des Bouddhas de Nara (7) ou celle des Danses de Mort çivaïtes (8) n’est pas
une leçon de bouddhisme ou d’hindouisme; et le Musée Imaginaire est la
suggestion d’un vaste possible projeté par le passé, la révélation de fragments
perdus de l’obsédante plénitude humaine, unis dans la communauté de leur
présence invaincue. Chacun des chefs-d’œuvre est une purification du monde,
mais leur leçon commune est celle de leur existence, et la victoire de chaque
artiste sur sa servitude rejoint, dans un immense déploiement, celle de l’art sur le
destin de l’humanité. L’art est un anti-destin. »
Test d’autoévaluation
Pour vérifier ce que vous avez retenu de l’œuvre de Montherlant
et de Malraux, il est utile de répondre aux questions ci-dessous.
Ensuite, comparez avec la rubrique Clés du test
d’autoévaluation.
157
Le roman et le théâtre de la grandeur
158
Le roman et le théâtre de la grandeur
De son métier de pilote et de son « outil », l’avion, Saint-Exupéry
retient en fin de compte non pas l’aspect technique, mais
l’occasion qu’ils donnent à quelques hommes (comme tous les
métiers et tous les outils) de reconnaître leurs limites, la puissance
de leur volonté, leur responsabilité et la primauté d’un but qui vaut
« plus que la vie ».
Pour mémoire
« Etre homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face
d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une victoire que
les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à
bâtir le monde. » (Terre des hommes) Le courageux Guillaumet, l’un des
camarades évoqués dans la deuxième partie de la Terre des hommes, est
exemplaire en ce sens: « Sa grandeur, c’est de se sentir responsable. Responsable
de lui, du courrier et des camarades qui espèrent. Il tient dans ses mains leur peine
ou leur joie. (…) Responsable un peu du destin des hommes, dans la mesure de
son travail. »
Paradoxalement, l’écrivain renoncera à ce qu’il connaît bien – le
récit d’aviation, la référence à l’actualité, le goût de la chose vue -,
et se lance dans le conte pour enfants que représente Le Petit
Prince (publié à New York), ainsi que dans la parabole à
résonance biblique de Citadelle (1948).
En savoir plus
Venu d’une autre planète, Le Petit Prince découvre les réalités de la Terre. Il
rencontre un Renard qui lui parle de l’amitié et, à ce propos, lui demande de
« l’apprivoiser »: « Si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras
pour moi unique au monde. (…) Si tu m’apprivoises, ma vie sera ensoleillée. Je
connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. (…) Le blé, qui est
doré, me fera souvenir de toi. » C’est toujours le Renard qui lui dit: On ne voit bien
qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »
159
Le roman et le théâtre de la grandeur
Test de contrôle 11
Effectuez ce test pour valider vos acquis relatifs à la manière dont les écrivains
étudiés dans l’unité d’apprentissage 11 traitent le thème de la grandeur humaine.
Faites parvenir ce test à votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire sur la
copie votre nom, votre prénom et vos coordonnées. Vous êtes censé recevoir le test
avec le corrigé et le commentaire du tuteur.
Bon courage !
160
Le roman et le théâtre de la grandeur
3) L’action héroïque est pour les personnages de Malraux une occasion d’affronter
la faiblesse, la souffrance ou la mort. Justifiez ce point de vue à partir de La
Condition humaine.
Références bibliographiques
Bersani (Jacques) et al., La littérature en France depuis 1945, Bordas, Paris, 1974
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises, XXe siècle,
Hachette, Paris, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
161
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
Unité d’apprentissage 12
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 12 162
12.1 Caractéristiques du Nouveau Roman 163
12.2 Nathalie Sarraute et l’ère du soupçon 166
12.3 Alain Robbe-Grillet et ses générateurs textuels 169
Test d’autoévaluation 172
12.4 Les grands solitaires 173
12.4.1 Julien Gracq: «du presque-poème au presque-roman» 173
12.4.2 Samuel Beckett et la quête de l’innommable 174
12.4.3 Marguerite Yourcenar: l’individu et l’histoire 176
12.4.4 Michel Tournier: le roman-légende 178
Clés du test d’autoévaluation 179
Test de contrôle 12 180
Références bibliographiques 180
Quand vous aurez parcouru cette unité et effectué les tests proposés, vous
serez capable de:
• Identifier les tendances de la modernité romanesque après la Seconde
Guerre mondiale.
• Analyser la diversité d’attitudes face à la tradition du roman.
• Repérer les points communs et les différences entre les écrivains
étudiés.
• Interpréter les nouvelles idéologies scripturales.
162
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
12.1 Caractéristiques du Nouveau Roman
Définition
« L’écriture, c’est cette tension qui existe constamment entre une activité qui
communiquerait un certain nombre d’événements et une activité de production qui
la prend aussitôt en jeu, la gauchit, la transforme, la tord. L’écriture, c’est justement
ce mouvement où communication et production luttent constamment l’une avec
l’autre. C’est cela qui donne au texte sa tension et fait que ces éléments, obtenus
selon un espace de relations relativement statiques, seront impliqués dans la
dynamique de l’écriture. » (Jean Ricardou)
163
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
164
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
Idées à retenir
Par rapport à la modernité, les textes des nouveaux romanciers créent un conflit entre
l’espace représentatif et l’espace imaginatif, le premier étant détruit sans arrêt par le
dernier, qui réussit à s’imposer. « En tout cas, les gens n’imaginent pas qu’une porte
imprimée sur du papier puisse (…) s’ouvrir », lisons-nous dans Projet pour une
révolution à New York de Robbe-Grillet
Puisque les nouveaux textes oscillent entre le possible et l’impossible, on ne peut
plus les envisager comme l’effet d’un miroir que l’on promène le long d’un chemin
(Stendhal), mais plutôt (surtout) comme l’effet des miroirs qui agissent à l’intérieur
d’eux-mêmes. Ils s’instituent en tant que théorie, lecture et critique de leur propre
production, ce qui rend inopérant le recours à un code antérieur.
165
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
meurtre entre en résonance avec celles d’autres objets culturels
insérés dans le texte (par exemple, l’illustré chinois de la rue).
Le texte devient l’espace de son propre engendrement; chacun
de ses éléments a sa place et son rôle dans l’assemblage
auquel il appartient. Ces composantes de l’ensemble textuel
sont pareils aux pièces du puzzle, à propos desquelles nous
lisons dans Triptyque (1973) de Claude Simon: « Leurs
découpures (…) ont été calculées de façon qu’aucune d’entre
elles, prise isolément, n’offre l’image entière d’un personnage,
d’un animal, d’un visage ».
Pour mémoire
Autrui: catalyseur des tropismes
Même si l’univers sarrautien met l’accent sur les drames microscopiques, internes,
cachés, le monde extérieur ne disparaît pas tout à fait, les tropismes étant provoqués
justement par la présence d’autrui. En effet, ces drames intérieurs, « faits d’attaques,
de triomphes, de reculs, de défaites, de caresses, de morsures, de viols, de meurtres,
d’abandons généreux ou d’humbles soumissions, ont tous ceci de commun qu’ils ne
peuvent se passer de partenaire (…). C’est lui le catalyseur par excellence, l’excitant
grâce auquel ces mouvements se déclenchent (…) » (L’Ère du soupçon)
168
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
Atelier d’analyse
Va-et-vient entre narration et réflexion critique
Enfance, livre qui a reçu l’accueil enthousiaste du public, revêt la forme d’un dialogue
entre l’auteur et son double, plus précisément entre la voix narratrice et la voix
critique. Les « souvenirs » d’une enfance entre la Russie et la France, ou plutôt les
« moments », les « formes de sensibilité » de cette enfance, selon l’aveu de Nathalie
Sarraute, qui refuse l’idée d’y avoir écrit l’histoire de sa vie, sont saisis à la naissance
du ressenti grâce à la voix critique: « - Des images, des mots qui évidemment ne
pouvaient pas se former à cet âge-là dans ta tête… - Bien sûr que non. Pas plus
d’ailleurs qu’ils n’auraient pu se former dans la tête d’un adulte… C’était ressenti,
comme toujours, hors des mots, globalement… Mais ces mots et ces images sont ce
qui permet de saisir tant bien que mal, de retenir ces sensations. »
Par ses mises en garde, ses doutes, ses interrogations ou son insistance, la voix
critique aide la narratrice à passer du non-dit au dit authentique, en d’autres mots, à
retrouver « quelques moments, quelques mouvements encore intacts, assez forts
pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs (…)
ouatées qui se défont et disparaissent avec l’enfance. »
169
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
• Le Miroir qui revient (« autobiographie », 1984)
• La Reprise (roman, 2001)
Parallèlement à l’œuvre littéraire et cinématographique de ce
théoricien du Nouveau Roman, il s’est constitué une
« œuvre bis » de Robbe- Grillet, selon l’expression de Michel
Rybalka (« Le double idéologique », dans Magazine littéraire, no
402, octobre 2001), issue de ses activités « comme critique-et-
théoricien, conférencier, professeur et essayiste ainsi que des
nombreux entretiens qu’il a accordés au fil des ans pour définir
son travail de créateur ». Cette « œuvre bis », appelée Le
Voyageur. Textes, causeries et entretiens (1947-2001),
comprend des textes sur Nathalie Sarraute et Claude Simon,
des pages sur Sade, sur quelques peintres ou sur le cinéma. Le
segment « Pourquoi j’aime Barthes » est la transcription d’un
dialogue entre Alain Robbe-Grillet et Roland Barthes lui-même,
improvisé au cours d’un colloque de Cerisy (en 1977). Bon
nombre de textes continuent Pour un nouveau roman, mais
abandonnent le modernisme et le ton de manifeste du livre pour
des positions plus nuancées et plus postmodernes. À part les
textes d’allure généralement théorique, on y trouve également
des analyses de L’Étranger de Camus et de La Nausée de
Sartre.
170
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
Points de vue
L’auteur ne travaille pas sur la langue - « ce français du XXe siècle que j’utilise tel
que je l’ai reçu » -, mais sur la parole d’une société: « ce discours que me tient le
monde où je vis ». A l’égard de cette parole, l’écrivain adopte une double attitude:
d’un côté, il refuse de la parler à son tour; de l’autre, il s’en sert comme d’un matériau
et développe à partir d’elle son propre discours. Ainsi, dans la reprise de ses thèmes
– violence, révolution, etc. -, utilisés comme générateurs, il n’y a pas de soumission
aux codes de sa société, ou au code narratif, mais « un travail de déconstruction sur
des éléments découpés dans le code, désignés comme mythologiques, datés,
situés, non-naturels ».
Pour Robbe-Grillet, il ne s’agit pas de se débarrasser des éléments mythologiques
inscrits dans l’imagerie populaire du temps (couvertures illustrées des romans qu’on
vend dans les gares, affiches géantes, publicités des magazines de mode, figures
des bandes dessinées, etc.) mais « de les parler, c’est-à-dire d’exercer sur eux le
pouvoir de ma liberté au lieu de les subir comme des pièges, au fonctionnement fixé à
l’avance et fatal. »
Atelier d’interprétation
Un roman plus récent de Robbe-Grillet a un titre significatif: La Reprise, où l’auteur
reprend des éléments qui composent ses livres précédents. Comme il le dit, dans
l’entretien avec Jean-Jacques Brochier (« La Reprise du Nouveau Roman »,
Magazine littéraire, 402, 2001): « La reprise, c’est la transformation du passé vers le
futur, et c’est le mouvement lui-même qui est important. »
L’intertextualité est l’ensemble des relations qu’un texte littéraire entretient avec un
autre (ou avec d’autres), tant au plan de sa création (par la citation, l’allusion, le
pastiche, etc.) qu’au plan de sa lecture et de sa compréhension, par les
rapprochements qu’opère le lecteur.
171
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
Test d’autoévaluation
Pour mettre en pratique vos connaissances liées au Nouveau
Roman et à certains de ses représentants, il est utile de répondre
aux questions suivantes. Pour vérifier vos réponses, consultez la
rubrique Clés du test d’autoévaluation.
172
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
En savoir plus
Qu’il emprunte ses thèmes au romantisme allemand (Au château d’Argol), qu’il
bâtisse une Venise imaginaire (Le Rivage des Syrtes), ou qu’il situe son récit en
Bretagne (Un Beau Ténébreux, 1945, La Presqu’île, 1970), Julien Green crée des
œuvres qui pourraient être qualifiées comme mythiques ou « emblématiques » -
« emblématique » est le terme que l’auteur applique, dans le recueil d’essais
Préférences (1961), au roman de l’écrivain allemand Ernst Jünger, Sur les falaises
de marbre (1939).
Pour Julien Gracq, l’essentiel n’est pas de raconter une aventure, mais de suggérer
un univers hors du temps et de l’histoire et d’entretenir, par la magie des images,
d’une sorte de clair-obscur, une atmosphère de mystère, d’attente et de suspens.
173
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
Atelier d’analyse
Dans la nouvelle « Presqu’île », un homme, Simon attend une femme, quelque part
du côté de la Bretagne. Elle n’est pas au train de 12h 53, qu’elle a dû manquer; or,
le train suivant n’arrive que sept heures plus tard. Simon va employer cette
parenthèse, ce vide imprévu au cœur du temps, en goûtant les charmes d’une
errance à bord de sa voiture, et c’est avec regret qu’il s’en retourne retrouver à la
gare celle dont l’absence lui a été plus douce encore que la présence.
Ce résumé ne dit pourtant rien sur la chaîne, presque « magnétique » (la formule
est de Breton), des images et des mots, ni sur le travail de l’écriture, poussé
jusqu’au plus menu détail, et qui donne tout son pouvoir à cette insidieuse Odyssée.
Par son minimalisme et sa linéarité empreinte de rigueur, tout comme par une mise
en scène souple des perspectives et des voix dans un cadre réaliste, ce texte
opposerait un démenti au Nouveau Roman, en particulier aux récits soumis à des
techniques formelles, dont les artifices ne sont pas en mesure, pense Gracq, de
renouveler le genre romanesque.
12.4.2 Samuel Beckett et la quête de l’innommable
175
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
humaine se trouve exprimée en quelques mots: l’attente, la
détresse, l’espoir, la mort, etc.
En effet, d’un texte à l’autre, la vocation minimaliste de Beckett
fait que son écriture progresse dans le sens de la réduction,
« tant en ce qui concerne la langue qu’en ce qui concerne les
moyens mis en œuvre »: personnages, péripéties, problèmes
abordés. Cet usage toujours plus restreint de la langue justifie la
formule « poétique du mot nu », employée par Charles Juliet à
l’adresse de l’écriture becketienne, ou celle de « l’écriture de la
pénurie » dont se sert Beckett lui-même.
Points de vue
L’univers de Beckett détruit la possibilité du langage de « mettre en scène » un
personnage « crédible », consistant. Pourtant, à la différence des expériences
scripturales des « nouveaux romanciers », où l’autoréférence exclut la
reconnaissance d’un monde humain extratextuel, les fictions de Beckett, même si
elles se réduisent à des constructions toujours plus elliptiques, s’interrogent
encore sur l’être humain. Les questions existentielles ne sont donc pas mises
entre parenthèses. Le spécifique des figures humaines esquissées serait, d’un
côté, leur impossibilité de renoncer à l’existence, et, de l’autre, le besoin de
compagnie, de la présence, fût-elle illusoire, d’autrui. La renaissance du besoin de
compagnie fait que la voix, qui semblait sur le point de s’éteindre, de s’engloutir
dans le silence, autrement dit, dans le néant, recommence son jeu verbal,
créateur et destructeur d’histoires.
12.4.3 Marguerite Yourcenar: l’individu et l’histoire
La grande originalité de Marguerite Yourcenar (1903-1987)
réside dans son pouvoir de « faire vivre ou revivre » des
personnages, les uns réels comme Hadrien, empereur romain
(117-138) (Mémoires d’Hadrien, 1951), les autres imaginaires
comme Zénon (L’œuvre au noir, 1968), ou bien les membres
de sa propre famille dans l’autobiographie Le Labyrinthe du
monde (I. Souvenirs pieux, 1974; II. Archives du Nord, 1977).
176
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
Atelier d’analyse
Le portrait d’une voix
Mémoires d’Hadrien est une autobiographie apocryphe de cet empereur romain du
deuxième siècle, destinée à son petit-fils, le futur Marc Aurèle. Bien que ces
Mémoires soient rédigés par M. Yourcenar, le lecteur les lit comme s’ils étaient
authentiques.
L’auteur fait revivre Hadrien dès sa naissance à la veille de sa mort, et reconstitue
tout un monde: mœurs, croyances, activités militaires et politiques, etc.
L’écrivain recrée les pensées et les sentiments de l’empereur qui s’exprime à la
première personne. C’est, dit-elle, le « portrait d’une voix ». Hadrien y apparaît
comme l’empereur le plus honnête et le plus moderne, artisan d’un univers
équilibré; c’est aussi un homme de guerre qui relate ses campagnes, un homme de
science et de poésie, qui enquête des vérités naturelles ou surnaturelles, mais
également un homme de passion qui se pose des questions sur le mystérieux
suicide de l’être aimé.
Ce roman accède facilement à l’universalité des mythes grecs et romains, qu’il rend
plus lisibles et interprète comme « une sorte de sur-réalité psychique à partir de
laquelle la réalité tout court sera perçue, organisée, comprise et orientée ». (Jean
Blot).
D’autre part, ce roman historique crée un dialogue tolérant les contraires: la
sagesse stoïque et la tragédie, l’héritage du passé et la construction de l’avenir,
l’amour de la vie et l’obsession du suicide, etc. Par ce dialogue des contraires est
traduite une recherche spirituelle: parvenu à la sagesse, le vieil Hadrien médite sur
la maladie, la mort, l’amour, le courage, la liberté, l’esclavage, le christianisme, tout
comme sur l’avenir, envisagé comme une alternance de civilisation et de barbarie.
Une comparaison
« À bien des égards, Zénon représente l’anti-Hadrien. Si l’empereur incarne le
moment de la conscience et de l’histoire, où la vérité paraît formée, accessible ou
même possédée, l’Alchimiste représente le moment opposé, dans la conscience et
dans l’histoire, celui où les meilleures certitudes se défont et le monde tout entier
paraît en fusion, en gestation ou en flux. L’empereur est de marbre, le savant est un
fluide, ou mieux, un métal qui se liquéfie, une lave surgie. » (Jean Blot)
177
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
178
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
En savoir plus
L’alternance entre légende inventée et légende transposée paraît permanente dans
l’œuvre de Tournier. Après Les Météores, il reprend, dans Gaspard, Melchior et
Balthazar (1980), la légende des Rois mages [les Rois mages ou les Mages: selon
l’Evangile, ils sont venus rendre hommage à l’enfant Jésus], mais en introduisant
un quatrième roi.
« Mon propos, déclare Michel Tournier (Le Vent Paraclet) n’est pas d’innover dans
la forme, mais de faire passer dans une forme aussi traditionnelle, préservée et
rassurante que possible une matière ne possédant aucune de ces qualités. »
Le lecteur de Tournier peut se tenir au sens littéral (apparent) de ses oeuvres, ou
bien chercher des sens cachés, qui confèrent au roman une valeur d’initiation,
puisque « tout est signe » (Le Roi des Aulnes). Il arrive que le sens apparent en
cache un second, « lequel déchiffré trahit la présence d’une troisième signification
et ainsi de suite » (Gaspard, Melchior et Balthazar).
Clés du test d’autoévaluation
179
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
Test de contrôle 12
Effectuez ce test pour valider vos connaissances reliées aux différents modes de
concevoir le roman dans la seconde moitié du XXe siècle. Faites parvenir ce test à
votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire sur la copie votre nom, votre
prénom et vos coordonnées. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le
commentaire du tuteur.
Bon courage !
1) Dans les œuvres de Nathalie Sarraute, autrui est un catalyseur des tropismes.
Justifiez cette interprétation à partir du roman Portrait d’un inconnu.
(10 lignes, deux points)
2) Étudiez la mouvance de personnages, de lieux, de situations et de thèmes dans
La Maison de rendez-vous d’Alain Robbe-Grillet.
(14 lignes, trois points)
3) L’individu et l’histoire se répondent dans les écrits de Marguerite Yourcenar.
Commentez ce point de vue en vous appuyant sur Mémoires d’Hadrien.
(10 lignes, deux points)
Références bibliographiques
Bersani (Jacques) et al., La littérature en France depuis 1945, Bordas, Paris, 1974
Blot (Jean), Marguerite Yourcenar, Seghers, Paris, 1971
Juliet (Charles), Rencontre avec Samuel Beckett, Fata Morgana, Montpellier, 1986
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, 1988
Rykner (Arnaud), Nathalie Sarraute, Seuil, Paris, 1991
∗∗∗ Nouveau Roman: hier, aujourd’hui, Union Générale d’Éditions, Paris, 1972,
t. 1, 2
180
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
Unité d’apprentissage 13
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 13 181
13.1 Caractéristiques et précurseurs du nouveau théâtre 182
13.2 Jean Anouilh: entre la tradition et la nouveauté 183
13.3 Eugène Ionesco et l’aventure du nouveau théâtre 185
Test d’autoévaluation 193
13.4 La démarche singulière de Samuel Beckett 193
13.5 Jean Genet: «la glorification de l’Image et du Reflet » 197
Clés du test d’autoévaluation 198
Test de contrôle 13 199
Références bibliographiques 199
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de :
• Saisir les aspects de continuité des voies traditionnelles dans l’oeuvre
théâtrale depuis 1940.
• Comprendre les innovations concernant la signification, la structure et le
langage des œuvres dramatiques de la période examinée.
• Repérer les précurseurs des nouvelles formes théâtrales.
• Identifier les différentes manières de rénover le théâtre à partir des
dramaturges étudiés.
181
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
13.1 Caractéristiques et précurseurs du nouveau théâtre
182
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
Pour mémoire
Anouilh a classé son théâtre en pièces roses (Le Bal des voleurs, 1938, Le
Rendez-vous de Senlis, 1941, etc.), dominées par la fantaisie, noires (La
Sauvage, 1938, Eurydice, 1942, Antigone, 1944), brillantes (L’Invitation au
château, 1947, La Répétition ou l’Amour puni, 1950, Colombe, 1951), qui
développent et mélangent habilement le noir et le rose, grinçantes (Ardèle ou la
Marguerite, 1948, La Valse des toréadors, 1952, L’Hurluberlu ou le
Réactionnaire amoureux), à intentions satiriques, costumées (L’Alouette, 1953,
Beckett ou l’honneur de Dieu, 1959), baroques (Cher Antoine, 1969, etc.).
Ses pièces donnent une image constante et en général pessimiste de la nature
humaine, hantée par la nostalgie d’une pureté perdue.
183
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
Atelier d’analyse
La pièce Antigone d’Anouilh fait référence à la tragédie (Antigone) de Sophocle
(442 av. J.C.).
Composée en 1942, mais jouée seulement en 1944, la pièce se situe dans un
contexte historique sombre: la France est vaincue par l’armée nazie et tombe sous
l’Occupation. Les mouvements de résistance, organisés pour s’opposer à cette
occupation allemande, seront fédérés, en 1943, par le Conseil national de la
Résistance.
Le dramaturge choisit de travailler sur le personnage d’Antigone à la suite, paraît-il,
d’un événement insolite: un jeune homme, qui n’appartenait pas à un réseau de
résistance ou à un parti politique, tire, en 1942, sur un groupe de dirigeants
collaborationnistes. Anouilh est frappé par son geste, à la fois héroïque et vain, où
il voit l’essence du tragique. Nourri de culture classique, il pense à la pièce de
Sophocle qui lui évoque la résistance d’un individu face à l’État.
Le thème de la révolte
Antigone s’oppose au décret de son oncle Créon, roi de Thèbes, punissant de mort
quiconque voudrait donner une sépulture au frère de la jeune fille, Polynice, tué
après avoir trahi Créon. Dès qu’il apprend que le corps de Polynice a reçu les
hommages funèbres grâce à Antigone, il condamne celle-ci à mort. Hémon, fils de
Créon et fiancé de la jeune fille, supplie son père, mais sans succès. Ni le roi ni la
nièce ne peuvent faire des concessions, l’un défendant obstinément la Loi, l’autre
le devoir intérieur (sa piété fraternelle). Antigone préfère la mort qu’elle voit comme
le seul moyen de préserver son exigence d’absolu. Et la tragédie se poursuit:
Hémon se tue près d’elle; la reine Eurydice se suicide elle aussi.
En savoir plus
Jeanne d’Arc, dite la Pucelle d’Orléans, est une héroïne française (née à
Domrémy, en 1412; morte à Rouen, en 1431). Fille de paysans modestes, très
pieuse, elle entend, à 13 ans, des voix qui l’engagent à libérer la France de
l’invasion anglaise. Jeanne réussit à voir le roi, Charles VII, et à le convaincre de
sa mission. Mise à la tête d’une petite armée, elle vainc les Anglais et fait sacrer le
roi à Reims, mais échoue devant Paris. Tombée aux mains des Bourguignons, elle
est vendue aux Anglais. Ceux-ci la déclarent sorcière et la font juger par un tribunal
ecclésiastique présidé par l’évêque Pierre Cauchon. Elle meurt brûlée vive.
Jeanne d’Arc a inspirée de nombreuses œuvres, parmi lesquelles une tragédie de
Schiller, La Pucelle d’Orléans (1801), la trilogie dramatique Jeanne d’Arc de
Charles Péguy (1897), L’Alouette de Jean Anouilh, un oratorio de Paul Claudel,
musique d’Arthur Honegger, Jeanne d’Arc au bûcher (1938).
184
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
185
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
des Noctambules, aujourd’hui disparu, aux fastes du Théâtre de
France. En gros, ses écrits dénoncent, grâce à la parodie, à
l’ironie et aux symboles, l’absurde de l’existence ou des rapports
sociaux.
Les principales pièces d’Ionesco sont les suivantes:
• La cantatrice chauve (1950)
• La Leçon (1951)
• Les Chaises (1952)
• Victimes du devoir (1953)
• Amédée ou comment s’en débarrasser (1954)
• Jacques ou la soumission (1955)
• Le Nouveau Locataire (1955)
• L’Impromptu de l’Alma (1956)
• Tueur sans gages (1959)
• Rhinocéros (1960)
• Délire à deux (1962)
• Le roi se meurt (1962)
• Le Piéton de l’air (1963)
• La Soif et la Faim (1966)
• Jeux de massacre (1970)
• Macbett (1972)
• Voyage chez les morts (1980)
Ionesco a écrit aussi des essais (La Tragédie du langage, 1958,
Expérience du théâtre, 1958, Notes et Contre-notes, 1962), deux
tomes de son « Journal » (Journal en miettes, 1967, Présent
passé Passé présent , 1968), un roman (Le Solitaire) et des
récits (La Vase, 1956, La Photo du colonel, 1973, etc.). Il est élu,
en 1970, à l’Académie française.
La révolution théâtrale
Parallèlement aux bouleversements provoqués, vers 1950, dans le domaine du
roman, on assiste à des changements profonds aussi du côté de l’écriture
théâtrale.
Dans les nouvelles orientations théâtrales, le temps et le lieu précis ne sont plus
déterminants. L’action ne comporte plus une exposition, une crise et un
dénouement: elle est réduite au minimum, voire, parfois, inexistante. Les
personnages n’ont plus, en général, une identité sociale ou psychologique. Le
langage perd son rôle de moyen de communication, les répliques portent la
marque de l’incohérence ou du non-sens, et, par là, suggèrent le vide existentiel.
Le nouveau théâtre se remarque aussi par un dosage original de comique et de
tragique.
186
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
Filiations et convergences
Le personnage d’Ubu, des pièces de Jarry (Ubu roi, Ubu enchaîné, Ubu sur la
butte), modèle de la voracité matérielle et morale, a constitué une bonne source
d’inspiration pour Ionesco. « J’ai peut-être été influencé par lui en faisant des
monstres de mes personnages, en les faisant devenir des rhinocéros », avoue
Ionesco dans ses « Entretiens » avec Claude Bonnefoy (1966).
Son « anti-théâtre » a aussi des filiations avec l’avant-garde du début du XXe siècle
qui a produit un « bouleversement dans nos habitudes mentales. » (Notes et
Contre-notes) Il s’agit du drame de Guillaume d’Apollinaire, Les Mamelles de
Tirésias (1917) qui rappelle d’une certaine manière les pièces de Jarry et préfigure
le surréalisme; de plus, le traitement du langage, ainsi que le recours au mime et
aux procédés du cirque annoncent l’anti-théâtre des années 50.
Il s’agit également des œuvres de Roger Vitrac l’un des initiateurs du théâtre
surréaliste. Sa pièce burlesque Victor ou les Enfants au pouvoir (1928) parodie les
valeurs bourgeoises et constitue ainsi une tentative intéressante de
renouvellement, même si elle ne met en cause ni les modalités de pensée ni les
formes dramatiques.
Mais dans la dramaturgie de Ionesco on reconnaît surtout l’influence d’Antonin
Artaud. Dans sa perspective, le théâtre doit refuser la psychologie qui réduit
l’inconnu au connu; le langage doit renoncer à son rôle traditionnel de code de
communication et devenir un mode d’exploration du surréel; quant à l’architecture
du théâtre, Artaud propose la suppression de la scène et de la salle, qui seront
remplacées par un lieu unique, sans aucune barrière, permettant une
communication directe entre le spectateur et le spectacle, entre l’acteur et le
spectateur; le théâtre doit avoir un élément de violence ou de cruauté afin de
bousculer le repos des sens et réveiller les forces de l’inconscient. Ionesco pense
lui aussi que, pour forcer le spectateur à participer, le théâtre doit être violent,
inquiéter, ne reculer ni devant le scandale ni devant le paroxysme.
Spectacle total, le théâtre devrait toucher tous les sens, grâce aux ressources des
techniques modernes, décors, éclairages, musique.
Il y a aussi d’autres dramaturges qui cherchent, autour de 1950, un renouvellement
profond des formes théâtrales et, par là, une transformation des habitudes
mentales du public. Parmi eux, citons Jean Genet, Arthur Adamov, Samuel
Beckett. Le théâtre de Ionesco n’est donc pas isolé. Il s’inscrit dans un ample
mouvement de bouleversement des mentalités et de la vision du monde qui, dans
le domaine littéraire, s’est traduit par la recherche de nouvelles formes
d’expression tant du côté du roman (examiné dans l’unité12) que de la
dramaturgie.
187
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
Pour mémoire
« La valeur du théâtre [étant] dans le grossissement des effets, il fallait les grossir
davantage encore, les souligner, les accentuer au maximum. (…) Il fallait non pas
cacher les ficelles, mais les rendre plus visibles encore, délibérément évidentes,
aller à fond dans le grotesque, la caricature, au-delà de la pâle ironie des
spirituelles comédies de salon. Pas de comédies de salon, mais la farce, la charge
parodique extrême. Humour, oui, mais avec les moyens du burlesque. Un comique
dur, sans finesse, excessif. (…) Pousser tout au paroxysme, là où sont les sources
du tragique. Faire un théâtre de violence: violemment comique, violemment
dramatique. » (Ionesco, Notes et Contre-notes)
Atelier d’analyse
Dans un décor anglais, M. et Mme Smith échangent des lieux communs, vides de
tout intérêt. Sous une apparente logique, se cachent des absurdités et une pensée
188
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
automatique (chez Mme Smith): « Mary [la bonne]. – Mme et M. Martin, vos invités,
sont à la porte. Ils m’attendaient. Ils n’osaient pas entrer tout seuls. Ils devaient
dîner avec vous, ce soir. Mme Smith. – Ah oui. Nous les attendions. Et on avait
faim. Comme on ne les voyait plus venir, on allait manger sans eux. On n’a rien
mangé, de toute la journée. Vous n’auriez pas dû vous absenter. »
Les deux visiteurs qui surviennent découvrent, avec stupéfaction, pendant que les
Smith sont allés s’habiller, qu’ils ont les mêmes souvenirs, le même appartement,
la même petite fille, Alice; bref, ils se rendent compte qu’ils sont mari et femme: M
et Mme Martin. Les deux se lèvent solennellement, et M. Martin: « - Alors, chère
Madame, je crois qu’il n’y a pas de doute, nous nous sommes déjà vus et vous
êtes ma propre épouse… Elisabeth, je t’ai retrouvée ! – Donald, c’est toi, darling ! »
Au retour des Smith, la conversation démarre péniblement: toussotements,
banalités, longs silences, sourires à pleines dents… La sonnette de la porte
d’entrée retentit, Mme Smith va ouvrir, mais il n’y a personne. Cela se produit trois
fois et, en vertu de la logique empirique, elle conclut: « L’expérience nous apprend
que lorsqu’on entend sonner à la porte, c’est qu’il n’y a jamais personne. » A la
quatrième fois, M. Smith va ouvrir, et il revient avec le capitaine des pompiers.
Celui-ci raconte quelques anecdotes sans queue ni tête, et il rit tout seul aux
éclats. Après son départ, le dialogue entre les Smith et les Martin, privé de
l’irrigation d’une pensée vive, devient de plus en plus mécanique, chacun parle
pour soi et ne transmet rien. Les répliques n’ont pas de liaison entre elles et, en
fait, il s’agit d’un faux dialogue, car il ne partage rien.
Peu à peu, nous assistons à une désintégration totale du langage. Les truismes
(« Le plafond est en haut, le plancher en bas »: M.Martin), les faux proverbes
cocasses (« Celui qui vend aujourd’hui un bœuf, demain aura un œuf »: M. Martin),
les non-sens (« Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux »: M. Smith;
« J’aime mieux un oiseau dans un champ qu’une chaussette dans une brouette »:
Mme Martin; « On peut prouver que le progrès social est bien meilleur avec du
sucre »: M. Martin; etc.), ou les exercices d’élocution (« Touche la mouche,
mouche pas la touche »: M. Smith) prolifèrent. Cette prolifération sans objet suit un
rythme accéléré et un ton véhément, comme si les interlocuteurs se disputaient
pour de bonnes raisons.
Puis la lumière s’éteint, et les paroles cessent brusquement. De nouveau, lumière.
M et Mme Martin sont assis comme les Smith au début de la pièce. Et la pièce
recommence avec les Martin, qui répètent les répliques des Smith de la première
scène, tandis que le rideau se ferme.
Ces personnages, qu’Ionesco appelle des « fantoches », sont dépourvus de vie
intérieure de sorte qu’ils parlent pour ne rien dire. Ils peuvent ainsi être
interchangeables, ce qui justifie la structure circulaire de la pièce.
Dénonciation de l’univers « petit bourgeois »
L’univers « petit bourgeois » de La Cantatrice chauve ne se réfère pas
nécessairement à une certaine société ou à un certain système économique.
L’écrivain vise par là tous les êtres, quel que soit le système où ils vivent, qui n’ont
rien à communiquer. Leur pensée, conformiste, se nourrit d’idées reçues, et
l’expression se remarque par la répétition mécanique de formules toutes faites.
« Les Smith et les Martin, souligne Ionesco (La Tragédie du langage), ne savent
plus parler; ils ne savent plus penser parce qu’ils ne savent plus s’émouvoir, n’ont
plus de passions; ils ne savent plus être, ils peuvent devenir n’importe qui,
n’importe quoi, car, n’étant pas, ils ne sont que les autres, le monde de
l’impersonnel, ils sont interchangeables. On peut mettre Martin à la place de Smith
et vice versa, on ne s’en apercevra pas.»
189
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
191
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
Points de vue
« Un théâtre irrationaliste n’est pas seulement un théâtre qui attaque les idoles du
rationalisme (…). C’est surtout un théâtre conçu pour exprimer véritablement
l’irrationnel. Le théâtre traditionnel était cohérent parce que l’homme qu’il
présentait était cohérent. De ce point de vue, des écrivains de l’absurde, comme
Camus ou Sartre, restent (…) tout à fait conservateurs… L’expression authentique
de l’absurde va exiger une double désintégration, celle de la personnalité et celle
du langage (…). La Cantatrice chauve, comme les pièces de Ionesco en général,
offrent un échantillonnage complet de ce que Heidegger appelle la ‘parlerie
quotidienne’, où la stupidité humaine se dépose en formules, dictons et sentences
que nous reconnaissons au passage, car ce sont ceux dont se pare notre
conversation de tous les jours. Il y a chez Ionesco un (…) collectionneur
impitoyable qui nous offre le sottisier modèle (…). (Serge Doubrovsky, « Le rire de
Ionesco », Revue de la N.R.F., février 1960)
192
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
Test d’autoévaluation
Afin de valoriser vos connaissances liées aux caractéristiques
du théâtre depuis 1940, il est utile de répondre aux questions
suivantes. Pour vérifier vos réponses, consultez la rubrique Clés
du test d’autoévaluation.
Atelier de lecture
Les « personnages » de la farce tragique En attendant Godot, en deux actes,
sont deux clochards, Vladimir et Estragon, qui échangent quelques propos « sur
une route à la campagne, avec arbre », pour tuer le temps sans fin, en attendant
un certain Godot (en anglais, God, mais la référence à Dieu a été rejetée par
Beckett), dont ils espèrent un réconfort. L’attente et la vacuité, éléments récurrents
de la pièce, sont liées à la perte des repères temporels: « Estragon. – Mais quel
samedi ? Et sommes-nous samedi ? Ne serait-on pas plutôt dimanche ? Ou lundi ?
Ou vendredi ? »
194
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
Pourtant, tous les soirs, Godot leur transmet par un Garçon, le messager, qu’il
viendra « sûrement demain ». Le jour suivant répète ce qui s’est passé la veille. Au
lieu de Godot, surviennent deux autres personnages clownesques: Pozzo, sûr de
lui, cruel, tenant en laisse Lucky, vieillard, qui plie sous le poids de ses bagages. À
coups de fouet, Pozzo le contraint à exécuter ses moindres caprices. Le couple
Pozzo-Lucky pourrait être perçu comme le symbole du maître et de l’esclave
tyrannisé, ou celui de la divinité (à deux reprises, Pozzo est confondu avec Godot)
et de l’homme qui lui est asservi.
À l’acte II, le lendemain, Vladimir et Estragon, qui s’étaient séparés, se retrouvent
au même endroit (lieu désertique avec un arbre qui tantôt a des feuilles, tantôt n’en
a pas), contents de bavarder encore pour « se donner l’impression d’exister », en
attendant Godot. Voilà de nouveau Lucky, chargé comme au premier acte, mais
muet, et avec lui Pozzo devenu aveugle. Pozzo appelle au secours. Vladimir et
Estragon s’interrogent sur l’opportunité de le secourir »: « Vladimir: (…) Faisons
quelque chose pendant que l’occasion se présente ! Ce n’est pas tous les jours
qu’on a besoin de nous. (…) L’appel que nous venons d’entendre, c’est plutôt à
l’humanité tout entière qu’il s’adresse. Mais à cet endroit, en ce moment,
l’humanité, c’est nous, que ça nous plaise ou non. (…) Représentons dignement
pour une fois l’engeance où le malheur nous a fourrés. Qu’en dis-tu ? (Estragon
n’en dit rien.) Il est vrai qu’en pesant, les bras croisés, le pour et le contre, nous
faisons également honneur à notre condition. »
Finalement, les deux clochards se proposent d’intervenir, moins par humanité que
par divertissement (dans le sens pascalien du terme, de diversion):
« Vladimir: Nous attendons. Nous nous ennuyons. (Il lève la main.) Non, ne
proteste pas, nous nous ennuyons ferme, c’est incontestable. Bon. Une diversion
se présente et que faisons-nous ? Nous la laissons pourrir. Allons, au travail. »
Après le départ de Pozzo et de son porteur, Vladimir et Estragon seront rendus à
leur solitude. Un Garçon leur annonce, une fois de plus, que M. Godot viendra
« sûrement » le lendemain. Ils parlent encore de se pendre, mais la corde casse.
Ils décident de partir - « Alors, on y va ? – Allons-y » -, mais, dernière indication
scénique: « ils ne bougent pas ».
Jean Anouilh interprète cette farce tragique de Beckett comme « les Pensées de
Pascal mises en sketches et jouées par les Fratellini » [nom d’une célèbre dynastie
de clowns].
La voix et son langage
Par le détour de la représentation théâtrale, Beckett rejoint la conclusion de ses
romans: l’homme doit « dire des mots, tant qu’il y en a (…) (L’Innommable), soit
qu’il invente des histoires, soit qu’il se réfère simplement à son attente. Godot est
aussi fictif pour Vladimir et Estragon que Molloy (Watt ou Malone) pour le narrateur
de L’Innommable. Godot est celui qui les force à attendre et à parler, celui qu’ils
ont inventé pour meubler leur attente, pour la supporter en lui donnant un sens.
Godot est ce qu’ils attendent, ce dont ils parlent lorsqu’ils ont fini de débiter les
vieilles fables (le Christ, l’histoire de l’Anglais au bordel), de faire des
commentaires sur leurs chaussures trop grandes ou de se rappeler les vendanges
en Vaucluse. Il s’agit de « faire passer le temps », qui d’ailleurs serait « passé sans
ça ».
195
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
En savoir plus
Dégradation, répétition, bavardage
Comme les autres personnages beckettiens, Winnie est en proie au processus de
dégradation et de répétition sans fin. Si au premier acte de la pièce, Winnie, « la
cinquantaine, de beaux restes, blonde de préférence, grassouillette (…) », est
enterrée jusqu’au-dessus de la taille dans un mamelon, à l’acte II, elle s’enfonce de
plus en plus dans la terre. Winnie continue pourtant son bavardage optimiste, et,
au baisser du rideau, elle chante doucement la valse de « La Veuve joyeuse »:
« Heure exquise, qui nous grise, etc. ».
Style
Du point de vue du style, les phrases de cette pièce sont plus brèves, inachevées,
simples notations ou remarques, refus de l’ampleur, qui est l’équivalent théâtral
d’une nouvelle étape de la recherche scripturale de Beckett, manifeste dans le
texte Comment c’est (1961).
196
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
dont on puisse parler. (…) Oh tu dois être mort, oui sans doute, comme les autres,
tu as dû mourir, ou partir, en m’abandonnant, comme les autres, ça ne fait rien, tu
es là. (…) Autrefois… maintenant… comme c’est dur pour l’esprit. (…) Il y a si peu
qu’on puisse dire. (…) Et pas un mot de vrai nulle part. (…) Willie. (Un temps.)
Quel Willie ? (Affirmative avec véhémence.) Mon Willie ! (Yeux à droite. Appelant.)
Willie ! (Un temps. Plus fort.) Willie ! (Un temps. Yeux de face.) Enfin, ne pas
savoir, ne pas savoir de façon certaine, grande bonté, tout ce que je demande. »
Atelier de lecture
Les Bonnes
Deux bonnes, Claire et Solange, qui sont aussi sœurs, ont pris l’habitude de jouer
à la servante et à la patronne: Claire joue le rôle de Madame, alors que Solange
joue le rôle de Claire. La parodie, l’insulte, le sarcasme sont pour elles des moyens
de libérer la haine qui les oppresse. Dans leur jeu, les deux sœurs s’imaginent
même le meurtre de Madame, mais elles ne sont jamais allées jusqu’au bout de
cette « cérémonie ».
Cette fois, dès le retour de Madame, Claire lui prépare un tilleul empoisonné.
Pourtant, elle ne parvient pas à le lui faire prendre. Restées seules, elles
reprennent leur jeu. Claire, dans le rôle de Madame, exige que Solange lui apporte
le plateau, et boit le tilleul empoisonné. Claire meurt dans le rôle de Madame,
tandis que Solange trouve dans ce crime la justification de son existence: elle
devient Mlle Solange, la fameuse criminelle.
5) La Cantatrice chauve
198
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
Test de contrôle 13
Effectuez ce test pour valider vos acquis reliés aux différents modes d’innover en
matière d’écriture théâtrale dans la seconde moitié du XXe siècle. Faites parvenir
ce test à votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire sur la copie votre nom,
votre prénom et vos coordonnées. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé
et le commentaire du tuteur.
Bon courage !
1) Les héros de Jean Anouilh aspirent à incarner des valeurs absolues, telles que
la pureté, la noblesse ou la grandeur, peu compatibles avec le monde réel.
Commentez ce point de vue à partir d’une pièce de ce dramaturge, que vous
choisissez vous-même.
(10 lignes, deux points)
2) Faites une analyse de La Cantatrice chauve de Ionesco, en insistant sur les
ressorts de son comique.
(10 lignes, deux points)
3) Les personnages de Beckett sont en proie au processus de dégradation et de
répétition sans fin. Développez cette idée en vous appuyant sur les deux pièces
examinées dans l’unité 13: En attendant Godot, Oh les beaux jours.
(14 lignes, trois points)
4) Jean Genet définit son théâtre comme « la glorification de l’Image et du Reflet ».
Justifiez cette définition par des exemples tirés des Bonnes et du Balcon.
(12 lignes, trois points)
Références bibliographiques
Abastado (Claude), Eugène Ionesco, Bordas, Paris-Montréal, 1971
Berman (Antoine), Biographie de Samuel Beckett, http://www.ac-
strasbourg.fr/pedago/lettres/lecture/Beckettbio.htm
Cécillon (Martine), Eugène Ionesco. La Cantatrice chauve, Gallimard, Paris, 1998
Ionesco (Marie-France), Vernois (Paul) (sous la direction de), Ionesco: Situation et
perspectives, Colloque de Cerisy, Belfond, Paris, 1980
Vercier (Bruno), Lecarme (Jacques), avec la participation de Bersani (Jacques), La
littérature en France depuis 1968, Bordas, Paris, 1982
199
Étude littéraire: Rhinocéros
Unité d’apprentissage 14
Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 14 200
14.1 La présentation de Rhinocéros 201
14.2 La métamorphose: ressort de la pièce 206
14.3 Les personnages et la progression dramatique 208
Test d’autoévaluation 209
14.4 Le rôle du langage 209
14.5 Thèmes et significations 210
Clés du test d’autoévaluation 213
Test de contrôle 14 213
Références bibliographiques 214
Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
proposés, vous serez capable de:
• Expliquer le contexte dans lequel a été rédigée la pièce Rhinocéros.
• Repérer les thèmes-clés de la pièce.
• Analyser la multitude de significations de cette pièce et les modes de
leur mise en forme.
• Comprendre l’originalité de la pièce de Ionesco.
200
Étude littéraire: Rhinocéros
Atelier de lecture
Vous avez ci-dessous un extrait du dialogue entre Bérenger et Jean, le premier
défendant les valeurs humanistes, l’autre étant déjà sous l’influence de son désir de
se transformer en rhinocéros.
« Jean: (…) Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont droit
à la vie au même titre que nous !
Bérenger: A condition qu’elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte
de la différence de mentalité ?
Jean (…): Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?
Bérenger: Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible
avec celle des animaux.
Jean: La morale ! Parlons-en de la morale, j’en ai assez de la morale, elle est belle
la morale ! Il faut dépasser la morale.
Bérenger: Que mettriez–vous à la place ?
Jean (…): La nature !
Bérenger: La nature ?
Jean (…): La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.
Bérenger: Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la
jungle !
Jean: J’y vivrai, j’y vivrai. (…) L’humanisme est périmé. Vous êtes un vieux
sentimental, ridicule. (…)
Bérenger: Enfin, tout de même, l’esprit…
Jean (…): Des clichés ! vous me racontez des bêtises. (…)
Bérenger: Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean ! Perdez-vous
la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ?
Jean: Pourquoi pas ? Je n’ai pas vos préjugés. (…)
Bérenger: Comment ?
Jean: Ouvrez vos oreilles. J’ai dit: pourquoi pas ? ne pas être rhinocéros ? J’aime
les changements. »
A la fin de leur dialogue, Jean menace Bérenger: « Je te
piétinerai… je te piétinerai… ». Ses cris se muent en
barrissements, Bérenger s’enfuit et appelle au secours, mais
personne ne l’aide, tous (le voisin, la voisine, le concierge) étant
devenus des rhinocéros. Déjà, des troupeaux de rhinocéros
parcourent les rues: « Bérenger: Il y en a tout un troupeau
maintenant dans la rue ! Une armée de rhinocéros, ils dévalent
l’avenue en pente !... Par où sortir, par où sortir !... (…). »
203
Étude littéraire: Rhinocéros
204
Étude littéraire: Rhinocéros
«évolution», et prend la décision de se plier à «l’esprit
communautaire». «J’ai des scrupules ! déclare-t-il. Mon devoir
m’impose de suivre mes chefs et mes camarades, pour le
meilleur et pour le pire. (…) S’il y a à critiquer, il vaut mieux
critiquer du dedans que du dehors. Je ne les abandonnerai pas,
je ne les abandonnerai pas.» Il s’en va, malgré les efforts de
Bérenger pour le retenir, en insistant sur le fait que son devoir
n’est pas de se conformer mais de s’opposer aux autres,
«lucidement, fermement », de rester donc humain.
Daisy et Bérenger sont maintenant seuls. A l’extérieur, à perte
de vue, « pas un être humain.» Bérenger déclare son amour à
Daisy, et ils oublient pour le moment le mal du dehors. Pourtant,
celui-ci envahit vite leur intimité: le téléphone sonne,
l’interlocuteur étant un rhinocéros; les installations de la radio
sont occupées par les fauves; les autorités sont passées de leur
côté. Bérenger et Daisy restent les seuls êtres humains.
Bientôt, Daisy est elle aussi séduite par les pachydermes:
l’amour lui semble déjà une faiblesse de l’homme et de la
femme, qui ne se compare pas avec «l’ardeur, l’énergie
extraordinaire que dégagent tous ces êtres qui nous entourent»,
leurs barrissements lui semblent des chants – « Ils chantent, tu
entends ? »; ils « sont beaux », ce « sont des dieux ».
Convaincue que la « vie en commun n’est plus possible », Daisy
quitte Bérenger : « on la voit descendre lentement le haut de
l’escalier. »
205
Étude littéraire: Rhinocéros
206
Étude littéraire: Rhinocéros
mais il s’avère dangereux puisqu’il possède une arme – la
logique – à l’aide de laquelle il défend ou annihile n’importe quoi.
Il y a encore un indice inquiétant de l’épidémie qui se
déclenchera bientôt: les bruits précipités des sabots d’un
rhinocéros se font entendre chaque fois que Jean se déchaîne
contre Bérenger.
L’acte II représente un autre « terrain » de l’épidémie: le bureau
où travaille Bérenger. L’attitude de ses collègues suggère une
prédisposition au mal et à sa contagion.
Botard, l’instituteur retraité, est violent comme Jean. Ses
principes ne font que masquer sa jalousie de raté: il envie son
chef, il déteste les journalistes, méprise les universitaires… . Il
ne tolère rien, étant toujours contre: « Les journalistes sont tous
des menteurs (…) »; « Les Méridionaux ont trop d’imagination »;
« Ce qui manque aux universitaires, ce sont les idées claires,
l’esprit d’observation, le sens pratique »; etc.
Dudard, licencié en droit et employé d’avenir, est lui aussi
dangereux parce qu’il se place à l’autre extrême: il tolère tout, il
est toujours pour, ce qui veut dire qu’il est toujours prêt à
comprendre n’importe quoi; son penchant au conformisme n’est
pas lui non plus négligeable.
M. Papillon, le chef de service, symbolise l’inconsistance même,
suggérée par son nom. Sa transformation ultérieure est anticipée
par une remarque de la secrétaire, repoussant sa main: « Ne
mettez pas sur ma figure votre main rugueuse, espèce de
pachyderme ! »
Quant à M. Bœuf, il passe déjà à l’acte en donnant forme à sa
prédisposition au mal. Avec sa métamorphose, s’impose, sur le
mode burlesque, l’évidence rhinocérique.
Ensuite, le burlesque laisse la place au fantastique. La
métamorphose de Jean s’harmonise avec celle des voisins et du
concierge, ainsi qu’avec les barrissements entendus et les
silhouettes entrevues dans la rue. Remarquons aussi la
signification politique acquise par ce mal séducteur dès que
Jean définit la morale rhinocérique; le retour à la nature, la loi de
la jungle, l’idée de l’intégrité primordiale nous évoquent des
slogans propres aux dictatures.
L’acte III se focalise sur Bérenger, qui se sent de plus en plus
menacé. Le mouvement dramatique se renforce par les
métamorphoses anonymes accompagnant celle des
personnages connus (Papillon, Botard, le logicien, Dudard,
Daisy). L’idylle de Bérenger et Daisy représente une sorte de
parenthèse. Le mal progresse pourtant en sourdine, ce qui rend
la fin encore plus violente. Le monde s’effondre autour de
Bérenger et, au milieu de l’ « Apocalypse », il reste le seul
représentant de l’humanité.
Ses dernières paroles ne constituent pas un dénouement de la
pièce, Bérenger étant condamné, « dans le temps figé du
chaos », « à défendre et à renier sans fin son humanité. »
(Claude Abastado)
207
Étude littéraire: Rhinocéros
208
Étude littéraire: Rhinocéros
Test d’autoévaluation
Pour mettre en pratique les connaissances acquises jusqu’ici sur
la pièce Rhinocéros de Ionesco (structuration, personnages,
progression dramatique), il vous est utile de répondre aux
questions ci-dessous. Pour vérifier vos réponses, consultez la
rubrique Clés du test d’autoévaluation.
210
Étude littéraire: Rhinocéros
avec Jean. Mais ces variations sur l’amour et l’amitié sont
pessimistes: l’amour est impuissant et passe vite, l’amitié s’avère
souvent être un mensonge, parce que Jean fréquente Bérenger
seulement pour se réjouir de sa propre supériorité.
Même si ces deux thèmes, l’amour et l’amitié, sont secondaires,
ils ne sont pas isolés, mais appuient le thème central - la
métamorphose: l’échec de la vie, de l’amour et de l’amitié
préparent le terrain de la rhinocérite.
211
Étude littéraire: Rhinocéros
En savoir plus
Individu et société
Étant inséré dans une société, l’individu est impliqué dans une actualité, et affronte
les problèmes de la vie sociale. Bérenger défend un monde social qui respecte les
droits de l’homme, qui valorise la civilisation, la liberté, l’amitié et l’amour. Mais son
plaidoyer en faveur de l’humanisme ne convainc pas: il donne souvent l’impression de
répéter des idées reçues, s’embrouille dans son argumentation, confond les
doctrines, de sorte qu’il est accusé de s’accrocher au passé, de refuser donc le
progrès, de nier l’aventure humaine.
La dénonciation de l’historicité ne signifie pourtant pas, chez Ionesco, le refus de
toute histoire. En outre, l’écrivain ne veut pas opposer une idéologie à une autre: « Si
j’opposais une idéologie toute faite à d’autres idéologies toutes faites, qui encombrent
les cervelles, je ne ferais qu’opposer un système de slogans rhinocériques à un autre
système de slogans rhinocériques. » (Arts, janvier 1961)
212
Étude littéraire: Rhinocéros
Son désir ultérieur de changer est toujours irrationnel: il vit la
tension, humaine et insoluble, entre l’instinct grégaire et l’instinct
de liberté, d’indépendance. « La solitude me pèse. La société
aussi », avoue-t-il. Étant inscrits dans son humanité, le
mimétisme (la tendance moutonnière) et le besoin de se
singulariser le partagent constamment, au point que la pièce ne
peut avoir de dénouement.
1) Bérenger; Jean.
4) Botard; Dudard.
Test de contrôle 14
Effectuez ce test pour valider vos acquis liés aux différentes perspectives d’analyse
et d’interprétation de la pièce Rhinocéros de Ionesco. Faites parvenir ce test à votre
tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos
coordonnées sur la copie. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le
commentaire du tuteur.
Bon courage !
1) Présentez les personnages de la pièce pour mettre en évidence les traits qui les
prédisposent à se transformer en rhinocéros. N’oubliez pas le rôle du langage
dans la révélation de leur mentalité et de leur penchant au mal.
213
Étude littéraire: Rhinocéros
3) A la fin de la pièce, le monologue de Bérenger révèle son conflit intime: une partie
de lui-même désire être rhinocéros, une autre veut rester un homme. Faites le
commentaire de ce point de vue.
Références bibliographiques
Abastado (Claude), Eugène Ionesco, Bordas, Paris-Montréal, 1971
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises. XXe siècle,
Hachette, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
214
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
215
Proiect cofinanţat din Fondul Social European prin Programul Operaţional Sectorial Dezvoltarea Resurselor Umane 2007-2013
Investeşte în oameni!
Unitatea de Management al
Proiectelor cu Finanţare Externă
http://conversii.pmu.ro
e-mail: conversii@pmu.ro
IS
BN
97
8-
60
6-
51
5-
13
0-
7