Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
DGSE
AU CŒUR
DE NOS SERVICES
SECRETS
Pour la première fois de leur histoire, les services secrets
français ont ouvert en exclusivité leurs portes au « Figaro
Magazine » pour une immersion exceptionnelle, en
France mais aussi sur le terrain à l’étranger. A la veille du
14 Juillet, les hommes et les femmes de l’ombre, qui ne
défileront pas sur les Champs-Elysées, lèvent un coin du
voile sur leurs activités clandestines.
PAR CHRISTOPHE CORNEVIN (TEXTE) ET JEAN-PIERRE REY (PHOTOS)
Le Centre de situation.
Chaque jour, près de
5 000 informations
sensibles convergent
vers ce QG opérationnel.
Sur les écrans, des
cartes animées donnent
la position des agents
dans le monde entier.
En lointaine banlieue parisienne, les « grandes Derrière les hauts murs d’enceinte de la « Centrale », boulevard Mortier Dans l’antre futuriste de la direction technique, images satellites, Service du contre-terrorisme, dans la « cellule Syrie ». Des
oreilles » des services spéciaux sont orientées à Paris, l’entrée principale est protégée de l’intérieur par des herses et photos et interceptions de communications cryptées enrichissent analystes suivent les mouvements djihadistes. Leurs comptes
vers l’Est et le Proche-Orient. des hommes en armes. le renseignement humain. rendus remontent jusqu’au chef de l’Etat.
Value Targets »), ont été « neutralisés » entre sep- 10 et 15 % de nos ressources d’ingénierie sont consacrées
tembre 2013 et avril 2014. « Avant, on faisait des fiches sur à ces contrôles. C’est le prix de la démocratie… »
al-Qaida, maintenant on traque et on neutralise », résume « Dans mon service, les gens ne font pas n’importe quoi,
Marc Pimond. martèle Bernard Bajolet, diplomate de guerre nommé à
Pour préciser encore l’information, la Centrale anime une la tête de la DGSE par François Hollande, dont il est
cellule télévisuelle qui surveille quelque 200 chaînes bien proche. Face aux nouveaux défis de la “cyberguerre”, la
spécifiques, comme al-Arabiya, Libya TV, Mauritania TV, montée en puissance de la direction technique était indis-
Russia Today, la télévision centrale nord-coréenne ou pensable. Amorcée depuis 2001, elle est comparable à la
encore des chaînes chinoises. « Nous récupérons les vidéos décision du général de Gaulle de doter le pays de l’arme stra-
d’otages, d’essais nucléaires et une somme de séquences tégique car elle garantit notre indépendance d’évaluation et
intéressant nos exploitants, explique Georges, assis devant des décisions politiques qui en découlent. »
une forêt d’écrans. Nous enregistrons aussi les défilés mili- La DGSE produit quelque 6 000 notes par an. Outre
taires de puissances hostiles pour décortiquer l’ordre proto- 2 350 « notes de renseignements » de deux ou trois pages
colaire dans les tribunes, identifier les hommes forts du liées à des événements très ciblés, de couleur jaune et
moment et ceux qui ne sont plus sur la photo de famille, signe estampillées « confidentiel défense », la Boîte a produit
d’une disgrâce ou d’une longue maladie… » Non loin, l’année dernière 457 « notes d’évaluation » de cinq pages
linguistes et scientifiques de la cellule Roso (Renseigne- environ, permettant un point de situation plus poussé,
ment d’origine source ouverte) explorent les entrailles du 222 « notes profils » passant au crible le parcours, la psy-
web, en particulier les 416 milliards de pages qui ne sont chologie, les addictions, la situation bancaire de dissidents
plus indexées par les moteurs de recherche. Grâce à des étrangers, de terroristes ou de chefs de services de rensei-
outils comme Wayback Machine, les agents français gnement adverses. Enfin, la DGSE établit tout au long de
pêchent des perles rares. « Sans jamais faire d’intrusion et l’année des « notes dossiers » épaisses de 25 pages, pour
en ne voyant que ce qui nous est légalement donné à voir, nous définir des stratégies de riposte face aux circuits de la pro-
exhumons les fréquentations passées d’une source poten- lifération nucléaire ou encore à la théorie maison des
tielle, les aspects gommés d’une personnalité sachant que « trois cercles d’al-Qaida ». Relue au laser, enrichie et fil-
l’on alimente 60 dossiers par an », explique en souriant trée par les analystes, les chefs d’équipes et autres stra-
Stéphane, jeune chef d’équipe. tèges de la direction du renseignement, cette passionnante
« Face à la problématique du big data, nous dénichons l’infor- prose estampillée par la DGSE est réservée à un cercle
mation pertinente dans un flot de données en langues plus ou ultrafermé de 131 « lecteurs » institutionnels issus de la
moins exotiques via le “multi-int” (intelligence), qui permet présidence de la République, de Matignon, des ministères
de capter des images, des messages et toutes les données pos- de la Défense, des Affaires étrangères ou encore de l’Inté-
sibles sur une même thématique », confie Patrick Pailloux, rieur. « En obtenant des informations cachées, originales et à
directeur technique de la DGSE, qui en profite pour rejeter forte valeur ajoutée qui décodent le monde, le Service est un
en bloc tout soupçon d’espionnite généralisée. « La légende précieux outil de réduction des incertitudes, car il évite à nos
selon laquelle nous écoutons tout le monde, à la manière d’une dirigeants d’être exposés à des surprises stratégiques, assure
NSA à la française, est aussi ridicule qu’impensable tant nos Bernard Bajolet. Notre force est d’investir, sur le temps long,
moyens sont sans rapport avec ceux des Américains, s’insurge des problématiques qui ne sont pas encore d’actualité, afin
cet ancien directeur de l’Agence nationale de la sécurité des d’en anticiper des conséquences sécuritaires pour la France. »
systèmes d’information (Anssi), X-Mines de formation.
Ensuite, rappelons que nos cibles sont par définition à l’étranger Le savoir-faire de la Boîte permet aussi de guider les cellules
et que nos règles déontologiques sont telles que les garde-fous de crise où, à proximité du directeur général, les agents les
s’imposent d’eux-mêmes. » plus pointus phosphorent dans des salles de verre jusqu’à
« Franchir la ligne jaune est impossible, car tout ce qui est obtenir des libérations d’otages. Tous les moyens priori-
collecté fait l’objet d’un process validé, renchérit François, taires leur sont accordés. Des cartes et des photos de barbus
ingénieur en électronique. Chaque recherche est tracée, couvrent les murs. Un castor empaillé, symbole de téna-
justifiée et authentifiée par l’agent qui laisse un numéro de cité, rappelle que les pistes peuvent s’effondrer comme de
matricule. La Commission nationale de contrôle des inter- fragiles édifices et qu’il faudra en reconstruire d’autres. « A
ceptions de sécurité (CNCIS) en vérifie le cadre légal : entre chaque point de blocage, nous inventons sans cesse un
NIVEAU MINIMUM 172 stages internes, baroques pour certains. Ainsi, lors des
cours de « tamponnage », où il s’agit d’éprouver les capa-
BAC + 4
cités à accoster un inconnu, les apprentis espions sont
« lâchés » dans Paris et doivent, sous l’œil d’un tuteur
expérimenté, se faire payer un verre par un couple
inconnu en moins de cinq minutes, se faire inviter dans un
appartement et apparaître au balcon en dix minutes, s’in-
nouvel angle de travail, car nous avons ordre de mettre sinuer une demi-heure montre en main dans l’intimité
l’imagination au pouvoir », confie Erwann, militaire de d’un groupe d’amis désigné au hasard. Dans l’atelier
44 ans spécialiste de l’Afrique. Au premier étage du Centre « désilhouettage », le stagiaire doit apprendre à changer
de situation (CS), une dizaine de volontaires expérimentés d’apparence en un temps record. Leur instructeur leur
gardent le lien avec les postes à l’étranger. En cas d’alarme, montre comment il rentre « déguisé » en islamiste radical
une corne de brume se déclenche, comme ce fut le cas pour - avec barbe, djellaba et keffieh – dans les toilettes d’un
la crise en Ukraine, l’affaire des otages de Boko Haram ou restaurant avant de ressortir douze minutes plus tard en
encore le coup d’Etat à Bangkok. Sur une carte animée, un étudiant au look casual, avec casquette et housse de guitare
voyant rouge peut s’allumer à tout instant, quand un des dans le dos. Dans l’atelier maquillage, les élèves appren-
200 officiers de renseignement géolocalisés à travers le nent à se faire des cicatrices en cire, à teindre un point de
monde déclenche sa balise de détresse. colle pour confectionner un grain de beauté, à jongler avec
les boucs et les perruques, à se coller un tatouage en forme
Pour mener à bien ses missions à spectre haut, la DGSE de rosace ou de toile d’araignée pour attirer l’œil. « Comme
sélectionne des profils « premium ». Niveau bac + 4 ou 5 au disait Houdini le prestidigitateur, la main qui s’agite cache
minimum, issus de grandes écoles de préférence, dont les toujours celle qui agit », sourit un officier. Lors des cours de
diplômés se pressent au portillon. A titre d’exemple, pas filature et de contre-filature, « Will » et son acolyte
moins d’une trentaine d’énarques sortis l’année dernière « JD », vieux briscards bodybuildés, initient leurs ouailles
de la promotion Jean-Zay ont fait acte de candidature. au b.a.-ba du « parcours de sécurité » permettant de
« Ensuite, 55 semaines de cours étalées sur trois ans sont détecter un piéton suspect dans le miroir d’une vitrine ou
nécessaires avant d’en faire des bons opérationnels de ter- à un passage clouté. En silence, les stagiaires font leurs
rain », précise le colonel Henri, chef de service. Chaque gammes en arpentant les rues de la capitale par tous les
année, quelque 600 espions se forment à des langues temps, à raison de 125 kilomètres par semaine.
30 LE FIGARO MAGAZINE - 11 JUILLET 2014
Face à un décor faisant songer à l’Adrar des Iforas, repaire islamiste au nord du Mali, l’agent de la DGSE se fait décrire une
position stratégique. Il a fallu plusieurs heures de 4 x 4 (ci-dessous) pour rejoindre ce lieu de rendez-vous.
“NOUS POUSSONS
DES GENS
À TRAHIR
LEUR PAYS”
UN OFFICIER
« Pour apprendre notre métier, il faut savoir faire des sacri- et créer une addiction assez forte, poursuit l’officier. Nous
fices et désapprendre ce que l’on savait avant, se défaire des poussons des gens à trahir leur pays sans que cela soit une dou-
certitudes, vouloir comprendre avant de combattre, prévient leur. A la fin, ils doivent même le faire par amour pour leur offi-
Vincent Nibourel, directeur des ressources humaines. Nous cier traitant. » La « source » doit être bien manipulée pour
avons tous des masques sociaux, culturels, religieux. Le rensei- accepter tous les itinéraires de sécurité et les règles de
gnement consiste à s’en fabriquer d’autres, artificiels. Les ama- clandestinité imposées lors des rendez-vous. Notamment
teurs de Jamesbonderies, ceux qui veulent faire croisade contre celle du « -1 + 2 » en vigueur chez les agents secrets :
les Arabes ou les communistes n’ont pas leur place chez nous… » c’est-à-dire arriver au plus tôt une minute avant l’heure et
Au cœur du métier, les espions apprennent le traitement des repartir deux minutes après si le contact n’est pas venu…
« sources humaines ». « Au départ, il faut définir leurs
besoins, leurs vulnérabilités, détaille le colonel Henri. Il faut se Après une inexorable montée en puissance qui lui a permis
méfier de l’appât du gain, car la source racontera n’importe quoi de gagner 20 % d’effectifs supplémentaires pour un budget
pour que cela continue. Et éviter de jouer sur la compromission, de 647 millions d’euros, soit 2 % du budget de la Défense
ou elle dira n’importe quoi pour cela cesse. » En l’espèce, l’ego dont elle dépend, la Boîte est aujourd’hui davantage com-
reste un bon levier aux yeux des espions. « Un bon officier doit posée de civils (73,8 %), plus féminine (26,2 %) et plus
savoir faire preuve d’empathie, entrer dans l’intimité de la source jeune, avec une moyenne d’âge de 41 ans et de treize
CES HÉROS 27 juin dernier, lors d’une prise d’armes organisée au fort
de Noisy, à Romainville. Sous un ciel noir et menaçant,
200 membres du Service sont rassemblés au garde-à-vous.
DE L’OMBRE NE Une partie d’entre eux est en civil. Les autres portent, pêle-
mêle, des uniformes de leur arme d’origine, des comman-
dos marines, d’aviateurs, de spahis, de chasseurs alpins, de
DÉFILERONT JAMAIS parachutistes et même des sapeurs-pompiers. Au pied
d’un grand drapeau tricolore masquant la façade de la
LE 14 JUILLET caserne trônent les portraits du général de Gaulle et de
Pierre Brossolette, figure historique du Bureau central de
renseignements et d’action (BCRA), le service secret de la
France libre à qui Bernard Bajolet a rendu un vibrant hom-
ans d’ancienneté. « Plus représentatif de la diversité du mage. Citant le héros de la Résistance à propos de ses cama-
pays, moins endogame, le Service doit désormais composer rades, le chef de la DGSE a salué ces « combattants d’autant
avec de nouvelles recrues issues d’une génération Y consom- plus émouvants qu’ils n’ont point d’uniforme ni d’étendard,
matrice, zappeuse et impatiente, observe un cadre de la régiment sans drapeau dont les sacrifices et les batailles ne
Centrale. Il faut veiller aux comportements sociaux en pleine s’inscriront point en lettres d’or dans le frémissement de la soie
mutation, en particulier ceux des jeunes qui ont la tentation de (…)». Brossolette célébrait les « soutiers de la gloire ».
mettre toute leur vie sur internet et ceux des anciens, parfois Comme Antoine en Afrique, la DGSE perpétue leur sacer-
bavards, dont les souvenirs finissent en librairie… » A la DGSE, doce, sans jamais commenter ses opérations. Qu’elles
la culture de la mémoire se cultive d’une autre manière, lors soient réelles ou supposées. ■ CHRISTOPHE CORNEVIN
I
N JEAN-JACQUES URVOAS
T
E
“LA DGSE NE PRATIQUE PAS LE CHALUT, ELLE HARPONNE”
R Président de la délégation parlementaire au renseignement, chargée de contrôler l’activité des services,
V le député PS du Finistère Jean-Jacques Urvoas nous explique comment s’opère cette surveillance.
I
E Le Figaro Magazine – Des tains ont assimilé la DGSE à dédiée et sécurisée, totale- tacles techniques, pour que les
W parlementaires peuvent-ils une NSA à la française... ment opaque et régulièrement services puissent être plus
vraiment surveiller les services La DGSE ne dispose pas de cet « dépoussiérée », non con- performants. J’ai eu accès à
secrets ? outil ! Notre culture, calibrée nectée aux réseaux du Palais- tous types de documents, rien
Jean-Jacques Urvoas – Bien déjà à la hauteur de nos Bourbon pour permettre de ne m’a été refusé.
sûr, d’autant que notre com- moyens, est fondée sur le ren- parler sans être écouté par des Après un an d’inspection, que
pétence s’est élargie pour seignement humain bien oreilles indiscrètes… Habilité proposez-vous ?
passer du simple suivi des ser- ciblé. En clair, la DGSE ne pra- au secret comme mes collè- De faire évoluer la loi, pour
vices à un véritable contrôle. tique pas le chalut, elle har- gues de la délégation, j’ai en renforcer les moyens des ser-
La délégation a le mérite de ponne. Un mauvais procès lui outre visité nombre de centres vices. En contrepartie, je pré-
permettre à deux mondes a été fait dans les médias par classifiés pour voir ce que l’on conise un contrôle maximal.
antinomiques de se décou- des ignorants ou encore des y fait et avec quels moyens, D’ici à un an, je souhaite créer
vrir. Les services ont compris libertaires du net. En fait, je quels savoirs y sont dévelop- une autorité administrative
l’intérêt qu’ils avaient à ce que suis au contraire inquiet de la pés et, surtout, mieux en indépendante présidée par un
les parlementaires connais- faiblesse des moyens mis à la identifier les manques, les haut magistrat et composée
sent leurs activités et pointent disposition de nos six services lacunes juridiques et les obs- d’une trentaine de personnes,
leurs carences pour tenter d’y de renseignement : au total, ils dont des hauts fonctionnaires
remédier. Les élus, eux, ont n’ont effectué que 2 150 écou- épaulés par des personnalités
vu que le renseignement n’est tes administratives en un an et qualifiées, des ingénieurs ou
pas un objet sale peuplé au ont toujours interdiction encore des analystes finan-
mieux de barbouzes, au pire légale d’interconnecter leurs ciers. Si nous devions consta-
de pieds nickelés. Si l’identité fichiers. On est donc bien loin ter des manquements, nous le
des sources ou les modes de la toile d’araignée qui tra- dirions évidemment avec
opératoires ne m’intéressent que tout le monde. force. Nous ne sommes ni des
pas, je veux en revanche Comment pouvez-vous garan- bourreaux ni des procureurs,
savoir si les agences de ren- tir la fiabilité de vos contrôles ? mais des élus de la nation qui
seignement n’agissent pas Nous pouvons interroger tous veillent à ce que les budgets
comme une officine au ser- les responsables des services, soient utilisés à bon escient.
vice d’intérêts privés. les convoquer à l’Assemblée ■ PROPOS RECUEILLIS
Lors de l’affaire Snowden, cer- nationale dans une salle PAR CHRISTOPHE CORNEVIN