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Proiect cofinanţat din Fondul Social European prin Programul Operaţional Sectorial Dezvoltarea Resurselor Umane 2007-2013

Investeşte în oameni!

Formarea profesională a cadrelor didactice


din învăţământul preuniversitar
pentru noi oportunităţi de dezvoltare în carieră

LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
MODERNE
ET CONTEMPORAINE
Niculina IVANCIU

Program de conversie profesională la nivel postuniversitar


pentru cadrele didactice din învăţământul preuniversitar

Specializarea FRANCEZĂ
Forma de învăţământ ID - semestrul II

2011
© 2011 Acest manual a fost elaborat în cadrul "Proiectului pentru
Învăţământul Rural", proiect co-finanţat de către Banca
Mondială, Guvernul României şi comunităţile locale.

Nici o parte a acestei lucrări nu poate fi reprodusă fără


acordul scris al Ministerului Educaţiei, Cercetării,
Tineretului şi Sportului.

ISBN 973-0-04103-2
Table des matières

TABLE DES MATIÈRES

Unité d’apprentissage

Titre Page

Introduction I

1. Repères historiques et culturels 1


Les objectifs de l’unité d’apprentissage 1 1
e
1.1 Aspects historiques et politiques du XX siècle 2
1.2 Rayonnement de la France et influences étrangères 2
Test d’autoévaluation 4
1.3 La littérature jusqu’en 1940 5
1.4 La littérature depuis 1940 6
1.5 Littérature et beaux-arts 8
Clés du test d’autoévaluation 11
Test de contrôle 1 11
Références bibliographiques 12

2. Héritage du XIXe siècle 13


Les objectifs de l’unité d’apprentissage 2 13
2.1 Charles Baudelaire et la modernité poétique 14
Test d’autoévaluation 20
2.2 Arthur Rimbaud et l’alchimie du verbe 21
2.3 Le roman d’idées: Anatole France et Paul Bourget 26
Clés du test d’autoévaluation 28
Test de contrôle 2 29
Références bibliographiques 30

3. Les novateurs 31
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 3 31
3.1 Guillaume Apollinaire et ses recherches poétiques 32
3.2 Blaise Cendrars et ses modes d’écrire 37

I
Table des matières
Test d’autoévaluation 39
3.3 Jean Cocteau et la magie de la parole 39
3.4 Jean Giraudoux: entre fantaisie et tragédie 41
Clés du test d’autoévaluation 43
Test de contrôle 3 43
Références bibliographiques 44

4. Proust et Gide sous l’angle du réalisme 45


Les objectifs de l’unité d’apprentissage 4 45
4.1 À la recherche du temps perdu: entre mémoire et imagination 46
4.2 Les mondes proustiens 50
Test d’autoévaluation 52
4.3 Techniques narratives proustiennes 53
4.4 André Gide et la mise en doute du genre romanesque 55
Clés du test d’autoévaluation 58
Test de contrôle 4 58
Références bibliographiques 59

5. La poétique de Claudel et de Valéry 60


Les objectifs de l’unité d’apprentissage 5 60
5.1 Unité de structure et diversité chez Claudel 61
5.2 Le lyrisme de Claudel 61
5.3 Le théâtre claudélien 63
Test d’autoévaluation 65
5.4 L’homme de l’esprit dans l’univers de Paul Valéry 65
5.5 La poésie de Valéry: théorie et pratique 67
Clés du test d’autoévaluation 72
Test de contrôle 5 72
Références bibliographiques 73

6. Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme 74


Les objectifs de l’unité d’apprentissage 6 74
6.1 Le mouvement Dada 75
6.2 Le surréalisme et son aventure poétique 77
6.3 Les représentants du groupe surréaliste 78
Test d’autoévaluation 81
6.4 Au-delà du surréalisme 81
II
Table des matières
Clés du test d’autoévaluation 87
Test de contrôle 6 87
Références bibliographiques 88
7. Existentialisme et littérature 89
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 7 89
7.1 Le courant existentialiste 90
7.2 J.-P. Sartre et l’expérience de l’existentialisme 92
7.3 Simone de Beauvoir et la quête de l’émancipation 96
Test d’autoévaluation 97
7.4 Le sentiment de l’absurde dans l’œuvre de Camus 97
7.5 Révolte et humanisme 102
Clés du test d’autoévaluation 104
Test de contrôle 7 104
Références bibliographiques 105

8. Étude littéraire: La Peste 106


Les objectifs de l’unité d’apprentissage 8 106
8.1 Le passage du «cycle de l’absurde» au « cycle de la révolte » 107
8.2 La chronique d’une tragédie: présentation et structure 108
Test d’autoévaluation 111
8.3 La multiplicité des significations de La Peste 111
8.4 Le narrateur et ses techniques 112
8.5 Les personnages: prisonniers de la peste 119
Clés du test d’autoévaluation 122
Test de contrôle 8 122
Références bibliographiques 123

9. Les avatars du roman-fleuve 124


Les objectifs de l’unité d’apprentissage 9 124
9.1 Le réalisme de Romain Rolland 125
9.2 Le roman familial de Roger Martin du Gard 126
Test d’autoévaluation 128
9.3 Georges Duhamel et son témoignage littéraire 129
9.4 Jules Romains et sa vision du monde 131
Clés du test d’autoévaluation 132
Test de contrôle 9 132
Références bibliographiques 133
III
Table des matières

10. L’inquiétude spirituelle 134


Les objectifs de l’unité d’apprentissage 10 134
10.1 L’honneur chrétien chez Georges Bernanos 135
10.2 François Mauriac et le drame spirituel 138
Test d’autoévaluation 141
10.3 Julien Green: entre le catholicisme et l’angoisse 142
Clés du test d’autoévaluation 144
Test de contrôle 10 145
Références bibliographiques 146

11. Le roman et le théâtre de la grandeur 147


Les objectifs de l’unité d’apprentissage 11 147
11.1 Montherlant et le goût de l’héroïsme 148
11.2 La force de l’idéal chez Malraux 150
Test d’autoévaluation 157
11.3 Saint-Exupéry et ses leçons de responsabilité 158
Clés du test d’autoévaluation 160
Test de contrôle 11 160
Références bibliographiques 161

12. Le nouveau roman et les grands solitaires 162


Les objectifs de l’unité d’apprentissage 12 162
12.1 Caractéristiques du Nouveau Roman 163
12.2 Nathalie Sarraute et l’ère du soupçon 166
12.3 Alain Robbe-Grillet et ses générateurs textuels 169
Test d’autoévaluation 172
12.4 Les grands solitaires 172
12.4.1 Julien Gracq: «du presque-poème au presque-roman» 172
12.4.2 Samuel Beckett et la quête de l’innommable 174
12.4.3 Marguerite Yourcenar: l’individu et l’histoire 176
12.4.4 Michel Tournier: le roman-légende 177
Clés du test d’autoévaluation 179
Test de contrôle 12 179
Références bibliographiques 180
IV
Table des matières

13. Le renouvellement du théâtre depuis 1940 181


Les objectifs de l’unité d’apprentissage 13 181
13.1 Caractéristiques et précurseurs du nouveau théâtre 182
13.2 Jean Anouilh: entre la tradition et la nouveauté 183
13.3 Eugène Ionesco et l’aventure du nouveau théâtre 185
Test d’autoévaluation 193
13.4 La démarche singulière de Samuel Beckett 193
13.5 Jean Genet: «la glorification de l’Image et du Reflet » 197
Clés du test d’autoévaluation 198
Test de contrôle 13 199
Références bibliographiques 199

14. Étude littéraire: Rhinocéros 200


Les objectifs de l’unité d’apprentissage 14 200
14.1 La présentation de Rhinocéros 201
14.2 La métamorphose: ressort de la pièce 206
14.3 Les personnages et la progression dramatique 208
Test d’autoévaluation 209
14.4 Le rôle du langage 209
14.5 Thèmes et significations 210
Clés du test d’autoévaluation 213
Test de contrôle 14 213
Références bibliographiques 214

Bibliographie 215

V
Table des matières

INTRODUCTION

Le cours La littérature française moderne et contemporaine


s’adresse aux enseignants du milieu rural qui souhaitent
participer au programme de formation à distance, afin d’obtenir
une qualification professionnelle correspondant aux exigences
actuelles en matière de didactique des langues étrangères.

La présence de la littérature française dans un curriculum de


formation initiale des futurs professeurs qualifiés est légitime et
indispensable vu que l’apprentissage de la langue-cible, en
particulier le français, se relie, à un niveau avancé
d’acquisitions linguistiques et socioculturelles, à la réception
des formes et phénomènes littéraires par lesquels s’expriment
la culture-cible.

Ce cours a pour objectif de faire connaître aux étudiants adultes


les écrivains représentatifs de l’espace culturel français, depuis
la modernité de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’aux
expériences littéraires de l’après-guerre. A ce propos, le cours
met au travail des techniques de réception et d’interprétation du
discours littéraire à partir de l’analyse des textes, de la
comparaison de ceux-ci, ainsi que de la présentation d’un cadre
conceptuel et des points de vue des experts (critiques et
historiens littéraires).

La littérature française moderne et contemporaine, qui a le


statut de cours fondamental dans le cadre du programme
d’étude pour la discipline « langue française », ne se limite
pourtant pas à la transmission de savoirs. Ce module vise
aussi, finalement, l’acquisition d’une série de savoir-faire
(expliquer, commenter, faire des synthèses, comparer, faire des
analogies, différencier, etc.) propres à développer des
compétences de lecture active et d’interprétation nuancée des
formes, des courants et des textes littéraires selon une double
grille, l’une contextuelle, l’autre plus générale, en mesure de
justifier la durabilité d’une œuvre au-delà de ses frontières
spatio-temporelles.
Le parcours intégral de ce matériel vous aidera alors à acquérir
une série d’habiletés, par exemple dans l’utilisation des
instruments d’analyse littéraire, dans le commentaire des écrits
exemplaires, ou la mise en évidence des valeurs (esthétiques,
morales, etc.) qu’ils sous-tendent.

Le cours comprend quatorze unités d’apprentissage, dont


chacune commence par l’énoncé de ses objectifs spécifiques.
Deux de ces unités sont consacrées, par le biais d’une lecture
intégrale, à l’examen détaillé d’un roman, respectivement d’une

VI
Table des matières
pièce de théâtre, les deux ouvrages étant représentatifs pour la
littérature du XXe siècle.

Un test d’autoévaluation est inséré dans chaque unité


d’apprentissage. Les espaces blancs prévus à l’intérieur de ce
test sont réservés à votre intervention écrite. Pour vérifier vos
réponses, vous devez consulter la rubrique Clés du test
d’autoévaluation.

Les unités d’apprentissage comportent aussi des tests de


contrôle. En tête de chacun de ces tests de contrôle figurent des
instructions concernant leur transmission (étudiant ↔ tuteur). Ne
manquez pas d’inscrire votre nom et votre adresse en tête de
chaque test transmis au tuteur. Vous trouverez ces tests à la fin
de chaque unité d’apprentissage.

Les unités d’apprentissage sont accompagnées, chacune,


d’une bibliographie minimale qui est utile pour
l’approfondissement des problèmes qu’elles traitent. Une
bibliographie globale est à trouver à la fin du cours.

L’évaluation de vos compétences, dans le domaine de la


littérature française moderne et contemporaine, comporte deux
volets: le contrôle continu (40% de la note finale) et les
épreuves orale et écrite administrées lors de l’examen
semestriel. Dans la note finale, le contrôle continu compte pour
40% ; 30% est réservé à l’épreuve orale et 30% est réservé à
l’épreuve écrite dispensée à la fin du premier semestre.

Bon travail !

VII
Repères historiques et culturels

Unité d’apprentissage 1

REPÈRES HISTORIQUES ET CULTURELS

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 1 1
1.1 Aspects historiques et politiques du XXe siècle 2
1.2 Rayonnement de la France et influences étrangères 2
Test d’autoévaluation 4
1.3 La littérature jusqu’en 1940 5
1.4 La littérature depuis 1940 6
1.5 Littérature et beaux-arts 8
Clés du test d’autoévaluation 11
Test de contrôle 1 11
Références bibliographiques 12

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 1

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
• Relever la complexité du XXe siècle, due aux bouleversements historiques,
politiques, philosophiques et littéraires qui ont marqué le siècle, ainsi qu’à
l’abondance d’œuvres littéraires et artistiques.
• Faire la différence entre les auteurs qui continuent à se guider selon
l’esthétique réaliste du XIXe siècle et ceux qui renouvellent réellement
l’écriture.
• Expliquer la dynamique culturelle, en vertu de laquelle les influences se sont
manifestées en double direction: de la France vers l’étranger, et vice-versa.
• Saisir les correspondances entre la littérature et les arts (peinture, musique,
cinéma).

1
Repères historiques et culturels

1.1 Aspects historiques et politique du XXe siècle

Avant la guerre de 1914, la France s’est confrontée à des crises,


comme l’affaire Dreyfus, la séparation de l’Église et de l’État ou les
conflits sociaux, qui ont eu des effets sur la pensée et la littérature.
Vient ensuite l’épreuve de 1914-1918, dont le pays sort épuisé et
Aspects soucieux d’assurer à l’avenir sa sécurité. Les plans de sécurité
collective et de désarmement échouent, de sorte que la France,
historiques mal préparée du point de vue matériel et moral, ne sera pas en
mesure de se défendre contre l’invasion hitlérienne de 1940.
De 1914 à 1939, le conflit change de nature: la guerre des patries
cède la place à la guerre idéologique, et l’origine de ce
changement remonte à la révolution russe de 1917.
À partir de l’attaque allemande vers l’est, en 1941, il existe un
ennemi commun ce qui assure l’alliance des démocraties
occidentales avec la Russie soviétique. Le totalitarisme hitlérien
est enfin abattu, mais sur le monde plane une nouvelle menace,
représentée par le conflit entre l’Occident et les dictatures
communistes.
Depuis 1945, les périodes de tension alternent avec les périodes
de détente. On assiste à un processus de décolonisation générale,
ce qui conduit au retour massif des Français de l’extérieur, plus
précisément des pays devenus indépendants, tels le Viêt-nam ou
l’Algérie.

Le régime politique de la France, connu sous le nom de la IIIe


République, dont les débuts remontent au 4 septembre 1870, ne
résiste pas au désastre de 1940. Pendant l’occupation allemande,
Instabilité ce régime est remplacé par l’État français du maréchal Pétain.
politique Après la Libération, en 1944, prend naissance la IVe République.
Celle-ci n’est pas capable de résoudre la crise algérienne (mai
1958) et doit ainsi céder la place à une Ve République, édifiée sous
l’égide du général Charles de Gaulle. L’action de cette Ve
République s’est prolongée jusqu’à nos jours, avec des styles
différents, sous l’impulsion des présidents suivants: Georges
Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Jacques
Chirac.
1.2 Rayonnement de la France et influences étrangères

Le traité de Versailles (28 juin 1919), qui met fin à la Première


Guerre mondiale, est conclu entre la France, ses alliés et
l’Allemagne, et l’une de ses clauses principales stipulait la
restitution de l’Alsace-Lorraine à la France. Par le même traité, est
créée la Société des Nations où la France tient une place
importante. Mais son rayonnement politique de ce temps-là est
affecté par la défaite pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi
que par la dissolution de l’Empire colonial.

2
Repères historiques et culturels

Cependant, si le rôle politique de la France dans le monde


diminue, elle garde son prestige au niveau intellectuel et artistique.
Mentionnons en ce sens les noms de Picasso, de Chagall, ou
« l’École de Paris » qui rassemble des peintres de toutes les
L’attrait de la nationalités. Un autre signe du rayonnement français le constitue
France l’attribution du prix Nobel de littérature à un nombre important
d’écrivains, parmi lesquels Romain Rolland, Anatole France, Henri
Bergson, Roger Martin du Gard, André Gide, François Mauriac,
Albert Camus, Samuel Beckett.
Pour ce qui est de la révolution théâtrale dans l’espace culturel
français, beaucoup de dramaturges novateurs sont d’origine
étrangère: Beckett, Ionesco, Adamov.
D’autre part, les sciences sociales (sociologie, anthropologie,
linguistique) et les recherches structuralistes fournissent des
penseurs, tels Jacques Lacan (psychanalyste, 1901-1981), Claude
Lévi-Strauss (anthropologue, né à Bruxelles en 1908), Michel
Foucault (philosophe, 1926-1984) ou Roland Barthes (1915-1980;
critique littéraire, ayant pour sources d’inspiration les travaux de la
linguistique, de la psychanalyse et de l’anthropologie moderne),
entre autres, dont la notoriété dépasse les frontières de la France.
Les progrès de la francophonie ont contribué et contribuent encore
à l’expansion des créations littéraires originales d’expression
française.

Si la France a été vue comme un modèle en matière de


philosophie et productions artistiques, il n’est pas moins vrai qu’elle
a subi, à son tour, des influences essentielles.
Rappelons à ce propos: la théorie de la relativité, due à Einstein
Influences (né Allemand et mort citoyen américain), qui a modifié la manière
étrangères de concevoir l’univers; la psychanalyse, dont le fondateur,
l’Autrichien Sigmund Freud, par l’exploration de l’inconscient, a
remis en question la morale et a bouleversé la psychologie, les
modes de se rapporter à l’homme, mais aussi d’écrire;
l’existentialisme du Danois Kierkegaard, la phénoménologie
allemande, à l’origine de laquelle se trouve Edmund Husserl (1859-
1938), ou la philosophie de Martin Heidegger (philosophe
allemand, 1889-1976) ont nourri la philosophie et la littérature
françaises.

Vision de D’autre part, le structuralisme, ce courant de pensée qui a dominé


l’univers; une toutes les dimensions de la vie intellectuelle (linguistique,
autre manière philosophie, sociologie, anthropologie, littérature, critique
d’aborder littéraire…) notamment après 1960, remonte aux recherches du
l’homme; le linguiste suisse Ferdinand de Saussure (1857-1913), dont le Cours
structuralisme; de linguistique générale (1916), qui définit de manière rigoureuse
une série de concepts linguistiques (l’opposition synchronie-
diachronie, la langue conçue comme une structure, c’est-à-dire
comme un ensemble d’éléments qui entretiennent des relations

3
Repères historiques et culturels
formelles, etc.), est très bien accueilli en France. Le structuralisme
nouvelles
tendances devient une méthode d’analyse se proposant d’étudier les
structures formelles d’un système, ainsi que de trouver les réseaux
littéraires et
et les lois de fonctionnement qui régissent le système.
artistiques
L’anthropologie culturelle de Lévi-Strauss a remarquablement
illustré, en France, le structuralisme, auquel ce maître à penser lui
a donné la dimension d’un humanisme; cela veut dire qu’il applique
le concept de structure aux phénomènes humains (parenté, mode
de pensée, mythes), et il le fait dans des ouvrages tels que: Les
structures élémentaires de la parenté (1949), La pensée
sauvage (1962), Mythologiques (1964-1971), etc.
Parallèlement, l’absurde du Tchèque Franz Kafka, le monologue
intérieur de l’Irlandais James Joyce, les techniques des romanciers
américains (Steinbeck, Faulkner) ont marqué la pensée et la
littérature française; l’art abstrait doit beaucoup au Russe
Kandinsky (naturalisé allemand, puis français) ou au Suisse Paul
Klee; en musique, les œuvres du Russe Igor Stravinsky (naturalisé
français, puis américain) et de compositeurs allemands comme
Mahler ou Berg intéressent de manière particulière les créateurs
français.


Test d’autoévaluation
Réalisez ce test pour vérifier vos acquis relatifs aux nouvelles
données culturelles du XXe siècle. Comparez ensuite vos
réponses avec celles fournies dans la rubrique Clés du test
d’autoévaluation. Les espaces blancs vous permettent d’insérer
vos réponses.

1) À quels domaines de la vie intellectuelle et artistique doit la


France son prestige ?

2) Citez quelques penseurs français du XXe siècle dont la


notoriété a dépassé les frontières de leur pays.

3) Quels écrivains français ont remporté le prix Nobel ?

4) Énumérez quelques novateurs étrangers, et leurs domaines,


qui ont eu une influence essentielle sur l’espace culturel
français.

5) Qu’est-ce que le structuralisme, et comment est-il appliqué


par Lévi-Strauss ?

4
Repères historiques et culturels

1.3 La littérature jusqu’en 1940

La période d’avant 1914 a légué la révolution poétique amorcée


par Apollinaire, une grande partie de l’œuvre de Paul Claudel, qui a
vivifié le drame et le lyrisme, et l’œuvre d’André Gide, des
Avant 1914 Nourritures terrestres aux Caves du Vatican. À la même
époque, Paul Valéry cherche à établir l’unité créatrice de l’esprit
(Introduction à la méthode de Léonard de Vinci), se compose
une éthique intellectuelle (La Soirée avec M. Teste) et retrouve la
poésie (La Jeune Parque). Marcel Proust commence son
ensemble romanesque À la recherche du temps perdu.

Après la mort de Proust (1922), son cycle romanesque, À la


recherche du temps perdu, achève de paraître. Claudel
poursuit son œuvre cosmique, Valéry revient à la poésie et, tout
comme Gide, se consacre à l’analyse de la démarche créatrice.
La création se double ainsi d’une réflexion sur elle-même, d’une
prise de conscience de ses conditions, de ses lois et de ses
hasards. Dans ce dédoublement, on reconnaît l’influence de
Mallarmé, ainsi que l’un des traits majeurs de la littérature et des
arts modernes.
L’entre-deux-guerres voit apparaître le surréalisme, pour lequel
l’insolite est une méthode; les structures du langage et de la
De 1919 à 1939 pensée sont soumises à une sorte de désintégration afin de
saisir, sous les conventions, une réalité authentique. À part le
mouvement surréaliste, la période de 1920 à 1940 se remarque
par des réussites dans le théâtre. La tragédie renaît avec Jean
Giraudoux. Jean Anouilh va de la fantaisie des pièces « roses »
(Le Bal des voleurs) et de l’humour des pièces « costumées »
(La Répétition ou L’Amour puni, L’Alouette) à la satire des
pièces « grinçantes », « farceuses » (Le Nombril) et au
pessimisme des pièces « noires » (Antigone).
Des chrétiens comme François Mauriac et Georges Bernanos
créent des personnages engagés sur les voies de la damnation
ou du salut. Sous la forme du roman-fleuve, Roger Martin du
Gard (Les Thibault), Georges Duhamel (1884-1966), avec ses
cycles romanesques: Vie et aventures de Salavin, Chronique
des Pasquier, ainsi que Jules Romains (la série romanesque
Les Hommes de bonne volonté) esquissent un nouvel
humanisme. Colette (1873-1954), peintre de l’âme féminine (La
Vagabonde, Le Blé en herbe) et de la nature familière
(Claudine, Sido), charme par la fraîcheur de ses sensations et la
qualité de son humour. Jean Giono (1895-1970) est l’apôtre d’un
idéal de vie naturelle et rustique (Que ma joie demeure), tout en
rajeunissant le thème de la nature, tandis que Montherlant,
Antoine de Saint-Exupéry et André Malraux (La Voie royale, La
Condition humaine, L’Espoir) édifient un roman de la grandeur.
Céline (1894-1961) ouvre de nouvelles possibilités à la littérature

5
Repères historiques et culturels

romanesque, avec sa virulence et son style populaire (Voyage


au bout de la nuit, 1932, Mort à crédit, 1936, D’un château
l’autre, 1957).

Pour mémoire
Le roman de la première moitié du XXe siècle est caractérisé en principal par le
souci d’une interrogation sur l’homme, sur le sens de sa vie, sur les
conditionnements sociaux, sur la signification de l’engagement; c’est le cas chez
Gide, Malraux, Mauriac, Giraudoux ou Céline. Les écrivains font de la fiction
romanesque le lieu d’expérimentation d’un nouvel humanisme.
Cet humanisme est imprégné du sentiment des limites: limites de la connaissance
des êtres, de la compréhension du monde, du langage lui-même. Il s’agit en
particulier du roman qui devient l’espace des réflexions philosophiques. Sartre et
Camus sont très significatifs en ce sens. Les romans de Sartre, mais aussi ses
pièces de théâtre constituent d’ailleurs une expérimentation littéraire des théories
existentialistes. Camus, à son tour, s’interroge sur le sens du monde et la
responsabilité de l’homme. Ce type de roman garde la forme traditionnelle du récit
et se met au service d’une conception philosophique du monde.

1.4 La littérature depuis 1940

La vie littéraire n’a pas manqué d’être bouleversée par la Seconde


Guerre mondiale et par tout ce qui a accompagné sa fin en 1945. Les
écrivains ont été jetés dans la tourmente de la guerre, de l’occupation
allemande, de la collaboration (avec l’Allemagne nazie) et de la
Résistance.

En outre, certains écrivains se sont vus oubliés. Ainsi, l’humanisme


pacifiste et héroïque de Romain Rolland (mort en 1944) n’exerce
plus d’influence véritable. La sagesse de l’essayiste Alain (1868-
1951; Propos) a perdu à son tour beaucoup de son prestige. Jules
Un Romains publie les derniers volumes des Hommes de bonne
humanisme volonté, mais ils ne suscitent plus la même curiosité. L’optimisme
périmé qui y préside et les techniques romanesques qui l’expriment ont mal
résisté à « ce grand chavirement de toutes les valeurs » dont parle
Gide.
D’ailleurs, Malraux, dans Les Noyers de l’Altenburg (1943), pose la
question de savoir si, après la mort de Dieu, il ne faut pas admettre
aussi la mort de l’homme tel qu’il a été conçu par la tradition
humaniste.

Les guerres accumulées (1914-1918, Guerre d’Espagne, 1940-


1945, guerres coloniales), la crise mondiale de 1929, le
développement du fascisme et du communisme, tout cela ne
Littérature pouvait pas laisser indifférents les écrivains. Certains considèrent
engagée qu’un simple message social généreux n’est plus suffisant et
6
Repères historiques et culturels
procèdent à un engagement politique. Aragon ou Éluard, par
exemple, hier surréalistes, chantent la Résistance, cette action
clandestine menée au cours de la Seconde Guerre mondiale par
des organisations civiles et militaires qui se sont ainsi opposées à
l’occupation allemande. Sartre à son tour ne conçoit pas que
l’écrivain reste neutre face aux événements de son temps,
d’autant plus que, selon lui, n’importe quel homme, qu’il le veuille
ou non, se trouve engagé, puisque ne pas choisir est encore une
manière de choisir.

La même période se caractérise par la diffusion des thèses


existentialistes, en particulier dans le théâtre, les romans et les
essais de Jean-Paul Sartre. L’idée fondamentale de cette
philosophie: l’homme se définit par ses actes et ne trouve son
L’existentialisme; identité qu’à travers son existence. Il n’y a pas de divinité qui
la conscience de donne un sens à sa vie. L’homme est jeté dans un monde
l’absurde absurde et découvre avec angoisse qu’il est responsable de ce
qu’il fait, qu’il est « condamné à être libre », selon la formule de
Sartre, et à se choisir à tout moment.
La notion d’absurde, présente en principal dans la littérature des
années 1940-1950, veut dire que l’existence de l’homme et la
marche du monde n’ont pas de sens. Cette philosophie de
l’absurde de l’existence est présente surtout chez Sartre et
Camus, chacun essayant pourtant de la dépasser en fonction de
sa propre vision (cf. l’unité d’apprentissage 8).

Des courants nouveaux apparaissent, au théâtre avec Samuel


Beckett, Eugène Ionesco et Jean Genet, mais aussi au roman
avec Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon, Nathalie
Sarraute… La tendance dominante paraît être de pousser à
Les l’extrême la critique de toutes les structures: l’écrivain pose, par
avant-gardes: son œuvre même, la question du sens et de la possibilité de
une nouvelle l’acte créateur.
réflexion sur
D’autres noms s’imposent aussi: Marguerite Yourcenar, auteur
l’écriture
de poèmes, d’essais, de pièces de théâtre, de romans
historiques ou autobiographiques; Marguerite Duras (1914-1998),
femme de lettres et cinéaste (romans: Un barrage contre le
Pacifique, Moderato cantabile, L’Amant, etc.; films: India
Song, Le Camion, etc.), Michel Tournier, auteur de romans et de
nouvelles, ou Le Clézio (Jean-Marie Gustave), qui essaie de
traduire la diversité du vivant dans ses manifestations les plus
quotidiennes ou les plus insolites, multipliant les recherches
d’écriture (Le Procès-Verbal, 1963, Mondo et autres histoires,
1978, Le Chercheur d’or, 1985, etc.).

Perturbation de Le XIXe siècle, souligne Jean-Yves Tadié, provoque un


la hiérarchie des bouleversement de la hiérarchie des genres littéraires. Ainsi, le
genres roman, qui au XIXe siècle semblait moins important que la poésie
ou le théâtre, arrive au premier plan, voire absorbe les autres
7
Repères historiques et culturels
genres. Il utilise des moyens de la poésie, en s’emplissant de
métaphores ou en jouant avec la musique des mots; il prend au
théâtre monologues et dialogues jusqu’à n’être plus que paroles
et leur commentaire; il emprunte à la critique littéraire ses
moyens et ses fins, ce qui lui permet de présenter lui-même sa
théorie de la littérature; il absorbe aussi la philosophie, ce qui
explique ses réflexions sur lui-même, le transformant en roman
du roman.

Pour mémoire
Les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale se remarquent par une intense
remise en question. La découverte de l’univers concentrationnaire et les
interrogations idéologiques, philosophiques ou religieuses font naître de nouvelles
manières de se rapporter à l’homme et au monde. Parallèlement, la civilisation de
masse, qui accorde plus d’importance au groupe qu’à l’individu, ainsi que la société
de consommation conduisent au renouvellement de la littérature. Le nouveau roman
et le nouveau théâtre procèdent à une véritable déstructuration, les notions
traditionnelles semblant alors périmées: le personnage perd son identité, l’histoire se
réduit au minimum, les points spatio-temporels ne sont plus des repères du
vraisemblable, les narrateurs se multiplient, etc.
Mais, à part les tentatives de rénovation, on remarque, durant cette période, la
persistance en quelque sorte des récits de forme plus classique: la recherche des
résurgences mythologiques dans la réalité quotidienne chez Michel Tournier, la
quête de l’identité à travers un passé douloureux ou énigmatique dans les romans de
Patrick Modiano (né en 1945; Rue des boutiques obscures, Fleurs de ruine), etc.
Mentionnons aussi que les œuvres de cette époque insistent davantage sur
l’importance d’une lecture plurielle des univers créés, et un indice intéressant en ce
sens le constitue la prolifération des points de vue, chacun avec sa perception d’une
réalité en perpétuelle modification. De même, la création n’est plus l’apanage du
narrateur. Le lecteur réel est invité à changer de statut: de témoin, il devient
participant, créateur à son tour de l’histoire, co-inventeur d’après Michel Tournier.

1.5 Littérature et beaux- arts

La littérature regarde également vers les beaux-arts. En peinture,


le nouveau style est d’abord fauviste (Salon d’automne de 1905).
Les « fauves » exaltent la sensation et réagissent ainsi contre les
Le fauvisme taches de couleur juxtaposées des impressionnistes; ils négligent
le détail et appuient les contours. Les « fauves » incluent certains
élèves de l’atelier de Gustave Moreau (qui professait de ne croire
qu’à la réalité du sentiment intérieur): Henri Matisse, Albert
Marquet, etc., mais aussi (Maurice de) Vlaminck, André Derain
ou Raoul Dufy.

Vers la même époque, avec la célébrité du « Douanier » Henri


Rousseau (dont les dons furent reconnus par Apollinaire et
Le primitivisme
Picasso), commence la vogue de l’art naïf et du primitivisme.

8
Repères historiques et culturels
Rousseau est un peintre « naïf » qui compense par la
spontanéité et l’imagination les lacunes de sa technique; en
échange, Maurice Utrillo connaît les secrets de l’art et n’est
primitif que par la fraîcheur de sa vision.

L’expressionnisme est une autre tendance artistique du XXe


siècle, qui s’attache à l’intensité de l’expression. Pour Georges
Rouault, « l’art est une confession »; il a pratiqué, en puissant
L’expressionnisme coloriste, un expressionnisme satirique et mystique. Sous le
signe de l’expressionnisme on place aussi deux des artistes
étrangers de « L’École de Paris »: (Chaïm) Soutine (d’origine
lituanienne) et (Amedeo) Modigliani (d’origine italienne).

À partir de 1907, au fauvisme et à l’expressionnisme s’oppose


une tendance nouvelle: c’est le cubisme, représenté tout
d’abord par Pablo Picasso (1881-1973), Georges Braque
Le cubisme (1882-1963) et Fernand Léger (1881-1955). Apollinaire leur a
consacré son essai sur Les peintres cubistes. La poésie elle-
même veut, un moment, être « cubiste ». Significatif en ce sens
est le poème Zone de Guillaume Apollinaire (cf. l’unité
d’apprentissage 3).

Le futurisme exalte La géométrie cubiste ne satisfait pas les futuristes, qui veulent
la civilisation peindre le devenir et donner l’illusion du mouvement par la
urbaine; il est né juxtaposition d’images successives dans la durée. Le
en Italie autour du simultanéisme est illustré surtout par Robert Delaunay,
poète Marinetti qu’Apollinaire rangeait parmi ce qu’il a appelé les cubistes
(Manifeste du « orphiques ». C’est une des voies qui conduisent à l’art
futurisme, 1909) abstrait.

Le surréalisme s’est manifesté aussi bien en poésie qu’en


peinture. Picasso, Picabia, Chagall, Dali, Miro, Magritte et
d’autres partagent les ambitions de Breton (Manifeste du
Le surréalisme surréalisme, 1924-1930 – cf. l’unité d’apprentissage 7) et vont
à la découverte de l’univers onirique. Parfois, la peinture
abstraite inaugure un nouvel art décoratif, par exemple chez
(Victor) Vasarely – un des maîtres de l’art cinétique « virtuel »
( « op art »).

Auprès d’une littérature « expérimentale », en quête de voies


nouvelles (traduites par des termes comme apoèmes,
Voies de la
antithéâtre, antiroman), s’est poursuivie une littérature
tradition
demeurée fidèle aux voies traditionnelles. De même, auprès
des tendances non-figuratives (Jean Dubuffet, Pierre Soulages,
etc.) la tendance à interpréter la réalité selon le tempérament
de l’artiste n’a cessé de s’exprimer chez des peintres tels
Bernard Buffet, Charles Lapicque ou Balthus.

9
Repères historiques et culturels

Le style insolite de Pablo Picasso

Photo de Georges Braque et reproduction de la toile Les oiseaux

Pour ce qui est de la musique, après Claude Debussy et


Gabriel Fauré, morts en 1918, respectivement 1924, Maurice
Ravel devient le représentant le plus typique du génie musical
français. Il avait donné en 1906 une spirituelle illustration des
Histoires naturelles de Jules Renard (1864-1910); puis, en
1925, il donnera sa fantaisie sur un livret de Colette, L’Enfant
Musique et les sortilèges. Sous son patronage se placera le jeune
et littérature « Groupe des Six ».
Les « Six » composent la musique d’un ballet conçu par Jean
Cocteau, Les Mariés de la tour Eiffel (1921); après, chacun
suit sa voie et quatre d’entre eux deviennent célèbres: Georges
Auric, Darius Milhaud (auteur de Bolivar, opéra sur un livret de
l’écrivain Jules Supervielle), Arthur Honegger (de nationalité
helvétique), à qui l’on doit deux oratorios (Le Roi David, 1921,
Jeanne au bûcher, 1939 - sur un texte de Claudel), Francis
Poulenc; ce dernier a composé des mélodies sur des poèmes
d’Apollinaire, de Cocteau, Max Jacob (1876-1944), Paul Éluard,
Louis Aragon, et l’opéra Dialogues des carmélites d’après
Bernanos.

10
Repères historiques et culturels

Dans le domaine du cinéma, à partir des premiers films de


Georges Méliès (1897), le cinéma muet s’est progressivement
affiné jusqu’à devenir un langage et un art. Avec Luis Buñuel
(cinéaste espagnol naturalisé mexicain; 1900-1983) ou Jean
Cocteau [son talent s’est exprimé non seulement dans des
poèmes, romans – Les Enfants terribles – et drames – Les
Évolution du Parents terribles -, mais aussi dans des films, tels La Belle et
cinéma et ses la Bête, Orphée], le cinéma a participé au mouvement
rapports à la surréaliste et a su tirer d’heureux effets de la correspondance
littérature entre la musique et les images.
Le cinéma, qui, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, est
devenu le septième art, entretient des relations privilégiées avec
la littérature: beaucoup de films et de téléfilms sont des
adaptations de romans, de pièces de théâtre, d’ouvrages
historiques. Inversement, la technique de l’art
e
cinématographique influence les romanciers du XX siècle. Il est
même des écrivains comme Marcel Pagnol (1895-1974) qui ont
abordé la mise en scène. D’autres, tels Marguerite Duras ou
Alain Robbe-Grillet, s’expriment aussi bien par le livre que par le
film. Robbe-Grillet, par exemple, est scénariste du film d’Alain
Resnais L’Année dernière à Marienbad, ainsi que réalisateur:
L’Immortelle, Glissements progressifs du plaisir, etc.

Clés du test d’autoévaluation

1) Philosophie, psychanalyse, anthropologie culturelle,


littérature, critique littéraire.

2) Lacan, Lévi-Strauss, Foucault, Barthes.

3) R. Rolland, A. France, A. Camus, S. Beckett.

4) Freud – psychanalyse; Kierkegaard – existentialisme;


Husserl – philosophie phénoménologique; Saussure –
linguistique structurale; Kafka, Joyce, Steinbeck, Faulkner –
littérature; Kandinsky, Klee – peinture; Stravinsky, Mahler –
musique.

5) Courant de pensée qui met l’accent sur la totalité par rapport


à l’individu et sur la synchronicité des faits plutôt que sur leur
évolution; Lévi-Strauss applique le concept de structuralisme
aux phénomènes humains: parenté, mode de pensée, mythe.

11
Repères historiques et culturels

Test de contrôle 1

Pour réaliser ce test, administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 1, il est


conseillé de relire l’unité. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A
cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse
personnelle sur la copie. N’oubliez pas de mentionner aussi le numéro du test.
Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le commentaire du tuteur.

Bon travail!

1) Faites une présentation des tendances littéraires de la première moitié du XXe


siècle, et reliez-les aux événements historiques ou politiques de la période.

(20 lignes, quatre points)

2) Discutez les directions littéraires de la seconde moitié du XXe siècle, tout en


relevant le jeu de la tradition et de la modernité.

(20 lignes, quatre points)

3) Mettez en évidence le dialogue entre la littérature et les arts (peinture, musique,


cinéma).

(12 lignes, deux points)

Références bibliographiques
Bersani (Jacques), Autrand (Michel), Lecarme (Jacques), Vercier (Bruno), La
littérature en France depuis 1945, Bordas, Paris, 1974
Brunel (Pierre) et al., Histoire de la littérature française. XIXe et XXe siècle,
Bordas, Paris, 1996
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Tadié (Jean-Yves), Le roman au XXe siècle, Pierre Belfond, Paris, 1990

12
Héritage du XIXe siècle

Unité d’apprentissage 2

HÉRITAGE DU XIXe SIÈCLE

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 2 13
2.1 Charles Baudelaire et la modernité poétique 14
Test d’autoévaluation 21
2.2 Arthur Rimbaud et l’alchimie du verbe 21
2.3 Le roman d’idées: Anatole France et Paul Bourget 26
Clés du test d’autoévaluation 29
Test de contrôle 2 29
Références bibliographiques 30

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 2

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests,
vous serez capable de:
• Expliquer une œuvre littéraire à partir des aspects qui l’ancrent dans son
époque, ainsi qu’à partir de ce qui la singularise et la rend ainsi susceptible
de préfigurer certaines tendances d’écriture.
• Distinguer le « je existentiel » (le poète réel) du « je poétique » (la voix
discursive).
• Saisir les différentes conceptions de l’acte créateur et les divers procédés
de leur mise en œuvre.
• Faire des commentaires littéraires et justifier les idées avancées.

13
Héritage du XIXe siècle

2.1 Charles Baudelaire et la modernité poétique

Né à Paris, Charles Baudelaire (1821-1867) sera marqué par


quelques événements de sa vie familiale et sociale. Son père
meurt en 1827, et le remariage, l’année suivante, de sa mère le
soumet à l’autorité du commandant Aupick, futur général,
ambassadeur et sénateur sous l’Empire. Baudelaire ne s’entend
pas avec son beau-père; d’ailleurs, il ne supporte pas son
intrusion entre lui et sa mère. L’isolement qu’il a ressenti alors
sera remémoré dans Mon cœur mis à nu (1860-1866), où il
note: « Sentiment de solitude dès mon enfance. Malgré la famille
Repères – et au milieu des camarades, surtout – sentiment de destinée
biographiques éternellement solitaire. »
et artistiques
Inscrit à la Faculté de Droit, Baudelaire fréquente la bohème
parisienne du Quartier Latin. Afin de le soustraire à cette
« mauvaise influence », sa famille l’oblige à voyager. Après un
séjour à l’Île Maurice et à la Réunion, il revient en France où sa
part d’héritage paternel lui permet d’être autonome. Il rompt avec
sa famille et commence une vie de dandy. Il se lie avec la
mulâtresse Jeanne Duval et gaspille sa fortune.
Les premiers textes de Baudelaire sont consacrés à la critique
d’art (Les Salons, 1845-1860), envisagée comme une re-
création, puisqu’elle procède de la même démarche et tend à la
même finalité que l’art: le « meilleur compte rendu d’un tableau
pourra être un sonnet ou une élégie » (Salon de 1846). Une
liaison étroite est également soutenue entre poésie et esthétique;
la poésie verbale n’est qu’une des manifestations d’une poésie
universelle, à la recherche de laquelle il se dédie.
Parallèlement, Baudelaire participe aux émeutes de 1848, essaie
de se suicider, et découvre l’œuvre de l’écrivain américain Edgar
Poe (1809-1849), qu’il traduit pour la faire connaître en France.
Son recueil de poèmes, Les Fleurs du mal (1857), est perçu
comme irrespectueux avec la morale publique et les bonnes
mœurs et le conduit à une condamnation en justice. Il doit retirer
six poèmes. En revanche, il en compose d’autres, inspirés
surtout par Marie Daubrun et Mme Sabatier. La seconde édition
des Fleurs du Mal paraît en 1861.

En savoir plus
Dans sa réflexion esthétique s’expriment ses refus du naturel et de l’utilitarisme,
ainsi que son admiration pour certains peintres, en particulier pour Delacroix (chef
de l’école romantique). Le poète est vu comme un déchiffreur de symboles et
découvreur d’un monde caché, « surnaturaliste ». Sa quête spirituelle se caractérise
par l’écartèlement entre Dieu et Satan, l’Idéal et le Spleen.
Les Fleurs du mal, mais aussi ses Petits poèmes en prose (publiés en édition
thume, 1869) et son œuvre critique (Curiosités esthétiques, 1860,
L’Art romantique, 1863) sont à la source de la sensibilité moderne.

14
Héritage du XIXe siècle

C’est dans le Salon de 1846 que Baudelaire dévoile sa


préférence pour un romantisme résidant en la manière de sentir.
Il avance même une équivalence entre le romantisme et la
modernité: « Qui dit romantisme dit art moderne – c’est-à-dire
Romantisme intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par
et modernité tous les moyens que contiennent les arts. »
Il refuse « la sensibilité de cœur », puisqu’elle n’est pas favorable
au travail poétique: « Une extrême sensibilité de cœur peut
même nuire dans ce cas. La sensibilité de l’imagination est d’une
autre nature; elle sait choisir, juger, comparer, fuir ceci,
rechercher cela, rapidement, spontanément. C’est de cette
sensibilité, qui s’appelle généralement le Goût, que nous tirons la
puissance d’éviter le mal et de chercher le bien en matière
poétique. » (Critique littéraire, Théophile Gautier, 1859)

Dans le contexte de l’incrimination des 13 poèmes de son recueil,


Le recueil Les Baudelaire déclare à son avocat (Notes et Documents pour
mon avocat): « Le livre doit être jugé dans son ensemble, et
Fleurs du mal
alors il en ressort une terrible moralité. »
En effet, cet ouvrage a un commencement et une fin et suggère
l’itinéraire spirituel d’un je déchiré entre ses élans vers l’idéal et
des retombées dans le spleen.

Dans l’espoir d’échapper à l’insupportable poids de l’ennui, le je


poétique s’adresse dans la première partie, Spleen et Idéal, à la
Spleen et Idéal
Poésie, puis à l’Amour; ces remèdes possibles s’avèrent
inefficaces. Alors, il essaie d’autres moyens de guérison,
structurant les poèmes suivants du recueil en « cinq actes » ou
parties: Tableaux parisiens, Le vin, Fleurs du mal, Révolte, La
mort.

Dans sa tentative de dépasser l’introspection dont il est las, le je


En anglais, le poétique s’oriente vers le monde extérieur. Il « descend dans les
spleen (l’ennui) villes », s’intéresse à ce qui l’entoure (hôpitaux, palais, rues…) et
signifie « rate »; prend en pitié les êtres malheureux: la jeune mendiante aux
pour les Anciens, cheveux roux et au « corps maladif » qui a pourtant sa
la rate était le « douceur », pour lui, « poëte chétif » ( « À une mendiante
siège de la « bille rousse »), la négresse, « amaigrie et phtisique », qui piétine dans
noire » qui la boue et cherche « l’œil hagard », derrière « la muraille
engendre immense du brouillard », les « cocotiers absents de la superbe
la mélancolie Afrique » (« Le cygne »), les vieillards dont la décrépitude offre
un spectacle hideux, provoquant un « frisson fraternel » (« Les
sept vieillards »), les petites vieilles qui se traînent « comme font
les animaux blessés » (« Les petites vieilles »), les aveugles,
hébétés, « singuliers comme les somnambules » (« Les
aveugles »), etc.

15
Héritage du XIXe siècle

Les drames de ces malheureux ne font que ramener le « poëte »,


par identification, à son propre drame: comme la négresse, par
exemple, il se sent exilé de son lieu natal qui est, pour lui, l’Idéal;
Tableaux de même, il trouve des similarités entre lui et les aveugles: « Vois
parisiens je me traîne aussi ! »
Les tableaux parisiens finissent par devenir l’image des
hallucinations du poète, de son rêve d’amour ou de son
inquiétude sur l’au-delà de la mort. Après cette incursion dans le
monde extérieur, le je se retrouve seul, accablé par une
sensation de fatigue physique et de lassitude morale.

Comme la descente dans la ville n’est pas un remède au spleen


qui le pèse, le « poëte » recourt aux « paradis artificiels »,
présentés sous le nom d’un d’entre eux, le vin. Consolateur
Le Vin apparent des chiffonniers (« Le vin des chiffonniers »), de
l’assassin (« Le vin de l’assassin »), du solitaire (« Le vin du
solitaire ») ou des amants (« Le vin des amants »), le vin n’arrive
pourtant pas, semble-t-il, à faire naître « la poésie/ Qui jaillira
vers Dieu comme une rare fleur ! »

Cet acte, où les « fleurs du mal » ont le sens de fleurs


vénéneuses, nous évoquant la débauche, développe la
recherche des voluptés défendues, qui prennent le relais des
Fleurs du Mal « paradis artificiels ». Mais, pas plus que le vin, ces « fleurs »
n’ont pas la force de guérir l’âme du « poëte: «J’ai demandé
souvent à des vins captieux/ D’endormir pour un jour la terreur
qui me mine;/ (…)/ J’ai cherché dans l’amour un sommeil
oublieux; / Mais l’amour n’est pour moi qu’un matelas d’aiguilles/
Fait pour donner à boire à ces cruelles filles !/ (« La fontaine de
sang »)

Les trois poèmes qui composent la cinquième partie du recueil


sont des cris de rejet du « bien » (« Le Reniement de saint
Révolte
Pierre ») et de valorisation du « mal »: préférence accordée à la
race de Caïn sur la race d’Abel (« Abel et Caïn »), refus de Dieu
et célébration de Satan, « le plus savant et le plus beau des
Anges » (« Les Litanies de Satan »).

La tentative de la révolte est à son tour un échec. Alors, le je


tourne vers la mort, le dernier recours, le suprême espoir de
consolation: « C’est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre;/
C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir (…) » (« La mort des
La Mort pauvres »).
Il se demande si la mort sera une nouvelle naissance (« La mort
des amants »), « l’auberge fameuse inscrite sur le livre,/ Où l’on
pourra manger, et dormir, et s’asseoir (…) » (« La mort des
pauvres »), ou un stimulant pour la création (« La mort des
16
Héritage du XIXe siècle
artistes »); il est aussi possible que le rideau se lève sur une
scène vide: « J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore/
M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?/ La toile était
levée et j’attendais encore. » (« Le rêve d’un curieux »).

Le dernier poème de l’acte La Mort, « Le voyage », symbolise la


vision esthétique de Baudelaire, pour lequel la création est
associée à la recherche du nouveau au « fond de l’Inconnu »:
La quête
du nouveau « O Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
« au fonds de Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! (…)
l’Inconnu »
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »

Les drames que Baudelaire évoque dans ce recueil dépassent le


niveau personnel, le souci d’universalité du poète se concrétisant
souvent dans le passage du « je » propre au lyrisme romantique
au « nous », qui amorce un lyrisme impersonnel. Cette volonté
Lyrisme d’ouverture sur les autres, ses semblables, se fait voir dès le
impersonnel début du recueil. En s’adressant Au lecteur, il énumère les
péchés de la « communauté des hommes », et, vers la fin du
poème, il trouve que, dans « la ménagerie infâme de nos vices »,
il y en a un « plus laid, plus méchant, plus immonde »; c’est
l’ennui, qui rapproche davantage les hommes, même si l’on ne le
reconnaît pas:
« C’est l’Ennui ! – l’œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds en fumant son houka. [pipe orientale]
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! »

« Des poëtes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les


provinces les plus fleuries du domaine poëtique, note
Baudelaire dans la « Préface » des Fleurs. Il m’a paru
Le culte de la plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus
beauté difficile, d’extraire la beauté du Mal. »
La Beauté est-elle divine ou satanique ? se demande le poète.
Mais une réponse tranchante n’est pas pertinente, puisque,
d’où qu’elle vienne, il l’accepte comme remède à sa détresse.
Par une fusion artistique, la Beauté prend le visage de la
femme, elle aussi divine ou infernale: « Viens-tu du ciel
profond ou sors-tu de l’abîme, / O Beauté ? ton regard, infernal
et divin, / (…) / Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
/ O Beauté ! (…) / De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou
Sirène, / Qu’importe, si tu rends – fée aux yeux de velours, /
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! - / L’univers moins
hideux et les instants moins lourds ? / (« Hymne à la beauté »).
17
Héritage du XIXe siècle

Baudelaire choisit le Mal comme source d’inspiration en


s’appuyant sur sa conception de la nature humaine. Le poète
écrit, en 1857 (Notes nouvelles sur Edgar Poe): « Il y a dans
l’homme une force mystérieuse (…) sans cette force innommée,
L’homme sans ce penchant primordial, une foule d’actions humaines
renferme une resteront inexpliquées, inexplicables. Ces actions n’ont d’attrait
tension: un que parce qu’elles sont mauvaises, dangereuses; elles
mouvement vers possèdent l’attirance du gouffre.»
le haut et un Mais l’homme ne se définit pas seulement par cette force du
autre, opposé, Mal, dont la figure centrale est Satan ou l’Enfer. L’homme est
qui le porte vers plutôt une tension entre ce mouvement vers le bas et un autre,
le bas opposé, qui le porte vers le haut – symbolisé par Dieu et le Ciel
(voir aussi l’image de la Beauté). Cette tension entre le haut et le
bas se reflète dans la composition des Fleurs du mal sous la
forme du conflit entre l’Idéal et le Spleen; aux ensembles où la
victoire est du côté de l’Idéal succèdent des ensembles qui
évoquent des chutes – sources du mal moral (du Spleen).

En particulier, la conception duale du poète – cloué au sol, il


aspire à l’infini - est admirablement symbolisée par l’albatros
Le symbole de
(« L’albatros »): «Le Poëte est semblable au prince des nuées/
l’albatros
Qui hante la tempête et se rit de l’archer;/ Exilé sur le sol au
milieu des huées,/ Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »

La rhétorique de Baudelaire s’affirme comme «sorcellerie


évocatoire», dont les opérations sont décrites dans Paradis
artificiels («L’Homme-Dieu»): «La grammaire, l’aride grammaire
La rhétorique: elle-même devient quelque chose comme une sorcellerie
technique de évocatoire: le substantif dans sa majesté substantielle, l’adjectif,
mise en œuvre vêtement transparent qui l’habille et le colore comme un glacis,
des moyens et le verbe, ange du mouvement qui donne le branle à la
d’expression (par phrase.»
la composition,
Le poète exploite les ressources incantatoires du verbe, utilise le
les figures)
sonnet, prend soin de la rime et de la coupe (ou la césure: repos
à l’intérieur d’un vers après une syllabe accentuée), ou enchâsse
des mots rares ou savants. Par tous ces procédés, il vise à
aboutir au beau et ensorceler par là Dieu et le Diable, la vie et la
mort, mais aussi son «hypocrite lecteur».

Dans les écrits focalisés sur la vocation de l’artiste, Baudelaire


suggère que celui-ci pénètre dans le domaine mystérieux des
La vocation de
correspondances entre le matériel et le spirituel. «C’est cet
l’artiste
admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer
la Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une
correspondance du Ciel, remarque-t-il dans Notes nouvelles
sur Edgar Allan (…) C’est à la fois par la poésie et à travers la
poésie, par et à travers la musique que l’âme entrevoit les
splendeurs situées derrière le tombeau.»

18
Héritage du XIXe siècle

L’esthétique baudelairienne s’appuie sur la loi de l’analogie,


héritée de l’écrivain allemand Ernst Theodor Amadeus Hoffmann
Correspondances (1776- 1822), pour les synesthésies (correspondances entre les
sens – correspondances horizontales), et du théosophe suédois
Emmanuel Swedenborg (1688-1772), pour les correspondances
entre le visible et l’invisible (correspondances verticales).

Le sonnet « Correspondances » (de la première partie des


Fleurs du Mal) développe l’esthétique baudelairienne
fondée sur les analogies, dont l’expression poétique devient
de plus en plus une «sorcellerie évocatoire». En voici un
Le sonnet extrait:
« Correspondances » « La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec de regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »

La poésie doit traduire les correspondances (par exemple,


entre les sensations: «Les parfums, les couleurs et les sons
se répondent», mais aussi entre les états d’âme ou des
idées morales: il est des parfums «corrompus, riches et
triomphants») sous la forme de la métaphore («La Nature
est un temple…»), du symbole («…à travers la forêt de
symboles») ou de la comparaison («Il est des parfums…
comme des chairs d’enfants»)
La métaphore y jouant un rôle capital, le poète invente, en
vertu d’une poétique du transfert, des alliances de mots
hardies: des parfums «verts» (dans un autre poème, «La
chevelure»: «cheveux bleus»).

Pour mémoire
Baudelaire accorde une importance particulière au travail sur les mots: « Il y a
dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un
jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est pratiquer une sorte de
sorcellerie évocatoire. C’est alors que la couleur parle, comme une voix profonde
et vibrante (…) que le parfum provoque la pensée et le souvenir correspondants;
que la passion murmure ou rugit son langage éternellement semblable. »
(L’Art romantique, article sur Théophile Gautier)

19
Héritage du XIXe siècle
La poésie n’est plus un jeu de hasard, mais une sorcellerie
évocatoire, d’où sa fonction sacrée. La mission du poète sera
donc de traduire, de déchiffrer les secrets de Nature, de ses
« forêts de symboles ». Qu’est-ce qu’un « poëte », se
demande Baudelaire (L’Art romantique, article sur Victor
Hugo), « si ce n’est un traducteur, un déchiffreur ? (…) il n’y a
pas de métaphore, de comparaison ou d’épithète qui ne soit
une adaptation mathématiquement exacte dans la
circonstance actuelle, parce que ces comparaisons, ces
métaphores et ces épithètes sont puisées dans l’inépuisable
fonds de l’universelle analogie (…). »

Arthur Rimbaud reconnaîtra en


Baudelaire un maître de la
voyance. « Baudelaire est le
premier voyant, roi des poètes, un
vrai Dieu », affirme-t-il dans Lettre
à Paul Demeny (15 mai 1871)

Dans Spleen et Idéal, répétons-le, l’Amour occupe une place


privilégiée au même titre que l’Art.
L’amour sensuel, inspiré par la beauté brune de Jeanne Duval
(une femme de couleur) – dont le parfum de la chevelure éveille
un monde de sensations et d’images ensoleillées -, sera
équilibré par un amour spiritualisé, que Baudelaire vouait à
L’amour Mme Sabatier (surnommée la Présidente). La femme deviendra
ainsi tendre et consolatrice, comme une mère (« Le Balcon »);
parée de vertus et de charmes supraterrestres (« L’Aube
spirituelle »), elle est vue comme l’ « Ange gardien, la Muse et la
Madone » (poème XLII: « Que diras-tu ce soir, pauvre âme
solitaire »).
L’amour n’est un remède aux maux de l’âme du poète que s’il se
maintient au niveau du spirituel, s’il est fraternité, tendresse
d’amante, de sœur et de mère. Exemplaire pour cet amour rêvé
est « L’invitation au voyage ». Ce poème, très mélodieux, recourt
à une composition savante (utilisation du vers impair, refrain) qui
suggère les mouvements de la rêverie.

20
Héritage du XIXe siècle

 Test d’autoévaluation
Pour vérifier ce que vous avez retenu au sujet de la modernité
de l’oeuvre baudelairienne, il est utile pour vous de répondre aux
questions suivantes. Ensuite, comparez avec la rubrique Clés
du test d’autoévaluation.

1) Énumérez quelques écrits de Baudelaire qui sont à la source


de la sensibilité moderne.

2) A quel poème des Fleurs du mal appartiennent les vers:


« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe/ Au
fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !»

3) Quelles sont, d’après Baudelaire, les caractéristiques de l’art


moderne ?

4) Qu’est-ce que l’homme, selon la vision du poète ?

5) Comment suggère Baudelaire sa conception duale du poète,


qui est cloué au sol tout en aspirant à l’infini ?

2.2 Arthur Rimbaud et l’alchimie du verbe

Né à Charleville, Arthur Rimbaud (1854-1891) vient à Paris à


dix-sept ans, apportant, avec son Bateau ivre (1871), l’idée
que la poésie naît d’une « alchimie du verbe » et des sens. Il
voudrait « changer le monde » en jouant avec les mots et les
images, en inventant dans l’espace du langage un « lieu » de
la liberté et de la renaissance. Son amitié avec Paul Verlaine,
qu’il rencontre à Paris, se termine par une scène de rupture;
Rimbaud est blessé au poignet d’un coup de revolver tiré sur
lui par Verlaine. Sous le choc de l’aventure, Rimbaud compose
les poèmes en prose du recueil Une saison en enfer (rédigé
en 1873). En 1886, il fait publier le recueil de proses et de vers
libres Illuminations. Nourrie de révolte et revendiquée par le
surréalisme, l’œuvre de Rimbaud a bien influencé la poésie
moderne.

21
Héritage du XIXe siècle

Du mois de mai 1871 datent deux lettres capitales de Rimbaud.


« Je est un La première, destinée à son professeur de rhétorique, Georges
autre » Izambard, exprime sa volonté de vivre la poésie comme une
expérience tout à fait nouvelle de dédoublement (« Je est un
autre », affirme-t-il), ce qui nécessite la création d’un langage
nouveau.

La deuxième lettre de Rimbaud, dite du « voyant », adressée au


Se faire
poète Paul Demeny, explicite son intention de se faire voyant, et
« voyant »
cela « par un long, immense et raisonné dérèglement » de ses
sens.

Se guidant selon les intentions affichées dans les deux lettres,


Rimbaud rejette ses premiers poèmes d’inspiration parnassienne
et se proclame un poète rebelle. En compagnie de Verlaine, il
mène, en Belgique et en Angleterre, une vie d’errance qui lui
inspire certaines des Illuminations. De retour en France (à
Roche), il achève Une saison en enfer.
Une saison en Enfer est une étape dans la démarche poétique
de Rimbaud, qui met fin à sa première manière, parnassienne et
La révolte ouvre la voie aux Illuminations.
Ce recueil se présente comme le récit critique de l’expérience
des deux années précédentes, celle du voyant. Composé de
neuf textes, il relate, sur le mode de la confession, une
expérience poétique tenue pour provisoire et infernale. Ce
« carnet de damné », selon la formule de Rimbaud, retrace,
d’après une courbe ascendante (« Mauvais sang », « Nuit de
l’enfer »), et jusqu’à son paroxysme (« Délires » I, II,
« L’Impossible »), l’itinéraire d’un sujet en proie à toutes les
contradictions, pour finir sur une note plus apaisée («L’éclair »,
« Matin ») et de résolution franche: « Il faut être absolument
moderne. » (« Adieu ») Les poèmes d’Une saison en Enfer font
alterner, sur un ton de révolte et de pardon, des motifs
obsessionnels qui vont de la damnation au châtiment, de la
soumission à la domination, de l’humilité à l’orgueil, de la raison
à la folie, dans une dualité vertigineuse.

22
Héritage du XIXe siècle

Ce texte, Alchimie du verbe, de la deuxième partie, « Délires »,


du recueil Une saison en enfer, est un vibrant témoignage de
son « art impossible ». Il passe en revue l’histoire de ses
« folies » en se moquant un peu de ses audaces poétiques
Alchimie du passées: « J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I
verbe rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de
chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai
d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à
tous les sens. (…) J’écrivais des silences, des nuits, je notai
l’inexprimable. Je fixais des vertiges. »
Rimbaud commente ses « délires » désormais dérisoires: « La
vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du
verbe. Je m’habituai à l’hallucination simple: je voyais (…) une
mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par
des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond
d’un lac; les monstres, les mystères; un titre de vaudeville
dressait des épouvantes devant moi. Puis j’expliquai mes
sophismes magiques avec l’hallucination des mots ! Je finis par
trouver sacré le désordre de mon esprit. »
Illuminations
Si la date de rédaction du recueil Illuminations reste
controversée – avant ou après Une saison en enfer -, il y a un
consensus au niveau de la qualité des textes qui le composent:
ils constituent l’aboutissement de l’œuvre de Rimbaud.

Pour mémoire
L’ensemble des Illuminations est formé de quarante-trois poèmes en prose
juxtaposés, sans principe d’organisation, aux tonalités et formes variées: narrations
elliptiques (« Après le déluge », « Conte », « Aube » …), réminiscences lyriques
(« Vies », « Vagabonds », « Jeunesse »…), tableaux (« Les ponts »,
« Villes » …) ou hymnes ( « Antique », « Génie » …).

Le poète a découvert le langage délivré de ses obligations


expressive et représentative. Ainsi, quand un texte évoque un
monde, ce monde n’est pas vrai. Ce sont des êtres ou des
événements surnaturels et mythologiques (les anges dans
Mise en question « Mystique », la déesse dans « Aube », etc.), ou des objets
des possibilités (lieux) ayant des dimensions jamais vues (les « cent mille autels
expressives du de la cathédrale » - « Après le déluge »; la « villa et ses
langage dépendances, qui forment un promontoire aussi étendu que (…)
l’Arabie ! » - « Promontoire »; etc.); en outre, le lecteur peut y
identifier des objets physiquement possibles, pris séparément,
mais à tel point invraisemblables dans leur association qu’il ne
croit plus en leur existence: « des boulevards de cristal »
( « Métropolitain » ); au bois, il y a « une cathédrale qui
descend » (« Enfance III » ); etc.

23
Héritage du XIXe siècle

Un mot, ou une phrase, du texte peut dire ouvertement que la


chose décrite n’est qu’une image, un rêve. Les ponts
invraisemblables disparaissent à la lumière du soleil (« Les
ponts »: « Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit
cette comédie », souligné par nous); les êtres évoqués dans
« Métropolitain » sont des « fantasmagories ».

Par l’indication du caractère fictif des objets ou des lieux, le


poète procède au sabotage des capacités représentatives du
discours. Une autre action, plus insidieuse encore, de sape des
Indétermination aptitudes référentielles du discours: les objets désignés par tel
du référent ou tel texte sont en principal indéterminés; le lecteur ne sait rien
d’eux, mais le poète emploie l’article défini pour les introduire,
comme s’il était au courant: « les pierres précieuses qui se
cachaient, - les fleurs qui regardaient déjà », « la grande maison
de vitres », etc. (« Après le déluge »)

Les objets étant indéterminés, le lecteur se met à la recherche


des déterminations relationnelles, mais il n’en trouve rien; il n’y a
de rapports clairs ni entre les éléments de la proposition ni entre
les paragraphes. Dans Illuminations, la discontinuité est érigée
en règle fondamentale.
Au niveau global de « Métropolitain », par exemple, on ne réussit
Brouillage pas à établir une continuité entre « la ville » (premier
des relations paragraphe), « la bataille » (deuxième paragraphe), « la
logiques campagne » (troisième paragraphe), « le ciel » (paragraphe
suivant), « ta force » (dernier paragraphe). Le passage de l’idole
à la fille, aux danses et aux princesses (« Enfance I » ) reste lui
aussi difficile à justifier.
À l’intérieur d’un paragraphe, les éléments s’accumulent de la
même façon désorganisée. Le lecteur a le plus grand mal à
s’expliquer ce qui permet des enchaînements tels que: «Les
castors bâtirent. Les ‘mazagrans’ fumèrent dans les estaminets »
(« Après le déluge »).
Les instruments discursifs qui assurent la cohérence discursive,
les pronoms anaphoriques (destinés à reprendre un mot ou un
énoncé antérieurs) et les déictiques (servant à désigner un objet
singulier) y fonctionnent à contretemps: « - Ma camarade,
mendiante, enfant monstre ! comme ça t’est égal, ces
malheureuses et ces manœuvres (…) » (« Phrases »; souligné
par nous): mais lesquelles ? De même: « Et l’embarras des
pauvres et des faibles sur ces plans stupides ! », ou « cette
atmosphère personnelle » (« Soir historique »; c’est nous qui
soulignons), sans qu’auparavant il y ait eu question de plans ou
d’atmosphère.

24
Héritage du XIXe siècle

Poète lexical, Rimbaud évite les conjonctions (celles de


causalité, par exemple): il juxtapose les mots, chacun gardant sa
propre insistance. Le seul rapport (entre phrases ou entre
événements) que le poète cultive est la coprésence. Ainsi, les
La coprésence événements rapportés par « Après le déluge » ont
pour critère d’articulation le temps, puisqu’ils arrivent « Aussitôt
que l’idée du Déluge se fut rassise », ceux évoqués dans « Soir
historique » ont lieu « En quelque soir », etc.
À la coprésence temporelle s’ajoute la coprésence dans
l’espace, qui est admirablement illustrée par « Enfance III »: le
complément circonstanciel de lieu, « Au bois », par lequel le
texte débute, rend possible les enchaînements suivants: un
oiseau, une horloge, une fondrière, une cathédrale, un lac, une
petite voiture, une troupe de petits comédiens.

L’indétermination ébranle la référence; au fur et à mesure que


grandit la discontinuité, elle devient problématique. Les
affirmations implicitement contradictoires, rendues par
L’oxymore: l’oxymore, la mettent définitivement à mort: « Les vieux cratères
figure de style (…) rugissent mélodieusement dans les feux » (« Villes I» ),
qui réunit deux les « tortures (…) rient, dans leur silence atrocement
mots en houleux » ( « Angoisse » ) (souligné par nous), etc.
apparence
Parfois, les textes s’appuient ouvertement sur la contradiction.
contradictoires
Dans « Conte »: le Prince tue les femmes; elles
« réapparurent ». Il exécute « ceux qui le suivaient »; ceux-ci « le
suivaient ». Il détruit bêtes, palais et gens: « La foule, les toits
d’or, les belles bêtes existaient encore », etc. Dans « Enfance
II »: la petite morte est vivante, « derrière les rosiers », la « jeune
maman trépassée descend le perron », le « petit frère (il est aux
Indes !) là (…), sur le pré d’œillets. »

Il est difficile de saisir le sens référentiel des expressions comme


un silence houleux, une mort qui n’en est pas une ou une
absence qui est présente. Même si l’on comprend ce qui est dit,
« on ignore, insiste Todorov, de quoi on parle ».
Bien des expressions rappellent les synecdoques du type « la
partie pour le tout ». Mais Rimbaud ne retient de l’objet que
La synecdoque: l’aspect (la partie) qui est en contact avec le sujet, ou avec un
la partie pour le autre objet, sans se soucier de nommer la totalité. Dans
tout; le genre « Aube », par exemple, nous lisons: « J’ai marché, réveillant les
pour l’espèce haleines vives et tièdes (…), et les ailes se levèrent sans bruit »:
à qui appartiennent ces haleines, ces ailes ?
Comme le soutient T.Todorov, le langage des Illuminations est
essentiellement littéral: on nomme des parties, mais elles ne
sont pas là « pour le tout »; « ce sont plutôt des ‘parties sans le
tout’.» La même observation est valable pour l’autre type de
synecdoque: celle du genre pour l’espèce, ce qui veut dire

25
Héritage du XIXe siècle
l’évocation du particulier (du concret) par des termes abstraits
(généraux).
Rimbaud a une tendance prononcée à l’abstraction: « Aussitôt
que l’idée du Déluge se fut rassise » (« Après le Déluge »); ce
n’est pas le déluge mais l’idée de déluge, qui s’est rassise. Les
exclamations elles aussi sont faites souvent de noms abstraits:
« L’élégance, la science, la violence ! » (« Matinée d’ivresse »)
L’effet d’abstraction et d’immobilisation s’obtient aussi par
l’emploi de noms d’action à la place des verbes: le poème
« Génie » ne recourt pas aux verbes (dégager, briser, etc.), mais
évoque le « dégagement rêvé, le brisement de la grâce (…) »;
les pigeons ne s’envolent pas, mais un « envol de pigeons
écarlates tonne autour de ma pensée » (« Vies I »), etc.

Les mots nous sont familiers, les syntagmes qu’ils forment


paraissent compréhensibles, mais au niveau de la phrase règne
Négation du
l’incertitude faute de parcours syntaxiques clairs: « quoique d’un
référent et
double événement d’invention et de succès une saison »
destruction du
(« Jeunesse II » ); « Rouler aux blessures » ( « Angoisse » );
sens
« Mais plus alors » (à la fin du poème « Dévotion »); etc.

Pour mémoire
Du référent clair mais dont on dit qu’il n’existe pas, on passe aux objets (lieux)
indéterminés, isolés les uns des autres, donnant l’impression d’irréalité. De
l’affirmation simultanée des contraires (genre « il est mort, il est vivant », « il est
présent, il est absent »), donc irreprésentable, on arrive à l’abstraction, qui interdit à
son tour la représentation, et à des phrases tout à fait incertaines, énigmatiques,
dont on ignore le référent ainsi que le sens.
Rimbaud a légué à la poésie du XXe siècle un langage « libéré de ses obligations
expressive et représentative, où l’initiative est réellement cédée aux mots (…). »
(T. Todorov)

2.3 Le roman d’idées: Anatole France et Paul Bourget

Analysons pour commencer l’humanisme d’Anatole France


(1844-1924).
Sa formation classique est due tout d’abord à son enfance
studieuse, encouragée par son père, libraire à Paris, et qui sera
évoquée dans Le livre de mon ami (1885). Le goût de l’Antiquité
classique ne l’a, depuis, jamais quitté, ses études et ses fonctions
ultérieures, chez l’éditeur Lemerre ou à la bibliothèque du Sénat,
le montrant soucieux de rester enclos dans les humanités.

26
Héritage du XIXe siècle
Essayiste, il étudie Le génie latin (1913); romancier, il fait revivre
Thaïs (1890), courtisane célèbre de l’Antiquité; dans Les Dieux
ont soif, il esquisse le portrait de Robespierre; il raconte à sa
manière La vie de Jeanne d’Arc (1908) et l’histoire du peuple
français jusqu’à l’affaire Dreyfus dans une allégorie qui s’appelle
L’Île des pingouins (1908).
Adversaire de la nouveauté, qu’elle se réclame du naturalisme
ou du symbolisme, l’écrivain défendra toujours un idéal classique
qui fait passer les exigences du goût avant le souci d’originalité.
L’idéal classique
Ses porte-parole sont des hommes de livres comme lui:
l’aimable érudit Sylvestre Bonnard (Le Crime de Sylvestre
Bonnard, 1881), l’abbé Jérôme Coignard (La Rôtisserie de la
reine Pédauque, 1892), le « bon maître » dont les opinions nous
rappellent les philosophes de l’époque des Lumières; M.
Bergeret, le personnage des quatre romans de la série
L’Histoire contemporaine (L’orme du mail, 1896; Le
mannequin d’osier, 1897; L’anneau d’améthyste, 1899; M.
Bergeret à Paris, 1901).

Pour mémoire
Le témoignage d’Anatole France
1897 c’est l’année où s’ouvre la campagne pour la révision du procès de Dreyfus,
officier français de confession israélite. Anatole France est l’un de ceux qui
soutiennent les efforts de Zola en ce sens. Dès lors, il va faire figure d’intellectuel de
gauche. Il défend la République, dénonce les tyrannies qui la menacent, et
s’exprime en faveur de la séparation de l’Église et de l’État. Il mêle à presque tous
ses écrits des préoccupations sociales.
Dans son récit Crainquebille (1902), il prend le parti des humbles. Ce marchand
des quatre-saisons a été injustement accusé d’avoir insulté l’autorité publique. Il est
condamné à quinze jours de prison et à une amende. Désormais les malheurs ne
quitteront plus Crainquebille. Sorti de prison, il voit ses clients se détourner de lui.
Pour oublier son infortune, il sombre dans la boisson. Enfin, accablé de misère, il
souhaite revenir en prison où il trouverait « le vivre et le couvert ». Afin d’y parvenir,
il insulte un agent, en lui disant, cette fois-ci de manière volontaire, « Mort aux
vaches ! » L’agent ne le prend pas au sérieux et l’invite à passer son chemin.
Mentionnons encore le roman Les Dieux ont soif (1914) dont l’action se déroule
sous la Terreur (instaurée par l’ « Incorruptible » Robespierre, 1758-1794). L’auteur
y peint le fanatisme du jeune peintre Évariste Gamelin, juré au tribunal
révolutionnaire; aux yeux de ce vertueux jacobin, pour que la Révolution fasse le
bonheur du genre humain, il faut exécuter tous les ennemis de la République.
Gardant l’illusion de son incorruptible pureté, il arrive à accepter la justice
expéditive, à condamner ainsi ses anciens amis et à confondre ses ennemis
personnels avec ceux de la patrie.

27
Héritage du XIXe siècle

Penchons-nous à présent sur l’œuvre de Paul Bourget (1852-


1935), qui a été hanté par la responsabilité morale de l’écrivain.
Dans Le Disciple (1889), un roman d’ « anatomie morale », le
personnage de Sixte est une sorte de saint laïque, dont la doctrine
a pourtant les pires conséquences morales.
Adrien Sixte, philosophe déterministe et athée, est convoqué chez
le juge d’instruction où il est interrogé sur Robert Greslou, qui se
dit son disciple et qui est accusé d’avoir empoisonné la jeune
Charlotte. La mère de l’accusé remet au philosophe les
« Mémoires » de son fils, qui devraient s’intituler « Confessions
d’un jeune homme d’aujourd’hui ». Là, appliquant à son cas la
méthode de Taine [1828-1893; il essaie d’expliquer les faits
historiques et les œuvres artistiques par la triple influence de la
race, du milieu et du temps], Greslou expose ses hérédités.
Celles-ci ont fait de lui un logicien peu doué pour l’action et une
personne incapable de résister à ses désirs.
La faculté de dédoublement de Greslou est bien évidente: « Il y a
toujours eu en moi deux personnes distinctes, une qui allait,
venait, agissait, sentait, et une autre qui regardait la première
aller, venir, agir, sentir, avec une impassible curiosité ». (IV, 1),
Ensuite, « le disciple » étudie son milieu d’idées: lectures
romantiques, puis enthousiasme pour la philosophie de Sixte qui
l’a détaché de la foi; selon son interprétation du déterminisme de
Sixte – qui déclarait: « Pour le philosophe il n’y a ni crime ni vertu.
Nos volitions sont des faits d’un certain ordre régis par certaines
lois, voilà tout » -, les notions de bien et de mal sont purement
conventionnelles. À partir de cette logique, Robert Greslou affirme
qu’il n’a pas tué la jeune fille. Il n’a fait qu’entreprendre sa
séduction par l’application « scientifique » des principes de Sixte;
c’est la jeune fille qui s’est donné la mort.
Bouleversé par la lecture de ce fragment de biographie dans
lequel ses chères idées étaient unies à des actes honteux, Sixte
se confronte à une vision affreuse: celle de sa pensée agissante
et corruptrice – Robert Greslou se déclarait très lié à lui: « J’ai
vécu avec votre pensée et de votre pensée » -, en dépit de sa vie
quotidienne consacrée à un idéal de pureté.
Greslou est acquitté, mais il sera tué par le comte André, le frère
de la victime. Dans la scène finale, Adrien Sixte pleure au chevet
de celui qui se disait son disciple (il ne l’avait reçu que deux fois)
et sent remonter à ses lèvres l’oraison de son enfance: « Notre
Père qui êtes aux cieux… ».

28
Héritage du XIXe siècle

Clés du test d’autoévaluation

1) Les Fleurs du mal; Petits poèmes en prose; Curiosités


esthétiques; L’art romantique.

2) « Le voyage », dernière partie du recueil, La Mort.

3) Intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini.

4) L’homme se définit comme une tension entre le haut,


symbolisé par Dieu ou le Ciel, et le bas, représenté par Satan
ou l’Enfer.

5) Il recourt à l’image de l’albatros, dans le poème qui emprunte


son titre au nom de cet oiseau.

Test de contrôle 2

Pour réaliser ce test, il est utile de relire toute l’unité d’apprentissage 2. Faites
parvenir ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer sur la copie votre
nom, votre prénom et vos coordonnées. Vous êtes censé recevoir le test avec le
corrigé et le commentaire du tuteur.

Bon travail !

1) En se référant à son recueil Les Fleurs du mal, Baudelaire déclare: « Le livre


doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible moralité »
(Notes et Documents pour mon avocat). Présentez l’itinéraire spirituel du « je
poétique » inscrit dans le recueil.

(14 lignes, trois points)

2) Commentez le poème baudelairien Correspondances, poème significatif pour


l’esthétique de la « sorcellerie évocatoire » de l’écrivain. Appuyez-vous sur les
repères de première partie (2.1) de l’unité.

(12 lignes, deux points)

3) Justifiez le propos de Rimbaud: « Il faut être absolument moderne », en


refaisant son parcours littéraire, qui passe par la « vieillerie poétique »
(« Alchimie du verbe » du recueil Une saison en Enfer) et aboutit à la
modernité des Illuminations. A cet effet, réemployez les repères de la
deuxième partie (2.2) de l’unité.

(14 lignes, trois points)

29
Héritage du XIXe siècle

4) Les œuvres d’Anatole France sont un témoignage de son époque et de ses


idées humanistes.

Justifiez cette affirmation à partir de l’analyse d’un des écrits de l’auteur, que vous
choisissez vous-même (Monsieur Bergeret à Paris, Crainquebille, Les Dieux ont
soif, etc.).

(12 lignes, deux points)

Références bibliographies
Brunel (Pierre) et al., Histoire de la littérature française. XIXe et XXe siècle,
Bordas, Paris, 1996
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises, XXe siècle,
Hachette, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle, Bordas, Paris, 1988
Milner (Max), Pichois, (Claude), De Chateaubriand à Baudelaire (1820-1869),
Arthaud, Paris, 1985
Richard (Jean-Pierre), Poésie et profondeur, Seuil, Paris, 1955
Sabbah (Hélène) (sous la direction de), Littérature 1re. Textes et méthodes, Hatier,
Paris, 1996
Todorov (Tzvetan), Les genres du discours, Seuil, Paris, 1978

30
Les novateurs

Unité d’apprentissage 3

LES NOVATEURS

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 3 31
3.1 Guillaume Apollinaire et ses recherches poétiques 32
3.2 Blaise Cendrars et ses modes d’écrire 37
Test d’autoévaluation 39
3.3 Jean Cocteau et la magie de la parole 39
3.4 Jean Giraudoux: entre fantaisie et tragédie 41
Clés du test d’autoévaluation 43
Test de contrôle 3 43
Références bibliographiques 44

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 3

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
proposés, vous serez capable de:
• Expliquer les renouvellements survenus dans la première moitié du XXe
siècle, en particulier dans le domaine de la poésie et du théâtre.
• Repérer les indices textuels annonciateurs du mouvement surréaliste.
• Reconnaître les sources dans lesquelles les œuvres littéraires puisent et
les usages qu’elles en font.
• Interpréter les correspondances entre différents modes de création
artistique (poésie, peinture, cinéma).

31
Les novateurs

3.1 Guillaume Apollinaire et ses recherches poétiques


Le titre primitif du recueil était Eau de Vie, et il a paru en 1913.
Au cours de la correction des épreuves, Apollinaire (1880-1918)
a supprimé la ponctuation. Ce procédé est vu comme une
innovation importante, même si Mallarmé lui aussi l’avait utilisé.
Le poète L’ordre des poèmes dans le recueil paraît répondre à des raisons
d’Alcools de variété et de surprise. Quant à la thématique, une constante
réside, selon Marcel Raymond, en une sentimentalité tendre et
mélancolique, rappelant Nerval, Verlaine ou Heine, qui s’abreuve
aux sources du lyrisme populaire. Les airs anciens des
complaintes, ballades ou romances accompagnent « l’inévitable
descente des souvenirs », parfumés de merveilles. Au plus léger
signe, tout son passé se réveille. Le mal-aimé, l’enfant perdu,
l’exilé, le voyageur, c’est lui-même: « Mon beau navire ô ma
mémoire/ Avons-nous assez navigué/ Dans une onde mauvaise à
boire/ Avons-nous assez divagué/ De la belle aube au triste soir »
(« La Chanson du Mal-Aimé », composée en 1903).

Pour mémoire
Le poème « Le Pont Mirabeau », qui est son Lac, comporte des strophes séparées
par un refrain. Chaque strophe est constituée de trois décasyllabes sans césure
fixe; mais les quatre premières syllabes du second vers sont isolées par un artifice
typographique. Les deux vers du refrain sont coupés après la quatrième syllabe.
La modernité du poème se fait voir dans l’absence de la ponctuation, dans la
suppression des repères logiques, dans une certaine imprécision des images et des
termes. Parallèlement, cette pièce, par son vocabulaire simple, ses mots familiers,
ses négligences volontaires, les répétitions, la présence d’un refrain et l’unité de
sentiment, créée par les sonorités, les rimes féminines, se rattache à une tradition
poétique allant des chansons de toile du Moyen Age jusqu’au romantisme et Paul
Verlaine (1844-1896).
« Le Pont Mirabeau », poème de la fluidité, développe les
thèmes de l’amour, du souvenir, du temps bien sûr, ou de la
nature.
« Sous le pont Mirabeau coule la Seine L’amour s’en va comme cette eau
Et nos amours courante
Faut-il qu’il m’en souvienne L’amour s’en va
La joie venait toujours après la peine Comme la vie est lente
Vienne la nuit sonne l’heure Et comme l’Espérance est violente
Les jours s’en vont je demeure Vienne la nuit sonne l’heure
Les mains dans les mains restons face à Les jours s’en vont je demeure
face Passent les jours et passent les
Tandis que sous semaines
Le pont de nos bras passe Ni temps passé
Des éternels regards l’onde si lasse Ni les amours reviennent
Vienne la nuit sonne l’heure Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Les jours s’en vont je demeure Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure »
32
Les novateurs

Regardons de plus près la première strophe. Le premier vers est


le seul qui décrive la réalité extérieure. Après, le poète s’enferme
dans son monde personnel: la fuite de l’eau est associée à la
fuite du temps, et le lecteur est transporté dans son passé.
L’évocation de l’amour est pourtant redoutée: le tour interrogatif
(« Faut-il qu’il m’en souvienne ») suggère une amertume qui
s’accentue par le souvenir de la joie (« La joie venait toujours
après la peine »). La triple rime féminine (terminée par e muet)
crée une atmosphère musicale de complainte, entretenue par la
rime encore féminine du refrain. Les subjonctifs (« vienne »,
« sonne ») traduisent la résignation du poète devant « les jours »
qui « s’en vont ». Il constate, avec douleur: « je demeure »; il est
exempt du changement universel, mais il y échappe seulement
pour souffrir.

Abordons maintenant la deuxième strophe. Le souvenir devient


plus précis. L’impératif « restons » traduirait le désir du poète de
ranimer le passé, de tirer de l’ombre l’image du couple qu’il
formait avec l’être aimé. Par les mots « face à face », lourds de
mélancolie, le paysage devient symbole: les deux personnages
sont l’un en face de l’autre comme les deux rives du fleuve. Le
décor se confond presque avec le couple, se charge de la
signification du geste humain, alors que le couple prend
l’immobilité du décor. « Le pont de nos bras » et « Des éternels
regards l’onde lasse » reflètent l’âme du poète, accablé sous le
poids de sa permanence. Le refrain se charge d’une lassitude
accrue et de la souffrance de ne pouvoir passer.
Dans la troisième strophe, le poète, l’œil fixé sur le fleuve,
rumine la triste constatation que «l’amour s’en va ». Puis, il
reporte son attention sur lui-même: «la vie est lente » fait écho à
« je demeure »; l’existence est monotone et difficile à supporter
en l’absence de l’être aimé. L’espérance l’entraîne violemment à
vivre, malgré lui et par là elle est une force mauvaise, le
raccrochant à une illusion. La reprise du refrain signale la
permanence du regret.
Les vers de la quatrième strophe suggèrent un désabusement
ironique: pour échapper aux illusions de l’espérance, le poète se
répète que l’amour est fini et que le temps passe.

Les jours et les semaines qui passent constituent les fragments


Le temps intérieur du temps extérieur; le temps intérieur du poète, composé de sa
nostalgie et de sa peine, ne passe pas. La répétition finale du
premier vers de la pièce, ainsi que des rimes de la première
strophe, ramène le lecteur au point de départ. Le cercle est
fermé, il n’y a pas d’espoir: l’amour est passé, mais le poète
subsiste, pétrifié dans sa souffrance.

33
Les novateurs

A part les réminiscences romantiques, il existe dans Alcools des


poèmes symbolistes, tels « Le Larron » et « L’Ermite », de forme
presque régulière, où s’entassent des mots rares et de vives
Le symbolisme sonorités. Les alexandrins du « Larron », par exemple, sont
gonflés d’une certaine emphase parnassienne:
« Les puiseurs d’eau barbus coiffés de bandelettes
Noires et blanches contre les maux et les sorts
Revenaient de l’Euphrate et les yeux des chouettes
Attiraient quelquefois les chercheurs de trésors (…) »
Tout ce poème (« Le Larron ») est rongé intérieurement par un
principe de désordre. La noblesse du ton et l’éclat des images
sont un leurre. Dans son commentaire, Marcel Raymond
souligne qu’une « ébriété [n’oublions pas le titre du volume:
Alcools] cachée confère au discours une incohérence qui
confine le burlesque. »

À la différence de Mallarmé qui souhaitait abolir le hasard,


Apollinaire l’aime et le crée. En somme, il veut expérimenter le
hasard puisque le poétique est essentiellement l’arbitraire,
Expérimentation l’imprévisible, l’association libre qu’aucun raisonnement ne peut
du hasard faire naître.
Attardons-nous sur le poème « Zone ».
L’effort de libération de l’héritage du romantisme et du
symbolisme, des règles de « l’ancien jeu des vers »
(« Fiançailles »), est attesté par les premières lignes de « Zone »
(premier poème d’Alcools). Vous avez ci-dessous un extrait de
ce poème:

« A la fin tu es las de ce monde ancien


Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
(…) Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui
chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures
policières »

Dans cet extrait, le poète s’adresse à lui-même. Notons


également que le surgissement de la tour Eiffel est cher aux
peintres cubistes, qui s’en inspirent. D’autre part, Juan Gris et
Picasso utilisaient les journaux (les affiches) dans leurs
« papiers peints ».

34
Les novateurs

À une poésie abreuvée de rêves va se substituer une poésie


moderniste, dont le but sera « d’exalter la vie sous quelque
forme qu’elle se présente », selon sa formule dans L’Esprit
nouveau et les poètes: manifeste d’Apollinaire, publié en 1918,
où il lance le terme de « surréalisme », défini plus tard, en 1924,
par André Breton (Manifeste du surréalisme ). Apollinaire
dédaigne la musique qui peut naître des mots, comme il
dédaigne les légendes. Selon lui, c’est des choses mêmes, des
événements que doit jaillir la merveille, à condition qu’on les
La poétique regarde d’un certain biais.
d’Apollinaire
« Zone » appartient au genre des pièces dites cubistes,
synthétiques ou simultanéistes. Dans de tels poèmes se
juxtaposent sur un plan unique, sans perspective, sans
transition, souvent sans rapport logique apparent, des éléments
disparates, sensations, jugements, souvenirs qui s’entremêlent
dans le flux de la vie psychique. Mais il faut aussi reconnaître la
différence entre le peintre et le poète: le peintre construit sur sa
toile une architecture qui prétend être un ordre, distinct de celui
de la nature. En échange, il est rare de rencontrer chez un poète
l’équivalent de l’effort intellectuel que représente le cubisme
pictural, la composition de semblables films mentaux restant en
général très libre.
Toutefois, un arrangement continue d’avoir lieu, qui attire
l’attention sur une idée ou une image. Dans « Zone » se fait voir
le conflit entre la poésie et l’antipoésie, entre le penchant au
rêve, suggérant des phrases rythmées, musicales, et « l’esprit
nouveau » qui entend exprimer la vie telle quelle.

Après « Zone », Apollinaire confirme dans le volume


Calligrammes, publié en 1918, le goût pour les innovations
poétiques l’animant depuis 1913. « Et moi aussi je suis peintre »,
dit-il dans le projet d’une plaquette. Ainsi, l’un des poèmes, « Les
Fenêtres », s’est inspiré de la toile de Robert Delaunay
« Fenêtres, simultanées prismatiques », marquant une étape
importante dans le glissement vers la peinture non-figurative. À
son tour, le poète compose un kaléidoscope de simples notations:

Aras: grands « Du rouge au vert tout le jaune se meurt


perroquets Quand chantent les aras dans les forêts natales (…)
d’Amérique latine La fenêtre s’ouvre comme une orange
Le beau fruit de la lumière »
Sa poétique de l’arbitraire et de la surprise - «Le nouveau est tout
dans la surprise », écrivait Apollinaire dans L’Esprit nouveau et
les poètes -, de l’équivoque et de la suggestion, sa volonté de
lancer ses dés pour tenter la chance, après avoir détruit les
possibilités d’un jeu réglé, nécessitent la présence d’une
imagination «subtile, apte à se libérer des choses mais proche
d’elles, cependant (…).» (M. Raymond)
35
Les novateurs

Pour mémoire
Apollinaire n’est pas un pur négateur. Il encourage les expériences littéraires
hasardeuses, en s’engageant lui-même dans un combat « aux frontières de l’illimité
et de l’avenir », comme il l’affirme dans le dernier poème de Calligrammes, « La
Jolie Rousse » – son testament poétique:
« Nous qui quêtons partout l’aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons nous donner de vastes et d’étranges domaines
Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité (…)
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l’illimité et de l’avenir
Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés »

Apollinaire a entretenu des relations privilégiées avec les peintres


novateurs.
• Dans le recueil Calligrammes, on trouve les « idéogrammes
lyriques » dont le premier, « Lettre-Océan », avait été publié en
1914. Ils justifient le titre du volume: Apollinaire a voulu utiliser,
dans un sens moderniste, les possibilités figuratives du vers, en
accord avec la peinture de son temps.
• La carrière du poète est marquée par son aspiration à la
modernité en peinture comme en littérature. En 1905, il rencontre
Picasso et lui consacre un article illustré. En 1907, il présente
Braque à Picasso (ce dernier est en train d’achever « Les
Demoiselles d’Avignon »), et c’est l’amorce du mouvement cubiste
qui s’épanouit entre 1907 et 1914, auquel participent également
R.Delaunay, H.Rousseau, F.Léger.
• Apollinaire a été d’ailleurs le chantre de toutes les avant-gardes
artistiques, d’abord du cubisme (cf. le volume Les peintres
cubistes, composé d’articles de critique et publié en 1913). Mais il
apprécie aussi le fauvisme de Maurice de Vlaminck et de
quelques toiles de Pierre Bonnard.
• Si Apollinaire soutient des peintres dans ses écrits, eux, ils
illustrent ses œuvres: bois gravé de Derain pour le recueil de
nouvelles L’Enchanteur pourrissant (1909), et de Raoul Dufy
pour l’album poétique Le Bestiaire (1911).
• Allant toujours de l’avant, le poète s’est intéressé au futurisme
italien, et a aidé le peintre d’origine russe Marc Chagall dès sa
venue à Paris (en 1914); dans la toile de Chagall « Paris par la
fenêtre » il y a des points de rencontre avec le modernisme du
poème « Zone ». Enfin, il préface en 1917 le catalogue d’une
exposition de sculptures nègres.

36
Les novateurs

Tirésias: devin Quelques mots sur le drame Les Mamelles de Tirésias (1917):
aveugle de il a été d’abord conçu comme « surnaturaliste », puis il a été
Thèbes; son qualifié de « surréaliste », mais il peut être également interprété
tombeau, dans comme une farce d’actualité.
l’Antiquité, était le L’absurdité et les effets trop gros y demeurent dans la tradition
siège d’un oracle d’Alfred Jarry (1873-1907), l’un des ancêtres du surréalisme et
réputé créateur du personnage d’Ubu de ses comédies burlesques
Ubu roi, Ubu enchaîné, Ubu sur la butte.

Néanmoins, le prologue du drame annonce un art novateur, qui


marie « les sons les gestes les couleurs les cris les bruits la
musique la danse l’acrobatie la peinture les chœurs les actions
et les décors multiples », où le ton change « du pathétique au
burlesque », et dont les « acteurs collectifs ou non (…) ne sont
pas forcément extraits de l’humanité mais de l’univers entier ».

3.2 Blaise Cendrars et ses modes de découverte poétique

Amoureux des grands espaces, Blaise Cendrars (1887-1961)


L’errance: mode nous fait part de l’expérience du voyages: « Je suis en route/ J’ai
privilégié de
toujours été en route » (cf. plus bas, « La Prose du Transsibérien
découverte
… »). Il a très tôt donné naissance à l’étrange magie du poème.
poétique
Le poème « Les Pâques à New York » est écrit la même année,
1912, que « Zone » d’Apollinaire, où il supprime en partie la
ponctuation. Dans ce poème, Cendrars traduit la nostalgie de
Dieu par un mélange d’images actuelles et de souvenirs. Le
poète s’y adresse au Crucifié, un Vendredi saint:
« Je descends à grands pas vers le bas de la ville
Votre flanc est ouvert comme un grand soleil…
Je suis assis au bord de l’Océan…
Dans une église (…), dans un caveau
J’ai vu la même Face, au mur, sous un rideau
Et dans un ermitage (…)…
Seigneur, je suis dans le quartier des bons voleurs…
J’aurais voulu, Seigneur, entrer dans une église… »

Pour mémoire
Le simultanéisme poétique
Tout comme « Zone » d’Apollinaire, « Les Pâques à New York », mais aussi les
effets recherchés dans la présentation de « La Prose du Transsibérien et de la
Petite Jehanne de France », publiée l’année suivante (1913), appartiennent à ce
qu’on a appelé la poésie « cubiste », en correspondance avec l’esthétique
élaborée par les peintres. « La Prose du Transsibérien… », version poétique des
premières errances du poète, comporte quatre cents formules de rimes et de
rythmes inégaux, dont le ton est tantôt lyrique, tantôt épique, selon la nature du

37
Les novateurs
sujet. Cendrars y revit un voyage de Mandchourie, en compagnie de la petite
Jehanne de France – « Je suis en route avec la petite Jehanne de France » -, une
fille de Montmartre dont le cœur est resté pur.
Fait de notations à l’état brut, des images fulgurantes et hétéroclites, le texte
enregistre simultanéités et coïncidences insolites, annonçant par là le surréalisme.
C’est un poème ferroviaire où le train, pareil à la caméra du cinéaste, devient le
point de vue mobile qui entraîne dans son rythme haletant un flot d’images, de
souvenirs et de sentiments. L’édition originale était présentée sous la forme d’un
dépliant long de deux mètres et offrait une bande de « couleurs simultanées ». Ces
couleurs débordent sur le texte formé de divers groupements typographiques.
L’ensemble tend à une symphonie et nous rappelle, par le rythme de la roue de
locomotive, la musique d’Honegger ( Pacific 231 ).

Blaise Cendrars, qui partage avec Apollinaire, dès 1913 (« La


Prose du Transsibérien… »), le rôle d’annonciateur du
surréalisme, a le sens de l’hétéroclite, accru par une mémoire
prodigieuse, délibérément confondue avec le rêve et
Précurseur du l’imagination. Par là il crée une poésie spontanée du chaos.
surréalisme Ainsi, dans le poème « Bagage », la malle, cet objet réaliste se
mue en un symbole surréaliste. Le bagage devient, pour le
voyageur-poète, un microcosme insolite: les objets s’y réunissent
selon ce que les surréalistes nomment un « hasard objectif »; le
catalogue du bagage est l’image concentrée des aventures
possibles, dont il suffit de dresser la liste dans un vocabulaire
non moins hétéroclite. Grâce à ce constant échange de réalisme
apparent et de surréalisme voilé, l’écrivain peut saisir la poésie
des choses à l’état naissant.
L’impressionnisme brut et dynamique de Cendrars, dont l’œuvre
se confond souvent avec sa vie, alimente non seulement ses
poésies, mais aussi ses romans (Moravagine, 1926, Dan Yack,
1929) ou sa trilogie autobiographique: L’Homme foudroyé
(1945), La Main coupée (1946), Bourlinguer (1948).
Parallèlement, il découvre l’insolite du folklore noir qu’il
rassemble dans son Anthologie nègre (1921).

En savoir plus
Cendrars explore également les possibilités offertes par le langage du cinéma, vu
comme une des techniques du voyage aux pays de l’insolite. Dans « La Prose du
Transsibérien… », la notation à l’état brut des images rapides et hétéroclites
s’inscrivant sur la rétine et dans la mémoire du voyageur, qui a déchiffré « tous les
textes confus des roues », élimine les éléments statiques de l’écriture justement par
la création d’un rythme cinématographique plutôt que proprement littéraire.
Mais cette liaison organique entre poésie et cinéma trouvera son achèvement dans
les écrits de Cocteau.

38
Les novateurs


Test d’autoévaluation

Pour exercer les acquis liés à la poétique d’Apollinaire et de


Cendrars, il est utile pour vous de répondre aux questions
suivantes. Pour vérifier vos réponses, consultez la rubrique Clés
du test d’autoévaluation.

1) Quelles innovations poétiques de Guillaume Apollinaire


connaissez-vous ?

2) Quels thèmes développe le poème « Le Pont Mirabeau » ?

3) Dans quel écrit lance Apollinaire le terme de « surréalisme »?

4) Quelles sont les poésies « cubistes » d’Apollinaire et de


Cendrars ?

5) Par quels aspects de leurs œuvres, Apollinaire et Cendrars


annoncent-ils le surréalisme ?

3.3 Jean Cocteau et la magie de la parole


La poésie de Jean Cocteau (1889-1963) se fonde sur le
pouvoir magique de la parole et sur l’expérience de ses effets.
Pour lui, la magie est étonnante et l’étonnement est magique.
La magie mélange le réel et le surréel, le vrai et l’illusoire,
l’objet et son reflet dans le miroir. Dans un poème du recueil
Opéra (1927), véritable autoportrait du poète, celui-ci apparaît
comme un médium - par cela Cocteau est proche du
mouvement surréaliste -, et nous révèle son expérience:
métamorphose du monde, surgissement du mystère,
communication magique avec la mort, risques et chances de la
découverte de l’invisible. Comme il le dit, en guise d’art
poétique:
« Accidents du mystère et fautes de calculs/ Célestes, j’ai
profité d’eux, je l’avoue./ Toute ma poésie est là: Je décalque/
l’invisible (invisible à vous). J’ai dit: ‘Inutile de crier, haut les
mains !’ / Au crime déguisé en costume inhumain; / J’ai donné
le contour à des charmes [la poésie est envisagée comme

39
Les novateurs
magie] informes; / Des ruses de la mort la trahison m’informe;/
J’ai fait voir en versant mon encre bleue en eux, / Des
fantômes soudain devenus arbres bleus. / Dire que l’entreprise
est simple ou sans danger / Serait fou. Déranger les anges ! /
Découvrir le hasard apprenant à tricher / Et des statues en
train d’essayer de marcher. »

Le poème reste le royaume de prédilection de la magie, reflétée


aussi dans d’autres recueils comme Le Chiffre Sept (1952),
Clair-obscur (1954), ou Requiem (1962). Pourtant, le
Le merveilleux merveilleux, fait de l’alliance de la mythologie grecque et de la
vie moderne, s’étend et touche également d’autres genres dans
lesquels Cocteau a excellé: la tragédie (Oedipe Roi, 1928, La
Machine infernale, 1934, etc.), le roman (Les Enfants
terribles, 1929, etc.), le ballet (Phèdre, 1950, La Dame à la
Licorne, 1953) et le film, qui transmue le verbe en actes, étant
donc du « poème agi », non pas rêvé (La Belle et la Bête, 1945,
Orphée, 1951, Le Testament d’Orphée, 1959).

Dans La Machine infernale Cocteau s’inspire de l’Oedipe roi


de Sophocle, lequel à son tour a puisé dans le mythe (grec)
d’Oedipe. Selon la légende, ce héros est le fils de Laïos, roi de
Thèbes, et de Jocaste. Averti par un oracle qu’il sera tué par son
fils et que celui-ci épousera sa mère, Laïos abandonne l’enfant
sur une montagne. Oedipe sera recueilli par des bergers et élevé
par le roi de Corinthe. Dès qu’il devient adulte, Oedipe se rend à
Delphes en vue de consulter l’oracle sur le mystère de sa
naissance. En chemin, il se prend de querelle avec un voyageur
inconnu, et le tue: c’était Laïos, son père. Aux portes de Thèbes,
il devine les énigmes du Sphinx qui terrorisait la ville, et en
débarrasse ainsi la cité. En récompense, les Thébains le
prennent pour roi; il épouse la reine Jocaste, veuve de Laïos, sa
Innovations par propre mère, dont il a deux fils (Étéocle, Polynice) et deux filles
rapport au (Antigone, Ismène). Mais Oedipe découvrira le secret de sa
naissance, son parricide et son inceste. Cette découverte
modèle grec conduira Jocaste à se pendre et Oedipe à se crever les yeux.
Banni de Thèbes, il mène une vie errante, guidé par sa fille
Antigone, modèle de piété filiale, et meurt près d’Athènes, à
Colone.
Cocteau se permet des innovations par rapport au modèle grec,
ce qui assure l’originalité de sa pièce. Le Sphinx, par exemple,
avant de reprendre sa forme monstrueuse (animale), qui recourt
à mille ruses pour subjuguer ses victimes, se présente sous les
traits d’une jeune fille. Sous cette apparence, elle est lasse de
tuer ceux qui ne sont capables de résoudre ses énigmes et veut
se faire aimer d’Oedipe; pour cela, elle lui livre la réponse qui le
sauvera.

40
Les novateurs

D’autre part, au dénouement, à première vue, c’est Antigone qui


guide les pas de son père aveugle. En réalité, Oedipe est
conduit par le fantôme de Jocaste, sa mère et son épouse, qui
s’est tuée et ne voit plus en lui que son malheureux enfant aux
yeux crevés: «Oedipe: Jocaste ! Toi ! Toi vivante ! Jocaste: Non,
Oedipe. Je suis morte. Tu me vois parce que tu es aveugle; les
autres ne peuvent plus me voir. (…) Oedipe: Femme ! ne me
touche pas… Jocaste: Ta femme est morte pendue, Oedipe. Je
suis ta mère. C’est ta mère qui vient à ton aide… Comment
ferais-tu rien que pour descendre seul cet escalier, mon pauvre
petit ? Oedipe: Ma mère ! Jocaste: Oui, mon enfant, mon petit
enfant… (…) Antigone: Je ne veux pas rester chez mon
oncle [Créon] ! Je ne veux pas, je ne veux pas rester à la
maison. Petit père, petit père, ne me quitte pas ! Je te conduirai,
je te dirigerai… (…) Jocaste: La petite est si fière. Elle s’imagine
être ton guide. Il faut le lui laisser croire. Emmène-la. Je me
charge de tout. (…) En route! Empoigne ma robe
solidement…n’aie pas peur… Antigone: Viens, petit
père…partons vite… (…) Oedipe: Où commencent les
marches ? Jocaste et Antigone: Il y a encore toute la plate-
forme… (…) Attention…compte les marches… Un, deux, trois,
quatre, cinq…»

3.4 Jean Giraudoux: entre fantaisie et tragédie

Diplomate (à partir de 1910) et romancier, Jean Giraudoux


(1882-1944) choisit définitivement le théâtre à quarante-six ans.
Pour lui, le théâtre est un lieu d’enchantement. Ses sources sont
nombreuses et vont de l’Antiquité au romantisme allemand; il lui
arrive aussi d’inventer ses sujets. Son talent s’exerce avec le
même bonheur dans la fantaisie et dans la tragédie. Voici ses
principales œuvres:
Amphitryon 38 (1929)
Judith (1931)
Intermezzo (1933)
La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935)
Électre (1937)
L’Impromptu de Paris (1937)
Ondine (1939)
La Folle de Chaillot (1945)

Regardons de plus près la fantaisie intitulée Intermezzo.


Dans une cité paisible du Limousin, il se passe des choses
étranges sous l’influence d’un spectre – puissance occulte: les
Intermezzo enfants maltraités quittent leurs parents, les pauvres gagnent à
41
Les novateurs
transporte le la loterie, la mort s’empare des personnes les plus âgées et les
lecteur dans un moins sympathiques. Ce spectre n’est visible que pour Mlle
monde où sont Isabelle, suppléante de l’institutrice; elle le rencontre tous les
toujours présents jours, au crépuscule. Sous l’influence de cette expérience,
le merveilleux et Isabelle initie ses élèves à une nouvelle vision du monde: les
le fantastique classes ont lieu au grand air, les rebutantes sciences exactes
font place à des vérités approximatives, les leçons de morale
sont remplacées par des fêtes printanières. Le scandale ne peut
durer. Un inspecteur est chargé d’une enquête. Les écoliers sont
confiés au contrôleur des poids et mesures, mais ce
fonctionnaire est amoureux d’Isabelle en secret et donne, lui
aussi, un enseignement plein de fantaisie. L’inspecteur fait alors
tuer le spectre, qui renaît sous la forme d’un beau sapin et
continue à exercer sur Isabelle son pouvoir de séduction.
Finalement, le contrôleur, par la force de son amour, réussit à
libérer la jeune fille de ce pouvoir occulte. Vaincu par un vivant,
le spectre fait ses adieux à Isabelle, mais elle s’évanouit lors de
l’entretien. Lorsqu’elle revient à la vie, Isabelle est disposée à
épouser le contrôleur et à devenir une femme raisonnable.
L’intermède finit, et tout rentre dans l’ordre: « L’argent va de
nouveau aux riches, le bonheur aux heureux. »

Penchons-nous à présent sur la tragédie Électre. Source


d’inspiration: la mythologie antique.
Électre et son frère, Oreste, sont les enfants d’Agamemnon,
chef des armées grecques pendant la guerre de Troie, et de
Clitemnestre. Celle-ci, en l’absence de son mari, prend Égisthe
pour amant. Au retour d’Agamemnon, Égisthe le tue. Pour
venger son père, Électre se retourne contre sa mère. Elle
pousse son frère à exécuter cette vengeance: Oreste tuera
Égisthe et Clitemnestre.

En savoir plus
Dans la pièce Électre de Giraudoux, Agamemnon, le roi d’Argos, est mort dans des
circonstances étranges. Clytemnestre s’empare du pouvoir en compagnie d’Egisthe.
Son fils, Oreste, est envoyé hors du pays, tandis que sa fille Électre reste à Argos.
Plusieurs années s’écoulent dans le calme et l’oubli. Égisthe, régent d’Argos, ne
pense plus qu’à faire régner la justice sur la ville. Électre, hantée par la mort de son
père, éprouve de la haine contre sa mère et contre Égisthe. Le retour inespéré de
son frère, qui réussit à s’évader de sa terre d’exil, amène la jeune fille à rechercher la
vérité. Elle harcèle de questions Clytemnestre et Égisthe. Ce dernier demande un
délai pour sauver la ville assiégée par les Corinthiens. Mais Électre veut que la
lumière soit faite sur-le-champ. Désespérée, Clytemnestre avoue enfin le dégoût que
lui inspirait son mari Agamemnon. Un mendiant, philosophe et visionnaire, relate en
détail comment le roi est mort. Son récit dévoile la culpabilité de Clytemnestre et
d’Égisthe. Éclairée, Électre encourage son frère, qui frappe les assassins. Entre
temps, les Corinthiens assiègent la ville d’Argos et massacrent ses habitants. La
ville, complice des régicides, meurt, mais Électre sait qu’un jour elle renaîtra, purifiée.

42
Les novateurs

En guise de conclusion, vous noterez que Giraudoux se propose


d’éveiller chez le spectateur le goût des problèmes graves et des
vérités éternelles, en restaurant par là le climat de la tragédie
Le avec son sens de la fatalité. Il rompt avec les formules
renouvellement traditionnelles qui mettaient l’accent soit sur l’organisation de
du théâtre l’intrigue, soit sur les débats psychologiques.
Giraudoux choisit de grands thèmes sur lesquels puisse
s’exercer la réflexion: la fidélité, la pureté, la paix et la guerre, la
liberté et le destin, la vie et la mort. Ces problèmes sont isolés
de la réalité quotidienne et sont placés, pour le débat, dans un
cadre solennel; le spectateur accède ainsi, dans une sorte de
rêve, au monde des idées.
Sur ses drames pèsent constamment, comme dans les tragédies
de l’antiquité grecque, les forces sombres du destin.

Clés du test d’autoévaluation

1) Suppression de la ponctuation et des repères logiques;


juxtaposition d’éléments disparates; imprécision des images
ou des termes.

2) L’amour, le souvenir, la nature.

3) L’Esprit nouveau et les poètes, 1918.

4) « Zone »; « Les Pâques à New York », « La Prose du


Transsibérien et de la Petite Jehanne de France ».

5) Mélange de rêve et d’imagination; hasard; simultanéité


d’images hétéroclites; coïncidences insolites.

Test de contrôle 3

Réalisez ce test pour valider vos acquis liés aux innovations apportées par les
écrivains présentés dans l’unité d’apprentissage 3. Faites parvenir ce test à votre
tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos
coordonnées sur la copie. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le
commentaire du tuteur.

Bon courage !

1) Faites un bref commentaire du poème « Le Pont Mirabeau » (Apollinaire), tout en


insistant sur les correspondances entre les éléments formels et le contenu.

(12 lignes, deux points)

43
Les novateurs

2) Choisissez un poème d’Apollinaire et un autre de Cendrars pour les examiner


sous l’angle des innovations qui les rendent annonciateurs du surréalisme.

(20 lignes, quatre points)

3) Faites voir, dans La Machine infernale de Cocteau, les aspects qui distinguent
cette pièce de son modèle grec. A cet effet, réemployez les repères de 3.3.

(12 lignes, deux points)

4) Présentez Électre de Giraudoux de manière à souligner ses points communs et


ses différences par rapport à la tragédie grecque. Appuyez-vous sur les repères
de 3.4.

(12 lignes, deux points)

Références bibliographiques
Berton (Jean-Claude), Histoire de la littérature et des idées en France au XXe
siècle, Hatier, Paris, 1983
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises. XXe siècle,
Hachette, Paris, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Raymond (Marcel), De Baudelaire au surréalisme, Éditions R.-A. Corrêa, 1933

44
Proust et Gide sous l’angle du réalisme

Unité d’apprentissage 4

PROUST ET GIDE SOUS L’ANGLE DU RÉALISME

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 4 45
4.1 À la recherche du temps perdu: entre mémoire et imagination 46
4.2 Les mondes proustiens 50
Test d’autoévaluation 52
4.3 Techniques narratives proustiennes 53
4.4 André Gide et la mise en doute du genre romanesque 55
Clés du test d’autoévaluation 58
Test de contrôle 4 58
Références bibliographiques 59

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 4

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
• Comprendre la manière dont les deux romanciers marquants de la
première moitié du XXe siècle se rapportent à l’esthétique réaliste, héritage
du siècle antérieur.
• Distinguer la « réalité de l’objet » de la « réalité du désir » à partir de
l’œuvre proustienne.
• Saisir la part de la mémoire et la part de l’imaginaire dans la création
romanesque.
• Identifier une nouvelle vision du roman, selon laquelle celui-ci comporte
non seulement un récit, mais aussi des réflexions sur l’élaboration du récit
même.

45
Proust et Gide sous l’angle du réalisme

4.1 « A la recherche du temps perdu »: entre mémoire


et imagination

On pourrait dire que Marcel Proust (1871-1922) a passé sa vie à


écrire un seul livre, « ce livre essentiel, le seul livre vrai » comme
il le dit dans les dernières pages du Temps retrouvé, dernier
volume de l’ensemble romanesque À la recherche du temps
perdu (1913-1927) – formé par: Du côté de chez Swann (1913),
À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1918), volume couronné
par l’Académie Goncourt, Le côté de Guermantes (1920),
Sodome et Gomorrhe (1922), La Prisonnière (1923), Albertine
disparue (titre initial) ou La Fugitive (1925), Le Temps retrouvé
(1927).
Construite « comme une cathédrale », selon l’affirmation de
Proust, son œuvre a une cohésion, une unité qui n’est pas
factice « mais vitale » comme le disait de La Comédie humaine
Proust lui-même (dans son essai Contre Sainte-Beuve, 1954),
grand admirateur de Balzac.

Dans le premier volet (Du côté de chez Swann) de cet ensemble


monumental, l’essentiel est la manière dont les souvenirs
d’enfance naissent dans la conscience du héros-narrateur. Ainsi,
l’épisode de la madeleine: la coïncidence entre une sensation
Mémoire affective présente et le souvenir de cette même sensation, éprouvée
(involontaire) et auparavant, permet la résurrection de l’univers de Combray et
création littéraire de ses environs à partir du fond de la tasse de thé, du goût et de
l’odeur déjà éprouvés, mais oubliés:
« (…) je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé
s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la
gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je
tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un
plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause.
(…) D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais
qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le
dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. (…) Je
pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de
trouver la vérité. Mais comment ? (…) Chercher ? pas
seulement: créer. Il [l’esprit] est en face de quelque chose qui
n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer
dans sa lumière. Et je recommence à me demander quel pouvait
être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique,
mais l’évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les
autres s’évanouissaient. »

46
Proust et Gide sous l’angle du réalisme

En savoir plus
Le narrateur essaie de remonter à la source de sa joie. Il sent en lui quelque
chose qui voudrait s’élever; il éprouve la résistance, entend la rumeur des
distances traversées. Et, tout d’un coup, le souvenir visuel lié à cette saveur
apparaît à la surface de la conscience: « Ce goût, c’était celui du petit morceau de
madeleine que le dimanche matin à Combray (…) ma tante Léonie m’offrait après
l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. (…) Et dès que j’eus reconnu
le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante
(…), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un
décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon (…) qu’on avait construit pour mes
parents (…); et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous
les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des
courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. (…) maintenant toutes
les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann (…), et les bonnes gens
du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela
qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. » (c’est
nous qui soulignons)

« Un amour de Swann » (deuxième partie du premier volet) est


inséré dans le récit de l’enfance de Marcel et constitue un roman
Le roman dans le dans le roman, un épisode encore plus ancien. L’écrivain fonde
roman son ouvrage sur des mouvements vers le futur et sur des
mouvements inverses, vers le passé, cette structure donnant un
sens spécifiquement proustien à ses souvenirs et à ses
réflexions psychologiques.

Du côté de chez Swann insiste sur l’enfance et les premiers


rêves, alors que les romans suivants mettent ceux-ci à l’épreuve
de la vie. Marcel rêve d’un grand amour, mais ne peut le trouver
dans le sentiment qu’il porte à la fille de Swann, Gilberte; puis, il
le cherche dans ses rencontres avec « les jeunes filles en fleur »
à la station balnéaire de Balbec. Parmi ces jeunes filles se
L’itinéraire du distingue Albertine avec laquelle Marcel entretient des relations
héros-narrateur complexes et douloureuses. Il fait aussi connaissance du peintre
Elstir dont l’atelier lui sert d’école pour comprendre l’art (À
l’ombre des jeunes filles en fleurs).
Marcel entre ensuite dans la société aristocratique (Le côté de
Guermantes, Sodome et Gomorrhe), dont la description est
imprégnée de sarcasme. Les parties suivantes (La Prisonnière,
La Fugitive) sont consacrées aux relations entre Marcel et
Albertine. Albertine vit auprès de Marcel comme une prisonnière,
et elle le quittera pour mourir loin de lui. Il revit avec une intensité
particulière cet amour, qui finit par l’épuiser à force de s’en
souvenir. Marcel parvient à douter de l’existence de l’amour et
même de toute possibilité de connaître l’être aimé. Le narrateur
a beau cloîtrer Albertine dans son appartement, en faire sa
« prisonnière », elle reste pour lui une éternelle étrangère.

47
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
Dans le dernier volume (Le Temps retrouvé), le narrateur
reconnaît enfin sa vocation: retrouver, par les souvenirs, son
passé transformé en acte créateur. Par l’acte créateur, il se
libère de l’ordre du temps: « (…) au vrai, l’être qui alors goûtait
en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun
dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-
temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces
identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le
seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-
dire en dehors du temps. »

Comme Proust le dit lui-même, « la réalité ne se forme que dans


la mémoire. » Tout le travail subtil de sa conscience vise à
surmonter la soumission au temps, à ne pas vivre dans le temps
présent. D’ici la valorisation de la réminiscence: une impression
du présent qui ressemble à un moment du passé, une
impression en écho s’insérant « entre quelque année lointaine et
La force des le moment présent ».
réminiscences Michel Butor (Répertoire I) décrit les réminiscences proustiennes
comme la répétition d’un détail en apparence insignifiant, qui
restitue l’événement passé dont faisait partie ce détail avec une
puissance plus grande encore qu’au moment où il avait eu lieu.

Aux dernières pages du Temps retrouvé, dans la conscience du


héros-narrateur se rencontrent toutes les réminiscences surgies
auparavant: le goût de la madeleine, les deux dalles inégales du
baptisère de Saint-Marc à Venise, l’inégalité des pavés de la
cour Guermantes, etc. Le narrateur parvient à deviner la cause
de sa félicité du moment présent « en comparant entre elles ces
diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles
ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment
actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur
l’assiette, l’inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient
jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter
à savoir dans lequel des deux je me trouvais (…).»

Tous les souvenirs sont maintenant fixés, retrouvés, le temps


perdant ainsi de sa force: ‘on comprend que le mot de « mort »
Le temps perdu n’ait pas de sens pour lui [pour l’homme affranchi de l’ordre du
et le temps temps]; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ?’
retrouvé Le dernier tour d’horizon des impressions répétées marque la fin
de la vie et le début du livre, par conséquent le passage du
héros à l’auteur. Le temps perdu serait la vie, alors que le
temps retrouvé signifierait l’isolement volontaire permettant
d’entendre à nouveau ce que le bruit de la vie avait étouffé.

L’autre force active du roman de Proust, à part la mémoire, est


l’imagination. Marcel esquisse par exemple l’image de Gilberte
en se représentant celle-ci devant une église gothique, à partir
L’imagination de ce qu’il a entendu dire (Gilberte, disait-on, a visité de vieilles
48
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
églises avec l’écrivain Bergotte). Lorsqu’il rencontre enfin la
jeune fille, il ne peut faire connaissance de la véritable Gilberte
Swann dont la Gilberte imaginée le sépare à jamais. L’amour
attendu est vécu à l’avance et donc épuisé dans l’imagination.
Après de vaines tentatives pour rapprocher l’image qu’il se fait
de Gilberte de Gilberte même (À l’ombre des jeunes filles en
fleurs), Marcel décide de ne plus la voir afin de conserver la
pureté de son amour et de ses espoirs.
Quant à l’amour de Charles Swann (deuxième partie du roman
Du côté de chez Swann, « Un amour de Swann » ), à son origine
il y a une réminiscence picturale: un visage de femme sur une
fresque de Botticelli (1445-1510). Swann retrouve les traits de ce
visage de femme sur le visage d’Odette. Il réduit celle-ci à
l’image picturale, et on pourrait se demander si Swann aime la
vivante Odette ou bien la Zéphora de Botticelli. En tout cas, il
cherche à justifier sa passion par des mobiles d’ordre esthétique:
«il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir Odette trouvât une
justification dans sa propre culture esthétique. »
« Un amour de Swann » sera le modèle des futures relations de
Marcel avec Gilberte et surtout avec Albertine, relations qui
répéteront l’amour que Swann a éprouvé pour Odette. Donc,
d’une part, Marcel vit à l’avance, par l’imagination, ses futures
expériences, et, de l’autre, ses expériences ont déjà été vécues
avant lui par quelqu’un d’autre.

En savoir plus
Lorsque Marcel vit par avance son voyage en Italie, il crée toute une fiction dont la
base est le nom des villes inconnues. Ainsi, Parme apparaît comme quelque chose
de compact, lisse, mauve, doux: cette image est l’effet de la lecture du roman de
Stendhal (La Chartreuse de Parme); elle est aussi déclenchée par le parfum des
violettes. Cependant, la ville réelle lui provoque une profonde déception. Proust
développe d’ailleurs toute une esthétique des noms, centrée sur leur sonorité. La
dernière partie du roman Du côté de chez Swann s’appelle « Noms de pays: le
nom ». Dans le roman suivant lui correspond la partie intitulée « Noms de pays: le
pays ». Par là est soulignée la démarche qui part du nom pour aboutir au réel.

Chez Proust, l’action ne se développe pas dans le domaine des


Le domaine des actes (comme chez Balzac, par exemple), mais plutôt dans le
virtualités domaine des virtualités (dans l’imagination et le souvenir). Ces
deux forces de la conscience (l’imagination et le souvenir) se
transforment l’une dans l’autre et remplacent la nécessité de
l’acte; autrement dit, elles remplacent la vie réelle de l’homme
dans le temps.

Le narrateur conserve en lui une image momentanée qu’il


transforme en impression « prolongée à l’infini »; le moment
La stylisation isolé, encadré, ce n’est plus la vie, mais une sorte de tableau,
artistique qui peut retenir (perpétuer) un moment dès qu’il est pris dans
son cadre. La conscience extrait l’objet choisi du contexte

49
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
existentiel, le sépare (l’isole) du monde et le stylise en objet
artistique (en tableau).

4.2 Les mondes proustiens

Un premier monde est Combray: « un petit monde clos », selon


Proust, une culture fermée, dont les gens se sentent solidaires
face à ce qui les oppose aux étrangers. Entre Nous (les gens de
Combray) et les Autres (le monde extérieur) il n’y a qu’une
apparence de communication. L’impuissance à communiquer a
différentes sources, parmi lesquelles figure l’ignorance. Comme
l’avoue le héros-narrateur, ses parents étaient incapables de
comprendre qu’à côté du Swann bourgeois et domestique existe
un autre Swann, aristocratique, élégant, perçu seulement par les
gens du monde: « Sans doute, dans le Swann qu’ils s’étaient
constitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire entrer
une foule de particularités de sa vie mondaine (…). »
La vérité de Swann ne pénètre pas dans l’univers clos de
Combray parce qu’elle contredit les croyances de la famille et son
sens des hiérarchies. Combray se détourne donc des vérités
dangereuses; à Combray, chacun est son propre censeur, mais
cette auto-censure n’est pas pénible, elle « se confond avec la
paix de Combray, avec le bonheur d’appartenir à Combray. »
(René Girard)

Idées à retenir
Similitudes et différences entre Combray et les salons mondains
La structure de Combray paraît similaire à celle des salons mondains: c’est la même
vision circulaire, la même cohésion interne consacrée par des gestes et des paroles
rituels. Le salon Verdurin est plus qu’un lieu de réunion: c’est une manière de voir,
de sentir et de juger. Il rejette tout ce qui menace son unité spirituelle. Le salon est
lui aussi une culture fermée et possède une fonction éliminatrice pareille à celle de
Combray.
Mais il y a également des différences entre les deux univers. L’unité spirituelle du
salon a quelque chose de rigide que Combray n’a pas. Cette différence, remarque
R.Girard, se fait voir surtout au niveau des images religieuses qui expriment cette
unité. Les images qui décrivent Combray et son régime patriarcal appartiennent en
général aux religions primitives (à l’Ancien Testament et au christianisme médiéval).
L’atmosphère évoque celle « des sociétés jeunes où fleurit la littérature épique, où
la foi religieuse est vigoureuse et naïve, où les étrangers sont toujours des barbares
mais ne sont jamais haïs. » (R.Girard) En échange, dans le salon Verdurin, les
thèmes dominants sont les thèmes de l’Inquisition et de la chasse aux sorcières,
traduisant la dictature que ce salon privilégie .

50
Proust et Gide sous l’angle du réalisme

Les dieux de Marcel sont ses parents et le grand écrivain


Bergotte. Les dieux de Françoise sont les parents, surtout la
Le « sacré » de tante Léonie. Le dieu de la mère est ce père qu’on ne regarde
l’univers pas trop fixement pour ne pas traverser la barrière de respect et
proustien d’adoration. Le dieu du père est l’amical mais olympien M. de
Norpois (le vieux diplomate). Ces dieux sont séparés des
mortels par une distance spirituelle infranchissable, qui interdit
toute concurrence métaphysique.
Le sacré du salon Verdurin réside d’abord dans les divinités
secondaires: les peintres, musiciens et poètes qui fréquentent ce
salon; ils incarnent de manière plus ou moins éphémère la
divinité suprême – l’art – « dont les moindres émanations
suffisent à jeter Mme Verdurin dans des convulsions d’extase. »
(R.Girard) Mais derrière ces dieux officiels se cachent les dieux
véritables de Mme Verdurin: ces dieux trônent au salon
Guermantes. Mme Verdurin se ferait tuer plutôt que de rendre à
ceux-ci le culte qu’ils réclament. Voilà pourquoi elle accomplit les
rites de sa fausse religion esthétique avec une passion
frénétique et, bien sûr, menteuse.

Pour mémoire
La société créée par l’univers de Proust, à la différence de celle balzacienne, se
limite à la famille du narrateur et à ses relations mondaines. Témoignage sur une
étroite frange de la société française au début du XXe siècle, l’ensemble
romanesque de Proust est en principal l’histoire de la découverte du monde par le
narrateur. Il pénètre dans la société mondaine idéalisée par ses rêves d’enfant,
mais il ne reste pas longtemps dupe de l’élégance des toilettes ou des raffinements
de politesse. Le narrateur passe de l’admiration à l’observation des gens du monde,
dont la manière de raconter « était révélatrice, précise-t-il, de leur caractère ou de
leurs ridicules. »
D’autre part, la société des mondains comporte certaines règles. Ainsi, on ne peut
faire partie du « petit clan » de Mme Verdurin que si l’on partage son hypocrisie et
ses préjugés. Notons également que la haute bourgeoisie guindée, pédante, n’a
pas accès aux salons où les nobles offrent le spectacle d’une politesse exquise
alliée à une futilité et à une ignorance surprenantes. Mais le temps apporte avec lui
des métamorphoses existentielles intéressantes. Mme Verdurin devient princesse
de Guermantes, alors que le baron Charlus, issu d’une famille très ancienne,
sombre dans une débauche dégradante.
La dialectique du maître et de l’esclave régit non seulement les rapports entre les
individus, mais aussi les rapports entre les collectivités: le salon Verdurin et le salon
Guermantes luttent secrètement pour la maîtrise mondaine. Mais cette maîtrise se
révèle vide et abstraite. La bourgeoise Mme Verdurin, éprise officiellement d’art, ne
rêve en fait que d’aristocratie, alors que l’aristocrate Mme de Guermantes aspire à
la gloire littéraire (artistique). Et les lois romanesques exigent un double
renversement: Mme Verdurin finit dans l’hôtel du prince de Guermantes (elle
épouse le prince et passe ainsi dans le camp de ses adversaires), tandis que la
duchesse abuse de sa puissance et gaspille son prestige.

51
Proust et Gide sous l’angle du réalisme

Proust ne s’intéresse ni à la réalité de l’objet ni à l’objet


transfiguré, mais plutôt au processus de transfiguration. Il
cherche à démystifier le Faubourg Saint-Germain lequel, aux
La réel proustien yeux du snob, est un royaume fabuleux où chacun rêve d’entrer.
Le désir métamorphose le néant objectif du Faubourg (« Les
gens du monde se font illusion sur l’importance sociale de leur
nom », dit Proust) en une réalité prodigieuse. Le romancier n’est
pas un réaliste de l’objet, mais il est un réaliste du désir.
N’oublions pas qu’en s’interrogeant sur le snobisme, Proust
s’interroge à sa manière sur les ressorts cachés de la
mécanique sociale. En un sens, le romancier nous parle
constamment de la réalité sociale car, pour lui, la vie intérieure
est déjà sociale: l’Autre domine l’existence de l’individu, hante
celui-ci et se fait d’autant plus fascinant qu’il est moins
accessible.

L’art proustien culmine dans la création des métaphores qui


devraient révéler le sens métaphysique du désir. Les sentiments
qu’éprouve le narrateur devant ses idoles successives
correspondent aux divers aspects d’une expérience religieuse où
La métaphore la terreur et les tabous jouent un rôle grandissant. Accompagné
rapproche de Françoise, Marcel fait un « pèlerinage » à la maison de
Swann. Cet appartement bourgeois est à tour de rôle comparé à
un temple, un sanctuaire, une église, etc. Les termes sacrés
sont empruntés à la magie, à l’occultisme, au mysticisme… La
mythologie classique sert elle aussi à la description des idoles.
Au début des Jeunes filles en fleurs, le narrateur va à l’Opéra et
contemple les Guermantes qui trônent, majestueux et
indifférents, au-dessus des spectateurs ordinaires. Les loges
fermées, isolées du reste de la salle, sont un au-delà
inaccessible aux simples mortels. Le mot « baignoire » et
l’éclairage bleuâtre suggèrent au narrateur toute une mythologie
de l’élément liquide. Les gens du monde se métamorphosent en
nymphes, néréides, etc.
La mémoire affective (involontaire) « est source de vérité et
source de sacré; c’est d’elle que jaillissent les métaphores
religieuses; c’est elle qui révèle la fonction divine et
démoniaque » (R.Girard) de l’Autre.


Test d’autoévaluation

Pour exercer les connaissances acquises, liées à l’œuvre


proustienne, il est utile pour vous de répondre aux questions
suivantes. Pour vérifier vos réponses, consultez la rubrique Clés
du test d’autoévaluation.

1) Quelles sont les deux forces actives du roman proustien ?

52
Proust et Gide sous l’angle du réalisme

2) Par quel épisode romanesque pouvez-vous illustrer la parenté


entre la mémoire affective et la création littéraire ?

3) Quelle est la vocation du narrateur proustien, vocation


reconnue dans Le Temps retrouvé ?

4) Pourquoi la vérité de Swann ne peut-elle pénétrer dans


l’univers de Combray (Du côté de chez Swann) ?

5) Quels sont les véritables « dieux » de Mme Verdurin ?

4.3 Techniques narratives proustiennes


Les subjectivités prisonnières du désir qui transfigure, c’est-à-
dire de l’orgueil, sont vouées aux malentendus: dans Du côté de
chez Swann, il y a une comédie des erreurs: la soirée avec
Swann est une cascade de malentendus dans l’ordre de la
conversation. Cette comédie des erreurs est due au fait que les
personnages proustiens sont incapables de se mettre à la place
d’autrui. Seul Marcel est en mesure de révéler cette impuissance
parce qu’il l’a dépassée: il a vaincu le désir et, se souvenant,
compare.

Le romancier-narrateur c’est Marcel revenu de ses erreurs,


autrement dit, revenu de ses désirs et riche de la grâce
Le romancier- romanesque. Le romancier est un héros métamorphosé: il « est
narrateur aussi éloigné du héros primitif que l’exige la transcendance du
Temps retrouvé, aussi proche de lui que l’exigent les besoins de
la révélation romanesque. » (R.Girard)

Le romancier est présent dans son œuvre et il fait, pas à pas, le


commentaire de cette œuvre. Par exemple, il ne se limite pas à
présenter des quiproquos (malentendus) révélateurs; il nous en
fait la théorie. Son œuvre est un roman et c’est aussi l’exégèse
Création et de ce roman: la matière romanesque est l’objet d’une ample
commentaire de réflexion qui opère des changements par rapport aux romans
la création précédents.
Les techniques des écrivains antérieurs sont impuissantes
devant la duplicité souterraine des personnages proustiens, et le
romancier doit guider le lecteur dans le labyrinthe des
mensonges. Mme Verdurin, par exemple, prétend éprouver du

53
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
dégoût pour le milieu Guermantes. Il n’y a rien, ni dans sa
conduite ni dans sa conscience, qui démente cette prétention.
Elle ne peut avouer aux autres, ni à elle-même, qu’elle désire
être reçue chez les Guermantes. L’hypocrisie lucide de Julien
Sorel (Stendhal) cède la place à une hypocrisie quasi instinctive
que Sartre a nommée « mauvaise foi ».

Il ne suffit plus de s’introduire dans la conscience des


personnages comme le faisait Stendhal pour nous révéler la
vérité des désirs de ses protagonistes.
Pour comprendre que la haine de Mme Verdurin cache
l’adoration, il faut se tourner vers l’avenir et comparer à la féroce
Patronne du « petit clan » la future Princesse de Guermantes,
l’hôtesse enchantée de tous ces « ennuyeux » qu’elle jugeait
naguère intolérables. La signification de cette carrière mondaine
ne se découvre que par des observations portant sur une longue
période de temps. Un autre exemple: lorsque Marcel voit pour la
première fois Gilberte, celle-ci lui fait des grimaces affreuses.
Seul le temps révèle le sens adorateur de cette conduite bizarre.
Afin de résoudre le problème de la révélation romanesque, à
l’omniscience du romancier « réaliste » on doit ajouter une
dimension nouvelle: la dimension temporelle.

Proust ne peut se passer de la dimension temporelle en tant


qu’instrument direct de la révélation romanesque puisque ses
Le moi soumis au personnages sont inconstants et aveugles: « Seul l’inventaire de
temps leurs volte-face permet de révéler la vérité de leur désir. Et le
narrateur seul peut faire cet inventaire. » (R.Girard) Quand Mme
Verdurin fait son entrée au Faubourg Saint-Germain, les
« ennuyeux » deviennent « amusants » et les fidèles sont
décrétés assommants. Les opinions de la période antérieure
sont abandonnées, leur place étant occupée par des opinions
contraires. L’existence du narrateur est elle aussi parsemée de
tels changements substantiels: Gilberte s’éloigne, une autre
divinité la remplace, et tout l’univers se réorganise en fonction de
la nouvelle idole; un nouveau Moi prend la place de l’ancien.

Points de vue
Comment situer À la recherche du temps perdu dans l’histoire du genre
romanesque?
On a avancé que ce roman appartiendrait à la génération symboliste, mais Proust a
refusé le symbolisme; il considère que les œuvres purement symboliques risquent
de manquer de vie et, par là, de profondeur. D’autre part, dans Le Temps retrouvé,
le narrateur n’embrasse ni le réalisme ni le roman d’idées (le roman de
raisonnement et de théories).
Comme le note Gaëtan Picon, pour la première fois, est écrit un roman « dont
l’histoire se réduit à démontrer qu’il était possible de l’écrire ». La fiction
romanesque n’y a plus la priorité, étant soumise à une vision poétique de la réalité.
Si le roman proustien est héritier d’une tradition (on y trouve un écho de La
Comédie humaine ou des Fleurs du Mal), il est en même temps un précurseur
54
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
puisqu’il annonce une interrogation sur le roman qui est celle des écrivains de la
seconde moitié du XXe siècle.

4.4 André Gide et la mise en doute du genre romanesque


Dès la fin du XIXe siècle, il est courant de parler de crise à
propos du roman. La question qui se trouve au cœur de tous les
débats est celle du réalisme. Dans Le Temps retrouvé, Proust
attaque ce « misérable relevé de lignes et surfaces » auquel il
accuse ses contemporains de se complaire à l’imitation des
frères Goncourt. Selon Proust, la « vraie vie » réside dans des
« impressions » profondément enfouies dans la mémoire; le
romancier doit se faire le traducteur fidèle de ces impressions
par tout un jeu de métaphores, qui l’apparentent au poète.
André Gide (1869-1951) s’en prend lui aussi au réalisme,
quoique de manière différente.
L’essentiel de sa sensibilité et de ses réflexions se trouve dans
les écrits ci-dessous:

• Paludes, 1895
• Les Nourritures terrestres, 1897
• L’Immoraliste, 1902
• La Porte étroite, 1909
• Les Caves du Vatican, 1914
• La Symphonie pastorale, 1919
• Si le grain ne meurt, 1920
• Les Faux-Monnayeurs, 1925
• Journal (1899-1939), 1939
• Pages de Journal (1939-1942), 1942
• Journal (1942-1949), 1949

L’ouvrage Les Faux-Monnayeurs est significatif pour la mise en


doute du genre romanesque: par des procédés tels le
morcellement de la chronologie, l’utilisation de documents fictifs
(lettres, journal, etc.), intrusions de l’auteur, Gide essaie de
Les Faux- suggérer la vaine tentative du romancier Edouard pour enserrer
Monnayeurs et dans une œuvre la réalité qu’il vit, à mesure qu’il la vit.
le discrédit des D’ailleurs, ce texte est le seul de ses écrits de fiction qu’il ait
formes accepté de nommer roman. Gide y rassemble une ample
traditionnelles du matière où on pourrait retrouver tous les éléments constitutifs du
roman roman traditionnel depuis Balzac. Mais l’œuvre rend secondaires
la nature et la présence de tels éléments, son intention principale
étant de bouleverser la conception, voire de refuser, finalement,
la possibilité du genre. Le « Journal » des Faux-Monnayeurs,
tenu pendant la longue élaboration du livre, précise la pensée de
l’auteur sur la validité de ce genre littéraire.
Gide a voulu écrire un roman réduit à sa pure essence, sans le
couper pour autant de la vie réelle. Il restreint traits physiques et
paysages, renonçant ainsi à l’approximation d’une image

55
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
concrète du monde. De même, considérant que l’univers
romanesque est un lieu de caractères, l’écrivain le ramène à
« ce qui s’inscrit en deçà des événements », le confond avec le
domaine de la vie consciente (où sentiments et idées ont leurs
aventures) et avec une durée qu’il cherche à saisir dans sa
fluidité, ses simultanéités et son élan vers l’avenir.

Bien avant l’influence de romanciers américains comme


Faulkner (1897-1962), la narration gidienne abandonne la
La narration chronologie. L’écrivain tend tout d’abord à rendre sensible la
gidienne simultanéité de gestes et de pensées qui appartiennent à des
êtres éloignés les uns des autres, et qui commandent leur future
rencontre.
Ensuite, Gide fait de la conscience de quelques personnages
privilégiés (notamment Edouard) le lieu commun où « vivent »
des actions dispersées; sans être présentes, ces actions
retentissent sur la conduite des autres personnages.

Après avoir multiplié les « amorces de drames » et créé l’étrange


foisonnement d’une vie éparpillée en divers lieux du monde,
l’écrivain évite de l’interrompre par une conclusion – ce qui
Roman « sans signifierait figer le temps en marche.
limites » Rien ne s’est définitivement accompli lorsque l’auteur « coupe »
l’évocation en cours et laisse ainsi le lecteur désemparé; de la
quarantaine d’êtres qu’il a mis en scène, seuls Lady Griffiths et
le petit Boris achèvent leur destin par la mort. Pour tous les
autres, le roman, conçu sans limites, devrait s’éclipser sur la
formule « Pourrait être continué ». Cette formule est lancée par
le romancier fictionnel Edouard quand il parle du livre qu’il
projette sous le même titre que celui de Gide.

En effet, le roman Les Faux-Monnayeurs est en train de


s’écrire. Edouard « pense » une action identique à celle de
Un roman l’auteur réel, développée dans son cerveau par des personnages
« en train de confondus avec ceux de Gide. Mais Edouard avoue qu’il ne
s’élaborer » réalisera jamais son livre. Par ce biais, Gide exprime
symboliquement son idée sur le genre romanesque, voué
nécessairement à l’échec, puisqu’il prétend restituer toute la
vérité de la vie; le roman n’est intéressant que par les problèmes
issus de cette tentative.

Gide introduit une innovation technique fondamentale, à savoir la


composition « en abyme ». En abyme, se dit d’une oeuvre citée et
emboîtée à l’intérieur d’une autre (récit à l’intérieur d’un récit,
tableau à l’intérieur d’un tableau, etc.). La notion de « mise en
abyme » vient du vocabulaire héraldique: dans un blason figure un
blason plus petit, lequel contient lui-même un blason plus petit, et
ainsi à l’infini.

56
Proust et Gide sous l’angle du réalisme
Comme Gide l’écrit dès 1893 : « J’aime assez qu’en une œuvre
d’art on retrouve (…) transposé, à l’échelle des personnages, le
sujet même de cette œuvre. » Il pensait ainsi, à la suite du peintre
espagnol Vélasquez (1599-1660), entre autres, à un artifice
pictural par lequel l’artiste réalise la réflexion sur la petite surface
d’un objet représenté (tel un miroir) de toute la scène qu’il peint
sur sa toile.
Le procédé n’est pas absent de L’Immoraliste, mais c’est dans
Les Faux-Monnayeurs, roman dans le roman, que l’auteur
applique pleinement cette technique; elle est comparable au
procédé du blason « qui consiste, dans le premier, à en mettre un
second en abyme ». Comme l’abyme est le centre de l’écu, c’est
au cœur du livre qu’Edouard parle de son propre roman et en fait
la théorie.

Atelier de lecture
Voici un extrait du roman qui fait apparaître sa dimension théorique.
« Mon roman n’a pas de sujet, reconnaît Edouard. Oui, je sais bien, ça a l’air
stupide ce que je dis là. Mettons si vous préférez [il s’adresse à Sophroniska,
médecin du petit Boris qu’elle soigne par la méthode psychanalytique] qu’il n’y
aura pas un sujet… ‘Une tranche de vie’, disait l’école naturaliste. Le grand défaut
de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens; dans le
sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour
moi, je voudrais ne pas couper du tout. (…) je voudrais tout y faire entrer, dans ce
roman. (…) ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres
et la mienne… (…) Ce que je veux, c’est présenter d’une part la réalité, présenter
d’autre part cet effort pour la styliser (…) Pour obtenir cet effet, suivez-moi,
j’invente un personnage de romancier, que je pose en figure centrale; et le sujet
du livre, si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et
ce que, lui, prétend en faire. (…)
- Et le plan de ce livre est fait ? demanda Sophroniska, en tâchant de reprendre
son sérieux.
- Naturellement pas. (…) Vous devriez comprendre qu’un plan (…) est
essentiellement inadmissible. Tout y serait faussé si j’y décidais rien par avance.
J’attends que la réalité me le dicte.
- Mais je croyais que vous vouliez vous écarter de la réalité.
- Mon romancier voudra s’en écarter; mais moi je l’y ramènerai sans cesse. À vrai
dire, ce sera là le sujet: la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité
idéale. »
À la question si le livre est avancé, Edouard avoue ne pas avoir encore écrit une
ligne. Mais il y a déjà beaucoup travaillé: « J’y pense chaque jour et sans cesse.
J’y travaille d’une façon très curieuse (…): sur un carnet, je note au jour le jour
l’état de ce roman dans mon esprit; oui, c’est une sorte de journal que je tiens (…).
C’est-à-dire qu’au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu’elle se propose,
chaque difficulté (…), je l’expose, je l’étudie. Si vous voulez, ce carnet contient la
critique continue de mon roman; ou mieux: du roman en général. (…) si nous
avions le journal de L’Éducation sentimentale, ou des Frères Karamazov !
l’histoire de l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus
intéressant que l’œuvre elle-même… »

57
Proust et Gide sous l’angle du réalisme

Le titre du roman auquel Edouard travaille est Les Faux-


Monnayeurs. Il ne sait pas qui sont ces faux-monnayeurs. La
lecture de ce roman dans le roman nous suggère pourtant deux
Sens des directions d’interprétation du titre: les faux-monnayeurs seraient
« faux- d’un côté les collégiens qui écoulent des pièces douteuses, et,
monnayeurs »
de l’autre, les faussaires de l’âme, les êtres (adultes et
adolescents) qui vivent sous « une épaisseur de mensonge ». À
ces consciences de mauvaise aloi, s’opposent le romancier
Edouard et le jeune Bernard Profitendieu qui voudrait « tout au
long de sa vie rendre un son pur, probe, authentique ».
Ce roman sollicite sans cesse l’esprit du lecteur lequel est
entraîné dans un jeu subtil contre la crédibilité banale. De plus,
au-delà de l’apparente gratuité (déclarée par Gide) du roman -
l’écrivain n’y affirme aucun enseignement -, le lecteur peut
retrouver, à partir du sens moral des « faux-monnayeurs »,
l’image de l’idéal de vie de son auteur.

Clés du test d’autoévaluation


1) La mémoire et l’imagination.
2) L’épisode de la madeleine.
3) Retrouver, par les souvenirs, son passé transformé en acte
créateur.
4) Elle contredit les croyances de la famille de Marcel et son sens
des hiérarchies.
5) Ce sont les aristocrates du salon Guermantes.

Test de contrôle 4
Réalisez ce test pour valider vos connaissances des œuvres de Proust et de Gide,
ainsi que de leur conception nouvelle du roman. Faites parvenir ce test à votre
tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos
coordonnées sur la copie. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le
commentaire du tuteur.
Bon courage !
1) Faites une comparaison entre la culture (croyances, valeurs, « dieux ») de la
famille du narrateur et le salon Verdurin (Proust, Du côté de chez Swann).
(14 lignes, trois points)
2) Dans l’univers proustien, il faut rêver avant de connaître. Justifiez cette
affirmation, en tirant vos arguments du dernier volet, « Noms de pays: le nom »,
du roman Du côté de chez Swann.
(12 lignes, deux points)

58
Proust et Gide sous l’angle du réalisme

3) Développez la technique de la mise « en abyme » dans Les Faux-Monnayeurs


de Gide.
(12 lignes, deux points)
4) Relevez, à partir d’une des œuvres de Gide, à votre choix, la nouveauté de
l’esthétique de cet écrivain.
(14 lignes, trois points)

Références bibliographiques
Bersani (Jacques), Les critiques de notre temps et Proust, Garnier, Paris, 1971
Girard (René), Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Paris, 1961
Poulet (Georges), La pensée indéterminée. Du Romantisme au XXe siècle, PUF,
Paris, 1987
Richard (Jean-Pierre), Proust et le monde sensible, Seuil, Paris, 1972

59
La poétique de Claudel et de Valéry

Unité d’apprentissage 5

LA POÉTIQUE DE CLAUDEL ET DE VALÉRY

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 5 60
5.1 Unité de structure et diversité chez Claudel 61
5.2 Le lyrisme de Claudel 61
5.3 Le théâtre claudélien 63
Test d’autoévaluation 65
5.4 L’homme de l’esprit dans l’univers de Paul Valéry 65
5.5 La poésie de Valéry: théorie et pratique 67
Clés du test d’autoévaluation 72
Test de contrôle 5 72
Références bibliographiques 73

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 5

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
• Faire des rapprochements entre les innovations poétiques du XIXe siècle
et les tendances littéraires de la première moitié du XXe siècle.
• Interpréter les particularités de l’écriture de Claudel.
• Comprendre le mécanisme de la création poétique selon Valéry.
• Saisir les aspects philosophiques de l’œuvre de Valéry.

60
La poétique de Claudel et de Valéry

5.1 Unité de structure et diversité chez Claudel

L’œuvre de Rimbaud est à l’origine de deux révolutions


poétiques du XXe siècle: le surréalisme et la création de Paul
La dette de Claudel (1868-1955). Claudel reconnaîtra que la lecture des
Claudel envers Illuminations et d’Une saison en enfer sera pour lui un
Rimbaud événement capital, les deux écrits lui donnant
l’impression «vivante et presque physique du surnaturel »,
comme il avoue dans Contacts et circonstances (1940). Dès la
rencontre avec Rimbaud, il est travaillé par le besoin d’incarner
le surnaturel, par le langage bien sûr, mais par un langage
capable de porter bien au- delà de lui-même.
Sous la diversité de l’expression formelle de Claudel (poésies,
traités, drames ou farces), le lecteur peut entrevoir une unité de
structure, de ton et de rythme. Qu’il s’enthousiasme de sa
communion avec le monde et Dieu sur le mode lyrique des
Odes, qu’il en développe les prolongements dans la prose
rythmée des Traités (réflexions poético-philosophiques) ou des
commentaires bibliques, ou qu’il mette à profit son expérience
humaine en donnant vie à des personnages de théâtre, il le fait
selon la double structure primaire de la parole: dialogue et
monologue.
L’alternance du dialogue et du monologue s’appuie sur une
conception originale du temps qui conditionne sa spiritualité ainsi
que son esthétique. Il s’agit d’une conception rythmique plutôt
qu’historique. Pour Claudel, le temps n’est pas écoulement, mais
pulsation, son analogue dans le langage étant une pulsation
verbale dont prend naissance l’alternance du monologue et du
dialogue.
Claudel crée ses formes en remontant aux sources du langage,
et sa poésie se propose d’être à la fois une poésie de l’essence
spirituelle et de l’essence verbale. Dans sa vision, l’essence du
langage est orale, et cette essence devra s’incarner en poésie
selon les deux catégories de toute voix: la parole proférée et la
parole échangée. La distinction des genres n’est alors justifiée
que si elle est réellement essentielle, autrement dit, si elle
permet l’alternance entre monologue et dialogue. Ainsi, chez lui,
la forme lyrique (monologue) accueille, en l’intégrant à son
rythme propre, le dialogue dramatique, et la forme dramatique
accueille, selon la même règle, le monologue lyrique (par
exemple, Partage de midi, 1905).

5.2 Le lyrisme de Claudel


Le lyrisme claudélien est une manière d’être et de parler,
assurant l’homogénéité des diverses formes où il se matérialise.
La nature rythmique de la parole et de la pensée agit sur
l’expression littéraire. Chez Claudel ne subsiste aucune distance
entre spiritualité et littérature. Les structures de sa rhétorique
embrassent la pulsation spirituelle de son être, de sorte que la
contradiction habituelle de la rhétorique et de l’authenticité est
61
La poétique de Claudel et de Valéry
annulée grâce à l’unisson du rythme. La loi rythmique étant la loi
propre de l’Esprit créateur, en Dieu et dans l’âme du poète, elle
s’étend à tout le Cosmos-Création. Dans cette vision, le poète
imite Dieu et la poésie est imitation de la Création, ce qui le fait
associer la poésie et la foi.
Les deux sources de son lyrisme sont le credo de l’Église
catholique et la personnalité de l’homme Claudel, dont la
sincérité (à l’égard de lui-même et de sa foi) rend plus intense
encore la puissance lyrique de son œuvre.

Pour mémoire
L’œuvre poétique majeure de Claudel est constituée par les Cinq Grandes Odes
(1904-1908-1910). Elles mettent au point la technique du verset et traduisent
l’itinéraire spirituel du poète dans le langage du rythme et des images. Les sources
d’inspiration de Claudel sont diverses: la Bible, bien sûr, mais aussi, entre autres, le
poète grec Pindare.
Son art poétique se fonde sur la foi; la découverte de Dieu s’accompagne de la
découverte des pouvoirs du poète: comme Adam (la Genèse) qui, en nommant les
animaux, continue la Création divine, le poète nomme le monde afin de répondre à
sa vocation: celle de continuer à son tour la Création.

Il est intéressant d’étudier la technique du verset chez Claudel.


Forme et figure biblique de la poésie claudélienne, le verset ne
discipline pas, par artifice, l’enthousiasme, les images, les mots ou
les réalités. Par contre, il enregistre les rythmes du monde, de
l’homme et de Dieu, qui sont d’une infinie variété métrique et
tonale. Le verset claudélien est ainsi voué à devenir le langage de
l’inépuisable, opère la correspondance entre le rythme vital ou
cosmique et la forme métrique.
Inscrit dans la technique du verset, l’appétit de l’inconnu, du
nouveau (de Baudelaire), de l’autre (Rimbaud) ou de l’ailleurs (le
romantisme) – qui témoignait de l’exigence spirituelle de poésie
totale, restée inassouvie – ne supporte plus l’idée de l’échec. Une
issue victorieuse au drame de la condition humaine réside dans la
conquête de la totalité de l’Être, et à cette conquête on n’aboutit
que par la poésie: le tout de Dieu, le tout du monde, le tout de
l’homme, le tout du langage. La poésie équivaut alors, dans son
inspiration, dans son rythme et dans son contenu, à une
philosophie de l’Être. Cette poésie, qui inclut, dans son
dynamisme, les sens, la sensibilité, l’intelligence ou l’intuition
mystique, et son langage sont le lieu de manifestation des deux
valeurs fondamentales de l’Être: l’inépuisable et l’homogène.

En vertu de l’idée de Création, sont interprétés, poétiquement,


L’idée de Dieu, le monde et l’homme. Cette idée, qui est au centre de
Création l’œuvre de Claudel, abolit le risque de défaite ou de révolte et
produit sans arrêt l’inépuisable et l’homogène. La victoire
poétique est ainsi garantie, parce qu’elle implique la continuité
de l’Être et de son action, ainsi que l’analogie du poète et de
Dieu dans la participation au faire universel.
62
La poétique de Claudel et de Valéry

5.3 Le théâtre claudélien

Parmi les pièces de Claudel, retenons:


• Tête d’or (1890)
• Partage de midi (1906)
• L’Annonce faite à Marie (1912)
• Le Soulier de satin (1943)

La pièce Tête d’or est un chef-d’œuvre de poésie cosmique. Les


personnages, pareils à des prophètes inspirés, parlent de
Tête d’or l’amour, du pouvoir ou de la mort, dans un flux d’images qui
rompent avec les rigueurs de l’école parnassienne ou les
« timidités » du mouvement symboliste.

La pièce Partage de midi évoque un drame de Paul Claudel


lui-même: sur le bateau qui le menait en Chine, il rencontre une
Polonaise, qui était mariée et dont il s’éprend violemment. Après
cinq ans de lutte, pendant lesquels l’écrivain, au midi de sa vie,
se demande, avec beaucoup de douleur, comment deux êtres
humains peuvent, dès la première rencontre, se sentir
Partage de midi prédestinés l’un à l’autre et pourtant se heurter à l’obstacle d’un
mariage antérieur. Cette femme sera l’inspiratrice de sa pièce.

Ysé, symbole de la femme interdite et régénérée au-delà de la


mort, est à la fois initiatrice et maléfique, faisant par là rayonner
le drame aussi bien sur elle-même que sur ceux qui l’approchent.
La pièce se déroule dans le monde du péché. Ce n’est que la
dernière scène qui construit un monde de la grâce, auquel on
accède par le renoncement terrestre.
Entre Ysé et Mésa naît, comme une fatalité, une passion
réciproque, irrésistible. Puis, Ysé, dont le mari est déjà mort,
s’éprend d’Amalric et s’enfuit avec lui et avec l’enfant qu’elle a
eu de Mésa vers le sud de la Chine. Au cours d’une révolte, la
maison d’Amalric et d’Ysé est encerclée. Pour ne pas être pris
vivant, Amalric y dépose une bombe. Alors arrive Mésa qui,
grâce à un laissez-passer, veut sauver Ysé et son enfant.
Amalric blesse Mésa et emmène Ysé qui, ne pouvant sauver
l’enfant, le tue. L’horlogerie de la bombe conduit fatalement à
l’explosion, mais jusqu’alors, Mésa, évanoui, reprend conscience
et assiste au retour d’Ysé, dans un rayon de lune. Elle avait
abandonné en route Amalric et revient auprès de Mésa pour
mourir avec lui.
La femme capricieuse, frivole, de naguère, « brisant tout, se
brisant elle-même », renonce à la beauté terrestre et comprend
que cette beauté est le reflet de la beauté divine et que son rôle
est de mener l’homme au-delà des attraits charnels, à la beauté

63
La poétique de Claudel et de Valéry
plus grande, du monde spirituel.
Le premier acte de la pièce s’était ouvert sur le partage de midi:
la cloche sur le paquebot, qui se dirigeait vers la Chine, égrenait
les douze coups du milieu du jour; juste à ce moment-là, Ysé et
Mésa ont eu la révélation de leur amour mutuel. Mais ce partage
correspond au péché et au crime.
Le partage de minuit du dernier acte symbolise la frontière de la
mort que les deux protagonistes ont atteinte, et il leur permettra
de se retrouver dans leur vérité essentielle. Tout attrait charnel y
est dépassé; « le vent de la Mort » fait des « grands cheveux
déchaînés » d’Ysé le signe, non plus d’une vaine et dangereuse
jeunesse, mais d’un adieu et d’un espoir par-delà la mort. Après
la séparation et la solitude dans l’expiation, vient, pour Mésa,
l’épanouissement en Dieu. Il prie Ysé de se souvenir du signe –
« Souviens-toi, souviens-toi du signe ! » -: ce n’est pas le signe
sentimental des « cheveux dans la tempête » ou du « petit
mouchoir », mais le signe mystique de « la forte flamme
fulminante »; cette « flamme » fait penser à l’explosion de la
bombe, qu’on attend, et qui symbolise la fusion en Dieu par
l’anéantissement de la chair. L’allitération en f (« forte flamme
fulminante »), ainsi que les expressions « le grand mâle »,
l’« homme », « la splendeur de l’Août » traduisent l’entrée
résolue de Mésa dans la mort qui rendra possible la suprême
transfiguration, celle de l’Esprit, se réalisant dans la plénitude
divine, comparable à la plénitude de midi.

Pour mémoire
Le thème du tragique cheminement de la rédemption par la grâce, à travers le
péché, occupe encore une place centrale dans L’Annonce faite à Marie et dans
Le Soulier de satin, même s’il y est intégré à des drames plus vastes. Le
Soulier de satin, par exemple, constitue une immense fresque baroque, tour à
tour épique, dramatique et bouffonne, dont la scène « est le monde », selon la
formule de Jean-Louis Barrault, le metteur en scène de la pièce (jouée à la
Comédie-Française); « toute une population universelle y contribue avec
lyrisme, farce, désordre, envolées, joie, folies (…). »

L’action du drame d’amour Le Soulier de satin se déroule au


XVIe siècle, à l’époque où le monde s’ouvrait à l’esprit d’aventure
des hommes et où l’Espagne s’efforçait d’organiser son empire
en Amérique. Claudel y tente de créer un drame illimité,
Le Soulier de transportant le spectateur d’Espagne en Amérique, d’Afrique en
satin Europe centrale, en pleine mer et au sein des constellations. Au
centre de la pièce, l’éternelle histoire de l’amour interdit, voire
impossible: Doña Prouhèze aime Don Rodrigue d’un amour
coupable puisqu’elle est mariée. Elle confie à la Vierge son
soulier de satin – geste religieux: don d’un objet à la Vierge, à
titre de garantie d’un vœu solennel, et la supplie de mettre
obstacle à ses élans vers le mal, autrement dit vers sa passion
coupable pour Rodrigue. Le salut des personnages viendra du
64
La poétique de Claudel et de Valéry
renoncement volontaire aux satisfactions terrestres, à l’union de
leurs corps, en faveur d’une union spirituelle.
Le lecteur apprécie dans cette pièce la polyphonie de décors, de
tons et de symboles – la mer, par exemple, qui y joue un rôle
important, signifie l’immensité -, qui correspond à la polyphonie
des passions, des chutes et des redressements, en dernière
analyse, de la vie et de la mort.


Test d’autoévaluation
Pour exercer vos connaissances liées à la poétique de Claudel, il
est utile pour vous de répondre aux questions suivantes. Pour
vérifier vos réponses, consultez la rubrique Clés du test
d’autoévaluation.

1) Qu’est-ce que Paul Claudel a retenu des écrits de Rimbaud ?

2) A quelles formes littéraires appartiennent les œuvres de


Claudel ?

3) Précisez au moins trois particularités de l’écriture


claudélienne.

4) Quelle est la source du lyrisme de Claudel ?

5) Citez quatre pièces de Claudel.

5.4 L’homme de l’esprit dans l’univers de Valéry


Selon Paul Valéry (1871-1945), Léonard de Vinci (1452-1519)
représente la figure de l’homme de l’esprit dont il dit: « Je sentais
qu’il avait trouvé l’attitude centrale à partir de laquelle les
entreprises de la connaissance et les opérations de l’art sont
également possibles. » (« Note et Digression », 1919, texte
rajouté à l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci,
1895). D’ailleurs, l’étude consacrée à cette personnalité
complexe (peintre, sculpteur, architecte, ingénieur et savant de
la Renaissance italienne) se focalise moins sur le personnage
que sur la figure idéale de l’esprit supérieur.
Pour Valéry, l’objet propre de l’homme de l’esprit est de se
distinguer de tout ce qui, dans le moi, n’est pas conscience pure.
65
La poétique de Claudel et de Valéry
Au regard de l’esprit, une pensée, un sentiment particuliers ou
un certain désir, tous les phénomènes de la vie intérieure sont
des choses qui naissent et meurent, se métamorphosent, se
substituent les unes aux autres, et l’esprit doit s’en séparer.
L’esprit doit les rejeter comme impures et mouvantes pour
demeurer lui-même, conscience de soi, identique à soi. Cette
ascèse intellectuelle conduit au moi pur ou à l’absolu de la
conscience, qui tend à se muer en un point cosmique, en un
pouvoir anonyme, sans nul appui individuel. Valéry le confirme:
l’homme de l’esprit « doit enfin se réduire sciemment à un refus
indéfini d’être quoi que ce soit ». Pour atteindre à la conscience
absolue de soi, il doit s’arracher à la nature et à la vie, les nier
constamment en soi-même. C’est là une expérience qui
demande un détachement et une pensée rigoureuse s’exerçant
aussi dans d’autres domaines de réflexion de Valéry: la
littérature et les faits esthétiques ou moraux d’une civilisation.

Pour ce qui est de la littérature, fidèle à sa rigueur intellectuelle,


Valéry reproche à l’œuvre d’être un amas d’illusions inavouées,
Vision de la de se vouloir reproduction du réel, alors qu’elle n’est qu’arbitraire
littérature et artifice. A ses yeux, l’œuvre ne serait qu’un pur objet de
langage et non pas un reflet du réel, ou une expression de
l’homme qui écrit. Son schéma théorique renferme l’essentiel de
la réflexion la plus moderne sur le phénomène littéraire (celle de
la seconde moitié du XXe siècle)

En savoir plus
Le personnage de Valéry, Monsieur Teste, du texte La Soirée avec M. Teste
(1896), dans lequel certains critiques ont vu un reflet narcissique de l’auteur, est
« une sorte d’animal intellectuel », un de ces « monstres d’intelligence et de
conscience de soi-même » qui représentaient alors son idéal. M. Teste n’attache de
prix qu’à l’intellect. Par « dressage accompli et habitude devenue nature », il est
parvenu à se rendre maître de sa mémoire et des opérations de son esprit. Selon le
portrait brossé par le narrateur: « Il était l’être absorbé dans sa variation, celui qui se
livre tout entier à la discipline effrayante de l’esprit libre, et qui fait tuer ses joies par
ses joies, la plus faible par la plus forte, - la plus douce, la temporelle, celle de
l’instant et de l’heure commencée, par la fondamentale – par l’espoir de la
fondamentale. Et je sentais qu’il était le maître de sa pensée (…). »
Parfaitement maître de sa pensée et de ses émotions, M. Teste s’est constitué un
langage d’une précision rigoureuse; il ne disait jamais rien de vague. « Je l’ai
entendu, précise le narrateur, désigner un objet matériel par un groupe de mots
abstraits et de noms propres »; cette précision nous rappelle les observations de
Valéry de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci: « La plupart des gens
(…) voient par l’intellect bien plus souvent que par les yeux. Au lieu d’espaces
colorés, ils prennent connaissance de concepts. Une forme cubique, blanchâtre, en
hauteur, et trouée de reflets de vitres est immédiatement une maison, pour eux: La
Maison ! »
Un tel pouvoir intellectuel pourrait être redoutable: « Si cet homme [M. Teste] avait
changé l’objet de ses méditations fermées, s’il eût tourné contre le monde la
puissance (…) de son esprit, rien ne lui eût résisté. » Mais il lui suffit de parfaire sa

66
La poétique de Claudel et de Valéry
connaissance de l’intellect et de ménager ses virtualités. Il peut tout, c’est pourquoi
il se contente de ne rien faire.
On pourrait signaler une certaine parenté entre l’auteur et son personnage: passion
pour l’introspection et la culture de l’intellect, curiosité pour la genèse des œuvres et
le problème de la conscience de soi, prédilection pour la rigueur de la pensée et du
langage.

5.5 La poésie de Valéry: théorie et pratique


Chez les Anciens, les trois Parques (divinités latines du Destin)
symbolisaient les étapes de la vie humaine: la naissance, la vie, la
mort. Dans son poème La Jeune Parque (1917), Valéry a choisi la
plus jeune de ces trois Parques pour évoquer la naissance de la
conscience de soi-même.
Avec ce poème, puis avec le recueil de Charmes (1922), Valéry
étudie le mécanisme de la création poétique. « J’ai toujours fait
mes vers en m’observant les faire », avoue-t-il dans Calepin d’un
poète. Cette expérience et les réflexions qui en résultent ont
donné naissance à une poétique exposée dans les volumes
Variété (I-V: 1924-1944) et le recueil Tel Quel (1941).

Pour mémoire
Après Baudelaire et Mallarmé, Valéry veut débarrasser la poésie des éléments
impurs, qui appartiennent à la prose. La poésie est « un langage dans le langage »,
déclare-t-il dans un article sur Baudelaire (« Situation de Baudelaire ») du groupe
Études littéraires (Variété): « Le poète se consacre et se consume (…) à définir et
à construire un langage dans le langage; et son opération (…) qui demande les
qualités les plus diverses de l’esprit, et qui jamais n’est achevée comme jamais elle
n’est exactement possible, tend à constituer le discours d’un être plus pur, plus
puissant et plus profond dans ses pensées, plus intense dans sa vie, plus élégant et
plus heureux dans sa parole que n’importe quelle personne réelle. Cette parole
extraordinaire se fait connaître et reconnaître par le rythme et les harmonies qui la
soutiennent et qui doivent être si intimement, et même si mystérieusement liés à sa
génération, que le son et le sens ne se puissent plus séparer et se répondront
indéfiniment dans la mémoire. »
Valéry ne tourne pas le dos à l’inspiration, mais être « inspiré » ne suffit pas pour
être poète. Les « instants divins ne construisent pas un poème », la poésie étant le
fruit d’un travail conscient, patient et obstiné. Valéry souligne la noblesse de la
création volontaire. Il passe lui-même pour le poète fabricateur, soucieux de
maîtriser les techniques de son art.

Tout en accordant une juste considération au « don des dieux »,


Valéry insiste sur le « métier », sur l’élaboration d’un langage de
suggestion, soumis aux règles de la prosodie classique, où sens
et beauté sont indissociables, où l’intelligible devient délectation.
Le « métier » Il n’y a pas de poésie sans « métier » poétique. Ce métier
poétique consiste à discerner et utiliser les merveilles que l’inspiration
nous accorde « de temps à autre » et à les compléter par des
créations volontaires qui n’en soient pas indignes.
67
La poétique de Claudel et de Valéry
Dépasser, au prix d’un labeur conscient, le stade de l’effusion à
la mode romantique, tel est le secret, d’après Valéry, des grands
poètes. C’est pourquoi, il ne cache pas son admiration pour la
perfection de l’art classique qu’il oppose au romantisme. Il voit
dans les contraintes de l’art classique (la règle des unités, les
formes fixes, les règles de prosodie, les restrictions du
vocabulaire) la source des chefs-d’œuvre poétiques. «Classique,
précise-t-il, est l’écrivain qui porte un critique en soi-même, et qui
l’associe intimement à ses travaux » (Situation de Baudelaire).

On parle de l’obscurité de la poésie de Valéry, comme d’ailleurs


on parle de l’hermétisme mallarméen. Cette obscurité tiendrait à
Un art difficile la nature du sujet. Dans La Jeune Parque, illustration de la « fête
de l’intellect », le poète a voulu rassembler un grand nombre
d’idées qui l’occupaient depuis longtemps. Ce poème doit alors
son obscurité à sa richesse, à ses nuances, voire à un travail
trop prolongé sur lui. Valéry déclare que l’obscurité est le résultat
de deux facteurs: « la chose lue et l’être qui lit. » Pour l’homme
de la rue, Descartes et Montesquieu sont obscurs. Valéry
s’adresse à une élite, et, disciple de Mallarmé, il a repris la
théorie de l’art difficile; cet art stimule l’attention de l’initié, le
rend « actif », et exalte sa jouissance poétique.

Si Valéry est le poète de la connaissance, il n’est pas celui de la


connaissance codifiée – le poète des idées -, mais le poète de la
connaissance naissante, de la pensée encore embryonnaire, de
tous les états intermédiaires entre l’inconscience et la
conscience. L’ascension lente, le passage de la nuit au jour,
Valéry: poète de forme un des thèmes principaux de sa poésie. Dans Palme
la connaissance (dernier poème de Charmes), la palme, qui attend, dans l’azur,
la chute de ses fruits, enfin parvenus à leur maturité, nous dit à
quel prix se conquiert la perfection du chef-d’œuvre: labeur
persévérant, lente maturation, attente calme et confiante des
circonstances favorables.
Dans La Jeune Parque et Le Cimetière marin (du recueil
Charmes) revient le même thème de la lutte qui s’engage entre
deux attitudes contraires: l’attitude pure (absolue), celle de la
conscience qui se retranche dans son isolement, et l’attitude
opposée (impure), de l’esprit qui accepte la vie, le changement,
l’action.

Dans Le Cimetière marin, la mer symbolise (comme dans La


Jeune Parque) le mouvement, les forces vitales, tumultueuses et
créatrices; elle symbolise aussi l’âme vivante, désirante,
obscure.
Le Cimetière Ce poème développe une méditation sur la vie et la mort. Pour
marin exprimer le contraste entre la mort et la vie, l’immobilité et le
mouvement, la lumière et l’ombre, le poète a tiré de son
inspiration méditerranéenne un monde de sensations et
d’images intensément évocatrices.
68
La poétique de Claudel et de Valéry
Mais la méditation arrive à un point mort, l’esprit ne voyant
partout qu’illusion, même dans le mouvement. Alors, la mer, par
le souffle et l’écume projetés jusqu’au corps endormi, éveille
l’âme, l’entraîne dans le cercle magique de l’univers, la force à
vivre:
« Non, non !…Debout ! Dans l’ère successive (1)!
Brisez, mon corps, cette forme pensive (2)!
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme…O puissance salée
Courons à l’onde en rejaillir vivant (3)!
Oui ! Grande mer de délires douée (4)!
Peau de panthère et chlamyde trouée
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue (5), ivre de ta chair bleue,
Qui te remord l’étincelante queue (6)
Dans un tumulte au silence pareil (7),
Le vent se lève !…Il faut tenter de vivre (8)! (…) »

Repères pour l’analyse


1. Sursaut du poète qui repousse la tentation de l’immobilité: il veut vivre dans la
durée, succession d’instants.
2. Cette attitude de penseur, dont la méditation tendait vers l’immobilité.
3. L’agitation de la mer, qui s’anime, l’encourage à s’élancer vers la vie.
4. Dans cette strophe, les images et l’harmonie suggèrent le mouvement de la mer.
5. Deux sens superposés: - eau déchaînée; - allusion à l’hydre antique dont les
têtes renaissent sans cesse.
6. Le serpent qui se mord la queue symbolise le fini et l’éternel recommencement.
7. Rumeur continue, dont l’uniformité correspond à celle du silence.
8. À l’exemple de la mer qui se libère de sa torpeur, et dont l’agitation emplit toute
la strophe, le poète refuse de prendre, comme les morts, le parti de l’immuable; il
opte pour la vie dans « l’ère successive ».

Les strophes du Cimetière marin, reproduites ci-dessus,


s’inscrivent dans la conclusion d’une longue méditation sur la
condition humaine, inspirée par le souvenir du cimetière de Sète
(port sur la Méditerranée), situé sur une colline d’où l’on domine
la mer, et au pied de laquelle s’élevait la maison natale de
Valéry. On est à midi, vers la mi-juin. Le soleil méditerranéen
semble régner sur les flots, sur la terre, et, aux yeux du poète, il
Le côté de symbolise l’Être immuable, parfait. Tout ce qui entoure le poète
l’immuable est immobile, et il a l’impression qu’il est sur le point de se
69
La poétique de Claudel et de Valéry
ranger lui aussi du côté de l’immuable. Mais le brusque sursaut
de ses forces vitales lui permettra d’échapper à la contemplation
pure et de s’orienter vers l’action libératrice.
La soudaineté de ce mouvement vital s’exprime par la structure
de la phrase, par les répétitions et les coupes heurtées: « Non !/
non !/ Debout ! / Brisez, / mon corps …/ Buvez/, mon sein… »
La suppression, au premier vers, de tout sujet et de tout verbe
rend la violence du geste par lequel le poète, en s’arrachant à
l’immuable, plonge dans « l’ère successive », c’est-à-dire dans
le temps, formé d’une succession d’instants passagers. Il
ordonne à son corps de briser sa forme pensive – attitude de
penseur qui était par elle-même une sorte d’adhésion à
l’immobilité.
Sorti de sa méditation, il se retrouve parmi les réalités sensibles
de l’univers créé; la bouffée de vent qui l’enveloppe semble avoir
la « fraîcheur » d’une naissance, comme s’il la recueillait à sa
source. L’expression traduit aussi le retour de la vie dans le
paysage comme en son être, car, d’un mouvement parallèle à
celui du poète, les choses s’animent et l’aident à secouer
l’enchantement mortel. « Une fraîcheur (…) me rend mon âme »:
le poète se retrouve dans la conscience de cette vie individuelle
par laquelle il s’oppose à l’Être immuable. Il sent alors le besoin
d’affirmer cette vie par un acte et de se purifier de la contagion
de l’immobilité. C’est pourquoi il adresse à la mer les mots de
« puissance salée »; elle seule pourra opérer cette nouvelle
naissance: « Courons à l’onde en rejaillir vivant », dans
l’acceptation de la condition humaine, c’est-à-dire d’être
changeant.
Cette conversion est soulignée par le « Oui ! » de la deuxième
Le retour de la vie strophe, qui s’oppose au double « Non ! » de la strophe
précédente. La mer, vue sous l’angle de la mobilité, sera pour lui
une invitation et un exemple: elle est douée de délires - allusion
aux convulsions des flots -, est mobile comme une peau de bête
fauve ou les plis d’un vêtement – la chlamyde: le manteau des
Grecs anciens -; elle est aussi appelée hydre absolue – sens
latin: déchaînée -, « ivre de » sa « chair bleue », c’est-à-dire du
mouvement recommencé sans arrêt de ses ondes; c’est le sens
du symbole du serpent (hydre – au sens grec) qui se mord la
queue et forme ainsi un cercle: image du fini et en même temps
d’un perpétuel recommencement. Le vocabulaire, cette fois plus
concret (peau de panthère, chlamyde trouée de mille idoles: au
sens grec du mot idole, des millions d’images du soleil en
miniature que reflètent les flots; chair bleue; étincelante queue),
les assonances et les allitérations (grande mer de délires douée;
peau de panthère trouée; mille et mille idoles du soleil; hydre
ivre; …) traduisent la présence du monde sensible, le retour aux
impressions extérieures qui soustraient le poète à son vertige
d’abandon à l’immuable. Le dernier vers, « Dans un tumulte au
silence pareil », exprime de manière concise l’affaiblissement de
l’attention produit à la longue par un bruit monotone, continu.
L’élan de cette strophe, ainsi que l’allitération (le vent se lève…
vivre) donnent au premier vers de la troisième strophe une force
70
La poétique de Claudel et de Valéry
accrue. Ici se retrouve la correspondance entre la vie des
éléments et celle du poète: la simple fraîcheur exhalée y devient
le lever du vent. Tout s’anime à son contact, le poète se faisant
un devoir de la participation à la mobilité universelle: « Il faut
tenter de vivre », c’est-à-dire s’arracher à la contemplation
paralysante et accepter le changement, qui est le propre de
toute créature. Par là, le concret et le mouvant triomphent sur
l’immobilité qui a failli tout engloutir.

L’expérience de Valéry se référant aux relations de l’âme et du


corps, de l’inconscient et du conscient le conduit à créer ce qu’il
nomme modestement de la couleur philosophique, une
atmosphère – il a toujours rejeté l’étiquette de philosophe.

Le poème La Jeune Parque décrit les états successifs d’une


conscience qui glisse du sommeil au réveil. Il touche aux divers
problèmes de la conscience consciente (souvenirs,
sensualité, émotions, sentiment de son corps, etc.), et pour
mieux le comprendre, c’est à nous d’explorer les mystères de
La Jeune Parque notre être « en tant qu’il pense et qu’il sent ». Le drame de la
jeune Parque est la crise de l’adolescence, l’éveil de la
conscience lucide, éprise d’absolu, en lutte contre l’appel
instinctif des sens.
Pour que cette poésie « philosophique » ne devienne pas trop
abstraite, Valéry s’appuie sur une signification littérale de la
Parque: celle-ci est une jeune femme blessée par l’amour et qui,
s’éveillant sur le rivage, se rappelle ses rêves voluptueux,
s’émeut au souvenir de son innocence, lutte contre ses désirs
jusqu’à préférer la mort à la chute, puis cède à l’attrait impérieux
de la Nature. Mais le drame de la jeune Parque est aussi le
drame de Valéry et, en un sens, celui de l’humanité: à force de
s’approfondir soi-même et de négliger les accidents pour ne
saisir que l’essentiel, on finit par transcender le personnel, le
particulier et rejoindre l’universel.
Dans son analyse de la transformation de la poésie du moi
romantique en une poésie de l’esprit, Marcel Raymond souligne
que, par rapport à Mallarmé, la poésie de Valéry est beaucoup
plus sensuelle. Si l’attitude pure a pour lui autant d’attrait que
pour Mallarmé, son maître, les choses et les émotions le
séduisent plus qu’elles ne retenaient Mallarmé. Ce poème de la
Jeune Parque est « supra-lyrique » et philosophique, mais
concret; un homme y est toujours présent, même s’il prend le
soin à regarder du dehors son âme et son corps.

71
La poétique de Claudel et de Valéry

Idées à retenir 
La poésie de la connaissance, comme celle de Valéry, ne peut naître qu’aux points
de tangence de l’esprit et des choses, du conscient et de l’inconscient, du rationnel
et de l’irrationnel. De telles rencontres sont difficiles, étant donné la prédilection de
Valéry pour l’attitude pure. Si elles se sont pourtant produites, c’est qu’il a parfois
« tenté de vivre », de s’oublier. Il lui est arrivé, comme à la jeune Parque, de ne pas
s’enfermer dans le monde de l’hyperconscience: « Bienheureux abandon »,
apprécie Marcel Raymond, « grâce auquel sa poésie a pu mûrir, comme le fruit d’un
accord magnifique et paradoxal entre un penseur et un poète (…), le penseur ne se
plaisant qu’à comprendre et le poète ne prisant la poésie que dans la mesure où
elle atteint l’être tout entier, sans viser d’abord à être comprise. »

Clés du test d’autoévaluation

1) L’idée du surnaturel.

2) Poésies, traités, drames, farces.

3) Le temps est vu comme pulsation; le langage devient


une pulsation verbale; l’alternance du dialogue et du
monologue.

4) La nature rythmique de la pensée et de la parole.

5) Tête d’or, Partage de midi, L’Annonce faite à Marie,


Le Soulier de satin.

Test de contrôle 5

Effectuez ce test pour valider vos connaissances acquises dans cette unité, se
référant à la poétique de Paul Claudel et de Paul Valéry. Faites parvenir ce test à
votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos
coordonnées sur la copie. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le
commentaire du tuteur.
Bon courage !

1) Développez le thème de la création poétique par analogie avec la création de


Dieu, à partir des Cinq Grandes Odes de Claudel.
(14 lignes, trois points)

2) Chez Claudel, le désir charnel désobéit aux commandements de Dieu, d’où la


nécessité du sacrifice. Illustrez cette logique en vous appuyant sur l’une de ses
pièces de votre choix.
(12 lignes, deux points)

72
La poétique de Claudel et de Valéry

3) Faites le portrait de l’homme de l’esprit à partir de La Soirée avec M. Teste


(Paul Valéry).
(12 lignes, deux points)

4) Le jeu raffiné de la poésie de Valéry balance entre « il faut tenter de vivre » (Le
Cimetière marin) et « la tentation de l’esprit » (La jeune Parque) sans proposer
aucun salut. Rédigez un texte qui justifie cette affirmation.
(16 lignes, trois points)

Références bibliographiques
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises, XXe siècle,
Hachette, Paris, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Raymond (Marcel), De Baudelaire au surréalisme, Corti, Paris, 1969

73
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme

Unité d’apprentissage 6

DADA, LE SURRÉALISME ET AU-DELÀ DU SURRÉALISME

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 6 74
6.1 Le mouvement Dada 75
6.2 Le surréalisme et son aventure poétique 77
6.3 Les représentants du groupe surréaliste 78
Test d’autoévaluation 81
6.4 Au-delà du surréalisme 81
Clés du test d’autoévaluation 87
Test de contrôle 6 87
Références bibliographiques 88

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 6

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capables de:

• Comprendre l’entreprise poétique du dadaïsme.


• Saisir le mode de concevoir la poésie, tel qu’il est promu par les
surréalistes.
• Dégager les constantes du surréalisme à travers l’analyse des œuvres
représentatives de ce courant.
• Reconnaître l’essentiel du surréalisme chez des poètes indépendants du
groupe surréaliste.

74
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme

6.1 Le mouvement Dada

La Première Guerre mondiale déclenche un refus de l’ancien


monde, de l’idéologie ainsi que de la culture qui ont cautionné,
semble-t-il, les massacres. De cet esprit de refus émerge le
mouvement Dada (1916-1920), qui a au moins trois sources.
Les sources du
dadaïsme L’une est aux États-Unis, avec les peintres français Marcel
Duchamp (1887-1968) et Francis Picabia (1879-1953). L’autre
est à Zurich, où Tristan Tzara (écrivain français d’origine
roumaine: 1896-1963) fonde, en 1916, dans le tumulte de la
guerre mondiale, un groupement auquel il donne le nom de
Dada, qui se propose une subversion totale des valeurs
(morales, sociales, esthétiques), aboutissant à la désagrégation
du langage et de la vie de l’esprit.
Enfin, ces personnalités artistiques sont entrées en rapport, à
Paris (une troisième source), au cours de l’année 1919, avec
quelques jeunes écrivains qui venaient de faire paraître le
premier numéro de la revue intitulée par antiphrase Littérature.

Le poète d’origine
Dada conduit vite à une négation totale. Dans son Manifeste
roumaine Tristan
dada (1918), T.Tzara s’attaque aux sources mêmes de la
Tzara fonde, en pensée et du langage: « Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux
1916, un
de l’organisation sociale: démoraliser partout et jeter la main du
mouvement
ciel en enfer, les yeux de l’enfer au ciel, rétablir la roue féconde
littéraire de type
d’un cirque universel dans les puissances réelles et la fantaisie
anarchiste,
de chaque individu. » À travers cette entreprise violente et
baptisé Dada. Ce anarchique, il espère atteindre l’authentique brut, désormais
mouvement vise
matière et forme de la poésie.
la destruction de L’œuvre de Tzara reste le meilleur témoignage de cette
toutes les valeurs
entreprise qui prétend être positive par les « révélations » qu’elle
et la
provoque: « Liberté: DADA, DADA, DADA, hurlement des
désagrégation du
couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les
langage; il a contradictions, des grotesques, des inconséquences: LA VIE. »
préparé le terrain (Manifeste dada)
du surréalisme.

Dans le mouvement Dada, il y avait autre chose qu’une négation


sans réserve. Sur la table rase, une réalité subsistait: non pas la
raison, ni l’intelligence, mais la source obscure de l’inconscient
qui alimente l’être et commande l’esprit. Zurich, où a pris
La réalité de naissance Dada, est la ville des psychiatres apparentés à Freud;
l’inconscient Louis Aragon et André Breton ont eu l’occasion d’expérimenter
les méthodes de la psychanalyse.
La théorie psychanalytique, suivant laquelle nos activités
conscientes ne sont que des activités de surface, dirigées par
des forces inconscientes, fait que le problème de l’art, plus
exactement le problème de l’expression se pose d’une autre
manière. Pour les collaborateurs de la revue Littérature,
l’inconscient ne ment pas; lui seul vaut d’être mis au jour. L’effort
conscient, volontaire, la logique ne sont que vanités.
75
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme

Le dadaïsme a couvert des tendances poétiques très variées.


Autour de Breton se regroupent de jeunes poètes qui subissaient
l’influence de Guillaume Apollinaire, de Max Jacob (1876-1944;
écrivain et peintre), précurseur du surréalisme, de Blaise
Cendrars (1887-1961), écrivain français d’origine suisse, de
Pierre Reverdy (1889-1960).
Reverdy a parlé simplement d’une poésie peu accessible: «Le
poète est dans une position difficile (…), à l’intersection de deux
plans (…), celui du rêve et celui de la réalité. Prisonnier dans les
apparences, à l’étroit dans ce monde, d’ailleurs purement
imaginaire, dont se contente le commun, il en franchit l’obstacle
pour atteindre l’absolu et le réel (…)» (Le Gant de crin, 1926).

Tout recommencer, c’est le seul espoir des jeunes poètes et


moralistes. André Gide publie dans le premier numéro de
Littérature un fragment de ses Nourritures terrestres (poème
Le radicalisme en prose, 1897, figurant l’exaltation d’un jeune qui se libère des
esthétique contraintes et cherche le bonheur dans l’obéissance à ses
désirs): « Table rase. J’ai tout balayé. C’en est fait ! Je me
dresse nu sur la terre vierge, derrière le ciel à repeupler. » Plus
loin, une question: « Ah ! Qui délivrera notre esprit des lourdes
chaînes de la logique ? »
Entre 1917 et 1919, Pierre Reverdy paraît incarner ce
radicalisme esthétique et moral, voisin des peintres cubistes. Il a
eu une grande influence sur André Breton, Philippe Soupault et
Louis Aragon. Son influence rencontre celle de Blaise Cendrars,
des post-futuristes, et celle de la publicité moderne. Dans le
Paris de l’Armistice, le langage des affiches et des réclames
lumineuses créait des hallucinations nouvelles. « L’air du
temps » arrachait toutes choses de leur place et les entraînait
dans un tourbillon.

L’action de Reverdy et celle des post-futuristes n’étaient pas


orientées dans le même sens. Reverdy donnait l’exemple d’un
art intuitif, cherchant par une sorte de seconde vue le contact
Tendances avec une réalité tout intérieure; les post-futuristes invitaient le
variées
poète à se tourner vers le monde moderne et à se laisser
modeler par ses sensations.
Quant au poème-dada absolu, il donne une vive impression
d’incohérence: des « mots en liberté », des lambeaux de
phrases, une syntaxe en décomposition, parfois des déclarations
empruntées à la publicité. Les dadaïstes hésitaient entre deux
chemins, celui du mystère et celui de la mystification, entre la
soumission aux injonctions de l’inconscient et un appel aux
hasards du dehors et des rencontres verbales.

Dans l’un de ses Sept Manifestes Dada, T.Tzara préconise la


méthode suivante:« Prenez un journal, prenez des ciseaux,
choisissez un article, découpez-le, découpez ensuite chaque
mot, mettez-les dans un sac, agitez ».
76
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme

6.2 Le surréalisme et son aventure poétique

Voulant dépasser la négation systématique des dadaïstes par


L’ambition une « exploration du domaine de l’automatisme psychique », le
surréaliste groupe surréaliste, où se rencontrent poètes et peintres (André
Breton, Philippe Soupault, Robert Desnos, Paul Eluard, Louis
Aragon, Max Ernst, Francis Picabia, etc.), affirme son unité
d’orientation, exprimée dans le Manifeste du surréalisme
(1924).

Les surréalistes notent les associations spontanées qui se


forment dans les songes, étant intéressés aux états de la
Rêves et conscience antérieurs ou extérieurs à la pensée logique: mythes
associations des primitifs, illusions des fous, hallucinations des névrosés. Ils
spontanées étudient l’hypnose, l’hystérie, le phénomène de dédoublement
de la personnalité.
Dans leur poésie, ils se proposent de transcrire les associations
librement formées, sans se soucier de leur inconvenance ou de
leur absurdité. Tel est le sens de la définition du surréalisme que
donne Breton dans son « Manifeste »:
« Surréalisme, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se
propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute
autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la
pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en
dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. » (italiques
rajoutés)
La dernière phrase décrit le procédé de l’écriture automatique,
auquel s’ajoute le compte rendu des rêves, tous les deux
constituant l’essence de l’expérimentation surréaliste.

En savoir plus
La revue du mouvement prend pour titre: « La Révolution surréaliste ».Cette
« révolution » vise à atteindre une réalité supérieure, une surréalité, qui fournit la
matière d’une vraie connaissance du monde mental. Les surréalistes rejettent par
là toutes les règles qu’on voulait leur imposer au nom d’un idéal d’ordre et de
beauté. Valéry et Claudel, leurs aînés de trente ans, leur semblent avoir fondé
leurs œuvres sur beaucoup de préjugés et de conformismes. Ainsi, Valéry, nourri
d’hellénisme, résume en lui les raffinements d’une culture que les surréalistes
refusent. Ils n’acceptent pas Claudel non plus à cause de son conformisme
bourgeois; à leurs yeux, être ambassadeur de France et poète ne pouvaient pas
aller ensemble.
Pour ces aventuriers de l’esprit, l’activité poétique est un moyen de reconquérir
une liberté perdue. La création artistique leur donne l’occasion d’explorer les
régions obscures de la conscience où se trouvent les vrais mobiles qui font agir
l’être humain.

77
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme

L’intention des surréalistes d’explorer la vie inconsciente, ainsi


que leur méthode d’accueillir indistinctement les associations
librement formées dans les rêves impliquent, naturellement, la
Les techniques suppression des contraintes propres à différentes écoles
des surréalistes littéraires, y compris le symbolisme. Les formes fixes des
strophes, les effets rythmiques, la rime ou les règles ordinaires
du langage sont considérés des artifices qui compromettent la
pureté originelle de l’élan créateur. Les surréalistes veulent
renouveler la création poétique. En ce sens, ils recourent à
l’écriture automatique, c’est-à-dire, rappelons-nous, à
l’enregistrement incontrôlé des mots qui affleurent à la
conscience et véhiculent des états obscurément vécus, au
collage ou aux jeux de langage.
Le mouvement affirme la primauté de l’image, résultat de
rencontres imprévisibles pour créer un état de découverte et
d’émerveillement.
Les surréalistes proclament Lautréamont (1846-1870; Les
Chants de Maldoror, 1869; Poésies, 1870) leur unique maître,
mais ils apprécient également le Rimbaud des Illuminations,
pour avoir trouvé « sacré le désordre de son esprit », et
reconnaissent leur dette envers Apollinaire.

En 1930 paraîtra un Second Manifeste du surréalisme. Le


titre de la revue devient: « Le Surréalisme au service de la
Littérature et Révolution ». Alors se pose le problème d’une politique
engagement surréaliste, en particulier des rapports du surréalisme avec le
politique communisme (« Position politique du surréalisme », 1935, par
Breton). Ce problème amènera la désagrégation du groupe.
Aragon et Eluard iront vers l’engagement et le communisme.
Breton se consacrera au contraire au maintien de l’intégrité
surréaliste. Il est le grand théoricien du mouvement, soutenu par
Benjamin Péret et Soupault, ainsi que par les peintres Max Ernst
et Picabia. Breton et Soupault ont intitulé Les Champs
magnétiques (1921) leur premier texte proprement surréaliste.

6.3 Les représentants du groupe surréaliste


André Breton (1896-1966) est le chef du groupe surréaliste dont
il se fait le théoricien avec ses deux Manifestes (1924-1930).
Son domaine est celui du merveilleux. « Seul le merveilleux est
André Breton beau », lit-on dans le Manifeste de 1924. Son roman Nadja
(1928) et quelques fragments des Vases Communicants (1932)
nous montrent le merveilleux devenant réel. Le personnage de
Nadja est imaginé comme le miroir de la « surréalité » telle
qu’elle est éprouvée par cette femme située au-delà des
frontières entre raison et folie, entre rêve et bon sens. L’auteur
tente ici de continuer l’expérience psychologique et littéraire
amorcée par Gérard de Nerval dans le roman Aurélia (1855).

78
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme

Une œuvre exemplaire


Nadja
C’est une jeune femme au regard mystérieux que le narrateur a rencontrée pour la
première fois dans une rue de Paris. Il la revoit, puis la perd de vue et la retrouve
par hasard, plusieurs fois. Elle lit dans ses pensées ou dans ses rêves. Nadja
bouleverse le narrateur par des révélations que l’événement vérifie; elle l’introduit
« dans un monde (…) des rapprochements soudains, des pétrifiantes
coïncidences ». Sous son influence, à laquelle il essaie en vain de résister, le
narrateur admet les circonstances les plus improbables, doute des certitudes les
mieux assises. Bientôt, en sa présence, il éprouve une terreur sacrée. Pourtant,
Nadja s’abîme dans son univers intérieur; reconnue folle, elle est internée dans un
asile. Et le narrateur tente de dégager le sens de cette folie, qui le surprend
puisque, entre autres, les « lettres de Nadja, que je lisais de l’œil dont je lis toutes
sortes de textes surréalistes, ne pouvaient (…) présenter pour moi rien d’alarmant »
et qu’il n’y a pas de « frontière entre la non-folie et la folie ».

À vingt ans, Paul Eluard (1895-1952) est à la recherche d’un


langage. Le surréalisme lui fournit les techniques de la
Paul Eluard rénovation verbale: son lyrisme y puisera une science du mot
dont il étendra le domaine en se consacrant à l’étude de la
« poésie involontaire » ou de la « sémantique du proverbe et du
lieu commun ». En 1926, paraît son premier recueil important,
Capitale de la douleur, suivi, en 1929, de L’Amour la Poésie.
C’est la période surréaliste, qui se clôt en 1934 avec La Rose
publique.

Dès la guerre civile espagnole (1936), il éprouve la nécessité de


manifester son engagement. En 1936, il écrit: « Le temps est
Poésie et venu où tous les poètes ont le droit et le devoir de soutenir qu’ils
engagement sont profondément enfoncés dans la vie des autres hommes,
dans la vie commune. » En 1938, Cours naturel (où paraît la
poésie Guernica ) vient illustrer cette déclaration. La Seconde
Guerre mondiale pousse Eluard encore plus avant dans cette
voie de l’engagement: Le Livre ouvert (1942), Poésie et Vérité
(1942-1943), Au rendez-vous allemand (1944).

Pour aller plus loin


Liberté, qui ouvre le recueil Poésie et Vérité (1942), reste l’un des chefs-d’œuvre
de la poésie de la Résistance. Ici réapparaissent les formes traditionnelles de la
litanie et du refrain. Eluard redécouvre les lois de la poésie orale qui le conduisent à
une sorte d’éloquence concise très originale. Il convient d’y observer également la
musique des mots et leurs rythmes. Voici un extrait de cet hymne à la Liberté:

« Sur mes cahiers d’écolier J’écris ton nom (…)


Sur mon pupitre et les arbres Et par le pouvoir d’un mot
Sur le sable sur la neige Je recommence ma vie
J’écris ton nom Je suis né pour te connaître
Sur toutes les pages lues Pour te nommer
Sur toutes les pages blanches Liberté. »
Pierre sang papier ou cendre
79
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme

En 1920 paraissait Feu de joie, suivi, en 1926, du Mouvement


perpétuel, deux recueils qui marquent les débuts surréalistes de
Louis Aragon (1897-1982). Il voit dans le mouvement surréaliste
surtout un moyen de libération, tout en y cherchant une
Louis Aragon révolution positive. Dès Feu de joie, il écrit: « Le monde à bas,
je le bâtis plus beau. » Le surréalisme est pour lui un point de
départ plutôt qu’un système ou une doctrine. Selon Marcel
Raymond, ce que ce poète « prise par-dessus tout c’est la
révolte; il a épousé celle de Dada, celle des surréalistes, celle
des communistes. »

Romancier, Aragon témoigne de l’empreinte surréaliste par le


désordre onirique d’Anicet (1920) et la « lumière moderne de
l’insolite » dans Le Paysan de Paris (1926), deux œuvres où les
jeux du langage ont aussi leur intérêt. Mais avec Les Cloches
de Bâle (1934), puis avec Les Beaux Quartiers (1936), il
entreprend la peinture du « monde réel », non sans laisser
apparaître son intention militante: il rêve d’un avenir « où les
livres s’écriront pour des hommes pacifiques et maîtres de leur
destin ».

Pour mémoire
En 1941, Le Crève-Cœur, inspiré par la guerre, l’exode et l’armistice de 1940,
connaît un succès de librairie exceptionnel pour un recueil de poèmes. Ce recueil
sera suivi par d’autres: Cantique à Elsa (1942), Les Yeux d’Elsa (1942), Le
Musée Grévin (1943), Je te salue, ma France (1944). Après 1945, il a publié
d’autres poèmes, tels que Le Fou d’Elsa (1963), Les Adieux et autres poèmes
(1982). Parallèlement, Aragon continue sa carrière de romancier. En 1958, il publie
La Semaine Sainte, qui restitue la semaine de 1815 ouvrant les Cent Jours. En
1965, Aragon publie La Mise à mort, roman qui repose sur le problème de la
personnalité – problème éclairé par la psychanalyse moderne. Deux ans plus tard
(1967), paraît Blanche ou l’Oubli, où Aragon rassemble des procédés qui le
rapprochent du « nouveau roman » (la juxtaposition d’instantanés, de versions
divergentes de la même scène, un double mouvement de création et de gommage,
etc.).

Robert Desnos (1900-1945) participe, dès 1919, au mouvement


Dada, puis, après la rencontre de Benjamin Péret, s’associe aux
Robert Desnos premières manifestations du groupe surréaliste. Il y exerce une
influence capitale car il apparaît comme doué d’un véritable
génie de l’automatisme verbal et comme le plus authentique
témoin de la délivrance poétique par l’improvisation appuyée sur
le rêve. Dans le poème Les gorges froides (1926), c’est le
langage lui-même qui rêve, ce sont les associations insolites de
mots et d’images qui surgissent de l’inconscient du poète et de
sa parole pour transgresser les lois du temps et de l’espace. Le
texte porte à dessein, comme pour mystifier le lecteur inattentif,
le masque du sonnet et de la rime.

80
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme

Le titre - inverse de «faire des gorges chaudes» (railler


ouvertement) – sert à caractériser cet humour à froid.
Test d’autoévaluation

 Pour mettre en pratique vos connaissances liées au mouvement


Dada et au surréalisme, il est utile de répondre aux questions
suivantes. Afin de vérifier vos réponses, consultez la rubrique
Clés du test d’autoévaluation.

1) Quand est apparu le mouvement Dada et qui est son


fondateur ?

2) Qu’est-ce que se propose le dadaïsme ?

3) Quels sont les éléments définitoires du surréalisme ?

4) En quoi consiste l’écriture automatique ?

5) Quels écrivains surréalistes connaissez-vous, et quelles sont


leurs œuvres les plus significatives ?

6.4 Au-delà du surréalisme


Pendant les années de guerre, les poètes les plus divers (Louis
Aragon, Paul Eluard, Pierre-Jean Jouve, Pierre Emmanuel, Jules
Supervielle) ont trouvé des thèmes communs: déploration des
malheurs de la France, appel à la Résistance, exaltation du
sentiment national. Pour exprimer l’amour de la patrie, ils se sont
servis le plus souvent de l’allégorie et du symbole.
Mais, dans les années qui suivent la guerre, la poésie revient à
la solitude, comme le remarque le poète Pierre Emmanuel:
« l’espèce d’attachement (…) qu’avaient montré pour la poésie
tant de personnes […] se relâcha très vite, les revues moururent
l’une après l’autre, nous entrâmes dans le silence. »
Après 1945, on ne voit plus de mouvements poétiques, à plus
forte raison d’écoles. Le groupe surréaliste, à l’exception de
l’œuvre de Breton, n’exerce plus le même magnétisme. Selon
Jacques Lecarme (La littérature en France depuis 1945), la
poésie ‘n’est plus un continent, mais plutôt une série d’îles ou de

81
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
rochers, qui semblent composer, pour reprendre un titre de René
Char, une « Parole en archipel »’.
On pourrait quand même trouver un point commun entre ces
entreprises profondément différentes: ce serait la foi dans les
pouvoirs de la poésie. L’essai du philosophe allemand Martin
Heidegger (1889-1976) sur Hölderlin et l’essence de la poésie
(paru pendant la guerre) exprime très bien les ambitions des
poètes de cette époque. Pour Heidegger, la poésie est une
« fondation de l’être par le langage ». Le poète nomme les
choses et les dieux; la « parole essentielle » qui lui appartient est
la seule qui puisse révéler l’homme à lui-même et lui conférer
l’existence. Selon Heidegger, avec Hölderlin (1770-1843)
commence « le temps de la détresse »: les poètes de ce temps
nomment des dieux qui se sont enfouis, ou un dieu qui n’est pas
encore là.
L’un ou l’autre de ces deux aspects (ambition de connaître et de
fonder la réalité; sens d’un tragique moderne) reviennent chez
beaucoup de poètes français des années qui suivent la guerre.
René Char rejoint Heidegger et définit la poésie comme « la
connaissance productive du réel ». Saint-John Perse voit dans la
poésie le « mode de connaissance » qui se rapproche au plus
près du « réel absolu », ainsi qu’un « mode de vie intégrale » où
le sens du divin survit à l’effondrement des mythologies et des
religions. Supervielle chante la Fable du Monde ou la tragédie
du corps. Eluard cherche à comprendre le monde pour le
transformer. Reverdy s’efforce de nommer ce qui manque à
l’univers pour qu’il soit un univers de la plénitude, et poursuit
donc « le réel absent ». Jouve et Emmanuel s’installent dans un
ordre cosmique en recourant à une double symbolique: celle du
freudisme et celle du christianisme.
Même s’ils ne recouvrent pas toute la poésie de l’après-guerre,
les poètes retenus ici marquent très bien quelques orientations
significatives de cette poésie.

René Char (1907-1988) adhère à vingt-deux ans au surréalisme


et collabore à l’entreprise d’André Breton; les poèmes de cette
René Char période sont réunis dans Le Marteau sans maître (1934). Il
reprend vite son indépendance, et s’engage dans la Résistance
qui le transforme profondément; ses expériences de maquisard
lui inspirent les Feuillets d’Hypnos (1946).

Maquisard:
résistant d’un À travers ce que Char appelle l’incantation du langage, il rejoint
maquis (lieu retiré l’universel humain. On retrouve chez lui une sorte de
où se réunissa- romantisme éternel s’inscrivant par exemple dans le dialogue
ient les résistants difficile de la nature et du cœur humain. Ses recueils significatifs,
à l’occupation qui consacrent sa notoriété sont: Le Poème pulvérisé (1947),
allemande au Fureur et Mystère (1948), La Parole en archipel (1962). En
cours de la 1964, il publie une anthologie appelée Commune Présence
Seconde Guerre (augmentée en 1978). Ses Œuvres complètes ont paru en
Mondiale) 1983.

82
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme

René Char a quelques modèles. Tout d’abord, André Breton.


Les modèles de Malgré sa rupture avec le surréalisme, le poète a accompli, sur
Char un plan plus large, les ambitions de Breton. Sa poésie retient ce
que le fondateur du surréalisme nommait « l’infracassable noyau
de nuit ». Mais Char s’est donné son modèle essentiel plus loin
dans le temps: Héraclite d’Ephèse. La formule du philosophe
présocratique: « Ils ne comprennent pas comment les contraires
se fondent en unité » pourrait suggérer les aspects
remarquables de Char: la tension et l’identité des
contradictions, l’antagonisme des forces qui équilibrent le réel, le
choix de formes laconiques (elliptiques) ou fragmentaires pour
exprimer ce réel. Parmi les poètes, Char reconnaît Rimbaud,
Reverdy, Apollinaire, Saint-John Perse, Jouve, Artaud, Eluard.
Parallèlement, les peintres ou les sculpteurs ont joué un rôle
important pour Char: Georges de La Tour (1593-1652), Georges
Braque (1882-1963), Joan Miró (1893-1983), Alberto Giacometti
(1901-1966), entre autres.
Char pratique le « raccourci »; son travail réside dans
l’épuration de ses phrases jusqu’à les réduire à de fulgurants
instantanés. Cependant, ses aphorismes, malgré les
apparences, n’ont rien de commun avec les maximes. Les
maximes, sèches et précises, tranchent les problèmes, alors que
les formulations condensées de Char marquent le centre de
gravité d’une contradiction fondamentale; elles atteignent un
mystère, mais en préservent l’obscurité. Le fragment serait un
coup de sonde dans l’inconnu, ouvrant une issue ou une
interrogation.

Les poèmes de Char mettent en œuvre une dialectique du clair


Dialectique du et de l’obscur: « Nous ne pouvons vivre que dans l’entrouvert,
clair et de exactement sur la ligne hermétique de partage de l’ombre et de
l’obscur la lumière ». Le poète ne se limite ni à une investigation du rêve,
ni à un chant de la conscience éveillée contemplant le monde; il
doit être surréaliste et réaliste à la fois: « Le poète doit tenir la
balance égale entre le monde physique de la veille et l’aisance
redoutable du sommeil, les lignes de la connaissance dans
lesquelles il couche le corps subtil du poème, allant
indistinctement de l’un à l’autre de ces états différents de la
vie. »

Cette connaissance poétique de Char a le pouvoir étrange


d’éclairer l’obscur en le laissant obscur, de cerner l’inconnu sans
Le jeu d’éléments qu’il cesse d’être inconnu: « Comment vivre sans inconnu devant
contradictoires soi ? »
On pourrait multiplier les formules de Char qui attestent l’aptitude
de la poésie à rassembler les contradictoires dans un monde
unique de poésie et vérité. La poésie réunit l’instant et
l’éternité: « Si nous habitons un éclair, il est au cœur de
l’éternel. »

83
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
La poétique de l’obscur et du lumineux, du conflit et de la
violence régit beaucoup de poèmes de Char: ceux du recueil
Fureur et Mystère se contractent jusqu’à former un noyau
insécable et, à la manière de l’atome, brûlent et éclatent en une
sorte de fission. À côté de ses versants abrupts, où les images
accentuent l’obscur, l’œuvre de Char a aussi ses versants
tempérés, à la lumière semblable à cette lumière de Provence
que le poète ne quitte jamais. Le recueil de Commune
Présence est traversé d’une veine sentimentale, et presque
bucolique. Mais Char ne cesse pourtant de formuler son art
poétique, dont les trois tendances sont explicitées dans Le
Marteau sans maître (ou le texte de Commune Présence,
1964) – dialogue du poète avec lui-même: « Tu es pressé
d’écrire,/ Comme si tu étais en retard sur la vie. / S’il en est ainsi
fais cortège à tes sources. / Hâte-toi. / Hâte-toi de transmettre /
Ta part de merveilleux, de rébellion, de bienfaisance. »

En 1926, Francis Ponge (1899-1988) fait publier Douze petits


écrits, puis plus rien jusqu’en 1942 quand paraît Le Parti pris
Francis Ponge des choses, recueil qui affirme clairement la poétique de Ponge:
il prend le parti des choses, c’est à elles qu’il réserve l’initiative.
C’est un ensemble de textes assez courts sur des choses
(orange, coquillage, cageot), des phénomènes (l’eau, la fin de
l’automne), des gens (le gymnaste, la jeune mère) ou des lieux
(bords de mer, le restaurant Lemeunier).

Le philosophe Jean-Paul Sartre présente les textes de Le Parti


pris des choses comme une tentative révolutionnaire pour faire
dire autre chose aux mots, en parlant d’«autres choses»: «On
voit, par la triple signification indifférenciée du titre, comment
Ponge entend user de l’épaisseur sémantique des mots: prendre
le parti des choses contre les hommes; prendre son parti de leur
existence (contre l’idéalisme qui réduit le monde aux
représentations); en faire un parti pris esthétique.» (Situations I)

En 1948, Ponge publie le recueil Proêmes, titre qui marque le


Poème et prose désir d’abolir la distinction entre poème et prose (le mot résultant
de la contamination de prose et de poème).

Pour ce créateur, l’écriture est la recherche d’une voie


individuelle, ainsi qu’un salut. Comme il le dit dans Rhétorique
(Proêmes):
«Je suppose qu’il s’agit de sauver quelques jeunes gens du
suicide et quelques autres de l’entrée aux flics ou aux pompiers.
Écriture et Je pense à ceux qui se suicident par dégoût, parce qu’ils
rhétorique trouvent que ‘les autres’ ont trop de part en eux-mêmes. On peut
leur dire: donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-
mêmes. Soyez poètes. Ils répondront: mais c’est là surtout, c’est
là encore que je sens les autres en moi-même, lorsque je
cherche à m’exprimer je n’y parviens pas. Les paroles sont
84
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
toutes faites et s’expriment: elles ne m’expriment point. Là
encore j’étouffe. C’est alors qu’enseigner l’art de résister aux
paroles devient utile, l’art de ne dire que ce que l’on veut dire,
l’art de les violenter et de les soumettre. Somme toute, fonder
une rhétorique, ou plutôt apprendre à chacun l’art de fonder sa
propre rhétorique, c’est une œuvre de salut public.»

Atelier d’analyse
Saisi par « la rage de l’expression » (un autre de ses titres), Ponge modifie la notion
même de texte littéraire. Ses textes présentent, sur un sujet initial, une série de
variations datées, de reprises, de retouches, mêlées au journal de l’écrivain, aux
réflexions critiques ou méthodologiques; le lecteur suit le travail de l’écrivain, en
même temps que le fruit, toujours remis en cause, de ce travail. On peut y voir une
influence de la peinture moderne (Chardin, Braque auquel il emprunte la formule
« l’objet, c’est la Poétique », Giacometti) dont il est proche, et du goût pour
l’ébauche vivante, l’esquisse préparatoire, préférées à l’œuvre terminée, déjà morte.
Par là, Ponge contribue à ce mouvement de la littérature moderne commencé avec
Proust, qui identifie progressivement le travail créateur au travail critique et refuse
les notions de génie et de chef-d’œuvre, privilégiant ainsi le travail au détriment de
l’inspiration.

D’origine belge, Michaux (1899-1984) est l’auteur d’une œuvre


poétique abondante. Parmi les écrits de Michaux, mentionnons
Henri Michaux les suivants:

• Qui je fus (1927)


• Ecuador (1929)
• La Nuit remue (1931)
• Un Barbare en Asie (1933)
• Voyage en Grande Garabagne (1936)
• Plume, précédé de Lointain intérieur (1938)
• Exorcismes (1943)
• Passages (1950)
• Face aux verrous (1954)
• Vents et Poussières (1962)
• Façons d’endormi, façons d’éveillé (1969)
• Émergences, Résurgences (1972)
• Choix de poèmes (1976)
• Mouvements (1982)
• Déplacements, dégagements (posthume, 1985)
• Affrontements (posthume, 1986).

Michaux cherche l’essentiel, le secret, soit à travers une série de


voyages, réels ou bien imaginaires, soit par l’exploration d’un
autre monde, celui dont les drogues lui ont ouvert les portes.
Ecuador porte le sous-titre « Journal de voyage », mais cette
découverte de l’Équateur, même si elle correspond à un séjour
réel, est essentiellement une découverte de soi-même.
«J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire: me
parcourir. Là est l’aventure d’être en vie.» (Michaux, Passages)
85
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme
À différents moments du voyage, Michaux tente de se définir par
le biais de réflexions, aphorismes et poèmes: « On dit que je
compte déjà un certain nombre d’années. Je n’ai jamais eu dans
ma vie plus de quinze jours. D’une seconde à quinze jours, voilà
toute ma vie. (…) J’ai sept ou huit sens. Un d’eux: celui du
manque » (Écuador).

Le journal de voyage est un genre idéal pour le fragment, avec


L’unité de base: ses entrées quotidiennes, au gré des déplacements. Chez lui, le
le fragment fragment est un univers composite: à chaque paragraphe,
parfois à chaque phrase (souvent les deux coïncident) s’effectue
un changement de point de vue, une nouvelle visée sur l’objet du
texte. « La phrase est le passage d’un point de pensée à un
autre point de pensée », dit Michaux.

La plupart des livres de Michaux, de Qui je fus à Face aux


Le voyage verrous, sont les récits des voyages intérieurs (imaginaires), le
intérieur poète se repliant sur ses « propriétés », dans « l’espace du
dedans ». Le goût marqué pour l’inconnu, le bizarre, devient
prépondérant. Michaux impose son univers insolite, à mi-chemin
de la sensation et du rêve, par le moyen de la description:
description sur un ton neutre et qui utilise les procédés les plus
prosaïques afin de susciter l’inquiétude poétique.

Les textes de Michaux rapportent les « difficultés » de l’être: la


La difficulté d’être nuit et le cauchemar en sont les moments privilégiés, la peur y
rôde avec la menace, le corps devient le lieu de toutes les
agressions et de toutes les tortures, dans une répétition sans fin.
Mais cet univers recréé dépasse le stade du compte rendu d’une
expérience névrotique grâce à une autre dimension: celle de
l’humour.

La notion de distance, propre à Michaux, est reliée à celle


d’humour. L’écrivain semble ne pas prendre tout à fait au sérieux
l’univers qu’il décrit avec le plus grand sérieux. Cet humour
Distance et trouve la plus efficace incarnation avec le seul personnage qu’il
humour a créé, Plume. Il a écrit quatorze textes courts sur ce
personnage rêveur, ahuri, imperturbable au milieu des
catastrophes, victime résignée qui se défend par une
indifférence souveraine aux soubresauts de ce monde où tout
peut arriver.
L’écriture est pour Michaux l’instrument d’une expérience, de
l’exploration de l’esprit humain, jamais achevé car: « Tout
progrès, toute nouvelle observation, toute pensée, toute
création, semble créer (avec une lumière) une zone d’ombre.
Toute science crée une nouvelle ignorance. Tout conscient, un
nouvel inconscient » (Plume).

86
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme

Dans la «Postface» de Plume, Michaux indiquait (dès 1938) la


problématique d’une certaine écriture contemporaine: celle de
La modernité de textes sans auteur dont la lecture doit donner naissance à d’autres
Michaux écritures:
«Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a
pas fait l’auteur quoiqu’un monde y ait participé. Et qu’importe?
Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances,
tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre
chose. Entre eux, sans s’y fixer l’auteur poussa sa vie. Tu pourras
essayer, peut-être, toi aussi?»

Clés du test d’autoévaluation

1) 1916; Tristan Tzara.

2) Atteindre l’authentique brut, envisagé comme forme et matière


de la poésie.

3) Le compte rendu des rêves; l’écriture automatique.

4) Écrire spontanément tout ce qui se présente à l’esprit sans


aucune intervention de la volonté, de la morale ou de
l’esthétique.

5) André Breton: Nadja, Les Vases communicants; Paul Eluard:


Capitale de la douleur, L’Amour la Poésie, La Rose
publique; Louis Aragon: Feu de joie, Mouvement perpétuel,
Anicet, Le Paysan de Paris; Robert Desnos: Les gorges
froides.

Test de contrôle 6

Effectuez ce test pour valider vos acquis reliés aux changements révolutionnaires
apportés à la littérature du XXe siècle par les dadaïstes, les surréalistes, ainsi que
par les poètes « indépendants ». Faites parvenir ce test à votre tuteur. A cet effet,
ne manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos coordonnées sur la
copie. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le commentaire du tuteur.

Bon courage !

1) Faites une courte, mais pertinente présentation de l’univers surréel de Nadja,


œuvre narrative d’André Breton.
(12 lignes, deux points)

2) Développez le thème de l’amour chez Paul Eluard (recueils: Capitale de la


douleur, Le Phénix) et chez Louis Aragon (Cantique à Elsa).
(16 lignes, trois points)

3) Relevez les associations insolites de mots et d’images dans le poème Les


gorges froides de Robert Desnos.
(10 lignes, deux points)

87
Dada, le surréalisme et au-delà du surréalisme

4) Discutez les caractéristiques de l’aventure scripturale des poètes


« indépendants » (René Char, Francis Ponge, Henri Michaux). A cet effet,
réemployez les repères de la rubrique 6. 4 (l’unité d’apprentissage 6).
(16 lignes, trois points)

Références bibliographiques
Bersani (Jacques) et al., La littérature en France depuis 1945, Bordas, Paris, 1974
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises, XXe siècle,
Hachette, Paris, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Raymond (Marcel), De Baudelaire au surréalisme, Corti, Paris, 1969

88
Existentialisme et littérature

Unité d’apprentissage 7

EXISTENTIALISME ET LITTÉRATURE

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 7 89
7.1 Le courant existentialiste 90
7.2 J.-P. Sartre et l’expérience de l’existentialisme 92
7.3 Simone de Beauvoir et la quête de l’émancipation 96
Test d’autoévaluation 97
7.4 Le sentiment de l’absurde dans l’œuvre de Camus 97
7.5 Révolte et humanisme 102
Clés du test d’autoévaluation 104
Test de contrôle 7 104
Références bibliographiques 105

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 7

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
• Comprendre l’influence de la philosophie existentialiste sur le
développement des lettres françaises, dans l’immédiat après-guerre.
• Distinguer les particularités de l’expression existentialiste dans les œuvres
de Sartre, Simone de Beauvoir et Camus.
• Reconnaître le sentiment de l’absurde, défini par Camus, et ses modes de
réalisation littéraire.
• Expliquer le parcours de l’œuvre de Camus de l’absurde à la révolte.

89
Existentialisme et littérature

7.1 Le courant existentialiste

Les œuvres de Jean-Paul Sartre et d’Albert Camus ont marqué


profondément la vie littéraire de l’après-guerre. On a cru
pouvoir les associer sous le terme d’existentialisme. Le
philosophe français Gabriel Marcel (1889-1973) risque cette
étiquette vers 1943, des journalistes la lancent vers 1945, Sartre
la reprend avec beaucoup de réserves, mais Camus ne cesse,
pour son compte, de la refuser.

Phénomène européen, l’existentialisme, de nature philosophique,


s’intéresse en principal aux situations concrètes (celles de l’homme
dans sa vie quotidienne) et aux expériences affectives (la solitude,
le désespoir de l’homme plongé dans le monde, l’angoisse, la
nausée). Il met l’accent sur l’existence, opposée à l’essence qui
L’existence serait illusoire, problématique, ou du moins résultat et non point de
opposée à
départ de la spéculation philosophique.
l’essence
L’initiateur de cette doctrine philosophique est le Danois Søren
Kierkegaard (1813-1855). Le philosophe allemand Martin
Heidegger (1889-1976) reprend et continue cette doctrine; il
applique la méthode phénoménologique de son maître Edmund
Husserl (1859-1938; philosophe allemand), insiste sur les
sentiments révélateurs de l’existence tels que l’angoisse et
le souci, et décrit cette existence comme une manière de
« transgression » ou d’éclatement. Les méditations de
Heidegger ont influencé les existentialistes français, qu’il
s’agisse de Jean-Paul Sartre, d’Albert Camus ou de Maurice
Merleau-Ponty.
À côté de cet existentialisme athée, il y a eu un existentialisme
chrétien, illustré en Allemagne par Karl Jaspers (1883-1969), en
France par Gabriel Marcel (1889-1973).

Du point de vue de la littérature, les philosophies de l’existence


tendent à combler le fossé qui sépare la philosophie de la
littérature. Heidegger associe fréquemment la recherche
métaphysique et le commentaire des poètes. Merleau-Ponty,
Recherche auteur de la Phénoménologie de la perception (1945), ne
philosophique et cesse de s’interroger sur les écrivains et les artistes. Il assimile
création littéraire même l’effort du philosophe à celui du poète ou du romancier.
Simone de Beauvoir rapporte, dans La Force de l’âge (1960),
l’émerveillement du jeune Sartre à qui le philosophe Raymond
Aron (1905-1983) faisait découvrir, vers 1935, les nouvelles
directions de la philosophie allemande: « Aron désigna son
verre: «‘Tu vois, mon petit camarade, si tu es phénoménologue,
tu pourras parler de ce cocktail, et c’est de la philosophie !’
Sartre en pâlit d’émotion ou presque.»
Quand Albert Camus, dans Le Mythe de Sisyphe (1942), étudie
les apports à l’existentialisme de Kierkegaard, Husserl, Jaspers,
Berdiaev ou Chestov, il fait un essai de philosophe, bien qu’il
s’en défende.
90
Existentialisme et littérature

Pour mémoire
Le climat philosophique de l’existentialisme, avec la grande place qu’il accorde au
tragique et à l’angoisse, avec sa prédilection pour les ambiguïtés, les paradoxes, les
ruptures, s’accommode mal des formes classiques du discours philosophique et
éprouve la tentation des formes littéraires. Tout en gardant sa terminologie et sa
technicité, la philosophie se tourne vers la littérature; la littérature de son côté se fait
interrogation métaphysique. La Nausée (1938) de Sartre est à sa manière un
journal métaphysique. Camus, dans L’Étranger (1942), ne se propose pas l’étude
psychologique d’un cas singulier, mais remet en cause la relation de l’homme avec
la société et le monde. Même ses textes les plus « solaires », comme ceux de
L’Eté, ne rompent pas complètement avec l’interrogation ou avec l’angoisse: dans
l’univers méditerranéen, où tout est équilibre, la plénitude qui monte de la mer
silencieuse reste une « plénitude angoissée ».
Avec l’occupation allemande et la Résistance, les œuvres de Sartre et de Camus
abandonnent peu à peu les thèmes de la solitude pour ceux de la solidarité. La
première manière de l’existentialisme, avec ses images sombres, désespérées, a
persisté dans des pièces comme Huis clos (Sartre) ou Le Malentendu (Camus)
(1944), répondant par là au désarroi des esprits qui voyaient s’effondrer les morales
rassurantes. Mais, engagé dans la Résistance, l’existentialisme était à la recherche
d’un nouvel humanisme.

Paul Sartre annonce, dans une conférence, que l’existentialisme


est un humanisme, et il évoque avec sympathie l’œuvre de
Saint-Exupéry, comme le fait aussi Merleau-Ponty. Camus dirige
une collection intitulée « Espoir », où il se donne pour tâche le
Existentialisme et dépassement du nihilisme. Dans les années 1945-1950, Sartre
humanisme (le drame Les mains sales, 1948) et Camus (la pièce Les
Justes, 1949) s’interrogent sur l’usage de la violence, sur les
relations entre la politique et la morale, la révolte et la révolution.
Marqué par la Seconde Guerre mondiale, l’existentialisme veut
rendre compte de cette tragédie.
Le roman La Peste (1947) de Camus, Les Chemins de la
liberté (1945-1949) de Sartre, tentent d’exprimer, sous une
forme allégorique ou historique, cet humanisme qui refuse de
s’incliner passivement devant les catastrophes de l’histoire.
Camus cherche un humanisme qui résiste à l’histoire et à toutes
les formes de totalitarisme, Sartre, au contraire, esquisse un
humanisme qui s’intégrerait à l’histoire et en accepterait les
violences.

En savoir plus
À partir de 1950, l’humanisme des écrivains existentialistes résiste mal aux chocs
de l’histoire. D’autre part, Sartre transforme de plus en plus l’existentialisme en une
réflexion sur le marxisme. Camus, au contraire (L’Homme révolté, 1951), fait le
procès des révolutions totalitaires qui érigent le meurtre en système et en raison
d’État. Mais, dans les deux cas, l’existentialisme semble avoir perdu son ambition
de donner à l’histoire une forme humaine.

91
Existentialisme et littérature
Après 1960, avec la mort de Camus et de Merleau-Ponty, l’existentialisme s’efface
peu à peu. L’humanisme, le subjectivisme, la réflexion sur l’histoire, les notions de
conscience, de situation, de projet, de liberté disparaissent de l’horizon de la
philosophie. On parle avec le psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981) de
« décentrement du sujet », on pense avec l’anthropologue Claude Lévi-Strauss que
« le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le
dissoudre », et avec le philosophe Michel Foucault (1926-1984) que « l’homme »
pourrait s’effacer « comme à la limite de la mer, un visage de sable ».
D’une manière plus générale, la philosophie s’éloigne des thèmes de l’existence et
de leur expression dramatique pour s’attacher au concept, au système, à la
structure. En 1970, l’existentialisme perd son pouvoir stimulant.

7.2 Jean-Paul Sartre et l’expérience de l’existentialisme


Chez Sartre (1905-1980), l’existentialisme s’exprime non
seulement dans des œuvres philosophiques, mais aussi dans
des romans et des pièces de théâtre.

Pour mémoire
Le philosophe. Il publie un essai sur L’Imagination (1936), complété par
L’Imaginaire (1940), et en 1939 l’Esquisse d’une théorie des émotions; mais
ses deux principaux ouvrages philosophiques sont L’Être et le Néant (1943) et la
Critique de la raison dialectique (1960).
Le romancier. En 1938, Sartre publie La Nausée et, l’année suivante, un recueil de
récits, Le Mur. En 1945, Sartre fait paraître les deux premiers tomes des Chemins
de la liberté: « L’Âge de raison » et « Le Sursis »; un troisième, en 1949: « La Mort
dans l’âme »; le dernier volume de cette œuvre sera posthume.
L’auteur dramatique. Les Mouches (1943), Huis clos (1944), Les mains sales
(1948), Le Diable et le Bon Dieu (1951), etc.
L’essayiste. Sartre a écrit de nombreux essais de critique philosophique, littéraire,
politique ou sociale: les dix Situations (1947-1976), les études sur Baudelaire
(1947), sur Flaubert (L’Idiot de la famille, 1971-1972), un récit autobiographique,
Les Mots, etc.
En 1964 il refuse le prix Nobel de littérature.

Normalien [L’École Normale supérieure a joué un rôle


prépondérant dans les Lettres Françaises], agrégé de
philosophie, Sartre a acquis une connaissance approfondie de la
pensée des philosophes marquants. Les recherches
phénoménologiques de Husserl, dont il a suivi les cours lors d’un
séjour à l’Institut français de Berlin (1933-1934), ont un grand
retentissement sur lui. Sartre enseigne, avant la Seconde Guerre
mondiale, en province, puis dans la capitale.

L’existentialisme de Sartre s’appuie sur un postulat qui, à ses


Existentialisme et yeux, est une évidence: l’existence de l’homme exclut l’existence
athéisme de Dieu. Pour lui, l’homme est l’avenir de l’homme, l’homme est
ce qu’il se fait; l’homme ne peut compter que sur lui-même pour
92
Existentialisme et littérature
justifier son existence et donner un sens à sa vie. Sartre
repousse ainsi les notions de déterminisme et de destin: les
« existants » sont les artisans de leur propre existence.

L’homme est donc responsable de sa vie. Condamné à être


Situation et liberté libre, l’homme doit se construire en recourant à ses propres
forces, mais le problème de la liberté ne se pose pas dans
l’abstrait, car nous sommes toujours « en situation » (engagés
dans une situation donnée: dans un ensemble de conditions
historiques et matérielles), ce qui nous oblige à choisir; le choix
constitue notre liberté. L’homme a prise sur le réel par l’action.
L’acte authentique est celui par lequel il assume sa situation, et
la dépasse en agissant (ainsi Oreste dans Les Mouches).

La philosophie de Sartre tend donc vers l’action. Mais au


Liberté et valeur moment de l’engagement, nous attend l’angoisse: sur quoi
fonder notre choix ? quel sera le critère de l’acte authentique ?
Sartre rejette le bien et le mal (valeurs consacrées) considérés
comme des absolus.

Journal d’un « individu » solitaire qui rompt tous les liens avec la
société de Bouville (cette ville de province nous fait penser au
La Nausée Havre où Sartre a enseigné) pour mettre à nu l’existence, La
Nausée est en parfaite rupture avec les modèles du roman
français. Son personnage, Roquentin, passe par une série de
désillusions, les mythes rassurants qui justifiaient son existence
s’effondrant les uns après les autres. Ces désillusions sont
autant de démystifications: l’illusion des aventures se dissipe, et
avec elle le roman tel que le concevait Malraux; les instants
privilégiés sont un simple leurre, et par là c’est le roman
proustien qui est récusé.

Pour mémoire
Antoine Roquentin s’est fixé à Bouville pour achever des recherches historiques. Il
déteste ce travail factice et finit par l’abandonner. En renonçant à écrire la vie du
marquis Adhémar de Rollebon, il écarte la narration historique pour s’intéresser de
plus en plus à ce qui l’entoure.
Il note dans son journal ses réflexions amères et ses aventures décevantes.
Roquentin observe que les gens de Bouville ont besoin de vivre ensemble, de « se
mettre à plusieurs » pour exister, alors qu’il est entièrement seul. Il décrit la tristesse
d’un dimanche en province. Roquentin raconte sa visite au musée où s’étalent les
portraits des célébrités locales, figées dans leur assurance niaise et agressive.
Il rapporte avec pitié les propos de l’Autodidacte: c’est un humaniste naïf, dérisoire,
qui voue sa vie à la lecture des livres de la bibliothèque municipale, selon l’ordre
alphabétique; il se flatte de travailler au salut de ses semblables, armé de quelques
idées conventionnelles ainsi que de quelques formules creuses. Dans des moments
de crise, Roquentin éprouve, à l’égard des choses, des hommes et de lui-même
une nausée, l’existence lui semblant vaine et superflue. Tout est de trop, les
hommes comme les choses: « L’existence s’était soudain dévoilée (…). Nous étions

93
Existentialisme et littérature
un tas d’existants gênés, embarrassés de nous-mêmes; nous n’avions pas la
moindre raison d’être là, ni les uns ni les autres (…). De trop: c’était le seul rapport
que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux (…). Et moi…moi
aussi j’étais de trop. » Il rêve pourtant d’écrire un livre qui, en laissant une trace de
son expérience vécue, lui permette de « s’accepter ».

Le journal de Roquentin, métaphysique et satirique, semble tout


détruire. Mais il décrit aussi la libération d’une conscience qui se
refuse à « être » quoi que ce soit, et qui découvre en
L’héroïsme de l’ « existence » comme un défaut de l’« être »: l’homme accepte
l’écriture l’idée que rien ne le justifie. Finalement, Roquentin constate que
s’il est une justification, c’est celle de l’œuvre de jazz entendu
dans un café.
À l’horreur du monde, ce personnage, pour lequel exister, c’est
être de trop, opposera l’héroïsme de l’écriture. C’est là un
recours, assez traditionnel, à la création artistique pour trouver
une justification à l’existence.

En savoir plus
Les pièces de Sartre n’annoncent pas le renouvellement des formes qui va
s’accomplir avec Beckett, Ionesco et Genet. Son originalité tient beaucoup moins à
la forme qu’aux thèmes, et à la permanence d’un même projet: le drame sartrien
évoque des « libertés qui se choisissent dans des situations », plus précisément
« le moment qui engage une morale et toute une vie ».
Modernité des mythes antiques
Après Jean Giraudoux (1882-1944), dans sa pièce Electre (1937), Sartre
renouvelle, dans Les Mouches, le mythe d’Electre. Pour Sartre, l’acte d’Oreste
devient le symbole de la liberté humaine, incompatible avec l’existence de Dieu, de
la responsabilité assumée dans un geste authentique (le crime), étranger aux
notions traditionnelles de Bien et de Mal (voir surtout l’acte II de la pièce).
Dans la mythologie grecque, dont s’inspire Eschyle (dans sa trilogie dramatique
l’Orestie), Oreste est le fils d’Agamemnon, chef des armées grecques pendant la
guerre de Troie, et de Clytemnestre qui, en l’absence de son mari, a pris Egisthe
pour amant. Au retour d’Agamemnon, Egisthe le tue. La sœur d’Oreste, Electre,
pour venger son père, se retourne contre sa mère (cet aspect sera exploité par
Giraudoux). Elle pousse son frère à exécuter cette vengeance: c’est le sujet de la
pièce de Sartre. Oreste commettra un autre mal (tuer non seulement Égisthe, mais
aussi Clytemnestre, sa mère) pour vaincre le mal (l’oppression). Une fois ce forfait
accompli, Électre désavouera son frère.
Les Mouches, pièce écrite sous l’occupation allemande, montre une conscience se
découvrant elle-même dans la révolte: Oreste y jette un défi aux dieux et aux tyrans.
À la différence des tragédies d’Eschyle, où l’homme est soumis aux lois des dieux,
sa destinée étant donc déterminée par eux une fois pour toutes à l’avance, chez
Sartre l’homme a la liberté de choisir. Oreste choisit de s’élever contre l’oppression
et détourne sur lui fautes et remords (il est un « voleur » de remords): il est
poursuivi par les « mouches » - qui incarnent les Érinyes (déesses grecques de la
vengeance), pour que les autres, les habitants d’Argos, victimes de la tyrannie
d’Égisthe, puissent tenter de vivre en liberté.

94
Existentialisme et littérature

Par sa révolte radicale, Oreste met en cause le fondement de


La révolte l’identité: celle du groupe social et de sa législation. Il rejette la
d’Oreste nature, symbolisée par sa mère, ainsi que la loi (paternelle,
citadine, divine). Oreste coupe ainsi les liens avec le groupe
social et s’exile de son propre gré. En brisant tous les liens, il
devient un « étranger à lui-même », comme il le dit dans un
dialogue avec Jupiter [le maître des dieux dans le panthéon
romain, assimilé au Zeus grec; protecteur de la cité et de l’État
romains]: « Étranger à moi-même, je sais. Hors nature, contre
nature, sans excuse, sans autre recours qu’en moi. Mais je ne
reviendrai pas sous ta loi: je suis condamné à n’avoir d’autre loi
que la mienne. »

Idées à retenir 
La pièce Huis clos évoque le problème des relations avec autrui. L’action se passe
en enfer: les personnages, un homme, Garcin, et deux femmes, Inès et Estelle, sont
des morts qui vont subir leur supplice. Ils se décident à jeter leurs masques et à
avouer leurs crimes, en espérant que par là ils tenteront de se supporter et de
s’entraider.
Mais tout est en vain puisque l’enfer, ce n’est ni les pals, ni les grils; l’enfer, c’est le
regard d’autrui qui éclaire de manière implacable le secret honteux de chacun d’entre
nous. Les pires tortures corporelles sont moins redoutables que cette atroce
souffrance morale.
Dans la scène V, Garcin, le lâche qui se prenait pour un héros, Estelle, l’infanticide,
qui a causé en outre la mort de son amant, et Inès, une femme qui n’aime pas les
hommes et se déclare méchante, sont enfermés dans une même pièce, où ils se
torturent mutuellement.
Chacun ne peut se voir que par les yeux des autres: « Tous ces regards qui me
mangent… », dit Garcin. « Vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus
nombreuses. (…) Alors c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous rappelez:
le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril, l’enfer, c’est
les autres. » (italiques rajoutés) Chacun est un bourreau pour les deux autres,
comme l’avait d’ailleurs bien compris Inès.
Dans la même scène, nous retrouvons une pensée essentielle de Sartre: l’idée que
nous nous faisons nous-mêmes et que nos intentions ne comptent pas; ce sont nos
actes qui nous jugent:
« Garcin (…): Écoute, chacun a son but, n’est-ce pas ? Moi, je me foutais de
l’argent, de l’amour. Je voulais être un homme. Un dur. J’ai tout misé sur le même
cheval. Est-ce que c’est possible qu’on soit un lâche quand on a choisi les chemins
les plus dangereux ? Peut-on juger une vie sur un seul acte ?
Inès: Pourquoi pas ? Tu as rêvé trente ans que tu avais du cœur; et tu te passais
mille petites faiblesses parce que tout est permis aux héros [Garcin torturait sa
femme « parce que c’était facile »; elle en est morte]. Comme c’était commode ! Et
puis, à l’heure du danger (…) tu as pris le train pour Mexico [au début d’une guerre,
au lieu d’affirmer son pacifisme, il a fui; arrêté, il a été fusillé].
Garcin: Je n’ai pas rêvé cet héroïsme. Je l’ai choisi. On est ce qu’on veut.
Inès: Prouve-le. Prouve que ce n’était pas un rêve. Seuls les actes décident de ce
qu’on a voulu.» (italiques rajoutés)

95
Existentialisme et littérature

7.3 Simone de Beauvoir et la quête de l’émancipation


Compagne de Sartre, Simone de Beauvoir (1908-1986) est
comme lui agrégée de philosophie et partage avec lui un
anticonformisme social qui la fait rejeter ses origines
bourgeoises.
Elle allie sa formation de philosophe et son talent de romancière,
tout en donnant à l’existentialisme une tonalité personnelle.
Elle a écrit des essais (par exemple, Pour une morale de
l’ambiguïté, 1947), des romans (L’Invitée, 1943; Le Sang des
autres, 1945; Tous les hommes sont mortels, 1946; Les
Mandarins, 1954, roman qui obtient le Prix Goncourt) et des
mémoires (Mémoires d’une jeune fille rangée, 1958; La Force
de l’âge, 1960; La Force des choses, 1963; Une Mort très
douce, 1964; La Vieillesse, 1970).

Son œuvre est dominée par les idées de liberté et de mort, par
des réflexions sur la condition de la femme ou par les problèmes
de la relation à l’autre et de l’émancipation totale (intellectuelle,
Les thèmes morale et sociale). L’Invitée renouvelle l’éternel thème de la
dominants jalousie: Françoise tue Xavière, « l’invitée », dont elle ne
supporte ni l’immixtion entre elle et Pierre ni la présence critique
qui menace, lui semble-t-il, son autonomie morale. Ce roman
rompt avec les procédés d’analyse psychologique demandés par
le sujet traité et pose sous une forme dramatique le problème de
la relation à autrui; à travers ses deux héroïnes opposées,
Françoise et Xavière, le roman esquisse une nouvelle image de
la femme dont les traits marquants seront la lucidité, l’énergie et
l’âpreté.
Le thème de l’aspiration illusoire à l’immortalité est au centre du
roman Tous les hommes sont mortels: après avoir conquis
l’immortalité, un homme traverse les siècles en proie à un
désespoir impossible à apaiser par la mort. La forme trop
didactique de ce roman sera reconnue par Simone de Beauvoir
elle-même dans l’intelligente autocritique de La Force de l’âge.

Pour aller plus loin


Le roman Les Mandarins constitue une sorte de chronique des espoirs et des
désillusions des intellectuels après 1945. Ce roman consacre la fin de
l’existentialisme, les écrivains y étant assimilés aux mandarins de la Chine.
L’ensemble des mémoires de Simone de Beauvoir fait voir son souci d’éclairer les
problèmes de la femme, mais aussi de relater minutieusement la vie intellectuelle
de la génération « existentialiste ».
Si Les Mandarins sont déjà des mémoires transposés se référant à la
« chapelle » existentialiste et aux rapports entre Sartre et Camus après la
Libération, les Mémoires d’une jeune fille rangée, qui tracent l’histoire d’une
émancipation, deviennent un véritable roman.

96
Existentialisme et littérature


Test d’autoévaluation
Pour exercer vos connaissances liées à l’existentialisme et à
l’œuvre de Sartre, il est utile pour vous de répondre aux
questions ci-dessous. Pour vérifier vos réponses, consultez la
rubrique Clés du test d’autoévaluation.

1) Sur quoi met l’accent la doctrine existentialiste ?

2) Énumérez les genres dans lesquels Sartre a donné forme à


ses idées existentialistes.

3) Présentez quelques idées fondamentales de l’existentialisme


sartrien.

4) Quel personnage sartrien dit: « Ma place n’est nulle part, je


suis de trop » ?

5) Quels sont les thèmes dominants de l’œuvre de Simone de


Beauvoir ?

7.4 Le sentiment de l’absurde dans l’œuvre de Camus


Le premier écrit important d’Albert Camus (1913-1960) est un
recueil d’essais, L’Envers et l’Endroit (1937), où se fait voir
l’enracinement algérois de l’écrivain. Dans cet ouvrage quasi
autobiographique, l’auteur réunit des images de la quête de soi,
de la vie quotidienne, de l’angoisse, de la pauvreté, de la
solitude, de la mort, mais aussi de l’amour d’un monde lumineux,
en particulier celui de la nature méditerranéenne.
Noces (1938) est un autre recueil qui comprend quatre récits
lyriques: Noces à Tipassa, Le Vent à Djemila, L’Été à Alger, Le
Désert; ces récits témoignent de l’amour pour la vie, associé
parfois à la pensée de la mort.
La prise de conscience du non-sens de la vie et le sentiment de
l’absurdité du destin humain sont traduits dans Le Mythe de
Sisyphe, essai sur l’absurde (1942), le roman L’Étranger
(1942), ainsi que dans deux pièces de théâtre: Caligula et Le
Malentendu (1944).

97
Existentialisme et littérature
N’oublions pas que, sous l’occupation allemande, Camus tient
une place importante dans la Résistance et devient, en 1944,
rédacteur en chef du journal Combat; les articles qu’il y publie
seront rassemblés sous le titre d’Actuelles. Cet engagement
existentiel aura une certaine influence sur son itinéraire
philosophique et littéraire. Ses œuvres illustrant les thèmes de
l’absurde et de la solitude cèdent le pas à des écrits qui mettent
au premier plan la révolte et la solidarité. Ce nouvel humanisme
se fait voir dans le roman La Peste (1947) et dans deux pièces,
L’État de siège (1948), Les Justes (1949), avant de s’exprimer
dans l’essai L’Homme révolté (1951).
Viennent ensuite le roman La Chute (1956) et le recueil de
nouvelles L’Exil et le Royaume (1957).
En 1957, Camus obtient le Prix Nobel de littérature.
Mentionnons également les Carnets de Camus: Carnets I
(Carnets mai 1935-février 1942), publiés en 1962, et Carnets
II (Carnets janvier 1942-mars 1951), qui datent de 1964.

Bien qu’apparenté à l’existentialisme, Albert Camus - écrivain né


en Algérie, terre à laquelle il reste attaché toute sa vie - s’en est
nettement détaché. Il a relié son nom à ce qu’il a appelé une
« Une sensibilité sensibilité absurde, définie au début de son Mythe de Sisyphe:
absurde » « Les pages qui suivent traitent d’une sensibilité absurde qu’on
peut trouver éparse dans le siècle – et non d’une philosophie
absurde (…). »
Cette « sensibilité » est reprise dans le roman L’Étranger et au
théâtre: Caligula, Le Malentendu. Ces trois écrits composent,
aux dires mêmes de l’auteur, le cycle de l’absurde.

Sisyphe est roi légendaire de Corinthe, célèbre pour ses crimes;


il a été condamné, dans les Enfers, à rouler sur la pente d’une
montagne un rocher qui retombait toujours avant d’avoir atteint
Le Mythe de le sommet.
Sisyphe
Le mythe de Sisyphe est considéré comme le symbole de la
condition humaine.
Pour la plupart des hommes, réfléchit Camus dans son Mythe
de Sisyphe, vivre se réduit à « faire les gestes que l’habitude
commande ». La prise de conscience du caractère dérisoire de
cette habitude, de « l’absence de toute raison profonde de
vivre », du « caractère insensé de cette agitation quotidienne »,
de « l’inutilité de la souffrance » peut naître de plusieurs
expériences affectives, personnelles. Ainsi, « cet insaisissable
sentiment de l’absurdité » surgit de la « nausée » provoquée par
le caractère machinal de l’existence sans but.

98
Existentialisme et littérature

Une comparaison
La « nausée », ou l’étrange malaise, est aussi éprouvée par Antoine Roquentin de
La Nausée de Sartre; ce personnage l’analyse dans son journal. Sartre lui-même a
connu personnellement cette nausée: un sentiment d’horreur (d’angoisse) devant le
fourmillement de la contingence. Mais, dans sa philosophie, cette expérience de
l’absurde doit être dépassée; la prise de conscience de l’absurde engage l’homme
à exercer sa liberté: dépassant l’existence, il doit tendre vers l’être grâce à la
création ou à l’action.
Le sentiment de l’absurdité, continue Camus dans son essai Le
Mythe de Sisyphe, vient également de l’idée que tous les jours
d’une vie sans éclat sont subordonnés au lendemain, que « le
temps nous porte », tout comme de la certitude de la mort. Enfin,
la découverte de l’absurdité de la vie serait due au sentiment de
l’étrangeté de la nature, de l’hostilité primitive du monde, face
auquel on se sent étranger.

En fait, ce n’est pas le monde qui est absurde, mais la


confrontation de son caractère irrationnel et de ce désir de clarté
dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. Alors l’absurde
Définition de n’est ni dans l’homme ni dans le monde, mais dans leur
l’absurde présence commune. L’absurde provient de leur antinomie:
« l’homme se trouve devant l’irrationnel, lisons-nous dans l’essai
camusien. Il sent en lui son désir de bonheur et de raison.
L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le
silence déraisonnable du monde. (…) L’irrationnel, la nostalgie
humaine et l’absurde qui surgit de leur tête-à-tête, voilà les trois
personnages du drame qui doit nécessairement finir avec toute
la logique dont une existence est capable. » (souligné par nous)

L’écrivain tire de l’absurde trois conséquences: la révolte, la


Trois liberté et la passion. Selon Camus, la révolte confère à la vie son
conséquences de prix et sa grandeur, exalte l’intelligence et l’orgueil de l’homme
l’absurde aux prises avec une réalité qui le dépasse; il sait que « dans
cette conscience et dans cette révolte au jour le jour, il témoigne
de sa seule vérité qui est le défi ».
L’homme absurde, c’est-à-dire l’homme conscient de l’absurde,
laisse de côté le problème de « la liberté en soi », qui n’aurait de
sens qu’en relation avec la croyance en Dieu. Il éprouve
seulement sa propre liberté d’esprit ou d’action. Jusqu’à la
rencontre de l’absurde, il avait l’illusion d’être libre, mais était
esclave de l’habitude ou des préjugés qui ne donnaient à sa vie
qu’un semblant de valeur ou de but. La découverte de l’absurde
lui permet de voir d’un regard neuf: il est profondément libre dès
qu’il connaît sa condition sans espoir et sans lendemain.
Vivre dans un univers dépourvu de signification, absurde donc,
consiste à multiplier avec passion les expériences, pour « être
en face du monde le plus souvent possible ». « Sentir sa vie, sa

99
Existentialisme et littérature
révolte, sa liberté, et le plus possible, insiste Camus, c’est vivre
et le plus possible. (…) Le présent et la succession des présents
devant une âme sans cesse consciente, c’est l’idéal de l’homme
absurde. »

Camus reconnaît en Sisyphe le héros absurde. Au moment où


Sisyphe: le héros Sisyphe redescend une fois de plus vers la plaine, il lui prête la
absurde et révolte, la liberté et la passion. En prenant conscience de la
heureux vanité de ses efforts, Sisyphe se rend supérieur à ce qui
l’écrase. Il s’empare de son propre destin, fonde sa grandeur sur
la lutte et tire de cet univers sans maître le seul bonheur qui soit
accessible à l’homme: Sisyphe « enseigne la fidélité supérieure
qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout
est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni
stérile ni fertile. (…) La lutte elle-même vers les sommets suffit à
remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Le narrateur du roman L’Étranger, Meursault, jeune Algérois,


est un personnage singulier, apparemment dépourvu de toute
sensibilité, de curiosité et d’élan. Ce modeste employé de
bureau vit dans l’immédiat et ne se conforme pas aux valeurs
sentimentales et morales de la société d’Alger. Sans ambition ou
raisons de changer sa vie, il refuse la proposition faite par son
patron de travailler à Paris. Meursault se comporte comme si la
vie n’avait pas de sens; au moment d’agir, il note que « ça lui est
égal »: « Le soir, Marie est venue me chercher et m’a demandé
L’Étranger si je voulais me marier avec elle. J’ai dit que cela m’était égal et
que nous pourrions le faire si elle le voulait. »
Un dimanche, sur une plage, avec la « complicité » d’un soleil
aveuglant, il tue un Arabe, qu’il ne connaît même pas, de quatre
coups de revolver.
Meursault raconte ensuite son procès. Ce personnage, qui n’a
pas conscience d’être un criminel, scandalise le procureur, les
juges, même son avocat. Il leur apparaît comme étranger à leur
monde puisqu’il ignore les principes qui donnent un sens à leur
propre vie. Le procureur lui reproche non pas tant d’avoir tué un
homme, mais de s’être montré insensible à l’enterrement de sa
mère, puis de s’être baigné et d’être allé au cinéma le
lendemain. Ce comportement est interprété comme la preuve
qu’il n’a « rien d’humain »; on l’accuse d’avoir « enterré sa mère
avec un cœur de criminel ». Condamné à mort, l’insensible
Meursault a un moment d’explosion: c’est à l’occasion de la
visite de l’aumônier [ecclésiastique] dans sa prison. Le
condamné déclare qu’il ne croit pas en Dieu, mais l’aumônier, en
le quittant, lui promet de prier pour lui. Ne se dominant plus,
Meursault lui crie sa révolte et ses certitudes: la plus précieuse
est celle d’être vivant, la plus intolérable, celle de la mort; de
même, il proclame le caractère indifférent de nos actes, parce
que nous sommes tous condamnés à mort.

100
Existentialisme et littérature

Un portrait de Meursault
« L’homme absurde, jeté dans ce monde, révolté, irresponsable, n’a ’rien à
justifier’. Il est innocent. Innocent (…), avant l’arrivée du pasteur qui lui enseigne le
Bien et le Mal, le permis et le défendu: pour lui tout est permis. (…) Un innocent
dans tous les sens du terme (…). Et cette fois nous comprenons pleinement le titre
du roman (…). L’étranger qu’il veut peindre, c’est justement un de ces terribles
innocents qui font le scandale d’une société parce qu’il n’accepte pas les règles de
son jeu. Il vit parmi des étrangers, mais pour eux aussi il est un étranger. C’est pour
cela que certains l’aimeront, comme Marie, sa maîtresse, qui tient à lui ’parce qu’il
est bizarre’; et d’autres le détesteront pour cela, comme cette foule des assises
dont il sent tout à coup la haine monter vers lui. » (J.-P. Sartre, Situations, I)

Un univers de Ce roman de Camus construit un univers de l’indifférence et de


l’indifférence et l’exil. « Aujourd’hui, Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne
de l’exil sais pas… », reconnaît Meursault, ce héros-narrateur, étranger
au monde et à lui-même, étranger aussi à tout souci de
s’analyser ou de se justifier.

Convergences
La narration se borne à décrire un comportement vu à la fois de l’intérieur (puisque
Meursault raconte sa propre existence) et de l’extérieur (puisqu’il refuse de
s’interroger sur ses sentiments), en rappelant la technique de certains romanciers
américains comme Faulkner, Hemingway ou Steinbeck (Sartre l’a bien montré dans
Situations I). L’influence de l’écrivain tchèque (de langue allemande) Franz Kafka
(1883-1924), surtout de son roman Le Procès, est également sensible dans
l’évocation du procès et de l’exécution de Meursault. De même, l’histoire de cet
employé de bureau, qui sort de la monotonie quotidienne pour tuer un Arabe parce
que le soleil l’éblouissait, assistant à son procès sans jamais se convaincre que
c’est bien de lui qu’il s’agit pourrait faire penser à un roman policier de Georges
Simenon (écrivain belge d’expression française, 1903-1989).

L’Étranger se compose de deux parties qui ne se situent pas


sur le même plan. La première partie, qui finit par le meurtre de
l’Arabe, est un récit au jour le jour, sans perspective temporelle:
les instants, les sensations et les constatations se succèdent,
leur équivalence étant rendue par des phrases brèves au passé
composé que rien ne semble relier entre elles; ces phrases
La structure du suggèrent la discontinuité absurde des gestes ou des
roman sentiments. Dans cet univers morne, Meursault tue, sans savoir
pourquoi. La dérisoire dispute qui précède son acte ne pourrait
l’expliquer. Ce meurtre livre Meursault au monde des hommes et
des juges.
Dans la seconde partie, la prison remplace la mer. Le
personnage passe alors de la conscience spontanée à une
conscience réfléchie, parfois même révoltée. L’appareil judiciaire
reconstitue de l’accusé une image dans laquelle il ne peut se
reconnaître. Jusqu’au bout il se sent innocent. Le procès est

101
Existentialisme et littérature
d’ailleurs étrange; on ne lui reproche presque jamais son
meurtre, mais, nous le rappelons, presque toujours son
insensibilité à la mort de sa mère.
Dans les dernières lignes du roman, avant de mourir, Meursault
retrouvera l’accord avec le monde naturel qu’il aperçoit: « Des
bruits de campagne montaient jusqu’à moi. Des odeurs de nuit,
de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse
paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée (…)
devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais
pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De
l’éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j’ai senti que j’avais
été heureux et que je l’étais encore. »

En savoir plus
Caligula
Dans la pièce d’Albert Camus, la démence de l’empereur romain Caligula (37-41)
relève de la logique de l’absurde. Devant le cadavre de sa sœur et amante Drusilla,
il découvre que « ce monde tel qu’il est fait n’est pas supportable » et que « les
hommes meurent et ne sont pas heureux ». Puisque rien n’a de sens, il décide de
se libérer de toute règle et de jouer, dans sa toute-puissance, le jeu de l’Absurde,
en multipliant folies et crimes.
L’échec de sa devise « tout est permis »
Caligula tentera en vain de « donner des chances à l’impossible », en cherchant à
se procurer la lune, le bonheur ou l’immortalité, « quelque chose qui soit dément
peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde ». Il s’imagine de s’égaler aux dieux, de
prendre « leur visage bête et incompréhensible », et se montre comme eux
déraisonnable, insensible, cruel, injuste. Affirmant ainsi sa puissance et sa liberté, et
épuisant « tout ce qui peut le faire vivre », il espère à la fois révéler à ses victimes
l’absurdité du monde et les rendre libres en tuant les préjugés qui les tenaient
esclaves.
Par son entreprise de destruction, il passe de l’absurdité au nihilisme, et meurt
conscient de son échec: « Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à rien. Ma
liberté n’est pas la bonne. »

7.5 Révolte et humanisme


L’absurde, en affirmant l’équivalence de toutes les entreprises
humaines, aurait pu orienter vers la violence. Dans ses Lettres à
un ami allemand (écrites dès le temps de l’Occupation), Camus
s’élève contre les théories de cet ancien ami qui justifie la
politique hitlérienne de conquête par le « tout est permis ».
À la tentation de violence démente qu’accepte le nazi, mais
aussi Caligula, l’auteur oppose son exigence de justice et son
refus du désespoir:
« J’ai choisi la justice pour rester fidèle à la terre. Je continue à
croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que
quelque chose en lui a du sens, et c’est l’homme, parce qu’il est
le seul être à exiger d’en avoir. »

102
Existentialisme et littérature
Une fois admise « l’injustice éternelle » du monde, du destin et
des dieux, il reste à l’homme à donner un sens à ce monde qui
n’en possède aucun, à créer un peu de justice face à ce que le
destin ignore. Dès lors, les héros de Camus cessent d’être des
étrangers pour entrer dans la communauté: à Meursault, un
meurtrier condamné à mort, va succéder, dans La Peste, le
docteur Rieux dont la vie est une lutte contre la mort.

L’essai L’Homme révolté invite le lecteur à méditer sur la


révolte qui, dans Le mythe de Sisyphe, accompagnait la prise
Le cycle de la
de conscience de l’absurde et du néant des valeurs dans un
révolte
monde où « tout est permis. »
« Je me révolte, donc nous sommes », écrit Camus dans
L’Homme révolté, se séparant sur ce point des existentialistes,
en particulier de Sartre lequel, dans son Baudelaire, opposait la
mauvaise foi stérile de la révolte aux tâches constructives de la
révolution. « L’analyse de la révolte, affirme Camus, conduit au
moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le
pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée
contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de
permanent à préserver ? »
À la passion de l’homme absurde qui plaçait le bonheur dans la
multiplicité des expériences, épuisant la vie en solitaire,
l’examen de l’homme révolté substitue une valeur collective, la
nature humaine, qui justifie la sympathie, la communion, le
service des autres.
Une vision historique de la révolte permet à l’auteur de vérifier si
cette révolte « reste fidèle à sa noblesse première ou si, par
lassitude et folie, elle l’oublie au contraire dans une ivresse de
tyrannie et de servitude. » Camus condamne la terreur des
dictatures fascistes, qui justifient le meurtre par la loi du plus fort.
Il s’indigne aussi contre les régimes totalitaires, qui présentent le
meurtre comme une nécessité provisoire pour préparer
l’avènement d’une société où les hommes seront heureux et où
la terreur ne sera plus nécessaire. Comment admettre qu’il faille
consentir à l’annihilation provisoire des valeurs humaines pour
que celles-ci soient un jour respectées ? À ce propos, Camus,
qui dans sa jeunesse avait adhéré quelque temps au parti
communiste, rompt avec les communistes et même avec Sartre.
À l’intransigeance révolutionnaire, Camus oppose la pensée
solaire des Grecs, cette « pensée de midi », faite d’équilibre et
de sens du relatif, qui repousse les mirages de l’absolu, et par
laquelle la révolte se prononce en faveur de la vie, non contre
elle. Ce qui est en notre pouvoir, mais exige une tension
constante pour garder la mesure, se résume dans cette formule:
« Apprendre à vivre et à mourir et, pour être homme, refuser
d’être dieu. » Cette pensée pourrait être une bonne introduction
au roman La Peste, qui sera analysé plus loin (cf. unité
d’apprentissage 8).

103
Existentialisme et littérature

Clés du test d’autoévaluation

1) Cette doctrine met l’accent sur l’existence, opposée à


l’essence.

2) Écrits philosophiques; romans; pièces de théâtre.

3) L’existence de l’homme exclut l’existence de Dieu; l’homme est


« condamné à être libre » et il est donc responsable de sa vie;
l’homme est toujours « en situation »; l’engagement est relié à
l’angoisse; l’homme sartrien assume la situation et la dépasse
par un acte authentique.

4) Roquentin, du roman La Nausée.

5) La liberté, la mort, la condition de la femme, la relation à


l’autre, l’émancipation intellectuelle, morale, sociale.

Test de contrôle 7

Réalisez ce test pour valider vos acquis relatifs au rapport entre l’existentialisme et la
littérature. Faites parvenir ce test à votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas
d’inscrire votre nom, votre prénom et vos coordonnées sur la copie. Vous êtes censé
recevoir le test avec le corrigé et le commentaire du tuteur.

Bon courage !

1) Développez le thème de la modernité du mythe antique à partir de la pièce


sartrienne Les Mouches.

(12 lignes, deux points)

2) Commentez deux idées essentielles de la pièce de Sartre Huis clos: - « l’enfer,


c’est les autres » (Garcin); - «Seuls les actes décident de ce qu’on a voulu. »
(Inès).

(18 lignes, quatre points)

3) Faites le portrait du solitaire Meursault (A. Camus), cet étranger à lui-même et


aux autres.

(10 lignes, deux points)

4) Commentez la devise « tout est permis » en vous référant à la pièce de Camus,


Caligula.

(12 lignes, deux points)

104
Existentialisme et littérature

Références bibliographiques
Bersani (Jacques) et al, La littérature en France depuis 1945, Bordas, Paris, 1974
Berton (Jean-Claude), Histoire de la littérature et des idées en France au XXe
siècle, Hatier, Paris, 1983
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises. XXe siècle,
Hachette, Paris, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988

105
Étude littéraire: La Peste

Unité d’apprentissage 8

ÉTUDE LITTÉRAIRE: LA PESTE

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 8 106
8.1 Le passage du «cycle de l’absurde» au « cycle de la révolte » 107
8.2 La chronique d’une tragédie: présentation et structure 108
Test d’autoévaluation 111
8.3 La multiplicité des significations de La Peste 111
8.4 Le narrateur et ses techniques 112
8.5 Les personnages: prisonniers de la peste 119
Clés du test d’autoévaluation 122
Test de contrôle 8 123
Références bibliographiques 123

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 8

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:

• Saisir le mouvement scriptural de Camus, qui va de l’absurde à la révolte,


de l’individuel au collectif et à l’inscription dans l’histoire.
• Expliquer le contexte politique dans lequel est rédigé le roman La Peste et
les références qui nourrissent ce roman.
• Comprendre l’originalité de cette « chronique » romanesque.
• Analyser la multiplicité des significations de La Peste et les modalités de
mise en forme respectives.

106
Étude littéraire: La Peste

8.1 Le passage du « cycle de l’absurde » au « cycle de la révolte »

Les œuvres appartenant au « cycle de l’absurde », Le mythe de


Sisyphe, L’Étranger et Caligula négligent la dimension
politique et ainsi elles se situent hors de l’histoire. Cela peut
L’entrée dans surprendre puisque l’auteur, par ses activités et ses articles, fait
l’histoire preuve d’une véritable conscience politique. Il vit et lutte dans
l’histoire, mais celle-ci n’est pas intégrée dans ses écrits
littéraires. « J’aime mieux les hommes engagés que les
littératures engagées », avoue Camus dans Carnets (tome II).
Le mouvement qui va de l’absurde à la révolte demande
pourtant le passage de l’individuel au collectif et, par voie de
conséquence, l’inscription dans l’histoire. « Le mal qu’éprouvait
jusque-là un seul homme devient peste collective », note
l’écrivain dans L’Homme révolté.
Ce parcours de la tragédie et de la révolte individuelles à la
tragédie et à la révolte collectives est rendu possible sous la
pression de l’histoire. Pour marquer ce passage d’une révolte
solitaire à la reconnaissance d’une communauté dont il faut
partager la lutte, Camus écrit La Peste (1947), roman situé aux
antipodes de L’Étranger.

Il s’ensuit que le cycle de la révolte, y compris La Peste ne peut


plus être dissocié de l’engagement politique de l’écrivain, de son
attitude pendant la guerre et l’occupation allemande de la
La Peste et France. Son entrée dans la Résistance, les Lettres à un ami
l’engagement allemand, les éditoriaux rédigés pour Combat, en voilà des
politique de témoignages en faveur de la prise en compte de l’histoire et de
Camus la lutte pour modifier son cours au nom de la liberté, de la
justice, de la dignité de l’homme.
La longue rédaction du roman La Peste doit être placée dans ce
contexte d’engagement politique de Camus. « Dès l’instant où
cette guerre ‘est’, réfléchit l’auteur en septembre 1939 (Carnets
I: mai 1935-février 1942), tout jugement qui ne peut l’intégrer est
faux (…). » L’analogie entre la guerre et la peste est, dès lors,
assez transparente, les deux étant « notre affaire à tous ».

En savoir plus
Pour écrire ce roman, l’auteur s’est bien documenté: il a lu des traités de médecine,
qui lui ont fourni les informations nécessaires à la description de la maladie, mais
aussi des récits se référant aux grandes pestes de l’histoire; les anecdotes ou les
images auxquelles les historiens ou les témoins recourent afin de relater ce fléau
nourrissent les obsessions de Rieux ou les prêches de Paneloux.
De même, l’auteur a lu le poète latin Lucrèce (vers 98-55 av. J-C.), cité par Rieux,
ainsi que Daniel Defoe, en particulier son roman Robinson Crusoé (1719) auquel il
emprunte l’épigraphe de La Peste. D’autre part, la lecture de l’écrivain américain
Melville (1819-1891), en particulier de son roman Moby Dick, oriente, semble-t-il, la
création de Camus vers le symbole et le mythe ancrés dans la réalité. Camus admire
107
Étude littéraire: La Peste
Melville d’avoir « construit ses symboles sur le concret ». Cette vision artistique a
conforté l’auteur français dans son projet de symboliser par la peste n’importe quel
mal, fût-il de l’ordre du nazisme ou de tous les fléaux et oppressions à venir.
Retenons encore les références aux passages de la Bible portant sur la peste, ce qui
montre que l’écrivain n’a pas négligé la dimension religieuse du fléau; Paneloux,
personnage du roman, se souviendra du rôle de la peste de châtiment divin.
Outre les lectures de Camus orientées par la peste et le mythe, il est important de
mentionner les œuvres qu’on pourrait appeler fondatrices de sa vision du monde et
de sa conception de l’écriture. Parmi ces écrits fondateurs figurent Les Pensées
(1670) de Blaise Pascal, les romans de Malraux ou ceux de Dostoïevski. Ainsi,
l’image de la condition humaine selon Pascal ne reste pas sans écho dans les pages
de La Peste. « Qu’on s’imagine, réfléchit Pascal, un nombre d’hommes dans les
chaînes et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue
des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs
semblables, et, se regardant les uns les autres, avec douleur et sans espérance,
attendent leur tour. » A cette image on peut, certes, ajouter les fours crématoires, ou
d’autres moyens d’actualisation du mal, mais en gros, Camus a rejoint l’essentiel de
la pensée du philosophe et écrivain du XVIIe siècle. Malraux non plus n’ignorait pas la
vision que Pascal propose de la condition humaine. Et sa Condition humaine, avec
l’ample présentation des attitudes de l’homme en face de l’histoire ou dans l’histoire,
ainsi que son art de concilier à l’intérieur du roman le récit des événements, les
dialogues et les réflexions éthiques, a nourri, paraît-il, la quête de Camus tant au
niveau de son univers que de son langage. La Peste rejoint ainsi, sous certains
aspects formels et philosophiques, en particulier sous l’aspect de la conception de
l’homme, La Condition humaine de Malraux.
Dans Le Mythe de Sisyphe, Malraux mais aussi Dostoïevski (1821-1881) figurent
parmi les « grands romanciers ». La Peste témoigne de la fascination qu’a exercée
sur Camus l’œuvre de Dostoïevski en particulier Les Possédés. Dans ce sens,
remarquons la ressemblance entre le début de La Peste et le début des Possédés:
les mentions des premières phrases du roman de Dostoïevski, « étranges
événements », « notre ville », « chronique » et la présence du narrateur se retrouvent
à la première phrase de La Peste. N’oublions pas non plus les points communs entre
ce roman de Camus et un autre roman de l’écrivain russe, Les Frères Karamazov:
Rieux, à l’occasion de la mort de l’enfant innocent, résume, semble-t-il, la pensée
d’Ivan Karamazov, au moment où il s’écrie: « Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer
cette création où des enfants sont torturés ».

8.2 La chronique d’une tragédie: présentation et structure


La ville d’Oran, qui ouvre et ferme le roman La Peste, est
envahie par la peste que les rats ont apportée. Comme les
médecins s’avèrent impuissants à combattre l’épidémie, elle
s’étend avec rapidité et fait de plus en plus de victimes.
L’autorité municipale déclare « l’état de peste », ce qui veut dire
que la ville est dès lors coupée de toute communication.
Certains de ses habitants restent engourdis par la peur; d’autres
cherchent une consolation ou une diversion; d’autres encore
profitent de la misère générale pour s’enrichir. Mais il y a aussi
les courageux, qui affrontent le fléau et essaient d’y porter
remède.

108
Étude littéraire: La Peste

Le roman a l’aspect d’un ouvrage classique et réaliste: le


déferlement des rats, la naissance sournoise de l’épidémie,
l’isolement de la ville sont minutieusement décrits. Cet écrit,
comme une tragédie classique, est divisée en cinq parties.

Un « matin du 16 avril », à Oran, le docteur Rieux découvre un


cadavre de rat sur son palier. Le concierge pense que ce sont de
mauvais plaisants qui s’amusent à déposer des cadavres de rats
dans son immeuble. A midi, Rieux accompagne à la gare sa
Première partie femme qui, malade, part se soigner dans une ville voisine.
Quelques jours plus tard, une agence de presse annonce qu’on
vient de ramasser plus de six mille rats. La peur s’intensifie.
Puis, tout d’un coup, le nombre de cadavres diminue et la ville se
croit sauvée. Le concierge de l’immeuble du docteur Rieux
tombe malade, la maladie s’aggrave et Rieux ne peut rien faire
pour le sauver. Comme les morts d’un mal violent et mystérieux
se multiplient, Rieux consulte ses confrères. L’un d’eux, le vieux
Castel, confirme ses soupçons: il s’agit de la peste. Le docteur
réussit, après beaucoup de tracasseries administratives, à
convaincre les autorités de l’existence de l’épidémie et de les
faire se décider à fermer la ville.

Peu à peu, la ville d’Oran s’installe dans l’isolement.


L’enfermement et l’angoisse provoquent des modifications
comportementales au niveau individuel et collectif. Fin juin,
Rambert, un journaliste parisien séparé de sa compagne,
demande vainement l’appui de Rieux pour regagner Paris.
Cottard, qui au mois d’avril avait essayé, pour des raisons
Deuxième partie inconnues, de se suicider, semble éprouver une satisfaction
malsaine dans le malheur de ses concitoyens. Pour compenser
les difficultés de l’enfermement, certains habitants d’Oran
s’abandonnent aux plaisirs matériels. Grand, employé de mairie,
se concentre sur la rédaction d’un livre mais il ne parvient qu’à
réécrire sans cesse une première phrase. Le père Paneloux
considère que le fléau est l’instrument du châtiment divin et
appelle ses fidèles à méditer sur cette punition adressée à des
hommes incapables de gestes charitables. Tarrou, fils d’un
procureur et étranger à la ville, tient dans ses carnets sa propre
chronique de l’épidémie. Il ne croit qu’en l’homme et, courageux,
se met à la disposition de Rieux pour organiser le service
sanitaire. Rambert les rejoint.

L’épidémie redouble et la tension monte. C’est l’été et les


victimes doivent être jetées à la hâte dans la fosse commune.
Troisième partie
Les habitants paraissent résignés. Ils donnent l’impression
d’avoir perdu leur mémoire et leur espoir. Ils sont sans illusions
et se contentent d’attendre.

109
Étude littéraire: La Peste

La quatrième partie se déroule de septembre à décembre. Le


journaliste Rambert a l’opportunité de quitter la ville, mais il ne
veut plus partir. Il a pris la décision de lutter jusqu’au bout aux
côtés de Rieux et de Tarrou. L’agonie d’un enfant, les
souffrances qu’éprouve cet innocent troublent les certitudes de
l’abbé Paneloux, qui se réfugie dans la solitude de sa foi et
Quatrième partie meurt en serrant contre lui un crucifix. Tarrou et Rieux vivent un
moment de communion amicale en prenant un bain d’automne
dans la mer. A Noël, Grand tombe malade, mais il guérit sous
l’effet d’un nouveau sérum.

C’est le mois de janvier, le mal régresse non sans faire ses


dernières victimes. Parmi les victimes, Tarrou, qui meurt au
domicile du docteur Rieux auquel il confie ses carnets. Depuis
qu’on a annoncé la régression du fléau, l’attitude de Cottard a
Cinquième partie bien changé. Après une crise de démence, il est arrêté par la
police. Un télégramme annonce à Rieux que sa femme est
morte. A l’aube d’une belle matinée de février, les portes de la
ville s’ouvrent de nouveau. Les habitants savourent la liberté
mais ne peuvent oublier cette épreuve « qui les a confrontés à
l’absurdité de leur existence et à la précarité de la condition
humaine. »
Finalement, le lecteur apprend l’identité du narrateur: c’est le
docteur Rieux, qui a voulu relater ces événements de la manière
la plus objective possible. Il sait que le virus de la peste peut
revenir un jour, et fait appel à la vigilance.

Pour mémoire
La structure du roman
Les « curieux événements qui font le sujet de cette chronique » sont racontés dans
l’ordre de leur apparition. La chronologie structure globalement le récit, qui s’étend du
« matin du 16 avril » à « une matinée de février ». Mais, dès le début des
événements, à la relation chronologique s’ajoute, voire se substitue un récit construit
à partir de la rencontre des personnages: en quelques heures, Rieux rencontre le
concierge, voit l’un de ses malades, se heurte au juge Othon lorsqu’il accompagne sa
femme à la gare, reçoit le journaliste Rambert, croise Tarrou dans l’escalier de son
immeuble.
La structure par continuité temporelle se double ainsi d’un rapport de contiguïté
entre les acteurs de ce monde romanesque (fictionnel). L’univers de Rieux, composé
de sa famille, de ses malades, de ses confrères, ou de ses rendez-vous, s’élargit
grâce aux « intermédiaires »: le père Paneloux, qui raccompagne le concierge chez
lui, Grand, un ancien malade, qui appelle Rieux au chevet de Cottard, etc.

La liaison strictement temporelle pouvait être un facteur de monotonie, de


dépersonnalisation et, par conséquent, d’abstraction. La relation entre les hommes,
qui relaie celle-ci, représente un moyen de lutter contre la peste.
En outre, « la succession des chapitres », de longueur inégale, « et la variété de leurs
enchaînements» transcrivent «le mouvement même de la vie, dans son désordre, et
dans son combat discontinu contre la maladie et la mort. » (Jacqueline Lévi-Valensi).

110
Étude littéraire: La Peste


Test d’autoévaluation
Pour exercer vos connaissances du roman La Peste, il est utile
de répondre aux questions ci-dessous. Pour vérifier vos
réponses, consultez la rubrique Clés du test d’autoévaluation.

1) Le roman La Peste marque un moment important dans


l’itinéraire scriptural de Camus. Lequel ?

2) Citez quelques sources culturelles qui ont nourri la conception


du roman et l’image camusiennes de la condition humaine.

3) Où sont placés les événements du roman ?

4) Quels sont les personnages principaux du roman?

5) Par quoi se caractérise la structure du roman ?

8.3 La multiplicité des significations de La Peste

Le roman est placé sous le patronage d’une citation tirée de la


Préface au troisième volume de Robinson Crusoé écrit par
Daniel Defoe, l’un des fondateurs du romanesque occidental. La
citation - « Il est aussi raisonnable de représenter une espèce
d’emprisonnement par une autre, que de représenter n’importe
quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui
n’existe pas » – a intéressé Camus surtout pour l’image de
l’emprisonnement.

111
Étude littéraire: La Peste

« La Peste, dont
j’ai voulu qu’elle se L’enfermement imaginaire de La Peste évoque des
lise sur plusieurs internements très réels et, à la fois, la prison que représente la
portées, a condition humaine.
cependant comme
contenu évident la Mais la phrase empruntée à Defoe a aussi une autre
lutte de la signification; elle légitime le droit à l’invention et fonde les
résistance pouvoirs métaphoriques ou symboliques de la création
européenne contre artistique.
le nazisme.» (A. Pourtant, entre l’annonce faite par la citation à titre d’épigraphe,
Camus, Lettre à ouvrant vers l’imaginaire, vers la liberté de la création
Roland Barthes, romanesque, et les premières lignes du roman qui parlent de
« Bulletin du Club chronique et orientent ainsi le lecteur vers ce qui existe, vers
du meilleur livre », l’objectivité, il y a, évidemment, une rupture ou une
février, 1955) contradiction.

Cet ouvrage nous apparaît comme une chronique, mais d’une


épidémie imaginaire, et, en même temps, comme un roman,
Réalisme et
mais qui se réfère au monde tel qu’il est.
fiction
De plus, une note des Carnets II, « La Peste est un pamphlet »,
suggère au lecteur d’autres intentions de l’écrivain, de nature
critique.

« Je veux exprimer au moyen de la peste l’étouffement dont nous


avons tous souffert et l’atmosphère de menace et d’exil dans
Ambition
laquelle nous avons vécu, avoue Albert Camus. Je veux du
de l’auteur même coup étendre cette interprétation à la notion d’existence en
général. » (Carnets II)

À tout moment, le roman prend une dimension allégorique ou


symbolique: il nous suggère que la peste physique figure une
La peste morale:
peste morale. Le moraliste analyse les réactions individuelles
mensonge,
(égoïsme, méfiance, douleur des séparations) ou collectives
orgueil, haine,
(élans vers la foi, efforts pour s’adapter à la claustration,
tyrannie
tentatives d’évasion); peu à peu, les uns et les autres font, dans
le malheur, l’apprentissage de la solidarité.
Toutes ces dimensions significatives seront développées dans
ce qui suit.
8.4 Le narrateur et ses techniques
Meursault, le héros de L’Étranger, ne se soucie pas de justifier
son récit, ou de préciser le statut de son discours. En échange,
le narrateur de La Peste s’explique sur les circonstances dans
lesquelles il a commencé à rédiger sa chronique, sur les raisons
qui l’ont déterminé à le faire, sur la manière de l’écrire. Il
s’entoure de « précautions de langage », la plus importante
étant de garder l’incognito jusqu’aux dernières pages de son
récit.

112
Étude littéraire: La Peste

Idées à retenir 
Si la chronique est un récit qui rapporte les événements et les faits selon l’ordre du
temps, le narrateur de Camus préserve une certaine liberté par rapport aux
exigences strictes de ce genre discursif: en présentant son récit, il précise qu’il
utilisera ses documents « comme il lui plaira », qu’il y puisera « quand il le jugera
bon ». Cette liberté appartient au romancier plus qu’à l’historien, et elle lui vient de
son relatif anonymat, ainsi que de la référence indirecte à Daniel Defoe.
Son entreprise n’est donc pas étroitement liée à la chronologie; sa « tâche » « est
seulement de dire, ‘ ceci est arrivé’, lorsqu’il sait que ceci est, en effet, arrivé ». Le
narrateur recherche donc l’authenticité des faits, leur vérité, et ce sont les
« témoins » des événements relatés, non pas les lecteurs, qu’il appelle à juger de
cette authenticité ou vérité de son récit. Il est à noter que ce qu’il demande à ces
« témoins » ce n’est pas l’objectivité, mais un jugement selon « leur cœur ».
La quête de la vérité sur l’homme
D’autre part, les «documents» oraux et individuels que le narrateur recueille sont
subjectifs: son propre témoignage, les «confidences» des autres personnages, les
«textes» qui tombent finalement entre ses mains. Cet «historien» occasionnel ne se
prétend pas un observateur impartial, mais un témoin privilégié par les événements
auxquels il a été mêlé, par le rôle qu’il y a joué. Le vocabulaire juridique ou policier
qu’il emploie lorsqu’il se réfère aux «dépositions» recueillies donne un autre sens à
son «témoignage»: il ne s’agit pas seulement de dire ce qui a été, mais de participer
à un procès. Ce procès a pour but de dévoiler la vérité sur l’homme, «mis en
accusation par un fléau impitoyable, puni sans être jugé – par l’Histoire, par la
terreur, par sa condition mortelle.» (Jacqueline Lévi-Valensi)
Dans l’épilogue, le narrateur, qui, dans tout le récit, a parlé de lui à la troisième
personne, d’où un effet d’impersonnalité et de distanciation, se dévoile et justifie son
récit. Étant «appelé à témoigner à l’occasion d’une sorte de crime», il ne pouvait se
limiter à «dire ce qui avait été», porter témoignage sur des actions ou des
événements. Il s’est donné pour tâche de parler pour tous ces pestiférés, de
témoigner en leur faveur.
Se proposant d’être non seulement l’historien des faits, mais aussi celui «des cœurs
déchirés», il lui est impossible de rédiger une chronique objective; en face du mal et
du malheur, il devait affirmer la grandeur de l’homme, en qui «il y a plus de choses
à admirer que de choses à mépriser ».
Rieux ne se décide de se faire chroniqueur, historien ou, simplement, écrivain, qu’à
la fin de l’aventure douloureuse qu’il a vécue lui-même. La chronique est alors
l’œuvre d’un personnage qui valorise plutôt la vérité morale que l’exactitude des
statistiques, des dates ou des durées. Dans cette perspective, la narration se
focalise non pas tant sur la description de la peste, mais sur la mise en évidence de
l’attitude des habitants en face d’elle.

Les «précautions» du narrateur ne traduisent pas la gêne d’un


historien amateur; elles proviennent des débats d’un écrivain qui
Les «précautions
veut ne pas tricher, éviter les pièges du prêche, et témoigner des
de langage»
pouvoirs fragiles, menacés, de l’homme face au mal. Pour le
113
Étude littéraire: La Peste
narrateur, comme pour l’auteur lui-même, le témoignage
participe à la lutte persévérante contre le mal de ceux qui ne se
résignent pas à le subir tout simplement. De ce point de vue,
chacun des combattants est un témoin, parce que son action fait
preuve de la dignité et de la grandeur de l’homme. Pourtant, les
disparus ne pouvaient plus jouer le rôle de témoins. Voilà
pourquoi, l’un des combattants devait parler de tous et pour tous,
garder le souvenir des morts aussi, raconter la vie de Tarrou,
publier ses carnets.

Pour aller plus loin


Un récit anonyme et rétrospectif
La rédaction du récit est postérieure aux événements, et le narrateur a choisi l’anonymat.
Par un récit rétrospectif, Rieux instaure une relative distance nécessaire à un discours
marqué par une certaine objectivité. De plus, parlant après la fin, fût-elle provisoire, de la
peste, le narrateur est en mesure de connaître tous les ravages de ce fléau, toutes les
victimes, mais en même temps de rendre justice à ceux qui lui ont résisté.
Parallèlement, le choix de l’anonymat présuppose son refus d’être reconnu comme
individu et permet à son récit de dépasser le niveau d’une expérience strictement
individuelle. En outre, le «chroniqueur» peut ainsi s’identifier à chacun des habitants
de la ville, cette identification étant traduite par «nous», «notre ville», «nos
concitoyens».

Le procédé de l’anonymat, accompagné d’un récit à la troisième


personne, permet à Rieux de « prendre le ton du témoin
objectif », mais ce n’est pas la seule justification. Le recours à un
La difficulté de narrateur anonyme, qui parle de lui comme d’un « il » ou d’un
dire « je » « on », pourrait traduire la difficulté de dire son nom, ou de dire
« je » dans un monde dominé par le mal absolu qui
dépersonnalise, qui ébranle le « je » dans ses fondements
mêmes. Tant que le bacille de la peste n’est pas complètement
vaincu, il serait impossible de dire « je », et cette impossibilité
révèle un autre aspect tragique du roman.

Dans la présentation de son récit, le narrateur prévient, nous le


savons déjà, qu’il puisera à son gré dans les «documents» dont il
dispose. En effet, très vite, il fait appel aux carnets de Tarrou. Ce
dernier personnage, à la différence de Rieux, a tenu ses carnets
pour lui-même, non pour témoigner, ce qui veut dire qu’il n’a pas
eu l’intention de raconter les événements. Sa «chronique de cette
période difficile» se remarque par sa singularité. Elle «semble
La variété des obéir à un parti pris d’insignifiance», Tarrou se faisant l’historien
« chroniqueurs » «de ce qui n’a pas d’histoire»: il enregistre des détails
apparemment secondaires de la vie quotidienne à Oran, ou du
comportement particulier de certains de ses habitants, réfléchit
sur le temps, note sa fatigue… Tarrou devient un témoin
nécessaire justement par son goût pour l’insignifiance et pour
l’absence d’histoire; l’insignifiance et l’absence d’histoire figurent
parmi les aspects qui composent le destin de l’homme, sa vie et
sa mort. Une «histoire collective» ne pouvait être relatée par un

114
Étude littéraire: La Peste
seul narrateur. Tarrou y apporte sa contribution, et de cette
manière la chronique se dédouble, sans pour autant que le récit
se disperse. On évite la monotonie d’un récit univoque, mais
Rieux en garde le contrôle. Aux dires du docteur, certains
passages des carnets de Tarrou sont reproduits tels quels, alors
que d’autres sont introduits dans son texte à lui et parfois
commentés. C’est le cas, par exemple, du récit de la
représentation, à l’Opéra municipal, d’Orphée et Eurydice, à
laquelle assistent Tarrou et Cottard.

Références culturelles
Dans la mythologie grecque, Orphée est un prince thrace, poète, musicien et
chanteur. Il descend aux Enfers pour chercher Eurydice, morte de la morsure d’un
serpent. Orphée obtient le retour d’Eurydice dans le monde des vivants à condition de
ne pas tourner ses regards vers elle avant d’avoir franchi le seuil des Enfers. Mais il
oublie la condition imposée et perd Eurydice pour toujours. Inconsolable, il est tué par
les Bacchantes furieuses de son amour exclusif.

L’importance de cette scène (la représentation d’Orphée et


Eurydice) est indiquée par le « chroniqueur » Tarrou, en
montrant Cottard et lui-même restés seuls « en face d’une des
images de ce qui était leur vie d’alors: l’acteur foudroyé sur
scène par la peste, la salle de théâtre vide, avec des ‘éventails
oubliés’, des ‘dentelles traînant sur le rouge des fauteuils’ ».

Le lecteur reconnaît dans cette représentation une remarquable


« mise en abyme », procédé d’autoreprésentation, qui favorise
la multiplication des mises en scène de la peste à l’intérieur du
La mise en roman, sur différents plans: l’opéra porte sur le thème de la
abyme séparation; la troupe d’acteurs est bloquée à Oran depuis le
printemps, et elle reprend le même spectacle, semaine après
semaine, suggérant ainsi la répétition, la monotonie, le rituel, qui
sont des caractéristiques de « l’état de peste »; la maladie,
surgissant brutalement sur scène, rompt l’illusion théâtrale et,
surtout, l’illusion de vie normale que la soirée à l’opéra suscitait
pour les « prisonniers de la peste ».

La présence de Tarrou ne se manifeste pas seulement par ses


notes. Ses paroles alimentent elles aussi le récit de Rieux. Le
roman fait d’ailleurs une large place à l’oralité. Les confessions
de Rambert et de Grand ajoutent d’autres témoignages, d’autres
langages, d’autres perspectives. Le journaliste Rambert peut
être considéré lui aussi comme un narrateur, mais qui n’écrit
Relativité des pas.
points de vue
Soucieux de chercher la vérité, Rieux cède parfois la parole et la
place de narrateur à d’autres mieux informés que lui. Cela
explique la multiplicité des points de vue, ce qui signifie leur
relativité. Ainsi, pour parler des camps d’isolement, dont il n’a

115
Étude littéraire: La Peste
pas une expérience directe, il cite le témoignage de Tarrou, qui
ne concerne qu’un seul de ces camps; quant aux autres, Rieux
ne peut rien dire « par scrupule et par manque d’information
directe ». Ces camps d’isolement font allusion aux camps de
concentration et à la déportation des Juifs. Les faits
concentrationnaires, que l’écrivain refuse explicitement
(Actuelles), sont encore évoqués par la vision des fours
crématoires et par la représentation de la séparation, de la
souffrance, de la déshumanisation.

Le récit fait alterner les séquences narratives au style indirect


avec des dialogues ou des scènes, qui utilisent le style direct.
Modalités du récit
Comme dans La Condition humaine ou L’Espoir de Malraux,
les idées-forces et les principes de morale sont énoncés à
travers les dialogues. C’est toujours à travers les dialogues que
s’affrontent des conceptions différentes; exemplaires en ce sens
sont les rencontres de Rambert et de Rieux, ou les
conversations entre Tarrou et Rieux.
Le choix de telle ou telle modalité du récit dépend de la nature
de la séquence. L’unique chapitre de la troisième partie est une
description globale faite par le narrateur; « il convient (…) de
décrire la situation générale », déclare-t-il. Le choix de la
modalité peut avoir une signification particulière. Comme
illustration, remarquons les deux prêches de Paneloux.
Le premier prêche est donné au style direct: mandaté par les
autorités ecclésiastiques, il semble à l’écart de la collectivité, à
laquelle il s’adresse par « vous » - « Mes frères, vous êtes dans
le malheur ». Le second prêche, rapporté presque entièrement
par le narrateur, a lieu après la mort de l’enfant: Paneloux fait
déjà partie des formations sanitaires, rencontre chaque jour la
souffrance et la mort et se distingue parmi ceux qui combattent
la peste; le discours indirect suggère son intégration dans la
communauté, indiquée aussi, selon la remarque de Rieux, par
l’usage de « nous » à la place de « vous ».

L’affirmation qu’ « il est possible de dire » telle ou telle chose


revient à plusieurs reprises et elle pourrait être interprétée à
deux niveaux: au niveau de la formulation discursive, des
possibilités narratives, mais aussi au niveau de la morale: ce que
l’on a le droit de dire. A partir de cette dernière interprétation, La
Peste insère, sous de multiples formes, les questions de la
vérité et du mensonge, ou de la parole et du silence, présentes
dans toutes les œuvres camusiennes.
Un premier acte de vérité est de nommer la peste, mais ce n’est
pas si facile, comme le souligne Grand: l’administration se refuse
Rapports du à appeler la peste par son nom, puisqu’elle craint les
langage et de la conséquences non de la maladie, mais de l’emploi du mot
vérité « peste ».

116
Étude littéraire: La Peste

La vérité est encore sabotée par les interdits liés à l’état de


peste - interdits qui transposent ceux liés à l’occupation
allemande -, en particulier par l’impossibilité de communiquer
avec ceux qui sont hors de la ville: les relations téléphoniques ne
sont plus permises, les lettres ne circulent plus, on essaie
d’envoyer, par des moyens détournés, des lettres auxquelles on
n’a jamais de réponse, les « séparés » recommencent sans
cesse la même lettre… Les « mots qui d’abord étaient sortis tout
saignants de notre cœur se vidaient de leur sens », deviennent
conventionnels, inaptes à exprimer la vérité de l’état de choses
et des sentiments; le monde extérieur ne réussit pas à traduire
sa compassion pour la ville empestée. »
Tarrou est tenté de penser que la vérité est dans le silence.
Rieux refuse pourtant d’être « de ceux qui se taisent ». Le
problème, pour lui, est de « trouver les mots » qui expriment le
plus exactement possible la vérité.
Grand ne trouve jamais le mot juste: il médite depuis longtemps
une lettre de réclamation à l’adresse de la mairie où il travaille
comme auxiliaire, mais il n’arrive pas à l’écrire; il ne parvient pas
non plus à écrire à sa femme « pour se justifier ».
Rieux n’a pas ces difficultés; il a souci de la vérité, celle-ci étant
le critère qu’il demande pour le jugement de ses propos. Le
souci de vérité détermine les limites de ce qu’il se sent le droit
de dire: il ne peut dire que ce qu’il sait de source certaine, ce
qu’il a vu (fait) lui-même, ou ce que des témoins dignes de foi lui
ont appris.

Le récit de Rieux et les discours qu’il reproduit sont capables de


traduire la visée polémique ou satirique du roman. Les
institutions et l’administration municipale ou préfectorale sont
tournées en dérision chaque fois qu’elles s’avèrent inadaptées à
la situation.
D’une manière générale, le pouvoir politique et social de cette
Usage de la ville serait, par ses faiblesses, un reflet de l’administration du
parole à des fins gouvernement de Vichy [sous la direction du maréchal Pétain,
polémiques pendant l’occupation allemande: 1940-1944; c’était un régime
nationaliste et antisémite; il a pris la voie de la collaboration
après l’invasion des Allemands en 1942].
Rieux ironise également les journaux qui ne servent à rien
pendant l’épidémie; ils s’intéressent au spectaculaire, non à ce
qui est essentiel: « la presse, si bavarde dans l’affaire des rats »,
ne dit plus rien au moment où apparaissent les premiers morts.
Dans les carnets de Tarrou, la présentation du « Courrier de
l’épidémie » est une satire de l’écart entre l’idéal affiché par un
journal et la réalité de son contenu. C’est là un écho de
l’amertume de Camus face aux compromissions de la presse
pendant l’occupation allemande, ainsi que des difficultés qu’il a
connues après la Libération pour créer une presse dont le
langage soit clair, respectable.

117
Étude littéraire: La Peste

Le roman prend aussi pour sujet de satire la religion: le premier


prêche de Paneloux semble une parodie du langage religieux et
de ses clichés.
En résumé, La Peste s’attaque à tous ceux qui exercent une
responsabilité à l’égard de la population, qu’ils représentent le
pouvoir politique et administratif, la presse, ou la religion.

La dimension collective de la chronique est à plusieurs reprises


confirmée par des remarques appartenant au narrateur ou aux
personnages. « À partir de ce moment (…) la peste fut notre
affaire à tous », affirme le narrateur; et ses constats continuent
dans le même sens: « il n’y avait plus alors de destins
individuels, mais une histoire collective qui était la peste et des
Une histoire sentiments partagés par tous »; « la situation était claire, le fléau
collective concernait tout le monde ». (nous soulignons)
Les paroles des personnages expriment le même état de
choses, qu’ils intègrent à leur conviction ou à leur désir de
conviction. En s’adressant à Cottard, Tarrou souligne « que trop
d’hommes restaient inactifs, que l’épidémie était l’affaire de
chacun, et que chacun devait faire son devoir »; mais son
intention indirecte de le déterminer à entrer dans les formations
volontaires ne se réalise pas, l’interlocuteur, Cottard, restant
inébranlable dans son refus.
Rieux, en échange, réussit à convaincre Rambert du fait que
l’histoire de la peste « nous concerne tous ». Tout d’abord, il
proteste: « Mais je ne suis pas d’ici ! » Ensuite, il renonce à
quitter Oran et reprend à son compte l’idée, même la formule de
solidarité de Rieux: « Maintenant que j’ai vu ce que j’ai vu, je
sais que je suis d’ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous
concerne tous ».

À partir du moment où il devient « possible de dire que la peste


fut notre affaire à tous », le nous collectif s’impose souvent
par rapport aux autres pronoms. Ce « nous » s’oppose en
principal au « je » marquant la subjectivité, l’individualisme ou
l’égoïsme. Ceux qui refusent de se résigner au mal réussissent
à créer un esprit de la résistance.
L’image de la résistance est rendue par les formations sanitaires
volontaires, distinctes des services officiels, mal organisés,
inefficaces. Si l’initiative de ces formations revient à Tarrou, peu
à peu tous - à l’exception de Cottard – s’engagent à combattre
la maladie: Grand, Rambert, Paneloux, même Gonzalès, le
joueur de football qui participe à la surveillance du stade
transformé en camp d’isolement. L’action de lutte contre la peste
reflète assez visiblement « la lutte de la résistance européenne
contre le nazisme ».

118
Étude littéraire: La Peste

Notons que l’activité des résistants est présentée avec modestie.


Rieux voit les formations sanitaires comme une chose allant de
soi: « puisque la maladie était là, il fallait faire ce qu’il fallait pour
lutter contre elle ». Cette conception modeste du devoir
La morale des contraste avec le lyrisme et l’exaltation héroïque des
combattants de la personnages de Malraux, par exemple, et elle présuppose une
peste morale basée sur l’évidence de la responsabilité.
La morale des résistants a aussi d’autres caractéristiques. Les
combattants, ceux donc qui refusent le nihilisme, c’est-à-dire la
dévalorisation de toute action, ne croient pas à une victoire
absolue. Ils aspirent seulement à « empêcher le plus d’hommes
possible de mourir ». C’est là une morale du possible, ses
représentants étant conscients des limites de leurs actions; ces
limites ne les découragent pourtant pas, ne les poussent pas à
accepter la souffrance et la mort. De plus, leur morale exige le
sacrifice de soi. Rieux avertit Tarrou: « Ce travail peut être mortel
(…). Avez-vous bien réfléchi ? »
Petit à petit, les principaux personnages du roman, Rieux,
Tarrou, Grand, Rambert, Paneloux, se mettent à incarner,
chacun à sa manière, cette morale de la responsabilité et du
possible. Rieux et les autres résistants se proposent, dans la
fraternité de la lutte, de limiter le pouvoir des forces du mal
autant qu’il est possible. Et si leurs victoires ne sont pas
définitives, leurs défaites ne sont pas elles non plus définitives.
Au cas où la peste recommencerait, les hommes
recommenceraient eux aussi leur résistance.

8.5 Les personnages: prisonniers de la peste

Le mode de présentation des « prisonniers de la peste » nous


évoque plus les indications scéniques, le rapport policier ou
l’enquête judiciaire, que les habitudes romanesques. Ils ont une
sorte de fiche d’entrée comportant un croquis de leur aspect
physique et des indications spatio-temporelles. Les carnets de
Tarrou permettent ainsi d’avoir un portrait physique de Rieux, de
Rambert, de Grand ou de Cottard.
Mais ces personnages sont surtout déterminés en fonction de la
signification morale et symbolique dont ils sont les porteurs.

Rambert évolue tout au long du roman. Au début, il apparaît « à


l’aise dans la vie » puisqu’il sait exactement ce qu’il veut. Ce
n’est que plus tard qu’il reconnaît le fait que la peste le concerne
L’itinéraire de lui aussi. D’autre part, ses raisons de combattre le mal seront, du
Rambert moins en apparence, différentes de celles des autres. Il
n’oppose pas, à la peste, le refus du meurtre, comme Tarrou, le
souci de la santé des hommes, comme Rieux, ou de leur salut,
comme Paneloux. Ce qui le pousse, lui, à agir, c’est son goût et
sa volonté de bonheur, ou l’amour. Il s’intéresse non pas aux
idées mais aux sentiments, et, par voie de conséquence, il
119
Étude littéraire: La Peste
souhaite « qu’on vive et qu’on meure de ce que l’on aime ».
Rambert, qui a fait la guerre d’Espagne, et semble par là sorti de
L’Espoir de Malraux, se méfie de l’héroïsme. Ce qui le convainc
finalement de s’impliquer dans la lutte collective c’est la
découverte que Rieux est un homme capable d’aimer, mais
aussi son expérience – « maintenant que j’ai vu ce que j’ai vu »
-, ainsi que la reconnaissance de l’existence des autres: « il peut
y avoir de la honte à être heureux tout seul ».
En résumé, les raisons de Rambert renvoient à la morale de la
responsabilité, et Rieux note qu’il témoigne pour ce qu’il a de fier
dans l’homme.

La présence du prêtre Paneloux était nécessaire pour compléter


la peinture des attitudes humaines devant la mort, le mal et le
temps.
Dans son premier prêche, le Père Paneloux présente la peste
Le cas ambigu comme un châtiment envoyé par Dieu pour inviter les hommes à
de Paneloux se convertir. La notion de « punition collective », ainsi que la
justification de la souffrance ne sont pas plus acceptables pour
Rieux que pour Camus.

Mais la « mort torturée » du petit Othon transforme Paneloux. Il


se joint aux formations de volontaires, ce qui le fait devenir un
chrétien combattant. Selon Rieux, son second prêche frôle
l’hérésie. Ici il n’est plus question de punition ni de repentir, mais
il s’agit de se situer en face du mal. Le prêtre suggère un
« fatalisme actif », et propose une religion pour temps de peste:
l’action, sans renoncer à la foi, au choix entre l’amour et la haine
de Dieu, entre la foi absolue et le nihilisme radical: « Il faut tout
croire ou tout nier. »
À travers le personnage de Paneloux se pose le problème de la
foi: comment concilier la croyance en Dieu et l’existence du mal?
Le dépassement de cette contradiction nécessite un acte de foi.
Paneloux « ne veut pas perdre la foi », comme le dit Tarrou. Au
moment où il tombe malade, il se raccroche, semble-t-il,
désespérément à la foi, refuse de voir un médecin, et ne lâche
pas le crucifix. Mais sa voix, son regard sont « indifférents », et il
meurt « à demi versé hors du lit ». On pourrait en conclure qu’il
n’a pas réussi à croire de manière absolue. En tout cas, son
comportement reste ambigu.

Cottard est présent dès les premières pages du roman, par sa


tentative de suicide; il revient également à l’épilogue, par son
arrestation mouvementée. Cottard est le seul oranais à se réjouir
de la peste parce qu’elle a détruit l’ordre ancien qui devait le
condamner. Le fléau fait donc de lui un homme comme les
autres, et non plus un possible inculpé; « je me sens bien mieux
ici depuis que nous avons la peste avec nous », avoue-t-il.
La singularité de Son attitude en face du mal suit une évolution contraire à celle
Cottard des autres habitants: avant la peste, il est malheureux au point
120
Étude littéraire: La Peste
de vouloir mourir. Lorsque le malheur devient celui de tous, le
personnage se sent à l’abri de la punition et reprend goût à la
vie, à la fréquentation des hommes. Quand la peste recule, il
s’inquiète et désire qu’elle ne disparaisse pas.
Au milieu de l’innocence collective, Cottard apparaît comme un
« homme coupable », sans que l’on sache quel est son crime.
Ce crime n’est pas relié à celui, qui reste une énigme, pour
lequel il risque la prison ou les travaux forcés. Sa culpabilité ne
vient pas non plus du fait que, pendant la peste, il s’est enrichi
en se livrant à des trafics, qu’il a refusé de s’engager dans les
formations sanitaires, ou qu’il a affiché un défaitisme
démobilisateur: « Ça ne servira à rien. La peste est trop forte.
(…) Vous n’arriverez à rien ». Son crime est, comme l’affirme
Tarrou, « d’avoir approuvé dans son cœur ce qui faisait mourir
des enfants et des hommes ». Si l’on rapporte cette affirmation à
la réalité politique du nazisme, on peut voir en Cottard un
représentant de la collaboration avec l’ennemi allemand.
Le personnage n’est pourtant pas présenté de manière
simplifiée: Tarrou note aussi que dans son attitude entre peu de
méchanceté; Rieux parle de son « cœur ignorant, c’est-à-dire
solitaire ». L’arrestation de Cottard à la fin de la chronique rompt
le récit des fêtes de la libération de la ville. Ce n’est pas son
accès de démence qui retient l’attention du narrateur, mais les
violences et l’humiliation qui lui sont infligées, et que Rieux ne
peut tolérer.
Si le personnage incarne la collaboration, l’épilogue du récit
refait l’image même de l’épuration, telle qu’elle a été menée à la
Libération de la France, et dont Camus devait constater, avec
amertume, la déception apportée.

Grand apparaît pour la première fois après le premier prêche de


Paneloux, qui a accentué l’angoisse des Oranais. Rieux, pour
échapper au sifflement, qu’il entend, de l’invisible fléau, écoute
Grand lui parler de son travail, des difficultés de l’écriture, de la
Grand et peine qu’il se donne pour atteindre la perfection. « Des soirées,
l’obsession de la des semaines entières sur un mot… et quelquefois une simple
perfection conjonction », se confesse Grand. Son ambition est immense: il
aspire à donner à sa phrase, par le rythme, l’allure de la
promenade au trot de l’amazone; en d’autres mots, il veut dire ce
qu’il y a dans l’imagination et, à la fois, de coller à la réalité.
L’image de l’amazone repousse un instant le fléau évoqué par
Paneloux, et sa signification. Elle est la raison de vivre du
personnage: le rythme allègre de son trot suggère le
mouvement, la vie, l’insouciance, contrastant avec le piétinement
des prisonniers de la peste. Grâce à l’amazone, Grand échappe
à sa vie médiocre et au malheur provoqué par la peste. Il vit
ainsi dans un temps idéal, sans pour autant se séparer des
autres.

121
Étude littéraire: La Peste

Le narrateur invite le lecteur à voir dans ce modeste auxiliaire à


la mairie un héros de l’histoire, « un héros insignifiant et
effacé », qui, par sa quête infinie du mot juste, par sa bonté,
Un héros ainsi que par la vérité de son être, témoigne de la bonne volonté
insignifiant des hommes. Même si Grand ne trouve pas ses mots, c’est lui
qui, le premier, sent que Cottard « a quelque chose à se
reprocher ». C’est toujours lui qui offre la plus exacte définition
de Rieux - « le docteur est responsable » -, et précise l’aspect
essentiel de la solidarité: « Il faut bien s’entraider ».
Lorsqu’il tombe malade, il demande à Rieux de brûler son
manuscrit composé de multiples variations sur le mois de mai,
les allées du Bois de Boulogne, le trot de la jument et l’amazone
- qui promène son élégance dans les allées fleuries du Bois.
Grand réussit à triompher de la peste, mais son manuscrit est
déjà détruit. Il ne renonce pourtant pas à écrire, son premier mot
étant « je recommencerai », et décide de supprimer les adjectifs.
On pourrait voir dans cette décision le symbole d’une écriture qui
refuse une expression trop subjective et s’oriente vers un
langage plus proche de la vérité. Mais Grand ne renonce pas à
l’amazone, porte-parole de son idéal absolu, « apparemment
ridicule », selon la formule du narrateur.

Les dernières pages du roman le montre « content »: il a été


capable d’écrire à Jeanne, sa femme, qui l’avait quitté depuis
longtemps, et il a repris sa phrase, donc a retrouvé son
amazone.

Clés du test d’autoévaluation


1) Le roman marque le parcours de la tragédie et de la révolte
individuelles à la tragédie et à la révolte collectives.
2) Le poète latin Lucrèce; le roman Robinson Crusoé de D.
Defoe; le roman Moby Dick de l’américain Melville; la Bible;
Les Pensées de Pascal; La Condition humaine de Malraux;
Les Possédés, Les Frères Karamazov de Dostoïevski.
3) En Algérie, à Oran.
4) Rieux, docteur; Rambert, journaliste; Tarrou, chroniqueur;
Grand, employé de mairie; le père Paneloux; Cottard.
5) Continuité temporelle; contiguïté entre les acteurs.

122
Étude littéraire: La Peste

Test de contrôle 8

Réalisez ce test pour valider vos acquis liés à l’analyse du roman La Peste,
appartenant au « cycle de la révolte » des écrits de Camus. Faites parvenir ce test à
votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos
coordonnées sur la copie. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le
commentaire du tuteur.
Bon courage !
1) «Je me révolte, donc nous sommes», affirme Camus dans L’Homme révolté.
Commentez ces propos en vous référant au roman La Peste.
(10 lignes, deux points)
2) Faites voir la complexité de la narration de ce roman. Rapportez-vous aux
éléments suivants: rôle et fonctions du narrateur; techniques narratives (mise en
abyme, multitude et relativité des points de vue, style direct/ style indirect, sens
de la « chronique »…); intentions.
(18 lignes, quatre points)
3) Soulignez au moins deux significations de La Peste et illustrez-les.
(10 lignes, deux points)
4) Choisissez l’un des personnages principaux du roman – « prisonniers de la
peste » -, et présentez-le.
(10 lignes, deux points)

Références bibliographiques
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Lévi-Valensi (Jacqueline), La Peste d’Albert Camus, Gallimard, Paris, 1991
Sabbah (Hélène) (sous la direction de), Littérature 1re. Textes et méthode, Hatier,
Paris, 1996

123
Les avatars du roman-fleuve

Unité d’apprentissage 9

LES AVATARS DU ROMAN-FLEUVE

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 9 124
9.1 Le réalisme de Romain Rolland 125
9.2 Le roman familial de Roger Martin du Gard 126
Test d’autoévaluation 128
9.3 Georges Duhamel et son témoignage littéraire 129
9.4 Jules Romains et sa vision du monde 131
Clés du test d’autoévaluation 132
Test de contrôle 9 132
Références bibliographiques 133

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 9

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
• Saisir les modes d’écrire dans la première moitié du XXe siècle.
• Repérer les points communs et les différences entre les quatre romanciers
étudiés.
• Analyser la structure du roman-fleuve.
• Identifier l’humanisme des écrivains examinés.

124
Les avatars du roman-fleuve
9.1 Le réalisme de Romain Rolland

La musique et les musiciens sont les inspirateurs des dix


volumes du roman-fleuve Jean-Christophe de Romain Rolland
(1866-1944), publié de 1904 à 1912. Cette désignation
de roman-fleuve appartient à l’auteur lui-même, qui inaugure au
XXe siècle ce genre romanesque.

Romain Rolland imagine dans ce roman-fleuve la vie, chargée


Le roman-fleuve d’épreuves, d’un grand musicien allemand, ce qui nous fait
du XXe siècle se rapprocher le roman d’une sorte de symphonie héroïque, et
rattache à une anime autour de lui toute une époque. Jean-Christophe Krafft,
« Beethoven dans le monde contemporain », fils et petit-fils de
longue tradition:
rappelons la musiciens, est né dans une petite ville rhénane et révèle de
bonne heure son tempérament artistique. Enfant, il est enchanté
longueur des
romans précieux de l’univers magique où le transporte les touches du piano.
Fasciné du jeu musical, ce jeune prodige « se promène dans la
du XVIIe siècle,
mais aussi, au forêt des sons, et il sent autour de lui des milliers de forces
XIXe siècle, La inconnues, qui le guettent et l’appellent, pour le caresser ou pour
le dévorer. » (L’Aube, premier roman de l’ensemble).
Comédie
humaine de Le lecteur suit les étapes de l’ascension de ce musicien, ainsi
Balzac, où nous que de son expérience humaine: misère, humiliations, amitiés et
assistons au déceptions, premières amours aussi. Ce qui le soutient c’est la
retour cyclique joie divine de créer. Jean-Christophe sent naître en lui le grand
des personnages artiste, et l’inspiration musicale, qui s’imposait à coups de
d’un roman à tonnerre, n’est pas trop éloignée de l’éclair de la révélation
l’autre. religieuse. « Quand Christophe était frappé par le jet de lumière,
une décharge électrique lui parcourait le corps, relate le
narrateur dans le quatrième volume, La Révolte; il tremblait de
saisissement. (…) Il était transpercé par l’idée musicale. (…)
Cette jouissance de l’inspiration était si vive que Christophe prit
le dégoût du reste. »
À la suite d’une rixe, il se voit obligé de quitter sa « terre
maternelle ». Le musicien arrive à Paris, occasion pour Romain
Rolland de dénoncer le monde corrompu de la politique et des
arts, ainsi que la fausseté des élites. Peu à peu, le compositeur
devient célèbre, et au terme d’une existence enchantée par la
« divine musique », il séjourne en Suisse, en Italie, et meurt
dans une dernière exaltation musicale. La dernière image,
symbolique, est celle de saint Christophe [Christophe signifie
Porte-Christ: la légende a fait de lui un géant qui a porté un jour
sur ses épaules, pour lui faire traverser un fleuve, un enfant –
l’Enfant Jésus] traversant le fleuve avec l’Enfant qui représente
le passage vers l’autre vie où commencera La Nouvelle Journée
(le dernier volume de l’ensemble romanesque). Christophe « dit
à l’Enfant: ‘Nous voici arrivés ! Comme tu étais lourd ! Enfant, qui
donc es-tu ?’ Et l’Enfant dit: ‘Je suis le jour qui va naître.’ »

125
Les avatars du roman-fleuve

« A la ligne qui unit la vie à la mort, l’enfance à la vieillesse,


s’ajoute la figure du cercle: la fin reprend le début, se referme
sur lui », remarque Jean-Yves Tadié.
La structure close En effet, les dernières pages reprennent les thèmes développés
du roman à travers le roman: les cloches qui sonnent auprès de l’enfant,
dans le premier volume (L’Aube), sonnent de nouveau dans le
dernier (La Nouvelle Journée), cette fois-ci pour le mourant, de
même qu’on entend de nouveau le grondement du fleuve initial.

Construit comme une symphonie, le roman se termine de


manière classique, sur le couple thématique formé par la mort et
la résurrection.

9.2 Le roman familial de Roger Martin du Gard

Respectueux envers la vérité historique et les méthodes


historiques, Roger Martin du Gard (1881-1958) doit sa notoriété
au roman cyclique en sept parties et un épilogue, Les Thibault
(1922-1940). La renommée de l’auteur est consacrée en 1937
par l’attribution du prix Nobel de littérature.

Pour mémoire
Dans Les Thibault, Roger Martin du Gard observe une famille dans la tourmente.
Le père, Oscar Thibault, est un grand bourgeois catholique, sévère, orgueilleux,
dont la morale se heurte à l’anticonformisme de l’un de ses fils, Jacques, en révolte
contre son milieu. Pour mettre fin à l’amitié exaltée qui unit ce dernier à un jeune
protestant (Le Cahier gris), le père le fait interner dans la « maison de
redressement » qu’il a fondée, où le régime est très dur (Le Pénitencier). Cinq ans
après, Jacques fait l’expérience de l’amour, mais demeure dressé contre son père
(La Belle Saison). En échange, son frère aîné, Antoine, respecte la tradition
familiale et se consacre à la profession de médecin (La Consultation). Quand le
père tombe malade, il le soigne avec dévouement (La Sorellina; La Mort du Père).
Mais Jacques a fini par rompre toutes les attaches. Les événements politiques de
l’époque (l’attentat de Sarajevo suivi de la guerre de 1914) font Jacques fréquenter
des milieux révolutionnaires. Décidé de s’impliquer dans une propagande pacifiste,
il part en avion avec un ami pour jeter sur le front des tracts rédigés en français et
en allemand; l’appareil tombe en flammes et Jacques, pris pour un espion, est
abattu par un gendarme français (Été 1914).
De son côté, Antoine, en attendant d’être mobilisé, continue à exercer son métier.
L’Épilogue se focalise sur les derniers mois de sa vie: atteint par les gaz sur le front,
il ne s’en remet pas et, pour mettre fin aux souffrances qui deviennent intolérables, il
recourt à une piqûre lui apportant la mort, une semaine après l’armistice.

Œuvre de conscience, cet écrit cyclique est voué à rapprocher le


roman de l’histoire.
Roman et histoire
L’auteur y apparaît comme un historien moraliste qui tient le
journal d’une génération, ainsi que son propre journal avec le
126
Les avatars du roman-fleuve
retour de ses grands thèmes: le destin, la justice, le dialogue de
l’esprit et du cœur, le mystère de la mort.

L’auteur organise son roman autour de l’opposition entre les


deux frères, l’un incarnant l’ordre, l’autre la révolte. Le conflit
avec le père, en apparence odieux, se trouve au cœur de la
Construction fiction jusqu’à la sixième partie, « La mort du père ». Dans la
romanesque structure du cycle romanesque, le père et les deux fils alternent,
chacun constituant à tour de rôle le centre de l’intrigue.
Dans ce roman, le destin collectif et les destins individuels se
tiennent en liaison constante et étroite, ce qui fait que le style
relève de l’objectivité historique mais aussi de la sensibilité se
faisant jour à chaque moment.

Même si l’auteur a voulu rester objectif, il prend implicitement


parti dans la peinture de ses personnages. Le père, Oscar
Thibault, apparaît ainsi comme le symbole d’un ordre révolu,
Portraits auquel l’auteur oppose les représentants d’une génération
nouvelle. Antoine est un esprit méthodique et positif, qui choisit
de contribuer à la guérison des misères individuelles, alors que
Jacques, guidé par son idéalisme, lutte pour la sauvegarde de la
paix et pour l’avènement de la révolution sociale.
La sympathie de l’écrivain semble osciller entre ces deux jeunes,
dont la défaite n’est pas sans rapport avec l’état d’esprit du
romancier lui-même qui est témoin d’une époque cruelle et ne
veut pas se faire des illusions sur les chances d’un salut
prochain.

La question des rapports entre pensée et action, qui a


préoccupé l’écrivain de manière particulière, hante Antoine après
sa dernière rencontre, à Paris, en juillet 1914, avec son frère
Jacques (L’Été 14). Entre réfléchir et agir, il a choisi la deuxième
Pensée et action solution, en réduisant sa vie à l’exercice de son métier: « Je suis
terriblement esclave de ma profession, voilà la vérité, songeait-il.
Je n’ai plus le temps de réfléchir… Réfléchir, ça n’est pas penser
à mes malades, ni même à la médecine; réfléchir, ce devrait
être: méditer sur le monde… Je n’en ai pas le loisir… Je croirais
voler du temps à mon travail… »
Lors de cette introspection, Antoine se rend compte que pour
limiter sa vie à l’existence professionnelle, il a étouffé son moi,
cet autre de lui-même, caché sous le docteur Thibault:
« L’homme que j’étais, l’homme qui préexistait au médecin, -
l’homme que je suis encore après tout, - c’est comme un germe
enseveli, qui ne se développe plus, depuis longtemps… » Mais il
accepte ce sacrifice de lui-même, en acceptant « l’exigence
dévorante du travail professionnel », comme le font d’ailleurs
tous ses confrères, les meilleurs bien sûr. Après tout, se console
Antoine, vivre, c’est agir, formule à laquelle pourrait consentir
aussi Jacques. Pourtant, ils envisagent l’action de manière
différente, d’où leur incompréhension réciproque.

127
Les avatars du roman-fleuve

Une étude sociologique et littéraire sur Roger Martin du Gard


Test d’autoévaluation
Pour exercer vos connaissances liées au roman-fleuve et à ses
modes de construction, il est utile de répondre aux questions
suivantes. Pour vérifier vos réponses, consultez la rubrique Clés
du test d’autoévaluation.

1) Citez au moins trois romans de l’ensemble Jean-Christophe


de Romain Rolland.

2) Quel est le couple thématique du cycle Jean-Christophe ?

3) Énumérez trois grands thèmes du roman-fleuve de Roger


Martin du Gard.

4) Quels sont les personnages autour desquels se construit le


cycle romanesque Les Thibault ?

5) Comment caractérisez-vous le style de ce roman-fleuve ?

128
Les avatars du roman-fleuve

9.3 Georges Duhamel et son témoignage littéraire

Le cycle Vie et aventures de Salavin (1920-1932) écrit par


Georges Duhamel (1884-1966) comprend cinq romans dont le
personnage central, Louis Salavin, voudrait s’arracher à la
banalité de sa condition sociale (il est employé d’une compagnie
distributrice de lait) et rêve d’une sainteté, mais laïque puisqu’il
n’a pas la foi.

Malgré son rêve, Salavin ressent constamment, avec douleur et


ironie, une sorte d’échec intérieur. Ses réflexions intimes et,
surtout, ce sentiment de rechute permanente dans l’échec font
l’objet de son journal. Il s’y décrit comme une personne faible,
Le portrait de indécise, incapable de maîtriser ses impulsions ou de freiner ses
Salavin mauvais sentiments. « Ah ! Dieu, si tu existes, fais-moi revivre,
quelque jour, dans la peau d’un homme courageux (…),
courageux d’instinct comme lâche me voici d’instinct, note-t-il.
(…) Je ne peux dominer mes nerfs. L’événement (…) m’aveugle
et me déchire. »
Salavin reconnaît ses faiblesses, mais il ne les tolère pas: « Tel
je suis, pourtant, tel je ne m’accepte pas. » Il cherche
obstinément des voies vers la grandeur. Il n’en trouvera pas
parce qu’il ne pourra pas changer. En dépit de ses illusions et de
ses appels au secours – « Je ne prends pas mon parti d’être
Salavin pour l’éternité. Il faut que l’on m’aide et que ça change »
-, il restera lui-même, jusque dans sa faiblesse congénitale,
sympathique aux yeux de l’auteur.
Le titre du dernier roman de cet ensemble suggère bien son
destin: Tel qu’en lui-même. Cet être pitoyable demeure
prisonnier de ses chimères, et pourtant il pense que la vraie
sagesse consiste à s’accepter tel que l’on est.

Portrait de Georges Duhamel

Par le nouveau cycle, Chronique des Pasquier (1933-1941),


Duhamel tient à dégager le roman de la forme, un peu étroite, de
Conception du
la confession, mais il ne pourra le priver de sa dominante
roman-fleuve
autobiographique. Ainsi, la structure essentielle de ce nouveau
cycle, comptant dix titres, est le journal du biologiste Laurent
Pasquier, qui retrace les étapes de sa formation, les désillusions
de sa jeunesse, son ascension. Mais, cette fois-ci, l’écrivain
développe une conception musicale du roman-fleuve: il réalise
129
Les avatars du roman-fleuve
un complexe contrepoint de ce journal avec l’évocation précise
d’une société en crise, tout comme avec l’analyse minutieuse
d’une multitude de caractères et de types qui « font concurrence
à l’état-civil ».
Chacun des dix volumes de l’ensemble romanesque, Le Notaire
du Havre, Le Jardin des bêtes sauvages, Vue de la terre
promise, La Nuit de La Saint-Jean, Le Désert de Bièvres, Les
Maîtres, Cécile parmi nous, Le Combat contre les ombres,
Suzanne et les jeunes hommes, La Passion de Joseph
Pasquier, possède une unité, mais aussi une grande diversité
thématique.

Tout comme Roger Martin du Gard, Duhamel construit son


roman selon le modèle familial. Il s’agit d’une généalogie
Modèle familial
dramatique autour du père peu flatté, de la mère sacrifiée, des
trois fils et des deux filles (Cécile parmi nous, Suzanne et les
jeunes hommes). L’auteur élargit ainsi une technique qui était
consacrée, dans le cycle antérieur, à un seul individu (Salavin).

Le sixième volume, Les Maîtres (1937), est centré sur le conflit


entre deux savants, Chalgrin et Rohner. Laurent Pasquier se
lance avec passion dans la recherche médicale et pense trouver
ses « grands patrons » auprès de savants renommés. Une fois
admis dans leur intimité, il découvre la petitesse de leur
caractère qui provoque son désenchantement. Ainsi, M. Chalgrin
Science et est en rivalité avec son collègue Rohner à propos de recherches
humanisme sur l’origine de la vie. Il critique un livre de Rohner sans publier
ce mémoire critique. En échange, il fait copier son texte par
Sénac, un des meilleurs amis de Laurent; l’une des copies de
son manuscrit parvient entre les mains de Rohner qui écrit un
article dans la revue la « Presse médicale », où il répond à
toutes les critiques du professeur Chalgrin. Le conflit entre les
deux « Maîtres » se fonde sur un mélange de raisons nobles
(philosophiques et scientifiques) et de raisons mesquines
(vanité, concurrence). Pasquier ne peut discerner, parmi ces
raisons, celles qui ont la priorité, ce qui le fait éprouver un
malaise le conduisant à la désillusion.
Son expérience du monde des « Maîtres », Laurent la note dans
un journal adressé à un ami – Duhamel retrouve ainsi la formule
du roman par lettres -, où le récit des événements est
accompagné de réflexions personnelles sur le sens de ces
événements. La « chronique » proprement dite rejoint par là le
« roman à idées ». L’auteur y aborde la question des rapports
entre science et humanisme – question qui occupe une place de
premier plan dans l’ensemble de son œuvre.

130
Les avatars du roman-fleuve

9.4 Jules Romains et sa vision du monde

Les Hommes de bonne volonté, dont les vingt-sept volumes


paraissent de 1932 à 1947, est une fresque de la société
française pendant un quart de siècle (1908-1933). Dans la
« préface » au tome I de ce roman-fleuve, Jules Romains (1885-
1972) souligne la continuité de son œuvre littéraire au niveau du
développement de sa vision du monde moderne:
« Dès l’époque où j’écrivais La Vie unanime [recueil de poèmes,
1908], je sentais qu’il me faudrait entreprendre tôt ou tard une
vaste fiction en prose, qui exprimerait dans le mouvement et la
multiplicité, dans le détail et le devenir, cette vision du monde
moderne dont La Vie unanime chantait d’emblée l’émoi initial. »

Pour Jules Romains, il n’est plus question de recommencer,


comme Balzac ou Zola, profession par profession - « Le roman
sur les milieux financiers, venant après le roman sur les milieux
politiques (…). » Il ne s’agit pas non plus d’ordonner la
Vision du monde perception de la société autour de la perspective d’un individu
comme Jean-Christophe (R. Rolland), A la recherche du
temps perdu (M. Proust) – l’un des sous-titres du Temps
retrouvé est « M. de Charlus pendant la guerre », et non pas
« La guerre » -, ou d’une famille, comme Les Thibault (R.Martin
du Gard), la Chronique des Pasquier (Georges Duhamel), etc.
Renonçant à un mode de vision « centré sur l’individu », à « un
monde laborieusement rétréci aux dimensions d’un homme »,
Jules Romains prend pour sujet « un vaste ensemble humain,
avec une diversité de destinées individuelles qui y cheminent
chacune pour son compte, en s’ignorant la plupart du temps. »
Jules Romains peint « la marche, par lourdes secousses, de
l’Ensemble, où se trouvent les hommes de bonne volonté »,
remarque Jean-Yves Tadié.
En effet, chez Jules Romains, le héros n’est plus l’individu, mais
les groupes, les plus petits et les plus vastes, les foules, les
rassemblements qui, après des siècles de vie mystérieuse et
muette, affirment enfin, considère Jules Romains, « leur
présence surhumaine». Dans un roman antérieur, Mort de
quelqu’un (1911), le personnage de Jacques Godard ne vit que
dans la mémoire du groupe de ses voisins, de ses camarades,
sans laquelle «il n’aurait même pas ça d’existence».

La foi dans la bonne volonté soutient le romancier tout au long


de son exploration créatrice. Il n’ignore pas les difficultés
La foi dans la
tragiques où se débattait son époque.
bonne volonté
Pourtant, l’écrivain croit qu’elles sauraient être dépassées par
l’élan d’un nombre, toujours croissant, d’hommes éclairés et
généreux, composant une famille spirituelle. L’orientation de
cette famille spirituelle se définirait par un certain goût de la
liberté et de l’honnêteté intellectuelle, une tendresse pour
l’aventure du genre humain, un penchant pour la joie de vivre et
une horreur fondamentale pour la bêtise, la violence, la tyrannie,
ou le délire fanatique.
131
Les avatars du roman-fleuve

Clés du test d’autoévaluation

1) L’Aube; La Révolte; La Nouvelle Journée.

2) La mort et la résurrection.

3) La justice, le dialogue de l’esprit et du cœur, le destin.

4) Le père, Oscar Thibault; les deux frères, Antoine et


Jacques.

5) Le style relève de l’objectivité historique ainsi que de la


sensibilité.

Test de contrôle 9

Effectuez ce test pour valider vos acquis reliés aux différents modes de construction
du roman-fleuve, ainsi qu’aux thèmes abordés par les quatre écrivains étudiés dans
cette unité. Faites parvenir ce test à votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas
d’inscrire votre nom, votre prénom et vos coordonnées sur la copie. Vous êtes censé
recevoir le test avec le corrigé et le commentaire du tuteur.

Bon courage !

1) Les symboles sont nombreux dans Jean-Christophe de Romain Rolland.


Choisissez-en un et discutez-le.

(10 lignes, deux points)

2) Faites un parallèle entre la manière de penser et d’agir des deux frères, Antoine et
Jacques Thibault (Roger Martin du Gard).

(14 lignes, trois points)

3) Analysez les rapports entre la science et l’humanisme dans l’œuvre de Georges


Duhamel.

(14 lignes, trois points)

4) Chez Jules Romains, le héros n’est pas l’individu, mais les groupes, les plus petits
et les plus vastes. Illustrez ce point de vue à partir des Hommes de bonne
volonté.

(10 lignes, deux points)

132
Les avatars du roman-fleuve

Références bibliographiques
Bersani (Jacques) et al., La littérature en France depuis 1945, Bordas, Paris, 1974
Lagarde (André), Laurent (Michard), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Tadié (Jean-Yves), Le roman au XXe siècle, Belfond, Paris, 1990

133
L’inquiétude spirituelle

Unité d’apprentissage 10

L’INQUIÉTUDE SPIRITUELLE

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 10 134
10.1 L’honneur chrétien chez Georges Bernanos 135
10.2 François Mauriac et le drame spirituel 138
Test d’autoévaluation 141
10.3 Julien Green: entre le catholicisme et l’angoisse 142
Clés du test d’autoévaluation 144
Test de contrôle 10 145
Références bibliographiques 146

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 10

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de:
• Comprendre la manière dont les auteurs donnent forme à leur aspiration à
la spiritualité.
• Identifier les thèmes essentiels des trois écrivains analysés.
• Repérer les différences entre ces romanciers du XXe siècle.
• Saisir les valeurs promues par les œuvres de ces écrivains.

134
L’inquiétude spirituelle
10.1 L’honneur chrétien chez Georges Bernanos

Épris de grandeur et de liberté, Georges Bernanos (1888-1948)


s’inscrit dans la lignée spirituelle de l’écrivain Charles Péguy
L’honneur (1873-1914) qu’il invoque souvent. Dans son essai Les Grands
chrétien cimetières sous la lune, Bernanos revendique tout l’héritage de
sa civilisation. Il se déclare contre tout ce qui blesse ou avilit
l’homme dans son âme et dans sa personne et définit l’honneur
chrétien comme « la fusion mystérieuse de l’honneur humain et
de la charité du Christ. »
Selon Max Milner (Georges Bernanos), l’honneur bernanosien
« pourrait être défini comme l’acceptation des devoirs et des
risques découlant de notre condition d’homme et comme la
reconnaissance de la valeur que nous avons en tant qu’êtres
créés par Dieu. »
Les principaux ouvrages de Bernanos sont placés sous le
double signe de l’espoir et de la grâce.

Sous le soleil de Satan (1926) est le premier roman de


Bernanos, où il met en scène l’abbé Donissan dont la passion
est le salut des âmes. Tiraillé entre l’amour de Dieu et la
tentation du désespoir, l’abbé triomphe du démon et achève ses
Romans jours dans une sainteté active.
L’Imposture, roman publié l’année suivante (1927), dessine la
figure de l’abbé Cénabre qui accomplit ses fonctions
sacerdotales mais, secrètement, il ne croit plus et s’abandonne à
Satan.
La Joie (1929) est une suite de L’Imposture et oppose à
Cénabre, personnage démoniaque, la rayonnante Chantal de
Clergerie; celle-ci s’est complètement abandonnée à la volonté
de Dieu et c’est là la source de sa joie.
Journal d’un curé de campagne (1936), chef-d’œuvre de
Bernanos, poursuit la méditation du romancier sur le mystère du
Mal.
En 1940, il achève le roman Monsieur Ouine, publié en 1946,
puis en 1955. Le personnage, Monsieur Ouine, « perdu, égaré,
hors d’atteinte, hors de cause », est une sorte d’incarnation
ambiguë de Satan, « d’où l’interprétation que l’on peut par
hypothèse donner de son nom : Ouine = Oui-ne = Non Oui =
Satan = la mort totale et totalement anéantissante par le Mal, la
négation du ‘Tout est grâce’ et de la mort sainte qui ouvre à
l’inverse sur la ‘vraie vie’» (Jean–Claude Renard, « Un exercice
sacerdotal », dans la revue Europe). Sous son apparence de
sainteté, M. Ouine, un vieux professeur de langues, malade,
n’est que haine et froid, et a une influence maléfique sur la
communauté du village. Il s’avère être un véritable anti-prêtre, le
prêtre de Satan.

135
L’inquiétude spirituelle

Dialogues des Carmélites est une œuvre dramatique


posthume (1949) qui révèle à son tour les préoccupations
Théâtre
spirituelles de l’écrivain et sa vision christique de l’univers où
s’intègre l’épreuve. Dans ces Dialogues, Mère Lidoine rappelle
à Sœur Marie que « c’est dans la honte et l’ignominie de sa
Passion que les filles du Carmel suivent leur Maître ».

Les Grands Cimetières sous la lune (1938) représentent un


pamphlet retentissant, inspiré par la guerre civile espagnole.
Essais
Bernanos y flétrit les excès de la révolte franquiste et la lâcheté
des prélats ou des prêtres qui les ont approuvés.

Dans les œuvres romanesques de Bernanos se côtoient trois


types de personnages, révélés par leur choix entre l’ombre et la
lumière (cf. Dominique Fonlupt, « Grâce ou néant, lumière ou
éblouissement », revue Europe).
Ainsi, un premier type de personnages optent pour le mensonge,
se tiennent dans les ténèbres et leur principal ressort est la
haine qu’ils éprouvent pour eux-mêmes. Ils ont anéanti le besoin
Types de de grâce et de lumière. C’est le cas, par exemple, de l’abbé
personnages Cénabre dans Imposture, qui est « offensé cruellement par la
lumière ».
L’opacité et la raideur intérieure, dont s’entourent les
personnages du mensonge, de l’ennui, du dégoût, contrastent
avec la transparence et l’esprit d’enfance de Chantal (La Joie)
ou du carrier croisé par l’abbé Donissan sur son chemin
nocturne après la rencontre avec Satan (Sous le soleil de
Satan), ainsi qu’avec les traits du curé de Torcy (Journal d’un
curé de campagne), qui est un « capteur de la lumière, de la
grâce divine » (deuxième type de personnages).
Le troisième type de personnage est le plus complexe et
constitue le centre de deux œuvres fortes de Bernanos, Sous le
soleil de Satan et Journal d’un curé de campagne. Il s’agit du
saint en proie à l’angoisse. Donissan et le curé d’Ambricourt ne
sont ni transparents ni opaques. Ils ont choisi l’espérance, mais
ils savent que tout éblouissement n’est pas divin.
Bernanos peint dans ses romans le drame de l’être humain en
lutte avec les forces du mal. D’après lui, le péché originel a
Le drame de soumis la créature humaine au pouvoir de Satan. Dans l’âme de
l’homme l’être le plus pur s’insinue parfois la volonté du démon. Mais, tant
qu’elles luttent, les créatures égarées ne sont pas déchues sans
appel. Les représentants de l’Église doivent travailler à former
des hommes qui soient capables de vivre avec héroïsme dans
l’éloge des vertus chrétiennes.

L’écrivain, un chrétien animé d’une foi ardente, redoutait pour le


monde le sommeil et l’engourdissement de l’âme.
Valeurs « L’enfer, c’est le froid », dit le curé de Fenouille du roman
chrétiennes Monsieur Ouine. Le froid gagne l’homme «quand il
s’abandonne à l’égoïsme, à l’indifférence ou aux médiocres
136
L’inquiétude spirituelle
compromis, quand il se soumet, se résigne ou se laisse vivre à
la surface de lui-même » (Jean-Baptiste Para, « Vertu d’amour
et de rébellion », dans la revue Europe). Pour maintenir la
chaleur, Bernanos n’est pas loin d’ajouter aux vertus théologales
la rébellion, qu’il voit comme une attitude naturelle de l’esprit,
corrélée à l’esprit de jeunesse. « C’est la fièvre de la jeunesse
qui maintient le reste du monde à température normale, dit-il
dans Les Grands Cimetières sous la lune. Quand la jeunesse
se refroidit, le reste du monde claque des dents. »

Mais plus qu’à l’esprit de jeunesse, c’est à l’esprit d’enfance que


L’esprit d’enfance
l’écrivain se veut fidèle. Cet esprit d’enfance accède aux plus
hautes valeurs ; les martyrs et les saints y participent : l’abbé
Donissan (Sous le soleil de Satan), la sœur Constance
(Dialogues des Carmélites), etc. L’évocation de l’esprit
d’enfance, qui est aussi une profession de foi, est à trouver dans
Les Grands Cimetières sous la lune : « Qu’importe ma vie ? je
veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que
je fus ; oui, ce que j’ai d’honneur et ce peu de courage, je le tiens
de l’être pour moi mystérieux, qui trottais sous la pluie de
septembre, à travers les pâturages ruisselants d’eau, le cœur
plein de la rentrée prochaine, des préaux funèbres, des
interminables grand-messes à fanfares où une petite âme
harassée ne saurait rien partager avec Dieu que l’ennui, de
l’enfant que je fus et qui est présent pour moi comme un aïeul. »

Pour mémoire
Dans le Journal d’un curé de campagne, un jeune prêtre, plein de zèle, prend la
charge de la paroisse d’Ambricourt, village qui lui apparaît comme « tassé,
misérable sous le ciel hideux de novembre ». La fragilité de la santé du curé est
compensée par son énergie morale et son désir d’aider ses paroissiens à sortir de
l’ennui qui les ronge. Mais il accumule les maladresses dues en partie à sa naïveté,
à son inexpérience, même à sa simplicité.
Dans un diocèse peu réceptif à la spiritualité, les projets du prêtre ne peuvent
aboutir et les paroissiens lui sont de plus en plus hostiles. D’autre part, dans la
famille du châtelain, le jeune curé se heurte à la haine et à l’orgueil: Chantal accuse
son père, le comte d’Ambricourt, de faire la cour à son institutrice. Mais la haine de
Chantal s’exerce également à l’égard de sa mère. Celle-ci finira par révéler son âme
au prêtre. Le plus grand chagrin de la comtesse est d’avoir perdu un fils mort tout
enfant: « C’était vrai que je désirais passionnément un fils, je l’ai eu. Il n’a vécu que
dix-huit mois. Sa sœur, déjà, le haïssait; oui, si petite qu’elle fût, elle le haïssait.
Quant à son père… » Le prêtre désire arracher cette âme à son enfer, mais la
comtesse meurt la nuit qui suit les aveux faits.
Pour supporter le mal qui l’entoure, ainsi que pour trouver une compensation au
sentiment d’échec perpétuel que l’existence semble lui faire vivre, le prêtre ardent et
malade tient son journal avec un soin méticuleux.
La technique du journal fictif permet à Bernanos de décrire l’itinéraire spirituel de ce
jeune curé tel que ce dernier le perçoit, au niveau d’une humanité vécue dans

137
L’inquiétude spirituelle
l’inquiétude, le doute, la souffrance.
Au seuil de la mort, les dernières paroles du curé d’Ambricourt sont « Tout est
grâce ». Le parcours spirituel de ce mystique dévoré par l’amour le fait revivre la
Passion du Christ, et c’est au prix de sa vie qu’il aboutirait à sa rédemption.

10.2 François Mauriac et le drame spirituel


Né à Bordeaux, François Mauriac (1885-1970) a refusé d’être
considéré un « romancier catholique ». Il s’est défini comme « un
catholique qui écrit des romans », ce qui veut dire qu’il n’étudie
pas, à la manière de Bernanos, les états d’une conscience
catholique, mais scrute le monde des passions et du péché,
dans une perspective catholique. En 1952, Mauriac obtient le
prix Nobel de littérature.
La tension entre Le conflit entre l’amour du monde et l’amour de Dieu, qu’il a
l’amour du monde retrouvé chez Racine (cf. son essai La Vie de Racine), constitue
et l’amour de probablement le thème essentiel de son univers fictionnel.
Dieu Ses principaux écrits se composent de romans, pièces de
théâtre et essais.

Le Baiser au lépreux (1922)


Romans Genitrix (1923)
Le Désert de l’amour (1926)
Thérèse Desqueyroux (1927)
Le Nœud de vipères (1932)
Le Mystère Frontenac (1933)

Œuvres Asmodée (1938)


théâtrales Les Mal Aimés (1945)

La Vie de Jean Racine (1928)


Essais Souffrance et bonheur du chrétien (1930)
Le Romancier et ses personnages (1933)
La Littérature et le péché (1938)
Bloc-Notes (1952-1957)
Mémoires intérieurs (1959)
Ce que je crois (1963)
Nouveaux Mémoires intérieurs (1965)
Mémoires politiques (1967)

138
L’inquiétude spirituelle

Dans ses ouvrages de méditation, François Mauriac précise


comment il vit le christianisme et le catholicisme, alors que dans
La foi Le Romancier et ses personnages il indique de quelle manière
l’écrivain peut concilier sa foi et sa façon de « singer Dieu » en
créant des personnages.
Nourri des Pensées de Pascal, Mauriac a examiné la « misère
de l’homme sans Dieu ». Exemplaire est le roman Le Désert de
l’amour, qui peint la terrible solitude des êtres tant qu’ils restent
fermés aux sollicitations de la foi.
Lecteur passionné de Baudelaire, il a vu dans l’homme « deux
postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan », et
a fait de cette double postulation le drame fondamental de ses
personnages. Ces derniers sont d’habitude les pécheurs, ceux
« voués au mal », les créatures odieuses, dont la passion, même
coupable, nous révèle le mystère de l’âme.

Comme le remarque Helena Shillony, la localisation des romans


Constantes de Mauriac est toujours la même. L’écrivain ne met en scène
mauriaciennes que sa province natale, Bordeaux et ses environs. Le Paris de
Mauriac présente seulement les aspects superficiels de la
capitale : cafés, restaurants, boîtes de nuit. Le héros mauriacien
est de passage à Paris puisque ses racines sont ailleurs ; c’est
un provincial dépaysé qui, de sa table de restaurant, regarde
avec peur couler la foule anonyme de la grande ville. Chez
Mauriac, la capitale apparaît comme l’antithèse de la province.
Paris « signifie la vie de l’esprit mais aussi les tentations de la
chair, l’affirmation de l’intellect aussi bien que le déchaînement
de la sensualité, bref, les risques et les plaisirs d’une vie adulte,
pleinement assumée » (H. Shillony). Thérèse Desqueyroux,
Louis (Le Nœud de vipères) ou Yves Frontenac rêvent de la
capitale qui seule assouvirait leur ambition. La province, par
contre, signifiera « toujours le retour aux origines, à l’enfance, à
la mère, à la pureté perdue, à une existence plus instinctive, plus
naturelle, vécue et subie plutôt qu’assumée et dirigée» (H.
Shillony).
La célébration de l’enfance est une autre constante
mauriacienne. La nostalgie du paradis perdu marque toute
l’œuvre romanesque de Mauriac. Dans Le Nœud de vipères,
par exemple, les personnages privilégiés, enfants et
adolescents, se placent du côté de l’innocence et de la pureté.
Les images que Mauriac emploie pour décrire les personnages
ou pour qualifier des sensations constituent une autre constante
de son œuvre qui s’étend sur un demi-siècle. Ces images
puisent de règle dans le monde animal et végétal, ainsi que dans
les éléments, surtout l’eau et le feu. Ainsi, Luc (Le Nœud de
vipères) est un «jeune faon qui ne bondirait plus », un faon
comme Yves Frontenac d’ailleurs. Les oiseaux servent eux aussi
à décrire les innocents. Oiseaux et nid signifient la pureté de
l’enfance. L’image du nid, empruntée au règne végétal, s’associe

139
L’inquiétude spirituelle

au refuge familial qui, dans Le Nœud de vipères et Le Mystère


Frontenac, est bénéfique.
La famille, une autre constante mauriacienne, fonctionne
pourtant de manière différente d’un roman à l’autre. Si Le
Mystère Frontenac la présente comme un îlot de stabilité dans
un monde en proie à la décomposition, Thérèse Desqueyroux
et Le Nœud de vipères la décrivent comme une source d’effroi,
une menace pour l’individu à la merci de «la tribu ». D’ici, la
variété d’images qui décrivent la famille. Dans Le Mystère
Frontenac, elle est un emmêlement de branches, de racines
confondues, un tout organique ; dans l’œuvre de révolte qu’est
Le Nœud de vipères, cette image végétale cède devant la
métaphore militaire qui traduit les rapports de batailles, perdues
ou gagnées, entre Louis et les siens.
Les thèmes du désir, de la solitude des âmes desséchées par
l’absence de Dieu, ou illuminées par sa présence, et des
personnages qui tombent dans la fatalité du péché par excès
d’amour possessif, la quête de la vérité ainsi que la tension des
corps et des esprits sont eux aussi développés par Mauriac tout
au long de son œuvre.
Selon l’aveu de l’auteur: « Rien ne pourra faire que le péché ne
soit l’élément de l’homme de lettres et les passions du cœur le
pain et le vin dont chaque jour il se délecte : puisse au moins la
Grâce demeurer présente dans notre œuvre ; même méprisée et
en apparence refoulée, que le lecteur sente partout cette nappe
immense, cette circulation souterraine de l’amour » (La
Littérature et le péché).

Les meilleurs développements des regards de Mauriac sur


Regards sur
l’âme humaine sont à trouver dans ses romans. Le Baiser au
l’âme humaine
lépreux, où, à travers Noémie, se dessine l’image de l’épouse
d’un homme disgracié, Jean Peloueyre, femme transfigurée par
l’abnégation de l’amour, contient déjà toute la thématique de
l’écrivain, qui reviendra avec ses leitmotive dans les romans
ultérieurs. Comme le remarque Joël Schmidt à propos du Baiser
au lépreux : « chaleur du climat landais, odeur des pins (…)
ponctuent la sensualité et les palpitations désordonnées et
passionnées d’âmes à la recherche de la vérité et de l’amour,
même à travers les fautes, le mal et le péché. »
Notons également la dialectique de l’asphyxie intérieure, faute
d’amour, et de l’étouffement par autrui, que Le Nœud de
vipères développe de manière exemplaire. Cette dialectique est
suggérée par la métaphore centrale du roman, celle du titre. Le
nœud de vipères apparaît sous deux formes : une forme
intériorisée, pour décrire le cœur du vieil homme, Louis, où
grouillent de pensées impures, et une autre extériorisée, pour
qualifier la famille hostile, qui complote contre lui.

140
L’inquiétude spirituelle

Atelier de lecture
Très jeune, l’intelligente et la sensible héroïne du roman Thérèse Desqueyroux,
Thérèse Larroque, d’Argelouse, a épousé Bernard Desqueyroux, un voisin de
campagne. Mais, peu après le mariage, elle prend en horreur cet homme fruste,
trop différent d’elle, et essaie de l’empoisonner. La jeune femme bénéficie pourtant
d’un non-lieu [décision de la Cour d’Assises, selon laquelle il n’y a pas lieu à
poursuivre en justice], grâce au faux témoignage de Bernard, soucieux de « faire le
silence », ainsi que par égard pour les deux familles.
Dans le train, durant le long trajet qui la mène jusqu’à sa maison d’Argelouse,
Thérèse évoque son passé et pense aux mobiles possibles qui l’ont poussée à
s’abandonner à la tentation du meurtre: monotonie de la vie provinciale; isolement
moral; sentiment du néant de son existence.
Séquestrée dans Argelouse, cette femme, qui a saboté elle-même sa calme
existence de bourgeoise, doit se plier aux injonctions de la famille. Elle songe au
suicide, mais « se cabre devant le néant ». Pleine de remords, « souillée »,
l’héroïne a la nostalgie de la pureté et se pose la question de l’existence de Dieu:
« S’il existe cet Être (…) et si c’est sa volonté qu’une pauvre âme aveugle
franchisse le passage, puisse-t-Il, du moins, accueillir avec amour ce monstre, sa
créature. »
Son état de profond abattement effraie Bernard qui, décidant de lui rendre la liberté,
la conduit à Paris. Thérèse essaie sans succès une dernière explication avec son
mari. Mais Bernard, qui ne pense qu’à étouffer le scandale et par là sauver la
façade respectable des Desqueyroux, la quitte dans un café pour regagner
Argelouse.
Proscrite, la jeune femme est ainsi expulsée de la famille comme un corps étranger
qui n’a pu être digéré.


Test d’autoévaluation
Pour mettre en pratique vos connaissances reliées à la recherche
spirituelle de G. Bernanos et de F. Mauriac, il est utile de
répondre aux questions ci-dessous. Pour vérifier vos réponses,
consultez la rubrique Clés du test d’autoévaluation.

1) Comment définit Bernanos l’honneur chrétien, et dans quel


écrit le fait-il ?

2) Quel est le chef-d’œuvre romanesque de Bernanos ?

3) Citez au moins trois romans de Mauriac.

4) Précisez au moins deux constantes thématiques des romans


mauriaciens.

141
L’inquiétude spirituelle

10.3 Julien Green: entre le catholicisme et l’angoisse


Né à Paris de parents américains, Julien Green (1900-1998) a été
comme un pont humain entre deux continents: la France, sa terre
d’adoption, et les Etats-Unis qu’il découvrira à 19 ans. Il pratique
les deux langues et est imprégné des deux cultures. A 16 ans,
alors qu’il était protestant, il se convertit au catholicisme. Élu à
l’Académie Française, en 1971, Julien Green en démissionne en
1996, fait très rare, mais explicable dans son cas: depuis toujours
hors normes, et peu friand d’honneurs, l’écrivain s’ennuie chez les
consacrés.
Le critique Jacques Petit voit son œuvre comme une longue
autobiographie, un « miroir à trois faces » - romans, drames, écrits
proprement autobiographiques –, où l’auteur cherche le sens de
sa vie et ce secret que seul Dieu connaît.
Le combat entre la chair et l’esprit, qui hante les écrits de Julien
Green, répondrait au conflit intérieur de l’écrivain lui-même entre
sensualité et quête de Dieu, dissociant ainsi l’esprit et la matière.
Les principaux romans imprégnés de cette lutte entre la chair et
l’esprit sont les suivants:

Mont-Cinère (1926)
« L’âme et la vie Adrienne Mesurat (1927)
intérieure, c’est Léviathan (1929)
ce qu’il y a de
plus profond et Épaves (1932)
donc de plus Le Visionnaire (1934)
difficile à
exprimer. C’est Varouna (1940)
inépuisable. On Si j’étais vous (1947)
ne se voit pas tel
que Dieu nous Moïra (1950)
voit. » (Entretien Chaque homme dans sa nuit (1960)
de l’auteur avec
L’Autre (1971)
Pierre Assouline,
septembre 1993) Mentionnons encore, parmi les romans plus récents de Julien
Green, Le Mauvais Lieu (1977) et Les Pays lointains (1987).

D’un roman à l’autre, Green témoigne de son aspiration à la


spiritualité, de sa quête d’une vérité qui lui échappe mais qu’il ne
Aspiration à la
désespère pas de découvrir.
transcendance
Ses œuvres, où est inscrit le questionnement religieux, sont
marquées par la conviction que l’aspiration à la transcendance
permet de dépasser le malheur et les souffrances qui sont au
cœur de la condition humaine. Il est vrai que sa foi religieuse est
parfois teintée de doutes, mais elle constitue son rempart
essentiel contre les tourments de sa nature.

142
L’inquiétude spirituelle

L’impression singulière d’être un étranger partout, le romancier


la ressent toujours; à 86 ans, il note dans son Journal: « Chaque
Le moi caché
fois qu’il m’arrive d’avoir à dire mon nom, et mon prénom,
j’éprouve un léger choc et je me dis: ‘Ce n’est pas moi, je ne suis
pas celui-là.’ Une autre personne est en moi, et je ne la connais
pas, ni ne peux la connaître. C’est sans doute elle qui écrit mes
livres. »
Cette réflexion de Green nous rappelle l’intuition de Proust qui
distinguait entre le moi social, mondain, et le moi invisible,
profond de l’écrivain, le vrai auteur de l’acte artistique.

La jeunesse de Julien Green, ainsi que ses premières œuvres


se placent sous un double signe, de la mort (il perd sa mère en
La mort 1914, puis sa sœur et son père) et du désir tu.
et le désir tu Ce double signe fixe un personnage (« l’homme venu
d’ailleurs ») et une séquence dramatique: le mouvement vers
l’autre, interrompu brusquement et suivi d’un recul, autour
desquels s’organisent, selon Jacques Petit, tous les univers
romanesques de Green.

Pour mémoire
L’action du roman de Green, Adrienne Mesurat, est placée dans une petite ville, La
Tour-l’Évêque, au début du XXe siècle. La jeune Adrienne a perdu sa mère et mène
une existence monotone entre une sœur malade et un père âgé, esclave de ses
habitudes. Elle tombe amoureuse d’un médecin, Maurecourt, installé depuis peu
près de là, s’enferme dans ses fantasmes et commence à éprouver de la haine pour
son père qu’elle juge borné. Un soir, elle le pousse avec violence dans l’escalier et
on le retrouvera mort au bas des marches. Pour se fuir à elle-même, Adrienne part
dans un court voyage, mais cette diversion ne lui apportera pas la paix souhaitée.
Sa solitude tragique la conduira, à la fin du roman, à la limite de l’égarement. Le
cadre provincial et la fureur passionnelle de l’héroïne nous évoquent Thérèse
Desqueyroux de Mauriac. Tout comme Thérèse, Adrienne cède à une tentation
criminelle.

La libération souhaitée et attendue par les personnages de J.


Green n’est pourtant qu’une fausse libération. Le héros, qui
Échec existentiel
aspirait à s’évader de son univers étroit, où il est entouré
d’interdits, est rendu à sa solitude (Émily après l’incendie de
Mont-Cinère) et à sa claustration (l’égarement d’Adrienne).

Après des romans où la violence paraît avoir atteint la limite


permise, l’écrivain s’oriente vers l’immobilité. Le Visionnaire, par
exemple, nous offre un univers baigné de rêve et d’ennui
correspondant au mouvement de retour sur soi. La structure
L’immobilité dramatique des premiers écrits est ultérieurement remplacée par
une structure circulaire grâce à laquelle est évitée tout
dénouement. Ainsi, la lâcheté des trois personnages du roman
Épaves, Philippe, sa femme Henriette et sa belle-sœur Éliane

143
L’inquiétude spirituelle
qui est amoureuse de Philippe, constitue une sorte de rempart
contre une fin violente, crime ou suicide, et permet par là de
poursuivre la vie commune.

Au désespoir absolu des premiers ouvrages succède


l’apaisement de la foi, mais l’inquiétude devant le destin ne
disparaît pas complètement.
Le 12 juillet 1947, Green notait dans son Journal: « L’Homme
qui vit de la foi est nécessairement isolé. A toute heure du jour, il
est en profond désaccord avec son siècle; à toute heure du jour
il est seul et d’une certaine manière il fait figure de fou. » Ces
remarques pourraient constituer une introduction à son roman
Moïra, le plus visiblement autobiographique. « Moïra, écrit
Green dans son Journal, n’est que la transposition d’un fait réel
Moïra avec toutes les exagérations nécessaires. »
En effet, Joseph Day, «le roux », est venu, comme jadis
l’écrivain, poursuivre ses études à l’université de Charlottesville.
C’est un protestant et un solitaire, «un homme venu d’ailleurs »,
qui s’attire l’hostilité de ses collègues. Ceux-ci le poussent dans
les bras d’une jeune fille, Moïra; il lui cède, puis l’étrangle au
nom d’une exigence de vertu, et, après quelques hésitations, se
livre aux autorités.
Comme le remarque José Cabanis, le meurtre qui achève ce
roman ne clôt pourtant pas le destin de celui qui le commet. Pour
lui, la religion est «la grande affaire», et même s’il est «plongé
dans le péché jusqu’aux yeux», il sait que Dieu est un «brasier»
où l’on brûle de joie, alors que l’enfer n’est qu’un brasier «allumé
par l’absence de Dieu».
Cette histoire d’un assassinat «n’en est pas moins une histoire
religieuse, celle d’une âme qui s’est donnée à Dieu» (José
Cabanis), le monde surnaturel (invisible) étant ici «le monde de
la vérité».
D’autre part, la chute de Joseph Day cédant à Moïra évoquerait
une autre chute: celle du catholique cédant à la tentation
romanesque, alors qu’il sait que « la source du roman est
impure » (le Journal de Julien Green).

Clés du test d’autoévaluation

1) Bernanos définit l’honneur chrétien comme «la fusion


mystérieuse de l’honneur humain et de la charité du Christ»;
cette définition est à trouver dans Les Grands Cimetières
sous la lune.

2) Journal d’un curé de campagne.

3) Le Baiser au lépreux; Thérèse Desqueyroux; Nœud de


vipères.

4) La tension des corps et des esprits ; le péché.

144
L’inquiétude spirituelle

Test de contrôle 10

Effectuez ce test pour valider vos acquis liés à la thématique de l’inquiétude


spirituelle, illustrée par l’univers romanesque de Georges Bernanos, François
Mauriac et Julien Green. Faites parvenir ce test à votre tuteur. A cet effet, ne
manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos coordonnées sur la copie.
Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le commentaire du tuteur.

Bon courage !

1) Présentez l’itinéraire spirituel du curé de Bernanos dans Journal d’un curé de


campagne, et faites voir que l’enfer « c’est de ne plus aimer ».

(10 lignes, deux points)

2) Analysez le conflit entre la chair et l’esprit dans le roman Thérèse Desqueyroux


de Mauriac.

(10 lignes, deux points)

3) Comparez l’univers de Bernanos et l’univers de Mauriac à partir des valeurs


spirituelles que chacun suggère.

(16 lignes, quatre points)

4) Développer le thème de la solitude dans le roman Moïra de J. Green.


(10 lignes, deux points)

145
L’inquiétude spirituelle

Références bibliographiques
Beaumarchais (Jean-Pierre de), Couty (Daniel), Dictionnaire des œuvres
littéraires de langue française, Bordas, Paris, 1994
Cabanis (José), «Préface», dans Julien Green, Œuvres complètes, I, Gallimard,
Paris, 1972
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises, XXe siècle,
Hachette, Paris, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988
Shillony (Helena), Le roman contradictoire. Une lecture du Nœud de vipères de
Mauriac, Archives des lettres modernes, no 3, Paris, 1978
Petit (Jacques), Julien Green, l’homme qui venait d’ailleurs, Desclée de Brouwer,
Paris, 1969
Schmidt (Joël), « Biographie de François Mauriac », http://www.ac-
strasbourg.fr/pedago/lettres/lecture/Mauriacbio. Htm

∗∗∗ Europe, revue littéraire mensuelle, « Georges Bernanos », no 789-790 / janvier-


février 1995

146
Le roman et le théâtre de la grandeur

Unité d’apprentissage 11

LE ROMAN ET LE THÉÂTRE DE LA GRANDEUR

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 11 139
11.1 Montherlant et le goût de l’héroïsme 148
11.2 La force de l’idéal chez Malraux 150
Test d’autoévaluation 157
11.3 Saint-Exupéry et ses leçons de responsabilité 158
Clés du test d’autoévaluation 160
Test de contrôle 11 160
Références bibliographiques 161

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 11

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
proposés, vous serez capable de:

• Reconnaître les sources dans lesquelles les écrivains puisent et les


usages qu’ils en font.
• Interpréter le thème de la grandeur humaine suivant la vision des auteurs
examinés.
• Expliquer la conception du personnage que développent les œuvres
étudiées.
• Identifier les valeurs transmises par l’univers littéraire et les modes de leur
communication.

147
Le roman et le théâtre de la grandeur

11.1 Montherlant et le goût de l’héroïsme

Henry de Montherlant (1896-1972) est auteur de romans qui font


voir son goût de l’action et du danger (Le Songe, 1922, dominé
Romans
par l’image de la guerre), exaltent la vigueur physique et morale
(Les Bestiaires, 1926), ou expriment une vision de moraliste
désabusé; Les Célibataires (1934) décrivent, à travers trois
personnages, la déchéance sociale et morale d’une certaine
aristocratie, alors que le cycle Les Jeunes Filles (quatre
volumes, 1936-1939) montre le libertin Costals aux prises avec
les femmes, qu’il accable de sa pitié ou de son mépris, mais
aussi sensible au pouvoir de la beauté.

Dans ses pièces, Montherlant tente de retrouver l’austérité de la


tragédie classique: La Reine morte (1942), Le Maître de
Théâtre
Santiago (1948), Port-Royal (1954).

Les héros de Montherlant aspirent à devenir extrêmes et, contre


la médiocrité ou l’abandon, à faire progresser quelque chose
Le Songe
dans le monde. Exemplaire en ce sens est Alban de Bricoule, le
personnage du Songe, qui demande à partir sur le front dès qu’il
apprend le nom d’un de ses camarades tué à la guerre; il pense
même « Je suis jaloux de ce mort ». Comme à ses yeux la vie du
combattant est une ascèse, l’univers guerrier devant rester celui
des hommes seuls devant la mort, il renonce à la noble jeune
fille qui occupait son cœur.

Le héros guerrier du Songe, encore adolescent, reparaît dans


Les Bestiaires sous l’habit du torero. Il est entré dans la lutte
Les Bestiaires
avec le taureau puisqu’une jeune fille coquette lui avait imposé
cette preuve d’amour chevaleresque. Alban va dominer le
« Mauvais Ange », la redoutable bête de combat, et la victoire
une fois acquise, il s’éloigne de la jeune fille, aucune
sentimentalité ne devant compromettre sa gloire.

Pour mémoire
Dans la « Postface » de sa pièce Le Maître de Santiago, Henry de Montherlant fait
voir les sources d’inspiration dans lesquelles il a puisé: « Il y a dans mon œuvre une
veine chrétienne et une veine profane (ou pis que profane), que je nourris
alternativement, j’allais dire simultanément, comme il est juste, toute chose en ce
monde méritant à la fois l’assaut et la défense. »

148
Le roman et le théâtre de la grandeur

La source d’inspiration de la pièce La Reine morte est l’histoire


d’Inès de Castro, épouse secrète de l’infant Pedro, assassinée
en 1355 sur l’ordre du roi Alphonse IV de Portugal.
Dès qu’il monte sur le trône, Pedro fait exhumer le cadavre
d’Inès et oblige la cour à rendre à la « Reine morte » les
honneurs royaux.
La pièce transporte donc le lecteur au Portugal d’autrefois, où le
vieux roi Ferrante reproche à son fils « de ne pas respirer à la
hauteur où » il « respire ». Le roi veut, pour des raisons
La «veine politiques, marier son fils, dont il fustige la médiocrité, à
profane» l’énergique et fière Bianca, Infante de Navarre. Cette union
favorisera, espère-t-il, l’alliance entre l’Espagne et le Portugal.
Mais Pedro dévoile qu’il a épousé en secret une dame de la
cour, Inès. Furieux, le roi le fait garder à vue dans un château et
s’efforce, en vain, d’obtenir du pape l’annulation du mariage.
Enfin, Ferrante apprend d’Inès qu’elle aura un enfant de Pedro;
alors il la fait assassiner, pour des raisons d’État: « Messieurs,
doña Inès de Castro n’est plus. Elle m’a appris la naissance
prochaine d’un bâtard du prince. Je l’ai fait exécuter pour
préserver la pureté de la succession du trône, et pour supprimer
le trouble et le scandale qu’elle causait dans mon État. »
En fait, il ne sait pas pourquoi il fait assassiner Inès. « Pourquoi
est-ce que je la tue ? se demande-t-il. Il y a sans doute une
raison, mais je ne la distingue pas. » Avant de mourir, il prie Dieu
de l’aider à voir clair: « O mon Dieu ! dans ce répit qui me reste,
avant que le sabre repasse et m’écrase, faites qu’il tranche ce
nœud épouvantable de contradictions qui sont en moi, de sorte
que, un instant au moins avant de cesser d’être, je sache enfin
ce que je suis. »

L’action de la pièce Le Maître de Santiago se passe en Castille


au XVIe siècle. L’austère don Alvaro Dabo, reconnu comme le
Grand Maître de l’ordre de Santiago, s’est retiré du métier des
armes et, depuis vingt-cinq ans, vit avec sa fille Mariana dans
La « veine une pauvre demeure. Il cherche le salut par la grâce et ses
chrétienne » seules valeurs sont l’âme, la pureté et la méditation. En quête de
fortune et d’honneurs, les autres chevaliers partent pour le
Nouveau Monde et ils l’invitent à les accompagner. Alvaro les
refuse; il ne veut plus de conquêtes, n’étant affamé que de
« silence et de solitude». En plus, il n’aimerait pas s’associer à
cette prétendue « croisade » où les Espagnols se déshonorent à
cause de leur cupidité et de leur cruauté.
Dans sa recherche du salut par la grâce, l’orgueilleux Alvaro ne
veut plus « participer aux choses de la terre » et, guidé par son
idéal spirituel d’austérité et de grandeur, en mesure de le placer
au-dessus des autres, il prend la décision héroïque de
s’enfermer « sans retour au couvent ». Par amour de son père,
Mariana sacrifie son propre bonheur et le suit au cloître:

149
Le roman et le théâtre de la grandeur
« Fascinée, enveloppée, envoûtée par lui, elle accepte tout ce
qu’il veut (…). » Désormais, leur unique voie sera celle du
renoncement.
Alvaro, qui jusqu’alors méprisait un peu sa fille parce qu’elle
manquait de grandeur, la juge maintenant digne de faire partie

de l’Ordre de Santiago: « Par ma main sur ton épaule, je te


donne la Chevalerie. »
La thématique des « démêlés de l’homme et de la grâce » est
reprise dans Port-Royal, pièce consacrée au jansénisme.
Le jansénisme est la doctrine du théologien hollandais Jansénius
(1585-1638) sur la grâce (qui serait accordée à certains dès leur
naissance et refusée à d’autres), le libre arbitre et la
prédestination. L’exercice de la liberté s’en trouverait donc limité.
Port-Royal (abbaye) devient le foyer du jansénisme.

Atelier de lecture
Montherlant réinvente dans Port-Royal jusqu’à la langue élégante et précise du
XVIIe siècle. Il y traite des bouleversements qu’un conflit spirituel déclenche dans
l’âme de quelques religieuses. Le pape condamne le jansénisme mais certaines
religieuses de Port-Royal refusent cette condamnation. Elles sont pourtant pressées
de signer le Formulaire par lequel est rejetée la doctrine de Jansénius, et le lecteur
assiste par la suite à leurs débats, angoisses et indécisions. L’archevêque essaie lui
aussi de faire les douze sœurs signer le Formulaire; tout est en vain, et alors il
décide de les chasser du monastère. Le drame que cette décision entraîne est
développé dans le dialogue entre deux religieuses, Angélique, la Maîtresse des
novices, et Françoise, la novice qu’elle a « nourrie » comme une mère, la première
devant quitter l’abbaye. Cette « maison » était pour Angélique sa seule raison d’être
et elle souffre de s’en séparer, mais la règle interdit la manifestation de toute
affection humaine. Malgré son drame et ses doutes, la sœur Angélique soutient la
foi de Françoise qu’elle voit comme seule promesse de salut: « (…) la vérité de
Dieu demeurera éternellement, et délivrera tous ceux qui ne veulent être sauvés
que par elle. »

11.2 La force de l’idéal chez Malraux


André Malraux (1901-1976) voit dans l’art « la part victorieuse du
seul animal qui sache qu’il doit mourir ». Ses principaux écrits sont
les suivants:
• La Tentation de l’Occident (1926)
• Les Conquérants (1928)
• La Voie royale (1930)
• La Condition humaine (prix Goncourt, 1933)
• Le Temps du mépris (1935)
• L’Espoir (1937)
• Les Noyers de l’Altenburg (1945)

150
Le roman et le théâtre de la grandeur
• Le Musée imaginaire (1947)
• Les Voix du silence (1951)
• La Métamorphose des dieux (dont le premier volume paraît en
1957)
• Antimémoires (1967, premier tome)

Malraux considère le roman comme un moyen d’expression


privilégié du tragique de l’homme: il lui confère le même rôle qu’à
la tragédie antique. Il le consacre à des héros qui témoignent
Le roman: pour la noblesse de l’espèce et contribuent à son « salut » dans
expression du la patrie terrestre.
tragique de
Malraux étudie surtout les différentes passions qui conduisent
l’homme
ses héros à lutter et à mourir pour un idéal, et, progressivement,
il met l’accent sur ce qui est soit protestation contre la condition
humaine, soit promesse de son amélioration grâce à la
communion fraternelle. Dans l’univers sans Dieu de Malraux, la
fraternité est la plus certaine victoire.

Même si le roman Les Conquérants se centre sur l’action des


révolutionnaires de Canton (port en Chine) des années 1925,
alors que La Voie royale imagine la marche de l’archéologue
L’aventure français Claude Vannec et de l’aventurier danois Perken à
individuelle travers la jungle indochinoise, les deux récits exaltent l’aventure.
Il est vrai que le héros des Conquérants, Garine, s’attache à la
révolution sociale, mais celle-ci est plutôt un moyen qu’une fin.
La participation à une grande action est vue comme une
modalité d’annuler la vanité de l’existence.
Les premiers héros de Malraux ne semblent pas lutter
véritablement pour quelque chose; ils luttent contre l’absurde de
leur vie ou, généralement parlant, de toute vie humaine guettée
par le néant.

Points de vue
Dans une « Conférence » de 1929 sur son roman Les Conquérants, André
Malraux fait le commentaire suivant: « La question fondamentale pour Garine est
bien moins de savoir comment on peut participer à une révolution, que de savoir
comment on peut échapper à ce qu’il appelle absurde (…). Garine (…), dans la
mesure où il a fui cette absurdité qui est la chose la plus tragique devant laquelle se
trouve un homme, a donné un certain exemple. »

L’action héroïque est pour les personnages de Malraux une


occasion d’affronter tout ce qui menace la vie: la faiblesse, la
souffrance, la mort. Les héros de ce romancier, en qui s’unissent
la culture, la lucidité et l’aptitude à l’action, sont des intellectuels
qui analysent et expriment leur refus de soumettre leur vie à
l’ordre du destin. Leur aventure dangereuse ne devrait donc pas
151
Le roman et le théâtre de la grandeur
être interprétée comme une fuite ou une anesthésie de l’esprit
tourmenté par l’absurde. Dans un univers sans Dieu, et par là
sans recours possible à l’éternité ou à l’infini, l’homme assume le
non-sens de l’existence et le dépasse en s’en donnant un grâce
à l’action et à la réflexion.
L’acte individuel délivre l’homme de la dépendance de toute
existence. La révolution, qui se propose de détruire un ordre
aliénant, représente le cadre privilégié de l’action à but
libérateur. L’oppression politique ou la misère économique sont
les formes les plus atroces de l’absurde, privant l’homme de sa
dignité. Garine lui-même découvre que ses actes ont une portée
qui dépasse son propre salut. Au-delà de son cynisme
désespéré, il est fier d’avoir contribué à ranimer l’espoir des
Chinois misérables.
Les romans écrits après Les Conquérants et La Voie royale ne
La fraternité se limitent plus à deux ou trois figures exemplaires. Ils mettent à
révolutionnaire profit les événements historiques intéressant l’humanité.
Pourtant, leur description n’est pas une fin en soi. Tout comme
l’aventure individuelle, cette description devient une opportunité
pour des interrogations sur l’existence humaine. Ainsi, la
révolution chinoise est un bouleversement sanglant de première
importance historique, mais ce qui compte encore plus c’est
qu’elle révèle la condition humaine; la guerre civile espagnole
oppose le fascisme aux aspirations démocratiques, mais ce que
le roman L’Espoir focalise davantage c’est justement l’espoir
des hommes humiliés et mis à mort.
En savoir plus
L’action de La Condition humaine se passe en Chine, à Shangaï, en 1927, et
s’inspire de l’expérience de Malraux qui a séjourné en Asie dans les années troubles
qui préludent à la proclamation de la république chinoise de Mao-Tsé-toung (1931).
Les communistes lancent une insurrection avant l’arrivée des troupes du Kuomintang
(parti nationaliste chinois qui comprenait à l’époque beaucoup d’éléments
communistes), sous le commandement de Chang Kaï-chek. L’armée reprendra
l’initiative; Chang Kaï-chek exige des insurgés la livraison de leurs armes, et
organisera la répression.
L’épisode de la révolution chinoise est présenté par l’intermédiaire des réflexions et
des actes de quelques héros bien différents, les plus marquants étant Katow, un
révolutionnaire expérimenté, Tchen, le terroriste qui ne transige pas avec l’absolu et
Kyo, le politique responsable qui se bat et accepte de mourir pour la dignité des
miséreux. Tous, sous des formes différentes, posent la même question: quel pourrait
être le sens d’une vie humaine dérisoire, gratuite, simple hasard cerné par le néant ?
Parmi les réponses, durement conquises, figurent le danger partagé, le don de soi à
l’espoir d’une communauté humiliée, la fraternité éprouvée dans la souffrance et
dans la mort. L’attentat organisé par Tchen contre Chang-Kaï-chek échoue; blessé,
Tchen s’achève d’un coup de revolver. Kyo est arrêté et condamné à mort; pour
échapper au supplice, il absorbe du cyanure. Katow tombe lui aussi entre les mains
de l’autorité militaire; par un acte de dévouement sublime, il cède sa réserve de
cyanure à deux autres condamnés et se livre aux bourreaux qui vont le brûler vif.

152
Le roman et le théâtre de la grandeur

La Condition humaine, mais aussi d’autres romans de Malraux


font voir que l’adhésion de l’auteur à la révolution est plus
Sens
métaphysique de métaphysique que politique. L’enjeu de l’action violente ne se
borne pas à des aspects sociaux. Il s’agit moins de créer le
la révolution
bonheur des hommes que de fonder la dignité et la grandeur de
l’homme. Ces valeurs sont plus que jamais outragées en 1935,
année de la parution du roman Le Temps du mépris. Le
« temps du mépris », c’est l’époque où, Hitler étant au pouvoir,
s’organise l’avilissement humain. L’écrit de Malraux témoigne
d’une résistance possible contre cet avilissement, manifesté tout
d’abord par la torture physique et morale, pratiquée dans les
camps d’internement nazis.

Même si Le Temps du mépris n’est pas l’œuvre majeure de


Malraux, ce roman tente de développer le pouvoir de l’art de
« donner conscience à des hommes de la grandeur qu’ils
ignorent en eux », selon l’interprétation de l’auteur lui-même
dans la « Préface » de son ouvrage.
Cette tentative est mieux illustrée par L’Espoir. Le soulèvement
de Franco contre la République espagnole, avec le soutien des
fascismes italien et allemand, entraîne une guerre civile. Le
roman en est un document important. Le peuple espagnol s’y
dresse contre l’humiliation et découvre la fraternité. Mais cet écrit
ne se limite à présenter intelligemment ces événements-là ni à
exalter la communion des hommes. Le roman est une méditation
morale et politique sur l’action. Pour agir, il faut renoncer à
« être », il faut se durcir, se modifier. Chaque héros du roman vit,
à l’intérieur du drame historique et politique, une tragédie
spirituelle, tout en sachant que par là il grandit.

L’œuvre de Malraux se situe aux antipodes d’une littérature


centrée sur l’individu, sur l’analyse psychologique et les
« Le roman
sentiments. Voilà pourquoi, ses personnages existent moins par
moderne est, à
leur individualité que par leur participation à la condition
mes yeux, un
humaine, dont ils témoignent de manière exemplaire. Leur
moyen
pensée, exprimée par la parole et par l’action, ainsi que la force
d’expression
de leur volonté l’emportent sur les rêves, les instincts ou les
privilégié du
faiblesses de l’homme qui s’accepte au lieu de se surmonter.
tragique de
C’est là la raison pour laquelle ces héros peuvent paraître
l’homme, non une
incomplets: le romancier laisse dans l’ombre ce qui n’est pas
élucidation de
leur grandeur, en général, ce qui n’est pas la grandeur de
l’individu. »
l’homme. De plus, le point de vue adopté paraît lui aussi partial:
(André Malraux)
dans les combats que les œuvres retracent, l’adversaire n’a pas
la parole. Ces « absences » permettent la mise en lumière du
seul combat qui intéresse l’auteur: celui de l’intellectuel contre
son destin.

153
Le roman et le théâtre de la grandeur

Si jusqu’en 1940, Malraux était avant tout un écrivain, depuis


1945, l’homme d’action passe au premier plan et se met au
Une autre action
service d’une politique qui rompt avec ses positions antérieures.
Le partisan du communisme soviétique mène désormais la lutte
contre le totalitarisme stalinien. Le romancier de
l’internationalisme révolutionnaire découvre dans la nation la
seule réalité intangible et lie son destin politique à celui du
général de Gaulle.

Pour aller plus loin


L’écrit Les Noyers de l’Altenburg contient toutes les directions futures de
l’œuvre de Malraux: les réflexions sur l’art, les interrogations sur les civilisations
ou la méditation sur les conditions des guerres modernes.
Par sa diversité même, l’ouvrage fait éclater l’architecture à laquelle obéissaient
les romans précédents, en particulier l’unité de temps et de lieu. Ici se succèdent
ou s’enchevêtrent les formes propres au témoignage autobiographique, au
dialogue philosophique, au roman politique et au récit de guerre.
La mort est au centre de toutes les interrogations de ce roman: mort de Dieu, mort
de l’homme, mort des civilisations, instinct de mort déchaîné dans les techniques
des guerres modernes.
A ces interrogations, l’auteur apporte deux réponses, situées sur des plans
différents: le sens de la nation et de la terre, la primauté de l’art. Le roman
multiplie les « retours à la terre » et les hymnes à la « germination » et à la vie,
mais il ménage aussi une large part au monde de l’art. Dans la cathédrale de
Chartres, le narrateur médite sur les « visages gothiques » de ses compagnons
[prisonniers français rassemblés dans la nef de cette cathédrale en juin 1940],
qu’il évoque. Les illustres interlocuteurs de l’Altenburg [les « Colloques de
l’Altenburg » réunissent, à la veille de 1914, les plus grands intellectuels
allemands: dans les personnages de Stieglitz et de Möllberg on reconnaît le
romaniste Ernst Robert Curtius et l’africaniste Frobenius] découvrent dans les arts
gothique, roman, égyptien, islamique, africain, la seule conquête de l’homme sur
la fatalité.
La patrie et l’art sont les deux domaines dans lesquels Malraux cherchera
désormais la réponse à la question centrale de l’ouvrage: « Existe-t-il une donnée
sur quoi puisse se fonder la notion d’homme ? »

Parmi les nombreuses œuvres que Malraux consacre


directement aux réflexions sur la création artistique et ses effets,
citons Le Musée imaginaire, Les Voix du silence et La
Métamorphose des dieux. Le projet de Malraux n’est ni
Les écrits sur l’art historique ni esthétique. Selon la déclaration de l’auteur, La
Métamorphose des dieux « n’a pour objet ni une histoire de l’art
(…) ni une esthétique; mais bien la signification que prend la
présence d’une éternelle réponse à l’interrogation que pose à
l’homme sa part d’éternité – lorsqu’elle surgit dans la première
civilisation consciente d’ignorer la signification de l’homme. »
L’acte créateur « maintient au long des siècles une reconquête
aussi vieille que l’homme » (Les Voix du silence): l’art triomphe
sur le destin de l’humanité. Vu comme une affirmation de la
154
Le roman et le théâtre de la grandeur
liberté et de la grandeur de l’homme, comme une victoire
remportée sur le destin par un être condamné à périr et qui
aspire à l’éternité, « L’art est un anti-destin » (Les Voix du
silence). Le geste créateur assume l’héritage de tous les gestes
qui l’ont précédé et assure ainsi la permanence de l’homme; il
est inscrit dans l’histoire, mais la dépasse et défie
victorieusement le néant. Même si les recherches et les
réussites de l’art ne peuvent abolir la souffrance et la mort, elles
témoignent « d’une des formes les plus secrètes, et les plus
hautes, de la force et de l’honneur d’être homme. » (Les Voix du
silence)

Atelier de lecture
Voici un extrait des Voix du silence où Malraux développe sa conception de l’art
comme un anti-destin:
«L’art ne délivre pas l’homme de n’être qu’un accident de l’univers; mais il est
l’âme du passé au sens où chaque religion antique fut une âme du monde. Il
assure pour ses sectateurs (1), quand l’homme est né à la solitude, le lien profond
qu’abandonnent les dieux qui s’éloignent. Si nous introduisons dans notre
civilisation tant d’éléments ennemis, comment ne pas voir que notre avidité les
fond en un passé devenu celui de sa plus profonde défense, séparé du vrai par sa
nature même ? Sous l’or battu des masques de Mycènes (2), là où l’on chercha la
poussière de la beauté, battait de sa pulsation millénaire un pouvoir enfin
réentendu jusqu’au fond du temps. A la petite plume de Klee (3), au bleu des
raisins de Braque, répond du fond des empires le chuchotement des statues qui
chantaient au lever du soleil (4).
Toujours enrobé d’histoire, mais semblable à lui-même depuis Sumer (5) jusqu’à
l’école de Paris, l’acte créateur maintient au long des siècles une reconquête aussi
vieille que l’homme. Une mosaïque byzantine et un Rubens, un Rembrandt et un
Cézanne expriment des maîtrises distinctes, différemment chargées de ce qui fut
maîtrisé; mais elles s’unissent aux peintures magdaléniennes (6) dans le langage
immémorial de la conquête, non dans un syncrétisme de ce qui fut conquis. La
leçon des Bouddhas de Nara (7) ou celle des Danses de Mort çivaïtes (8) n’est pas
une leçon de bouddhisme ou d’hindouisme; et le Musée Imaginaire est la
suggestion d’un vaste possible projeté par le passé, la révélation de fragments
perdus de l’obsédante plénitude humaine, unis dans la communauté de leur
présence invaincue. Chacun des chefs-d’œuvre est une purification du monde,
mais leur leçon commune est celle de leur existence, et la victoire de chaque
artiste sur sa servitude rejoint, dans un immense déploiement, celle de l’art sur le
destin de l’humanité. L’art est un anti-destin. »

Repères culturels pour la compréhension du texte


1) Adeptes, partisans.
2) Ville du Péloponnèse, patrie légendaire d’Agamemnon; on y a fait d’importantes
fouilles.
3) Paul Klee (1879-1940): peintre non-figuratif, aux compositions surréalistes.
4) Allusion à la légende des colosses de Memnon: héros du cycle troyen, tué pas
Achille. Les Grecs l’identifiaient à un des deux colosses du temple d’Aménophis
III, à Thèbes; cette statue faisait entendre au lever du soleil une vibration, « le
155
Le roman et le théâtre de la grandeur
chant de Memnon ».
5) Région de la basse Mésopotamie antique, près du golfe Persique; le peuple
sumérien fut le créateur, en Mésopotamie, d’une des plus anciennes
civilisations.
6) Peintures des grottes de la Madeleine, en Dordogne.
7) Ville d’art du Japon, célèbre par ses temples.
8) Dans la trinité hindoue, civa est le principe purificateur, le thérapeute qui détruit
pour créer; il a pour symbole le feu.

Antimémoires constituent le premier volume d’une suite publiée


seulement après la mort de Malraux. En 1971, il publie, sous le
titre Les chênes qu’on abat, des fragments du second tome de
cet ample ouvrage, rapportant ses entretiens avec le général de
Gaulle; en 1974, il complète ses souvenirs dans Lazare. L’auteur
a regroupé ses mémoires dans Le Miroir des limbes qui réunit,
dans l’édition « Pléiade »: I, Antimémoires; II, La corde et les
souris, comprenant, entre autres, Les chênes qu’on abat et
Lazare.
Antimémoires
Dans le premier volume, Malraux ne nous renseigne ni sur son
enfance, qu’il déteste, ni sur sa vie privée - « Que m’importe ce
qui n’importe qu’à moi ? » -, ni même sur sa vie politique.
« L’homme que l’on trouvera ici, c’est celui qui s’accorde aux
questions que la mort pose à la signification du monde. » Aux
souvenirs, il ajoute la fiction, dans une étrange confusion de
l’histoire et de l’imaginaire. Ainsi, il y reprend le « Colloque de
l’Altenburg » et la longue conversation avec Clappique –
personnage de La Condition humaine. Ce personnage expose
à Malraux le découpage d’un film qui met en scène un aventurier
du XIXe siècle, Mayrena, conquérant solitaire des peuples
indochinois. À travers cette fiction au deuxième degré, Malraux
nous propose un « remake » cinématographique de La Voie
royale.
Tout au long de ces Antimémoires, le jeu insolite entre
l’historique et l’imaginaire nous suggère un univers peuplé
d’ombres prestigieuses et de destins héroïques. La mort et le
temps y semblent vaincus, et les énigmes de l’homme dénouées
par les gestes des chefs d’Etat fondateurs de nations (de Gaulle,
Mao Tsé-Toung, etc.), ou par les œuvres d’art immémoriales.
Cet écrit repose, à tous les niveaux, sur le mouvement du
dialogue; « tous mes souvenirs survivants dialoguent », déclare
Malraux: dialogue avec les hommes qui changent le monde (de
Gaulle …), dialogue avec les œuvres d’art, dialogue avec la
souffrance et la mort.
Antimémoires, tout comme Mémoires de guerre de Charles de
Gaulle (rédigés entre 1954-1959) et Bloc-Notes de François
Mauriac (5 volumes, 1958-1974), se situent au niveau du drame.
Dans ces trois ouvrages, l’Histoire (la majuscule y est
156
Le roman et le théâtre de la grandeur
essentielle) est conçue comme une lutte, la même le long des
siècles, entre des fatalités obsédantes et des héros
providentiels: au « destin », c’est-à-dire aux forces du néant qui
pèsent sur l’homme universel, de Gaulle, Mauriac, Malraux
opposent le « destin » d’un pays d’élection, de cette Terre qu’est
la France, enrichie de tous ses morts.
Pour ces personnalités, l’engagement national n’est pas
seulement un choix politique, il est un choix existentiel. Avec une
grandeur qui les isole de leurs contemporains et les rend
quelque peu anachroniques, elles nous proposent un
humanisme héroïque, celui, comme le dit Malraux du général de
Gaulle, d’un homme « égal à son mythe ».


Test d’autoévaluation
Pour vérifier ce que vous avez retenu de l’œuvre de Montherlant
et de Malraux, il est utile de répondre aux questions ci-dessous.
Ensuite, comparez avec la rubrique Clés du test
d’autoévaluation.

1) Citez au moins deux pièces de Montherlant et dites quelle est


leur source d’inspiration.

2) A quoi aspirent les héros de Montherlant ?

3) Quel rôle confère Malraux au roman moderne ?

4) Citez deux héros de Malraux et les romans auxquels ils


appartiennent.

5) Où affirme Malraux que « L’art est un anti-destin » ?

157
Le roman et le théâtre de la grandeur

11.3 Saint-Exupéry et ses leçons de responsabilité


L’œuvre de Saint-Exupéry (1900-1944), tout comme l’oeuvre de
Malraux, est tirée d’une expérience vécue. Dans son cas, il s’agit
de l’expérience de pilote dans l’aviation de chasse. Cependant,
loin de rester simplement documentaires, ses ouvrages
s’enrichissent constamment d’une méditation sur l’être, sur le
sens de la vie ou sur la perception de l’infini. Voici les principaux
écrits de Saint-Exupéry:
• Courrier Sud (1929)
• Vol de nuit (1931, prix Fémina)
• Terre des hommes (1939)
• Pilote de guerre (1942)
• Le Petit Prince (1943)
• Citadelle (posthume, 1948)

Le roman Vol de nuit témoigne de l’héroïsme quotidien des


pilotes de l’aviation civile. Le chef de la Compagnie, « Rivière le
Grand », suit la marche des trois avions porteurs du courrier qui
ont quitté le Chili, La Patagonie et le Paraguay pour se diriger
vers Buenos Aires, et vit sur l’aérodrome de cette ville le drame
de la responsabilité. L’avion du Chili atterrit le premier, et son
Le thème de pilote, Pellerin, raconte à Rivière sa lutte contre un ouragan.
l’héroïsme L’avion de Patagonie, piloté par Fabien, un pionnier des vols de
nuit, affronte la fantastique tempête que Pellerin vient de franchir
et qui maintenant se développe de tous côtés. Dans les bureaux
de Buenos Aires, on s’inquiète du retard de l’aviateur. Rivière
devine que l’avion de Fabien est perdu. En revanche, l’avion du
Paraguay, qui a volé dans un ciel calme, a atterri, et Rivière
pense: « On n’a pas de cyclones toutes les nuits. »

Dans Terre des hommes l’auteur évoque les souvenirs de


Les écrits métier, le fantôme des camarades morts, tel le grand Mermoz,
les images de calmes rencontres (« Oasis »), l’angoisse du salut
de « Saint-Ex »
après un atterrissage forcé (« Au centre du désert »).
célèbrent le
devoir, la Pour Saint-Exupéry, l’avion n’est pas un but, mais un outil
permettant à l’homme de découvrir le vrai visage de la planète,
fraternité, la
solidarité et mais aussi de connaître ses propres limites et sa force. En outre,
selon l’écrivain, « la grandeur d’un métier est, avant tout, d’unir
l’enracinement
les hommes ». Dans la dernière partie, « Les Hommes », il
dans un groupe
ou un pays médite, comme il le fera à la fin de Pilote de guerre, sur le sens
de la vie et le destin de l’espèce, toujours menacée, mais qui
ennoblit la Terre des hommes.

158
Le roman et le théâtre de la grandeur
De son métier de pilote et de son « outil », l’avion, Saint-Exupéry
retient en fin de compte non pas l’aspect technique, mais
l’occasion qu’ils donnent à quelques hommes (comme tous les
métiers et tous les outils) de reconnaître leurs limites, la puissance
de leur volonté, leur responsabilité et la primauté d’un but qui vaut
« plus que la vie ».

Sachant au nom de quoi ils accomplissent leur tâche (Vol de


L’humanisme par nuit), les héros de Saint-Exupéry tendent à illustrer « un
humanisme par métier », dont l’un des traits essentiels est la
métier
responsabilité.

Pour mémoire
« Etre homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face
d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une victoire que
les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à
bâtir le monde. » (Terre des hommes) Le courageux Guillaumet, l’un des
camarades évoqués dans la deuxième partie de la Terre des hommes, est
exemplaire en ce sens: « Sa grandeur, c’est de se sentir responsable. Responsable
de lui, du courrier et des camarades qui espèrent. Il tient dans ses mains leur peine
ou leur joie. (…) Responsable un peu du destin des hommes, dans la mesure de
son travail. »
Paradoxalement, l’écrivain renoncera à ce qu’il connaît bien – le
récit d’aviation, la référence à l’actualité, le goût de la chose vue -,
et se lance dans le conte pour enfants que représente Le Petit
Prince (publié à New York), ainsi que dans la parabole à
résonance biblique de Citadelle (1948).
En savoir plus
Venu d’une autre planète, Le Petit Prince découvre les réalités de la Terre. Il
rencontre un Renard qui lui parle de l’amitié et, à ce propos, lui demande de
« l’apprivoiser »: « Si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras
pour moi unique au monde. (…) Si tu m’apprivoises, ma vie sera ensoleillée. Je
connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. (…) Le blé, qui est
doré, me fera souvenir de toi. » C’est toujours le Renard qui lui dit: On ne voit bien
qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »

Le texte, inachevé, Citadelle met au premier plan les réflexions


d’un jeune prince oriental qui reçoit les leçons de son père. La
forme adoptée par l’auteur est celle du fragment – il y en a 219 –
de nature variée (pièces brèves, récits, etc.). L’impression de
monotonie et de pesanteur de ce brouillon contraste avec la
vigueur des romans. Au réalisme de ces derniers s’oppose le
symbolisme de ce texte: c’est une citadelle de la civilisation
humaniste qu’il faut défendre contre toutes les menaces (régimes
totalitaires, robots d’âmes). La sagesse que le lecteur y découvre
est bien proche de celle du Candide de Voltaire: au « il faut
cultiver notre jardin » du philosophe répond le « moi aussi ce
matin j’ai taillé mes rosiers » de Saint-Exupéry.

159
Le roman et le théâtre de la grandeur

De ce texte Citadelle, on retient surtout un approfondissement de


la notion d’humanisme: il s’agit moins de défendre certaines
valeurs, dont Saint-Exupéry comprend qu’elles sont dépassées,
Le lien que de dégager l’idée, tout à fait actuelle, de lien. « L’homme n’est
qu’un nœud de relations, les relations comptent seules pour
l’homme »: cette phrase de Saint-Exupéry sert de conclusion à la
Phénoménologie de la perception (1945) du philosophe Merleau-
Ponty, et peut encore servir de sujet de réflexion.

Clés du test d’autoévaluation

1) La Reine morte – source profane; Le Maître de Santiago –


source chrétienne.

2) Ils aspirent à devenir extrêmes et à faire progresser quelque


chose dans le monde.

3) Aux yeux de Malraux, le roman moderne a le rôle, privilégié,


d’exprimer le tragique de l’homme.

4) Garine: Les Conquérants; Kyo: La Condition humaine.

5) Dans l’écrit Les Voix du silence.

Test de contrôle 11

Effectuez ce test pour valider vos acquis relatifs à la manière dont les écrivains
étudiés dans l’unité d’apprentissage 11 traitent le thème de la grandeur humaine.
Faites parvenir ce test à votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire sur la
copie votre nom, votre prénom et vos coordonnées. Vous êtes censé recevoir le test
avec le corrigé et le commentaire du tuteur.

Bon courage !

1) Commentez le propos de Montherlant: « Il y a dans mon œuvre une veine


chrétienne et une veine profane (…). » (« Postface », Le Maître de Santiago).
Dans votre commentaire, vous pouvez utiliser des arguments tirés des analyses
de l’unité 11 (la partie 11. 1).

(14 lignes, trois points)

2) Analysez, chez Malraux, le passage de l’aventure individuelle à la fraternité


révolutionnaire.

(14 lignes, trois points)

160
Le roman et le théâtre de la grandeur

3) L’action héroïque est pour les personnages de Malraux une occasion d’affronter
la faiblesse, la souffrance ou la mort. Justifiez ce point de vue à partir de La
Condition humaine.

(12 lignes, deux points)

4) Développez le thème de la grandeur du métier dans deux écrits de votre choix de


Saint-Exupéry.

(12 lignes, deux points)

Références bibliographiques
Bersani (Jacques) et al., La littérature en France depuis 1945, Bordas, Paris, 1974
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises, XXe siècle,
Hachette, Paris, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988

161
Le Nouveau Roman et les grands solitaires

Unité d’apprentissage 12

LE NOUVEAU ROMAN ET LES GRANDS SOLITAIRES

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 12 162
12.1 Caractéristiques du Nouveau Roman 163
12.2 Nathalie Sarraute et l’ère du soupçon 166
12.3 Alain Robbe-Grillet et ses générateurs textuels 169
Test d’autoévaluation 172
12.4 Les grands solitaires 173
12.4.1 Julien Gracq: «du presque-poème au presque-roman» 173
12.4.2 Samuel Beckett et la quête de l’innommable 174
12.4.3 Marguerite Yourcenar: l’individu et l’histoire 176
12.4.4 Michel Tournier: le roman-légende 178
Clés du test d’autoévaluation 179
Test de contrôle 12 180
Références bibliographiques 180

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 12

Quand vous aurez parcouru cette unité et effectué les tests proposés, vous
serez capable de:
• Identifier les tendances de la modernité romanesque après la Seconde
Guerre mondiale.
• Analyser la diversité d’attitudes face à la tradition du roman.
• Repérer les points communs et les différences entre les écrivains
étudiés.
• Interpréter les nouvelles idéologies scripturales.

162
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
12.1 Caractéristiques du Nouveau Roman

Le terme de « nouveau roman » ne renvoie pas à une école,


mais plutôt à un groupe de sept auteurs (Michel Butor, Claude
Ollier, Robert Pinget, Jean Ricardou, Alain Robbe-Grillet,
Rupture des Nathalie Sarraute, Claude Simon), réunis sous cette
« cadres » du dénomination en vertu de deux critères, l’un extralittéraire, l’autre
roman traditionnel littéraire. Le critère extralittéraire consiste en leur réponse à
l’invitation de participer au colloque sur le nouveau roman
organisé au Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle en
1971. Le critère littéraire se réfère à une vision similaire sur
l’écriture d’un texte narratif, bien que les différences ne soient
pas du tout négligeables.

Définition
« L’écriture, c’est cette tension qui existe constamment entre une activité qui
communiquerait un certain nombre d’événements et une activité de production qui
la prend aussitôt en jeu, la gauchit, la transforme, la tord. L’écriture, c’est justement
ce mouvement où communication et production luttent constamment l’une avec
l’autre. C’est cela qui donne au texte sa tension et fait que ces éléments, obtenus
selon un espace de relations relativement statiques, seront impliqués dans la
dynamique de l’écriture. » (Jean Ricardou)

Le nouveau type d’écriture s’oppose à ce qu’on appelle le roman


conventionnel: tout roman qui met l’accent sur la vraisemblance
imitative (la mimesis), d’où sa soumission à l’ordre
chronologique, dans l’intention de représenter des idées
préalables à l’acte d’écrire ou d’exprimer certains sentiments.

En gros, la nouvelle écriture romanesque se caractérise par:


• prolifération des histoires et multiplication des points de vue;
Traits du • mise en jeu de figures abstraites (géométriques, arithmétiques,
Nouveau Roman etc.);
• multiplication des mises en abyme;
• intertextualité (l’insertion littérale de textes, anciens ou
contemporains, soumis au travail d’écriture);
• déplacement d’intérêt de l’histoire racontée vers le
fonctionnement global du texte en mettant à nu le processus
d’énonciation (ses procédures).

163
Le Nouveau Roman et les grands solitaires

Quant à l’idéologie scripturale des nouveaux romanciers, il


faudrait remarquer aussi bien les différences que les similitudes.
L’idéologie
Nathalie Sarraute conserve l’idée d’un monde préalable à
scripturale
l’écriture, qui est celui des tropismes: impulsions brusques et
fugitives, incontrôlées, qui font passer un être, en un instant, de
la tendresse à la haine, de l’abattement à l’allégresse; ce monde
des tropismes est pourtant révélé toujours par l’écriture. Michel
Butor préserve lui aussi la représentation d’un « réel », bien que
tout à fait différent de celui de N. Sarraute.
À l’exception de ces deux écrivains, les autres se proposent de
saboter systématiquement l’idée classique de représentation
romanesque (voir, ci-dessus, la définition de Jean Ricardou). À
la représentation ils opposent la production d’un récit visiblement
fictionnel, à l’expression d’un moi, la construction d’un texte
selon des règles inventées dans et par l’écriture, et à la
communication d’un message l’invitation faite au lecteur à jouer
avec le sens.

Les mutations du côté de la conception de l’acte d’écrire


entraînent, évidemment, un bouleversement du rapport entre le
Le lecteur face au
lecteur et le livre. La confiance passive, fondée sur
livre: une autre
l’identification, qui reliait le lecteur au personnage, est détruite au
attitude
profit d’une attitude critique, créatrice.
La lecture ne peut donc plus être envisagée comme une
tentative de reconstituer l’histoire racontée. Celle-ci est un piège,
sa fausseté étant dénoncée par le fonctionnement global du
texte, qui brouille les repères d’une lecture vraisemblable
(personnages, chronologie, relations cause-effet, narration,
description, etc.). Par là, le texte entre en conflit avec les sens
connus d’avance.

Le roman: théorie et pratique


La conception du discours littéraire comme énonciation transparente d’un sens
prédéterminé cède la place à une théorie de l’écriture qui vise à produire et à
transformer le sens. D’ailleurs, la théorie et la pratique littéraires ne sont plus
séparées. Les écrivains ont produit eux-mêmes des travaux théoriques où ils
réfléchissent sur leur pratique, sur leurs procédures. Ainsi, Robbe-Grillet écrit en 1963
Pour un nouveau roman, Butor, Répertoire I-III (1960, 1964, 1968) et Essais sur le
roman (1960), où ils insistent sur le roman comme recherche. Jean Ricardou
(Problèmes du nouveau roman, 1967; Pour une théorie du nouveau roman, 1971; Le
nouveau roman, 1973; Nouveaux problèmes du roman, 1978) souligne le passage de
l’auto-représentation (de l’auto-référence) à l’anti-représentation et procède à des
analyses exemplaires des textes des nouveaux romanciers; il élabore toute une
théorie des générateurs textuels, démontre comment « en la fiction, le réel et le virtuel
ont même statut parce qu’ils sont (…) entièrement gérés par les lois de l’écriture qui
les instaurent (Problèmes du nouveau roman), ou examine le rôle actif, au niveau
intertextuel, de la réflexion et du dédoublement (de la mise en abyme).

164
Le Nouveau Roman et les grands solitaires

Idées à retenir 
Par rapport à la modernité, les textes des nouveaux romanciers créent un conflit entre
l’espace représentatif et l’espace imaginatif, le premier étant détruit sans arrêt par le
dernier, qui réussit à s’imposer. « En tout cas, les gens n’imaginent pas qu’une porte
imprimée sur du papier puisse (…) s’ouvrir », lisons-nous dans Projet pour une
révolution à New York de Robbe-Grillet
Puisque les nouveaux textes oscillent entre le possible et l’impossible, on ne peut
plus les envisager comme l’effet d’un miroir que l’on promène le long d’un chemin
(Stendhal), mais plutôt (surtout) comme l’effet des miroirs qui agissent à l’intérieur
d’eux-mêmes. Ils s’instituent en tant que théorie, lecture et critique de leur propre
production, ce qui rend inopérant le recours à un code antérieur.

Le signifié (la fiction, l’histoire racontée) n’est plus originaire,


mais dérivé du jeu des signifiants (la narration). Ainsi, dans Les
lieux-dits (1969) de Jean Ricardou, le mot « bannière »
déclenche par ses huit lettres la construction du texte sur la base
du nombre huit, de ses multiples et sous-multiples (les séries
signifiées). Le nombre huit devient par la suite le signifiant dont
Le rapport entre les signifiés sont les nombreuses possibilités de présentation de
la narration et celui-ci: par deux cercles, sous la forme d’un trajet circulaire ou
l’histoire narrée d’une croix, etc. Le nombre huit (signifiant) avec ses signifiés
(les différents dessins) deviennent une série signifiante qui
construit la fiction, motivée ainsi par des combinaisons formelles.
Nous y trouvons alors une paire de lunettes (effet du huit arabe),
l’ambulance, l’asile psychiatrique ou le personnage Asilus,
l’histoire du peintre Crucix, etc.
On nous propose également des signifiés à partir du jeu
combinatoire de signifiants dont les propriétés (forme, couleur,
sonorité, etc.) sont similaires ou contrastantes. Dans La Mise en
scène (1958) de Claude Ollier, les noms propres Lassalle et
Lessing, semblables par la sonorité de leurs lettres, se
transforment en signifiants producteurs du thème du double
(signifié), que la fiction développe: meurtre double, personnages
doubles, etc.
Entre la série signifiante (narration) et la série signifiée (fiction) il
y a toujours un déséquilibre. À mesure que la fiction se remplit
de sens, la narration diverge, tout en indiquant d’autres manières
de la raconter, ainsi que d’autres sens possibles. Dans La
Maison de rendez-vous (1965) de Robbe-Grillet, le meurtre est
représenté par la statue (dans le parc), qui s’appelle d’ailleurs
« Le Poison », et qui figure un « homme à barbiche et lorgnon,
debout (…) qui tient un petit flacon dans une main et un verre à
pied dans l’autre (…) se penche sur une fille (…) à la bouche
ouverte, aux cheveux défaits (…) ». Cette représentation du

165
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
meurtre entre en résonance avec celles d’autres objets culturels
insérés dans le texte (par exemple, l’illustré chinois de la rue).
Le texte devient l’espace de son propre engendrement; chacun
de ses éléments a sa place et son rôle dans l’assemblage
auquel il appartient. Ces composantes de l’ensemble textuel
sont pareils aux pièces du puzzle, à propos desquelles nous
lisons dans Triptyque (1973) de Claude Simon: « Leurs
découpures (…) ont été calculées de façon qu’aucune d’entre
elles, prise isolément, n’offre l’image entière d’un personnage,
d’un animal, d’un visage ».

12.2 Nathalie Sarraute et l’ère du soupçon


Dans son intervention (« Ce que je cherche à faire ») au
colloque dédié au Nouveau Roman (cf. Nouveau Roman: hier,
aujourd’hui, tome 2), Nathalie Sarraute (1900-1999), romancière
française d’origine russe, précise l’enjeu de sa recherche
scripturale: « à aucun moment je n’ai cherché à délivrer des
messages, à donner le moindre enseignement moral, ni à
rivaliser avec les psychologues ou les psychiatres par des
découvertes psychologiques quelconques. Non, tout ce que j’ai
voulu, c’était investir dans du langage une part, si infime fût-elle,
d’innommé. »
Parmi ses écrits, mentionnons les suivants:
• Tropismes (recueil de textes courts, 1939)
• Portrait d’un inconnu (roman, 1947)
• Martereau (roman, 1953)
• L’Ère du soupçon (essais sur le roman, 1956)
• Le Planétarium (roman, 1959)
• Les Fruits d’or (roman, 1963)
• Entre la vie et la mort (roman, 1968)
• Isma (pièce, 1970)
• L’Usage de la parole (textes brefs, 1980)
• Enfance (ouvrage « autobiographique », 1983)
• Tu ne t’aimes pas (roman, 1989)
• Ici (textes brefs, 1995)
Le titre de son premier livre, Tropismes, est suggestif pour cette
part d’ « innommé » que l’écrivain se propose de capter par le
Le personnage: langage. Le terme de « tropisme », pris à la biologie, désigne,
porteur anonyme même si de manière approximative, les mouvements (ou états
de tropismes mouvants) sans nom, troubles, insaisissables, situés dans les
régions « marécageuses et obscures » de l’être.
Pour accéder à l’existence, ces « tropismes » exigent des
formes différentes des formes traditionnelles du roman. Le
166
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
personnage devient un porteur anonyme de « cette substance
fluide qui circule chez tous, passe des uns aux autres,
franchissant des frontières arbitrairement tracées. » Parfois,
cette « substance mouvante » circule plus aisément à travers un
groupe, désigné par « ils » ou « elles », l’emploi du masculin ou
du féminin étant quelquefois déterminé seulement par un souci
de phonétique ou de diversité.

Le déroulement des tropismes en permanente transformation


constitue une action dramatique (un « drame microscopique »)
dont les péripéties remplacent celles offertes au lecteur par
La sous- l’intrigue du roman traditionnel. Cette action dramatique, toujours
conversation et le en train de se construire, gonfle l’instant présent et ne peut se
« drame couler dans l’ordre chronologique habituel.
microscopique » Pour que cet innommé ou innommable - le « royaume » de la
sous-conversation, des mouvements secrets, qui sont vécus,
mais ne sont pas dits - parvienne jusqu’au lecteur, N. Sarraute le
fait passer à travers ce qui est immédiatement perceptible:
images simples, destinées à faire surgir des sensations
familières, qui se développent en scènes imaginaires; ces
scènes imaginaires sont propres à amener à la lumière les
mouvements cachés, lesquels, sans ces scènes, resteraient un
magma obscur, confus.

Pour aller plus loin


Un obstacle redoutable à l’accès au langage de ce qui «sans cesse se dérobe» est
représenté par le langage lui-même, qui véhicule «les notions apprises, les
dénominations, les définitions, les catégories de la psychologie, de la sociologie, de la
morale», et par là sépare «ce qui n’est que fluidité, mouvance, ce qui s’épand à
l’infini». «Il me semble, quant à moi, avoue Nathalie Sarraute, qu’au départ de tout il y
a ce qu’on sent, le ‘ressenti’, cette vibration, ce tremblement, cette chose qui ne porte
aucun nom, qu’il s’agit de transformer en langage. Elle se manifeste de bien des
façons… Parfois d’emblée, par des mots, parfois par des paroles prononcées, des
intonations, très souvent par des images, des rythmes, des sortes de signes, comme
des lueurs brèves qui laissent entrevoir de vastes domaines…Là est la source vive. »
(«Entretien avec Geneviève Serreau», La Quinzaine Littéraire, Ier-15 mai 1968).

Les romans de Sarraute figurent la lutte entre ces mouvements


tropismiques, indéfinissables, subtils, complexes, qui « glissent
très rapidement aux limites de notre conscience » (L’Ère du
Déconstruction soupçon) et le langage qui les écrase avec « la plaque de ciment
du personnage de ses définitions ». Dans Portrait d’un inconnu, le narrateur fait
classique des efforts pour arracher cette plaque, sur laquelle est inscrit:
c’est un égoïste, c’est un avare, pour dégager ce qu’elle
recouvre. Dans Martereau, les traits de caractère, les
sentiments, les conduites bien connus, recensés, catalogués, qui
faisaient apparaître Martereau comme un personnage type du
roman traditionnel, se désagrègent sous la pression de cette
167
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
matière mouvante.
Le personnage sarrautien ne veut pas être réduit aux catégories
communes: il n’est ni « timide », ni « un maniaque », ni « un
avare », etc. N. Sarraute rejette le terme de « psychologie », qui
lui évoque l’analyse des sentiments associée à des
classifications: « On dit de quelqu’un: ‘ Il y a en lui un mélange
d’ambition et de vanité, d’amour et de timidité ‘ ou je ne sais
quoi. On met des étiquettes. Alors que la vie psychique n’est pas
définissable, n’entre pas dans des catégories toutes faites. »
Dans Portrait d’un inconnu, on dit du personnage: « C’est un
égoïste », « C’est un avare ». Or, précise par là la romancière,
si « l’on regarde ce qu’il y a derrière, on découvre tout un
monde, de tropismes, de mouvements de toutes sortes (…). Ce
qui m’intéressait pour ma part, c’était de retrouver tous ces
mouvements infinis qui se produisent dans le personnage du
père et qui font que du dehors il paraît être un ‘ avare’ ».

Pour mémoire
Autrui: catalyseur des tropismes
Même si l’univers sarrautien met l’accent sur les drames microscopiques, internes,
cachés, le monde extérieur ne disparaît pas tout à fait, les tropismes étant provoqués
justement par la présence d’autrui. En effet, ces drames intérieurs, « faits d’attaques,
de triomphes, de reculs, de défaites, de caresses, de morsures, de viols, de meurtres,
d’abandons généreux ou d’humbles soumissions, ont tous ceci de commun qu’ils ne
peuvent se passer de partenaire (…). C’est lui le catalyseur par excellence, l’excitant
grâce auquel ces mouvements se déclenchent (…) » (L’Ère du soupçon)

Dans sa préface au Portrait d’un inconnu, Sartre explique que


le langage y est un « lieu commun », dans le sens que c’est un
Les lieux
communs lieu de rencontre entre les êtres. Dès lors, les critiques ont sans
cesse dit que Nathalie Sarraute ne fait que décrire des « lieux
communs », c’est-à-dire des clichés. Mais, comme elle le
précise, ses « lieux communs » sont à l’opposé du lieu commun
habituel, « parce qu’ils sont toujours porteurs de quelque chose
qui n’est pas si commun, si banal, que ça. (…) Ce qui compte
pour moi, ce sont les tropismes qui se dissimulent sous le lieu
commun. »

168
Le Nouveau Roman et les grands solitaires

Atelier d’analyse
Va-et-vient entre narration et réflexion critique
Enfance, livre qui a reçu l’accueil enthousiaste du public, revêt la forme d’un dialogue
entre l’auteur et son double, plus précisément entre la voix narratrice et la voix
critique. Les « souvenirs » d’une enfance entre la Russie et la France, ou plutôt les
« moments », les « formes de sensibilité » de cette enfance, selon l’aveu de Nathalie
Sarraute, qui refuse l’idée d’y avoir écrit l’histoire de sa vie, sont saisis à la naissance
du ressenti grâce à la voix critique: « - Des images, des mots qui évidemment ne
pouvaient pas se former à cet âge-là dans ta tête… - Bien sûr que non. Pas plus
d’ailleurs qu’ils n’auraient pu se former dans la tête d’un adulte… C’était ressenti,
comme toujours, hors des mots, globalement… Mais ces mots et ces images sont ce
qui permet de saisir tant bien que mal, de retenir ces sensations. »
Par ses mises en garde, ses doutes, ses interrogations ou son insistance, la voix
critique aide la narratrice à passer du non-dit au dit authentique, en d’autres mots, à
retrouver « quelques moments, quelques mouvements encore intacts, assez forts
pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs (…)
ouatées qui se défont et disparaissent avec l’enfance. »

12.3 Alain Robbe-Grillet et ses générateurs textuels


Alain Robbe-Grillet (né en 1922), chef de file du Nouveau
Roman, a abordé une multitude de genres discursifs: romans,
nouvelles, essais critiques, ciné-romans… Vous avez ci-dessous
ses principales œuvres:
• Un Régicide (roman, 1949)
• Les Gommes (roman, 1953)
• Le Voyeur (roman, 1955)
• La Jalousie (roman, 1957)
• Dans le labyrinthe (roman, 1959)
• L’Année dernière à Marienbad (ciné-roman1961)
• Instantanés (nouvelles, 1962)
• Pour un Nouveau Roman (essais, 1963)
• L’Immortelle (ciné-roman, 1963)
• La Maison de rendez-vous (roman, 1965)
• Projet pour une révolution à New York (roman,
1970)
• Glissements progressifs du plaisir (ciné-roman,
1974)
• Topologie d’une cité fantôme (roman, 1976)
• Souvenirs du triangle d’or (roman, 1978)
• Djinn (roman, 1981)

169
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
• Le Miroir qui revient (« autobiographie », 1984)
• La Reprise (roman, 2001)
Parallèlement à l’œuvre littéraire et cinématographique de ce
théoricien du Nouveau Roman, il s’est constitué une
« œuvre bis » de Robbe- Grillet, selon l’expression de Michel
Rybalka (« Le double idéologique », dans Magazine littéraire, no
402, octobre 2001), issue de ses activités « comme critique-et-
théoricien, conférencier, professeur et essayiste ainsi que des
nombreux entretiens qu’il a accordés au fil des ans pour définir
son travail de créateur ». Cette « œuvre bis », appelée Le
Voyageur. Textes, causeries et entretiens (1947-2001),
comprend des textes sur Nathalie Sarraute et Claude Simon,
des pages sur Sade, sur quelques peintres ou sur le cinéma. Le
segment « Pourquoi j’aime Barthes » est la transcription d’un
dialogue entre Alain Robbe-Grillet et Roland Barthes lui-même,
improvisé au cours d’un colloque de Cerisy (en 1977). Bon
nombre de textes continuent Pour un nouveau roman, mais
abandonnent le modernisme et le ton de manifeste du livre pour
des positions plus nuancées et plus postmodernes. À part les
textes d’allure généralement théorique, on y trouve également
des analyses de L’Étranger de Camus et de La Nausée de
Sartre.

Dans son intervention, « Sur le choix des générateurs » (cf.


Nouveau Roman: hier, aujourd’hui, 2), Robbe-Grillet développe
sa conception de l’écriture à l’opposé de l’organisation
traditionnelle du récit. Pour Balzac, affirme-t-il, raconter semble
Le choix des « un travail naturel et innocent. » Flaubert est un des premiers
générateurs écrivains du XIXe siècle à avoir ressenti combien rien ne pouvait
être naturel dans l’écriture.
Les romanciers d’aujourd’hui, soutient Robbe-Grillet, assument
l’artificialité de leur travail, car « il n’y a pas d’ordre naturel, ni
moral ni politique ni narratif, il n’existe que des ordres humains
créés par l’homme, avec tout ce que cela suppose de provisoire
et d’arbitraire. » D’ici, l’importance, aux yeux du romancier, de
dégager ses propres générateurs « de tout ce qui pourrait les
renvoyer à la nature et à l’innocence. » C’est ce qui explique le
fait qu’il ne prend pas comme générateur le mot « rouge », mais
la couleur rouge de quelques objets mythologiques: le sang
répandu, les lueurs de l’incendie, le drapeau de la révolution, qui
organisent le Projet pour une révolution à New York. De
même, ce n’est pas le mythe d’Oedipe, c’est Oedipe roi de
Sophocle qui lui a servi comme générateur du roman Les
Gommes, donc un texte.

170
Le Nouveau Roman et les grands solitaires

Points de vue
L’auteur ne travaille pas sur la langue - « ce français du XXe siècle que j’utilise tel
que je l’ai reçu » -, mais sur la parole d’une société: « ce discours que me tient le
monde où je vis ». A l’égard de cette parole, l’écrivain adopte une double attitude:
d’un côté, il refuse de la parler à son tour; de l’autre, il s’en sert comme d’un matériau
et développe à partir d’elle son propre discours. Ainsi, dans la reprise de ses thèmes
– violence, révolution, etc. -, utilisés comme générateurs, il n’y a pas de soumission
aux codes de sa société, ou au code narratif, mais « un travail de déconstruction sur
des éléments découpés dans le code, désignés comme mythologiques, datés,
situés, non-naturels ».
Pour Robbe-Grillet, il ne s’agit pas de se débarrasser des éléments mythologiques
inscrits dans l’imagerie populaire du temps (couvertures illustrées des romans qu’on
vend dans les gares, affiches géantes, publicités des magazines de mode, figures
des bandes dessinées, etc.) mais « de les parler, c’est-à-dire d’exercer sur eux le
pouvoir de ma liberté au lieu de les subir comme des pièges, au fonctionnement fixé à
l’avance et fatal. »

Les « je » qui interviennent par moments dans le roman ne


pourraient plus être mis en correspondance avec l’auteur réel,
comme cela arrivait au milieu du XVIIIe siècle (exemple: les
interventions ironiques de l’écrivain britannique Laurence Sterne,
dans son roman La Vie et les opinions de Tristam Shandy,
gentleman, 1759-1767).
Ces « je » des romans de Robbe-Grillet sont prêtés à des
La narration: qui personnages: un personnage qui a été « il » au début de la
parle ? phrase devient « je » sans crier gare, et désigne l’autre par un
« il », qui devient « je » à son tour, etc. Il s’agit d’une voix
narratrice mobile, et non pas de la voix de l’auteur.
La question « qui parle ? » envahit tout le champ du récit. Ainsi,
chaque personnage de La maison de rendez-vous ou du
Projet pour une révolution à New York, par exemple, passe
par les rôles d’interrogateur, de répondeur et de scripteur, tous
étant en train d’écrire le livre. À chaque moment, ils prennent un
carnet ou une feuille blanche et adoptent la posture de l’écrivain
qui raconte. Le livre finit dès que la narration a été assumée par
l’ensemble des objets narrés.

Atelier d’interprétation
Un roman plus récent de Robbe-Grillet a un titre significatif: La Reprise, où l’auteur
reprend des éléments qui composent ses livres précédents. Comme il le dit, dans
l’entretien avec Jean-Jacques Brochier (« La Reprise du Nouveau Roman »,
Magazine littéraire, 402, 2001): « La reprise, c’est la transformation du passé vers le
futur, et c’est le mouvement lui-même qui est important. »
L’intertextualité est l’ensemble des relations qu’un texte littéraire entretient avec un
autre (ou avec d’autres), tant au plan de sa création (par la citation, l’allusion, le
pastiche, etc.) qu’au plan de sa lecture et de sa compréhension, par les
rapprochements qu’opère le lecteur.

171
Le Nouveau Roman et les grands solitaires

L’intertextualité représente un procédé essentiel de l’écriture de Robbe-Grillet, qui


reprend certains éléments d’un livre antérieur et les déplace ou corrige dans un jeu
de simulacres à des effets amusants. Les éléments des récits passés deviennent
ainsi des matériaux pour la construction d’un autre monde fictionnel, et non pas pour
la recréation du monde de ce passé scriptural. Dans La Reprise, le retour des
indices des romans précédents, tels le texte de Sophocle, Oedipe roi, déclencheur
de l’organisation des Gommes, ou le trou rouge entre les pavés disjoints (sous-titre
de Djinn), assure une continuité avec ces livres antérieurs. « Comme si je n’avais
écrit qu’un seul livre, avoue Robbe-Grillet dans l’entretien cité, qui aurait commencé
avec Un Régicide, qui se poursuivrait encore aujourd’hui avec La Reprise, et qui
raconterait une seule histoire, mouvante et aventureuse. Une histoire qui, parfois, a
l’air de se répéter, mais qui se transforme sans cesse. »


Test d’autoévaluation
Pour mettre en pratique vos connaissances liées au Nouveau
Roman et à certains de ses représentants, il est utile de répondre
aux questions suivantes. Pour vérifier vos réponses, consultez la
rubrique Clés du test d’autoévaluation.

1) Énumérez au moins quatre traits du Nouveau Roman français.

2) Que devient le personnage dans l’univers de Nathalie


Sarraute ?

3) Qu’est-ce que figurent les romans sarrautiens ?

4) Citez trois techniques romanesques de Robbe-Grillet.

5) Quelle est l’attitude de Robbe-Grillet face à la parole de sa


société ?

172
Le Nouveau Roman et les grands solitaires

12.4 Les grands solitaires

12.4.1 Julien Gracq: «du presque-poème au presque-roman»

Marqué par le surréalisme, Julien Gracq (né en 1910), de son


vrai nom Louis Poirier, se propose de surprendre, au sein d’un
Surréalisme et
paysage ou d’un climat, qui ne se bornent pas à encadrer
roman
l’histoire mais la suscitent en quelque sorte, les germes d’un
événement interprétable comme une apocalypse ou une
assomption. C’est ce qu’il réalise par son premier roman, Au
château d’Argol (1938), dans lequel André Breton a vu un
« aboutissement » du surréalisme.

Organisé autour du thème surréaliste de l’attente, chacun des


romans de Gracq met en scène un champ de forces qui peu à
peu convergent et s’intensifient avant une explosion finale, qui
L’attente parfois n’est que suggérée. Dans Le Rivage des Syrtes –
roman publié en 1951, et pour lequel l’auteur refuse le prix
Goncourt -, le héros, Aldo, se fait le catalyseur de ces forces. En
outre, le lecteur y apprécie un beau voyage de rêve, de solitude
et d’attente, la magie des lieux, ainsi qu’une langue poétique
raffinée, dont les mots rares et précieux, la phrase ample,
complexe, soutiennent un jeu subtil d’oppositions et de
correspondances.

Dans les romans de Gracq, nous sommes loin de la conception


traditionnelle du personnage et de l’intrigue. Il n’y a plus de
Le merveilleux
sentiments codifiés, mais les grandes vagues du désir, de la
fascination et de la mort. Ce sont de longs poèmes en prose où,
grâce à un riche réseau d’images, le merveilleux prend petit à
petit forme.

En savoir plus
Qu’il emprunte ses thèmes au romantisme allemand (Au château d’Argol), qu’il
bâtisse une Venise imaginaire (Le Rivage des Syrtes), ou qu’il situe son récit en
Bretagne (Un Beau Ténébreux, 1945, La Presqu’île, 1970), Julien Green crée des
œuvres qui pourraient être qualifiées comme mythiques ou « emblématiques » -
« emblématique » est le terme que l’auteur applique, dans le recueil d’essais
Préférences (1961), au roman de l’écrivain allemand Ernst Jünger, Sur les falaises
de marbre (1939).
Pour Julien Gracq, l’essentiel n’est pas de raconter une aventure, mais de suggérer
un univers hors du temps et de l’histoire et d’entretenir, par la magie des images,
d’une sorte de clair-obscur, une atmosphère de mystère, d’attente et de suspens.

173
Le Nouveau Roman et les grands solitaires

Il n’est pas de meilleure introduction à l’œuvre de Gracq que les


trois textes constituant le volume La Presqu’île: « La route » -
Du « presque-
fragment d’un roman jamais terminé -, « La Presqu’île », récit
poème au
d’une errance et d’une attente, « Le Roi Cophetua », dont le titre
presque roman »
est éclairé par une citation de Shakespeare: « Quand le Roi
Cophetua aimait la mendiante ».

Atelier d’analyse
Dans la nouvelle « Presqu’île », un homme, Simon attend une femme, quelque part
du côté de la Bretagne. Elle n’est pas au train de 12h 53, qu’elle a dû manquer; or,
le train suivant n’arrive que sept heures plus tard. Simon va employer cette
parenthèse, ce vide imprévu au cœur du temps, en goûtant les charmes d’une
errance à bord de sa voiture, et c’est avec regret qu’il s’en retourne retrouver à la
gare celle dont l’absence lui a été plus douce encore que la présence.
Ce résumé ne dit pourtant rien sur la chaîne, presque « magnétique » (la formule
est de Breton), des images et des mots, ni sur le travail de l’écriture, poussé
jusqu’au plus menu détail, et qui donne tout son pouvoir à cette insidieuse Odyssée.
Par son minimalisme et sa linéarité empreinte de rigueur, tout comme par une mise
en scène souple des perspectives et des voix dans un cadre réaliste, ce texte
opposerait un démenti au Nouveau Roman, en particulier aux récits soumis à des
techniques formelles, dont les artifices ne sont pas en mesure, pense Gracq, de
renouveler le genre romanesque.
12.4.2 Samuel Beckett et la quête de l’innommable

Samuel Beckett (1906-1989) est un écrivain irlandais (né à


Dublin), installé avant la Seconde Guerre mondiale, en 1936, à
Paris. Il publie son premier roman, Murphy, en anglais (1938),
puis en français (1947). Viennent: Mercier et Camier (1945);
Molloy, Malone meurt (1951); L’Innommable (1953); Watt
(1953; 1969, pour la version française); Nouvelles et textes pour
rien (1958); Comment c’est (1961); Compagnie (1980); Mal vu
mal dit (1981).

Murphy c’est le roman de toutes les influences (Franz Kafka,


Proust, James Joyce) et de tous les procédés destinés à détruire
l’illusion romanesque: les remarques du narrateur (exemple:
« Le récit de Clélia expurgé, accéléré, corrigé et réduit, donne ce
Destruction de qui suit »), les fiches d’identité en guise de portraits, et jusqu’aux
l’illusion attaques ouvertes contre le roman traditionnel.
romanesque Le « héros », Irlandais exilé à Londres, cherche du travail pour
faire plaisir à la femme qu’il aime. En travaillant comme infirmier
dans un asile, il y trouve un refuge contre le monde: « l’asile en
fin de compte vaut mieux que l’exil », et finalement il s’y
suicidera. Ce suicide pourrait s’interpréter comme un reflet du
geste du romancier qui tue le roman traditionnel tout en simulant
la soumission à son code: le personnage apparaît et disparaît
derrière une brillante fantaisie verbale qui prétend à l’exactitude
174
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
de l’état civil.
La subversion du récit réaliste, et inévitablement de la capacité
de représentation du langage, qui provoque un brouillage
référentiel, est au cœur de l’aventure scripturale de Beckett.
D’ici, l’écart entre le langage et le sens, ou la violence faite à la
logique textuelle ainsi qu’à toute forme de continuité discursive.

Aller plus loin


Dans les romans suivants, Watt, Molloy, Malone meurt, et surtout L’Innommable,
Comment c’est, Compagnie, ou Mal vu mal dit, la rupture avec l’esthétique
réaliste va s’accentuer. À la quête se substitue l’errance: celle de Molloy, qui
abandonne en cours de route la recherche de sa mère, puis celle de sa ville, et ne
cesse de s’inventer pour vivre. A l’errance se substitue ensuite l’attente, ou
l’immobilité de l’agonie.
Les lieux du roman vont en se rétrécissant: à la lande et à la plage de Molloy
succèdent la chambre, le lit. Le personnage s’altère physiquement: vagabond,
malade, infirme, paralysé, épave, puis plus rien qu’une tête, une bouche. Mais des
termes comme « lieu » ou « personnage » sont déjà impropres. Il ne reste plus au
personnage, réduit à une voix, qu’à « raconter des histoires ». La voix parle alors de
sa misère, de sa naissance, de son existence dérisoire, de son agonie. Les
incertitudes et les contradictions se généralisent, les questions portant sur l’identité
débouchent sur un discours qui se fait pour se défaire aussitôt.

Dans L’Innommable, les questions portant sur l’identité - « Où


maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le
La crise de
demander. Dire je. Sans le penser » - ne trouvent aucune
l’identité
réponse. En avançant vers un « lieu » où il n’y a plus de
pronoms, l’écriture rend de plus en plus évidente la crise de
l’identité, repérable à travers la dissolution progressive du sujet,
c’est-à-dire d’une entité qui soit désignée par « je ».

Dans Compagnie (texte traduit de l’anglais par l’auteur), la


forme de la première personne est annulée dès le début. Le
métadiscours narratif, autrement dit, le commentaire sur la fiction
Texte de fiction et en train de s’élaborer, nous dit que le « je » ne peut parler en
texte sur la fiction son propre nom; la priorité reviendra à l’alternance de la
deuxième (« tu ») et de la troisième (« il ») personnes: « L’emploi
de la deuxième personne est le fait de la voix. Celui de la
troisième celui de l’autre. Si lui pouvait parler à qui et de qui
parle la voix il y aurait une troisième. Mais il ne le peut pas. Il ne
le fera pas. Tu ne le peux pas. Tu ne le feras pas. »

Contraction Si Joyce et Proust « visaient tous deux à créer une totalité, à la


progressive rendre dans son infinie richesse », Beckett « va dans l’autre
des textes sens, vers le rien, en comprimant son texte toujours
davantage », remarque Charles Juliet. Toute la condition

175
Le Nouveau Roman et les grands solitaires
humaine se trouve exprimée en quelques mots: l’attente, la
détresse, l’espoir, la mort, etc.
En effet, d’un texte à l’autre, la vocation minimaliste de Beckett
fait que son écriture progresse dans le sens de la réduction,
« tant en ce qui concerne la langue qu’en ce qui concerne les
moyens mis en œuvre »: personnages, péripéties, problèmes
abordés. Cet usage toujours plus restreint de la langue justifie la
formule « poétique du mot nu », employée par Charles Juliet à
l’adresse de l’écriture becketienne, ou celle de « l’écriture de la
pénurie » dont se sert Beckett lui-même.

Points de vue
L’univers de Beckett détruit la possibilité du langage de « mettre en scène » un
personnage « crédible », consistant. Pourtant, à la différence des expériences
scripturales des « nouveaux romanciers », où l’autoréférence exclut la
reconnaissance d’un monde humain extratextuel, les fictions de Beckett, même si
elles se réduisent à des constructions toujours plus elliptiques, s’interrogent
encore sur l’être humain. Les questions existentielles ne sont donc pas mises
entre parenthèses. Le spécifique des figures humaines esquissées serait, d’un
côté, leur impossibilité de renoncer à l’existence, et, de l’autre, le besoin de
compagnie, de la présence, fût-elle illusoire, d’autrui. La renaissance du besoin de
compagnie fait que la voix, qui semblait sur le point de s’éteindre, de s’engloutir
dans le silence, autrement dit, dans le néant, recommence son jeu verbal,
créateur et destructeur d’histoires.
12.4.3 Marguerite Yourcenar: l’individu et l’histoire
La grande originalité de Marguerite Yourcenar (1903-1987)
réside dans son pouvoir de « faire vivre ou revivre » des
personnages, les uns réels comme Hadrien, empereur romain
(117-138) (Mémoires d’Hadrien, 1951), les autres imaginaires
comme Zénon (L’œuvre au noir, 1968), ou bien les membres
de sa propre famille dans l’autobiographie Le Labyrinthe du
monde (I. Souvenirs pieux, 1974; II. Archives du Nord, 1977).

Dans les Carnets de notes des Mémoires d’Hadrien, Marguerite


Yourcenar nous éclaire sur sa démarche: elle veut « refaire du
dedans » ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du
Projet dehors. Par « une participation constante, et la plus clairvoyante
romanesque possible à ce qui fut », l’écrivain cherche à s’installer « dans
l’intimité d’un autre temps ». Dans ce « temps retrouvé »,
Marguerite Yourcenar prend possession « d’un monde
intérieur », moyen par lequel elle crée ses personnages. Comme
elle le dit: « Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou
plus exactement, et sans métaphore dans cette magie
sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur
de quelqu’un. »
Pour assurer la valeur humaine des personnages, l’auteur prend
seulement « ce qu’il y a de plus durable, de plus essentiel (…)
dans les émotions des sens et les opérations de l’esprit. »

176
Le Nouveau Roman et les grands solitaires

Atelier d’analyse
Le portrait d’une voix
Mémoires d’Hadrien est une autobiographie apocryphe de cet empereur romain du
deuxième siècle, destinée à son petit-fils, le futur Marc Aurèle. Bien que ces
Mémoires soient rédigés par M. Yourcenar, le lecteur les lit comme s’ils étaient
authentiques.
L’auteur fait revivre Hadrien dès sa naissance à la veille de sa mort, et reconstitue
tout un monde: mœurs, croyances, activités militaires et politiques, etc.
L’écrivain recrée les pensées et les sentiments de l’empereur qui s’exprime à la
première personne. C’est, dit-elle, le « portrait d’une voix ». Hadrien y apparaît
comme l’empereur le plus honnête et le plus moderne, artisan d’un univers
équilibré; c’est aussi un homme de guerre qui relate ses campagnes, un homme de
science et de poésie, qui enquête des vérités naturelles ou surnaturelles, mais
également un homme de passion qui se pose des questions sur le mystérieux
suicide de l’être aimé.

Ce roman accède facilement à l’universalité des mythes grecs et romains, qu’il rend
plus lisibles et interprète comme « une sorte de sur-réalité psychique à partir de
laquelle la réalité tout court sera perçue, organisée, comprise et orientée ». (Jean
Blot).
D’autre part, ce roman historique crée un dialogue tolérant les contraires: la
sagesse stoïque et la tragédie, l’héritage du passé et la construction de l’avenir,
l’amour de la vie et l’obsession du suicide, etc. Par ce dialogue des contraires est
traduite une recherche spirituelle: parvenu à la sagesse, le vieil Hadrien médite sur
la maladie, la mort, l’amour, le courage, la liberté, l’esclavage, le christianisme, tout
comme sur l’avenir, envisagé comme une alternance de civilisation et de barbarie.

Le roman Mémoires d’Hadrien reconstitue le monde de la Rome


Le roman impériale au IIe siècle à travers la voix de l’empereur, alors que
historique: L’Oeuvre au noir recrée une époque de mutation, entre le Moyen
de la première Âge et la Renaissance, dans une Europe bouleversée par les
personne à la guerres religieuses et civiles, en recourant à la troisième
troisième personne. Mais ce dernier roman conserve lui aussi, pour
personne modèle littéraire, le discours autobiographique, d’où son allure
fréquente d’un monologue intérieur transposé. De plus, le poème
en prose et les vers du récit d’Hadrien cèdent ici la place à un
langage proche de la langue parlée, et à une narration en style
indirect, assurée tantôt par l’alchimiste Zénon ou un autre
protagoniste, tantôt par la « voix publique ».

Une comparaison
« À bien des égards, Zénon représente l’anti-Hadrien. Si l’empereur incarne le
moment de la conscience et de l’histoire, où la vérité paraît formée, accessible ou
même possédée, l’Alchimiste représente le moment opposé, dans la conscience et
dans l’histoire, celui où les meilleures certitudes se défont et le monde tout entier
paraît en fusion, en gestation ou en flux. L’empereur est de marbre, le savant est un
fluide, ou mieux, un métal qui se liquéfie, une lave surgie. » (Jean Blot)

177
Le Nouveau Roman et les grands solitaires

12.4.4 Michel Tournier: le roman-légende


Philosophe de formation, Michel Tournier (né en 1924) reconnaît
l’importance du mythe dans son passage de la philosophie à la
littérature: « Le passage de la métaphysique au roman devait
m’être fourni par les mythes » (Le Vent Paraclet, 1977).

Convergences et points différents


Daniel Defoe écrit, en 1719, le roman La Vie et les Étranges Aventures de
Robinson Crusoé, inspiré par l’histoire réelle d’un marin écossais (Alexander
Selkirk), abandonné pendant cinq ans sur une des îles Juan Fernández (archipel
chilien du Pacifique). Naufragé sur une île déserte, Robinson vivra vingt-huit ans
dans un bonheur relatif avant de rencontrer le noir Vendredi, qui le suivra lorsqu’il
regagnera son pays.
Dans son premier roman, Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967), pour
lequel il obtient le Grand Prix de l’Académie Française, Michel Tournier réutilise la
légende de Robinson: ni l’époque (le XVIIIe siècle) ni le décor (le Pacifique) n’ont
changé. Mais la fable s’élargit aux dimensions du temps de l’auteur: de l’extrême
civilisation à l’extrême primitivisme se dessine un itinéraire prophétique où
dialoguent le journal et le récit, le lyrisme et l’humour.
Dans sa lecture originale de la légende de Robinson, Tournier renverse la relation
de celui-ci avec Vendredi: après l’échec de Robinson dans sa tentative pour
asservir Vendredi, c’est Vendredi qui devient le meneur du jeu. De plus, à l’inverse
du héros de Defoe, qui revient dans le monde civilisé, le Robinson de Tournier, qui
a découvert le bonheur de la « vie sauvage », décide de rester dans son île. Il y
goûtera « un présent perpétuel, sans passé, sans avenir », au lieu de « choir dans
un monde d’usure, de poussière et de ruines ».

À part la réutilisation et l’actualisation des légendes existantes,


Tournier élabore ses propres légendes, comme dans le recueil
Légendes de contes Coq de bruyère (1978) (« La famille Adam », « La fin
transposées de Robinson Crusoé », « La Mère Noël », « Le Coq de
et légendes bruyère », etc.) De même, l’auteur multiplie les légendes et les
inventées entrelace en un récit complexe, rigoureusement agencé. Le Roi
des Aulnes (1971; Prix Goncourt), qui passe par la France et
l’Allemagne, se réfère à la ballade de Goethe, mais se centre sur
l’Ogre-Ravisseur, non plus sur le couple du père et de l’enfant.
L’ouvrage mobilise et détourne également un fragment de
Montaigne sur Alphonse d’Albuquerque, le récit biblique de la
Genèse, les Contes de Charles Perrault, etc. Dans Les
Météores (1975), autour du thème mythique de la gémellité, il
combine la légende de l’enfance - l’histoire de deux jumeaux,
Jean et Paul, si jumeaux qu’on les désigne par un seul prénom
double, Jean-Paul - avec celle de la Bretagne, la légende d’un
tour du monde initiatique avec celle de l’oncle Alexandre,
spécialiste de la collecte des ordures ménagères.

178
Le Nouveau Roman et les grands solitaires

En savoir plus
L’alternance entre légende inventée et légende transposée paraît permanente dans
l’œuvre de Tournier. Après Les Météores, il reprend, dans Gaspard, Melchior et
Balthazar (1980), la légende des Rois mages [les Rois mages ou les Mages: selon
l’Evangile, ils sont venus rendre hommage à l’enfant Jésus], mais en introduisant
un quatrième roi.
« Mon propos, déclare Michel Tournier (Le Vent Paraclet) n’est pas d’innover dans
la forme, mais de faire passer dans une forme aussi traditionnelle, préservée et
rassurante que possible une matière ne possédant aucune de ces qualités. »
Le lecteur de Tournier peut se tenir au sens littéral (apparent) de ses oeuvres, ou
bien chercher des sens cachés, qui confèrent au roman une valeur d’initiation,
puisque « tout est signe » (Le Roi des Aulnes). Il arrive que le sens apparent en
cache un second, « lequel déchiffré trahit la présence d’une troisième signification
et ainsi de suite » (Gaspard, Melchior et Balthazar).


Clés du test d’autoévaluation

1) Prolifération des histoires et des points de vue; multiplication


des mises en abyme; intertextualité; mise à nu du processus
d’énonciation.

2) Le personnage devient le porteur anonyme des tropismes.

3) Les romans figurent la lutte entre les mouvements


tropismiques, indéfinissables, complexes, et le langage qui
les écrase avec ses définitions ou étiquettes.

4) Multiplication des points de vue; intertextualité; usage des


stéréotypes culturels, inscrits dans l’imagerie populaire du
temps (affiches, magazines, bandes dessinées…).

5) D’un côté, le romancier refuse de parler la parole de sa


société; de l’autre, il s’en sert comme d’un matériau
générateur de son univers fictionnel.

179
Le Nouveau Roman et les grands solitaires

Test de contrôle 12

Effectuez ce test pour valider vos connaissances reliées aux différents modes de
concevoir le roman dans la seconde moitié du XXe siècle. Faites parvenir ce test à
votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire sur la copie votre nom, votre
prénom et vos coordonnées. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le
commentaire du tuteur.

Bon courage !
1) Dans les œuvres de Nathalie Sarraute, autrui est un catalyseur des tropismes.
Justifiez cette interprétation à partir du roman Portrait d’un inconnu.
(10 lignes, deux points)
2) Étudiez la mouvance de personnages, de lieux, de situations et de thèmes dans
La Maison de rendez-vous d’Alain Robbe-Grillet.
(14 lignes, trois points)
3) L’individu et l’histoire se répondent dans les écrits de Marguerite Yourcenar.
Commentez ce point de vue en vous appuyant sur Mémoires d’Hadrien.
(10 lignes, deux points)

4) Choisissez un aspect original de l’écriture des trois grands « solitaires », Julien


Gracq, Samuel Beckett, Michel Tournier, et illustrez-le.

(14 lignes, trois points)

Références bibliographiques
Bersani (Jacques) et al., La littérature en France depuis 1945, Bordas, Paris, 1974
Blot (Jean), Marguerite Yourcenar, Seghers, Paris, 1971
Juliet (Charles), Rencontre avec Samuel Beckett, Fata Morgana, Montpellier, 1986
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, 1988
Rykner (Arnaud), Nathalie Sarraute, Seuil, Paris, 1991
∗∗∗ Nouveau Roman: hier, aujourd’hui, Union Générale d’Éditions, Paris, 1972,
t. 1, 2


180
Le renouvellement du théâtre depuis 1940

Unité d’apprentissage 13

LE RENOUVELLEMENT DU THÉÂTRE DEPUIS 1940

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 13 181
13.1 Caractéristiques et précurseurs du nouveau théâtre 182
13.2 Jean Anouilh: entre la tradition et la nouveauté 183
13.3 Eugène Ionesco et l’aventure du nouveau théâtre 185
Test d’autoévaluation 193
13.4 La démarche singulière de Samuel Beckett 193
13.5 Jean Genet: «la glorification de l’Image et du Reflet » 197
Clés du test d’autoévaluation 198
Test de contrôle 13 199
Références bibliographiques 199

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 13

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
qui y sont proposés, vous serez capable de :
• Saisir les aspects de continuité des voies traditionnelles dans l’oeuvre
théâtrale depuis 1940.
• Comprendre les innovations concernant la signification, la structure et le
langage des œuvres dramatiques de la période examinée.
• Repérer les précurseurs des nouvelles formes théâtrales.
• Identifier les différentes manières de rénover le théâtre à partir des
dramaturges étudiés.

181
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
13.1 Caractéristiques et précurseurs du nouveau théâtre

Dès 1938, Antonin Artaud (1896-1948) affirmait dans une série


de textes réunis sous le titre Le théâtre et son double que le
domaine théâtral n’était pas psychologique, mais physique et
Caractéristiques plastique. Il a conçu un « théâtre de la cruauté », par lequel il
du nouveau entendait « qu’une vraie pièce de théâtre bouscule le repos des
théâtre sens, libère l’inconscient comprimé, pousse à une sorte de
révolte virtuelle ». Il a prôné « une action poussée à bout, et
extrême ».
Les trois orientations qu’Artaud a imprimées au théâtre
(primauté du physique et du plastique, identification du
dramatique avec le « cruel » et dérision du langage)
caractérisent le nouveau théâtre qui s’affirme vers le milieu du
siècle dans les œuvres d’Ionesco, de Beckett, de Jean Genet,
Arthur Adamov et Fernando Arrabal.
Ce théâtre d’avant-garde ou révolutionnaire est aussi qualifié de
« théâtre de l’absurde », même si les dramaturges concernés
n’accordent pas de valeur à cette dénomination. « On a dit que
j’étais un écrivain de l’absurde, remarque Ionesco dans Notes
et Contre-notes; il y a des mots comme ça qui courent les
rues, c’est un mot à la mode qui ne le sera plus. »

Les comédies d’Eugène Labiche (1815-1888), de Georges


Courteline (1858-1929), de Georges Feydeau (1862-1921),
ainsi que les tendances délirantes du théâtre gai de la fin du
Précurseurs du XIXe siècle constituent une véritable mine de situations et de
nouveau théâtre discours absurdes. D’autre part, le théâtre symboliste de la
même époque, et surtout l’univers scénique de Maurice
Maeterlinck (1862-1949), est l’ancêtre direct de la dérision
moderne. Enfin, l’extravagance révolutionnaire d’Ubu roi
d’Alfred Jarry ouvre la voie à une libération totale par rapport au
réalisme et annonce le surréalisme.
Le père immédiat du nouveau théâtre est le surréalisme. Deux
noms s’imposent: Antonin Artaud, déjà mentionné, et Roger
Vitrac (1899-1952). Un autre précurseur du nouveau théâtre:
Boris Vian (1920-1959), dont Les Bâtisseurs d’empire (1959)
atteignent la dimension d’un mythe kafkaïen: une famille
pourchassée dans une suite d’appartements, qui vont se
rétrécissant d’étage en étage, est aux prises avec une créature
informe, Schmürz, que le lecteur associe à la tyrannie, au
vieillissement, à l’usure ou à la mort.

182
Le renouvellement du théâtre depuis 1940

13.2 Jean Anouilh: entre la tradition et la nouveauté

L’œuvre de Jean Anouilh (1910-1987) qui, avec Montherlant, a


Fantaisie, été le grand nom de la scène française dans les deux
tragique, décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, oscille entre le
lyrisme, satire comique et le tragique, la comédie de mœurs et le drame
bourgeois, le lyrisme et la bouffonnerie.
Son vif intérêt pour le théâtre se manifeste très tôt, surtout
après avoir assisté, émerveillé, à la représentation, en 1928, de
Siegfried de Jean Giraudoux. Anouilh sera l’un des premiers à
saluer, en 1953, le talent de Samuel Beckett, lors de la parution
de sa pièce En attendant Godot. De même, Anouilh, un auteur
de vraie dérision (exemple: Les Poissons rouges, 1970), a
soutenu la création d’Eugène Ionesco.

Pour mémoire
Anouilh a classé son théâtre en pièces roses (Le Bal des voleurs, 1938, Le
Rendez-vous de Senlis, 1941, etc.), dominées par la fantaisie, noires (La
Sauvage, 1938, Eurydice, 1942, Antigone, 1944), brillantes (L’Invitation au
château, 1947, La Répétition ou l’Amour puni, 1950, Colombe, 1951), qui
développent et mélangent habilement le noir et le rose, grinçantes (Ardèle ou la
Marguerite, 1948, La Valse des toréadors, 1952, L’Hurluberlu ou le
Réactionnaire amoureux), à intentions satiriques, costumées (L’Alouette, 1953,
Beckett ou l’honneur de Dieu, 1959), baroques (Cher Antoine, 1969, etc.).
Ses pièces donnent une image constante et en général pessimiste de la nature
humaine, hantée par la nostalgie d’une pureté perdue.

Dans l’univers de Jean Anouilh, il y a un contraste et un


affrontement constant entre les personnages médiocres –
Monde réel et
vantards, inconsistants, sordides, tel le père de Thérèse (La
monde idéal
Sauvage) - et les héros, ceux qui vivent selon les exigences de
leur idéal, Thérèse ou Antigone. Le bien et le mal y restent
irréductibles, et les élans les plus généreux se brisent à
l’épreuve des laideurs du monde (hypocrisie, impureté,
enlisement dans l’habitude…).
Les personnages qui ne consentent pas à la médiocrité et
aspirent à l’impossible, c’est-à-dire à l’accomplissement d’une
vie sans souillure, se réfugient dans un désespoir orgueilleux,
ou ils cherchent leur délivrance dans la mort. Exemplaire pour
cette dernière solution est Antigone.

183
Le renouvellement du théâtre depuis 1940

Atelier d’analyse
La pièce Antigone d’Anouilh fait référence à la tragédie (Antigone) de Sophocle
(442 av. J.C.).
Composée en 1942, mais jouée seulement en 1944, la pièce se situe dans un
contexte historique sombre: la France est vaincue par l’armée nazie et tombe sous
l’Occupation. Les mouvements de résistance, organisés pour s’opposer à cette
occupation allemande, seront fédérés, en 1943, par le Conseil national de la
Résistance.
Le dramaturge choisit de travailler sur le personnage d’Antigone à la suite, paraît-il,
d’un événement insolite: un jeune homme, qui n’appartenait pas à un réseau de
résistance ou à un parti politique, tire, en 1942, sur un groupe de dirigeants
collaborationnistes. Anouilh est frappé par son geste, à la fois héroïque et vain, où
il voit l’essence du tragique. Nourri de culture classique, il pense à la pièce de
Sophocle qui lui évoque la résistance d’un individu face à l’État.
Le thème de la révolte
Antigone s’oppose au décret de son oncle Créon, roi de Thèbes, punissant de mort
quiconque voudrait donner une sépulture au frère de la jeune fille, Polynice, tué
après avoir trahi Créon. Dès qu’il apprend que le corps de Polynice a reçu les
hommages funèbres grâce à Antigone, il condamne celle-ci à mort. Hémon, fils de
Créon et fiancé de la jeune fille, supplie son père, mais sans succès. Ni le roi ni la
nièce ne peuvent faire des concessions, l’un défendant obstinément la Loi, l’autre
le devoir intérieur (sa piété fraternelle). Antigone préfère la mort qu’elle voit comme
le seul moyen de préserver son exigence d’absolu. Et la tragédie se poursuit:
Hémon se tue près d’elle; la reine Eurydice se suicide elle aussi.

Les héros d’Anouilh sont porteurs de valeurs immuables


(grandeur, noblesse, pureté, absence du compromis): autant
d’aspirations peu compatibles avec le monde réel. Parmi les
personnages qui poursuivent avec ténacité l’idéal figure, à part
Antigone, Jeanne d’Arc, dont l’aventure est ranimée dans
L’Alouette. Comme Antigone, Jeanne a le goût de la grandeur
et de l’héroïsme; son aspiration à l’absolu lui interdit d’accepter
le compromis et, par là, de « s’habituer à vivre ».

En savoir plus
Jeanne d’Arc, dite la Pucelle d’Orléans, est une héroïne française (née à
Domrémy, en 1412; morte à Rouen, en 1431). Fille de paysans modestes, très
pieuse, elle entend, à 13 ans, des voix qui l’engagent à libérer la France de
l’invasion anglaise. Jeanne réussit à voir le roi, Charles VII, et à le convaincre de
sa mission. Mise à la tête d’une petite armée, elle vainc les Anglais et fait sacrer le
roi à Reims, mais échoue devant Paris. Tombée aux mains des Bourguignons, elle
est vendue aux Anglais. Ceux-ci la déclarent sorcière et la font juger par un tribunal
ecclésiastique présidé par l’évêque Pierre Cauchon. Elle meurt brûlée vive.
Jeanne d’Arc a inspirée de nombreuses œuvres, parmi lesquelles une tragédie de
Schiller, La Pucelle d’Orléans (1801), la trilogie dramatique Jeanne d’Arc de
Charles Péguy (1897), L’Alouette de Jean Anouilh, un oratorio de Paul Claudel,
musique d’Arthur Honegger, Jeanne d’Arc au bûcher (1938).
184
Le renouvellement du théâtre depuis 1940

Antigone reprend le cadre général de son modèle antique


(Sophocle), et, dans l’ensemble, la pièce se déroule de manière
Tradition et
classique, rythmée par les entrées et les sorties des
recherche de la
personnages, permettant de reconstituer la structure
nouveauté
traditionnelle des scènes. Nous y trouvons pourtant quelques
innovations formelles intéressantes: le texte apparaît comme
une suite ininterrompue de répliques, l’absence des actes
correspondant à l’intention de l’auteur de présenter le récit
continu d’une journée où se joue le destin d’Antigone.
L’Alouette est une création encore plus originale d’Anouilh:
dans le cadre du procès de Jeanne d’Arc, le dramaturge donne
libre cours à son esprit inventif, ce qui lui permet d’exploiter de
manière personnelle le temps et l’espace. Il brise, disloque,
agence à son gré, de sorte que les scènes s’enchaînent non
pas parce qu’elles se suivent, mais parce qu’elles s’appellent
l’une l’autre. Retenons aussi le procédé, moderne, du théâtre
dans le théâtre, utilisé dans cette pièce: lors du procès, Jeanne
ne se borne pas à raconter la scène de la rencontre avec les
voix qui l’ont poussée à aller au secours du roi de France, elle
la joue, ce qui entraîne son dédoublement en plusieurs
personnalités (petite enfant, « l’Angélus de midi »,
« Monseigneur saint Michel »), ainsi qu’une superposition de
temps et d’espaces différents.
Même si, dans l’ensemble, Anouilh a gardé la conception
traditionnelle du théâtre, il s’est bien intéressé à la nouveauté, a
su la discerner et la promouvoir. Ainsi, d’un côté, l’auteur a
soutenu les pièces de Beckett et d’Ionesco, qu’il apprécie
comme des chefs-d’œuvre, mais de l’autre, il a tourné lui-même
en dérision certaines facilités du théâtre traditionnel dont il n’a
pu se détacher.
Une caractérisation juste du théâtre moderne nous est donnée
dans la scène d’un salon mondain, celui du général, de la pièce
L’Hurluberlu ou le Réactionnaire amoureux: le jeune David y
déclare avec enthousiasme la fin du divertissement - le
« théâtre moderne a fait un grand pas en avant. Le jeu pur, le
divertissement, c’est fini ! » -, et souligne les côtés
humoristiques ou métaphysiques de la modernité: « Il s’agit
maintenant de travailler à la prise de conscience de l’homme,
par l’homme, pour l’homme – et dans l’humain. Ce qui n’exclut
en rien (…) l’angoisse métaphysique et une sorte d’humour
désespéré. »

13.3 Eugène Ionesco et l’aventure du nouveau théâtre

Né en Roumanie (à Slatina), d’un père roumain et d’une mère


française, Ionesco (1912-1994) se fixe en France depuis 1938.
En dix ans, il donne dix pièces et passe du minuscule Théâtre

185
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
des Noctambules, aujourd’hui disparu, aux fastes du Théâtre de
France. En gros, ses écrits dénoncent, grâce à la parodie, à
l’ironie et aux symboles, l’absurde de l’existence ou des rapports
sociaux.
Les principales pièces d’Ionesco sont les suivantes:
• La cantatrice chauve (1950)
• La Leçon (1951)
• Les Chaises (1952)
• Victimes du devoir (1953)
• Amédée ou comment s’en débarrasser (1954)
• Jacques ou la soumission (1955)
• Le Nouveau Locataire (1955)
• L’Impromptu de l’Alma (1956)
• Tueur sans gages (1959)
• Rhinocéros (1960)
• Délire à deux (1962)
• Le roi se meurt (1962)
• Le Piéton de l’air (1963)
• La Soif et la Faim (1966)
• Jeux de massacre (1970)
• Macbett (1972)
• Voyage chez les morts (1980)
Ionesco a écrit aussi des essais (La Tragédie du langage, 1958,
Expérience du théâtre, 1958, Notes et Contre-notes, 1962), deux
tomes de son « Journal » (Journal en miettes, 1967, Présent
passé Passé présent , 1968), un roman (Le Solitaire) et des
récits (La Vase, 1956, La Photo du colonel, 1973, etc.). Il est élu,
en 1970, à l’Académie française.

La révolution théâtrale
Parallèlement aux bouleversements provoqués, vers 1950, dans le domaine du
roman, on assiste à des changements profonds aussi du côté de l’écriture
théâtrale.
Dans les nouvelles orientations théâtrales, le temps et le lieu précis ne sont plus
déterminants. L’action ne comporte plus une exposition, une crise et un
dénouement: elle est réduite au minimum, voire, parfois, inexistante. Les
personnages n’ont plus, en général, une identité sociale ou psychologique. Le
langage perd son rôle de moyen de communication, les répliques portent la
marque de l’incohérence ou du non-sens, et, par là, suggèrent le vide existentiel.
Le nouveau théâtre se remarque aussi par un dosage original de comique et de
tragique.

186
Le renouvellement du théâtre depuis 1940

Dès La Cantatrice chauve, Ionesco déclare la guerre au


théâtre de divertissement des années 40, en parodiant ses
Rupture avec le
procédés conventionnels, la prétention à la logique et à la
théâtre-
vraisemblance. Des formes d’expression qui semblaient
divertissement
inhérentes au genre dramatique, l’intrigue, les caractères
ou un certain style du dialogue, y deviennent dérisoires.
Ionesco prête à ses personnages un langage automatique,
absurde, par lequel il dénonce la sclérose intellectuelle et
l’impossibilité de communiquer.

Filiations et convergences
Le personnage d’Ubu, des pièces de Jarry (Ubu roi, Ubu enchaîné, Ubu sur la
butte), modèle de la voracité matérielle et morale, a constitué une bonne source
d’inspiration pour Ionesco. « J’ai peut-être été influencé par lui en faisant des
monstres de mes personnages, en les faisant devenir des rhinocéros », avoue
Ionesco dans ses « Entretiens » avec Claude Bonnefoy (1966).
Son « anti-théâtre » a aussi des filiations avec l’avant-garde du début du XXe siècle
qui a produit un « bouleversement dans nos habitudes mentales. » (Notes et
Contre-notes) Il s’agit du drame de Guillaume d’Apollinaire, Les Mamelles de
Tirésias (1917) qui rappelle d’une certaine manière les pièces de Jarry et préfigure
le surréalisme; de plus, le traitement du langage, ainsi que le recours au mime et
aux procédés du cirque annoncent l’anti-théâtre des années 50.
Il s’agit également des œuvres de Roger Vitrac l’un des initiateurs du théâtre
surréaliste. Sa pièce burlesque Victor ou les Enfants au pouvoir (1928) parodie les
valeurs bourgeoises et constitue ainsi une tentative intéressante de
renouvellement, même si elle ne met en cause ni les modalités de pensée ni les
formes dramatiques.
Mais dans la dramaturgie de Ionesco on reconnaît surtout l’influence d’Antonin
Artaud. Dans sa perspective, le théâtre doit refuser la psychologie qui réduit
l’inconnu au connu; le langage doit renoncer à son rôle traditionnel de code de
communication et devenir un mode d’exploration du surréel; quant à l’architecture
du théâtre, Artaud propose la suppression de la scène et de la salle, qui seront
remplacées par un lieu unique, sans aucune barrière, permettant une
communication directe entre le spectateur et le spectacle, entre l’acteur et le
spectateur; le théâtre doit avoir un élément de violence ou de cruauté afin de
bousculer le repos des sens et réveiller les forces de l’inconscient. Ionesco pense
lui aussi que, pour forcer le spectateur à participer, le théâtre doit être violent,
inquiéter, ne reculer ni devant le scandale ni devant le paroxysme.
Spectacle total, le théâtre devrait toucher tous les sens, grâce aux ressources des
techniques modernes, décors, éclairages, musique.
Il y a aussi d’autres dramaturges qui cherchent, autour de 1950, un renouvellement
profond des formes théâtrales et, par là, une transformation des habitudes
mentales du public. Parmi eux, citons Jean Genet, Arthur Adamov, Samuel
Beckett. Le théâtre de Ionesco n’est donc pas isolé. Il s’inscrit dans un ample
mouvement de bouleversement des mentalités et de la vision du monde qui, dans
le domaine littéraire, s’est traduit par la recherche de nouvelles formes
d’expression tant du côté du roman (examiné dans l’unité12) que de la
dramaturgie.
187
Le renouvellement du théâtre depuis 1940

Ionesco pratique le mélange des genres, allant du registre


noble à la farce grotesque, aux procédés du guignol [théâtre de
marionnettes], du music-hall ou du cirque. Il joue sur la surprise
Innovations du langage: jeux de mots, réflexions hétérogènes, prolifération
verbale, accélération caricaturale du débit. Son théâtre mise sur
le grossissement bouffon et la parodie outrée.
L’action et les personnages sont eux aussi soumis à des
changements importants. Ainsi, dans La Cantatrice chauve et
La Leçon, l’action est circulaire: la fin ramène le spectateur au
point de départ; dans Jacques ou la soumission et Victimes du
devoir, elle est en montée constante vers une extrémité
tellement absurde qu’elle s’annule elle-même. Les personnages

sont élémentaires, mécaniques, proches des robots ou des


marionnettes.

Pour mémoire
« La valeur du théâtre [étant] dans le grossissement des effets, il fallait les grossir
davantage encore, les souligner, les accentuer au maximum. (…) Il fallait non pas
cacher les ficelles, mais les rendre plus visibles encore, délibérément évidentes,
aller à fond dans le grotesque, la caricature, au-delà de la pâle ironie des
spirituelles comédies de salon. Pas de comédies de salon, mais la farce, la charge
parodique extrême. Humour, oui, mais avec les moyens du burlesque. Un comique
dur, sans finesse, excessif. (…) Pousser tout au paroxysme, là où sont les sources
du tragique. Faire un théâtre de violence: violemment comique, violemment
dramatique. » (Ionesco, Notes et Contre-notes)

Après la Seconde Guerre mondiale, La Cantatrice chauve


marque un renouveau dramatique par l’utilisation de la langue à
la sémantique bouleversée, par la parodie des conventions
théâtrales, ainsi que par le mélange de comique et de grave.
La Cantatrice La pièce s’appelle La Cantatrice chauve « parce qu’aucune
chauve cantatrice, chauve ou chevelue, n’y fait son apparition. »
(Ionesco, La Tragédie du langage) Le sous-titre, « Anti-pièce »,
traduit l’intention de l’auteur de rompre avec le théâtre
classique. C’est une pièce sans intrigue, aux personnages
inconsistants. Le titre lui-même ne se base que sur deux
répliques absurdes - « Le Pompier: A propos, et la cantatrice
chauve ? Mme Smith: Elle se coiffe toujours de la même
façon. » -, sans rapport avec le contexte. Le comique de ce
micro-dialogue ressort aussi bien de l’énoncé du pompier, qui
emploie de manière illégitime « à propos », que de la réponse
de Mme Smith; celle-ci annule implicitement la contradiction
entre « chauve » et « se coiffer ».

Atelier d’analyse
Dans un décor anglais, M. et Mme Smith échangent des lieux communs, vides de
tout intérêt. Sous une apparente logique, se cachent des absurdités et une pensée
188
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
automatique (chez Mme Smith): « Mary [la bonne]. – Mme et M. Martin, vos invités,
sont à la porte. Ils m’attendaient. Ils n’osaient pas entrer tout seuls. Ils devaient
dîner avec vous, ce soir. Mme Smith. – Ah oui. Nous les attendions. Et on avait
faim. Comme on ne les voyait plus venir, on allait manger sans eux. On n’a rien
mangé, de toute la journée. Vous n’auriez pas dû vous absenter. »
Les deux visiteurs qui surviennent découvrent, avec stupéfaction, pendant que les
Smith sont allés s’habiller, qu’ils ont les mêmes souvenirs, le même appartement,
la même petite fille, Alice; bref, ils se rendent compte qu’ils sont mari et femme: M
et Mme Martin. Les deux se lèvent solennellement, et M. Martin: « - Alors, chère
Madame, je crois qu’il n’y a pas de doute, nous nous sommes déjà vus et vous
êtes ma propre épouse… Elisabeth, je t’ai retrouvée ! – Donald, c’est toi, darling ! »
Au retour des Smith, la conversation démarre péniblement: toussotements,
banalités, longs silences, sourires à pleines dents… La sonnette de la porte
d’entrée retentit, Mme Smith va ouvrir, mais il n’y a personne. Cela se produit trois
fois et, en vertu de la logique empirique, elle conclut: « L’expérience nous apprend
que lorsqu’on entend sonner à la porte, c’est qu’il n’y a jamais personne. » A la
quatrième fois, M. Smith va ouvrir, et il revient avec le capitaine des pompiers.
Celui-ci raconte quelques anecdotes sans queue ni tête, et il rit tout seul aux
éclats. Après son départ, le dialogue entre les Smith et les Martin, privé de
l’irrigation d’une pensée vive, devient de plus en plus mécanique, chacun parle
pour soi et ne transmet rien. Les répliques n’ont pas de liaison entre elles et, en
fait, il s’agit d’un faux dialogue, car il ne partage rien.
Peu à peu, nous assistons à une désintégration totale du langage. Les truismes
(« Le plafond est en haut, le plancher en bas »: M.Martin), les faux proverbes
cocasses (« Celui qui vend aujourd’hui un bœuf, demain aura un œuf »: M. Martin),
les non-sens (« Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux »: M. Smith;
« J’aime mieux un oiseau dans un champ qu’une chaussette dans une brouette »:
Mme Martin; « On peut prouver que le progrès social est bien meilleur avec du
sucre »: M. Martin; etc.), ou les exercices d’élocution (« Touche la mouche,
mouche pas la touche »: M. Smith) prolifèrent. Cette prolifération sans objet suit un
rythme accéléré et un ton véhément, comme si les interlocuteurs se disputaient
pour de bonnes raisons.
Puis la lumière s’éteint, et les paroles cessent brusquement. De nouveau, lumière.
M et Mme Martin sont assis comme les Smith au début de la pièce. Et la pièce
recommence avec les Martin, qui répètent les répliques des Smith de la première
scène, tandis que le rideau se ferme.
Ces personnages, qu’Ionesco appelle des « fantoches », sont dépourvus de vie
intérieure de sorte qu’ils parlent pour ne rien dire. Ils peuvent ainsi être
interchangeables, ce qui justifie la structure circulaire de la pièce.
Dénonciation de l’univers « petit bourgeois »
L’univers « petit bourgeois » de La Cantatrice chauve ne se réfère pas
nécessairement à une certaine société ou à un certain système économique.
L’écrivain vise par là tous les êtres, quel que soit le système où ils vivent, qui n’ont
rien à communiquer. Leur pensée, conformiste, se nourrit d’idées reçues, et
l’expression se remarque par la répétition mécanique de formules toutes faites.
« Les Smith et les Martin, souligne Ionesco (La Tragédie du langage), ne savent
plus parler; ils ne savent plus penser parce qu’ils ne savent plus s’émouvoir, n’ont
plus de passions; ils ne savent plus être, ils peuvent devenir n’importe qui,
n’importe quoi, car, n’étant pas, ils ne sont que les autres, le monde de
l’impersonnel, ils sont interchangeables. On peut mettre Martin à la place de Smith
et vice versa, on ne s’en apercevra pas.»

189
Le renouvellement du théâtre depuis 1940

Traditionnellement, le mouvement dramatique est obtenu par


l’intrigue. Or, Ionesco veut créer un mouvement sans recourir à
l’intrigue. Il rejette l’action du vaudeville ou du mélodrame, les
situations stéréotypées et les imbroglios qui résultent de leurs
combinaisons, ou les coups de théâtre conventionnels (retour
imprévu du mari trompé, trahisons, séparations…). Pour que le
spectateur ne tombe pas dans le piège de l’intrigue, l’auteur lui
suggère parfois qu’il s’agit d’un jeu, et non pas du réel. Ainsi,
Marguerite (Le Roi se meurt) dit au roi: « Tu vas mourir à la fin
du spectacle »; Jacqueline (Jacques ou la soumission)
interrompt les pleurs de sa mère par la réplique: « Ne t’évanouis
pas tout de suite ! Attends la fin de la scène », etc.
La subversion des conventions du vraisemblable se réalise
également par le procédé de la mise en abyme. Par la pratique
du « théâtre dans le théâtre », analogue à la technique du
« roman dans le roman », Ionesco prend ses distances et
annule l’effet de réel de l’intrigue: les clowns, Tripp, qui croit en
Dieu, et Brechtoll, l’athée (La Soif et la Faim), donnent à Jean
un spectacle alors que les moines se divisent, selon leurs
idéologies, en deux publics opposés.
Le mouvement dramatique développe un conflit existentiel, dont
le schéma est formulé par Ionesco lui-même (« Entretien avec
Claude Sarraute », Le Monde, 19 janvier 1960): « Une idée
simple, une progression également simple et une chute. » Il y a,
au départ, une image qui figure une situation: des chaises qui
s’accumulent dans une chambre (Les Chaises), un cadavre qui
grandit (Amédée ou Comment s’en débarrasser), un Tueur
inconnu (Tueur sans gages), un roi qui doit mourir (Le Roi se
meurt), etc. Cette image, d’habitude onirique, implique un conflit
qui génère le drame. La progression est un inévitable
crescendo: les chaises arrivent de plus en plus vite, le cadavre
ne cesse de grandir, etc.
Le spectateur ne doit pas attendre un dénouement; la situation
est sans issue puisque les conflits existentiels n’ont pas de
solution. La « chute » du mouvement dramatique correspond à
un jeu répétitif (Victimes du devoir, Rhinocéros, La Soif et la
Faim…) ou à une composition circulaire (La Cantatrice chauve,
La Leçon), qui remettent en question la temporalité et le
raisonnement.

La dérision de l’intrigue est accompagnée, chez Ionesco, du


refus de la psychologie des « caractères ». Nicolas d’Eu
(Victimes du devoir) explicite une conception qui est d’ailleurs
celle de son créateur: «j’apporterai de la contradiction dans la
Les non-contradiction, de la non-contradiction dans ce que le sens
personnages commun juge contradictoire… Nous abandonnerons le principe
de l’identité et de l’unité des caractères, au profit du
mouvement, d’une psychologie dynamique… ».
Le réalisme réducteur ne saisit du personnage que sa pensée
190
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
claire, ses gestes voulus, ses réflexions conscientes, alors que
Ionesco explore ce qui se cache au-delà de ces masques, les
conflits latents, les mouvements indéfinissables (ou les
tropismes), propres à la psyché profonde. Par là, le
« caractère » perd son unité classique et laisse voir une
personnalité plus riche, plus authentique, supportant la logique
de la contradiction. En permanent devenir, le personnage est ce
qu’il apparaît ainsi que le contraire de cette apparence: le
policier devient aussi un père, l’épouse une mère (Victimes du
devoir), Bérenger (Rhinocéros) toute l’humanité, etc.
D’autre part, dans le théâtre psychologique, l’action était
seulement un prétexte pour peindre les passions et les vices
des protagonistes afin de les classer en héros et en
personnages grotesques. Dans le théâtre ionescien, les
personnages ont un double rôle, fonctionnel et thématique: ils
sont les ressorts de l’action et expriment la condition humaine.
En tant que ressorts de l’action, ils se manifestent comme des
forces dont l’affrontement crée des situations de conflit.
Amédée et Madeleine (Amédée ou Comment s’en débarrasser)
ou Jean et Marie-Madeleine (La Soif et la Faim), entre autres,
s’opposent l’un à l’autre et font ainsi éclater les tensions
cachées.
Si l’on envisage les personnages dans la perspective de la
condition humaine, on peut repérer deux niveaux d’analyse: à
un niveau superficiel, ils sont des types sociaux anonymes
(intellectuels, employés, habitants d’un quartier populaire…),
inconsistants, réduits souvent au masque social: le Professeur
(La Leçon), par exemple, est incapable de formuler ses
pensées et laisse échapper des bribes de phrases absurdes,
n’ayant d’assurance que dans son rôle de magister; ils sont
aussi interchangeables, vu le peu de « personnalité » qu’ils
possèdent. A un niveau plus profond, en deçà du masque
social, les personnages ionesciens sont des archétypes et, par
là, ils incarnent des obsessions et des rêves inconscients,
matérialisent des désirs et des regrets du personnage central,
comme dans Le Roi se meurt, ou esquissent des figures
mythiques (la Mère-Épouse, le Père …).

Dans le processus courant de communication, le signifié (le


contenu) est premier et le locuteur cherche le signifiant
(l’expression) en mesure de le rendre avec pertinence. Ionesco
renverse la démarche, en opérant une dissociation entre eux: il
Le langage part du mot (du syntagme), auquel il donne un contenu
inadéquat ou le laisse sans contenu. C’est un procédé qui
génère l’absurde. Les mots ne veulent plus rien dire, ou ils
veulent tout dire. Jacques et Roberte (Jacques ou la
soumission) enlacés désignent n’importe quelle chose par le
mot « chat »: « Les chats s’appellent chat; les aliments: chat; le
insectes: chat; les chaises: chat; toi: chat; moi: chat; le toit:
chat… ».

191
Le renouvellement du théâtre depuis 1940

La communication n’existe plus, le verbe se transformant en


verbiage. Le langage prolifère sans contrôle: dans l’histoire du
pompier (La Cantatrice chauve) ou le cours du professeur (La
Leçon), les mots se déversent sur la scène, sans aucune
destination. Et les mots s’inscrivent dans des formes –
aphorismes, raisonnements… -, qui sont vidées de leur
contenu. Le théâtre ionescien renferme tout un dictionnaire des
idées reçues, ce qui nous fait penser à Flaubert. Les vérités,
devenues lieux communs, surgissent de préférence hors de
propos, provoquant des juxtapositions insolites qui trahissent
des désirs ou des conflits inconscients.

Les techniques ionesciennes indiquent ses intentions


parodiques. « La dérision de l’intrigue, l’insignifiance des
Significations personnages, la désarticulation du langage, un jeu qui mêle les
tonalités définissent un ‘anti-théâtre’ », synthétise Claude
Abastado. Mais Ionesco ne s’arrête pas à l’ « anti-théâtre ». Il
veut créer un nouveau théâtre, où la progression dramatique
demande des conflits existentiels, une psychologie basée sur
la dynamique des contraires, un langage qui sert à l’exploration
de l’inconnu, une mise en scène ouvrant sur toutes les formes
du spectacle.
Le théâtre de Ionesco apparaît alors comme une recherche de
la surréalité, une expression de l’absurdité du monde, ainsi
qu’une réflexion sur les formes dramatiques.

Points de vue
« Un théâtre irrationaliste n’est pas seulement un théâtre qui attaque les idoles du
rationalisme (…). C’est surtout un théâtre conçu pour exprimer véritablement
l’irrationnel. Le théâtre traditionnel était cohérent parce que l’homme qu’il
présentait était cohérent. De ce point de vue, des écrivains de l’absurde, comme
Camus ou Sartre, restent (…) tout à fait conservateurs… L’expression authentique
de l’absurde va exiger une double désintégration, celle de la personnalité et celle
du langage (…). La Cantatrice chauve, comme les pièces de Ionesco en général,
offrent un échantillonnage complet de ce que Heidegger appelle la ‘parlerie
quotidienne’, où la stupidité humaine se dépose en formules, dictons et sentences
que nous reconnaissons au passage, car ce sont ceux dont se pare notre
conversation de tous les jours. Il y a chez Ionesco un (…) collectionneur
impitoyable qui nous offre le sottisier modèle (…). (Serge Doubrovsky, « Le rire de
Ionesco », Revue de la N.R.F., février 1960)

192
Le renouvellement du théâtre depuis 1940


Test d’autoévaluation
Afin de valoriser vos connaissances liées aux caractéristiques
du théâtre depuis 1940, il est utile de répondre aux questions
suivantes. Pour vérifier vos réponses, consultez la rubrique Clés
du test d’autoévaluation.

1) Citez trois précurseurs du nouveau théâtre.

2) Quel contraste frappant avez-vous retenu dans l’univers de


Jean Anouilh ?

3) Citez deux héroïnes d’Anouilh, et dites quelles sont les


valeurs qui les animent.

4) Énumérez au moins trois innovations du théâtre ionescien.

5) Dans quelle pièce de Ionesco trouve-t-on la réplique:


« L’expérience nous apprend que lorsqu’on entend sonner à
la porte, c’est qu’il n’y a jamais personne » ?

13.4 Samuel Beckett: une démarche singulière

On ne pourrait parler du nouveau théâtre sans marquer la place


essentielle qu’y tient Beckett, dont l’œuvre, dans son ensemble,
lui a valu le prix Nobel de littérature en 1969. Voici ses
principales pièces:
En attendant Godot (pièce écrite en 1948, publiée en
1952, jouée en 1953)
Fin de partie (en français, 1957)
La Dernière bande (en anglais, 1958, en français, 1960)
Oh les beaux jours (en anglais, 1961; en français, 1963).

Dans leur dépouillement progressif, les pièces de Beckett, par


lesquelles il a accédé à la notoriété, avec notamment En
La nudité
attendant Godot, fournissent au théâtre de l’absurde un point
croissante des
de référence, une limite exemplaire. Le décor y est presque
pièces
inexistant, parfois saugrenu: « une route à la campagne, avec
193
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
arbre » (En attendant Godot), un monticule de terre (Oh les
beaux jours), des poubelles (Fin de partie).
Renonçant au conflit psychologique, l’action se réduit à
quelques gestes, à des dialogues à peine esquissés entre des
personnages insignifiants (clochards, clowns, vieillards,
malades, errants), dépourvus d’individualité au sens classique;
ce sont des ombres, des incarnations d’une certaine condition
humaine, ou plutôt, ce sont des voix, qui ne cessent de parler,
comme si leur seule consolation était dans la parole. Ces voix
ne disent rien, ne racontent rien, ne proposent rien d’important;
par la parole, elles cherchent à se persuader de leur existence,
à oublier leur misère, à subsister, à continuer en dépit de
l’effondrement de tout. Ces personnages occupent comme ils
peuvent le temps qui n’en finit pas, leur vaine agitation n’étant
que l’éternelle attente d’on ne sait quoi, un perpétuel
recommencement.

Par suite de l’effondrement du décor et du temps,


l’amenuisement des personnages et de l’action, ou la
Exploration du
désintégration du langage, il ne reste plus sur la scène qu’un
«moins»
spectacle d’où se dégage l’impression de vide existentiel. Pour
exprimer son expérience de la nudité de l’existence et du
langage, l’auteur creuse dans le «moins», selon l’expression
d’Antoine Berman, ce «moins» n’étant pas équivalent à un
«rien».

Le pessimisme des pièces beckettiennes alterne souvent avec


un comique apparenté à celui qui nous évoque les procédés du
Le mélange de
cirque: les personnages dérisoires sont des clowns qui tombent
bouffonnerie et
par terre, reçoivent des coups de pied, ou font des calembours
d’atrocité
grossiers. La répétition mécanique de leurs gestes et de leurs
mots révèle ce qu’il y a de bouffon et d’atroce dans notre
existence.

La thématique beckettienne semble être la même, quel que soit


le genre littéraire que l’écrivain aborde: romans, nouvelles ou
Constantes
pièces: le temps humain, l’attente, la solitude, l’aliénation,
thématiques
l’errance, la non-communication, la déchéance, la mort, mais
aussi, bien que plus rarement: le désir, l’espoir.

Atelier de lecture
Les « personnages » de la farce tragique En attendant Godot, en deux actes,
sont deux clochards, Vladimir et Estragon, qui échangent quelques propos « sur
une route à la campagne, avec arbre », pour tuer le temps sans fin, en attendant
un certain Godot (en anglais, God, mais la référence à Dieu a été rejetée par
Beckett), dont ils espèrent un réconfort. L’attente et la vacuité, éléments récurrents
de la pièce, sont liées à la perte des repères temporels: « Estragon. – Mais quel
samedi ? Et sommes-nous samedi ? Ne serait-on pas plutôt dimanche ? Ou lundi ?
Ou vendredi ? »
194
Le renouvellement du théâtre depuis 1940

Pourtant, tous les soirs, Godot leur transmet par un Garçon, le messager, qu’il
viendra « sûrement demain ». Le jour suivant répète ce qui s’est passé la veille. Au
lieu de Godot, surviennent deux autres personnages clownesques: Pozzo, sûr de
lui, cruel, tenant en laisse Lucky, vieillard, qui plie sous le poids de ses bagages. À
coups de fouet, Pozzo le contraint à exécuter ses moindres caprices. Le couple
Pozzo-Lucky pourrait être perçu comme le symbole du maître et de l’esclave
tyrannisé, ou celui de la divinité (à deux reprises, Pozzo est confondu avec Godot)
et de l’homme qui lui est asservi.
À l’acte II, le lendemain, Vladimir et Estragon, qui s’étaient séparés, se retrouvent
au même endroit (lieu désertique avec un arbre qui tantôt a des feuilles, tantôt n’en
a pas), contents de bavarder encore pour « se donner l’impression d’exister », en
attendant Godot. Voilà de nouveau Lucky, chargé comme au premier acte, mais
muet, et avec lui Pozzo devenu aveugle. Pozzo appelle au secours. Vladimir et
Estragon s’interrogent sur l’opportunité de le secourir »: « Vladimir: (…) Faisons
quelque chose pendant que l’occasion se présente ! Ce n’est pas tous les jours
qu’on a besoin de nous. (…) L’appel que nous venons d’entendre, c’est plutôt à
l’humanité tout entière qu’il s’adresse. Mais à cet endroit, en ce moment,
l’humanité, c’est nous, que ça nous plaise ou non. (…) Représentons dignement
pour une fois l’engeance où le malheur nous a fourrés. Qu’en dis-tu ? (Estragon
n’en dit rien.) Il est vrai qu’en pesant, les bras croisés, le pour et le contre, nous
faisons également honneur à notre condition. »
Finalement, les deux clochards se proposent d’intervenir, moins par humanité que
par divertissement (dans le sens pascalien du terme, de diversion):
« Vladimir: Nous attendons. Nous nous ennuyons. (Il lève la main.) Non, ne
proteste pas, nous nous ennuyons ferme, c’est incontestable. Bon. Une diversion
se présente et que faisons-nous ? Nous la laissons pourrir. Allons, au travail. »
Après le départ de Pozzo et de son porteur, Vladimir et Estragon seront rendus à
leur solitude. Un Garçon leur annonce, une fois de plus, que M. Godot viendra
« sûrement » le lendemain. Ils parlent encore de se pendre, mais la corde casse.
Ils décident de partir - « Alors, on y va ? – Allons-y » -, mais, dernière indication
scénique: « ils ne bougent pas ».

Jean Anouilh interprète cette farce tragique de Beckett comme « les Pensées de
Pascal mises en sketches et jouées par les Fratellini » [nom d’une célèbre dynastie
de clowns].
La voix et son langage
Par le détour de la représentation théâtrale, Beckett rejoint la conclusion de ses
romans: l’homme doit « dire des mots, tant qu’il y en a (…) (L’Innommable), soit
qu’il invente des histoires, soit qu’il se réfère simplement à son attente. Godot est
aussi fictif pour Vladimir et Estragon que Molloy (Watt ou Malone) pour le narrateur
de L’Innommable. Godot est celui qui les force à attendre et à parler, celui qu’ils
ont inventé pour meubler leur attente, pour la supporter en lui donnant un sens.
Godot est ce qu’ils attendent, ce dont ils parlent lorsqu’ils ont fini de débiter les
vieilles fables (le Christ, l’histoire de l’Anglais au bordel), de faire des
commentaires sur leurs chaussures trop grandes ou de se rappeler les vendanges
en Vaucluse. Il s’agit de « faire passer le temps », qui d’ailleurs serait « passé sans
ça ».

195
Le renouvellement du théâtre depuis 1940

Oh les beaux jours est une pièce à deux personnages, mais la


femme, Winnie, bavarde à peu près seule pendant deux actes,
Vide des
son mari, Willie, se bornant à émettre quelques grognements
journées; peur
en guise de répliques.
du silence, de la
solitude Cette pièce est consacrée à l’inventaire que Winnie (en anglais,
to win signifie triompher, mais dans le contexte beckettien, le
mot aurait un usage ironique) fait de son petit univers. Il s’agit
des objets contenus dans son sac (une brosse à dents, un tube
dentifrice, une glace, etc.), et des bribes de souvenirs: « Heure
exquise – qui nous grise – lentement », « le vieux style »,
« mon premier bal » …
La pièce est un hymne à la vie, avec ses leitmotive d’actions de
Hymne à la vie
grâce - « ça que je trouve si merveilleux », « abondance de
et parodie de cet
bontés » -, ainsi que l’atroce parodie de cet hymne lui-même.
hymne
Les effets d’humour noir confèrent au titre, « Oh les beaux
jours », une valeur de dérision, que renforce, par antiphrase, le
nom de Winnie.
Le bavardage de Winnie n’est là que pour meubler le temps;
son amour pour Willie est le nom qu’elle donne à la peur de la
solitude.

En savoir plus
Dégradation, répétition, bavardage
Comme les autres personnages beckettiens, Winnie est en proie au processus de
dégradation et de répétition sans fin. Si au premier acte de la pièce, Winnie, « la
cinquantaine, de beaux restes, blonde de préférence, grassouillette (…) », est
enterrée jusqu’au-dessus de la taille dans un mamelon, à l’acte II, elle s’enfonce de
plus en plus dans la terre. Winnie continue pourtant son bavardage optimiste, et,
au baisser du rideau, elle chante doucement la valse de « La Veuve joyeuse »:
« Heure exquise, qui nous grise, etc. ».
Style
Du point de vue du style, les phrases de cette pièce sont plus brèves, inachevées,
simples notations ou remarques, refus de l’ampleur, qui est l’équivalent théâtral
d’une nouvelle étape de la recherche scripturale de Beckett, manifeste dans le
texte Comment c’est (1961).

Parler pour subsister


Voilà un extrait de la pièce, où la voix de Winnie « met en scène » quelques
thèmes de la condition humaine (la solitude, la déchéance, le souvenir, le
« divertissement » aussi):
« Winnie. – Salut, sainte lumière. (Un temps. Elle ferme les yeux. Sonnerie
perçante. Elle ouvre les yeux aussitôt. La sonnerie s’arrête. Elle regarde devant
elle. Sourire. Un temps. Fin du sourire. Un temps.) Quelqu’un me regarde encore.
(Un temps.) Se soucie de moi encore. (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux.
(Un temps) Des yeux sur mes yeux. (Un temps.) Quel est ce vers inoubliable ? (…)
Peut-on parler encore de temps ? (…) Dire que ça fait un bout de temps, Willie,
que je ne te vois plus. (…) Ne t’entends plus. (…) Le vieux style ! (…) Il y a si peu

196
Le renouvellement du théâtre depuis 1940

dont on puisse parler. (…) Oh tu dois être mort, oui sans doute, comme les autres,
tu as dû mourir, ou partir, en m’abandonnant, comme les autres, ça ne fait rien, tu
es là. (…) Autrefois… maintenant… comme c’est dur pour l’esprit. (…) Il y a si peu
qu’on puisse dire. (…) Et pas un mot de vrai nulle part. (…) Willie. (Un temps.)
Quel Willie ? (Affirmative avec véhémence.) Mon Willie ! (Yeux à droite. Appelant.)
Willie ! (Un temps. Plus fort.) Willie ! (Un temps. Yeux de face.) Enfin, ne pas
savoir, ne pas savoir de façon certaine, grande bonté, tout ce que je demande. »

13.5 Jean Genet: « la glorification de l’Image et du Reflet »

Le théâtre de Jean Genet (1910-1986), à l’opposé du réalisme,


exploite deux ressorts essentiels: l’illusion et le sacré, ou,
autrement dit, le monde du mensonge et celui du rite. La scène
devient une gigantesque maison d’illusions, comme le bordel de
Mme Irma où se déroule l’action du Balcon (1956).
Jean Genet définit son théâtre comme « la glorification de
Le théâtre dans l’Image et du Reflet ». En effet, il a une préférence particulière
le théâtre pour le théâtre dans le théâtre: la plupart des personnages de la
pièce Les Bonnes (1949) et du Balcon imitent ou parodient
d’autres personnages.

Atelier de lecture
Les Bonnes
Deux bonnes, Claire et Solange, qui sont aussi sœurs, ont pris l’habitude de jouer
à la servante et à la patronne: Claire joue le rôle de Madame, alors que Solange
joue le rôle de Claire. La parodie, l’insulte, le sarcasme sont pour elles des moyens
de libérer la haine qui les oppresse. Dans leur jeu, les deux sœurs s’imaginent
même le meurtre de Madame, mais elles ne sont jamais allées jusqu’au bout de
cette « cérémonie ».
Cette fois, dès le retour de Madame, Claire lui prépare un tilleul empoisonné.
Pourtant, elle ne parvient pas à le lui faire prendre. Restées seules, elles
reprennent leur jeu. Claire, dans le rôle de Madame, exige que Solange lui apporte
le plateau, et boit le tilleul empoisonné. Claire meurt dans le rôle de Madame,
tandis que Solange trouve dans ce crime la justification de son existence: elle
devient Mlle Solange, la fameuse criminelle.

Ce jeu de substitutions fonctionne non seulement dans Les


Bonnes. Il est présent aussi dans le « bordel de luxe » du
Grand Balcon (Le Balcon), « maison d’illusions » de Mme
Irma: celle-ci joue le rôle de la Reine, tandis que ses clients
Le jeu de revêtent les costumes d’Évêque, de Juge, de Général. Dans
substitutions l’univers de cette pièce, voué à l’anéantissement, tout n’est que
reflet, mensonge, absurdité, vaine complication.
La complexité du jeu de substitutions atteint son point extrême
dans Les Nègres (1959): une troupe d’acteurs noirs jouent le
197
Le renouvellement du théâtre depuis 1940
meurtre rituel d’une femme blanche, dont le catafalque occupe
le centre de la scène. Mais le véritable mouvement est donné
par le jeu de réactions, de miroirs, qui s’établit entre ces acteurs
et les spectateurs - d’autres Noirs installés sur une galerie.
Grotesquement déguisés en Blancs, ils forment une Cour avec
sa Reine, son Missionnaire, son Gouverneur et son Valet, et
simulent les obsessions des Blancs. De plus, il y a un jeu, plus
inquiétant encore, entre ces deux groupes et des événements
réels de même nature (un meurtre) qui ont lieu en coulisse, et
dont on nous parle sans qu’on les voie jamais. À travers ce
carnaval d’ombres, terrifiant et comique, la réalité se dissout.

Dans ce perpétuel jeu de miroirs et de reflets des pièces de


Genet, les personnages se perdent entre la réalité et l’illusion:
chacune des deux sœurs (Les Bonnes) mêle ces dimensions,
Flottement entre parlant tantôt selon leur personnalité véritable, tantôt selon le
réalité et illusion personnage imité. A la fin du Balcon, Mme Irma prend congé
en disant: « Il faut rentrer chez vous, où tout, n’en doutez pas,
sera encore plus faux qu’ici. »
La célébration du rite théâtral vise justement à favoriser ce
flottement entre la réalité et l’illusion.

Clés du test d’autoévaluation

1) Alfred Jarry, Antonin Artaud, Boris Vian.

2) Dans l’univers de Jean Anouilh il y a un contraste frappant


entre les laideurs du monde réel et la pureté de l’idéal
d’absolu.

3) Antigone, Jeanne d’Arc; la grandeur, l’héroïsme, la


noblesse, la pureté, l’absence du compromis.

4) Mélange des genres; désintégration du langage;


grossissement bouffon et parodie outrée.

5) La Cantatrice chauve

198
Le renouvellement du théâtre depuis 1940

Test de contrôle 13

Effectuez ce test pour valider vos acquis reliés aux différents modes d’innover en
matière d’écriture théâtrale dans la seconde moitié du XXe siècle. Faites parvenir
ce test à votre tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire sur la copie votre nom,
votre prénom et vos coordonnées. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé
et le commentaire du tuteur.
Bon courage !
1) Les héros de Jean Anouilh aspirent à incarner des valeurs absolues, telles que
la pureté, la noblesse ou la grandeur, peu compatibles avec le monde réel.
Commentez ce point de vue à partir d’une pièce de ce dramaturge, que vous
choisissez vous-même.
(10 lignes, deux points)
2) Faites une analyse de La Cantatrice chauve de Ionesco, en insistant sur les
ressorts de son comique.
(10 lignes, deux points)
3) Les personnages de Beckett sont en proie au processus de dégradation et de
répétition sans fin. Développez cette idée en vous appuyant sur les deux pièces
examinées dans l’unité 13: En attendant Godot, Oh les beaux jours.
(14 lignes, trois points)
4) Jean Genet définit son théâtre comme « la glorification de l’Image et du Reflet ».
Justifiez cette définition par des exemples tirés des Bonnes et du Balcon.
(12 lignes, trois points)

Références bibliographiques
Abastado (Claude), Eugène Ionesco, Bordas, Paris-Montréal, 1971
Berman (Antoine), Biographie de Samuel Beckett, http://www.ac-
strasbourg.fr/pedago/lettres/lecture/Beckettbio.htm
Cécillon (Martine), Eugène Ionesco. La Cantatrice chauve, Gallimard, Paris, 1998
Ionesco (Marie-France), Vernois (Paul) (sous la direction de), Ionesco: Situation et
perspectives, Colloque de Cerisy, Belfond, Paris, 1980
Vercier (Bruno), Lecarme (Jacques), avec la participation de Bersani (Jacques), La
littérature en France depuis 1968, Bordas, Paris, 1982

199
Étude littéraire: Rhinocéros

Unité d’apprentissage 14

ÉTUDE LITTÉRAIRE: RHINOCÉROS

Sommaire
Page
Les objectifs de l’unité d’apprentissage 14 200
14.1 La présentation de Rhinocéros 201
14.2 La métamorphose: ressort de la pièce 206
14.3 Les personnages et la progression dramatique 208
Test d’autoévaluation 209
14.4 Le rôle du langage 209
14.5 Thèmes et significations 210
Clés du test d’autoévaluation 213
Test de contrôle 14 213
Références bibliographiques 214

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 14

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests
proposés, vous serez capable de:
• Expliquer le contexte dans lequel a été rédigée la pièce Rhinocéros.
• Repérer les thèmes-clés de la pièce.
• Analyser la multitude de significations de cette pièce et les modes de
leur mise en forme.
• Comprendre l’originalité de la pièce de Ionesco.

200
Étude littéraire: Rhinocéros

Photo d’Eugène Ionesco

14.1 La présentation de Rhinocéros


« Le succès de cette pièce me stupéfie. Les gens la
comprennent-ils comme il faut ? Y voient-ils le phénomène
monstrueux de la massification ? (…) En même temps qu’ils sont
massifiables, (les spectateurs) sont-ils aussi, et essentiellement,
au fond d’eux-mêmes, tous des individualistes, des âmes
uniques ? » (E. Ionesco, Notes et Contre-notes)
Dans Rhinocéros, nous retrouvons Bérenger, qui est correcteur
dans une maison d’éditions administratives. À l’acte I, c’est
dimanche, et Bérenger a un rendez-vous avec Jean, son ami, à
la terrasse d’un café. Bérenger est chiffonné, traîne la semelle,
Acte I bâille. Jean, impeccable, lui reproche sa tenue (chemise sale,
sans cravate, visage mal rasé, cheveux décoiffés…). Tandis qu’il
parle, il sort des poches de son veston une cravate, un peigne,
une petite glace, et Bérenger, docile, met la cravate, se peigne
vaguement, tire la langue devant la glace. Jean continue avec
Le syllogisme: les reproches et les recommandations, mais à un certain
raisonnement qui moment on entend des bruits qui se rapprochent vite; ce sont
contient trois les bruits du galop d’un rhinocéros qui passe en vitesse. Sa
propositions, la présence surprend et effraie tout le monde: la serveuse, l’épicier,
majeure, la la ménagère, le logicien.... Bérenger est indifférent, alors que
mineure, la Jean s’indigne: « (…) C’est inouï ! Un rhinocéros en liberté dans
conclusion; la la ville (…) On ne devrait pas le permettre ! (…) Nous devrions
conclusion est protester auprès des autorités municipales ! A quoi sont-elles
déduite de la bonnes, les autorités municipales ? »
majeure par
l’intermédiaire de A une table voisine s’installent un logicien et un vieux monsieur,
la mineure; le premier expliquant au second le mécanisme du syllogisme :
exemple: Si tous « - Le logicien: Voici donc un syllogisme exemplaire. Le chat a
les hommes sont quatre pattes. Isidore et Fricot ont chacun quatre pattes. Donc
mortels Isidore et Fricot sont chats.
(majeure); si tous
les Grecs sont Le vieux monsieur (…): Mon chien a aussi quatre pattes.
des hommes Le logicien (…) Alors, c’est un chat. (…) Autre syllogisme: tous
(mineure); donc les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un
tous les Grecs chat.
sont mortels
Le vieux monsieur:- Et il a quatre pattes. C’est vrai, j’ai un chat
(conclusion)
qui s’appelle Socrate.
201
Étude littéraire: Rhinocéros

Le logicien: Vous voyez… (…)


Le vieux monsieur (…): Socrate était donc un chat !
Le logicien (…): La logique vient de nous le révéler. »
La conversation de Jean et de Bérenger se poursuit en
alternance avec celle du logicien et du vieux Monsieur. Ces
derniers passent du syllogisme à la morale et au calcul mental;
Jean recommande à Bérenger de changer de comportement
(être propre, ne plus boire, s’instruire…), mais au moment où
Bérenger, convaincu de se distraire intelligemment en cultivant
son esprit, demande à Jean de l’accompagner au théâtre, ce
dernier refuse: «(..) ce soir je dois rencontrer des amis (…). J’ai
promis (..). Je tiens mes promesses. » Un autre rhinocéros
passe, et écrase dans sa course le chat de la ménagère.
Parallèlement, Jean se met en colère, insulte Bérenger et part
furieux. Les gens s’interrogent sur l’origine, africaine ou
asiatique, et le nombre des rhinocéros. Le logicien se mêle au
débat, alors que Bérenger, désolé d’avoir perdu patience avec
son ami - « Je n’aurais pas dû me quereller avec Jean ! » -,
réclame un cognac.

Le premier tableau de l’acte II a pour décor le bureau où travaille


Bérenger. M. Papillon, le chef de service, Dudard, licencié en
droit, promis à un avenir brillant, Botard, instituteur en retraite,
Daisy, la jolie secrétaire, tous commentent la présence des
rhinocéros dont parle le journal. Arrive Mme Bœuf qui excuse
l’absence de son mari; il est à la campagne, grippé: « Je vous
prie de l’excuser, excusez mon mari…Il est parti dans sa famille
pour le week-end. Il a une légère grippe. ».Ensuite, elle raconte,
Acte II tout émue, qu’elle a été poursuivie par un rhinocéros. Puis, dans
ce rhinocéros, elle reconnaît son mari et, sous l’impulsion de
l’amour, se précipite dans la cage de l’escalier où se trouvait la
bête, saute sur son dos et repart en amazone sous le regard
attendri de Bérenger et de Daisy.
Personne ne doute plus de l’existence des rhinocéros dans la
ville: « Dudard: Alors, monsieur Botard, est-ce que vous niez
toujours l’évidence rhinocérique ? (…) Botard (…): Non,
Monsieur Dudard, je ne nie pas l’évidence rhinocérique. » « Je
ne l’ai jamais niée ! », ajoute Botard, de mauvaise foi, qui
prétend que le constat ne lui suffit pas: « Je ne constate pas
simplement le phénomène. Je le comprends, et je l’explique. »
Mais il ne le fait pas.
Le second tableau de l’acte II nous transporte dans la chambre
de Jean. Bérenger vient s’excuser de son emportement de la
veille. Il trouve Jean au lit, il s’inquiète, mais petit à petit son
inquiétude laisse la place à la terreur parce que, sous ses yeux,
son ami se transforme en rhinocéros: sa respiration devient
bruyante, sa voix se fait de plus en plus rauque, la peau durcit et
devient verte, une corne pousse sur son front… Au cours de sa
conversation avec Bérenger, Jean rejette ses principes anté-
rieurs. De son nouveau point de vue, la morale est périmée et
on doit la dépasser.
202
Étude littéraire: Rhinocéros

Atelier de lecture
Vous avez ci-dessous un extrait du dialogue entre Bérenger et Jean, le premier
défendant les valeurs humanistes, l’autre étant déjà sous l’influence de son désir de
se transformer en rhinocéros.
« Jean: (…) Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont droit
à la vie au même titre que nous !
Bérenger: A condition qu’elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte
de la différence de mentalité ?
Jean (…): Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?

Bérenger: Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible
avec celle des animaux.
Jean: La morale ! Parlons-en de la morale, j’en ai assez de la morale, elle est belle
la morale ! Il faut dépasser la morale.
Bérenger: Que mettriez–vous à la place ?
Jean (…): La nature !
Bérenger: La nature ?
Jean (…): La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.
Bérenger: Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la
jungle !
Jean: J’y vivrai, j’y vivrai. (…) L’humanisme est périmé. Vous êtes un vieux
sentimental, ridicule. (…)
Bérenger: Enfin, tout de même, l’esprit…
Jean (…): Des clichés ! vous me racontez des bêtises. (…)
Bérenger: Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean ! Perdez-vous
la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ?
Jean: Pourquoi pas ? Je n’ai pas vos préjugés. (…)
Bérenger: Comment ?
Jean: Ouvrez vos oreilles. J’ai dit: pourquoi pas ? ne pas être rhinocéros ? J’aime
les changements. »
A la fin de leur dialogue, Jean menace Bérenger: « Je te
piétinerai… je te piétinerai… ». Ses cris se muent en
barrissements, Bérenger s’enfuit et appelle au secours, mais
personne ne l’aide, tous (le voisin, la voisine, le concierge) étant
devenus des rhinocéros. Déjà, des troupeaux de rhinocéros
parcourent les rues: « Bérenger: Il y en a tout un troupeau
maintenant dans la rue ! Une armée de rhinocéros, ils dévalent
l’avenue en pente !... Par où sortir, par où sortir !... (…). »

203
Étude littéraire: Rhinocéros

L’acte III a lieu dans la chambre de Bérenger. Ce dernier, en


proie aux cauchemars, avoue à Dudard, qui est venu le voir, son
émotion devant le phénomène, sa peur de l’épidémie et, surtout,
de la contagion («J’ai peur de devenir un autre»), son angoisse
à la pensée de tant de personnes atteintes.
Dudard s’efforce de le rassurer; en même temps, il souligne
Acte III qu’en vertu de l’honnêteté intellectuelle, de la probité
scientifique, il faut comprendre ces métamorphoses en chaîne,
et, de toute façon, « on doit avoir, au départ, un préjugé
favorable, ou sinon, au moins une neutralité, une ouverture
d’esprit qui est le propre de la mentalité scientifique. (…)»
Dudard considère comme intolérante l’attitude de Bérenger qui
condamne M. Papillon pour avoir cédé à la tentation de se
transformer en rhinocéros: «Bérenger: (…) Je condamne M.
Papillon. Il avait le devoir de ne pas succomber. Dudard: Que
vous êtes intolérant! Peut-être Papillon a-t-il senti le besoin d’une
détente après tant d’années de vie sédentaire.» Il est risqué de
juger, ajoute Dudard, puisqu’on ne peut «savoir où s’arrête le
normal, où commence l’anormal (…).»
La tolérance excessive de Dudard est, aux yeux de Bérenger,
une faiblesse, voire une complicité: «Vous allez bientôt devenir
un sympathisant des rhinocéros.» Bérenger essaie de défendre
l’humanisme, mais il n’est pas capable de contrecarrer le
discours de Dudard, ce personnage «trop large d’esprit», selon
son goût, s’embrouille dans ses arguments, fait des confusions
en citant le philosophe et l’astronome italien Galilée (1564-1642):
«Dudard: Vous mélangez tout dans votre tête! (…) Dans le cas
de Galilée, c’était au contraire la pensée théorique et scientifique
qui avait raison contre le sens commun et le dogmatisme.»
Bérenger n’est pourtant pas intéressé par les explications de
Dudard, voire il reconnaît son ignorance en matière d’histoire de
la pensée et de la science: « Je ne suis pas calé en philosophie.
Je n’ai pas fait d’études; vous, vous avez des diplômes. Voilà
pourquoi vous êtes plus à l’aise dans la discussion, moi, je ne
sais quoi vous répondre, je suis maladroit. (…) Mais je sens,
moi, que vous êtes dans votre tort… (…) je le sens intuitivement
(…)».
Entre temps, le nombre des rhinocéros ne cesse d’augmenter.
Bérenger voit que le logicien lui-même est devenu rhinocéros,
mais il semble décidé de ne pas suivre la voie de celui-ci. «Je ne
vous suivrez pas ! je ne vous suivrai pas!», crie-t-il «en direction
de l’ex-Logicien et des autres rhinocéros qui se sont éloignés. »
Daisy, la secrétaire, qui vient le visiter, lui donne une «nouvelle
fraîche»: Botard s’est à son tour transformé en rhinocéros, pour
« suivre son temps », selon ses dernières paroles humaines.
Bérenger ne veut pas croire: «Ce n’est pas possible! Il était
contre. (…) Il avait protesté. (…).» Dudard, en échange, essaie
de justifier son geste: «Voilà! il a changé d’idées! Tout le monde
a le droit d’évoluer.»
Dudard lui-même ne résistera plus à l’engouement pour une telle

204
Étude littéraire: Rhinocéros
«évolution», et prend la décision de se plier à «l’esprit
communautaire». «J’ai des scrupules ! déclare-t-il. Mon devoir
m’impose de suivre mes chefs et mes camarades, pour le
meilleur et pour le pire. (…) S’il y a à critiquer, il vaut mieux
critiquer du dedans que du dehors. Je ne les abandonnerai pas,
je ne les abandonnerai pas.» Il s’en va, malgré les efforts de
Bérenger pour le retenir, en insistant sur le fait que son devoir
n’est pas de se conformer mais de s’opposer aux autres,
«lucidement, fermement », de rester donc humain.
Daisy et Bérenger sont maintenant seuls. A l’extérieur, à perte
de vue, « pas un être humain.» Bérenger déclare son amour à
Daisy, et ils oublient pour le moment le mal du dehors. Pourtant,
celui-ci envahit vite leur intimité: le téléphone sonne,
l’interlocuteur étant un rhinocéros; les installations de la radio
sont occupées par les fauves; les autorités sont passées de leur
côté. Bérenger et Daisy restent les seuls êtres humains.
Bientôt, Daisy est elle aussi séduite par les pachydermes:
l’amour lui semble déjà une faiblesse de l’homme et de la
femme, qui ne se compare pas avec «l’ardeur, l’énergie
extraordinaire que dégagent tous ces êtres qui nous entourent»,
leurs barrissements lui semblent des chants – « Ils chantent, tu
entends ? »; ils « sont beaux », ce « sont des dieux ».
Convaincue que la « vie en commun n’est plus possible », Daisy
quitte Bérenger : « on la voit descendre lentement le haut de
l’escalier. »

La pièce se termine par un monologue de Bérenger, où le


Le monologue de comique se mêle au registre pathétique. Il appelle vainement
Bérenger révèle Daisy, après quoi il ferme porte et fenêtres, et déclare: « On ne
son conflit intime: m’aura pas, moi ! »
une partie de Il met du coton dans les oreilles pour ne plus entendre les
lui-même désire barrissements des rhinocéros, et se parle à lui-même devant la
être rhinocéros, glace, mais il ne comprend plus quelle langue il parle: « Quelle
une autre veut est ma langue ? Est-ce du français, ça ? Ce doit bien être du
rester un homme français ? Mais qu’est-ce que du français ? On peut appeler ça
du français, si on veut, personne ne peut le contester, je suis
seul à le parler. » Bérenger ne reconnaît plus les photos qu’il
sort d’un tiroir, représentant M. Papillon, Daisy, Botard, Dudard,
Jean ou lui-même peut-être.
Furieux, il jette par terre les tableaux accrochés au mur, frappé
par la « laideur de ces portraits », contrastant « avec les têtes
des rhinocéros qui sont devenues très belles. »
Persuadé qu’ils sont beaux et que lui, il est laid, Bérenger aspire
ardemment à leur ressembler: « Je ne suis pas beau, je ne suis
pas beau. (…) Ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tort ! Oh !
comme je voudrais être comme eux. Je n’ai pas de corne,
hélas ! »

205
Étude littéraire: Rhinocéros

Il regarde les paumes de ses mains dans l’espoir de les voir


Le registre devenir rugueuses, enlève son veston, défait sa chemise …
Bérenger passe en revue son corps, et se dévalorise
pathétique est
physiquement: « J’ai la peau flasque. Ah, ce corps trop blanc et
atténué par une
poilu ! » Et l’abaissement de soi continue: « Leurs chants ont du
tonalité
charme, un peu âpre, mais un charme certain ! Si je pouvais
humoristique
déclenchée faire comme eux. (…) Ahh, ahh, brr ! Non, ce n’est pas ça ! (…)
lorsqu’il considère que c’est faible, comme cela manque de vigueur ! Je n’arrive pas
à barrir. Je hurle seulement. »
les rhinocéros
plus beaux que Bouleversé, Bérenger se reproche sa mauvaise conscience-
lui, ou lorsqu’il « Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les suivre à
essaie de barrir temps » -, se traite de « monstre », a honte de lui, ne pouvant
sans succès pas s’aligner, se soumettre à la norme. Dans son désir d’imiter
les autres, il va jusqu’à maudire l’originalité: « Malheur à celui qui
veut conserver son originalité ! »
Mais Bérenger « a un brusque sursaut », issu d’un instinct de
survie, ce qui le fait changer le contenu de son monologue. Il
l’oriente dans une direction opposée au souhait d’imitation. Il
décide de résister, même s’il devait recourir à la carabine: « Je
me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma
carabine ! »
Puis, en criant, « face au mur du fond où sont fixées les têtes
des rhinocéros »: « Contre tout le monde, je me défendrai ! Je
suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne
capitule pas ! »

14.2 La métamorphose: ressort de la pièce


Le thème de la métamorphose, central dans Rhinocéros, nous
évoque le récit de l’écrivain tchèque Franz Kafka, La
Métamorphose (1915). L’image du monde née des cauchemars
a constitué pour Ionesco une source d’inspiration de son univers
imaginaire aussi bien au niveau de la forme que de la tonalité.
Élément de la mise en scène dans Victimes du devoir, la
métamorphose devient ici le ressort dramatique. La contagion,
qui assure le mouvement de la pièce et la transformation
progressive des personnages, atteint son apogée lorsqu’il ne
reste que Bérenger pour lui faire face.
Le premier acte présente l’endroit où apparaît l’épidémie: une
petite ville tranquille, sans aucun signe du mal. Il y a pourtant
quelques indices significatifs: c’est une ville marquée par l’ennui,
la médiocrité, l’égoïsme, ou l’indifférence des habitants à tout ce
qui ne les concerne pas immédiatement. Les traits de caractère
et l’attitude des personnages ne peuvent passer inaperçus par
rapport à la propagation du mal. Jean, par exemple, qui est
infatué, violent, finit par célébrer la force, ce qui nous fait
entrevoir sa disposition à se métamorphoser en rhinocéros. Le
logicien se perd dans des raisonnements stupides ou aberrants,

206
Étude littéraire: Rhinocéros
mais il s’avère dangereux puisqu’il possède une arme – la
logique – à l’aide de laquelle il défend ou annihile n’importe quoi.
Il y a encore un indice inquiétant de l’épidémie qui se
déclenchera bientôt: les bruits précipités des sabots d’un
rhinocéros se font entendre chaque fois que Jean se déchaîne
contre Bérenger.
L’acte II représente un autre « terrain » de l’épidémie: le bureau
où travaille Bérenger. L’attitude de ses collègues suggère une
prédisposition au mal et à sa contagion.
Botard, l’instituteur retraité, est violent comme Jean. Ses
principes ne font que masquer sa jalousie de raté: il envie son
chef, il déteste les journalistes, méprise les universitaires… . Il
ne tolère rien, étant toujours contre: « Les journalistes sont tous
des menteurs (…) »; « Les Méridionaux ont trop d’imagination »;
« Ce qui manque aux universitaires, ce sont les idées claires,
l’esprit d’observation, le sens pratique »; etc.
Dudard, licencié en droit et employé d’avenir, est lui aussi
dangereux parce qu’il se place à l’autre extrême: il tolère tout, il
est toujours pour, ce qui veut dire qu’il est toujours prêt à
comprendre n’importe quoi; son penchant au conformisme n’est
pas lui non plus négligeable.
M. Papillon, le chef de service, symbolise l’inconsistance même,
suggérée par son nom. Sa transformation ultérieure est anticipée
par une remarque de la secrétaire, repoussant sa main: « Ne
mettez pas sur ma figure votre main rugueuse, espèce de
pachyderme ! »
Quant à M. Bœuf, il passe déjà à l’acte en donnant forme à sa
prédisposition au mal. Avec sa métamorphose, s’impose, sur le
mode burlesque, l’évidence rhinocérique.
Ensuite, le burlesque laisse la place au fantastique. La
métamorphose de Jean s’harmonise avec celle des voisins et du
concierge, ainsi qu’avec les barrissements entendus et les
silhouettes entrevues dans la rue. Remarquons aussi la
signification politique acquise par ce mal séducteur dès que
Jean définit la morale rhinocérique; le retour à la nature, la loi de
la jungle, l’idée de l’intégrité primordiale nous évoquent des
slogans propres aux dictatures.
L’acte III se focalise sur Bérenger, qui se sent de plus en plus
menacé. Le mouvement dramatique se renforce par les
métamorphoses anonymes accompagnant celle des
personnages connus (Papillon, Botard, le logicien, Dudard,
Daisy). L’idylle de Bérenger et Daisy représente une sorte de
parenthèse. Le mal progresse pourtant en sourdine, ce qui rend
la fin encore plus violente. Le monde s’effondre autour de
Bérenger et, au milieu de l’ « Apocalypse », il reste le seul
représentant de l’humanité.
Ses dernières paroles ne constituent pas un dénouement de la
pièce, Bérenger étant condamné, « dans le temps figé du
chaos », « à défendre et à renier sans fin son humanité. »
(Claude Abastado)

207
Étude littéraire: Rhinocéros

14.3 Les personnages et la progression dramatique


Outre les effets du dialogue et du jeu scénique, la peinture des
personnages est un élément essentiel pour la progression
dramatique. Nous y rencontrons tout d’abord des types sociaux
(commerçants, employés de bureau, etc.), chacun permettant
ensuite une description nuancée: parmi les commerçants, nous
distinguons l’épicier, le patron du café, la serveuse; dans la
catégorie des employés, se remarquent le chef de service, le
licencié en droit intelligent, l’instituteur en retraite qui reprend un
emploi, la dactylo…
Cette diversité des personnages favorise une étude des causes
du mal. Bérenger se demande comment on peut devenir
rhinocéros, et chaque personnage représente une réponse à sa
question. Ainsi, on devient rhinocéros parce qu’on est vaniteux
et violent, parce qu’on veut « marcher avec son temps », ou
qu’on est un raté ou on a une attitude suiviste; on le devient à
force de vouloir justifier le mal, par séduction aussi, ou par
« esthétisme ».
A la différence des personnages figés en types, Bérenger
change selon le mouvement dramatique. Cet ivrogne
sympathique à l’esprit brumeux, indifférent à la vie, prend
progressivement de la consistance et, à la fin, il fait figure de
héros. La métamorphose tout d’abord de son ami, mais aussi
des autres le bouleverse, et il passe ainsi de l’indolence à la
solidarité: « Je me sens solidaire de tout ce qui arrive. Je prends
part, je ne peux pas rester indifférent »; « (…) quand vous êtes
pris vous-même dans l’événement, quand vous êtes mis tout à
coup devant la réalité brutale des faits, on ne peut pas ne pas se
sentir concerné directement, on est trop violemment surpris pour
garder tout son sang-froid. » Bérenger se sent aussi coupable
puisqu’il ne peut rien faire pour couper le mal à la racine, sauver
son ami Jean ou Daisy, cette pauvre « enfant abandonnée dans
cet univers de monstres ! » Bérenger se sent encore coupable
puisqu’il ne peut changer, lui, devenir, comme eux, rhinocéros,
se perdre dans la masse des imitateurs. Sous le choc de la
solitude, c’est lui qu’il voit maintenant comme anormal, comme
monstrueux.
Enfin, le désir de mimétisme sera vaincu par le courage qui
nourrit sa rébellion et le fait assumer l’humanité à valeur
identitaire: « Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au
bout ! Je ne capitule pas ! »

208
Étude littéraire: Rhinocéros


Test d’autoévaluation
Pour mettre en pratique les connaissances acquises jusqu’ici sur
la pièce Rhinocéros de Ionesco (structuration, personnages,
progression dramatique), il vous est utile de répondre aux
questions ci-dessous. Pour vérifier vos réponses, consultez la
rubrique Clés du test d’autoévaluation.

1) Citez au moins deux personnages significatifs de la pièce.

2) Identifiez trois raisons pour lesquelles les personnages se


métamorphosent en rhinocéros.

3) Pourquoi le logicien de la pièce s’avère-t-il dangereux ?

4) Quel personnage est toujours contre ? Et toujours pour ?

5) En quoi consiste le changement de Bérenger ?

14.4 Le rôle du langage


Si la peste est propagée par les rats (Camus, La Peste), le virus
de la rhinocérite est transmis par le langage. A part quelques
images poétiques de la scène d’idylle, dont les protagonistes sont
Bérenger et Daisy, le langage prend dans cette pièce une forme
dégradée. Les conversations abondent en platitudes: « Mon chat
était si propre; il faisait dans la sciure (…) »; « C’est pas comme
les jeunes d’aujourd’hui (…) »; etc.
Ceux qui prétendent penser, n’émettent que des banalités. Les
principes ou les recommandations de Jean se réduisent à des
lieux communs: « Plus on boit, plus on a soif, dit la science
populaire… »; « De la volonté, que diable !... »; « Au lieu de
dépenser tout votre argent disponible en spiritueux (…)»; etc.
Les propos de Botard entrent dans la même catégorie des
inepties: « Les journalistes sont tous des menteurs (…) », « Les
universitaires sont des esprits abstraits qui ne connaissent rien à
la vie. »
Et de l’ineptie, on glisse aisément au non sens: « Ce n’est pas
parce que je méprise les religions qu’on peut dire que je ne les
estime pas » (Botard); « Il y a des choses qui viennent à l’esprit
même de ceux qui n’en ont pas» (Jean); « Le vieux monsieur (…):
Donc, logiquement, mon chien serait un chat. Le logicien (…):
209
Étude littéraire: Rhinocéros
Logiquement, oui. Mais le contraire est aussi vrai »; « Il y a des
maladies qui sont saines » (Dudard); etc.
L’absurdité est aussi déclenchée par l’ambivalence sémantique:
« Jean: Vous rêvez debout ! Bérenger: Je suis assis. Jean: Assis
ou debout, c’est la même chose. Jean: Il y a tout de même une
différence. Jean: Il ne s’agit pas de cela. Bérenger: C’est vous qui
venez de dire que c’est la même chose, d’être assis ou debout…
Jean: Vous avez mal compris. Assis ou debout, c’est la même
chose, quand on rêve !... »
Le langage est dangereux non pas tant puisqu’il se dégrade, mais
puisqu’il fonctionne trop bien. Pour Ionesco, la logique est un jeu
de mots qui annihile la vraie pensée; étant en dehors de la vie,
elle est capable de l’étouffer, comme le prouve les raisonnements
du Logicien suscités par sa discussion avec le Vieux Monsieur. La
scène où se croisent les deux conversations – celle de Jean et de
Bérenger, celle du logicien et du vieux Monsieur -, au-delà de son
comique, fait voir que la vie, avec ses douceurs et ses cruautés,
ses contradictions ou ses ambivalences, n’a pas de rapport avec
le mécanisme d’un raisonnement. Bérenger se plaint à Jean: « La
solitude me pèse. La société aussi. » Et Jean lui réplique: « Vous
vous contredisez. Est-ce la solitude qui pèse, ou est-ce la
multitude ? Vous vous prenez pour un penseur et vous n’avez
aucune logique. »
Bérenger raisonne mal, il le reconnaît, mais il sent juste, et c’est
en vertu de ce qu’il sent qu’il refuse, par exemple, la tolérance
infinie de Dudard face à la rhinocérite. De même, lorsque Dudard,
dans l’acte III, à la question de Bérenger, « Et les rhinocéros, c’est
de la pratique, ou de la théorie ? », soutient: « L’un et l’autre »,
puis, « L’un et l’autre ou l’un ou l’autre. C’est à débattre ! »,
Bérenger répond: « Alors là, je…refuse de penser ! »

14.5 Thèmes et significations

Autour du thème principal de la métamorphose (cf. 14.2), la


pièce développe d’autres thèmes, parmi lesquels le mal d’être.
Bérenger confesse à Jean sa difficulté d’être, sa peur, sa fatigue
morale. Pour se remonter, il fait appel à l’alcool: « Je n’aime pas
tellement l’alcool. Et pourtant si je ne bois pas, ça ne va pas.
C’est comme si j’avais peur, alors je bois pour ne plus avoir peur
(…). Je me sens mal à l’aise dans l’existence, parmi les gens,
Thèmes alors je prends un verre. Cela (…) me détend, j’oublie. (…) J’ai
du mal à porter le poids de mon propre corps… (…) Je ne me
suis pas habitué à moi-même. Je ne sais pas si je suis moi.
(…) » Et sa conclusion: « C’est une chose anormale de vivre. »
Dans la pièce, nous rencontrons aussi le thème de l’amour,
illustré par les rapports de Bérenger avec Daisy, ainsi que le
thème de l’amitié - représentée par les relations de Bérenger

210
Étude littéraire: Rhinocéros
avec Jean. Mais ces variations sur l’amour et l’amitié sont
pessimistes: l’amour est impuissant et passe vite, l’amitié s’avère
souvent être un mensonge, parce que Jean fréquente Bérenger
seulement pour se réjouir de sa propre supériorité.
Même si ces deux thèmes, l’amour et l’amitié, sont secondaires,
ils ne sont pas isolés, mais appuient le thème central - la
métamorphose: l’échec de la vie, de l’amour et de l’amitié
préparent le terrain de la rhinocérite.

Signification historique. La pièce nous fait penser en premier


lieu à la montée du nazisme au milieu d’une Europe indifférente
ou complice. « Le propos de la pièce a bien été de décrire le
processus de nazification d’un pays », avoue Eugène Ionesco.
L’idéologie nazie a trouvé un appui populaire,l es foules étant
séduites par des promesses mensongères et des discours
enflammés, qui dégageaient beaucoup d’énergie. Daisy dévoile
la fascination qu’exerce sur elle « l’ardeur, l’énergie
extraordinaire » des rhinocéros; sa comparaison des
barrissements avec des chants – « leurs chants ont du charme,
un peu âpre, mais un charme certain » - nous rappelle les chants
et les défilés nazis.
Parallèlement, les aphorismes de Jean sur la morale naturelle et
Significations l’homme supérieur « résonnent comme un bruit de bottes; ils
évoquent irrésistiblement un ‘Ordre Nouveau’ (…). » (Claude
Abastado) N’oublions pas Bérenger, qui, au début, avait peur de
la rhinocérite; ensuite, il est prêt à céder à la tentation, ce qui
suggère la force de contagion d’une idéologie, l’influence de la
masse sur l’individu et la difficulté de ce dernier à être lui-même,
à penser de manière indépendante. Bérenger essaie, à
l’exemple des autres qui l’entourent, d’imiter le barrissement des
rhinocéros, et se reproche l’insuccès: « Non, non, ce n’est pas
ça, que c’est faible, comme cela manque de vigueur ! Je n’arrive
pas à barrir. Je hurle seulement. » Il s’abandonne au désespoir
ne pouvant pas changer, même s’il le souhaite: « Je voudrais
bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. » Il va jusqu’à
s’écrier: « Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! »
Signification transhistorique. Le virus de la rhinocérite évoque
non seulement le nazisme, mais aussi les régimes totalitaires,
dictatoriaux, ou toute sorte de fanatisme, dont les idéologies
déclenchent une véritable hystérie collective. Les personnages,
présentant des traits qui prédisposent à la contagion (égoïsme,
vanité, hypocrisie, goût de la violence et de la domination,
fausse logique, lâcheté, naïveté, attitude suiviste,
ressentiments…), finissent par approuver le mal. « La
rhinocérite, insiste C. Abastado, c’est le fanatisme dont des
peuples entiers deviennent périodiquement la proie. »

211
Étude littéraire: Rhinocéros

Affiche d’une représentation de la pièce

En savoir plus
Individu et société
Étant inséré dans une société, l’individu est impliqué dans une actualité, et affronte
les problèmes de la vie sociale. Bérenger défend un monde social qui respecte les
droits de l’homme, qui valorise la civilisation, la liberté, l’amitié et l’amour. Mais son
plaidoyer en faveur de l’humanisme ne convainc pas: il donne souvent l’impression de
répéter des idées reçues, s’embrouille dans son argumentation, confond les
doctrines, de sorte qu’il est accusé de s’accrocher au passé, de refuser donc le
progrès, de nier l’aventure humaine.
La dénonciation de l’historicité ne signifie pourtant pas, chez Ionesco, le refus de
toute histoire. En outre, l’écrivain ne veut pas opposer une idéologie à une autre: « Si
j’opposais une idéologie toute faite à d’autres idéologies toutes faites, qui encombrent
les cervelles, je ne ferais qu’opposer un système de slogans rhinocériques à un autre
système de slogans rhinocériques. » (Arts, janvier 1961)

Signification existentielle. Au-delà du conflit entre le


totalitarisme et l’individualisme, la pièce acquiert une signification
existentielle, qui se concrétise dans la manière de s’éprouver et
d’éprouver le monde. « La foule est monstrueuse. C’est ce que
j’ai essayé de dire dans Rhinocéros, déclare Ionesco. Bérenger
refuse d’être comme les autres, il refuse d’entrer dans la mode,
dans l’idéologie dominante, dans la foule, dans le monde du ‘on’.
Il a peur de perdre son âme ou sa personnalité. »
Bérenger refuse la situation en vertu de son intuition. « Je sens,
moi, que vous êtes dans votre tort », dit-il à Dudard.

212
Étude littéraire: Rhinocéros
Son désir ultérieur de changer est toujours irrationnel: il vit la
tension, humaine et insoluble, entre l’instinct grégaire et l’instinct
de liberté, d’indépendance. « La solitude me pèse. La société
aussi », avoue-t-il. Étant inscrits dans son humanité, le
mimétisme (la tendance moutonnière) et le besoin de se
singulariser le partagent constamment, au point que la pièce ne
peut avoir de dénouement.

Clés du test d’autoévaluation

1) Bérenger; Jean.

2) On devient rhinocéros parce qu’on est vaniteux et violent,


parce qu’on est suiviste et on veut « marcher avec son
temps », ou par « esthétisme ».

3) Le logicien s’avère dangereux parce que son arme, la


logique, peut défendre ou annihiler n’importe quoi.

4) Botard; Dudard.

5) Bérenger passe de l’indolence à la solidarité et du désir de


mimétisme à la rébellion suivie de la prise en charge de
l’humanité à valeur identitaire.

Test de contrôle 14

Effectuez ce test pour valider vos acquis liés aux différentes perspectives d’analyse
et d’interprétation de la pièce Rhinocéros de Ionesco. Faites parvenir ce test à votre
tuteur. A cet effet, ne manquez pas d’inscrire votre nom, votre prénom et vos
coordonnées sur la copie. Vous êtes censé recevoir le test avec le corrigé et le
commentaire du tuteur.

Bon courage !

1) Présentez les personnages de la pièce pour mettre en évidence les traits qui les
prédisposent à se transformer en rhinocéros. N’oubliez pas le rôle du langage
dans la révélation de leur mentalité et de leur penchant au mal.

(14 lignes, trois points)

2) Étudiez, dans Rhinocéros, le mélange du registre pathétique et de la tonalité


humoristique.

(10 lignes, deux points)

213
Étude littéraire: Rhinocéros

3) A la fin de la pièce, le monologue de Bérenger révèle son conflit intime: une partie
de lui-même désire être rhinocéros, une autre veut rester un homme. Faites le
commentaire de ce point de vue.

(8 lignes, deux points)

4) Développez les trois significations essentielles de la pièce: historique,


transhistorique et existentielle.

(12 lignes, trois points)

Références bibliographiques
Abastado (Claude), Eugène Ionesco, Bordas, Paris-Montréal, 1971
Castex (P.-G.), Surer (P.), Manuel des études littéraires françaises. XXe siècle,
Hachette, 1967
Lagarde (André), Michard (Laurent), XXe siècle. Les grands auteurs français,
Bordas, Paris, 1988

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BIBLIOGRAPHIE

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27. ∗∗∗ Nouveau Roman: hier, aujourd’hui, Union Générale d’Éditions, Paris,
1972, t. 1, 2

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