LA DÉCOUVERTE
9 bis, rue Abel-Hovelacque
75013 Paris
2006
ISBN : 2-7171-4696-X
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Introduction 9
Pierre-Jean Luizard
Pierre-Jean Luizard *
1. Cf. Takhlîs al-ibrîz fî talkhîs Bârîz (Le raffinement de l’or. Abrégé de Paris) le récit
de voyage publié en 1834 de Rifâ‘a Tahtâwî, membre d’Al-Azhar, dans une première
mission pédagogique envoyée à Paris par le pacha d’Égypte Muhammad ‘Alî (Mehmet
Ali). Le jeune Azahri y fait part de son admiration pour le progrès et le haut degré de civi-
lisation que la France de Charles X lui semble incarner.
12 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
AU NOM DE LA « CIVILISATION »
pour valider une politique [Laurens, 2004]. Avec cette confusion des
genres, l’anticléricalisme semblait non seulement ne pas avoir été
exporté, mais n’avoir été qu’une couverture pour une France catholique
éternelle, dont les structures invisibles et immuables se seraient trans-
portées au Levant. C’est en tout cas la perception qu’en eurent les
musulmans du Levant.
Au Moyen-Orient, la réalité religieuse s’est imposée aux puissances
mandataires (France et Grande-Bretagne) qui ont exploité à leur profit
les différences confessionnelles : c’est la politique de communautarisa-
tion. Ceci mena à la division par la France du Bilâd al-Shâm en entités
à majorité chrétienne (Liban), alaouite et druze. Des identités furent
même créées pour l’occasion (cf. Mervin pour les alaouites de Syrie). En
tant que puissance mandataire, la France était confrontée à la double
exigence de la reconnaissance du droit des individus et des
communautés. Elle institua, à travers la reconnaissance de statuts
personnels confessionnels au Liban et en Syrie, les fondements de ce qui
deviendra le confessionnalisme politique moderne (cf. Méouchy et
Kanafani-Zahar). Le confessionnalisme institutionnalisé emprisonne
alors les sociétés dans des identités à la fois refuge et prison, comme
l’illustre l’échec des tentatives d’instaurer un mariage civil au Liban (cf.
Kanafani-Zahar). Aujourd’hui encore, les chrétiens libanais organisent
ainsi leurs affaires de succession et de gestion des biens familiaux selon
un statut civil… qui ne peut valoir que pour les chrétiens ! En contexte
minoritaire, le statut personnel devint un instrument de la domination
mandataire, alors que pour la majorité (les sunnites au Levant), il
demeura une ressource de résistance au mandat. La Grande-Bretagne
n’a pas été en reste en Irak et en Palestine. Sur les bords du Tigre et de
l’Euphrate, elle s’engagea dans un partenariat avec les élites issues de la
communauté arabe sunnite, minoritaire dans ce pays, aboutissant à
l’exclusion des chiites majoritaires, puis des Kurdes, sous couvert de
l’arabisme d’un nouvel État-nation moderne conçu sur le modèle
européen. En Terre sainte, elle fut elle-même piégée par les contradic-
tions inhérentes au mandat avec ses « obligations irréconciliables »
comme l’explique Nadine Picaudou. Dans son désir de patronner le
sionisme, et animée d’un certain mépris envers ces Palestiniens
levantins si éloignés du cliché du « bédouin arabe pur » (l’authenticité
chère aux Britanniques), elle déniera la qualité de peuple à ces derniers,
ce qu’elle reconnaissait aux juifs, et finira par se trouver contrainte de
quitter la scène palestinienne sous la pression des sionistes, prélude à la
partition de la Palestine et à la création d’Israël. En ce qui concerne la
France, ses consuls à Jérusalem, dont l’horizon semblait se limiter aux
luttes d’influences entre puissances européennes, parurent alors sourds
INTRODUCTION 25
Les jeux de miroir n’ont pas épargné les institutions les plus symbo-
liques. Il y eut la « réinvention » du califat ottoman au XVIIIe siècle sous
l’effet du traité de Küçük Kaïnardja entre l’Empire ottoman et la
Russie. Ce traité institutionnalisa la reconnaissance par le droit entre
puissances du sultan-calife ottoman comme une autorité spirituelle
pour les musulmans en dehors de l’Empire (c’est-à-dire d’un califat
sans souveraineté). Les souverains ottomans retourneront ensuite cette
conception contre ceux-là mêmes qui la lui avaient inspirée : au nom du
panislamisme, le sultan Abdülhamid tentera de mobiliser les musul-
mans sous son patronage contre les expéditions militaires européennes
qui se multipliaient à la fin du XIXe siècle et à l’aube du XXe siècle (cf.
Veinstein). Un autre exemple de ré-interprétation et de malentendu est
l’attente d’un parti « kadérien » français envers l’émir algérien
Abdelkader en exil à Damas après l’échec de sa guerre sainte contre les
Français en Algérie. Pressenti comme un « soldat de la Civilisation »,
celui que certains diplomates français présentent comme le Mehmet Ali
de Syrie est sollicité, en vain, entre 1856 et 1860 pour représenter les
intérêts français en Syrie et au Liban (cf. l’article de Bruno Étienne).
Ces malentendus se sont généralisés quand le colonisé a commencé
à parler avec les mots du colonisateur. L’accusation de double langage
INTRODUCTION 27
5. Sous le titre « Leçon d’histoire sur la laïcité et l’islam », c’est l’analyse faite par
Xavier Ternisien dans Le Monde du 16 décembre 2005 : « Le plus étonnant dans cette
histoire, c’est que l’Association des ulémas, fondée par le cheikh Ben Badis, n’a de cesse
de réclamer, pendant toute cette période, l’application de la laïcité au nom des principes
républicains […] Quelles leçons tirer de cet épisode souvent occulté de la laïcité à la
française ? Que l’exception musulmane est encore visible dans le paysage religieux
français. Et que les moins laïques ne sont pas forcément ceux qu’on croit » (p. 2).
INTRODUCTION 29
Près de quatre-vingts ans plus tard, son fils, le cheikh Mahdî al-
Khâlisî junior, donne son avis sur la laïcité :
La laïcité est une solution occidentale à un problème occidental, résultant
de la position de l’Église face à la science et aux savants, de ses positions par
rapport à l’usage de la raison et de la logique, mais aussi par rapport à la
justice sociale et aux despotes. Il n’y a pas de problème similaire en islam
dans ces domaines et il n’y a aucun besoin de cette solution pour un problème
qui n’existe pas. L’utilisation de cette idée comme principe, qui reflète une
réalité uniquement occidentale, et l’insistance mise à l’exporter vers le monde
musulman, où il n’y a rien de comparable, conduit à considérer la laïcité
comme une arme du colonialisme destinée à faire la guerre à l’islam et à
l’éliminer, à travers sa manifestation spirituelle et historique incarnée par sa
direction, ses ulémas et ses combattants de la foi engagés dans la résistance
contre la tyrannie, l’oppression et le colonialisme dans le monde islamique. La
laïcité, dans la mesure où elle vise à la séparation de l’islam et de la vie, ne
conduira le monde islamique qu’à une régression et à une faiblesse générali-
sées. Une preuve de la différence existant entre l’influence de l’islam sur le
cours de l’histoire et de la civilisation et celle de l’Église réside dans le constat
que le monde occidental n’a pu avancer qu’une fois brisé le carcan de l’Église,
alors qu’au contraire, le monde oriental a progressé grâce à l’islam. Et à chaque
fois qu’il s’en est éloigné, il est revenu en arrière et s’est affaibli. À notre grand
regret, nous constatons le manque de loyauté du monde occidental dans l’usage
qu’il fait de la laïcité, de la démocratie et des droits de l’homme, qui deviennent
des notions à géométrie variable quand il s’agit du monde islamique 6.
N.B. Les analyses qui précèdent n’engagent que leur auteur et ne sauraient être attri-
buées ni aux contributeurs de cet ouvrage ni aux discutants.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Henry Laurens
LA PROJECTION CHRÉTIENNE
L’EMPIRE RÉFORMÉ
CONCLUSION
Philippe Régnier
même fait voile pour l’Égypte avec les plus fidèles de ses fidèles, il se
garde bien de porter le costume saint-simonien et d’afficher des buts
mystiques : son projet se veut industriel et essentiellement viril,
puisqu’il s’agit de percer l’isthme de Suez. Présentées comme des
départs volontaires et des « missions », ces migrations ressemblent fort
au demeurant à des départs en exil négociés comme tels avec les autori-
tés gouvernementales, avec passeports à l’embarquement et protection
diplomatique au débarquement. À travers le renfort apporté aux experts
français déjà présents en Égypte (Soliman Pasha, Clot Bey, Linant de
Bellefonds, Cerisy, etc.), la dimension officieuse de la coopération tech-
nique et scientifique proposée à Muhammad Ali par le biais d’exilés de
cette espèce est aussi flagrante qu’implicite [Régnier, 1989].
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant qu’en terre musulmane,
les néochrétiens, à la fois réfugiés politiques et proscrits religieux, se
résolvent à faire rentrer leur foi dans la sphère privée et adoptent une
posture d’assimilation à l’envers, en quelque sorte, de la posture colo-
niale de domination. Sans doute la colonie saint-simonienne du Caire
adopte-t-elle le comportement ordinaire de toutes les colonies étrangè-
res en position de faiblesse et de minorité où qu’elles soient, en com-
mençant par se replier sur la communauté francophone et sur elle-
même, tout en adoptant, peu à peu, le costume et les mœurs du pays.
De son côté, Muhammad Ali entretient autour de lui, mais à bonne dis-
tance, quelques saint-simoniens de cour, dont il joue pour pousser ses
propres pions contre tel ou tel clan, en leur créant, au début, un statut
extraterritorial : français sans l’être, ils sont aussi fonctionnaires égyp-
tiens sans l’être — des voyageurs (mesâfir) libéralement hébergés, dont
quelques-uns seulement finissent par recevoir un emploi d’État et par
s’installer pour près de deux décennies à des postes clés de l’État avec
62 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Muhammad Ali. Développant ainsi une idée qui l’avait déjà effleuré en
Égypte, il rédige une note de plusieurs pages dont il voudrait que
Nugues la communique en France, entre autres aux ministres de
l’Instruction publique et des Affaires étrangères, ainsi qu’à Jomard. Je
la cite du début à la fin, en tronquant l’argumentation et la rhétorique,
afin qu’on puisse apprécier, outre son contenu, le mouvement explora-
toire et colonisateur, mais, en même temps, égalitaire et œcuménique,
si je peux oser le mot, s’agissant des rapports entre chrétienté et islam,
qui l’anime de l’incipit à l’excipit :
En Afrique, les tentatives d’exploration scientifique ont été jusqu’ici
tellement infructueuses ou si funestes aux explorateurs, qu’il serait utile
d’apprécier la cause de cet insuccès ou de ces malheurs si souvent répétés,
enfin de chercher le moyen de les éviter pour l’avenir.
Tant que les musulmans ne voudront et ne sauront pas explorer l’Afrique,
elle sera inabordable aux Européens et inconnue à la science. Or l’Égypte est
la seule contrée d’Afrique où des musulmans aient un peu repris goût à la
science […]
D’un autre côté, l’Égypte doit la plus grande partie des progrès scientifi-
ques et industriels qu’elle a accomplis depuis le commencement de ce siècle,
à la France […]
Alger et Le Caire sont évidemment les deux points par lesquels l’Europe
tente et tentera, pendant le XIXe siècle, de grands efforts de civilisation sur
l’Afrique. Le gouvernement français a envoyé une commission scientifique en
Algérie qui nécessite pour ainsi dire une création correspondante en Afrique,
car un échange de travaux entre les deux points devra nécessairement un jour,
présenter de grands avantages.
Il manque, en effet, en Égypte, une institution qui constate ses progrès
dans la science européenne, qui puisse les continuer, et régulariser les
emprunts qu’elle a encore à lui faire.
Il est pressant de faire, en quelque sorte, éclore le germe scientifique
déposé par le grand Institut d’Égypte de Napoléon […]
LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 65
ISMAŸL URBAIN
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Hafidha Chekir
1. La révolte d’Ali ben Ghedahem, qualifiée par certains historiens d’insurrection des
tribus contre la perception de l’impôt, était due à l’augmentation brutale des charges
fiscales, aux excès des caïds ou des gouverneurs de circonscription, à l’augmentation du
taux de la mejba, impôt qui a doublé en novembre 1863, aux lenteurs de la justice, au
mécontentement des soldats non payés, à la situation économique désastreuse, aux folles
dépenses et aux spéculations du Khaznadar, le Grand Trésorier, aux concessions de plus
en plus impopulaires faites aux consuls européens, alors que la fortune insolente des
Mamelouks s’étalait aux yeux de tous. Voir à ce propos [Slama, 1967].
2. C’est beaucoup plus tard que, dans les autres pays arabes et musulmans, des consti-
tutions furent adoptées : 1876 en Turquie, 1879-1882 en Égypte, 1906 en Iran, 1920 en
Syrie et au Liban, 1923 en Afghanistan, 1924 en Irak et 1928 en Jordanie.
3. Le mouvement wahhabite est ainsi appelé d’après Mohamed ibn Abdel-Wahhab
(1703-1792). Il prône une doctrine propagée à partir de l’Arabie et issue en droite ligne
72 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
des enseignements du théologien Ibn Taymiya qui préconisait la restauration d’un islam
purifié et la réactivation du patrimoine légué par les pieux ancêtres. Ce courant recrute ses
partisans dans les confréries religieuses, les autorités religieuses des villes et des tribus et
auprès de la population bédouine.
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 73
4. Ahmed ibn Abi Dhiaf (1804-1874) est un notable de culture religieuse qui fut le
conseiller d’Ahmed Bey et l’accompagna à Paris en 1846. Il rédigea le Pacte fondamental
et collabora à la rédaction de la Constitution de 1861. En 1862, il devint ministre et vice-
président du Conseil suprême. À la suite de l’insurrection de 1864, il fut mis à l’écart et
se consacra alors à la rédaction de son ouvrage publié à partir des manuscrits de l’auteur
conservés à la bibliothèque nationale en 8 volumes (Tunis, STD, 1963-1967). Voir [Ibn
Abi Dhiaf, 1990].
5. Ahmed Kheireddine (1820-1877). Après avoir occupé les postes de ministre de la
Marine et de Premier ministre, Ahmed Kheireddine publia en 1867 son fameux ouvrage
Akwam el massalek fi maarifati ahwal el mamalek, traduit en français en 1868 sous le titre
Les Réformes nécessaires aux États musulmans.
74 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
6. Mohamed Pacha Bey est le 11e bey husseinite. Il a été sur le trône de 1855 à 1859.
7. Ahmed Bey est le 10e bey husseinite. Il a régné de 1837 à 1855.
8. Malgré son ouverture sur l’Occident, à son retour d’un voyage en France, en
novembre 1846, où il fut accompagné d’Ahmed ibn Abi Dhiaf, Ahmed Bey s’est contenté
de moderniser l’armée et de créer l’École militaire du Bardo en 1838 [Ibn Abi Dhiaf, 1990,
tome IV, p. 12 et suiv.].
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 75
9. La guerre de Crimée eut pour principal théâtre la mer Noire. Elle opposait la
Turquie à la Russie et a vu la France et la Grande-Bretagne se ranger du côté de l’Empire
ottoman. Un accord dit traité de Paris en date du 30 mars 1856 mit fin à cette guerre.
10. Dans cette affaire, un charretier juif avait renversé un enfant musulman. En état
d’ébriété, il a blasphémé le Bey et la religion musulmane. Il fut condamné à mort par le
tribunal char‘i.
76 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
11. Les mamelouks sont de jeunes esclaves achetés sur le marché de Constantinople
et élevés à la cour du Bey. Ce qui les destinait souvent à de hautes fonctions.
12. Ahmed ibn Abi Dhiaf rencontra, lors de son voyage en Turquie, le cheikh Aref
Hikmet Bey qui fut Cheikh al-islâm de 1845 à 1855 et qui le rassura quant à la
conformité des Tanzîmât avec la religion musulmane.
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 77
Le pouvoir exécutif
« le chef de l’État choisit et nomme ses sujets dans les hautes fonctions du royaume et a le
droit de les démettre de leurs fonctions lorsqu’il le juge convenable. En cas de délit ou de
crime, les fonctionnaires ne pourront être destitués que de la manière prescrite à l’article
63 du présent Code ».
22. L’article 15 de la Constitution stipule que « le chef de l’État a le droit d’accorder
sa grâce si cela ne lèse pas les droits d’un tiers ».
23. Selon les termes de l’article 16 de la Constitution.
24. Selon les termes de ce même article 16.
25. Selon les termes de l’article 36 de la Constitution.
26. L’article 38 stipule que « le ministre contresignera les écrits émanant du chef de
l’État qui ont un rapport à son département ».
82 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Le pouvoir législatif
27. L’article 19 dispose expressément que « les ministres sont, après le chef de l’État,
les premiers dignitaires du royaume ».
28. Conformément aux dispositions de l’article 20 de la Constitution.
29. Selon les dispositions de l’article 33 de la Constitution.
30. Article 20 déjà cité.
31. L’article 32 de la Constitution prévoit l’adoption de lois pour organiser les
ministères. L’article 34 détermine la responsabilité des ministres envers le gouvernement.
32. En vertu de l’article 44 de la Constitution, les membres du conseil suprême sont
de l’ordre de 60.
33. Conformément aux dispositions de l’article 45 de la Constitution.
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 83
dent du Conseil sont choisis par le chef de l’État « parmi les membres
les plus capables 34 ».
Les prérogatives du Conseil sont multiples. Certaines de ces préro-
gatives sont de nature législative. Ainsi, le Conseil peut avoir l’initia-
tive des lois. Il peut délibérer quand les deux tiers de ses membres sont
présents. Dans ce cas, il peut voter à la majorité des voix et, en cas de
vote sans majorité, la voix du Président est décisive 35.
Quand la proposition de loi est adoptée par le Chef de l’État en
conseil des ministres, elle est alors promulguée officiellement comme
loi du royaume. Cependant, le Conseil suprême peut « s’opposer à la
promulgation des lois qui seraient contraires ou qui porteraient atteinte
aux principes de la loi, à l’égalité des habitants devant la loi et au
principe de l’inamovibilité de la magistrature, excepté dans le cas de
destitution pour un crime avéré devant le tribunal 36 ».
Le budget de l’État tel qu’il est arrêté par le chef de l’État avec le
concours du Premier ministre et du ministre des Finances doit être
soumis à l’approbation et au contrôle du Conseil suprême 37.
Toute loi approuvée par le chef de l’État doit être renvoyée au
Conseil suprême pour être enregistrée et conservée dans les archives,
après qu’il en aura été donné une copie au ministre chargé de son
exécution, étant entendu que le palais où siège le Conseil suprême est
en même temps le lieu de dépôt de l’original des lois 38.
D’un autre côté, le chef de l’État peut prendre des décrets et
règlements pour l’exécution des lois, comme il peut, par voie de décrets
spéciaux pris sur avis du Conseil suprême, autoriser des virements d’un
chapitre à l’autre du budget au cours de l’année.
D’autres prérogatives se rapportent au contrôle de la constitutionna-
lité des lois : l’article 60 de la Constitution attribue au Conseil suprême la
mission de veiller au respect du Pacte fondamental et des lois. C’est « le
gardien du Pacte fondamental et des lois 39 ». À ce titre, il peut s’opposer
à la promulgation de lois, toute nouvelle loi nécessitant son examen par
le Conseil suprême 40. De même, le Conseil peut examiner, sur la base de
pétitions envoyées par « les sujets du royaume tunisien », toutes les
infractions au Pacte fondamental et aux lois, codes et règlements
promulgués par le chef de l’État conformément au Pacte fondamental 41.
Le pouvoir judicaire
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tation fut demandée (1921) à deux juristes français, Joseph Barthélémy et André Weiss,
sur la valeur juridique de la Constitution de 1861 et la compatibilité de son rétablissement
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88 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
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4
Pierre-Jean Luizard
Un prolongement du patriotisme
produire, par le seul effet de la concurrence intérieure, une baisse générale des
prix, des profits et des salaires.
Le système protecteur est une machine à vapeur sans soupape de sûreté,
s’il n’a pas pour correctif et pour auxiliaire une saine et sérieuse politique
coloniale. La pléthore des capitaux engagés dans l’industrie ne tend pas
seulement à diminuer les profits du capital : elle arrête la hausse des salaires,
qui est pourtant la loi naturelle et bienfaisante des sociétés modernes. Et ce
n’est pas là une loi abstraite, mais un phénomène fait de chair et d’os, de
passion et de volonté, qui se remue, se plaint, se défend. La paix sociale est,
dans l’âge industriel de l’humanité, une question de débouchés. La crise
économique qui a si lourdement pesé sur l’Europe laborieuse, depuis 1876 ou
1877, le malaise qui s’en est suivi, et dont des grèves fréquentes, longues,
malavisées souvent, mais toujours redoutables, sont le plus douloureux
symptôme, a coïncidé en France, en Allemagne, en Angleterre même, avec
une réduction notable et persistante du chiffre des exportations. L’Europe peut
être considérée comme une maison de commerce qui voit depuis un certain
nombre d’années décroître son chiffre d’affaires. La consommation
européenne est saturée : il faut faire surgir des autres parties du globe de
nouvelles couches de consommateurs, sous peine de mettre la société
moderne en faillite, et de préparer, pour l’aurore du XXe siècle, une liquidation
sociale par voie de cataclysme, dont on ne saurait calculer les conséquences.
C’est pour avoir, la première, entrevu ces lointains horizons, que
l’Angleterre a pris la tête du mouvement industriel moderne. C’est en vue des
mécomptes que pourrait, quelque jour, réserver à son hégémonie industrielle
le détachement de l’Australie et des Indes, après la séparation des États-Unis
de l’Amérique du Nord, qu’elle fait le siège de l’Afrique sur quatre faces : au
sud, par le plateau du Cap et le Bechuana ; à l’ouest, par le Niger et le Congo ;
au nord-est, par la vallée du Nil ; à l’Orient, par Souakim, la côte des Somalis
et le bassin des grands lacs équatoriaux. C’est pour empêcher le génie
britannique d’accaparer à son profit exclusif les débouchés nouveaux qui
s’ouvrent pour les produits de l’Occident, que l’Allemagne oppose à
l’Angleterre, sur tous les points du globe, sa rivalité incommode autant
qu’inattendue. La politique coloniale est une manifestation internationale des
lois éternelles de la concurrence [Robiquet, t. V, p. 557-559].
Ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévo-
cablement dirigée dans la voie de l’exportation, ce qui lui manque de plus en
plus, ce sont les débouchés […] Il n’y a rien de plus sérieux, il n’y a pas de
problème social plus grave ; or, ce programme est intimement lié à la politique
coloniale […] Il faut chercher des débouchés [Robiquet, t. VII, p. 8-9].
mais pas plus que ses prédécesseurs libéraux, sur le grand argument
mercantisliste, à savoir que le commerce colonial, seul, offrirait des
débouchés assurés. Ferry pensait surtout à la grandeur de la France
dans le monde et il n’était pas aussi sensible aux arguments
économiques qu’il l’était pour ceux du patriotisme.
La mission civilisatrice
modifié par le décret Crémieux qui accordait la citoyenneté aux juifs des
trois départements, mais pas aux musulmans. Parallèlement, la poursuite
de la conquête suscitait le soulèvement de 1871 en Kabylie contre les
confiscations de terres, suivi, en 1881-1882, d’un autre soulèvement
dans le sud Oranais. En 1881, le Code de l’Indigénat confirmait et
précisait la discrimination du senatus-consulte de 1865. En 1889, les
étrangers européens obtinrent à leur tour la citoyenneté française, en
même temps que leur naturalisation 2. Juifs et étrangers européens
devenus citoyens français, seuls les musulmans resteront donc à l’écart
de la citoyenneté. L’islam devenait la religion du colonisé.
En même temps qu’il s’engageait dans une politique coloniale
active, Ferry a mis a mis à profit son expérience dans ce domaine pour
réfléchir à la façon dont il convenait d’administrer les colonies. Dans un
premier temps, sa position ne diffère pas de celle de ses amis républi-
cains. En Algérie, après la politique des « royaumes arabes » chère au
Second Empire, les Républicains pratiquent au contraire une logique
d’assimilation pour que cette colonie particulière devienne un prolonge-
ment de la France. Un décret d’octobre 1870 divise le pays en trois
départements avec chacun son préfet, ses représentants élus par des
citoyens français et l’on s’emploie à franciser l’Algérie. Avec un nouvel
afflux de colons (Alsaciens et Européens espagnols, italiens, maltais)
dans les années 1870, la propriété collective des Douars (groupes de
familles) est abolie en 1873, une partie des terres est prélevée par l’État
et revendue aux colons. Les différents services administratifs de la
colonie sont rattachés aux ministères de la métropole et les juges
musulmans nommés et révoqués à Paris. Les républicains vont donc
installer un régime civil destiné à assimiler les indigènes et à faire
progresser les « idées françaises dans la population arabe ».
Alfred Rambaud, historien et proche collaborateur de Ferry, fait
ainsi l’apologie de l’assimilation républicaine :
La France est presque la seule nation qui se soit approchée de la solution
du problème de l’administration des races étrangères, elle ne les détruit pas
comme ont trop souvent fait les autres peuples ; elle sait mieux que personne
se les assimiler. Elle seule, jusqu’à présent, a osé concevoir la métropole et les
colonies comme formant une seule patrie, et un seul État. Français de France
ou Français d’Afrique, des Antilles, de l’océan Indien, de l’Indochine et, aussi
bien, ceux des Hindous, Sénégalais, Océaniens, Kabyles ou Arabes qui ont été
élevés à la cité française, tous, sous les lois délibérées en commun, ont les
mêmes devoirs et les mêmes droits [Rambaud, 1893, p. 36].
2. Ce fut l’aboutissement des propositions faites en 1885 par Louis Tirman, nommé
Gouverneur général d’Algérie par Gambetta en novembre 1881, et qui symbolisera
jusqu’en 1891 l’apogée de la politique des Rattachements.
100 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Ainsi, Jules Ferry était partisan de renoncer à cette loi, dans laquelle
les musulmans voyaient une volonté de les laïciser et une attaque
contre leurs traditions, mais il dut affronter sur ce sujet l’opposition de
Combes, membre de la Commission des dix-huit et futur artisan de la
séparation des Églises et de l’État en 1905.
En ce qui concerne le refoulement, déjà, dans un discours au Sénat
le 6 mars 1891, Ferry affirmait son opposition à la « la politique du
refoulement […] qui tendait à substituer progressivement le cultivateur
français ou européen au cultivateur arabe, comme une tâche d’huile qui
devait peu à peu pousser devant elle l’Arabe dépossédé ».
Le développement de l’instruction publique primaire et supérieure
des musulmans lui paraissait la seule voie possible pour le rapproche-
ment des deux peuples. Prônant en même temps une politique prudente
et respectueuse des traditions locales, Ferry s’opposera ainsi le 30 juin
1881 aux députés d’Algérie demandant la fermeture des zawiyas (les
lieux de culte des confréries).
À propos du refoulement :
Le périmètre de refoulement de la race arabe est atteint à peu près partout
et les limites actuelles de la colonisation ne peuvent plus guère être dépassées.
Le refoulement a ses limites naturelles, nous l’avons appris dans la province
de Constantine.
Jules Ferry est persuadé que l’attitude des colons implique un fort
engagement de la métropole afin qu’un minimum d’équité vis-à-vis des
indigènes soit assuré et pour que ceux-ci ne soient pas maintenus à
l’écart de l’éducation et de ce qu’il considère comme « la civilisation
progressive de l’indigène par l’école ».
Les notables musulmans interrogés avaient affirmé qu’ils avaient
plus confiance dans le choix de l’autorité que dans le suffrage. Ferry en
tire la conclusion que « le peuple arabe apprécierait peu les droits
politiques » [notes, Fonds Ferry, Saint-Dié, carton XIX], ou, comme on
l’a vu, que « le peuple arabe ne nous demande pas de l’associer à nos
libertés politiques ». En fait, les mêmes musulmans qui demandaient à
participer à l’élection des maires, revendiquaient l’extension générale
des droits de représentation.
Dans la seconde partie de son exposé, Ferry présente à ses collègues
ce qu’ont été, selon lui, l’attitude et les revendications des musulmans.
Après avoir noté qu’il appartiendrait à la Commission de veiller à ce
que l’élan de confiance qu’ils avaient manifesté (« ils sont pleins de
confiance en nous ! ») ne soit pas déçu, qu’il « fallait y répondre par des
satisfactions positives », Ferry tient à rassurer les hésitants : « J’ai lu
106 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
perdu que depuis 1884 (d’ailleurs sous sa présidence et avec son plein
accord) et qu’ils ne retrouveront en fait qu’en 1919.
Régence turque gouvernée par un bey, la Tunisie est dans les préoc-
cupations françaises depuis la conquête de l’Algérie et la création, en
1868, d’une commission anglo-franco-italienne de la Dette chargée de
gérer la banqueroute de la Régence. Pris dans sa logique d’expansion,
Gambetta encourage Ferry à agir militairement en Tunisie. Fin mars
1881, l’affaire des Kroumirs 5 sert de prétexte à une expédition
française, sans l’aval du Parlement ni sans faire voter les dépenses
qu’elle nécessite par la Chambre. Présentée par Ferry comme une
simple opération de maintien de l’ordre et de sécurisation de la
frontière avec l’Algérie, elle aboutit en fait à l’occupation militaire de
la Tunisie et à l’établissement du protectorat français en Tunisie (traité
du Bardo, le 23 mai 1881). Cette occupation se heurte à une forte
résistance locale à Sfax qui se révolte et est victime d’intenses bombar-
dements. Ferry déclarera pour justifier son action :
L’expédition de Tunisie, c’est la France qui la faisait, c’est la France qui
la voulait et qui l’a acclamée. Elle l’a acclamée, non pas comme une promesse
de victoires militaires, de ces victoires faciles, du fort contre le faible, mais par
un sentiment plus élevé, comprenant fort bien qu’il y avait là un grand intérêt
national à sauvegarder et qu’en allant en Tunisie, elle faisait un pas de plus
vers l’accomplissement de la tâche glorieuse que ses destinées lui ont confiée :
le triomphe de la civilisation sur la barbarie, la seule forme de l’esprit de
conquête que la morale moderne puisse admettre [Robiquet, t. V, p. 26].
6. Paul Cambon, frère aîné de Jules, fut nommé en 1885 premier Résident général en
Tunisie près du bey, après l’établissement du protectorat.
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 111
La faute à Gambetta ?
Jules Ferry n’a pas été le premier (ni le dernier) à désigner les
colons comme responsables de tout ce que la mission civilisatrice de la
France ne pouvait justifier. Avant lui, le général Lapasset, Frédéric
Lacroix ou Ismaïl Urbain, inspirateurs de Napoléon III et champions
d’une politique d’initiation progressive du monde arabe à la « civilisa-
tion » sous la tutelle de la France, avaient préconisé une politique « des
égards » et désigné les colons comme seuls responsables des erreurs
commises en Algérie. Ferry ne fait, en 1892, qu’inscrire son nom dans
un courant de pensée libéral et indigènophile qui, fort de l’appui de
Napoléon III entre 1860 et 1870, puis minoritaire et discret depuis
1870, n’en avait pas moins continué à s’affirmer.
Jules Ferry avait déjà pointé du doigt les colons comme ceux qui
firent échouer la constitution algérienne de 1870, qui reconnaissait une
représentation musulmane, à condition d’abandonner le statut civil
musulman. Au terme de la Commission des Dix-huit en Algérie, il juge
très sévèrement les Français d’Algérie. Certes, le colon « est souverai-
nement respectable quand on considère le travail accompli et l’esprit
d’entreprise », mais « il a beaucoup de défauts. Il est particulariste, ne
demande pas mieux que d’exploiter l’indigène et la métropole » et voit
« dans la mère patrie moins une bienfaitrice qu’une obligée […] Son
niveau moral et intellectuel est peu élevé au-dessus de l’horizon
journalier, il est au niveau de la moyenne des paysans français des
montagnes du sud de la Loire (Ardèche, Cévennes et Lozère) ». Ces
jugements figurent dans les notes de voyage de Jules Ferry, mais ils
furent soustraits du rapport final de la Commission.
Dans son rapport au Sénat, il durcit cependant encore le trait,
fustigeant « l’état d’esprit du colon vis-à-vis du peuple conquis […] ».
Ils ne comprennent guère vis-à-vis de ces trois millions d’hommes d’autre
politique que la compression […] Il est difficile de faire entendre au colon
114 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
européen qu’il existe d’autres droits que les siens en pays arabe et que
l’indigène n’est pas une race taillable et corvéable à merci […] Si la violence
n’est pas dans les actes, elle est dans le langage et dans les sentiments. On sent
qu’il gronde encore, au fond des cœurs, un flot mal apaisé de rancune, de
dédain, et de craintes. Bien rares sont les colons pénétrés de la mission
éducatrice et civilisatrice qui appartient à la race supérieure ; plus rares encore
sont ceux qui croient à une amélioration possible de la race vaincue. Ils la
proclament à l’envi incorrigible et non éducable, sans avoir jamais rien tenté
cependant, depuis trente années, pour l’arracher à sa misère morale et intellec-
tuelle. Le cri d’indignation universel qui a accueilli, d’un bout à l’autre de la
colonie, les projets d’école indigène que le Parlement français a pris à cœur,
est un curieux témoignage de cet état d’opinion. Ici encore, on cherche l’esprit
public, le point de vue d’ensemble. Les colons n’ont pas de vue générale sur
la conduite à tenir avec les indigènes […] On ne songe pas, sans doute, à les
détruire, on se défend même de vouloir les refouler ; mais on ne se soucie ni
de leurs plaintes, ni de leur nombre qui semble s’accroître avec leur pauvreté ;
on a le sentiment d’un péril possible, mais on ne prend aucune mesure pour le
conjurer [Robiquet, t. VII, p. 325-326-327].
7. On peut notamment citer depuis 2003 : Marc Ferro (2003), Le Livre noir du colo-
nialisme, Robert Laffont, Paris ; Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès
(2003), La République coloniale. Essai sur une utopie, Albin Michel, Paris ; Gilles
Manceron (2003) Marianne et les colonies, La Découverte, Paris ; Olivier Le Cour
Grandmaison (2005), Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Fayard,
Paris ; Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire (2005), La Fracture coloniale,
La Découverte, Paris ; Yves Benot (2005), Les Lumières, l’esclavage, la colonisation, La
Découverte, Paris.
116 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
tance des services rendus par les colonies pendant la guerre, tout en
préconisant une politique indigène plus « libérale ». A-t-il alors renié
ses convictions anticolonialistes ? Non, si l’on considère que son anti-
colonialisme était d’abord un prolongement de son patriotisme.
Il semble donc que la contestation républicaine de la politique
coloniale ait revêtu un caractère secondaire. Car s’il y eut bien une
conscience des contradictions entre les idéaux républicains et la colo-
nisation (d’ailleurs autant chez Ferry que chez Clemenceau), celle-ci
venait loin derrière ce qui apparaît de loin comme le premier ressort
des positions en présence : le patriotisme.
8. Jules Ferry est nommé ministre de l’Instruction publique le 4 février 1879. Entre
1879 et 1883, il fait voter une série de réformes : exclusion des congrégations de l’ensei-
gnement (1879), fin du catéchisme à l’école, laïcisation du contenu des manuels scolaires,
école gratuite (1881) et obligatoire (1882), création des écoles normales d’instituteurs
chargées de former le nouvel enseignant laïque.
118 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Dominique Trimbur
* Le présent article est la version remaniée d’un texte paru dans les actes du colloque
Le grand exil des congrégations religieuses françaises (1901-1914), sous la direction de
Patrick Cabanel et Jean-Dominique Durand, Cerf, Paris, 2005.
1. Voir par exemple notre article [Trimbur, 2000, p. 39-69].
122 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
3. Archives du ministère des Affaires étrangères, Paris (par la suite: MAE, Paris), nou-
velle série, protectorat catholique de la France en Orient, 32, dossier général, 1905, lettre
du consulat de France à Jaffa (1) au MAE, 15 juillet 1905, Guès.
4. Voir notre article [Trimbur, 1999, p. 238-256].
124 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
11. Un dossier complet des archives du Quai d’Orsay concerne cette mission (Levant,
1918-1940, Turquie, affaires religieuses, protectorat, 118, voyage Dubois).
12. C’est par exemple l’érection de l’École pratique d’études bibliques des domini-
cains au rang d’École biblique et archéologique française (voir notre ouvrage [Trimbur,
2002b]). À ce sujet, voir également notre article [2002c, p. 41-72].
LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 127
18. MAE, Paris, PAAP, Doulcet, 4 Protectorat religieux 1890-1907, Note manuscrite :
congrégations religieuses fixées en Palestine par ordre d’ancienneté fo 57 sq.
19. Idem.
20. Ibid., NS protectorat, Protectorat catholique de la France en Orient, 36, dossier
général, janvier 1912-mars 1913, note au ministre, 5 septembre 1912.
21. Ibid., 38, 1914-1918, lettre de l’ambassade de France auprès de la Sublime Porte
(407) au MAE, 28 juin 1914, Bompard.
130 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
rivales 27. C’est ce qui apparaît dans le compte rendu qu’en dresse Mgr
Grente, archevêque du Mans : proclamant la nécessité de rétablir la
prépondérance française en Orient, il indique que l’autorisation de
recrutement est bien l’une des solutions, « sans cela, ce seront les
missionnaires étrangers qui l’emporteront ». De fait, l’autorisation
française au recrutement des religieux doit s’effectuer « au nom même
du patriotisme » [Mgr Grente, 1922, p. 194 et 255]. Cette nécessité
est relayée en France même. Elle est ainsi très présente dans les carnets
de Mgr Baudrillart : très tôt informé du cas des Bénédictins, il en tire
la conclusion logique : « … il faudrait que le gouvernement autorisât le
recrutement en France ; sinon, les œuvres passeront à des religieux
étrangers » [Baudrillart, 1994, entrée du 28 janvier 1918, p. 743] ; il va
même jusqu’à en parler directement à Poincaré :
J’aborde la question des congrégations religieuses, du scandale que cause
leur expulsion de France, quand on voit ce qu’elles font et quel esprit français
elles gardent, même après avoir souffert de notre gouvernement. […] Je lui
parle des noviciats en France ; il me dit qu’elles n’ont qu’à en ouvrir ; je lui
montre les difficultés légales ; il affirme que la loi le permet ; mais à quelles
conditions ? Enfin, il convient qu’on peut et doit faire quelque chose en ce
sens [Baudrillart, 1994, p. 990-991].
et nette de la part des religieux : le refus proclamé haut et fort par les
hommes de la Ligue du droit des religieux anciens combattants et la
tentative de constitution d’une Fédération nationale catholique sont
suivis avec bienveillance à la fois par les représentants français en Terre
sainte et par leurs administrés locaux que sont les congréganistes
français.
Au bout du compte, et de manière contradictoire, ce n’est pas la
relance velléitaire de la législation anticléricale, mais le réchauffement
des relations entre la France officielle et les congrégations qui affecte
la présence française en Palestine. La victoire permet la rentrée des
congrégations dans le giron français, les religieux ayant combattu pour
leur pays ne jugeant pas utile de repartir, et leurs frères anciennement
exilés rentrant à leur tour. De fait, dans le nouveau contexte bienveil-
lant, les exils perdent leur valeur de refuge : contre qui s’agit-il
désormais de se protéger ? Et, dans ces conditions, à quoi correspon-
drait un nouveau départ ? Cette nouvelle donne mène à la transforma-
tion de la vocation de certains établissements français de Palestine.
Ainsi, dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, en lien avec
l’amélioration des relations entre les Augustins de l’Assomption et le
gouvernement français, le vaste bâtiment de Notre-Dame de France
n’accueille plus de novices : à nouveau tolérés en France, les
Assomptionnistes rouvrent des grands séminaires ou maisons d’études
sur le territoire métropolitain, ce qui supprime logiquement la nécessité
de disposer d’un tel établissement en Terre sainte ; Notre-Dame de
France devenant alors un simple centre d’accueil destiné aux pèlerins,
mais surtout aux touristes de passage.
Comme nous avons voulu le montrer, dans le cas de la Palestine, à
l’instar d’autres régions du monde, la législation anticléricale, d’une
part, n’affecte pas véritablement la présence française : au contraire,
dans un domaine où se confondent les qualificatifs « français » et
« catholique », la législation conduit même au renforcement de
l’élément français, avec l’accord des autorités françaises de tutelle.
Néanmoins, par ailleurs, on note tout de même un impact sensible. À
long terme, la législation anticléricale affecte aussi bien l’image de la
France que les éléments qui la composent : le recrutement déficient
entraîne inéluctablement une baisse des effectifs, le remplacement des
congréganistes français par des religieux étrangers, ou une déperdition
de sens pour des établissements conçus sur une base de forte
occupation ; une tendance renforcée par le réchauffement des relations
Église/État pendant et après la Première Guerre mondiale, qui ôte son
sens à des établissements-refuges. Au total, il se confirme, dans le cas
de la Palestine, que l’anticléricalisme n’est certes pas un article d’ex-
134 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Thierry Zarcone
Et c’est parce que nous sommes conscients de cette communauté dans nos
idées et nos aspirations qu’aussitôt débarqués à Paris, nous nous sommes
rendus au sein de votre grande famille, certains d’y trouver bon accueil.
Nazım ajoute que « des amis que nous avions au sein même de la
maçonnerie française, connaissant nos aspirations, ont bien voulu nous
initier à votre organisation et à sa méthode de travail ».
La Turquie est, dit Nazım, prête à « recevoir la graine utile de l’ins-
truction obligatoire et de la liberté de conscience ». Le Jeune Turc loue
également la récente « loi de séparation des Églises et de l’État » de 1905.
Nous, Jeunes Turcs, avant d’être mahométans, nous sommes libéraux. La
religion n’entre en aucune façon dans nos préoccupations politiques. Le
Coran, qui est un véritable code de socialisme intégral, le premier en somme,
nous dispense heureusement de nous en préoccuper dans l’établissement de
notre gouvernement futur.
Nous ne disons pas que tous les individus doivent cesser d’avoir des
sentiments religieux, c’est-à-dire nous ne demandons pas à tout le monde d’être
athée (dinsiz), nous n’officialisons ni n’encourageons l’athéisme. Nous disons
seulement qu’aucun individu ne doit se mêler de la religion ou des croyances
d’un autre. Le qualificatif « lâik » ne peut être attribué qu’au gouvernement
(hükûmet). Est « laïque » l’État qui ne mêle pas les affaires de la religion et celles
du monde. Est dit « laïque » l’individu qui désire que l’État adopte une telle
conduite en politique. Un individu peut être laïque tout en restant très religieux
[Hüseyin Cahid, dans le journal Tanin, 1924, cité in (Ergin, 1977, p. 1691)].
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Abbréviations
B.Ş. = Büyük Şark (Grand Orient), revue du Grand Orient de Turquie.
Corr. E.B. = correspondances de la loge L’Étoile du Bosphore avec le Grand
Orient de France, dossier n° 965 (1901-1914), Bibliothèque du Grand Orient de
France, Paris.
Corr. R = correspondances de la loge La Renaissance avec le Grand Orient de
France, dossier n° 966 (1919-1924), dossier n° 967 (1925-1931), Bibliothèque du
Grand Orient de France, Paris.
Mech = Mechveret, revue jeune-turque, édité par Ahmed Rıza, Paris, 1895-1908.
M.M. = Le Monde maçonnique, revue du Grand Orient de France.
P.V. E. B = « Procès verbaux de la R∴L∴ loge L’Étoile du Bosphore, O∴ de
Constantinople, du 8 janvier 1892 au 18 mars 1896 », Archives de la Grande Loge
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Ouvrages cités
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BEDARRIDE A. (1934), B.Ş., 17, novembre-décembre, p. 25-29.
BECKER (1897) « Ein Beitrag zur Geschichte der deutschen Schule in
Constantinopel », Hamburgische Zirkel. Correspondenz, Grosse Loge von
Hamburg, 30. Jahrgang, n° 152, mai 1897, p. 115-120.
BERKES N. (1964), The Development of Secularism in Turkey, McGill University,
Montréal.
BON E. (1928), La Franc-maçonnerie à Smyrne depuis son réveil en 1909,
historique fait à la L Homère le 7 octobre 1927 par son Vén. Ernest Bon,
publication de la R L Homère, Imp. française L. Mourkidès, Or de Smyrne,
Constantinople.
« Bü ∴[yük] Üs ∴[stad] Muavini Mehmet Ali Haşmet B ∴[irader] in 25ci Yıl
Bayramında Irat Ettiği Hitâbe », 1934, (Allocution présentée lors de la fête du
25e anniversaire par le frère Mehmet Ali Hasmet, Grand Maître adjoint), B.Ş.,
17, novembre-décembre 1934, p. 9-16.
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Première Rencontre sur l’Empire ottoman et la Turquie moderne, Isis,
Istanbul-Paris.
QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 157
Nadine Picaudou
1. De fait, en juillet 1918, Tal‘at Pacha, invité d’une conférence organisée à Berlin par
E. Carasso, un député juif au Parlement ottoman, approuvera le principe d’une autonomie
juive en Palestine et la création d’une compagnie à charte pour la colonisation du pays.
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 161
légitime à établir un foyer sur son ancienne terre. Pour les cercles
puritains qui développent une théologie de l’Apocalypse, la fin des
temps, qu’ils estiment proche, sera précédée par le retour des Juifs en
Palestine et le messianisme sioniste, fut-il sécularisé, s’inscrit
pleinement dans leur espoir de voir s’accomplir les prophéties
[Hechler, 1882 ; Merkley, 1998]. La préoccupation pour la question
juive européenne peut ainsi relever aussi bien d’un certain antisémi-
tisme aristocratique que d’un philosémitisme chrétien.
Au sein de la classe politique britannique, les positions à l’égard du
sionisme ne sont pas toujours fondées sur une perception claire de la
nature propre du mouvement et de ses objectifs : s’agit-il d’un simple
mouvement de colonisation voué au peuplement et à la mise en valeur
d’un territoire ou faut-il y voir un authentique mouvement politique ?
Dans ce dernier cas, le projet sioniste vise-t-il la création d’un simple
foyer spirituel et culturel pour les juifs du monde ou l’établissement
d’un État juif souverain ? Les enjeux ne sont pas toujours clairement
perçus sur le long terme. Il reste que le soutien au Foyer national juif
est seul susceptible de conférer une certaine légitimité à la présence
britannique en Palestine.
Avec le temps, un consensus s’imposera au sein de la classe
politique britannique sur le fait que l’État se trouve engagé par une
promesse qu’il se doit d’honorer quel qu’en soit le prix. Il est très
frappant à cet égard de voir un homme comme Winston Churchill,
initialement très réservé à l’égard du sionisme, considérer, alors qu’il
est tout jeune secrétaire d’État aux colonies au début des années 1920,
que, même si le patronage du sionisme constitue une source de
difficultés pour la Grande-Bretagne en Palestine, elle se doit de tenir
ses promesses dans la mesure où c’est l’honneur du pays qui se trouve
engagé [Cohen, 1988]. Ce sera un argument récurrent dans les cercles
du Colonial Office, car la crédibilité de la Grande-Bretagne constitue
un atout majeur de sa politique impériale.
Les présupposés qui orientent l’action britannique en direction des
Arabes de Palestine sont, quant à eux, d’une toute autre nature : ils
reposent sur une vision coloniale classique dans laquelle les Arabes
constituent la figure par excellence de l’autochtone, du « native ».
L’attitude britannique à leur égard peut se résumer dans une formule de
Lord Curzon devant la Conférence impériale en 1923 : « Être juste et
ferme avec les Arabes » [Sheffer, 1988, p. 104], ceci en conformité
avec une éthique coloniale associant domination et protection. Sir
Herbert Samuel, dans une lettre à Ronald Storrs, écrite à la veille de sa
nomination au poste de Haut-Commissaire civil en Palestine, parle de
« traiter la population arabe avec une absolue justice » et « d’adopter
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 163
2. On l’a bien vu en novembre 1918 lorsque Ronald Storrs aurait diffusé en Palestine
« par erreur » une copie de la déclaration franco-britannique qui promettait l’établissement
au Moyen-Orient de gouvernements représentatifs sans citer la Palestine. Sur ce point, voir
[Picaudou, 2003, p. 64].
3. La bibliographie est abondante sur le patronage britannique de l’arabisme au
tournant de la Première Guerre mondiale. Citons notamment : [Fromkin, 1989 ; Kedourie,
1978 ; Tibawi, 1978 ; Picaudou, 1992].
4. Ce point sera développé plus longuement ci-dessous.
164 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
médiation, le contact avec la société arabe ou, plus exactement, avec les
différentes communautés arabes. C’est avec l’appui des Britanniques
que s’organise à Jérusalem, dès novembre 1918, la première
association islamo-chrétienne, destinée à leurs yeux à constituer le
pendant de la commission sioniste, mais qui entérine de fait une vision
communautariste de la société tout en consacrant le rôle politique des
notables. Jusqu’en 1933 au moins, les notabilités arabes seront à la fois
les dirigeants d’un mouvement national palestinien en formation et les
interlocuteurs autorisés des Britanniques et il faudra attendre 1936, la
grève, puis la révolte rurale, pour qu’intervienne une rupture décisive
entre les Britanniques et les élites arabes [Porath, 1977].
En matière religieuse, plus encore qu’en matière sociale, c’est la
préservation du statu quo qui dicte la politique britannique dans une
Palestine pensée alors comme la Terre sainte des trois monothéismes.
Dans sa proclamation aux habitants de Jérusalem, le 11 décembre
1917, le général Allenby ne manque pas de promettre « de respecter les
intérêts de toutes les religions dans la ville sainte » [Wasserstein, 1991,
p. 2]. L’article 14 de la charte du mandat prévoit la mise en place d’une
commission pour « étudier, définir et régler tous les droits et réclama-
tions concernant les Lieux saints ainsi que les différentes communautés
religieuses en Palestine » [Laurens, 2002, p. 28]. Or la commission n’a
jamais vu le jour en dépit de négociations entre les puissances : en
réalité, la France, qui avait officiellement perdu à San Remo son
protectorat sur les catholiques, entendait s’assurer au moins la
présidence de la sous-commission chargée des Lieux saints chrétiens ;
le Vatican plaidait pour une commission permanente des Lieux saints ;
les Britanniques, quant à eux, n’entendaient pas tolérer une quelconque
forme d’ingérence dans l’administration du mandat. Ils furent de fait
les seuls responsables de la préservation du statu quo ante.
C’est à ce titre qu’ils se trouvent confrontés, en 1928, à la délicate
affaire du Mur des Lamentations (Burâq pour les musulmans), qui sera
à l’origine des émeutes antijuives de 1929. À diverses reprises, au
cours des années précédentes, en 1922, 1923 et 1925, les autorités
religieuses musulmanes ont protesté auprès de l’administration
britannique contre les atteintes au statu quo imputables aux fidèles juifs
qui tentaient de laisser près du Mur, de manière permanente, du
matériel cultuel. Selon le statu quo qui prévaut depuis la période
ottomane, et en l’absence de commission des Lieux saints, le Mur, tout
comme le quartier des Maghrébins qui s’étend à ses pieds, appartient
aux musulmans qui doivent en permettre le libre accès aux fidèles juifs 5.
5. Il convient de préciser que les musulmans sont alarmés par les diverses tentatives
faites par des juifs ou par des organismes sionistes pour acheter le Mur et la zone qui
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 165
l’entoure : Lord Rotschild avant la Première Guerre mondiale, Weizmann en 1918, puis
l’Exécutif sioniste en 1926.
6. Nous reviendrons ci-dessous sur cet organe communautaire créé par les
Britanniques pour assurer aux musulmans de Palestine la gestion autonome de leurs
affaires religieuses.
7. Outre la protestation des juifs, se posait un autre problème, celui de savoir si la
question relevait du Service des Antiquités, au titre du patrimoine, ou du Conseil
musulman suprême, au titre des affaires religieuses musulmanes. C’est la deuxième
position qui l’emportera.
166 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Palestine pour le plus grand bien de tous ses habitants n’a rien de très
nouveau, l’abandon explicite de toute idée de majorité politique juive
dans le pays pourrait en revanche remettre en cause l’objectif même du
projet sioniste.
C’est au lendemain des émeutes du Mur de 1929, qui dissipent les
dernières illusions d’une coexistence judéo-arabe, que s’impose avec
une force nouvelle la nécessité de prendre en compte l’hostilité arabe.
La commission d’enquête Shaw, contrairement à ses termes de
référence initiaux qui lui enjoignaient de ne traiter que « des causes
immédiates » des troubles, établit, dans son rapport de mars 1930, un
lien entre le pogrom antijuif et l’accumulation des frustrations arabes
face aux pressions croissantes du sionisme. Dès lors, le haut-
commissaire, Sir John Chancellor, convaincu que la sécurité dépend
des concessions faites aux Arabes, prône un « changement de
politique ». Le rapport Hope-Simpson, commandité pour faire le bilan
de la situation foncière, critique lui aussi une politique qui a porté
atteinte aux intérêts arabes. Il souligne notamment la nécessité de
prendre en compte le chômage arabe pour déterminer « la capacité
d’absorption économique du pays » et se montre préoccupé par le déve-
loppement d’une « classe de cultivateurs arabes sans terres ».
L’ensemble des mesures qu’il préconise conduirait en réalité au gel du
Foyer national dans son état de 1930. De fait, le Livre Blanc de Lord
Passfield, en octobre 1930, propose des concessions sur l’immigration
et les ventes de terres.
Nous sommes ici au cœur du dilemme fondamental de la puissance
mandataire en Palestine qui pourrait se formuler de la manière
suivante : si le patronage du sionisme fonde la légitimité de la présence
britannique, c’est bien le consentement de la société arabe qui peut,
seul, en garantir la stabilité, et la hantise de la violence arabe apparaît
comme l’une des contraintes majeures qui pèse sur la politique
britannique.
Face aux velléités des Anglais d’infléchir leur politique, les dirigeants
sionistes répondent par un effort sans précédent de lobbying à Londres
auprès de la classe politique, du Parlement, de la presse. Selon eux, la
politique du Livre Blanc de 1930, en remettant en cause l’engagement
Balfour, porterait atteinte aux fondements du mandat et en menacerait la
légitimité même. Dans un geste délibérément dramatisé, C. Weizmann et
Félix Warburg vont jusqu’à démissionner de la direction de l’Agence
juive, refusant de cette façon de poursuivre leur collaboration avec le
gouvernement britannique dans sa mission de mandataire de la Société
des nations. Par ailleurs, une lettre publiée dans le Times du 4 novembre
1930 interroge la légalité même du Livre Blanc au point de proposer de
168 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
8. C’est Anthony Eden qui est alors à la tête du Foreign Office dont le département
Moyen-Orient est dirigé par Georges Rendel.
170 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
10. À la mort de Kamel al-Huseynî en mars 1921, des élections sont organisées selon
la procédure ottomane qui prévoyait que le mufti devait être élu par un collège composé
des principaux ulémas, ainsi que des membres du conseil municipal et du conseil adminis-
tratif central, même si ce dernier n’existait plus. Ce collège procédait au classement des
candidats et le mufti était généralement choisi parmi les trois premiers classés. La
campagne de 1921 se déroule dans une grande tension et oppose les partisans du Cheikh
Jarallah, parmi lesquels la famille Nachachibi, à ceux d’Amîn al-Huseynî, le demi-frère de
Kamel. Pour les uns, Amîn n’étant pas un savant religieux diplômé d’une prestigieuse
université théologique ne saurait prétendre à la charge de mufti. Pour les autres, la
candidature de Jarallah est un « complot sioniste » qu’il faut déjouer. Arrivé en tête du
scrutin, Jarallah sera convaincu de se retirer au profit d’Amîn al-Huseynî qui, récemment
amnistié après sa participation aux émeutes d’avril 1920, apparaît comme le candidat du
Haut-Commissariat auquel il a donné des assurances quant au déroulement dans le calme
des fêtes du Nabi Mousa.
172 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
11. C’est aussi dans ce cadre que se place la proposition de Wauchope d’organiser des
conseils consultatifs dans les deux communautés comme préalable à la réunion d’un futur
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 173
conseil consultatif national. Cette initiative s’inscrivait toutefois aussi dans le souci de
réconcilier les deux communautés au lendemain des émeutes de 1929.
12. Même si juifs et chrétiens resteront surreprésentés en dépit de protestations
récurrentes des milieux musulmans.
13. Mais il faut préciser que l’administration mandataire gère de fait le seul secteur
éducatif arabe dans la mesure où l’éducation des milieux juifs est largement prise en
charge par les institutions du yichouv. Antonius, qui a obtenu ce poste en 1921, le perdra
toutefois dès 1927 au profit du Britannique James Farell et en concevra une profonde
amertume [Wasserstein, 1991, p. 187].
174 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
décalage qui existe dans la nature des politiques menées à l’égard des
deux communautés nationales en Palestine, en fonction d’un jeu
complexe de présupposés et de contraintes. Ainsi, la deuxième
obligation du mandataire consistait, nous l’avons dit, à doter le pays de
libres institutions de gouvernement dans le cadre d’une unité politique
et dans le respect des exigences de justice à l’égard de toutes les
populations. Or la nature de ces exigences de justice était comprise très
différemment selon les groupes concernés. À l’égard de la communauté
juive, il s’agissait d’appuyer le processus de construction nationale et
cette obligation conditionnait la légitimité même de la présence
britannique en Palestine. À l’égard des populations arabes autochtones,
il s’agissait seulement de garantir leur protection et de préserver leurs
droits, politique qui conditionnait la stabilité de la domination
britannique. C’est dans ce décalage, aggravé par la prise en compte des
dimensions internationales du problème de la Palestine, que réside
finalement la principale cause de l’absence de consensus dans la classe
politique britannique sur le meilleur moyen de pérenniser sa
domination sur le pays, ce qui reste l’objectif ultime de Londres.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Government and the Arab-Jewish Conflict 1917-1929, Basil Blackwell,
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WEIZMANN C. (1949), Triol and Error, Hamish Hamilton, Londres.
8
Joëlle Allouche-Benayoun
ASPECTS HISTORIQUES
1. Cf. chapitre VII « Vues d’ensemble » (p. 303) : « C’est le judaïsme, en supposant que
la Kahina fût juive, qui sur le plan doctrinal s’est heurté à la religion nouvelle et lui a victo-
rieusement résisté, puisque les communautés juives autochtones ont subsisté jusqu’à nos
jours, alors que les chrétientés autochtones finissaient de disparaître à la fin du XIIe siècle. »
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 181
Pour les quelques grandes familles juives d’Alger qui ont fait
fortune dans le commerce international, Marseille est, dès le XVIIIe
siècle, un relais important dans le commerce du blé. Ces négociants
juifs servent d’intermédiaires dans le rachat des captifs chrétiens,
parlent français, envoient leurs fils en France et en Italie. Les contacts
se multiplient, y compris au niveau diplomatique, avec le consulat de
France : certains sont sous sa protection. Après les pogroms d’Alger, en
1805, plusieurs familles juives d’Algérie s’installent à Marseille. En
contact avec les Juifs de France, émancipés depuis la Révolution
française (1791), soit quarante années auparavant, ces Juifs d’Algérie
subissent leur influence et aspirent à la même condition. Aussi accueil-
leront-ils favorablement l’arrivée de la France en Algérie.
Pour comprendre l’ascendant de la France sur la grande masse des
Juifs d’alors, peut-être faut-il aussi, comme le rappelle Richard Ayoun,
insister sur ce qu’il nomme leur « rencontre sentimentale ». Le profond
mysticisme des Juifs d’Algérie leur fait réinterpréter la venue des
Français à la lumière de la sentence du grand rabbin Ribach (lui-même
expulsé d’Espagne, après que sa famille l’ait été du Languedoc, auquel
elle resta très attachée), prononcée quatre siècles auparavant : « le verbe
de Dieu arrive de France ». Malgré les appréhensions des débuts de la
colonisation, serait-elle une providence pour « Israël » ? Serait-ce un
dessein de Dieu qui les libérerait tant du joug des musulmans (aux
Arabes étaient venus s’ajouter les Turcs) que de la terreur espagnole,
permanente dans les villes côtières ?
D’autant que, dès l’acte de capitulation d’Alger de juillet 1830, la
France proclame l’égalité de tous les indigènes, et garantit leur liberté
de culte et de travail : pour la première fois de leur histoire, les Juifs
d’Algérie étaient traités sur un pied d’égalité avec les musulmans, qui
les avaient tolérés comme minorité parmi eux, mais à condition qu’ils
leur soient inférieurs.
La France, qui avait reconnu l’existence d’une nation juive en
Algérie, ne pouvait maintenir ce paradoxe, alors que le processus de
l’émancipation des Juifs en métropole reposait sur la négation même du
concept de nation pour les Juifs. Rappelons que les Juifs, en France,
n’avaient pas été insérés sur une base communautaire, mais bien sur le
credo en l’intégration individuelle. Pendant la Révolution française,
c’est le comte de Clermont-Tonnerre qui proclamait : « Il faut tout
refuser aux Juifs en tant que nation, et tout accorder aux Juifs en tant
qu’individus. Il faut méconnaître leurs juges, ils ne doivent avoir que
les nôtres… il faut qu’ils soient individuellement citoyens. »
Tels sont, en résumé, les principes et l’idéologie de l’émancipation
des Juifs de France. Or, ces communautés dont hérite la France
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 183
4. Lui-même, par ailleurs, déjà possesseur de renseignements sur cette population par
les officiers et soldats juifs qui servaient dans l’armée d’Afrique, par les voyageurs qui
commençaient à sillonner le pays.
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 185
5. Voir note 4.
6. À Alger, une douzaine de petites synagogues sont détruites : outre la réorganisation
de la ville, l’idée est de limiter les lieux de culte juifs pour mieux surveiller les fidèles et
contrôler les recettes du culte.
7. Des écoles sont créées pour les filles et les garçons où, à côté d’un enseignement
religieux juif, doit être développée l’étude de la langue française. Dès 1834, tous les obser-
vateurs soulignent la présence d’enfants juifs à l’école. En 1836, on trouvera 140 garçons
juifs et 90 fillettes juives scolarisés et seulement 40 garçons musulmans. Les débuts de la
scolarisation avaient été confiés aussi à des congrégations religieuses : face aux tentatives
de conversion, les parents retirèrent leurs enfants de ces écoles.
186 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
8. Voir note 4.
9. « Les soldats et les officiers de l’armée d’Afrique ne se rendirent pas compte de quel
poids pesaient sur eux des siècles d’oppression et d’avilissement ; et la littérature militaire
est beaucoup plus dure, à tout le moins plus méprisante à l’égard des Juifs que des Arabes »
[Julien, 1975, p. 13].
10. Ces derniers méprisaient généralement les « indigènes », tous les indigènes. Et
donner la nationalité française à une partie d’entre eux, qui plus est la plus méprisée,
pouvait préfigurer d’étendre ce droit à tous : ce qu’ils refusaient.
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 187
11. Les Juifs étaient tiraillés entre statut personnel et statut civil, les affaires qui les
divisaient quant aux successions, aux mariages etc. encombraient les juridictions civiles
puisque les tribunaux rabbiniques ne pouvaient plus les traiter tout en continuant à le faire.
12. Il fait partie de ces « hommes de Gambetta, juifs venus du sud » [Cabanel, 2004].
188 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
1866, sur une population totale de 2 650 000 musulmans et de 226 000
Européens » [Winock, 2004, p. 68-69]. Ces mutations ne se firent pas
sans heurts. Alors que les Juifs de France les regardaient avec condes-
cendance, les Juifs d’Algérie acceptaient fort mal leur emprise. Et plus
d’un rabbin formé en France a dû abandonner son poste, las du rejet des
fidèles et de leurs préférences pour les rabbins locaux. Les conflits
furent fréquents et la population manifestait peu de sympathie pour ces
Juifs qui leur semblaient si peu juifs et qui se permettaient de leur
donner des leçons. Pour les Juifs d’Algérie, la France, entité abstraite
et idéalisée, les avait libérés et ils l’aimaient. Leurs rapports avec leurs
coreligionnaires de France qui s’étaient donnés pour mission de les
« civiliser » furent, eux, plus ambivalents 13.
Le processus vers la citoyenneté pleine et entière s’accélère après la
visite de Napoléon III en Algérie en 1860. Le senatus-consulte de 1865
ouvre la possibilité d’acquérir la nationalité française à tous les
indigènes, musulmans et Juifs. « Sujets » français, les uns et les autres
restent exclus de l’exercice des droits civils et politiques réservés aux
citoyens. Sans leur accorder collectivement la citoyenneté française, la
loi permet de la solliciter individuellement, mais à condition de
renoncer à son statut personnel. Concrètement, le maintien et la recon-
naissance du statut personnel (mariages, divorces, polygamie, lévirat,
héritages) portaient de fait la reconnaissance juridique d’une
communauté et d’individus définis juridiquement et politiquement par
leur appartenance religieuse, dans un système juridique français qui
n’entend connaître en principe que l’individualisme républicain : cette
politique était une façon d’exclure de la citoyenneté 14. Le statut
personnel était un marqueur de la différence entre les colonisateurs,
citoyens, et les colonisés, en l’occurrence les Juifs, sujets d’une
communauté religieuse. Et la situation coloniale faisait émerger à
nouveau cette notion ambiguë de « communauté juive », que les révo-
lutionnaires avaient abolie.
La loi n’eût guère de succès : seuls 144 Juifs acquirent alors la
citoyenneté française entre 1865 et 1870. De fait, la procédure est
longue et compliquée pour cette population qui, dans son ensemble,
malgré l’amélioration notable de ses conditions de vie, est loin d’être
encore alphabétisée en français. En outre, comme le souligne Michel
Abitbol, « contrairement à leurs coreligionnaires de France qui
n’avaient pu bénéficier de la liberté de culte qu’après leur émancipa-
tion, eux-mêmes en avaient toujours joui », et la nouvelle loi allait
décret sur les masses arabes et des mouvements antijuifs dont ce sera
désormais le principal cheval de bataille. Maintenu, il fut — concession
à ces mouvements — assorti de la clause de l’indigénat qui excluait de
son bénéfice les Juifs venus des pays limitrophes.
CONCLUSIONS
C’est donc au terme d’un processus qui avait commencé dès 1830
et qui s’inscrit pleinement dans les mouvements d’émancipation du
XIXe siècle que les Juifs d’Algérie devinrent citoyens français.
Après avoir été pendant des siècles des sujets dominés par les
Arabes et les Turcs, tout en leur étant proches par leurs mœurs,
citoyens, ils se trouvaient désormais dans une communauté de destin
avec les pieds-noirs, ces colons venus de France, mais aussi d’Europe
du Sud, qui pour la plupart les haïssaient. Plus nombreux au moment
du décret (environ 35 000) que « les Maltais (10 600), et les Italiens
(16 600), moins nombreux que les Espagnols (58 500), ils formaient un
groupe à part, à base ethnique et religieuse, socialement hétérogène et
décidément convaincu que son avenir était lié à celui de la patrie
française. Ils étaient en butte à l’hostilité des divers groupes de
l’Algérie coloniale aussi bien que de la communauté musulmane »
[Stora, 2003, p. 17-29], le décret Crémieux ne cessera de leur être
contesté par les colons antisémites 21 qui surent, à plusieurs reprises,
utiliser les frustrations des masses musulmanes contre eux (par
exemple, en 1934, au moment du pogrom de Constantine). Mais aucun,
parmi eux, qui affectaient de considérer le décret Crémieux « injuste »
envers les musulmans, ne réclama jamais d’étendre les bénéfices de la
citoyenneté à ces mêmes musulmans dans un but de justice, alors que,
de fait, de 1870 à l’entre-deux-guerres, « les Algériens musulmans ont
reproché aux Français de n’avoir pas étendu le décret Crémieux à
l’ensemble de la population indigène » [Stora et Daoud, 1995].
Accusés d’être « des capitalistes opprimant le peuple, […]
l’écrasante majorité d’entre eux est pourtant très pauvre : il y a, à la fin
du XIXe siècle en Algérie, 53 000 Juifs dont environ 11 000 sont des
prolétaires subvenant aux besoins de 33 000 personnes, soit environ
44 000 Juifs dans l’indigence 22 » [Stora, 2003,]. L’antisémitisme
21. Cf. L’Algérianiste, n° 84, 1998 : « C’est à Paris et non à Alger que s’est toujours
décidée la politique algérienne, à commencer par ce décret inique, énorme de maladresses,
très lourd de conséquences : le décret Crémieux. » (c’est nous qui soulignons). Cent vingt-
huit ans après sa promulgation, trente-six ans après l’indépendance de l’Algérie, les pieds-
noirs ne désarment pas dans leur rejet du décret Crémieux.
22. Voir note 21.
192 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
général Giraud en mars 1943 25. Et ils feront partie des soldats de cette
Première Armée commandée par de Lattre de Tassigny, qui débarque
en Provence en 1944 pour libérer la France occupée.
Non-dits de la puissance coloniale, les Juifs d’Algérie ont été dans
un premier temps instrumentalisés par celle-ci, qui avait besoin de leurs
votes, et par les Juifs de France, à qui ils rappelaient un passé honni
trop proche. Mais ils se sont progressivement transformés,
abandonnant sans regret leur statut de dhimmis méprisés et humiliés en
terre d’islam. Ils ont passionnément épousé la France, se considérant
« Français à part entière », alors qu’ils n’étaient peut-être pas
considérés comme des Français tout à fait légitimes par des groupes
entiers des pouvoirs en place 26.
La francisation accélérée qu’ils ont subie d’abord, ils l’ont
fièrement revendiquée après. Tout cela a fait d’eux des êtres « dedans
et dehors ». Un peu comme se sont définis Albert Memmi au début de
La Statue de sel, qui parle de malaise existentiel 27, ou Jacques Derrida
qui, dans le Monolinguisme de l’autre, évoque un « trouble de
l’identité 28 ».
Et contrairement à certains Juifs ashkénazes, ou certains Juifs
originaires de Tunisie ou du Maroc, il n’y a pas chez eux de nostalgie
des racines qui s’exprimerait à travers la recherche d’une identité
« judéo-algérienne ». Ils sont Français, et Français malgré tout. Ils ont
vécu la perte de la nationalité française entre 1940 et 1943 comme une
amputation, une Injustice majeure. Et, pourtant, malgré l’antisémitisme
ambiant, malgré Pétain, malgré tout, les Juifs d’Algérie continueront de
musulmans qui en conclurent que l’on ne pouvait faire confiance à un pays qui pouvait
trahir ceux qui l’avaient suivi.
25. Giraud abrogea à nouveau le décret pour ne pas « rallumer les dissensions parmi
les indigènes, l’Arabe sur sa terre, le Juif dans son échoppe » et de Gaulle ne le rétablit
qu’au bout d’un an, sous la pression conjuguée des résistants, des notables juifs de France
et des Juifs américains.
26. Pour preuve ? L’abrogation du décret Crémieux, qui leur ôte leurs droits (et
devoirs) de citoyen, soixante-dix ans après les avoir acquis, et ce, sans émotion particu-
lière des « forces vives de la nation ». Pour preuve encore ? Les projets, avortés, du général
de Gaulle et de certains de ses conseillers, en 1960-1962, de les empêcher de s’installer en
France après l’indépendance de l’Algérie, soit en les maintenant sur place, afin qu’ils
servent d’intermédiaires entre les Français et les Algériens, soit en facilitant leur installa-
tion en… Argentine [Peyrefitte, 1994].
27. « Je suis de culture française, mais Tunisien, je suis tunisien, mais juif, c’est-à-dire
politiquement, socialement exclu, parlant la langue du pays avec un accent particulier, mal
accordé passionnellement à ce qui émeut les musulmans ; juif, mais ayant rompu avec la
religion juive et le ghetto, ignorant la culture juive » [cité par Hagège et Zarka, 2001, p. 26].
28. « J’étais très jeune à ce moment-là (en 1943), je ne comprenais sans doute pas très
bien ce que veulent dire la citoyenneté et la perte de la citoyenneté. Mais je ne doute pas
que l’exclusion de l’école, assurée, elle, aux jeunes français, puisse avoir un rapport avec
ce trouble de l’identité » [Derrida, 1996].
194 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
29. Les Juifs devenus Français se singularisèrent par leur appui constant aux partis de
gauche et aux tentatives visant à égaliser le statut des musulmans.
30. Certains de ces derniers, dans des publications universitaires parues en 1999 en
Algérie, continuent d’entonner le chant de la trahison des Juifs d’Algérie qui choisirent la
France laïque plutôt que l’Algérie musulmane en 1962 [Mana, 1999 ; Chenouf, 1999].
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 195
Anna Bozzo
2. Avant la loi républicaine qui a naturalisé automatiquement les fils d’étrangers nés
en Algérie, la politique à l’égard des étrangers avait été fluctuante, voire contradictoire,
entre la volonté d’empêcher qu’ils fassent concurrence aux Français et le désir de renfor-
cer les assises de la colonisation [Verdès-Leroux, 2001, p. 204-205].
3. Avec la loi du 24 juin 1889 sur la naturalisation des étrangers, ils devinrent fran-
çais en deux générations, car leurs enfants nés en Algérie obtinrent automatiquement la
citoyenneté française.
200 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
8. Dans un seul cas, elles la trouveront, mais portée à son extrême, lors de la mise en
place du système dit « des rattachements » administratifs, en vigueur de 1881 à 1896
(voir infra). Mais ce système, qui reliait chaque service préfectoral au ministère compé-
tent, sera assez rapidement abandonné pour un retour à la centralisation des pouvoirs entre
les mains du Gouverneur général.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 203
les imputer moins aux acteurs qu’aux historiens. Car, dans notre cas,
l’histoire de la relation entre la France et l’Algérie est parsemée de
tabous majeurs et d’embûches idéologiques résistantes. Une incursion
dans l’historiographie nous montre que le travail des historiens a
rencontré bien des impasses, même s’il ne s’est jamais arrêté.
9. Cela a paru évident lors des entretiens d’Auxerre de novembre 2004. Cf. les Actes
du colloque in [Baubérot et Wiewiorka, 2005].
204 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
10. À commencer par la pétition de l’émir Khaled en 1924. Cf. l’article de Raberh
Achi dans ce même volume « Les apories d’une projection républicaine en situation colo-
niale : la dépolitisation de la séparation du culte musulman et de l’État en Algérie ».
11. Cf. l’article de Joëlle Allouche-Benayoun dans ce même volume.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 205
Mais on peut constater qu’ils ont trop souvent ignoré, voire censuré,
tout ce qui concernait les relations avec l’Autre, comme par ailleurs
l’avait fait à leur égard l’historiographie nationaliste officielle en noir
et blanc des ténors du nouvel État algérien indépendant.
La tendance historiographique actuelle nous invite à combler cette
lacune : par de nouvelles recherches, en « revisitant » au besoin cette
historiographie si abondante et riche, souvent oubliée ou ignorée, et en
dévoilant ses non-dits 12.
Il faut dire que la société coloniale franco-algérienne représente,
dans l’histoire contemporaine, un exemple unique parmi toutes les
typologies coloniales connues : ni simple colonie d’exploitation, ni
colonie de peuplement seulement, l’Algérie est tout cela à la fois. Il
s’agit pour l’historien de démonter les mécanismes de domination sur
les esprits que les différents pouvoirs ont su créer et entretenir, avec la
soumission passive chez les plus démunis, les stratégies d’ascension
sociale individuelle parmi les couches qui ont su profiter de la présence
française, un état d’esprit « subversif » chez la majorité de la popula-
tion, ce qui a alimenté le cercle vicieux de la contestation et de la
répression.
Il conviendrait maintenant d’étudier la société coloniale dans son
ensemble, les dynamiques d’intégration et d’acculturation qui l’ont
traversée, les relations qui se sont nouées dans le quotidien entre les
individus et les groupes, les compromis qui se sont installés au sein
d’une même famille entre deux modes de vie diamétralement opposés,
les réactions des autochtones face aux institutions que les maîtres du
pays ont mis en place, aménagées, transformées, selon les besoins de
l’heure. On sait que le premier objectif a été d’encadrer la population
d’origine européenne et de favoriser son essor, après avoir créé les
conditions de son emprise sur les meilleures terres et, en général, sur les
ressources du pays, qu’elle avait pu accaparer et exploiter grâce à une
législation faite sur mesure pour elle 13. En second, il s’agissait de
contrôler, de contenir ou de briser la société autochtone, afin de ne pas
compromettre le premier objectif. C’est dans ce contexte qu’a pris
naissance un vigoureux mouvement de résistance, pris en compte depuis
quarante ans par les historiens, et que l’ouverture de certains dossiers de
la guerre d’Algérie — ce qu’on appelait pudiquement les « événements »
— a révélé beaucoup plus tard à l’opinion publique et aux médias.
12. Dans le sens indiqué par François Furet dans son intervention dans un colloque qui
a fait date sur la méthodologie des sources pour une histoire décolonisée [Berque et
Chevallier, 1974].
13. Sous la IIIe République, les lois foncières de 1873, 1887, 1897, créées pour
impulser la colonisation [Ageron, 1968].
206 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
LA POLITIQUE « INDIGÈNE »
IIe République 17. Ces medersas, qui dispensaient à titre gratuit l’ensei-
gnement des sciences islamiques traditionnelles (le Coran, le fiqh, la
théologie), mais aussi du français, avec des éléments d’histoire (« nos
ancêtres les Gaulois »), de géographie et d’arithmétique, devaient servir
au recrutement du personnel pour le culte et la justice musulmane, ainsi
que pour d’autres fonctions administratives secondaires. Les medersas
répondaient aussi à une autre préoccupation, celle de façonner des
esprits dociles, reconnaissants à la France pour ses bienfaits [Bontems,
1976]. Dans la même logique, au tout début du Second Empire, en
1851 18, on procéda à une véritable fonctionnarisation du culte
musulman : muftis, imams, moudarris, mouazzims, hazzabs, jusqu’aux
balayeurs affectés à chaque établissement, constituaient autant
d’échelons administratifs, où chaque fonction était rétribuée propor-
tionnellement à son importance hiérarchique. Ces emplois furent très
recherchés, surtout pendant la famine de 1865-1867 et durant les
périodes de crise économique. Le recrutement de ces « clercs » se
faisait exclusivement parmi les diplômés des medersas, qui furent réor-
ganisées à plusieurs reprises, notamment sous la IIIe République. La
dernière réorganisation fut celle préconisée par Émile Combes en 1894,
dans le cadre de la « Commission sénatoriale chargée d’examiner les
modifications à introduire dans la législation et dans l’organisation des
divers services de l’Algérie », connue comme la « Commission des
Dix-huit ». C’est en tant que membre de cette Commission, voulue et
guidée par Jules Ferry, qu’il se rendit en Algérie en 1893 et, sur la base
de cette expérience, il devint, comme Jules Ferry, un partisan
convaincu de la « mission civilisatrice de la France » à travers
« l’éducation des indigènes ». Les medersas pouvaient devenir, selon
lui, l’instrument d’un régime concordataire : la France devait essayer de
créer un islam gallican, comme elle avait su le faire avec l’Église
catholique romaine 19.
25. Toutefois, les chrétiens et les juifs reçoivent des indemnités à titre divers, entre
autres la « prime coloniale ». Elles ne seront pas supprimées lors de l’entrée en vigueur de
la loi sur la séparation de 1905, appliquée à l’Algérie en 1907.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 211
ASSIMILATION ET ASSOCIATION
Le débat qui eut lieu en métropole, à la fin du XIXe siècle et dans les
premières décennies du XXe siècle, sur les moyens que la République
aurait dû se donner pour remplir sa mission civilisatrice en Algérie 26,
ne sera évoqué ici que rapidement. Ce débat opposait les partisans de
l’assimilation (terme ambigu qui désignait soit l’intégration totale des
territoires algériens à la plus grande France, soit la conquête des
esprits et leur acquisition aux valeurs républicaines) aux partisans de
l’association, même si, dans la pratique, les deux modes de gouverne-
ment se trouvaient souvent mêlés selon les convenances du moment
définies par les gouverneurs en place. Or, ce débat est de la plus grande
importance pour décrypter les contradictions de la politique religieuse
de la IIIe République.
Les thèses assimilationnistes prévoyaient comme but ultime l’appli-
cation progressive, mais intégrale, de la législation française (selon une
conception qui voyait l’Algérie comme une prolongation de la Mère
patrie, avec un seul parlement — celui de Paris —, un système fiscal
unifié, l’union douanière, dans la perspective d’un seul statut pour toute
la population). Cet objectif devait être atteint à travers l’extension
progressive de l’instruction publique à la masse « indigène » (j’utilise
cet adjectif entre guillemets, l’empruntant aux auteurs et acteurs de
l’époque). Cette vision optimiste des choses était celle de Jules Ferry,
Émile Combes et de la Commission des Dix-huit : il suffisait de
dénoncer le colonat, ses conduites outrancières et ses injustices vis-à-
vis des « indigènes », et d’appeler à « travailler au rapprochement, à
l’assimilation du vainqueur et du vaincu ». Pour Combes, le meilleur
moyen d’y parvenir était « une instruction commune qui amène inévi-
tablement l’union des esprits et des cœurs, par la communauté des idées
et des sentiments » [Combes, 1956, introd. Sorre, p. XI]. Les partisans
de l’assimilation, des républicains progressistes pour la plupart, se
heurtèrent à l’opposition farouche du colonat, toutes tendances
confondues ; ils semblent d’ailleurs ne pas avoir tenu compte de la
présence d’un noyau dur de colons qui n’étaient pas prêts à perdre leurs
privilèges et à se laisser « noyer » dans la masse par l’application de la
loi du nombre. Le chef de file et principal théoricien de cette tendance
était Arthur Girault 27.
26. Cf. l’article de Pierre-Jean Luizard dans ce même volume « La politique coloniale
de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie ».
27. Son ouvrage Principes de colonisation et de législation coloniale connut cinq
éditions de 1895 à 1931.
212 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
28. Gouverneur général en Indochine de 1911 à 1919, ministre des Colonies de 1920
à 1924. Son livre La Mise en valeur des colonies françaises (1922) ne séduisait plus les
élites colonisées, désormais désenchantées, mais était destiné à entretenir le débat.
29. Cette conviction s’est forgée tout au long du XIXe siècle, comme le montre bien
Ageron [1978].
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 213
entendre leur voix comme étant celle de l’Algérie tout entière. Il y eut
toujours une constante dans leurs revendications : l’assimilation, quand
il s’agissait des charges, l’autonomie par rapport à la Mère patrie,
quand il s’agissait des profits.
La réalité est toujours très différente de la théorie. D’ailleurs, les
débats sur l’avenir des colonies à l’Assemblée nationale se déroulaient
souvent devant une assistance modeste, avec une Chambre semi-
déserte. Pour compliquer encore les choses, il s’avère que, dans le cas
algérien, ces deux formules, l’assimilation et l’association, avaient été
appliquées tour à tour au gré des intérêts du moment, et qu’elles coexis-
taient en fait dans la politique coloniale de la IIIe République. Le
maintien des territoires sous contrôle militaire aurait satisfait les
partisans de l’association, mais, avec l’arrivée en force de nouveaux
colons après 1871, les généraux des trois divisions (établis dans chaque
chef-lieu de département) se virent contraints de céder des parts
toujours plus importantes de leurs prérogatives à l’administration civile
relevant des trois préfectures, ce qui répondait aux exigences d’enca-
drement d’un noyau organisé de population d’origine européenne, si
petit fût-il.
Le conflit latent et la concurrence entre autorités civiles et
militaires, amorcés sous la IIe République et qui se poursuivirent sous
le Second Empire, restèrent une constante sous la IIIe République.
Quoi qu’il en soit, il est clair que les républicains voyaient la colonie
non comme un dominion, mais comme une partie intégrante de la plus
grande France, ne réservant à la population « indigène » qu’un
traitement spécial, comme le montre le maintien du Code de
l’Indigénat jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Les rattachements avaient été abolis depuis cinq ans, mais il est à
croire que l’administration continuait à fonctionner par habitude, si
bien que la loi de 1901 sur les associations sans but lucratif fut
appliquée intégralement à la colonie dans tous ses articles, sans
soulever de problèmes particuliers 30. En effet, au moment où cette loi
était promulguée en France, l’acculturation juridique en Algérie, avec
l’avènement de la IIIe République, était déjà un fait accompli. L’après-
1901, en Algérie comme en France métropolitaine, fut l’occasion de
30. Cette loi fut appliquée à l’ensemble de la population sans affrontements majeurs.
Au contraire, la loi de 1905 suscita de nombreuses discussions et polémiques dans la
presse française métropolitaine et algérienne : quatre années qui auront fait la différence !
214 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
31. Les archives nous apprennent que l’administration coloniale organisa des enquêtes
au niveau des trois préfectures, par exemple en 1904, pour faire le recensement des asso-
ciations nouvellement créées.
32. La loi prévoyait que toute association soit déclarée avec le dépôt des statuts en
double exemplaire à la préfecture ; ce qui nous a permis d’en retrouver beaucoup dans les
archives de la wilaya de Constantine.
33. Elles seront une multitude dans l’entre-deux-guerres. Une étude, restée inédite,
que nous avons menée sur la ville de Constantine dans les archives de la wilaya (ancienne
préfecture) a permis d’en recenser des centaines.
34. La toute première étude de Charles-Robert Ageron sur ce mouvement date de
1964 ; elle sera par la suite intégrée et améliorée dans sa thèse [Ageron, 1968].
35. Combes lui-même était de l’avis que cette loi n’était pas applicable à l’islam
algérien, s’étant forgé cette conviction lors de son voyage en Algérie avec la Commission
sénatoriale dite des Dix-huit, en 1893 [Bozzo, 2005].
36. Cf. décret du 9 septembre 1907, portant application à l’Algérie de la loi de
séparation de 1905.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 215
CONCLUSIONS
avoir la majorité des sièges. Cela explique pourquoi les ulémas algériens ne réussirent
jamais à obtenir une majorité de voix nécessaire pour faire voter leur projet de loi portant
sur l’application de la loi de séparation à l’islam algérien.
218 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
43. Les exemples abondent, révélés dans les archives, inépuisables, du CAOM d’Aix-
en-Provence, notamment pour le département de Constantine.
220 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ABBAS F. (1981, 1ère éd. 1931), De la colonie vers la province. Le Jeune Algérien,
Garnier, Paris.
AGERON C.-R. (1964), « Le mouvement Jeune-Algérien de 1900 à 1923 », in aa.
vv., Études maghrébines. Mélanges Charles-André Julien, PUF, Paris, p.
217-243.
— (1968), Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), PUF, Paris.
— (1969), Histoire de l’Algérie contemporaine, PUF, coll. « Que sais-je ? », Paris.
— (1972), Politiques coloniales au Maghreb, PUF, Paris.
— (1978), France coloniale ou parti colonial ? PUF, Paris.
BAUBÉROT et WIEVIORKA (dir.), 2005, De la séparation des Églises et de l’État à
l’avenir de la laïcité, Les Entretiens d’Auxerre, L’Aube, La Tour-d’Aigues.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 221