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La poétique d’un langage psychotique

khatibien : l’errance en soi

par
Abdellah KAAOUAS
Université Sidi Mohamed Ben Abdellah - Fès
Laboratoire de Langues, Cultures,
Dictionnairique et Corporas (LaCUDIC)

Pèlerinage d’un artiste amoureux1 est l’intitulé du roman


que nous allons traiter par le truchement de deux approches
parallèles : une approche poétique qui scrutera le langage dans
ses répétitions obnubilantes, dans ses variétés linguistiques du
non-dit et une approche psychopathologique ayant pour objectif
l’étude et l’explication des éléments psychotique qui détermine
l’errance en soi. Cette démarche permettra d’analyser
judicieusement texte et schizophrénie qui développent des dires
parallèles offrants plusieurs pistes d’investigation à travers des
questions et des hypothèses. Nous nous pencherons sur l’examen
des aléas du discours du sujet dans le but de mettre en exergue
une nouvelle interprétation à son errance.
L’écriture de Khatibi est régie par la question de l’exil
(exil au monde, à soi-même, au langage). C’est une forme
d’errance qui emporte le sujet dans une mélancolie et rend son
discours psychologique, révélant des transformations de la réalité,
ce que Paul Schreber appelle « le meurtre de l’âme ». Raïssi
s’interroge : « Je ne savais au juste pourquoi je m'étais exilé. »2.
Cette remise en question ne relève pas d’une déduction face à une
errance réalisée, mais vise plutôt à montrer le malaise du

1
A. Khatibi, Pèlerinage d’un artiste amoureux, Tarik éditions. Ed du
Rocher, 2003, Maroc.
2
A. Khatibi,op.cit., 2003, p.245.

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protagoniste face à l’impossibilité de reprendre son chemin ou un
son voyage.
Depuis son enfance, Khatibi a été toujours attiré par la
combinaison écriture/errance, les considère comme deux amants
inséparables, ayant une représentation indéfinie. L’errance, dans
le texte khatibien, est harmonieuse, nous emporte dans un
système poétique hors pairs. Khatibi est fidèle à son principe de
déplacement qui engendre la notion de la « différance » d’où
découlent plusieurs formes pluri-significatives qui oscillent entre
l’arabe et le français, entre le « Moi » et « l’Autre » formant toute
une « topologie errante, schize, rêve androgyne, perte de
l’identité - au seuil de la folie.»1
L’être itinérant de Khatibi sillonne les villes de pays en
pays, errant dans son passé et dans ses souvenirs à la recherche de
son identité :
« Réincarné, ne fût-ce qu’un instant, dans l’orbite de
mon être itinérant. Quel mystère de transmutation, qui
me rapproche prodigieusement d’autrui ! En un clin
d’œil, je suis un Suédois à Stockholm, un Japonais à
Nara, un Français dans une rue très silencieuse du
vieux Paris. Est-ce un trouble initial d’identité ? Sans
doute, mais ce trouble doit être l’effet d’un souvenir, le
degré idéal de la rencontre avec le passé. 2»

Le roman Pèlerinage d'un artiste amoureux est un récit de l’errance


dicté par l’Ange qui a réincarné le personnage Raïssi conjugue une
quête spirituelle et l’avènement à soi-même. Ce personnage de
l’avant-dernier récit Khatibi en apparaît dans La Mémoire Tatouée :
« {…} à la fin du siècle, fut pris d’une folie d’évasion.
On ignora les motifs. Demande-t-on à un serpent la
raison de sa mue ? Il abandonna sa famille, arriva à La
Mecque, par des moyens compliqués, marche à pied, dos de

1
A. Khatibi, La Mémoire Tatouée, Paris, Denoël, 1971, p. 203.
2
A. Khatibi, Romans et récits I, Éditions de La Différence, Paris, 2008,
p. 119.

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chameau et un bateau qui échoua. Il fut sauvé, sans doute,
par l’astuce inexorable de l’anecdote. Après un séjour d’un
ou deux ans à La Mecque, on le retrouva ensuite dans sa
famille à Fès. Puis, pour des raisons encore mystérieuses,
reprit son aventure à travers le Maroc, ciselant le stuc et le
marbre. La fin du récit l’installe à la campagne, le fait
mourir tranquillement, comblé, d’enfants.»1
L’errance est très présente d’une manière implicite dans
le récit khatibien, parfois, dépasse les bornes des aspects
textuelles comme le consigne le passage suivant :
« Vint l'adolescence avec sa floraison de déclics.
S'en aller dans la fascination, épars dans l’univers :
tout voir et connaître, disparaître d'avance dans la
notion de son voyage. J'aurai été loin dans
d'étranges pays et j’aurai tout aimé dans cette
partition en errance. Et alors ? »2
Khatibi est un voyageur incontournable. Un vagabond
qui découvre l’Autre à travers les signes et les lieux, franchissant
les horizons afin d’enrichir son écriture et sa conception du
monde. Il entremêle deux cultures, son écriture, et son corps. Son
récit est otage du mouvement. Il flâne à New Delhi, à Berlin3et
écrit son vagabondage en ces termes :

« Voyage ou danse ? Mon errance chez tous ces


peuples, dont je reprendrai un jour les interférences, face-à-
face, interminable fascination dont je dénonce les signes, et
quelle fable racontera mon mouvement ? Furtif échange,
une fantaisie, une équation de visions qui me font flotter, à
la croisée des différences, vers ma propre divination. »4

Chaque ville, visitée par Khatibi, démontre une partie de


ses écrits, sinon, de sa vie. De ce fait, son autobiographie est une
errance intellectuelle, se basant sur les voyages de sorte à créer
1
A. Khatibi, op.cit.,1971, p. 42.
2
Ibid.,p. 149.
3
Ibid., p. 169.
4
Ibid., p. 170.

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un réseau entre les différentes cultures. Toutefois, l’errance
dépasse les limites du signe et nous emporte dans un monde
interne où nous assistons à une errance en soi.La différence est
flagrante puisque notre sujet d’investigation n’est qu’un héros du
roman auquel l’auteur n’attribue pas une psychose.
Il s’avère nécessaire de mentionner, d’abord, que la
structure de l’œuvre et sa polyphonie sont le motif qui nous a attiré
le plus vers l’étude d’un discours schizophrène. Ce récit qui
commence sur une intrigue à suspens, retrace le parcours intérieur
du protagoniste, qui conjugue une quête spirituelle et l’avènement à
soi-même. L’auteur / narrateur se base sur une narration objective,
focalisée sur un « il » impersonnel dépossédant l’auteur de son
histoire, devenant maîtresse de son discours et plaçant le personnage
principal au centre du récit (porte en lui maints personnages
auxquels le lecteur pourrait s’identifier).
Cependant, le pronom personnel « je » se présente comme
l’instance directrice de l’énoncé. Cet objet du discours prend moult
visages (en perpétuelle changement), devient le sujet central au fil des
pages et finit par l’instauration de sa propre subjectivité. Cette volte-
face narratologique, ne semble-t-il pas se faire au détour d’une phrase
ou d’une parole fabuleuse surgissant du fond d’une pensée en
errance ? Cette stratégie d’écriture enferme le narrateur dans
l’incertitude, suscite la curiosité du lecteur qui aspire à mieux
connaître le personnage central. Le passage du « il » au « je » se passe
implicitement sans pouvoir le détecter au fil de la narration et suivant
le vertige du dédoublement, brusquement, surgit la
schizophrénie marginalisée :
« Depuis ce jour, lit-on à la page 130, (signalons
que le récit en compte 260), il dormait mail,
travaillait avec difficulté, se nourrissait à peine.
Journées entre cou- -pées de crises d’asthme. Il
s’acharnait à se détruire, à pourrir sur place »1.

1
En psychanalyse, ses angoisses témoignent de l’impossibilité où se
trouve le sujet à relier les affects qui le débordent et d’un état de non-
unification, ou de morcellement, du Moi. Le sujet est ainsi incapable
d’intégrer ses expériences émotionnelles. Laplanche J., Pontalis J.-B.,
Vocabulaire de la psychanalyse, Paris P.U.F, 1967.

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Le cercle merveilleux l’a-t-il séquestré, en souvenir de
Rachid Madroub ? Non, si l’on croit la réincarnation de Raïssi,
lorsqu’il décida d’aller travailler et de s’installer à Marrakech ;
réincarnation en narrateur qui, désormais, racontera sa propre
histoire : « Je partis à cheval avec la caravane. Depuis mon
pèlerinage, j’avais l’impression que le monde est extensible
comme le rythme de ma vie ».1

Le parcours du protagoniste est, par conséquent,


extrêmement mobile. Ce dernier traverse le désert, villes et
villages de la Méditerranée du sud, fait des escales, repart, revient
chez lui pour repartir encore. Son parcours traduit l’errance. Est-il
logique de rendre réel une renaissance qui serait le résultat d’une
quête mystérieuse enclenchée par le personnage ? De penser que
la figure du divin a rendu possible la reviviscence ? La réponse
est évidemment, non puisque le pèlerinage de Raïssi lui a été
dicté par une voix intérieure de l’ange raissien ; un homme
devenu fou pour avoir été amoureux d’une femme aux pouvoirs
surnaturels, volatilisée le matin de leur noces parce qu’il a osé
prononcer son prénom interdit. Par ailleurs, son métier de
stucateur lui a permis d’avoir des économies pour faire le
pèlerinage. Il a découvert l’argent dans le pan d’un mur qui
s’effondrait. A sa grande surprise, il trouve une lettre envoyée par
un ancêtre baptisé Madroub et dans laquelle ce mort trace les
bribes de sa vie et lui confie un message qui doit être remis au
prophète. Raïssi entreprend l’errance dans le but d’exécuter un
ordre, accomplir une mission ou résoudre une énigme. Il
comprend, à la lecture de deux étranges lettres cachées dans un
mur, qu'il doit résoudre l’énigme qui lui a été posée :

« Au nom d’Allah, le Bienfaiteur miséricordieux.


C’est un mort qui va te parler, je m’appelle Rachid ...
(nom illisible). Celui qui déchiffrera ces lettres
découvrira un secret. C’est à un inconnu que j’adresse
ce message, en le priant de respecter mon vœu. Je prie
Dieu de t’aider à le réaliser. Peut-être trouveras-tu ces

1
A. Khatibi, op.cit., Pèlerinage d’un artiste amoureux, p. 130.

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lettres plusieurs siècles après ma disparition, mon vœu
reste invariable. Le voici.
Cette lettre est accompagnée d'une autre adressée
au Prophète Mohammed. Elle est posée près de la tête
de la femme qui est là, là où tu as mis la main. Cette
femme est emmurée [ ... ] Voilà, mon ami, mon histoire.
Quand tu liras cette lettre, tu ne me trouveras nulle
part. J’ai formé mon vœu, un seul vœu : je te supplie
d’aller au pèlerinage à La Mecque, avec cette lettre
adressée à notre prophète Mohammed. On me traite de
fou, on me jettera à la mer, je suis incapable de réaliser
mon propre vœu. Tu trouveras de l’or à côté des lettres.
Fais-en un bon usage pour la paix de mon âme. »1

La folie de cet ancêtre était-elle déjà inscrite dans son


patronyme ? Madroub, littéralement « frappé par les génies », lui
explique plus tard le gardien du « maristane, l’asile des fous »,
devant lequel s’est arrêté, fasciné, intrigué mais en colère. La
même attitude est présente dans l’œuvre de Foucault face à
l’enterrement des fous2 :
« Une prison innommée ? Une maison habituée par
les génies ? Un lieu d’esclave déguisé ? Le port de ces
chaînes et de ces colliers de fer au cou dérangea
Raïssi, dès son premier regard sur les fous »3.
« Je te salue, finit-il par dire au gardien de l’asile,
l’enfer vois-tu c’est d’être mort sans l’être. Où est le

1
Ibid., p. 16-2.
2
Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, éd. Plon, 1961. Rééd.
Gallimard. Coll. Tel.
L’expérience classique fait de la folie un personnage concret et social
susceptible d’être condamné par notre éthique ; le déviant doit être isolé
du monde de la raison éthique et enfermé dans les forteresses de l’ordre
moral. Objectivée au XIXème siècle comme maladie mentale. Elle est
séparée de nous mais « en même temps, nous sommes désormais
contraints de voir en elle la clé de notre vérité « naturelle » puisque c’est
par elle que nous accédons à notre statut d’objet vrai ».
3
A. Khatibi, op.cit., Pèlerinage d’un artiste amoureux,, p.15

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corps ? L’esprit ? L’âme ? Qui es-tu, toi, gardien des
fous ? Es-tu mort, es-tu vivant, dis-moi »1.
Toutes ces interrogations, causent-elle une fissure profonde
entre Raïssi et la réalité ? L’autre ne serait plus considéré que
comme apparence, donc, l’identité scintille. N’est-ce pas les
marques d’une errance en soi consignant les symptômes d’une
personnalité schizophrène ? Or, il faut trouver d’autres arguments
pour faire une conclusion pareille. La schize, le fractionnement, la
fissure, la perte de l’esprit conduisent à des troubles de la pensée, du
cours de la pensée, de la perception et des affects2.
Freud, qui n’a pas privilégié le concept de la
schizophrénie dans ces études, décrit en elle un certain
émoussement produit par « la perte de relation avec le monde
extérieur »3, autrement dit, elle est due à un affrontement
psychologique entre le Moi et l’autre (le monde extérieur). Cette
crise psychique serait gérée en deux temps, comme le consigne
lui-même dans La perte de la réalité dans la névrose et
psychose ; le premier éloigne le Moi de la réalité qui s’avère
inadmissible. Dans le deuxième, le Moi désire reconstruire une
réalité déconstruit au fond de lui, un environnement qui
répondrait mieux aux attentes d’une réalité interne dans le but
d’échapper à cette opposition intérieure 4:
« Quel était le secret de cette mélancolie ? S’interroge
l’auteur/narrateur. Souvent, tout se passait sans sa
volonté. Comme s’il était atteint de somnambulisme.
C’était un écorché vif -avec une violence rentrée-. Déjà
enfant, on l’appelait le Pensif »5.

1
Ibid., p. 21.
2
Les caractéristiques de la pensée schizoïde : l’indifférence aux
relations sociales (solitude, repli sur soi, indifférence à l’avis des autres.
La limitation de l’affectivité (froideur, absence d’expression…). La
richesse de la vie imaginaire (rêverie, méditations, pensée abstraite,
croyances bizarres…).
3
Freud S., Névrose, psychose et perversion, « Névrose et psychose » et
« La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose », PUF,
1981.
4
Freud S., op.cit., p.p. 299-303.
5
A. Khatibi, op.cit., Pèlerinage d’un artiste amoureux,, p. 39.

223
Nous n’avons pas suffisamment d’informations
concernant son enfance. La réalité serait amère, disons avare
quant aux moments de la joie, et ce, afin de scléroser la rupture
qui finira par s’installer, absolument, le jour où la maîtresse de
Raïssi mettra au monde l’enfant de l’adultère :
« Raïssi était orphelin de la naissance de son fils.
Il allait divaguer obligé ni de choisir un nom
pour son fils, ni de célébrer la fête dans le cercle
obscur de cette famille »1.
« Il allait divaguer » ; le délire et l’hallucination seront la
source de rafraichissement de cet esprit en état de fadeur et de
flânerie. Une réalité de transfert pour un sujet incapable de se
réconcilier avec le monde extérieur. N’est-ce pas les instances d’une
errance en soi ? L’Ange lui apparut dans toute sa fascination et lui
criera plus encore : «-Sauvez le langage, sauvez-le »2.
Impuissant de suivre le courant de la vie quotidienne et de
s’adapter à ses impulsions, comme c’est le cas dans la pathologie
schizophrène, l’homme croit à une évidence absolue : porteur d’une
mission sacrée. Même si celle-ci provient de la parole d’un fou qui
l’amène à partir en pèlerinage. En revanche, « elle m’ouvre des
horizons, soutient-il, elle m’offre un pèlerinage, un voyage à
l’étranger, à l’orient. Je guérirai peut-être »3.
Le pèlerin était guidé ou assisté, jusqu’à la fin, par
l’Ange qui lui rappelle les règles et les lois à respecter (à Malte,
en Alexandrie ou à la Mecque), mais lui permettra, également de
survivre à la tempête dévastatrice, emporte tout ce que les
pèlerins transportaient de leur vie passée et en enterre la plupart
dans le fond marin. Il verra l’Ange apparaître devant lui, lui
souffler la parole salutaire : « L’Ange de la haute voltige cria à la
face de Raïssi –et à lui seul : -Ne te perds pas. Retiens ton
souffle »4.

1
A. Khatibi, op.cit., Pèlerinage d’un artiste amoureux, p. 27.
2
Ibid, p.71.
3
Ibid, p. 27.
4
Ibid, p. 101

224
Le sujet ressent qu’il a un pouvoir incontournable, une
puissance inédite, et un sentiment exagéré de sa grandeur à
travers ses actes dictés. Ceci, crée une cassure entre, d’une part,
le Moi-sujet se conformant qu’avec ce qui est plaisant et d’autre
part, le monde extérieur considéré déplaisant puisqu’il est la
source de sa frustration, de son désarroi provenant du
traumatisme. Dans ce cas, le Moi n’aboutit pas à son rôle de
discrimination entre réalité interne et réalité externe, entre
subjectivité et objectivité :

« Ce fut le premier mirage nocturne de Raïssi. Il


vit l’image de la sicilienne apparaître et disparaître
derrière une dune. Aucun écho de voix aucune forme
charnelle hallucinante, rien qu’un destin, une
empreinte, une silhouette tracée par la nuit, puis
avalée par la rêverie »1.
Renonçant au monde réel, Raïssi vit dans un monde tissé
d’images, d’hallucinations, de délires verbaux mêlés derepli
catégorique. Il se sent étrange dans un état proche de l’autisme
mettant en exergue une caractéristique de la schizophrénie
catatonique : « un état d’immobilité et de silence presque total ».
Les mots du texte confirment cette déduction :
« Raïssi résistait. Il résistait au vent, à la mer,
au chaos ; il résistait à la maladie catatonique de
celui qui ne peut bouger ni parler, ni ramper pour
construire sa tombe au-dessous de l’eau. Il faisait
face à la plus grande des solitudes. Je me dois de
sauver cette vie étrange, en parlant de lui-même -au
cœur du chaos. Soliloque silencieux interminable »2.
Le pèlerin est comblé de missions sacrées, soufflés à lui
seul par le biais de l’ange mystique. Il doit accomplir, dans
l’hallucination, le pèlerinage d’un fou, de sauver le langage et
enfin de sauver les hommes. Il est influencé par son délire. Selon
la formulation de la psychopathologie : « les pensées, les

1
Ibid, p. 87.
2
Ibid, p. 67.

225
sensations, les actes ou les actions sont imposées par une force ou
une volonté extérieure qui influence le patient » :

« Il essaya de chavirer avec le bateau, de mourir


dans le ventre de la mer, uni à sa seule pensée
d’ensevelissement (…) Raïssi était assis à côté de sa
vie dans un bateau brisé à la dérive »1.
Soulignons, d’abord, que la mer est un actant majeur qui
détermine le mouvement du personnage et, au-delà, du récit.
Ensuite, l’expression « mourir dans le ventre de la mer, assis à
côté de sa vie » reflète un écart entre soi et sa propre vie, ce que
les psychopathologues définis comme une instabilité du « Moi-
peau »2. Les limites entre le dedans et le dehors, sont éliminées ;
le corps et les matières sont entremêlés rendant flou les
dimensions d’une identité propre. Le ventre de lamerest un
homophone qui représente le point de détermination orale. Un
niveau dont l’enfant est en relation étroite et constante avec les
objets et n’a pas encore le pouvoir de consentir l’insatisfaction à
l’égard de l’objet aimé. Ce phénomène est vu par les successeurs
de Freud comme étant « une opération de sauvetage destinée à
maintenir en vie un Moi bloqué au tout début de sa libération de
son non-Moi représenté par une formation schizophrénique » :

« (…) pour se concentrer sur sa véritable mission


d’éclaireur : montrer la Voie aux hommes perdus.
Plus tard, peut être ferait-on de moi un sait m’y
préparer. Un saint, c’est-à-dire un mort qui guérit et
qui rassemble. Mon tombeau ? Dans une oasis
fleurie. On viendra se recueillir devant mon
tombeau, on allumera les bougies en période de fête,
et je serai moins seul parmi la communauté des
morts, des survivants et des vivants malades, frappés
de folie et de stérilité »3.

1
Ibid, p. 67-68.
2
Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985.
3
A.Khatibi, op.cit.,Pèlerinage d’un artiste amoureux, p. 91.

226
La quête, le désir de reconstruire le soi et le monde, les
déplacements, ont-ils réconcilié le sujet avec lui-même ? Il a
toujours parlé un langage incompréhensible par les autres qui ont
constamment rejeté ses propos. Comment pourrait-il sauver le
langage ? Un langage étranger même pour ses proches :
« Désormais, tu es étranger à toi-même. Tu es
séparé. De quoi ? De quelle extraordinaire
épreuve ? Mais ta quête n’est pas finie. Elle
continue. Tu es en voie de transmutation »1.
Raïssi ressemble à une arabesque, comme celle qu'il
dessine sur les murs faisant de son errance une quête aussi bien
artistique que spirituelle. Il avait tenté remodeler son histoire et
son monde, peut-être n’a pas réalisé ce qu’il voulait mais a pu au
moins purifier ce que Freud appelle « sa subjectivité », c'est-à-
dire, la possibilité, le droit de se désigner comme un « je » et non
plus comme un « il ». Enfin, avoir l’accès à son propre discours
par le truchement d’une prise en charge tardive de la narration de
sa propre histoire vécue à travers une errance en soi.
En définitive, nous pouvons dire que cette étude littéraire
a pu mettre en exergue facette authentique de l’errance
d’Abdelkébir Khatibi. Elle représente la pierre angulaire de
l’écriture et de la réflexion khatibienne. En effet, cette
exploration montre bien que le thème de l’errance chez Khatibi
est une instance touchant et à la structure du récit et à la
conception même du texte. C’est un élément incontournable dans
le déroulement de la narration que ce soit sur le plan
psychopathologique ou intersémiotique. Elle est liée étroitement
à la notion du « mouvement ». Les deux s’entremêlent et se
chevauchent dans l’environnement artistique Khatibien.

Abdellah KAAOUAS
Université Sidi Mohamed Ben Abdellah - Fès
Laboratoire de Langues, Cultures, Dictionnairique et Corporas
(LaCUDIC)

1
Ibid. p. 115.

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Références Bibliographiques

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