Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
par
Abdellah KAAOUAS
Université Sidi Mohamed Ben Abdellah - Fès
Laboratoire de Langues, Cultures,
Dictionnairique et Corporas (LaCUDIC)
1
A. Khatibi, Pèlerinage d’un artiste amoureux, Tarik éditions. Ed du
Rocher, 2003, Maroc.
2
A. Khatibi,op.cit., 2003, p.245.
217
protagoniste face à l’impossibilité de reprendre son chemin ou un
son voyage.
Depuis son enfance, Khatibi a été toujours attiré par la
combinaison écriture/errance, les considère comme deux amants
inséparables, ayant une représentation indéfinie. L’errance, dans
le texte khatibien, est harmonieuse, nous emporte dans un
système poétique hors pairs. Khatibi est fidèle à son principe de
déplacement qui engendre la notion de la « différance » d’où
découlent plusieurs formes pluri-significatives qui oscillent entre
l’arabe et le français, entre le « Moi » et « l’Autre » formant toute
une « topologie errante, schize, rêve androgyne, perte de
l’identité - au seuil de la folie.»1
L’être itinérant de Khatibi sillonne les villes de pays en
pays, errant dans son passé et dans ses souvenirs à la recherche de
son identité :
« Réincarné, ne fût-ce qu’un instant, dans l’orbite de
mon être itinérant. Quel mystère de transmutation, qui
me rapproche prodigieusement d’autrui ! En un clin
d’œil, je suis un Suédois à Stockholm, un Japonais à
Nara, un Français dans une rue très silencieuse du
vieux Paris. Est-ce un trouble initial d’identité ? Sans
doute, mais ce trouble doit être l’effet d’un souvenir, le
degré idéal de la rencontre avec le passé. 2»
1
A. Khatibi, La Mémoire Tatouée, Paris, Denoël, 1971, p. 203.
2
A. Khatibi, Romans et récits I, Éditions de La Différence, Paris, 2008,
p. 119.
218
chameau et un bateau qui échoua. Il fut sauvé, sans doute,
par l’astuce inexorable de l’anecdote. Après un séjour d’un
ou deux ans à La Mecque, on le retrouva ensuite dans sa
famille à Fès. Puis, pour des raisons encore mystérieuses,
reprit son aventure à travers le Maroc, ciselant le stuc et le
marbre. La fin du récit l’installe à la campagne, le fait
mourir tranquillement, comblé, d’enfants.»1
L’errance est très présente d’une manière implicite dans
le récit khatibien, parfois, dépasse les bornes des aspects
textuelles comme le consigne le passage suivant :
« Vint l'adolescence avec sa floraison de déclics.
S'en aller dans la fascination, épars dans l’univers :
tout voir et connaître, disparaître d'avance dans la
notion de son voyage. J'aurai été loin dans
d'étranges pays et j’aurai tout aimé dans cette
partition en errance. Et alors ? »2
Khatibi est un voyageur incontournable. Un vagabond
qui découvre l’Autre à travers les signes et les lieux, franchissant
les horizons afin d’enrichir son écriture et sa conception du
monde. Il entremêle deux cultures, son écriture, et son corps. Son
récit est otage du mouvement. Il flâne à New Delhi, à Berlin3et
écrit son vagabondage en ces termes :
219
un réseau entre les différentes cultures. Toutefois, l’errance
dépasse les limites du signe et nous emporte dans un monde
interne où nous assistons à une errance en soi.La différence est
flagrante puisque notre sujet d’investigation n’est qu’un héros du
roman auquel l’auteur n’attribue pas une psychose.
Il s’avère nécessaire de mentionner, d’abord, que la
structure de l’œuvre et sa polyphonie sont le motif qui nous a attiré
le plus vers l’étude d’un discours schizophrène. Ce récit qui
commence sur une intrigue à suspens, retrace le parcours intérieur
du protagoniste, qui conjugue une quête spirituelle et l’avènement à
soi-même. L’auteur / narrateur se base sur une narration objective,
focalisée sur un « il » impersonnel dépossédant l’auteur de son
histoire, devenant maîtresse de son discours et plaçant le personnage
principal au centre du récit (porte en lui maints personnages
auxquels le lecteur pourrait s’identifier).
Cependant, le pronom personnel « je » se présente comme
l’instance directrice de l’énoncé. Cet objet du discours prend moult
visages (en perpétuelle changement), devient le sujet central au fil des
pages et finit par l’instauration de sa propre subjectivité. Cette volte-
face narratologique, ne semble-t-il pas se faire au détour d’une phrase
ou d’une parole fabuleuse surgissant du fond d’une pensée en
errance ? Cette stratégie d’écriture enferme le narrateur dans
l’incertitude, suscite la curiosité du lecteur qui aspire à mieux
connaître le personnage central. Le passage du « il » au « je » se passe
implicitement sans pouvoir le détecter au fil de la narration et suivant
le vertige du dédoublement, brusquement, surgit la
schizophrénie marginalisée :
« Depuis ce jour, lit-on à la page 130, (signalons
que le récit en compte 260), il dormait mail,
travaillait avec difficulté, se nourrissait à peine.
Journées entre cou- -pées de crises d’asthme. Il
s’acharnait à se détruire, à pourrir sur place »1.
1
En psychanalyse, ses angoisses témoignent de l’impossibilité où se
trouve le sujet à relier les affects qui le débordent et d’un état de non-
unification, ou de morcellement, du Moi. Le sujet est ainsi incapable
d’intégrer ses expériences émotionnelles. Laplanche J., Pontalis J.-B.,
Vocabulaire de la psychanalyse, Paris P.U.F, 1967.
220
Le cercle merveilleux l’a-t-il séquestré, en souvenir de
Rachid Madroub ? Non, si l’on croit la réincarnation de Raïssi,
lorsqu’il décida d’aller travailler et de s’installer à Marrakech ;
réincarnation en narrateur qui, désormais, racontera sa propre
histoire : « Je partis à cheval avec la caravane. Depuis mon
pèlerinage, j’avais l’impression que le monde est extensible
comme le rythme de ma vie ».1
1
A. Khatibi, op.cit., Pèlerinage d’un artiste amoureux, p. 130.
221
lettres plusieurs siècles après ma disparition, mon vœu
reste invariable. Le voici.
Cette lettre est accompagnée d'une autre adressée
au Prophète Mohammed. Elle est posée près de la tête
de la femme qui est là, là où tu as mis la main. Cette
femme est emmurée [ ... ] Voilà, mon ami, mon histoire.
Quand tu liras cette lettre, tu ne me trouveras nulle
part. J’ai formé mon vœu, un seul vœu : je te supplie
d’aller au pèlerinage à La Mecque, avec cette lettre
adressée à notre prophète Mohammed. On me traite de
fou, on me jettera à la mer, je suis incapable de réaliser
mon propre vœu. Tu trouveras de l’or à côté des lettres.
Fais-en un bon usage pour la paix de mon âme. »1
1
Ibid., p. 16-2.
2
Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, éd. Plon, 1961. Rééd.
Gallimard. Coll. Tel.
L’expérience classique fait de la folie un personnage concret et social
susceptible d’être condamné par notre éthique ; le déviant doit être isolé
du monde de la raison éthique et enfermé dans les forteresses de l’ordre
moral. Objectivée au XIXème siècle comme maladie mentale. Elle est
séparée de nous mais « en même temps, nous sommes désormais
contraints de voir en elle la clé de notre vérité « naturelle » puisque c’est
par elle que nous accédons à notre statut d’objet vrai ».
3
A. Khatibi, op.cit., Pèlerinage d’un artiste amoureux,, p.15
222
corps ? L’esprit ? L’âme ? Qui es-tu, toi, gardien des
fous ? Es-tu mort, es-tu vivant, dis-moi »1.
Toutes ces interrogations, causent-elle une fissure profonde
entre Raïssi et la réalité ? L’autre ne serait plus considéré que
comme apparence, donc, l’identité scintille. N’est-ce pas les
marques d’une errance en soi consignant les symptômes d’une
personnalité schizophrène ? Or, il faut trouver d’autres arguments
pour faire une conclusion pareille. La schize, le fractionnement, la
fissure, la perte de l’esprit conduisent à des troubles de la pensée, du
cours de la pensée, de la perception et des affects2.
Freud, qui n’a pas privilégié le concept de la
schizophrénie dans ces études, décrit en elle un certain
émoussement produit par « la perte de relation avec le monde
extérieur »3, autrement dit, elle est due à un affrontement
psychologique entre le Moi et l’autre (le monde extérieur). Cette
crise psychique serait gérée en deux temps, comme le consigne
lui-même dans La perte de la réalité dans la névrose et
psychose ; le premier éloigne le Moi de la réalité qui s’avère
inadmissible. Dans le deuxième, le Moi désire reconstruire une
réalité déconstruit au fond de lui, un environnement qui
répondrait mieux aux attentes d’une réalité interne dans le but
d’échapper à cette opposition intérieure 4:
« Quel était le secret de cette mélancolie ? S’interroge
l’auteur/narrateur. Souvent, tout se passait sans sa
volonté. Comme s’il était atteint de somnambulisme.
C’était un écorché vif -avec une violence rentrée-. Déjà
enfant, on l’appelait le Pensif »5.
1
Ibid., p. 21.
2
Les caractéristiques de la pensée schizoïde : l’indifférence aux
relations sociales (solitude, repli sur soi, indifférence à l’avis des autres.
La limitation de l’affectivité (froideur, absence d’expression…). La
richesse de la vie imaginaire (rêverie, méditations, pensée abstraite,
croyances bizarres…).
3
Freud S., Névrose, psychose et perversion, « Névrose et psychose » et
« La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose », PUF,
1981.
4
Freud S., op.cit., p.p. 299-303.
5
A. Khatibi, op.cit., Pèlerinage d’un artiste amoureux,, p. 39.
223
Nous n’avons pas suffisamment d’informations
concernant son enfance. La réalité serait amère, disons avare
quant aux moments de la joie, et ce, afin de scléroser la rupture
qui finira par s’installer, absolument, le jour où la maîtresse de
Raïssi mettra au monde l’enfant de l’adultère :
« Raïssi était orphelin de la naissance de son fils.
Il allait divaguer obligé ni de choisir un nom
pour son fils, ni de célébrer la fête dans le cercle
obscur de cette famille »1.
« Il allait divaguer » ; le délire et l’hallucination seront la
source de rafraichissement de cet esprit en état de fadeur et de
flânerie. Une réalité de transfert pour un sujet incapable de se
réconcilier avec le monde extérieur. N’est-ce pas les instances d’une
errance en soi ? L’Ange lui apparut dans toute sa fascination et lui
criera plus encore : «-Sauvez le langage, sauvez-le »2.
Impuissant de suivre le courant de la vie quotidienne et de
s’adapter à ses impulsions, comme c’est le cas dans la pathologie
schizophrène, l’homme croit à une évidence absolue : porteur d’une
mission sacrée. Même si celle-ci provient de la parole d’un fou qui
l’amène à partir en pèlerinage. En revanche, « elle m’ouvre des
horizons, soutient-il, elle m’offre un pèlerinage, un voyage à
l’étranger, à l’orient. Je guérirai peut-être »3.
Le pèlerin était guidé ou assisté, jusqu’à la fin, par
l’Ange qui lui rappelle les règles et les lois à respecter (à Malte,
en Alexandrie ou à la Mecque), mais lui permettra, également de
survivre à la tempête dévastatrice, emporte tout ce que les
pèlerins transportaient de leur vie passée et en enterre la plupart
dans le fond marin. Il verra l’Ange apparaître devant lui, lui
souffler la parole salutaire : « L’Ange de la haute voltige cria à la
face de Raïssi –et à lui seul : -Ne te perds pas. Retiens ton
souffle »4.
1
A. Khatibi, op.cit., Pèlerinage d’un artiste amoureux, p. 27.
2
Ibid, p.71.
3
Ibid, p. 27.
4
Ibid, p. 101
224
Le sujet ressent qu’il a un pouvoir incontournable, une
puissance inédite, et un sentiment exagéré de sa grandeur à
travers ses actes dictés. Ceci, crée une cassure entre, d’une part,
le Moi-sujet se conformant qu’avec ce qui est plaisant et d’autre
part, le monde extérieur considéré déplaisant puisqu’il est la
source de sa frustration, de son désarroi provenant du
traumatisme. Dans ce cas, le Moi n’aboutit pas à son rôle de
discrimination entre réalité interne et réalité externe, entre
subjectivité et objectivité :
1
Ibid, p. 87.
2
Ibid, p. 67.
225
sensations, les actes ou les actions sont imposées par une force ou
une volonté extérieure qui influence le patient » :
1
Ibid, p. 67-68.
2
Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985.
3
A.Khatibi, op.cit.,Pèlerinage d’un artiste amoureux, p. 91.
226
La quête, le désir de reconstruire le soi et le monde, les
déplacements, ont-ils réconcilié le sujet avec lui-même ? Il a
toujours parlé un langage incompréhensible par les autres qui ont
constamment rejeté ses propos. Comment pourrait-il sauver le
langage ? Un langage étranger même pour ses proches :
« Désormais, tu es étranger à toi-même. Tu es
séparé. De quoi ? De quelle extraordinaire
épreuve ? Mais ta quête n’est pas finie. Elle
continue. Tu es en voie de transmutation »1.
Raïssi ressemble à une arabesque, comme celle qu'il
dessine sur les murs faisant de son errance une quête aussi bien
artistique que spirituelle. Il avait tenté remodeler son histoire et
son monde, peut-être n’a pas réalisé ce qu’il voulait mais a pu au
moins purifier ce que Freud appelle « sa subjectivité », c'est-à-
dire, la possibilité, le droit de se désigner comme un « je » et non
plus comme un « il ». Enfin, avoir l’accès à son propre discours
par le truchement d’une prise en charge tardive de la narration de
sa propre histoire vécue à travers une errance en soi.
En définitive, nous pouvons dire que cette étude littéraire
a pu mettre en exergue facette authentique de l’errance
d’Abdelkébir Khatibi. Elle représente la pierre angulaire de
l’écriture et de la réflexion khatibienne. En effet, cette
exploration montre bien que le thème de l’errance chez Khatibi
est une instance touchant et à la structure du récit et à la
conception même du texte. C’est un élément incontournable dans
le déroulement de la narration que ce soit sur le plan
psychopathologique ou intersémiotique. Elle est liée étroitement
à la notion du « mouvement ». Les deux s’entremêlent et se
chevauchent dans l’environnement artistique Khatibien.
Abdellah KAAOUAS
Université Sidi Mohamed Ben Abdellah - Fès
Laboratoire de Langues, Cultures, Dictionnairique et Corporas
(LaCUDIC)
1
Ibid. p. 115.
227
Références Bibliographiques
228