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PHILOSOPHES

CoUecUon dirigée par ];;mile BR~HIER, Membre de l'InaUtut

HEGEL

SA V lE, SON ŒUVRH

avec un
EXPOSÉ DE SA PHILOSOPHIE

par André CRESSON

avee la collaboration de René SERREAU

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
1949
"

DtpOT LtGAL

1re édition .. •. .. 2e trUneetre 194.9

TOUS DROITS

de traduction, de reproduction et d'adaptation

réeervée pour toue paye

COPYRIGHT

by Prasa Universitaires de Fronce, 194.9

LA VIE

Georg- Wilhelm-Friedrich Hegel naquit le


27 août 1770 à Stuttgart où son père était un
haut fonctionnaire des Finances. A 14 ans il
perdit sa mère. Il avait un frère, Ludwig, qui
devint officier et mourut avant lui et une sœur,
Christiane, qui lui survécut.
Il fut un brillant élève au gymnase de sa ville
natale, complétant ses études scolaires par d'a­
bondantes lectures personnelles dont il recopiait
de longs extraits. Il s'intéressait surtout aux
auteurs grecs et à l'histoire. Il s'initia à la philo­
sophie en lisant Wolf: il commença à 12 ans par
son traité Des Idées claires et possédait à 14 ans
sa Logique.
En 1788 il se·fit immatriculer comme étudiant
en théologie à Tübingen où il fut pendant cinq
ans pensionnaire boursier au séminaire protes­
tant (dont Fichte était sorti). Il y eut pour
condisciples et amis le poète Holderlin et Schel­
ling, de cinq ans plus jeune que lui, mais d'un
génie plus précoce. Malgré une stricte discipline,


2 HEGEL

on s'émancipait alors beaucoup dans ce sémi­


naire. Le déisme de l'Aufklëirung, mieux même,
le panthéisme, y étaient très en faveur et la
Révolution française y eut de nombreux sym­
pathisants. On dit même que, par un dimanche
de printemps de 1791, Hegel et Schelling allèrent
ensemble planter un arbre de la liberté aux
environs de Tübingen.
Hegel subit avec succès les examens de Il: ma­
gister Il en philosophie (1790), puis de «candidat Il
en théologie (1793). Mais il ne fut que 3 e au
classement de sortie et son certificat de fin
d'études lui reprocha d'avoir négligé la philoso­
phie. Est-ce parce qu'il délaissait Wolf pour se
tourner vers Kant et la «philosophie nouvelle JI?
La vocation lui manquant, il renonce à se faire
pasteur et, à sa sortie du séminaire, occupe des
emplois de precepteur d'abord à Berne, de 1793
à 1796, puis à Francfort, de 1797 à 1800. Du~ant
ces sept années, il consacre ses loisirs à parfaire
sa culture dans tous les domaines, de la théologie
aux sciences, s'intéressant surtout à l'histoire et
à la politique (où ses opinions vont se Il modérer»
de plus en plus). Il continue à étudier Kant,
s'initie à Fichte et adopte le « spinozisme kan­
tien» de son ami Schelling, tout en médi~nt
longuement sur le christianisme dans l'esprit de
LA VIE 3

« l'~glise_~mi~ible Il. C'est alors qu'il écrit une

Vie de Jésus (1795) et divers opuscules, surtout


théologiques, qui ne paraîtront qu'après sa mort.
Ayant perdu SOJl père en 1799, Hegel recueille
un petit héritage qui lui permet de quitter son
preceptorat et de se consacrer entièrement à bes
travaux. II se rend en 1801 à Iéna où Schelling
était, depuis 1796, professeur à l'Universit.é. C'est
là qu'il publie en juillet 1801 son premier ou­
vrage : Différence des syslèmes de Fichte et de
Schelling. Le mois suivant il soutient sa thèse
d' « habilitation )l, De orbilis planetarum, où il
attaque violemment Newton et « démontre II
a priori qu'entre Jupiter et Mars il ne peut y
avoir d'autre planète, l'année même où la décou­
verte de Cérès démentait sa trop aventureuse
déduction.
Agréé comme « privat-docent » à j'Université
d'Iéna, il y commence son premier cours en
octobre 1801. 11 est nommé en 1805 professeur
« extraordinaire )l, c'est-à-dire non titulaire, avec
un traitement très modique.
Connu jusqu'alors comme disciple de Schel­
ling, Hegel élabore peu à peu sa doctrine per­
sonnelle. Il commence à se séparer nette-ment de
son ami dans son cours de 1803. La rupture
devient définitive quand paraît la Phénoméno­
4 HEGEL

logie, son premier grand ouvrage, qu'il achève


en toute h;1te en octobre 1806, au moment de la
bataille d'Iéna.
Désormais Hegel est en possession de la mé­
thode qui, d'après lui, permet d'atteindre l'ab­
solu. Il l'avait annoncé gravement à ses élèves à
la fin du semestre d'hiver 1805-6.- «-Une ère
r nouvelle, disait-il, a surgi dans le monde. Il
\ semble que l'Esprit du monde ait réussi... à se
saisir enfin comme Esprit absolu... La conscience
1 de soi finie a cessé d'être seulement finie et ainsi,

1 de son côté, la conscience de soi absolue a aC<L'!!s


1 la réalité qui lui manquaitjusqu'aTors. -,; Ce qui

voulait dire que l'Esprit absolu venait de prendre


conscience de lui-même dans la pensée de Hegel.
Désespérant d'être jamais titularisé à Iéna où
les candidats philosophes étaient trop nombreux,
très mal payé et à bout de ressources, Hegel
renonce temporairement à sa chaire et accepte
l'emploi de rédacteur en chef de la Gazette de
Bàmberg, qu'il garda de mars 1807 à novem­
bre 1808. Le pays étan't occupé par les Français,
il lui fallait « collaborer» avec l'administration
napoléonienne. Il admirait d'ailleurs sincèrement
Napoléon qu'il appelait l( l'âme du monde» : âme
et non ~sp,.it, car il lui manquait la conscience
(qu'avait Hegel) du vrai sens de son œuvre.
LA VIE 5

En octobre ~808, son ami Niethammer, devenu


inspecteur général de l'Enseignement en Bavière,
le fit nommer directeur du gymnase de Nurem­
berg. Jusqu'en 1816 Hegel exerça consciencieuse­
ment ces fonctions, assez bien rémunérées. Il
était un fervent de la culture gréco-latine et se
méfiait de certaines nouveautés pédagogiques en
(vogue. Chargé de la « propédeutique philoso­
1 phique » dans les classes supérieures, il s'efforça
) de clarifier sa pensée pour l'adapter au niveau de
l'enseignement secondaire.
Le 16 septembre 1811, il se maria avec Maria
von Tucher, fille d'un noble peu fortuné:-qüi
avait vingt et un ans de moins que lui. Elle lui
donna deux fils : le premier, Karl, devint pro­
fesseur d'histoire, le second, Immanuel, fut pas­
teur.
C'est durant son séjour à Nuremberg que He­
gel écrivit et publia son ouvrage le plus impor­
tant, sa grande Logique (1812-1816). La noto­
riété que lui valut ce livre pouvait lui faire espé­
rer une nomination en titre dans une Université.
Sa l"ituation à Nuremberg était d'ailleurs moins
so.re depuis que la chute de Napoléon (qu'il
déplora) avait ra~é la réac;tion catholique .a!!
pou-yoir en Bavière. Il songeait à l'Université de
Berlin où la chaire de Fichte était vacante. Mais
6 HEGEL

c'est à Heidelberg qu'il obtint en 1816 sa pre­


mière nomination de professeur titulaire.
A Heidelberg Hegel achève la mise au point
de son système qu'il résume dans l'Encyclopédie
(1817). Il commence à grouper un petit cercle de
disciples et convertit à sa doet,rine jusqu'au rec­
teur Daub, âgé de 57 ans. Victor Cousin, qui
professait déjà en Sorbonne, vient le voir pour
la première fois en 1817; il essaie de lire Cl la
terrible Encyclopédie " qu'un étudiant, Carové,
lui expliquait en français, mais doit avouer
qu'elle « résista à tous ses efforts >l.
En décembre 1817, le ministre prussien Alten­
stein offre à Hegel la chaire de Fichte. Il accepte
et commence ses cours à Berlin en octobre 1818.
Il devait y professer jusqu'à sa mort, pendant
treize ans. Son activité y est considérable. Il
fait dix heures de cours par semaine sur des dis­
f ciplines qu'il doit recréer lui-même puisqu'il re­
\ fond toutes les branches de la philosophie dans
{ l'esprit de son système. Il préside de nombreux
jurys d'examens, prononce des discours, rédige
des rapports officiels (il fut même un an recteur).
Il ne s'accorde de repos que pendant les va­
cances où il fait parfois de longs voyagés. C'est
ainsi qu'il va en 1822 dans les Pays-Bas, en 1824
à Vienne et d'août à octobre 1827 à ParIs: il y
LA VIE 7

est reçu par V. Cousin (qu'il avait revu à Berlin


d'octobre 1824 à mai 1825) et il s'y intéresse
surtout aux souvenirs de la Révolution.
Hegel est maintenant à l'apogée de sa car-
rière. Il a de plus en plus d'auditeurs et de dis-
ciples; son école s'organise. A côté de jeunes
gens comme von Henning, Gans, K. L. Michelet,
Hotho, Strauss, Bruno Bauer, Erdmann, Rosen-
kranz, il rallie à sa doctrine des hommes d'âge
mlÎr, déjà célèbres, comme Marheineke, son col-
lègue de théologie, et J. Schulzc, directeur de
l'Enseignement supérieur en Prusse, qui vient
écouter ses leçons. Schelling qui l'avait précédé
dans la gloire est maintenant éclipsé. Scho-
penhauer, « privat-docent II à Berlin en 1820 et
en 1825, n'a personne à ses cours. Même à l'étran-
ger on regarde Hegel comme l'oracle de la philo-
sophie. V. COUsin fait humblement appel à lui
pour éClairer ses compatriotes. « Je prie le vent
de souffler de toute sa force, lui écrit-il le
1er aolÎt 1826, ...je ne demande grâce que pour la
France. Hegel, dites-moi la vérité, puis j'en pas-
serai à mon pays ce qu'il en pourra comprendre. )l

Un côté très discutable de la €,loire de Hegel,


c'est le rôle de «philo::>ophe d'État» qu'il accepta
de jouer à Berlin. Regardé comme ~ p~.r

---
officiel de la monarchie (en principe) constitu-
8 HEGEL

tionnelle, il eut beaucoup de pouvoir grâce à


l'appui d'hommes comme Altenstein et Schulze et
en profita pour « caser )l le plus possible de ses
disciples dans les chaires des Universités. On le
'1 soupçonne même d'avoir fait suspendre les cours
de son ennemi Beneke et on a souligné l'inélé­
gance de ses attaques contre son collègue Fries,
frappé pour ses idées lib€rales. Cependant, si la
bureaucratie prussienne le soutenait, il n'avait
pas la confiance des vieux conservateurs à qui sa
Yhilosophie du Droit (1821) avait déE]u autant
qü'aux libéraux. Il était surtout susp-ect sur le
~r!~E_ religie~x. Dans l'entourage-du-;~1O~lè
jugeait peu chrétien. Son crédit officiel semble
avoir baissé à la fin, à en juger par les attaques
et pamphlets qu'on laissa circuler contre lui. O~
le dénonçait comme panthéiste et négateur de
l'immortalité de l'âme; on le ridiculisait sous le
nom d'Absolutus von :Ifegelingen. Fait" s-ignifica­
tif: il ne put être élu à l' Académiëde Berlin, ni faire
patronner officiellement la revue de son école.
Hegel mourut victime du choléra qui sévit
durant l'I>té et l'automne de 1831. Tl fut atteint
l'un des derniers, alors que l'épidémie semblait
avoir cessé. Il avait repris ses cours le 10 novem­
bre, mais dut... - s'aliter
'-. -
le 13 et expira le lendemain
- .----.,.
.
Dans son discours funèbre le--reet:ëur Marheineke -- - -
LA VIE 9

l~ compara à Jésus-Christ. Sur sa demaEd~t


enterré à côté de Fichte.
V. Cousin, qui a bien connu Hegel, le dépeint
en ces termes: « Son visage était l'image de sa
pensée. Ses traits prononcés et sévères, mais
tranquilles et sereins, son parler lent et rare,
mais ferme, son regard calme, mais décidé, tout
en lui était l'emblème d'une réfleXIonpiofonde,
d'Une conviction parfaitement arl'êtée, exempte
de toute incertitude et de toute agitation, arrivée
à la paix du plus absolu dogmatisme. » Au phy­
sique Hegel n'avait rien de séduisant ni d'impo­
sant. Son ennemi Schopenhauer dit qu'il avait la
tête d'un « tenancier de brasserie ». Son disciple
Hotho nous parIe de sa face « blême, aux traits
mous, pendants, et comme engourdis ». Sa tenue
était négligée. Hotho nous le montre affaissé sur
sa chaire, l'air las, la tête baissée, feuilletant ses
cahiers dans tous les sens en toussotant sans
cesse. Son élocution était pénible, toujours hési­
tante. Chaque phrase, chaque mot ne sortait
que par bribes et comme à contre-cœur de sa
voix sourde, marquée d'un fort accent souabe.
Le malaise qu'éprouvaient ses auditeurs était
racheté, il est vrai, par l'impression qu'il donnait
dt!. gigantesC{u~ ~ff~.!'-t d'une pensée tellilue à
l'extrême. Son regard s'illuminai~ quand il abor­
10 HEGEL

dait les sujets les plus ardus : c'est là qu'il se


sentait le plus à l'aise, alors qu'il ne traitait les
questions faciles qu'avec une mauvaise humeur
évidente.
Au moral Hegel semble avoir été avant tout
l' « homme d'intellect placide» que Holderlin
aimait par contraste avec lui-même. Il était, dit
Dilthey, un de ceux qui n'ont jamais connu la
spontanéitA naïve de la jeunesse (au séminaire on
le surnommait ( le vieux ll), « mais chez qui
même dans la vieillesse bro.le un feu caché Il. n
resta toute sa vie, dit L. Herr, « le Souabe
bonhomme et raide, au travail régulier et tenace,
l'homme ~'intellectualité pure, sans vie exté­
rieure, l'homme à l'imagination interne puis­
sante, sans charme et sans sympathie, le bour­
geois aux vertus modestes et ternes, et, par
dessus tout le fonctionnaire ami de la force et de
l'ordre, réaliste et respectueux »,
11 n'aimait pas qu'on le consulte, en dehors
de ses cours, sur des points de sa philosophie: il
éludait les questions ou renvoyait à ses livres, en
disant qu'on ne pouvait comprendre ses idées
que dans leur enchainement systématique. Il
préférait d'ailleurs à la compagnie des lettrés
celle de bons bourgeois sans culture, avec qui il
aimait jouer au whist.
LA VIE 11

Son tempérament de métaphysicien ne l'em­


pêchait pas de s'intéresser aux événements du
jour et il suivit toujours très attentivement III
, vie politique de tous les pays européens. Il disait
que « la lecture des journaux est une sorte de
prière du mjltinréaliste n. V.-Cousin qui lui parla
souvent-politique s'est déclaré entièrement d'ac­
cord avec lui dans ce domaine. « Il était comme
moi, écrit-il, pénétré de l'esprit nouveau ; il
, considérait la Révolution française comme le
plus grand pas qu'eût fait le genre humain depuis
le christianisme et il ne cessait de m'interroger
sur les choses et les hommes de cette grande
époque. Il était profondément libéral sans être
le moins du monde républicain. Ainsi que moi
il regardait la République comme ayant peut­
être été nécessaire pour jeter bas l'ancienne so­
ciété, mais incapable de servir à l'établissement
de la nouveIie, et il ne séparaitpas la liberté 'de
la royauté. Il était donc sincèrement constitu­
, tionnel et ouvertement déclaré pour la cause que
soutenait et représentait en France M. Royer­
CoUard. Il
En revanche Cousin s'entendait beaucoup
moins avec Hegel sur le terrain religieux. Sans
doute Hegel voulait comme lui un « concordat
sincère » entre la religion et la philosophie. Mais
12 HEGEL

il ne jugeait cet accord possible que dans le


cadre du protestantisme et se montrait violem­
ment anticatholique. Voyant un jour vendre des
médailles bénites devant la cathédrale de Colo­
gne, il dit à Cousin avec colère: « Voilà votre
religion catholique et les spectacles qu'elle nous
donne 1Mourrai-je avant d'avoir vu tomber tout
cela? Il Et Cousin ajoute qu' « il demeurait une
sorte de philosophe du XVIIIe siècle~.~ TI ne-dissi­
mutait pas sa sympàthie pour ïès-philosophes du
dernier siècle, même pour ceux qui avaient le
plus combattu la cause du christianisme et celle
de la philosophie spiritualiste ». Cependant Hegel
s'est toujours montré très prudent dans ce do­
maine. Ce n'est que rarement et en termes bi­
zarres qu'il laissait échapper ses vrais sentiments
sur des questions comme celle de l'immortalité
de l'âme. Le poète Heine (qui fut son élève de
1821 à 1823) raconte qu'un jour, l'entendant
parler des sanctions supraterrestres, Hegel lui
dit d'un ton incisif: (c Vous voulez donc toucher
un pourboire parce que vous avez soigné votre
mère malade et n'avez pas empoisonné Mon­
sieur votre frère? » Et si Cousin sut à quoi
s'en te!1ir sur le Pi..~u__de__ !ieg~l, c'est grâêë' aux
leçons confidentielles de Michelet qui nous a
rapporté sa douloureuse exclamation: cc Mais ce
LA VIE 13

n'est pas là ce que croient nos bonnes mères 1 »


Après la mort de Hegel certains de ses disci­
ples se montrèrent moins discrets que lui sur ces
graves question§..et c'est ce qui amena la scission
entre la droite de l'École, qui revint au théisme
traditionnel, et la gauche qui se déclara ouverte­
ment panthéiste et aboutit même à l'athéisme
avec Strauss, Feuerbach et Marx. Si la philoso­
phie hégélienne subit de ce fait un recul marqué
en Allemagne après 1850, elle s'est en revanche
diffusée dans toute l'Europe et connaît même un
véritable renouveau depuis la fin du siècle der­
nier. Mais les divergences intérieures sont loin
d'être éteintes. Dans les Université sanglo-saxon­
nes, la doctrine de Hegel a été interprétée dans
l'esprit religieux de la droite avec Green, Bradley
et J. Royce. En Russie ce sont au- contraire les
hégéliëns de gauche qui l'ont emporté depuis
Herzen dans les milieux d'avant-garde; ils s'in­
tègrent aujourd'hui à l'école « matérialiste dia­
lectique issue de Marx. Ailleurs on trouve des
l)

néo-hégéliens éclectiques comme l'Italien Croce


qui veut trier « ce qui est vivant et ce qui est
mort» dans la doctrine. En France, Hegel a in­
fluencé des hommes comme Renan, Vacherot et,
plus près de nous, Hamelin. Son œuvre est
étudiée plus activement que jamais depuis une
l4 HEGEL

't5 quinzaine d'années. Mais une opposition fon­


damentale persiste aujourd'hui entre ceux qui,
comme M. Nit?l, interprètent sa pensée dans le
sens du théisme chrétien et ceux qui, comme
M. A. Kojève, y voient « une philosophie radi­
calement athée Il, Le problème de ses rapports
avec l'existentialisme soulève des polémiques
qui sont loin de faire espérer une atténuation de
ces divergences.
R. S.
LA PHILOSOPHIE

1. - Après avoir exposé les principes de son


historisme et avoir expliqué ; lOQue ce qui se
fait dans le monde ne se fait pas en vain;
(20 Qu'il s'y réalise une conscience totale de l'uni­
vers qui sera la-science, mère de tout bien et
de toute beauté, autrement dit, l'idéal ou le
divin; 3 0 Que, par suite, agissent bien ceux qùi
concourent religieusement à la science, au bien
et à la beauté, mal ceux qui les abandonnent et
les méconnaissent, E. Renan conclut; « Si c'est
cela qu'a voulu dire Hegel, soyons hégéliens. »
Formule remarquable- -; d'abord parce qu'elle
souligne l'obscurité d'une doctrine dont on n'est
jamais sûr d'avoir entièrement pénétré la signi­
fication, ensuite parce qu'elle en esquisse une
interprétation qui, faisant abstraction de sa
lettre, lui donne un sens non seulement suggestif,
mais d'une valeur peut-être éternelle. Impos­
sible, en une cinquantaine de pages,de résumer
clairement une œuvre aussi touffue que celle de
Hegel. On peut du moins en faire connattre l'e5­
16 HEGEL

priJ:. et souligner les problèmes qu'elle pose assez

nettement pour orienter les lecteurs. C'est cette

tâche-là que nous nous sommes assignée.

II. - Il suffit d'examiner attentivement les

premières pages de la Logique de Hegel pour

cômprendre, et ce qu'il a voulu faire, et ce qu'il

estime avoir fait.

Et d'abord, il a essayé de construire un


syslème : un système qui embrasse tol1tes les
connaissances possibles en une vaste synthèse.
Tout ce qui est fragmentaire est, à ses yeux,
exclu du rang des sciences. C'est, en effet, la
façon dont les notions s'appuient les unes sur
les autres de manière à former un édifice complet
qui leur confère leur autorité.
Ensuite,. il a voulu donner à son système la
forme d'une déduclion universelle. Les connais­
sances empiriques ne sont pas négligeables. Mais
seule, la certitude de la nécessité du nécessaire
a une valeur scientifique. La phHôsophie se doit
de démontrer que ce qui se produit ne pou"ait
manquer de se produire. Elle doit, par suite se
construire a priori. « La vraie pensée est la
pensée qui pense la nécessité. »-------­
~ Enfin il a préSenté sa doctrine comme une
science entièreme]lt rationnelle de l'absolu. Kant .-'
nous im;-ite à faire la-critiquede nos facultés de
LA PHILOSOPHIE 17

connaître avant de les appliquer à la recherche

et se montre sévère à leur égard. Tâche impos­

sible : car pour pouvoir juger nos f~cultés de

connaître} il faudrait déjà lel3 con!1aître :- bëau

cercle yi.cieux! Tâche du reste dangereuse: en

l'exécutant, on ouvre la porte au scepticisme

d'abord, puis, à travers lui, à des doctrines d'in­

tuition et de sentimentalisme comme celles des

piétistes et de Jacobi. Gardons-nous de cette

maladie. Spinoza l'a proclamé. Celui qui possède

la vérité sait en même temps qu'HIa p"assède"-et

l~-

sait, du même coup, discerner l'erreur. Ce~~


vérité, Hegel estime l'avoi! découver_te et être, - _
par suite, à l'abri de l'erreur.' C'est l'absolu qu'il
va nous dévoiler. Il en a la parfaite notion. Il est
prêt, grâceà"elle, à établir, par une déduction
pure, une science qui embrassera
, - l'univers. dans
-_ .• -.

sa totalité.

III. - Toutes les fois qu'on a affaire à une

œuvre qui se présente ainsi, comme une vaste

déduction, a priori, on court un risque: s'ima­

giner à tort que cette œuvre s'est constituée

dans l'ordre même où elle s'expose et avec la

méthode qu'elle affiche. L'histoire en fournit

maint exemple.

Celui de la Géométrie d'Euclide est caracté­

ristique. On est tenté de se figurer qu'Euclide

A. CllllsSON :l
18 HEGEL

a conçu dès l'abord les défini~ions, axiomes et


postulats qu'il admet et n'a dégagé qu'ensuite
la série de ses théorèmes. Mais l'érudition le
prouve : les choses ne se sont pas passées ainsi.
C'est l'expérience qui a révélé d'abord grossière­
ment certaines vérités géométriques, par exemple
le rapport du carré de l'hypoténuse à la somme
des carrés des deux autres côtés. Ce n'est que
longtemps après qu'on a su démontrer a priori
le théorème de Pythagore. L'exposition synthé­
tique de la géométrie euclidienne dissi~Ûle -la
manière dont elle s'est faite.
Illusion analogue à propos de l'Éthique de
Spinoza. On est tenté d'admettre que c'est pour
avoir réfléchi a priori sur la substance et sur
la notion de Dieu que Spinoza a construit sa
doctrine. Mais croit-on que s'il n'avait pas connu
par une expérie!1ce antérieure, et l'étendue, et
la pensée, et la multiplicité des modes finis de
l'essence divine, et le devenir qui les emporte,
il aurait, par le raisonnement pur, pu déduire
de ses définitions et conventions premières, leur
existence et leur nature?
Observation qui s'applique tout spécialement
à deux t.héories qui ont eu sur Hegel une visible
influence.
L'une est, dans la Critique de la Raison pure
LA PHILOSOPHIE 19

de Kant, contenue dans les pages où Kant pro-


cède à la déduction des principes de l'entende-
ment pur, fondements de la, métaphysique de la
nature. Fort de la notion qu'il s'est faite du
caractère a priori de la forme du temps et de la
découverte des catégories, quantité, qualité, rela-
tion, modalité, Kant se croit en mesure de
démontrer que le monde représenté par l'es-
prit (mundus phrenomenon) ne pouvait manquer
d'être soumis à certaines lois. Or que sont ces
lois? Les principes de celles-là mêmes que New-
ton avait découvertes en consultant l'expérience
et que notre science contemporaine, non seule-
ment ne considère plus comme nécessaires mais
encore estime partiellement suspectes. La dé-
monstration a priori de Kant était donc secrè-
tement sous-tendue par la connaissance qu'il
avait des résultats expérimentaux qui sem-
blaient valables, de son temps.
L'autre est la doctrine de Fichte dans sa par-
tie spéculative. Kant croit seulement démontrer
que la forme générale du monde représenté ne
pouvait pas être différente de celle qu'il dit. Il
reconnaît que la matière qui vient se ranger SOUli
cette forme procède d'une cause inconnue. Fichte
le dépasse : il élimine le « noumène inconnais-
sable Il de Kant. Il croit pouvoir le prouver: le
20 HEGEL

1 Ilmoi» ne peut se poser qu'en s'opposant à lui­


même et en lui-même un « non-moi divisible Il.
Cette idée lui serait-elle venue s'il n'avait pas
eu, de ce non-moi, une notion expérimentale qui
le forçait, non seulement à poser le problème,
mais encore à le résoudre d'une certaine façon?
E:clairé par de tels exemples, qui se laissera
prendre aux prétentions a prioristes de Hegel?
Elles dépassent de beaucoup celles de Kant.
Ce n'est plus seulement du monde représenté
qu'il veut nous faire comprendre par le raison­
nement pur, et la matière, et la forme. C'est à
l'absolu lui-même qu'il s'attaque. C'est sa consti­
tution et son évolution qu'il prétend nous éclair­
cir par une déduction intégrale. On pourrait donc
s'imaginer, en abordant sa Logique qui débute
par la science de l'être que c'est la réflexion
a priori sur cette seule notion qui l'a guidé. Mais
plus on examine sa doctrine, plus s'impose l'évi­
( dence contraire. La simple réflexion sur l'être
1 n'aurait révélé à Hegel ni l'existence du devenir,
ni les lois qu'il discerne dans son développement.
) S'il s'y était cantonné, il s'y serait enlisé comme
autrefois Parménide sans pouvoir en $ortir.
S'il ne l'a pas fait, c'est qu'il avait une notion
expérimentale du devenir qui l'a contraint à
réfléëhir sür lui, à discerner son mouvement
I~A PHILOSOPHIE 21

général et à chercher dans la logique pure de


quoi l'expliquer. La philosophie de Hegel n'est
qu'en apparence une construction a priori. C'est
une philosophie de l'histoire universelle, une
épopée historico-logico-rationaliste. ­
Une telle philosophie a ses-postulats et ses clés.
Notre premier soin sera de dégager les uns et les
autres.
a) Soulignons d'abord deux postulats:
Le premier se formule dans ces propositions :
« Tout le réel est rationnel Il, et : cc Tout le ration­
nel est réel. )) Que signifient~elles donc? Qu'il
n'y a pas une chose, pas un événement, pas un
détail qui ne soit explicable par la raison réflé­
chissante, c'est-à-dire déductible des principes
posés par la raison, et qui n'ait, par suite, sa
cause efficiente et sa cause finale. Le hasard
n'existe nulle part. Ceux-là seuls y croient qui
ignorent les c~ses dont l'action détermine et
dont la connaissance éclaire tout. Réciproque­
ment, tout ce qui se justifie rationnellement,
c'est-à-dire tout ce que détermine l'action' des
principes, causes efficientes et causes finales
existe par cela même. Affirmations capitales.
Hegel nie d'avance ce qui a frappé, par exemple
E. Meyerson, l'existence d' « irrationnels li irré­
ductibles, vrai scandale pour notre raison sans
22 HEGEL

cesse en quête de l'identique sous les diversités


apparentes.
Le second postulat est celui-là même qui séduit
Renan. Le mouvement qui se produit dans l'his­
toire du monde n'est pas une agitation stérile.
Quelque chose se construit grâce à lui et c'est
ver~ sa construction que l'évolution de l'en­
semble est orientée. Ce quelque chose, c'est une
conscience universelle qui sera la conscience
même de Dieu, conscience de lui-même, de tout
ce qui existe en lui et par lui, des origines de
chaque chose, de son but, des rapports qu'elle
soutient avec toutes les autres, celles qui sont,
celles qui furent, celles qui seront. Le devenir
universel, c'est un vaste enfantement. La con's­
c{ence qu'il fabrique, c'est faut-il dire le divin,
faut-il dire Dieu qui se fait?
b) Et voici maintenant les deux principales
clés dont il faut connaître le maniement pour
pénétrer dans l'édifice hégélien.
A} La première est celle de son idéalisme.
Hegel appartient au groupe de ces philosophes
qui identifient Il l'Idée Il et l( l' }';;tre ». Mais si
ceux qui risquent cette aventure sont tous idéa­
listes au sens métaphysique du terme, ils ne le
sont pas de la même manière, et Hegel a la
sienne. La plupart sont des émules de Berkeley.
LA PHILOSOPHIE 23

Pour ceux-là, la pensée seule est réelle. L'en­


semble des objets matériels répartis dans l'espace
et le temps n'est qu'apparence subjective. Il
n'existe que dans et par la représentation que les
esprits s'en forment. Doctrine qu'on retrouve
chez Kant et ses disciples fidèles dans la mesure
où ils traitent de ce qui apparaît à travers les
formes subjectives de l'espace et du temps. Thèse
commune de l'idéalisme subjectiviste et de l'idéa­
lisme critique. Contre cet idéalisme-là, Hegel
s'inscrit en faux. Ce ne sont pas les consciencès
qui sont la réalité. Le monde n'est pas une
apparence phénoménale. L'idée n'est pas un
produit d'un sujet conscient qui la forme. Elle
est, par elle-même, la réalité objective. Aussi
Hegel réclame-t-il pour son idéalisme un nom
spécial. Il l'oppose à « l'idéalisme subjectif de la
philosophie critique ll. Il le dénomme « l'idéa­
lisme absolu ll. Pour lui, « les choses que-nous
connaissons d'une façon immédiate sont des
phénomènes non seulement pour nous, mais en
elles-mêmes ll. Et il dit ailleurs: « Ce qui fait la
vraie objectivité de la pensée, c'est que les pen­
sées ne sont pas 'seulement nos pensées, mais
qu'elles constituent aussi « l'en soi » des choses
et du monde objectif en général. II
Ces propositions sont nettes mais obscures.
24 HEGEL

Et, en effet, suivant les conventions ordi­


naires, le mot « idée )) désigne un « état de
conscience )). Je dis : « J'ai l'idée d'un triangle
rectangle. )) Cela signifie : « Je me représente
un triangle dont un des angles vaut 90ô . )) Une
idée, c'est donc, en langage classique, une repré­
sentation donnée dans une conscience, soit d'une
manière concrète, comme celle que j'ai de mon
porte-plume, soit d'une manière abstraite, comme
celle que j'ai de la justice. Quand un idéaliste
identifie l'idée et l'être, il semble donc poser la
conscience comme la réalité première.
Or l'examen des textes de Hegel le démontre:
ce n'est pas du tout ainsi qu'il entend les choses.
Assurément, l'état le plus parfait de l'idée est
bien pour lui celui où elle est consciente, et
consciente à la fois des éléments dont elle est
faite et des relations qui existent entre eux.
Cela est si vrai que l'Idée par excellence, c'est-à­
dire Dieu, embrassera consciemment l'ensemble
de l'Univers abstrait et concret. Mais ce n'est
pas d'abord, et, pour ainsi dire, de prime saut
que cette idée-là existe. L'idée qui est primitive­
ment identique à l'être n'est pas consciente. Elle
tend à le devenir. Elle .s'efforce sourdement de
se faire « esprit ) d'abord--et « esprit absolu -))
ensuîte.-Maisce n'est qu'après toute une série
LA .PHILOSOPHIE 25

d'évolutions et de transformations qu'elle y


réussira. Il Lorsqu'on dit, écrit Hegel, que la
pensée en tant que pensée objective constitue
le principe interne de l'univers, il semble qu'on
devrait par là attribuer la conscience aux choses
de la nature. Mais nous éprouvons, au contraire,
une répugnance à concevoir comme pensée l'ac­
tivité interne des choses; car nous disons que
l'homme se distingue des choses de la nature
par la pensée. li Et il ajoute : Il Dans la nature,
Je Il Nous li n'atteint pas à la conscience. li Il L ~ni­
mal ne peut pas dire : moi. L'homme seul le
peut, et cela parce qu'il est la pensée. »
Beau problème dès lors, mais sans doute inso­
luble que celui de savoir ce qu'est au juste cette
« Idée » que Hegel pose comme primitivement
identique à l'~tre. Qu'est-ce qu'une idée qui se
développe en dehors de toute conscience et ne le
fait cependant ni sans cause ni sans but? Est­
elle autre chose qu'un ensemble de puissances
orientées et qui tendent à un certain ordre de
réalisations? Les textes nous disent seulement:
lOQue cette idée est un Il esprit qui se cherche »
et qui aspire non pas seulement à atteindre la
condition d'un esprit fini et limité mais encore
à devenir un esprit infini et illimité, embrassant
J"j.miversel, le particulier et le singulier dans leur
26 HEGEL

ensemble et dans leurs détails avec une entière


clarté; 2° Qu'elle forme une parfaite unité, de
sorte que c'est sans en rien perdre qu'elle se
développe à la :rp.anière d'un embryon vivant;
30 Que dans son développement elle est libre,
au sens spinoziste du mot, parce que ce déve­
loppement même ne procède que d'elle-même et
de sa propre nature; 4° Que cela n'implique pas
pour autant que son développement soit arbi­
traire. Un embryon croît suivant certaines lois
dont dépend finalement la forme adulte qu'il
revêt. L'Idée primitive n'opère pas plus que lui
sa croissance au hasard. Elle évolue conformé­
ment à sa notion suivant les lois d'une logique
inéluctable que rien ne saurait modifier.
Ces lois, il faut les connaître. Car elles domi­
nent tout. C'est ce qui donne à la logique une
position prépondérante. « Les autres sciences
philosophiques, la philosophie de la nature et la
philosophie de l'esprit, écrit Hegel, nous appa­
raîtront, pour ainsi dire, comme une logique
appliquée; car ces formations ne sont qu'une
expression particulière des formes de la pensée
pure )l, de sorte que «la Logique est l'esprit vivi­
fiant de toute connaissance )l. C'est le mouve­
ment qu'elle crée, qu'elle maintient et qu'elle
règle dans l'abstrait pur qui est décidément le
LA PHILOSOPHIE 27

primum movens de l'Idée, et par là, pour ainsi


dire, « l'âme véritable des choses ».
B) Que sont donc ces lois? Il faut les avoir
comprises pour possMer la seconde clé du sys­
tème de Hegel.
Le principe en est le suivant: une idée quel­
conque, une thèse ne peut se poser sans susciter
l'idée contraire, son anlilhèse : d'où une contra­
diction pénible: d'où aussi, pour sortir de cette
contradiction, la nécessité de s'élever à une idée
supérieure dans laquelle la thèse et l'antithèse
s'unissent en une synthèse conciliatrice. Mais
cette synthèse est une nouvelle thèse : elle
appelle par suite une nouvelle antithèse et, par
conséquent aussi un nouvel effort vers une nou­
velle synthèse. Proposition logique qui implique
en toute matière la nécessité de deux glissements
successifs, l'un qui mène la pensée de la thèse à
l'antithèse, l'autre qui la conduit, de l'une et de
l'autre, à leur synthèse. C'est que « Tout être
contient des déterminations opposées » et que,
par suite « connaître un objet suivant sa notion,
c'est acquérir la conscience de cet objet en tant
qu'unité de déterminations opposées ». Cette loi
domine aux yeux de Hegel, le développement de
l'Idée, de la Pensée. Mais comme l'Idée et la
Pensée sont tout l'];;tre, elle est la loi même
28 HEGEL

suivant laquelle a dû se faire et se parfait sans


cesse le devenir universel. Rythme claudicant,
mais régulier. On ne pourra pas manquer de le
retrouver partout et en toute matière. Il procède,
en effet, d'une raison logique imperturbable.
Dans le langage de Hegel, trois moments
du travail de l'esprit soulignent les phases de
ce rythme : 1° Le moment de l'idée logique
abstraite, fruit des opérations de l'entendement
(Verstand). « La pensée en tant qu'entendement
s'arrête à des déterminations immobiles et à .
leurs différences et, ces abstractions limitées,
elle les considère comme ayant une existence
indépendante et comme se suffisant à elles­

l mêmes. 1) Mais ce que l'entendement dégage


ainsi n'est jamais que de l'abstrait, limité, fini
et gros de contradictions; 20 Le moment de
l( l'idée dialectique Il, fruit de la raison négative

(Vernunft, dans la première de ses fonctions).


L'abstrait fini, en raison de sa structure même
s'aperçoit de son incapacité à se suffire et se
change en son contraire; 3 0 Enfin le moment de
l'idée « spéculative fruit de la raison positive
)l,

(Vernunft dans la seconde de ses fonctions). La


raison se redresse à l'occasion des contradictions
impliquées par les points de vue finis de la thèse
et de l'antithèse, et elle bondit jusqu'à une vue
LA PHILOSOPHIE 29
.

supérieure qui les embrasse toutes deux dans


une notion concrète. De là tout le travail de
l'Idée-~tre. Elle se cherche obscurément d'abord.
Puis s'étant cherchée
, elle se trouve. Puis s'étant.
trouvée, elle se dépasse. Formule que, selon
Hegel, vérifie partout le devenir de l'Univers
dans sa réalité effective.
IV. - Nous voilà armés, orientés et mûrs
pour comprendre dans la mesure où elle est
compréhensible l'économie générale du système
hégélien.
A) Essayons d'abord d'en discerner l'ensemble.
L'Idée primitivement inconsciente tend, nous
venons de le voir, à devenir consciente, à exister
Il pour soi )) et à s'élucider jusqu'à devenir la

conscience universelle et divine. Pourquoi donc


y tend-elle ainsi? Et d'autre part, comment
opère-l-elle ?
Les réponses de Hegel à la première de ces
deux questions ne sont pas sans analogies avec
certains passages d'Aristote et certains autres
de Plotin. Mais elles ne se confondent ni avec les
uns, ni avec les autres. Le Dieu d'Aristote est,
en effet, comme celui de Hegel, Cl la pensée de la
pensée ». Mais il est réalisé hors du monde. Ille
transcende et le meut par l'amour qu'il lui ins­
pire. Le Dieu de Hegel est, au contraire, un Dieu
30 HEGEL

en formation; c'est dans le monde et grâce à lui


qu'il se construit d'une manière sourde et ins­
tinctive. Et si les formules de Hegel rappellent
parfois celles de Plotin, elles ne leur sont pas
identiques. Pour Plotin, l'Un ou le Premier
engendre l'Intelligence qui, à son tour, engendre
l'Ame, laquelle travaille la matière à sa lumière.
Mais c'est parce que chaque chose vivante arri­
vée à un certain degré de maturité produit par
là même, et, par exemple, porte des fleurs et des
fruits. Métaphore dont Hegel use à son tour en
passant, mais qui n'a qu'une valeur poét:que et
qui n'exprime pas toute sa pensée. Le secret du
mouvement qu'il faut expliquer est ailleurs. Si
l'Idée se cherche, se trouve et se dépasse, cela
tient à deux sortes de raisons qui concourent,
mais ne sont pas du même ordre: 10 Une raison
purement logique: l'impossibilité où elle est, en
raison des contradictions qui se produisent, de
se tenir à ce qu'elle était d'abord, impossibilité
qui la contraint à passer, d'une thèse et de l'état
qui y correspond à l'antithèse de cette thèse et
de cet état, puis à la synthèse des deux états
antithétiques : raison, pour ainsi dire a lergo;
20 Une raison de finalité. C'est pour la réalisa­
tion de la conscience universelle que l'Idée tend
à se faire consciente et à devenir esprif C'est
LA PHILOSOPHIE 31

pour se faire consciente et devenir esprit qu'elle


tâtonne instinctivement comme elle le fait. Le
travail qui s'accomplit dans l'Univers procède
« d'un mouvement engendré par l'activité propre
de l'Idée logique qui se développe ultérieurement
comme nature et comme esprit ll. Or cette acti­
vité est déterminée, et par l'horreur des contra­
dictions où l'Idée ne peut pas rester, et par l'aspi­
ration instinctive au divin qui est en elle.
Et voici la réponse à la deuxième question.
Selon Hegel, l'Idée ne pouvait pas se développer
d'un seul coup de manière à devenir cet esprit
et cet esprit absolu qu'elle tend à être. Quand
nous connaissons des principes et quand nous
voulons établir qu'une certaine proposition en
est la conséquence, il nous faut construire un
syllogisme. Cette construction suppose que nous
trouvions un (c moyen terme» qui nous montrera
la nécessité de cette conclusion par rapport à
ces principes. La situation de l'Idée « en soi » qui
tend à devenir idée consciente:-'?est-à-dire idée
« pour soi » et conscience universelle, « en soi et
pour soi» est, servatis servandis, à certains égards,
analogue. Elle ne réussira l'opération qu'elle
poursuit quesi elle utilise une sorte de « moyen
terme·» entre ce qu'elle est et ce qu'elle tend à
être. Autrement dit, il faut qu'elle se fabrique les
32 HEGEL

instruments nécessaires aux réalisations qu'elle


cherche, qu'elle se « médiatise ». Voilà pourquoi
l'idée se disperse et se réfracte. Voilà pourquoi
elle s'extériorise sous la forme de la nature.
Celle-ci est une production de l'Idée, antithèse
de son premier état comme le concret s'oppose
à l'abstrait. Elle se justifie rationnellement parce
qu'elle est l'intermédiaire obligé, le moyen terme
indispensable entre l'idée purement abstraite à
son stade initial et l'idée pleinement consciente,
entièrement concrète et maîtresse de toutes les
connaissances à son stade final.
Et en effet, c'est dans la nature et grâce à son
développement que se forment ces ·organisations
complexes que sont les êtres vivants. Et c'est
chez les plus relevés d'entre eux qu'on voit
nattre la conscience, l'esprit avec ses degrés.
Sortie de son unité primitive pour s'étaler dans
son antithèse, la nature multiforme, l'idée deve­
nue esprit se retourne vers elle-même. Elle
cherche à se ressaisir dans son unité. Unité supé­
rieure à celle d'où elle était partie. Celle-ci était
l'unité confuse de l'immédiat. Celle que l'idée
cherche maintenant sera le fruit de l'analyse
sans doute, mais principalement de la synthèse
déductive, seule méthode capable de mettre «( le
néceisaire » en pleine lumière. Ce nécessaire, elle
LA PHILOSOPHiE 33

le recherche par une réflexion logique qui jus-


tifie par des preuves, des démonstrations a
priori impeccables les propositions dont l'en-
semble exprime J'Univers sous sa double forme
abstraité et coo;crète. Effort immense par lequel
l'esprit s'élève au-dessus de la nature sans la-
quelle il n'aurait pas pu se développer, et s'ache-
-
mine vers cette vision synthétique, qui embras-
..... - ---
sera _tout. Cette 'Vision, Hegel estime être par-
venu à la réaliser. Il juge qu'étant parfaite, elle
est celle-là même qui constitue l'esprit parexcel-
( lence. En dernière analyse, à ses yeux, l'esprit
) de Dieu et celui du philosophe dans lequel l'Uni-
1 ve.!'-s_ a P.!'~ pleine ë~~~ence de l~i-m~nie se
" confondent.
Qu'est-ce donc que le système hégélien? C'est,
[ comme le dit justement É. Bréhier, une vaste
) « théogonie Il. L'idée d'abord une et lllconsciente
\ ne ~ disperse cfa."ns la nature que po.!,!x_~rer
1l'avènement non seulement de l'esprit, mais
encore -a:ecet esprit absolu qu(e~t DieU:
Étallt donné les postulats et les clés que nous
avons dégagés d'abord comment nous étonner
que la doctrine de Hegel se présente sous cet
aspect? Puisque tout se fait nécessairement sui-
vant un rythme de thèses, d'antithèses et de
synthèses, il fallait bien que l'h~toire du devenir
A. CRESSO'l 3
34 HEGEL

u~el se scindât en trois parties dont la pre­


mière ait la figure d'une thèse, la seconde celle
d'une antithèse et la troisième celle d'unlt syn­
thèse. D'où cette affirmation: « L'idée .en soi»
se fait nature pour devenir Il idée pour soi Il et
finalement idée absolue » en soi et pour soi. »
(l

Mais il fallait bien aussi que chaque partie du


système se subdivisât en trois sections, elles­
mêmes divisées en trois chapitres comportant
à leur tour trois parties et ainsi de suite, toujours
suivant le même rythme. Une vaste trilogie, faite
de trilogies plus petites, faites à leur tour de
trilogies encore plus humbles, voilà ce que logi­
quement la philosophie de Hegel devait être
et voilà en effet l'aspect qu'elle revêt.
Elle comporte trois vastes sections et pas
plus de trois. La première est la Logique, la
~ seconde, la Philosophie de la nature, la trôisième,
la Philosophie de l'espr~t. La première traite de
l'Idée abstraite et de la formation des l( caU>go­
ries Il, c'est-à-dire des caractère,· les plus géné­
raux de l' }j:tre et de la Pensée. La seconde étudie
la marche et les effets de la diffusion de l'Idée
logique à travers la nature où elle se concrétise.
La troisième s'occupe de l'Idée qui devient
consciente et la suit dans l'ascension qui produit
----_._---- -­
cette conscience concrète universelle qu'est l'e8­
LA PHILOSOPHIE 3&

prit divin. Et naturellement chacune de ces

secti~st à son tour faite de trois parties. La

Logique est d'abord l( la science de l'~tre )l,

ensuite « la science de l'essence ", enfin « la


science de la notion (BegrifT) ", la dernière for­
mant la synthèse des deux autres. La Philosophie
de la nature comprend d'une manière analogue
la science de la nature mécanique, celle de la
nature physique, celle de la nature organique
où apparaissent chez les animaux avec la sensi­
bilité et l'irritabilité, les premières traces rudi­
mentaires de ce qui va devenir l'esprit. La philo­
sophie de l'Esprit à son tour comporte trois
subdivisions. Elle est d'abord la science de « l'es­
prit subjectif II que contribuent à établir l'an­
thropologie qui s'occupe de l'âme en tant que
principe de la vie, la phénoménologie de l'esprit
qui traite de la conscience et de ses manifesta­
tions premières, la psychologie proprement dite
qui réfléchit sur la pensée elle-même et son
mécanisme. Elle est ensuitelasc1ence de Il l'es- -- l..
prit objectif )J, et, sous ce titre, elle s'occupe de
<ces œuvres où l'activité de l'esprit se cristallise
~ et qui s'appellent le Droit, la Morale générale,
enfin l'E:tat et l'histoire humaine. Elle s'applique
enfin à l'examen de (c l'esprit absolu l). Et là
encore trois types d'œuvres réclament son atten­
36 HEGEL

tion : l'art, la religion, la philosophie qui sont


les trois produits les plus remarquables de l'acti­
vité spirituelle. Là s'arrête l'ascension de l'Es­
prit. Car la philosophie parfaite ne comporte pas
d'antithèc;e. Arrivée à son suprême état, celui
que lui a donné Hegel, représentant par excel­
lence de la pensée romantique allemande, elle est
la synthèse définitive. Ne fournit-elle pas, comme
nous venons de le dire, sur « l'Idée absolue Il
et les métamorphoses qu'elle a dû subir dans son
ascension, la vue d'ensemble où s'identifient la
pensée humaine et la pensée ~i~ine enfin dégagée
de sa gangue ?
Ces divisions et ces subdivisions elles-mêmes
subdivisées suivant le même principe en parties
que nous ne saurions énumérer ici marquent,
selon Hegel, les phases mêmes que la logique des
choses ne pouvait manquer de déterminer et que
la réflexion philosophique permettait de prévoir.
Maintenant un problème s'impose. Pourquoi
ces phases ont-elles été ce qu'elles sont et non
pas d'autres? A cette question, Hegel fournit
une réponse globale d'une part, et, d'autre part,
toute une suite de considérations dialectiques
dont on ne saurait exagérer la complication et
l'obscurité décevantes.
La réponse globale est catégorique et simple.
LA PHILOSOPHIE 37

Aux yeux de Hegel, tout ce qui s'est produit et


se produit encore, soit dans la Logique pure,
soit dans la Nature; soit dans l'Esprit est soumis
à la nécessité. II est venu à son heure, a duré ce
qu'il pouvait et devait durer, a disparu quand
il devait disparattre. Chaque chose, quelle que
soit sa nature, matérielle, spirituelle, juridique,
morale, politique, artistique, religieuse, philoso­
phique, est un moment de l'Univers. Son appa­
rition était inévitable, inévitables aussi ses évo­
lutions et ses destructions. Tout ce qui existe, a
existé et existera est donc justIfié êi jü5tinable.
Car il marque une étape sur la voie triomphale
qui mè:ri"eàla réalIsabon de la conscience univer­
selle, autant dire à l'avènement de Dieu. « La
Logique montre l'élévation de l'Idée à ce degré
où elle devient créatrice de la nature et passe
dans une forme immédiate plus concrète, forme
qu'elle brise encore pour atteindre à l'unité d'elle­
même en tant qu'esprit concret. »
Reconnaissons-le : on peut penser tout ce
qu'on voudra de ces thèmes généraux. Envisagés
sous cette forme, on ne saurait leur refuser une
incontestable grandeur. Vu de loin, le système
de Hegel est comme une de ces cathédrales
gothiques qu'on aperçoit dans un vaste paysage
avec ses tours symétriques et ses clochetons
38 HEGEL

réguliers. Il fait un effet énorme et grandiose.


Il est « colossal ll.
Mais dès que, au lieu de se contenter d'une
vue d'ensemble, on se préoccupe des détails de
sa construction, on éprouve des déceptions pé­
nibles. On croyait avoir affaire à du granit et
à des murailles solides. On en vient à se demander
si l'on n'a pas été enthousiasmé par un simple
décor d'Opéra fait de bouts de bois rajoutés, de
morceaux de toile peinte et d'astucieux faux
semblants. C'est sans doute ce qui explique et
l'engouement suscité au début par l'œuvre de
Hegel, et le discrédit où, dans sa lettre, elle est
rapidement tombée, sans compter ses renou­
veaux actuels. Les auditeurs de la première
heure et les rénovateurs ont été et sont éblouis
par les vastes perspectives qu'Hegel ouvre à
leurs yeux. Mais les lecteurs quand ils ont l'esprit
calme et suffisamment critique sont fatalement
frappés du caractère artificiel, voulu, souvent
arbitraire, jusqu'au ridicule et au ca,lembour, de
sa dialectique orgueilleuse. Nulle part, en effet,
plus que chez Hegel, on ne voit le danger de
l'esprit de système. Thèse, antithèse, synthèse,
c'est un « lit de Procuste n. Et c'est assuré­
ment un jeu qui demande beaucoup d'ingénio­
sité, d'imagination et de subtilité que celui qui
'\

LA PHILOSOPHIE 39

consiste à tout y faire entrer. Mais comment


pratiquer un tel jeu sans utiliser, et les artifices
verbaux, et les obscurités propices, et les grandi­
loquences impressionnantes, elles escamotages,
bref tous les procédés ordinaires des illusion­
nistes? « II n'est pas, disait Bossuet et a répété
Pasteur, de pire dérèglement de l'esprit que de
croire les choses parce qu'on veut qu'elles soient. »
Formule à méditer quand on lit Hegel.
B) C'est, croyons-nous, ce qui frappera tout
lecteur impartial qui fixera son attention sur
les procédés dialectiques à l'aide desquels Hegel
cherche à le conduire de ses thèses à ses anti­
thèses, puis à ses synthèses familières.
Il y a trois points particulièrement équi­
voques dans la dialectique hégélienne.
Le premier a été remarquablement mis en
évidence par Schelling à partir du moment où,
après avoir été amis, Hegel et lui se sont refroi­
dis. E. Meyerson le rappelle avec force dans son
livre sur «( l'explication dans les sciences ». Ad­
mettons que nos esprits d'hommes, faits comme
ils le sont, soient hors d'état de penser, par
exemple à ( l':f:tre », sans se sentir contraints de
lui attribuer certains caractères; cela suffira-t-il
à garantir que l' :f:tre lui-même ne peut manquer
d'avoir les caractères en question? Ce problème,
40 HEGEL

Kant l'avait résolu par la négative. On voudrait


trouver chez Hegel des preuves irréfutables éta­
blissant qu'il a raison de s'inscrire en faux contre
lui.
Le second est le suivant. Pour Hegel, une thèse
quelconque appelle inévitablement son antithèse.
On voudrait donc à chaque étape du système, une
démonstration impeccable, établissant qu'en ef­
fet l'antithèse qu'il souligne s'impose à l'esprit.
Le troisième est du même ordre. Chaque fois
qu'il a posé une thèse et une antithèse, Hegel en
fournit une synthèse. On souhaiterait donc la
preuve rigoureuse de ce triple fait que la syn­
thèse en question en est effectivement une,
qu'elle est réellement valable en tant qu'unité
des diversités contraires, enfin qu'elle est la seule
possible et ne saurait être méconnue sans un
manque de bon sens.
Trouve-t-on donc, à chaque étape, dans la
dialectique hégélienne, di quoi satisfaire sur ces
divers points un esprit scrupuleux? Ac;surément
certaines de ses démarches, et par exemple en
histoire de la philosophie, sont d'une ingéniosité
remarquable. Mais il n'en est ainsi ni partout
ni toujours. La chose est sensible même dans les
parties les plus fondamentales, les assises de
l'œuvre. Et il en est quelques-unes où l'on
LA PHILOSOPHIE 41

s'étonne, faut-il dire de la naïveté, faut-il dire


du cynisme avec lesquels Hegel s'accorde les
propositions les plus arbitraires, voire les plus
stupéfiantes. Obligés de nous borner, nous nous
contenterons de quelques exemples.
a) Aucune partie de la dialectique de Hegel
Il'est plus soignée que celle qui se poursuit à
travers sa Logique. Chose naturelle puisque, à
son avis, cette science contient la lumière qui
éclaire tout. Résumons-en l'essentiel et deman­
dons-nous si elle nous donne pleine satisfaction.
Soulignons-le d'abord: les thèmes de la Lo­
gique hégélienne sont fort surprenants pour ceux
qui ont l'habitude du langage philosophique tra­
ditionnel. Pour ceux-ci, depuis Port-Royal, la
Logique est « l'art de penser ». Elle étudie, et les
conœpts, et le jugement, et le raisonnement, avec
la préoccupation de faire connaître comment il
faut cc définir », « affirmer )1, « raisonner », pour
se donner en toute matière les meilleures chances
d'éviter l'erreur. Ce n'est pas là le but de la
Logique de Hegel. Ainsi conçue, il affecte même
pour elle un profond mépris. Telle qu'il l'entend,
la Logique doit être « la science de l'idée pure »,
celle de l'idée abstraite et des 11écessitéS que sa
nature implique.
L'ouvrage s'apparente au T,'ailé des calégo/'ws
42 HEGEL

d'Aristote, ainsi qu'aux doctrines élaborées à


leur sujet par Kant puis par Fichte. Mais il a
des prétentions plus vastes. Aristote s'était seu­
lement proposé de découvrir et de préciser le
sens et les particularités des grands types de rela­
tions que nos esprits d'hommes sont capables de
dégager en examinant les choses. Mais, comme
Kant le lui reproche, sa liste est établie sans
méthode de sorte qu'on ignore si elle est ou non
complète: elle met sur le même pied des catégo­
ries fondamentales et des concepts dérivés de
mince importance; elle laisse subsister une grave
équivoque ~les catégories" sontrelles de simples
points de vue de la pensée humaine ou des rap­
ports réels de choses absolues? De là les tenta­
tives de Kant d'abord, de Fichte ensuite. Mais
Kant a cru pouvoir réduire les catégories à de
simples « biais )l sous lesquels l'esprit humain est
forcé d'envisager les choses, de sorte que leur
valeur est seulement relative. Fichte a bien
essayé de « déduire» a priori ses catégories. Mais
il n'est pas assez affranchi de l'idéalisme cri­
tique.
C'est pourquoi Hegel va de l'avant. Les rap­
ports que les catégories"expriment sont, à ses
yeux, des relations non pas phénoménales, mais
métaphysiques. Elles ne sont pas indépendantes
LA PH ILOSOPH lE 43

les unes des autres. Elles sont entièrement déduc-


tibles. La difficulté est de saisir le fil du laby-
rinthe. Si, une fois on le ~t, on avancera à
coup sl1r.
Le bout de ce fil, Hegel croit l'avoir trouvé.
Aussi présente-t-il sa Logique comme une méta-
physique rationnelle entièrement (;ûnstruifê a
priori.-
L'œuvre est d'un abord difficile. Elle s'éclaire
quelque peu quand on le constate: son principal
objet paratt être de découvrir une définition ra-
tionnelle qui convienne à cet « absolu » qui le
préoccupe. Découverte, en effet, enviableau
dernièr point, étant donné son postulat initial.
Ce qui apparalt rationnel à la pensée n'est-il pas,
à ses yeux, un caractère indiscutable de ~~ qui
est? Mattre de la définition rationnelle qu'il
cherche, il saura donc réeUement..ce. qui est. Sa
nature, ses caractères, son évolution, devien-
dront intelligibles pour lui.
Or il y a, pour Hegel, une proposition capi-
tale: « Ce qui me..!!,t le monde en général, c'est la
contradiction. » Toute définition de l'absolu qu'il
aura essayée devra donc être abandonnée si
elle contient des éléments contradictoires. Elle
ne pourra marquer qu'une étape dans le mouve-
ment de la science' et le développement de
Ir
44 HEGEL
)"
'1
l'~t~e. lIOn ne peut en effet 's'arrêter à la
1 contradietion l> Elle force et dans l'Ittre et dans
la Pensée à aller au delà.
Voilà sans doute pourquoi la Logique de Hegel
est, pour ainsi dire, ponctuée par toute une série
de définitions de l'absolu. Elles se surpassent
les unes les autres. -Mais leur insuffisance que
rendent évidentes à chaque échelon, les contra­
dictions constatées-; oblige l'esprit' à gravir les
dëgré's de leur échelle ascendante. Le point de
départ est la définition de Î'absolu comme Il ~tre
p'!!r l>. Le point d'arriv_ét:...~st cej:,te .!ffirmatl~
Il l'Idée est l'absolu l>. On va de l'un à l'aütre par

une filiè;e de-rc;rmules intermédiaires dont au­


cune n'est entièrement fausse, mais aucune entiè­
rement vraie.
Ainsi avertis, essayons de suivre Hegel par
le chemin hérissé d'épines à travers lequel il
guide ses lecteurs et de traduire le moins mal
que nous pourrons en termes accessibles ses for­
mules trop souvent énigmatiques.
On est tenté de définir l'absolu par la notion
de l'Ittre pur, la plus simple et la plus abstraite
de t'Q;rtes. C'est ce qu'ont essayé Parménide et
les Éléates. Effort décevant entre tous. Car
poser l'f:tre pur, c'est poser une notion contra­
dictoire. Pour être pur, l'Être ne devrait être
~
L.

LA PHILOSOPHIE 45

ni ceci, ni cela, ni quoi que ce soit. Sans quoi,


au lieu d'être pur, il ';;râitmélangé à quelque
autre chose. L'~tre pur ne pourrait donc être
que l'indéterminé. Mais l'indéterminé ne peut
pas être. Ce serait ce qui ·ne serait rien. Ce seraIt
donc ce qui ne serait pas. Dire «l'absolu estl'être
,I>ur », c'est dire « l'absolu est le non-être l),
L'~tre pur se confond avec sa négation.
Pouvons-nous donc identifier l'absolu et le
«Non-:~tre » ? Les philosophes bouddhistes l'ont
tenté. Mais cette solution n'est pas moins déce­
vante que la première. Car le propre du non­
être est de se perdre dans le pur néant, c'est-à­
dire dans ce qui n'est pas et ne peut pas être.
Pour découvrir une notion de l'absolu qui
n'implique pas contradiction, il faut donc s'éle­
ver au-dessus de l'antithèse de l' ~tre et du Non­
~tre et en opérer la synthèse. c~itèSynt:hêse,
fugel croit la découvrir dans ce « devênrr Il
dont Héraclite a fait la base de sa philosophie;
devenir, c'est en effet changer son ê~re, de ma­
nière à être ce qu'on n'était pas. Dans le devenir,
l'être et le non-être se rejoignent donc d'une
façon synthétique et forment une unitë supé­
rieure.
Mais voilà que la notion du « devenir» appa­
raît contradictoire à son tour. Le devenir sup­
, 1

46 HEGEL

pose que ce qui devient était déjà quelque chose.


Sans quoi, comment pourrait-il se transformer?
Pas de devenir là où il n'y a pas une certaine
existence stable (Dasein) qui en est la condition.
Or que peut être une telle existence stable?
Elle serait inconcevable sans la présence dans
ce qui devient d'une certaine qualité. D'où une
nouvelle suggestion. L'absolu ne peut-il et ne
doit-il pas être défini par la qualité qui est en
lui et qui est lui?
Conception provisoire encore. Car la réflexion
sur la qualité y fait découvrir de nouvelles
contradictions intimes. Elles forcent à substituer
à la qualité son antithèse, cette quantité dont le~
p-hilosophes matérialistes tendent à leur tour à
faire l'absolu. Et en éffet, une chose n'est quali­
tativement déterminêe que parce qu'elle est
li autre» que les autres choses. La q1!a!i!-é n'est

donc pensàble que si l'on se représente des


unités qui se repoussent les unes les autres et
qui sont cependant groupables par une sorte
d'attraction. Mais de telles unités groupables
sont-elles autre chose que la quantité elle-même?
C'est donc la quantité qui se dissi~ule sous la
qualité, vérité· que Pythagore avait ;;tï;Vùe.
Mais voici, du coup, indispensable la s~.~hèse
de la qualité et de ~a quantité. Elle s'opère quand

f.). r. )
)
J

1
LA PHILOSOPHIE 47

on discerne une « quantité de la qualité ». Celle-ci


est parfois indifférente à la qualité elle-même :
par exemple des fleurs ne cessent pas d'être des
fleurs quel que-soItleur nombre. Dans d'autres
cas, la proportion quantitative des éléments en
présence entraine des changements de qualité
profonds: par exemple la proportion de leurs
membres et de leurs organes fait la différence
qualitative des espèces d'oiseaux.~ &I!!.U!Q..ns ';\

~
la -----
donc';( mesure II la synthèse de la quantité et de
qualité. Attribuons à cette notion une impor­
, \...<.---...

M-J
tance capitale. Nous comprendrons alors pour­ .~
quoi tant de théologiens ont défini Dieu comme
Il la mesure de toute chose ». Notion éminente

sur laquelle se termine la Première Partie de la


Logique de Hegel. « La mesure en tant qu'unité
de la qualité et de la quantité est ainsi l'être
achevé. » ­

Mais Hegel ne s'en tient pas là. La science de


l'~tre (thèse) suscite celle de l'essence (antithèse)
et leur opposition exige celle de la notion (Be­
grifT, synthèse). Pour éviter les subtilitéS fasti­
dieuses, nous ne rappellerons de ces deux der­
nières parties que les vues les plus générales.
La notion de «.!D~s.!!.re » est celle d'une certaine
proportion de qualitéi unies et fondues entre
elles. On ne s'y élève donc qu'en abandonnant
.
~

L '\)
. ~

48 HEGEL

Je point de vue de l'~tre et en envisageant ce


groupement de qualités qui s'appelle l'Essence.
D'où la tentation d'une définition comm"ëCêIle­
ci : « L'absolu, c'est l'essence. Il Point de vue
qui est celui de l'entendement.
Mais dès que l'esprit cherche à se satisfaire
de cette définition, il est pris dans un nouveau
tissu de contradictions. Et en effet la réflexion
sur l'essence s'est faite traditionnellement avec
des présuppositions que tous les logiciens ont
admises jusqu'à Hegel et qu'il estime inférieures.
Tous ont posé comme intangibles le principe
d'identité, A = A, le principe de contradiction:
« Une chose{ne)peut(pas)être !.J.~_ fois elle-même
et son contraire Il, le principe du tiers exclu :
« Un sujet ne peut être que A ou non A. Il Tous
~
ont, parsuite, à grand renfort de cette abstrac­
tion qui est l'œuvre propre de l'entendement
« analysé les essences sur lesquelles ils réfléchis­
saient, isolé les qualités les unes des autres, posé
chacune d'elles en face des autres comme si
elles étaient séparables et se suffisaient à ëiles­
ni!mes ». ~ais, en- exéèutant cette 'opération,
ifs n'ont réussi qu'à mieux mettre en évidence la
fausseté de leurs principes. Le propre de toute
c'
-.-.... est, en effet, de contenir à la-'fois des <fon­
-- chose
nées contradictoires. D'où l'impossi:bilité de po­

1
. ..) D'
L"c
LA PHILOSOPHIE 49

ser l'une d'entre elles sans faire surgir son opposé.


Exemples: l'identique implique la différence,
le positif, le négatif, l'intérieur, l'extérieur, la
partie, le tout, la substance,-l'accident, Ï'efiet,
( la cause et la cause l'effet, sans compter ces
, étonilântes réciprocités d'action où ce qui est
\ cause à certains égards est effet de ce dont il est
cause, et ce qui est effet à certains égards est
cause de ce dont il est l'effet, comme on peut le
1 constater en étudiant, chez les vivants, les réac­
tions réciproques de la èITgëstion, dè la respira­
tion et de la circulation du sang. Mieux encore:
l'affirmation d'une qualité n'est que la négation
de sa propre négation. Exemple : u Ceci est
beaü » SIgnifie :- « ëëci n'est pas laid. II Laid
signifie « non beau ll. « Ceci est beau » signifie
donc en dernier ressort: u Ceci n'est pas non­

beau », c'est-à-dire la négation même de sa

négation. Dans l'essence les éléments contra­

dictoires fourmillent. Tranchons le mot: l'es­

sence est par excellence le lieu du relatif.

~ alors, comment s'arrêter à une définition

de l'absolu par l'essence? Peut-on définir l'ab­

solu par le relatif? Ce qui doit lever toutes les

contradictions et les faire dispara1tre en unissant

tous les opposés peut-il être ce qui est le mieux 1

I"\Y'~"
fait pour les faire surgir et les souligner?
A. CRESSON

::
~. '']
-"')

50

C'est là, croyons-nous, l'élément central des


raisonnements particulièrement subtils que He­
gel consacre à cette science de l'Essence où il
entralne son lecteur de la réflexion-;.;ï'essence
à la réflexion sur le phénomène, son antithèse,
et sur la réalité concrète >l, leur synthèse, et
(1

fixe son esprit sur ces trois relations capitales,


le rapport de substance à accident, le rapport
de causalité et le rapport de réciprocité ~on.
11 nous conduit ainsi à la Ille Partie de sa
~D'o
., Logique. Celle-ci concerne cette « Notion >l (Be­
griff) qui est la synthèse de l'~tre et de l'Es­
sence. Cette « Notion Il est le produit du triple
travail de la formation des concepts, du juge­
ment et du raisonnement syllogistique auquel,
en raison de son caractère déductif, Hegel at­
tache une grande importance. Celui qui, comme
Hegel, s'est élevé jusqu'à elle voit cela même
que nous venons de résumer. L'Idee « qui se
fait « nature Il puis esprit Il. Il comprend que la
vraie définition de « l'absolu Il est trouvée. Il
n'est pas autre chose que cette « Idée absolue li
dont nous savons qu'eUe est « pure liberté II
bien qu'elle se développe suivant le rythme de
thèses, d'antithèses et de synthèses qui nous est
familier" Cette « Idée Il, c'est l'Universel. Mais
il ne faut pasoonronûre « YUni.;;mrabstrait »

) , J

LA PHILOSOPHIE 51

qui est la notion de l' 1hre pur, la plus générale


etla plus pauvre de toutes et « l:"'Universel concret II
qui est le principe dont dépend toute chose et
qui embrassetOut en lui, « forme infinie dans
laquelle se -trouve enveloppé tout contenu et
par laquelle tout contenu est engendré ».
'Tels sont, trop simplifiés sans doute, les prin­
cipaux moments de la dialectique qui se déve­
loppe dans la Logique hégélienne. Est-il néces­
saire de faire remarquer à quel point ils laissent
anxieux le lecteur qui s'est posé les questions
dont nous sommes partis? Y a-t-il nulle part
dans la science de l' ~tre un effort sérieux pour
démontrer que ce qui paraît rationnel à un esprit
d'homme qui procède a priori est l'expression
exacte d'une réalité métaphysique? Et quand
Hegel cherche à dégager les contradictions qu'une
de ses thèses implique ou à établir qu'une cer­
taine synthèse est valable et la seule possible,
le fait-il d'une façon décidément irréfutable?
Hélas! Même quand on essaye de leur donner
leur meilleur sens, combien de ses raisonnements
sont, comme on dit vulgairement « tirés par les
cheveux» ? Que d'artifices pour poser le non­
~tre en face de l'~tre, pour trouver la quantité
derrière la qualité 1 QueUe bonne volonté ne
faut-il pas pour voir dana le cc devenir» la syn­
52 HEGEL

thèse de l'~tre et du non-~tre, dans l'Essence,


l'antithèse de l' ~tre, et dans la « Notion J)
(Begriff) leur synthèse? Comme l'ont fait obser­
ver même de grands admirateurs de Hegel, en
le déplorant, on est obligé de se rappeler par
cœur les articulations de sa doctrine, faute' de
pouvoir en reconstruire la filière par la seule
logique.
h) Cette impression de factice et d'arbitraire,
on la retrouve partout dans l'œuvre de Hegel.
Mais nulle part elle n'est plus vive qu'à propos
de la Philosophie de la Nature.
C'est une tâche bien singulière que Hegel s'est
imposée. Reconstruire la nature par la vertu
du raisonnement a priori, démontrer qu'elle ne
pouvait pas manquer d'obéir à certaines lois,
ignorer, ou, ce qui est pire, mépriser comme un
vain accessoire le contrôle expérimental, n'est-ce
pas, comme le dit E. Meyerson, Il une entreprise
condamnée d'avance à l'insuccès II ? Hegel aurait
dQ d'autant mieux le savoir que les penseurs
français de l'Encyclopédie, d'Alembert en parti­
culier, avaient souligné les erreurs auxquelles
on aboutit en physique, quand on y raisonne
a priori au lieu de consulter l'expérience. La
physique, la chimie, la biologie étaient, du reste,
assez avancées de son temps pour défendre les
LA PHILOSOPHIE 53

esprits scrupuleux contre les tentatives des purs


raisonneurs. Rien de tout cela n'émeut Hegel.
Il lui faut du nécessaire. Le nécessaire n'est
connu que par la déduction. C'est assez pour
l'orienter vers le pays de chimères.
Il sait cependant les difficultés à surmonter.
Nous lisons dans la Logique: « Ce qu'on a appelé
dans les denliers temps philosophie de la Nature
n'est, en grande partie qu'un jeu d'analogies
superficielles où l'on a voulu cependant voir de
profondes recherches. C'est ce qui a attiré un
discrédit bien mérité sur la philosophie de la
nature. » Cette phrase qui vise assurément Schel­
ling fait espérer chez son auteur un souci méti­
culeux de vérification et de contrôle. Quelle
déception!
Nous voudrions savoir avec précision pour­
quoi et comment l'Idée logique prend le parti
de se faire nature. Or quand on remonte aux
principes du système, on le voit bien; Hegel
devrait démontrer qu'4Pe contradiction intrin­
sèque empêche l'idée abstraite de rester simple
idée abstraite et la contraint à s'extérioriser
sous forme de nature concrète. Mais où est la
démonstration qui semblerait ici nécessaire?
En fait, Hegel y substitue des considérations
finalistes. « La décision de l'idée pure (de l'idée
54 HEGEL

logique) de se déterminer comme idée extérieure


(comme nature) n'est, écrit-il, que le moyen
par lequel le concept dans l'esprit s'élève à une
existence libre revenue de l'extérieur à elle­
même. » Cela revient à dire: si l'idée se fait na­
ture, c'est parce que cela est nécessaire à l'avè­
nement de l'esprit. Soit! Mais où est la preuve
d'une telle affirmation? La dispersion de l'Idée
sous forme de nature était-elle donc le seul moyen
dont elle disposât pour obtenir cc résultat?
~tait-elle du moins le meilleur? Et si elle n'était
ni l'un ni l'autre, pourquoi donc s'est-elle faite?
Et, aussi bien, comment s'est-elle faite? Hegel
distingue la nature mé.canique, la nature phy­
sique, la nature organique. D'où trois degrés
concevables de la science de la nature: la méca­
nique qui s'occupe de la manière dont se compor­
tent dans l'espace et le temps des mobiles réduits
à l'état de points, abstraction faite des résis­
tances et des frottements: la physique, au sens
le plus général du mot yui s'occupe des objets
inertes, depuis les astres jusqu'aux composés
chimiques, la science des vivants qui étudie
toutes les formes végétales et animales. Fort
bien! Mais la dialectique a-t-elle prouvé que,
du moment où elle se faisait nature, l'Idée devait
nécessairement revêtir ces trois formes et non pas
LA PHILOSOPHIE 55

d'autres? A-t-elle établi que des contradictions


secrètes devaient inévitablement la contraindre
à les superposer? A-t-elle prouvé que ce n'est
cependant pas par une é'Volution dans le temps
que cette sup~rposition s'est faite, de sorte
qu'elle ne relève pas de l'histoire? A-t-elle
démontré que l'histoire ne commence qu'avec
le développement de l'esprit. que la nature a
toujours été ce «( monotone » qu'elle est avec le
mouvement régulier de ses astres, la limitation
de ses espèces chimiques, végétales et ani-
males stéréotypées? Et comment comprendre
en dehors d'une histoire de la nature, les trois
moments mécanique, physique et organique que
caractérise si bien Ueberweg, celui où « l'idée
est appesantie par un corps dont les membres
sont les corps célestes libres ", celui où « elle
s'extériorise en propriétés et qualités qui, se
rattachant à une unité individuelle o.ot, en rai-
son d'un processus chimique, un mouvement
immanent et physique ", celui enfin « où le poids
des membres s'organise dans la vie où réside
une unité subjective »? Tout cela était-il donc
inévitable? Hegel a-t-il démontré que les choses
ne pouvcl.ient pas se pas:>er autrement, de sorte
que, si c'est l'expérience qui nous révèle l'exté-
rieur du monde, seul le raisonnement déductif
56 HEGEL

a pl'LOl'l nous en livre le secret, secret (fui est


celui-là même dont Hegel nous fait connaître
le mot?
Et ce ne sont pas seulement les lacunes de la
dialectique qui frappent ici le lecteur. Ce sont
des choses bien singulières. Combien de fois
Hegel admet-il ce que nous savons être et ce
qu'il aurait dû savoir être les plus graves erreurs
scientifiques, et cela pour sauvegarder les préju­
gés de sa dialectique? C'est ainsi qu'il rejette
parce qu'elles le gênent les théories de Newton
sur la décomposition de la lumière. Combien de
fois procède-t-il à des rapprochements baroques?
C'est ainsi qu'il assimile à plusieurs reprises une
opération logique comme un syllogisme et la
nature d'un barreau aimanté sous ce prétexte
fallacieux que le barreau aimanté réunit deux
pôles extrêmes par un intermédiaire, comme le
syllogisme met en rapport un grand terme et
un petit terme par celui d'un moyen terme.
Combien de fois écrit-il sans sourciller des propo­
sitions comme celle-ci: un métal, c'est « de la
lumière coagulée » ou encore : dans un arbre
fruitier, le bouton est une thèse, la fleur est une
antithèse, le fruit est une synthèse 'l Et rien de
tout cela n'est donné pour une vue intéressante,
suggestive, voire amusante, mais sur le ton
LA PHILOSOPHIE 57

dogmatique, comme une vérité acquise. « La


philosophie de la nature de Hegel, écrit E. Meyer­
son, nous plonge dans un profond ahurissement. »
Elle ne nous montre que « des monstres aux gri­
maces absurdes ll. On dirait que Hegel s'y soit
cru tout permis.
Or il semble bien y avoir derrière tout cela
quelques partis-pris secrets. Le principal est
sans doute le désir inavoué de sauver aux yeux
de la philosophie et malgré Spinoza la situation
exceptionnelle que nlO~me B.:es! _attrib~ée tra­
ditionnellement. C'est pour cela que bien que
l'homme soit comme tout le reste de la nature
un produit inévitable du développement de
l'Idée, Hegel écrit : « Pas de liberté dans la
nature : tout y est soumis à la nécessité et à la
contrainte. li Chez l'homme, en revanche, la
liberté natt avec la raison, cette raison dont
aucun animal ne participe. C'est pour cela qu'il
rejette toute explication naturaliste du mondé.
« Il faut que la pensée spéculative réprouve les
prétendues transformations de la nature sui­
vant lesquelles les plantes et les animaux se­
raient sortis de l'eau, les animaux qui ont une
organisation plus parfaite proviendraient d'une
classe inférieure, etc. Ces explications vagues et
obscures n'ont d'autre fondement que l'expé­
58 HEGEL

rience sensible. » Elles correspondent « à Un


moment inférieur et passager du développement
de la philosophie C'est pour cela qu'il ne faut
)J.

pas chercher dans la vie le secret de l'esprit,


dans la physico-chimie, celui de la vie, dans la
mécanique, celui de la physico-chimie, mais se
persuader au contraire que c'est pour la réalisa­
tion de l'esprit absolu qu'est fait l'esprit, pour
la réalisation de l'esprit qu'est faite la vie, pour
la réalisation de la vie qu'est faite la nature phy­
sique, pour la réalisation de la nature physique
qu'est faite la nature mécanique, et que, malgré
sa petitesse, la Terre apparatt dans l'Univers
comme un astre de première importance, parce
qu'elle porte l'homme, ce qui rend possible, et
l'Esprit, et cet Esprit absolu dont la philosophie
de Hegel est le plus merveilleux produit.
Et ce n'est pas seulement dans la philosophie
de la nature, c'est aussi dans la philosophie de
l'Esprit que s'étalent le factice et l'arbitraire.
Hegel a-t-il démontré que l'art devait prendre
nécessairement les trois formes, symbolique, clas­
sique et romantique, synthèse des deux autres,
que la religion devait nécessairement prendre
celles de la religion de la nature, de la religion de
l'esprit, et de la religion de l'esprit absolu, leur
synthèse, que la philosophie devait nécessaire­
LA PHILOSOPHIE 59

ment avoir trois époques, celle de la pensée


orientale ft vague et implicite Il, celle de la pensée
grecque Il explicite mais finie ", celle de la pensée
germanique moderne « explicite et complète » ?
Dans tout cela, que d'ingéniosité, de roman­
tisme ... et de coups de pouce!
V. - Nous voudrions, pour finir et mieux
expliquer la gloire extraordinaire que le XIXe siè­
cle a prodiguée à Hegel, insister sur deux de ses
théories qu'on peut dire particulièrement impor­
tantes, d'abord parce que, dans toute son œuvre,
ce sont les plus accessibles, ensuite parce qu'elles
ont eu la plus indiscutable influence, enfin parce
que Hegel y descend quelque peu dans le concret,
ce qui éclaire jusqu'à un certain point la partie
abstraite de son œuvre. Aussi bien ces deux théo­
ries sont-elles étroitement liées l'une à l'autre.
Ce sont la théorie de l'État et celle de l'Histoire
universelle.
A) Une nation, un peuple est un groupe d'in­
dividus. Mais ce n'est pas toujours un État.
Et seuls les groupes d'individus qui ont œussi à
fonder un État ont pu durer et prospérer. Seuls ils
comptent vraiment dans l'histoire de l'humanité.
Qu'est-ce donc qu'un État? Il faut, pour s'en
rendre compte, faire attention à deux ordres
de facteurs.
60 HEGEL

D'une part, un État, c'est un certain ensemble


de lois, de règlements, de coutumes tradition­
nelles, de mœurs, qui s'est formé au cours du
temps. Cet ensemble s'est constitué comme un
produit nécessaire du développement de l'histoire.
Il s'explique par l'action même sur des individus
d'une race déterminée, de multiples conditions,
nature du climat très froid, très chaud ou tem­
péré, situation géographique, hauts plateaux,
vallées fluviales, plaines, régions côtières, exis­
tence de forêts, de mines, d'alluvions fertiles,
d'inondations régulières comme celles du Nil, etc.
Bref cet élément de l'État est l'effet d'un déter­
minisme très net.
D'autre part les individus qui composent une
nation, quand ils sont arrivés à un certain degré
de leur développement, prennent conscience
d'eux-mêmes, des raisons qu'ils peuvent avoir de
juger et d'agir, des motifs pour lesquels ils font ce
qu'ils font et ils peuvent faire ce qu'ils peuvent
faire. C'est dire qu'il se forme chez eux une vo­
lonté subjective qui est une liberté. Et naturelle­
ment,il ne s'agit pas d'un libre arbitre à la manière
cartésienne. Il s'agit d'une liberté qui s'acquiert,
se développe, se consolide et devient d'autant plus
grande qu'ils se connaissent mieux etont pris plus
nettement conscience de ce qui est raisonnable.
LA PHILOSOPHIE 61

Cela posé, dans certains cas, la liberté des


individus se traduit par des décisions subjectives
qui jugent et condamnent le matériel accumulé
des lois, des coutumes, des traditions objectives
de l'gtat. Mais, dans d'autres cas, cette liberté
des individus se traduit par une approbation
parfois entière de cet ensemble de lois, de
coutumes, de traditions. C'est alors et alors
seulement que l'gtat est vraiment ce qu'il doit
être. Il est alors, suivant le rythme hégélien,
la synlhèse dans laquelle s'accordent la lhèse,
c'est-à-dire cet ensemble d'alluvions que la
vie du monde a produit sous la forme d'ins­
titutions, et l'anlilhèse, c'est-à-dire l'opinion
libre des individus soumis à ces institutions.
Harmonie et équilibre où l'obéissance aux lois
est voulue et maintenue librement par ceux
qui vivent sous leur régime et y trouvent la
meilleure occasion pour l'exercice de leur liberté.
On le conçoit donc : il peut y avoir trois gran­
des formes de l'~tat.
La première est la forme despotique. Ici
le un seul personnage est libre )l,c'est-à-dire
conscient de lui-même, de ce qu'il décide et
des raisons pour lesquelles il décide ce qu'il
décide. Les autres sont réduits à obéir, sans
réfléchir et sans comprendre, au besoin sous la
62 HEGEL

menace des coups de bâton et des supplices.


La seconde est la forme démocratique qui peut
être, soit une démocratie complète, soit une
République aristocratique. Cette fois, plusieurs
personnages sont libres au sens du mot que
nous venons de dire. Mais ils ne le sont pas tous.
Disons donc : Il Quelques-uns sont libres » ; en
dehors de ceux-là règne toujours un esclavage
plus ou moins rude, une obéissance sanctionnée
par un régime de force.
La troisième est la forme monarchique. De
nouveau, il y a un personnage qui décide. Mais
il n'est pas au-dessus des lois qu'il édicte, de
sorte qu'il est le premier à s'y soumettre. D'autre
part, il ne promulgue une loi qu'avec l'adhésion
libre de tous ceux qui le soutiennent, parce
qu'ils reconnaissent qu'il a raison de vouloir
faire ce qu'il veut faire et que, par suite, ils
l'approuvent. Ici « tous sont libres )l et c'est
l'accord de celui qui gouverne et de ceux qui,
librement, acceptent d'être gouvernés par lui
qui constitue l'essence même de l'État, réalisa­
tion du divin sur la terre.
D'où, immédiatement, certaines conclusions
que Hegel estime capitales.
La Révolution française a proclamé les Droits
de l'homme et du citoyen. Elle a affirmé la sou­
LA PHILOSOPHIE 63

veraineté du peuple. Si celui-ci avait le loisir


de s'occuper de ses affaires, aucun gtat ne serait
nécessaire. S'il en faut un, c'est parce que le
peuple a besoin d'un délégué qui travaille pour
lui. L'gtat n'est donc et ne doit être qu'une
sorte d'intendant, de fondé de pouvoirs. C'est la
majorité qui lui confère ce qu'il doit avoir
d'autorité. Il ne le doit qu'à sa confiance. Si,
par suite, il n'obéit pas à sa volonté, la nation a
le droit et le devoir de le révoquer. Principe de
la pure démocratie.
Contre ce principe, Hegel, professeur à l'Uni­
\ versité de Berlin et sujet du roi de Prusse, entre
en révolte. Le Droit n'est garanti que s'il règne
dans la société une moralité suffisante. Maig:1;ant

i qu'elle n'est dirigée que par lâconscience indivi­


duelle sujette aux fantaisies et aux erreurs, cette
moralité n'est pas assurée. Elle ne le sera que
si elle est surveillée par un tuteur et un guide.
Ce tuteur, ce guide, c'est'l'gtalqui doit l'être.
Il ne doit donc pas être le domestique qul'la
démocratie"permet de chasser à volonté. Il doit
incarner l'âme de la nation en maintenant cer­
taines grandes traditions. Il doit donc jouir en
souverain d'une entière et pleine autorité.
Et Hegel ne veut pas voir l'gtat réduit à une
puissance abstraite. Il exige qu'il soit un per­
64 HEGEL

sonnage réel, « en chair et en os », jouissant


du droit entier, et de faire les lois, et de les faire
exécuter, et de presider à la justice. Il veut lui
voir en mains, une police, une"armée. Il v~.!!!. qu'il
n'aitde comptes à rendre qu'à lui-même et à Dieu,
que ses pouvoirs soient transmis par hérédité.
Bref, l'État doit bien posséder une constitu­
tion : car il doit se soumettre aux lois qu'il éta­
blit. Mais sa constitution doit être aulocratique.
Et Hegel juge sévèrement l'idée démocratique.
Égalité? Où est-elle l'égalité des individus?
Qu'ils soient égaux devant la loi, oui. Mais qu'ils
le soient dans le droit de participer à la rédaction
des lois et à la direction de la nation, non.
Donner à chacun le même droit de vote, c'est
(mettre sur le même pied l'incompétent et le
) compétent, l'imbécile et l'intelligent, le criminel
~ et l'honnête homme. Belle manière d'organiser
1 l'État ! « Un peuple qui se trouverait dans cette
condition serait un peuple en délire, un peuple

1
chez lequel domineraient l'immoralite, l'injus­

. tice et la force aveugle et sauvage. » Conclusion:

il faut étouffer les doctrines issues de la Révo­


lution française.

Ces points une fois dégagés, on comprend


assez bien l'économie de ce que Hegel nomme
l'Histoire universelle.
'ùl. (J'-""l

LA PHILOSOPHIE 65

Définissons d'abord ce qu'il appelle l'esprit


de l'Univers. C'est ce qui anime l'Idée da-ns
~ l:~!!.ort par lequel elle se fait nature pOli'rse faire
ensuite par ce moyen non seulement esprit~is
encore e~prit abs~lu, sous le triple aspect de
Î l'art, de la religion et de la philosophie.
Définissons ensuite ce qu'il désigne sous le
nom d'esprit d'un peuple. C'est l'ensemble des
aspirations caractéristiques essentielles à une
population donnée à une époque donnée. Par
exemple, il y a un esprit de la Grèce antique, un
esprit de Rome et du monde romain ...
Faisons attention enfin à cette vérité triple.
Les individus n'agissent jamais utilement qu'en
déployant leurs forces. Ces forces sont dominées
par leurs passions. Leurs passions sont déclen-
chées par ce qu'ils pensent être à chaque ins-
tant leur véritable intérêt, intérêt matériel et,
parfois, intérêt moral.
Cela posé:
1(j Hegel considère comme démontré a priori
par la philosophie que tout ce qui s'est fait et se
fait dans le monde a comme raison d'être finale
la formation progressive de cette conscience uni-
verselle, consciente d'elle-même, de ses raisons
d'agir et de l'explication de toute chose, qui sera,
dirons-nous « le divin », dirons-nous « Dieu Il

/1.. 1:J\IlSS0N :;
66 HEGEL

lui-même? Il n'est donc pas douteux que tout


ce qui s'est fait dans l'histoire humaine s'explique
en dernière analyse comme un instrument des­
tiné à concourir à cette formation suprême.
2° Mais ni les peuples, ni les individus ne se
rendent compte de la vraie raison pour laquelle
ils font ce qu'ils font. C'est pour eux-mêmes
qu'ils croient travailler. En réalité, en même
temps qu'ils travaillent pour eux-mêmes, il y a,
parmi les choses qu'ils font, des actes qui s'expli­
quent par la mission qui leur est dévolue dans
l'Univers. C'est ainsi qu'il y a des peuples et des
États qui ont une valeur prépondérante par rap­
port à l'histoire universelle. Il y a de même des
hommes qui méritent de fixer l'attention de
l'histoire, tels Alexandre, J. César, Napoléon 1er .
Car en croyant ne vivre que pour leurs ambitions
personnelles, les actes qu'ils ont exécutés avaient
une valeur pour l'histoire universelle.
Ces points précisés, l'histoire s'éclaire. Elle est
celle des missions remplies par rapport aux vues
secrètes de l'Esprit universel, et par les indivi­
dus et par les peuples. « Gesla Dei per Francos. Il
Formule religieusè de l'histoire de France: for­
mule finalement recommandable si on J'adapte
à celle des diverses nations aux diverses époques.
Hegel élimine ce qui s'est passé dans les pays
LA PHILOSOPHIE 67

trop froids et dans les pays trop chauds. C'est


dans la zone tempérée qu'est née la civilisation.
Il met à part ce qui s'est passé en Amérique
avant les temps modernes et ce qui s'est fait
dans l'Afrique centrale; car le mouvement déci­
sif de la civilisation ne s'est pas produit là. Ille
proclame: l'avènement progressif de l'esprit et
de la liberté a eu comme centre la Méditerranée.
La civilisation a débuté dans l'Asie, Chine, Inde,
Perse, et cette Égypte qu'il faut y rattacher.
Elle a passé de là en Grèce, puis à Rome, et,
finalement dans le monde germanique, derni~re
et suprême étape du triomphe de l'esprit.
Or que constate-t-on ?
Que la civilisation asiatique n'a jamais dépassé
le stade de ce despotisme où, comme le dit Hegel,
« un seul est libre )1. Il a pris diverses formes
en Chine, aux Indes, dans l'Empire perse, en
Égypte ; mais on le retrouve dans tous ces pays,
et il correspond à cc l'enfance de l'humanité »
tyrannie d'un empereur, d'un grand Lama ou
d'un régime de castes.
Cette période s'achève au moment où surgit
la civilisation grecque dont l'esprit est caracté­
risé par le goût passionné de la c( belle indivi­
dualité », ce qui entraîne le développement d'une
démocratie extrêmement libre, éminemment ar­
68 HEGEL

tistique et en pleine réaction contre l'esprit


autocratique de l'Orient.
Mais bientôt on voit se former à Rome, en
opposition avec les relâchements grecs, un goût
de la force, de la discipline et de la conquête qui
se manifeste par une organisation, républicaine
à vrai dire, mais arislocratique.
r La période de la civilisation greco-latine cor­
\ respond donc à la formule hégélienne « plusieurs
1 sont libres, mais non pas tous ». Adolescence de
la civilisation.
A cette période succède enfin l'ère germanique
et chrétienne : on y voit se développer et se
( consolider finalement la monarchie telle que la
\ définit Hegel: institutions raisonnables de l'];;tat
1 soutenues par l'adhésion libre et réfléchie des
volontés individuelles. Là « tous sont libres Il.
Vieillesse, au sens de maturité, de l'humanité.
Thèse, le despotisme, antithèse, l'individua­
lisme anarchique, synthèse, l'accord du monarque
qui gouverne et de la volonté hbre des gou­
vernés.
Laissons de côté les détails historiques dont
Hegel se fait un argument pour la justification
de ces vues prestigieuses et constatons seulement
ce qui en résulte.
Il en résulte d'abord que chaque peup~e qui
LA PHILOSOPHIE 69

~ mérite le nom d'historique a marqué par ses


\ faits et gestes une étape dans la libération pro­
1gressive et, finalement totale de l'Esprit. En ée
sens, chaque peuple a eu, à la date où ifremplis­
saii sa mission historique, et l'art, et la religion,
et la philosophie qu'il lui fallait avoir et il n'au­
f rait pas pu-enavoir d'autres. L'homme s'agite
1 et l'Esprit universel le mène, alors même qu'il
a le plus fortement le sentiment du contraire.
Il en résulte, en second lieu, que les grands
hommes n'ont jamais été que des moments d'une
histoire qui s'est faite par eux. Le grand homme

l
n'est pas l'homme providentiel de Carlyle, dont
l'apparition fait flamber le tas de bois mort
qu'est l'humanité. Il n'est, dans ses origines que
l'expression et l'image du temps où il a vécu, et,

î. dans son action, qu'un des moyens qu'emploie


pour ses fins l'Esprif universel. (e Il arrive sou­
vent, écrit Hegel, que l'esprit général d'une
époque s'imprime fortement dans quelques indi­
vidualités remarquables. » Mais « les individus
ne sont que des instruments ). Ils sont payés
« en gloire » de la manière dont leur nom est
associé à un instant de l'histoire, instant où ils
ont bien souvent souffert et été sacrifiés.
Il y a, en troisième lieu, dans la succession des
peuples historiques une loi qui se vérifie sans
70 HEGEL

cesse. Au moment où un certain État est domi­


nateur, il se forme à quelque distance de lui
une sorte « d'aube 1) d'une civilisation différente.
Cette aube s'éclaircit et devient lumière. A ce
moment-là, un contact s'établit entre la civi­
lisation dominante et la civilisation naissante,
contact qui amène des luttes dont la civilisation
vieillie finit par être la victime. Alors, après une
période plus ou moins longue, commence, pour
l'État vainqueur qui a fini sa mission, une déca­
dence qui s'accentue par suite des contacts qui
s'établissent avec la civilisation appelée à lui
succéder. Qu'on se rappelle la manière dont la
Grèce a fleuri après avoir vaincu l'Empire perse,
et Rome après avoir réduit la Grèce en escla­
vage.
l Et voici, en dernier lieu, le plus important.
1 Malgré les horreurs de l'histoire humaine, iIJa)!t
l en env~sager l'ensemble avec le plus entier opti­
misme. A chaque date, un peuple est prédestiné
à la domination du monde. Des individus le sont
au service de ce peuple. Les uns et les autres
sont entièrement justifiés de faire ce qu'ils font.
\ Ne sont-ils pas, un instant, l'instrument du
) divin? L'histoire ne pouvait pas être différente
de ce qu'elle a été. Chacun de ses épisodes était
une_condition indispensàble ~dutriomphe de
. ----- -- ­
\
\

LA PHILOSOPHIE 71

l'Esprit, c'est-à-dire de Dieu. En dernière ana­


ly;e tout est bien: --------­
. VI. - Une doctrine aussi considérable que
) celle de Hegel ne pouvait manquer d'émouvoir
le monde des philosophes. Elle a provoqué des
) réactions diverses. Constatons les principales
d'entre elles.
Tout un groupe de philosophes a pour devise
la formule de Confucius : « Savoir vraiment,
\ c'est savoir qu'on sait ce qu'on sait et qu'on ne
) sait pas ce qu'on ne sait pas. » Pour ceux-là, le
véritable philosophe n'est pas celui qui s'ima­
gine tout savoir et encore moins celui qui cherche
à persuader aux autres qu'il sait tout. C'est
(
celui qui a fait la critique de ses facultés de
connaître, de ses moyens d'information et de
preuve et qui a su discerner ce qu'il y a chez lui
de connaissances indiscutables, d'ignorances soit
provisoires, soit irrémédiables, enfin de ces
croyances qui ne sont pas sciences mais convic­
tions fondées, soit sur des probabilités, soit sur
des raisons pragmatiques d'ordre vital ou moral.
Les penseurs de cette catégorie ont pu admirer
l'imagination romantique et l'ingéniosité subtile
de Hegel. Ils ne lui ont jamais pardonné. Ne
parle-t-fI pas comme s'il savait tout? N'a-t-il
pasla prétention d'avoir dit le dernier mot en
72 HEGEL" 1 • !-.
r'ZvC(':
}
toute matière? Est-ce orgueil? Est-ce naïveté? cl-...
Faut-il voir en lui un illusionné ou un illusion­
IlÏ~!e ? Toutes ces opinions ont été ~mises~ur
son compte. Comment ne l'auraient-elles pas été
dans le monde des esprits critiques?
Mais il y a des penseurs d'un autre ordre.

Malgré Montaigne, Pascal, Kant, A. Comte,

ceux-là continuent de croire l'absolu à notre

portée. C'est parmi eux que HegJa trouvé et

trouve encore des disciples. Seulement tous ne

l'ont ni compris, ni suivi de la même façon.

Quelques-uns se sont attachés à répéter fidèle­

ment les paroles du maître. Mais la plupart

d'entre eux se sont cramponnés à certaines de

\ ses formules et ont abandonné les autre~. D'où


une scission très nette dans le monde des hégé­
liens.
Qu'on veuille bien se le rappeler: le mouve­ 1

ment général qui entraîne «l'Idée logique» dans

son dév~opp.ement s'explique, chez Hegel, par

deux ordres deconsidérations. Les unes sont

d'un caractère purement logique: c'est en raison

de la contradiction impliquée dans chaque thèse

et qui. s'exprime dans son antithèse que le pas­

sage à la synthèse sc fait nécessairement. Les

autres sont d'un caractère finaliste. C'est le but

que poursuit l'Idée dans son développe~t qui

LA PHILOSOPHIE 73

explique, ~!:>que celui-ci se fasse8qu'il soit ce


qu'il est. Le premier de ces points de vue est
d'ordre spinoziste. Le second est d'ordre théolo­
g!que et proprement chrétien. Synthèse-;rtIfi­
cielle dont le résultat ne s'est pas fait attendre.
_ Une partie des hégéliens a laissé de côté les
causes finales. Il y a du spinozisme dans Hegel.
Ils en ont ajouté davantage. Leur doctrine est
devenue exclusivement nécessitarienne. Et voici
que le Dieu de Heg~l n'est plus à leurs yeux
qu'un idéal en- formation. Voici que, non seule­
ment Dieu cesse d'être le Créateur de l'homme,
mais encore c'est l'homme qui devient le Créa­
teur de Dieu. - Pendant ce temps-là, une autre
partie des hégéliens prend une attitude contraire.
Ce qui plaît à ceux-là, c'est que rien dans le
monde ne se fasse en vain, que l'inférieur
s'explique par le supérieur, que l'Idée se soit
faite nature pour que l'esprit puisse apparaître,
et que l'esprit soit appa;u pour que, à travers
l'art, la religionet la' philosophie, l'Espritabsolu
puisse prendre conscience de lui-même. Bref,
c'est l'élément chrétien de la philosophie hégé­
lienne qui les séduit. - Comment s'étonner
d'une telle scission? Marier le spinozisme et le
cb:ristianisme, c'était marier l'eaù et ~e feu. La
constitution de la gauche et de la droite hégé­
74 HEGEL

liennes est l'effet de leur trop prévisible dis­


sociation.
Si des traces de l'hégélianisme subsistent, on
chercherait vainement, je crois, aujourd'hui un
hégélien orthodoxe. Il est bien mort, ce roman­
tisme m{taphysique qui pretendait se domier,
en dehors' de toute science positive comme la
science universelle. Nous le savons trop. Il faut
avancer « pedelentim » dans l'étude de la nature,
de l'homme et de la société. Le sage doit se
résigner à ignorer beaucoup de choses. Il ne
peut compter pour s'instruire, ni sur le raisonne­
ment a priori seul, ni sur l'expérience seule. Il
ne doit donc imiter, ni « l'araignée qui tire d'elle­
même les fils de sa toile )1, ni « la fourmi qui
accumule des grains sans plus », L'expérience doit
lui fournir les faits dont il doit partir et à l'aide
desquels il doit contrôler ses idées. Le raison­
nement doit lui fournir les idées plausibles pour
classer et expliquer ces faits, ainsi que le pro­
gramme des expériences qui seront significatives
et méritent d'être tentées. Négliger l'un ou
l'autre, c'est se condamner à la stagnation ou
à l'erreur.
A. C.

\~

I~"
ln9- L.L ft ~ c,
L'ŒUVRE

Tous les ouvrages que Hegel a publiés de son


vivant ont paru de 1801 à 1831, alors qu'il était
professeur à Iéna, Nuremberg, Heidelberg et
Berlin.
A IÉNA, Hegel a publi(> :
10 Différence des syslèmes de Fichle et de Schel-
ling (juillet 1801) ;
2 0 Sa thèse latine: De orbitis planelarum, qu'il
soutint le 27 août 1801 ;
()o Cinq articles dans le Kritisches Journal der
Philosophie (imprimé à Tübingen) qu'il rédigea
avec Schelling en 1802 et 1803. Les plus impor-
tants sont : Foi el science et Sur la mélhode
scientifique du DrôTCnalure[;
40 La Phénoménologie de l'Esprit (Hambourg
et Würzburg, 1807), sa première grande œuvre,
qui sert d'introduction au système.
A NUREMBERG a paru son ouvrage le plus
étendu, la Science de la Logique (ou ( grande
Logique »), en 3 volumes (le 1er et le 2 e en 1812,
le 3 e en 1816). Hegel en préparait une 2 e édition
76 HEGEL

quand il mourut; il n'a pu que remanier le


1er volume et en rédiger la préface, datée du
7 novembre 1831.
A HEIDELBERG il a fait éditer :
10 L'Encyclopédie des Sciences philosophiques
(1817), résumé de son système à l'usage des
étudiants. Il en publia deux autres éditions à
Berlin en 1827 et en 1830 (la première partie de
l'Encyclopédie est souvent appelée la u petite
Logique Il) ;
20 Deux articles dans les HeidelbergischeJahr­
bücher für Lileratur: sur les Œuvres de Jacobi, sur
les débats à la réunion des ~tats du Würtem­
berg (1817).
A BERLIN Hegel a fait parattre :
10 Les Principes de la Philosophie du Droit
(1821), le dernier grand ouvrage qu'il ait publié;
20 Huit articles qui parurent dans les Jahr­
bücher für wissenschaflliche Krilik de 1827 à
1831. Ce sont des comptes rendus d'ouvrages de
Humbold, Solger, Hamann, ete., ou des réponses
à des critiques;
3 0 Un article dans l'Allgemeine preussische
Slaalszeilung sur Le Bill de réforme anglais
(1831).
Après la mort de Hegel ses amis et disciples
préparèrent une édition complète de ses œuvres
L'ŒUVRE 77

qui devait rassembler non seulement tout ce


qu'il avait publié de son vivant, - livres et
articlesdereviië's, - mais tout ce qu'il laissait
en manuscrit, en particulier les notes aont use
servaTCpour ses cours. Ce dernier point était
capital. Les éditeurs voulaient en effet recons­
tituer intégralement le système de leur maître.
Or en dehors de la Phénoménologie, introduction
assez obscure, Hegel n'avait développé à fond
dans ses livres que deux branches de sa doc­
trine : la Logique et la Philosophie du Droil.
L'Encyclopédie contenait un abrégé substantiel
de la Logique, mais exposait beaucoup trop som­
mairement le reste du système, surtout la Philo­
sophie de l'Esprtt (p. ex., l'Esthétique yestrésu­
mée en 5 pages). Or Hegel avait développé très
longuement dans ses coms -no~eulement la
logique et "la philosoPhIedu droit, mai::lla philo­
sophie de la nature, la psychologie, la philoso­
phie de l'histoire, l'esthétique, la P?ilosophie <!..e
la r~!igion et l'histoire de la philosophie. Il expli­
quait et illustrait d'exemples tout ce qui est
condensé en formules abstraites dans l'Encyclo­
pédie. Il fallait donc, pour faire connaître vrai­
ment le système, reconstituer les leçons de Hegel.
Comme première source on avait ses pro~s
notes, écrites sur de grands cahiers in-folio. Mais
78 HEGEL

il n'avait rédigé que certains passages impor M

tants ; le reste était abrégé et le texte de ce


canevas, remanié d'une année à l'autre, était
encombré de notes marginales où l'on avait de
la peine à se retrouver. L~ahiers de Hegel ne
contenaient d'ailleurs aucune trace de certains
éclaircissements oraux qu'avaient notés ses audi-
J teurs. Pour reconstituer intégralement ses leçons,
\ il fallait donc consulter aussi les notes prises par
} ses élèves. Les éditeurs utilisèrent pour cela les
cahiers d'étudiants les mieux tenus, en com­
me~çant par les lems. Tous ces documents, qui
se complétaient et se rectifiaient l'un l'autre,
permirent, confrontés avec les notes de Hegel,
de reconstuire l'essentiel de son enseignement
oral.
Les éditeurs de ces leçons reconstituées furent
GANS pour la Philosophie de l' Histoire (1 vol.)
dont Karl HEGEL fit plus tard une nouvelle
édition, HOTHO pour l'Esthétique (3 voL), MAR­
HEINEKE pour la Philosophie de la Religion
(2 voL), K. L. MICHELET pour l'Histoire de ta
Philosophie (3 vol.). D'autre part l'Encyclopédie
fut enrichie d'additions (Zusatze), faites d'éclair­
cissements et d'exemples tirés des cours de He­
gel. Ces additions, souvent fort longues, furent
rédigées par VON HENNING pour la Logique,
L'ŒUVRE 79

K. L. MICHELET pour la Philosophie de la Nature,


BOUMANN pour la Philosophie de l'Esprit (psy­
chologie seulement). En outre ROSENKRANZ pu­
blia la Propédeutique, c'est-à-dire les résumés du
cours élémentaire fait à Nuremberg. - Les édi­
teurs des leçons devaient. en principe s'effacer
au maximum de façon à faire revivre aussi fidèle­
ment que possible l'enseignement oral de leur
maître. En fait ils ont souvent retouché le style
de Hegel et mis beaucoup du leur dans la recons­
truction des cours.
L'édition complète des Œuvres de Hegel ainsi
mise au point comprit en tout 18 volumes qui
parurent à Berlin de 1832 à 1845. Elle fut com­
plétée en 1844 par une biographie de Hegel, due
à ROSENKRANZ et en 1887 par la publication de
lettres rassemblées par Karl HEGEL.
Cette édition, dont plusieurs volumes furent
réimprimés au cours du XIX e siècle, passa long­
temps pour définitive. Cependant il restait en­
core des manuscrits inédits de Hegel, comme ses
cours d'Iéna et surtout des opuscules de jeu­
nesse, parfois inachevés, dont Rosenkranz n'a­
vait publié que des fragments dans sa biographie.
Cette lacune fut comblée : 10 Par la publication
en 1893 (par G. MOLLAT) d'une partie des cours
d'Iéna, le Système des institutions morales et de
80 HEGEL

La Conslilulion de l'Allemagne (écrite en 1802) ;


20 Par l'édition en 1907 (par NOHL) des Écrils
philosophiques de jeunesse (rédigés de 1788 à
1800). La publication de ces travaux de jeunesse,
notamment d'une Vie de Jésus (inachevée) a
suscité de nombreux commentaires (p. ex. ceux
de DILTHEY et de HAERING en Allemagne, de
Jean WAHL en France) qui ont, comme le dit
M. Hyppolite, « renouvelé t'interprétation de
l'hégélianisme, jusqu'à faire négliger peut-être
un peu trop le système achevé ».
Aujourd'hui l'édition complète, dite du Jubilé,
de GLOCKNER en 20 volumes (Stuttgart, 1927 sq.)
ne fait que reproduire dans l'ensemble l'édition
de 1832-45. L'édition critique en 26 volumes de
G. LASSON et J. HOFFMEISTER (Leipzig), com­
\ mencee en 1905, est la plusexacte et la plus
complète; elle reconstitue mieux certaines leçons
(p. ex. la Philosophie de l' H isloire) et publie
intégralement tous les écrits de jeunesse, notam­
ment le Cours d'Iéna (en 3 vol.).
Pendant longtemps la traduction française la
plus importante de Hegel a été celle que V~~
a donné de l'Encyclopédie (avec les additions)
sous les titres suivants : Logique (2 vol., 1859,
2 e éd. en 1874), Philosophie de la Nature (3 vol.,
1863-66), Philosophie de l'Esprit (2 vol., 1867-69)
L'ŒUVRE 81

et de la Philosophie de la reli[/ion (2 vol., J~76­


78). Avant lui BÉNARD avait traduit l'Esthéti~e
-(5 vol., 1840-52) et SLOMANN et WALLON la fin
de la grande Logique : La Logique subjeclùJe
(1854). Ces premières traductions sont souvent
défectueuses. Ce n'est que depuis 1938 qu'ont
paru des traductions de la Philosophie de 1'1-1 is­
toire par GIBELIN (2 vol., Vrin, 1938). la Phéno­
ménologie (avec notes) par HYPPOLITE (2 vol..
A~bier,-1939-41),Ia Philosophie du Droit par
A. ÏÜAN (Gallimard, 1940). L'Esthélique a été
retraduite par Jankélévitch (4 voL, Aubier,
1945). - On a traduit également divers opus­
cules comme la Vie de Jésus (1928) et l'Esprit du
Chrislianisme el son de"lin (1948). - Des mor­
ceaux choisis ont étk publiés par ARCHAMBAULT
et par H. LEFEBVRE et GUTERMANN (Gallimard,
1939).
Les œuvres de Hegel sont d'une lecture extrê­
mement difficile. (( Lorsqu'on lit Hegel, dit
M. Koyré,... on a bien souvent l'impression de ne
rien eomprendre. Chose plus grave: même lors­
que l'on comprend ou croit comprendre; on a
trop souvent le sentiment pénible de ne pas
suivre. On a l'impression d'assister, en témoin
\ émerveillé et impuissant, à une acrobatie sur­
prenante, à une espèce de _s~rcellerie. Et l'on a
.... CllSllOM 6
82 HEGEL

parfois toutes les peines du monde à se persuader


soi-même que c'est sérieux, que Hegel. .. ne se
fiche pas de nous. » Cette difficulté tient non
seulement au fond, à l'extrême tension de la
pensée, mais aussi à l~ fo~e : même aux yeux
des Allemands le stYle de Hegel est lourd et
inélégant, sa syntaxe est compliquée et souvent
confuse. Le plus grave, pour nous Français,
c'est que sa pensée adhère très étroitêment à Ta
... langue allemande dont elle exploite « l'esprit
1 spéculatif» par de v-éritables _ç~l~mbours. Ainsi
\ les équivoques du vocaoulafre vienn~nt appuyer
) la dialectique : p. ex. Bestimmung signifie à la
fois détermination et destination; aufheben, c'est

l à la fois supprimer, conserver et élever. Des éty­


mologies (parfois fausses) soutiennent l'argumen­
tation. P. ex. le concept (Begritt, traduit « no­
\ tion» par Véra) est la compréhension qui sai.sit,
) embrasse (be-greift) tout dans l'universel, alors
) que le jugement (Ur-teil) est le partage originel
l (ursprüngliche Teilung) qui en sépare le parti­
culier. Dans l'essence (Wesen), l'être immédiat
( n'est plus qu'un passé, ce qui a été (ge-wesen) :
1 il s'est intériorisé (er-innert) comme le souvenir
\ (Er-innerung). Hegel méprise les termes abs­
\ traits gréco-latins universellement adoptés: il
( les emploie souvent dans un sens péjorat_if (p. ex:
L'ŒUVRE 83

un Riisonnement est faux) ou pour doubler son


vocabulaire quand il veut opposer le réfléchi
il. l'immédiat: p. ex. l'être détermine comme
existence immédiate (Da-sein = être-là) devien~
Existenz quand on l'explique comme résultant,
sortant (ex-sistens) de ce qui le conditionne. ­
( Pour t.raduire exactem.eut Hegel il faut don"
1 renoncer à toute élégance de style, donner a
\ certains termes u-n double -sëns et même fabri­
1quer des mots comme l' « être-là 1), la « cho­
séité ), etc.
Les œuvres de Hegel les plus faciles à lire sont
l'Eslhétique et la Philosophie de l'Histoire. L'in­
troduction à ce dernier ouvrage résume assez
clairement certains points essentiels de la doc­
trine. L'édition qu'en a publiée Lasson sous le
titre Die Vernllnjt in der Geschichle (La Raison
dans l' histolre) est la meilleure initiation pour
qui veut s'entraîner à lire Hegel en allemand. Le
Diclionary of Philosophy de BALDWIN donne, à
l'article Hegel, une explication aussi claire que
possible de la terminologie hégélienne.
R. S.
EXTRAITS
(Traduction et notes par René SERREAU)

I. -- LA LOGIQUE NE FAIT QU'UN

AVEC LA MÉTAPHYSIQUE

Les pensées peuvent, d'après ces déterminations (1),


êtl'e appelées objectives et parmi celles-ci il faut ranger
aussi les formes qu'on examine en premier lieu dans
la logique ordinaire et qu'on ne regarde habituelle­
ment que comme des formes de la pensée consciente.
La logique se confond donc avec la métaphysique,
science qui comprend les choses dans des pensées qui
passaient pour exprimer les essences des choses.

(2) Quand on dit que la pensée, en tant que pensée


objective, est le principe interne du monde, il peut
sembler qu'on devrait par là attribuer la conscience
aux choses de la nature. Nous éprouvons de la répu­
gnance à concevoir comme pensée l'activité interne
des choses, puiRque nous disons que l'homme se dis­
tingue par la pensée de l'ensemble de la nature. Nous

(1) Hegoel vient d'opposer la pen.~ée (qui comprend tout dans


l'universel) aux données sensibles et aux représentations qui res·
tent isolées et juxtaposées.
(2) A partir d'ici le texte est une addition rédigée par von Hen­
ning d'après des notes de cours.
86 HEGEL

devrions donc regarder la nature comme un système


de pensées inconscientes, comme une intelligence qui
est pétrifiée, suivant le mot de Schelling. Aussi, pour
éviter un malentendu, vaut-il mieux, au lieu d'em­
ployer le mot pensée, parler de détermination de La
pensée. - Somme toute, la logique doit être consi­
dérée comme un système de déterminations de la
pensée, où disparatt l'oppoc;ition du su1?jec~if _e!_Qe
l'objectif (au sens où on l'entend d'ordinaiI·e). Cette
signifièation importante donnée à la penSée et à ses
déterminations se trouve exprimée plus nettement
quand les Anciens disent que cc le Noûs gouverne le
monde» ou quand nous disons 4I[u' cc il y a de la raison
dans le monde », en entendant par là que la raison
J, e'lt l'âme du monde, demeure en lui, lui est imma­
nente, en est la nature la plus propre, la plus intime,
la base universelle. Pour prendre un exemple plus
i' précis, quand nous parlons d'un anim,al déterminé,
nous disons qu'il est animal. On ne peut montrel'
l'animal en tant que tel, mais seulement un animal
déterminé. L'animal n'existe pas : c'est la nature
universelle des animaux individuels et tout animal
existant est un être déterminé d'une façon beaucoup
plus concrète, un être particulier (1). Mais le fait
d'être animal, le genre en tant qu'essence universelle
appartient à l'animal déterminé et constitue SOIl
essence déterminée. Si on enlève au chien l'animalité,
on ne saurait plus dire ce qu'il est. D'une manière
générale les choses ont une nature permanente, inté­
rieure et une existence empirique extérieure. Elles

(1) Ein Buondul"," : If! particulier (das B6Iloudere). c;'~st


l'universel qui s'est. J.'m·/icu/ari8é en se déterminant.
EXTRAITS 87

vivent et meurent, naissent et passent; leur essen-


tialité, leur universalité est le genre et celui-ci ne doit
pas être conçu comme une simple somme de carac-
tères c!,mmuns.
De même qu'elle constitue la substance des choses
extérieures, la pensée est également la substance uni-
verselle des choses de l'esprit. Dans toute intuition
humaine il y a de la pensée; de même la pensée est
l'élément universel dans toute représentation, dans
tout souvenir et d'une manière générale dans toute
activité mentale, dans toute volition, tout désir, etc.
Toutes ces activités ne sont que des spécifications
plus précises de la pensée. En concevant ainsi la
pensée, elle nous apparaît sous un tout autre aspect
que quand nous disons simplement que nous avons
la faculté de penser parmi et à côté d'autres facultés,
orome l'intuition, la représentation, la volonté, etc.
Si nous considérons la pensée comme le véritable
principe universel de toute existence naturelle aussi
bien que spirituelle, elle domine et embrasse toutes
'es choses à nos yeux et est la base de tout.

Si nous considérons la logique comme le système


des déterminations pures de la pensée, les autres
sciences philosophiques, la philosophie de la nature
et la philosophie de l'esprit, apparaissent pour ainsi
dire comme une logique appliquée, car la logique est
l'âme qui les anime. Ce qu'il y a alors d'intéressant
dans les autres sciences, c'est seulement de recon-
nattre les formes logiques dans les formations de la
nature et de l'esprit, formations qui ne sont qu'un
mode d'expression particulier des formes de la pensée
pure. Prenons par exemple le syllogisme (non pas
88 HEGEl

dans le sens que lui donnait l'ancienne logique for­


melle, mais dans sa vérité) : il est cette détermination
qui fait que le particulier est le moyen qui unit les
extrêmes : l'universel et l'individuel. Cette forme de
raisonnement est la forme universelle de toutes cho­
ses. Toutes les choses sont des déterminations parti­
culières (1) qui s'unissent comme un universel à
l'individuel. Mais l'impuissance de la nature fait alors
qu'elle ne peut représenter les formes logiques dans
leur pureté.

Le problème de la vérité des déterminations de ta


pensée doit paraître étrange à la connaissance vul­
gaire, car celles~ci ne semblent avoir de vérité que
dans leur application à des objets donnés et, par
suite, cela semble n'avoir aucun sens de se demander
quelle est leur vérité en dehors de cette application.
( Mais c'est là justement le problème capi~~I. Certes,
1 il faut savoir ce q J'on doit entendre ici par vérité.
l D'ordinaire nous appelons vérité l'accord d:un objet
avec notre représentat~on. Ici nous avons comme
présupposition un objet auquel doit être conforme la
représentation que nous en avons. Au sens philoso­
phique, par contre, on entend par vérité, dans l'accep­
tion abstraite du terme, l'accord d'un contenu avec
lui-même. C'est donc là une signiûèâUon de la vérité
tout autre que celle mentionnée précédemment. D'ail­
leurs ce sens plus profond (philosophique) de la vérité
se trouve déjà en partie dans le langage ordinaire.
On parle, par exemple, d'un vrai ami en entendant

(1) Les déterminations génériques qui particulal'isEmt l'uui­


ver~cJl'unissent à l'individuel.
EXTRA1TS 89

par là un ami dont le comportement est conforme au


concept de-Vamitié ; c'est dans le même sens qu'on
parie d'une œuvre d'art véritable. Faux équivaut
alors à mauvais, inadéquat à soi-mêmê.O-'esten ëe
sens qU'ml État maüvais esCûn État faux et que le
mauvais et le fl:!.\1X en général consistent dans la
contradiction qui a lieu entre la détermination ou le
concept et l'existence d'un objet. Nous pouvons nous
faire une représentation exacte d'un tel objet mau­
vais, mais le contenu de cette représentation est en
soi quelque chose de faux. Des représentations exactes
de ce genre qui sont en même temps des contre­
vérités, nous pouvons en avoir des quantités dans
( notre tête. - Dieu seul est l'acGord véritable du
\ con~ept et de la réalité [1), malS touEes lès _cgosès
\ finies ont en soi un côté faux; elles o.nt un concept
(et une existence, mais celle-ci n'est pas adéquate à
l~ur concept. C'est pourquoi elles dôivent périr (aITer
au fond) (2), et par là se manifeste d'inadéquation
de leur concept et de leur existence. L'animal
en tant qu'individu a son concept dans son espèce
et l'espèce s'affranchit de l'individualité par la
mort.
L'examen de la vérité prise au sens ici expliqué
d'accord avec soi-nième, voilà ce qui constitue l'in­
térêrproprê de la ÎÔiÎê!ue. La conscience ordinaire ne
se pose pas du tout le problème de la vérité de!> dét~r­
minations de la pensée. La tâche de la logique peut
se définir aussi en ces termes: en elle on considère les

(Il Hegel détend contre Kant l'argument onLologique.


(2 Jeu de mots: périr (zu Grunde gehen), c'est pour l'indi­
vidu rentrer d<lns le fond (Grund) universel (de la nature et
de son espèce). -- - ­
90 HEGEL

formes de la pensée en se demandant dans quelle


mesure elles sont aptes à saisir le vrai.
(Encyclopédie, § 24 et additions.)
II. - LA DIALECTIQUE

SA VRAIE NATURE; SES DIVERS ASPECTS (1)

Il est de la plus haute importance de bien saisir et


de bien reconnaître le moment dialectique. C'est lui
qui, d'une manière générale, est le principe de tout
mouvement, de toute vie et de toute action efficace
dans la réalité. Il est aussi l'âme de toute connaissance
vraiment scientifique. Ne pas s'arrêter aux détermi­
nations abstraites de l'entendement, cela paratt n'être
à notre conscience ordinaire qu'une simple question
d'équité suivant le proverbe: vivre et laisser vivre,
si bien qu'on admet l'un et aussi l'autre. Mais en y
regardant de plus près, le fini n'est pas seulement
limité du dehors, il se supprime (2) par sa propre
nature et par lui-même passe en son contraire. Ainsi
on dit, par exemple, que l'homme est mortel et on
considère alors le fa:it de mourir comme quelque chose
qui n'a son fondement que dans les circonstances
extérieures: d'après cette façon de voir ce sont deux
propriétés particulières (séparées) de l'homme que
d'être vivant et aussi d'être morteL Mais l'interpré­
tation véritable c'est que la vie en tant que telle
porte en soi le germe de la mort et que d'une manière
générale le fini est en lui-même contradictoire (3) et
(Il Leçon reconstituée par von Henning.
(2 Sich au{hebt = à la fois se supprime, se COIISerVI' el s'élève.
(~) Le fini est contradictoire parce cru'il exclut l'infini, toul
"n l'impliquant. dans la mesure oil il n~ se suffit pas P. lul-mtlmp.
el n'est qu'un moment du développement. de l'EIre.
EXTRAITS 91

par là même se supprime. - En outre il ne faut pas


confondre la dialectique avec la pure sophistique dont
l'essence consiste justement à faire admettre comme
valables en soi isolément des déterminations unila­
térales et abstraites (1), suivant ce qu'exige chaque
fois l'intérêt de l'individu et de sa situation parti­
culière. Par ex;emple, en ce qui concerne l'action,
c'est un moment essentiel que j'existe et que j'aie les
moyens de m'assurer l'existence. Mais quand je fais
ressortir seul pour soi cet aspect, ce principe de mon
bien propre et en déduis cette conséquence qu'il
m'est permis de voler ou de trahir ma patrie, c'est
là une sophistiquerie. De même dans mon activité
ma liberté subjective est un principe essentiel, en ce
sens que j'adhère à ce que je fais avec mes vues et
mes convictions. Mais si je raisonne (2) en partant d
ce seul principe, c'est également de la sophistiquerie
et. on renverse ainsi toutes les bases de la morale. ­
La dialectique est essentiellement différente de cette
façon d'agir, car elle vise justement à considérer les
choses comme elles sont en soi et pour soi (3), et alors
se révèle le caractère borné des déterminations uni­
latérales de l'entendement.
D'ailleurs la dialectique n'est pas quelque chose de
nouveau dans la philo!\ophie. Parmi les Anciens on
cite Platon comme l'inventeur de la dialectique et

(1) Abstrait a un liens péjOl'atiC = qui isole (ou est isolé) arti­
llciellement d'ull tout concret.
(2) Rüsonnieren a Wl sens péjoratif.
(3) L'être en soi n'est qu'une virlualité qui n'est pas oncore
sortie de son unité inlérieure pOlir passer à l'existence, - pour
Roi il est réalisé comme existence particulière distincte, - en soi
Il pOlir .~oi il est, pleinement développé comme un « universel
cuncrel • comprenant dans son unité toutes see déterminations.
92 HEGEL

cela à juste titre dans la mesure où c'est dans la philo­


sophie platonicienne que la dialectique apparaît pour
la première fois sous une forme scientifique sponta­
née et par là en même temps objective (1 )... Dans les
temps modernes, c'est surtout Kant qui a tiré de
l'oubli la dialectique et lui a redonné l'importance
qu'elle mérite par l'examen de ce qu'il nomme les
antinomies de la raison: ici on n'a pas affaire à un
simple va-et-vient d'un argument à l'autre et à une
opération purement subjective; il s'agit au contraire
de montrer comment chaque déterminatiol1 abs­
traite (2) de l'entendement, si on la prend simplement
telle qu'elle se présente d'elle-même, se convertit
directement en son antithèse. - L'entendement a
beau se regimber d'ordinaire contre la dialectique:
celle-ci pourtant ne doit, en aucune manière, être
considérée comme n'étant qu'un objet de connais­
sance philosophique; au contraire ce dont il s'agit Ici
se trouve déjà dans toute autre forme de connaissance
et dans l'expérience commune. Tout ce qui nous
entoure peut être regardé comme un exemple de
dialectique... La dialectique se fait valoir dans tous
les domaines et sous tous les aspects particuliers du
monde. de la nature et de l'esprit. Par exemple dans le
mouvement des corps célestes. Une planète se trouve
maintenant à telle place, mais il est dans sa nature
en soi (3) d'être aussi à une autre place et c'est en se
mouvant qu'elle fait passer à l'existence cet être­
autre qui lui est propr'e. De même les éléments phy­

(1) Ce qui l'oppose à la dialectique artificielle et subjective


des sophistes.
(2) Cf. p. 91, n. 1.
(3) cr. p. 91, n. 3.
EXTRAITS 93

siques montrent leur caractère dialectique et le pro­


cessus météorologique est la manifestation de leur
dialectique. C'est le même principe qui constitue la
base de tous les autres processus naturels et fait en
même temps que la nature est poussée à aller au delà
d'elle-même (1). Pour ce qui concerne la présence de
la dialectique dans le monde spirituel et plus pr~isé­
ment dans le domaine juridique et moral, il suffit
de rappeler ici comment, conformément à l'expé­
rience commune le degré extrême d'un état ou d'une
activité se convertit d'ordinaire en son antithise :
cette dialectique est alors reconnue souvent dans les
proverbes. On dit, par exemple, summum jus, summa
injuria, ce qui signifie que le droit abstrait (2) poussé
à l'extrême aboutit à l'iniquité. On sait de même
que dans le domaine politique ces extrêmes que sont
l'anarchie et le despotisme s'entratnent d'ordinaire
l'un l'autre. Le sentiment de la dialectique dans le
domaine moral sur le plan individuel, nous le trou­
vons dans ces proverbes bien connus: l'orgueil pré­
cède la chute, -lame trop effilée s'ébrèche. La sensi­
bilité, aussi bien physique que morale, a aussi sa
dialectique. On sait que les degrés extrêmes de la
douleur et de la joie se convertissent l'un dans l'autre:
le cœur rempli de joie se décharge par des larmes et il
arrive que Ja mélancolie la plus profonde se traduise
par un sourire.
(Encyclopédie, addition au § 81.)

(Il Pour produire, avec la vie, la conscience et l'esprit.


(2 C'est-à-dire le droit privé.
94 HEGEL

III. - LA CONTRADICTION EST LA SOURCE

DE TOUT MOUVEMENT ET DE TOUTE VIE

Si les premières déterminat.ions de laréilexion,


l'identité, la différence et l'opposition ont été érigées
en principes (1), on devrait à plus forte raison com­
prendre et formuler comme pdncipe celles où elles
vont toutes se fondre comme dans leur vérité (2),
la conlradiction et dire : toutes les choses sont en elles­
mêmes contradictoires, en soulignant que c'est ce prin­
cipe qui bien plus que les autres exprime la vérité et
l'essence des choses...
C'est néanmoins un des préjugés fondamentaux de
l'ancienne logique et de la pensée ordinaire de croire
que la contradiction n'est pas une détermination
aussi essentielle et aussi immanente que ridentité.
Pourtant si l'on devait établir une hIérarchIe et
mamtenir séparées les deux déterminations, il fau­
drait considérer la contradiction comme plus pro­
fonde et plus es'>entielle. En face d'elle en efIet l'iden­
tité n'est que la détermination de l'immédiat pur et
simple, de l'être mort; tandis que la contradiction
est la source de tout mouvement et de toute vie;
c'est seulement en tant qu'une chose a en elle-même
une contradiction qu'elle se meut, a une force impul­
sive et une activité.
La contradiction est d'ordinaire écartée en premier
lieu des choses, de l'être et du vrai; on affirme qu'il
n'y a rien de contradictoire. En revanche on la met

(1) Le principe d'identité, le principe des indiscernables et le


principe du tiers exclu.
(2) Sur le sens hégélien du mot uh'itt, cf. les deux derniers
alinéas de l'extrait r.
EXTRAiTS 95

après Jans la réflexion subjective: c'est elle seulement


qui la poserait par ses rapports et comparaisons.
Mais même dans cette réflexion elle n'e:ll;isterait pas
à vrai dire, car le contradictoire, dit-on, ne peut être
ni représenté, ni pensé. Que ce soit dans le réel ou dans
la pensée réfléchissante, la contradiction passe en
général pour quelque chose d'accidentel i elle serait
comme une anomalie et le paroxysme d'un état mor­
bide passager.
... Pourtant l'e:ll;périence commune proclame e1le­
même qu'il y a pour le moins un grand nombr
de choses contradictoires, d'institutions contradic­
toires, etc., dont la contradiction ne se trouve pas
seulement dans une réfle:ll;ion e:ll;térieure à elles, mais
bien en elles-mêmes. Bien plus: il ne faut pas prendre
la contradiction seulement pour une anomalie qui
n'apparattrait que ça et là : c est au contraire le néga­
tif (1) dans sa détermination essentielle 1 le principe
de tout mouvement spontané qui n'est rien d'autre
qu'une représentation sensible de la contradiction. Le
mouvement e:ll;térieur perçu par les sens est lui-même
son existence immédIate. Une chose se meut non pas
parce qu'elle est à un moment ICI et à un autJ'e mo­
ment là, mais seulement parce qu'elle est à un seul et.
même moment ici et non ici, parce qu'elle est et n'est
pas à la fois à la même place. Il faut concéder aux
dialecticiens de l'Antiquité les contradictions qu'ils
montrent dans le mouvement i mais il n'en résulte
nullement que le mouvement n'existe pas; il faut en
conclure au contraire que le mouvement est la contra­
diction dans son existence empirique.

(1) Le nt'galif cbl le v6hicule du progrèl; dialecLique.


cO.. ('...........

96 HEGEL

De même le mouvement spontané interne propre­


ment dit, la tendance en un mot (l'appétit ou le
nisus de la monade, l'entéléchie de la nature absolu­
ment simple) n'est rien d'autre que ce fait que, d'un
seul et même point de vue, une chose est en soi-même
et est le manque, le négatif de soi-même (1). L'identité
abstraite avec soi ne constitue pas enco"e la vie, mais
du fait que le positif en soi-même y est la négativité,
il sort de lui-même et se met en mouvement. Une
chose n'est donc vivante qu'en tant qu'elle renferme
en elle la contradiction et est aU vrai cette faculté de
comprendre et supporter en soi la contradiction (2)...
- La pensée spéculative consiste seulement en ceci
que la pensée y retient la contradiction et se main­
tient elle-même dans celle-ci au lieu de se laisser
dominer par elle, comme la pensée représentative, et
de la laisser résoudre ses déterminations en d'autres
sans plus ou en néant.
(Science de la Logique, éd. Lasson, II, pp. 58-60.)

IV. - LE DEVENIR (3)


Le devenir est la première pensée concrète et par
là le premier concept, tandis que l'être et le néant
sont des abstractions vides. Quand on parle du con­

(1) Par la tendance l'être vivant, • certitpde de soi " s:afflrme


en niant son état présent où quelque chose lui manque,. d'où
son effort pour sortir de cette contradiction pénible (sentie sous
forme de besoin) en cherchant à se procurer ce qui lui manque
(des aliments, p. ex.).
(2) P. ex. l'organisme s'oppose aux processus inorganiques
(mécanisme, chimisme), doit leur résister pour v.ivre, tout en
trouvant en eux les conditions de son existence (éléments qu'il
s'assimile, par ex.).
(3) l.eçon reconstituée par von Henning.
c kJ

,...
EXTRAITS 97

cept de l'être, celui-ci ne peut consister qu'à être


devenir, car en tant qu'êLre il est le néant vide et en
tant que néant l'être vide. Nous avons donc dans
l'être le néant et dans le néant l'être; or cet être qui
demeure en lui-même dans le néant est le devenir.
Dans l'unité du devenir on ne doit pas laisser échap­
per la différence, car sans la différence on reviendrait
à l'être abstrait. Le devenir n'est que la position de ce
qu'est l'être dans sa vérité (1).

En tant qu'il est la première détermination con­


cr~te, le devenir est aUSSI la première dét.ermination
vraie de la pensée. Dans l'histoire de la philosophie,
c'est le système d'Héraclite qui correspond à ce degré
de l'idée logique. Quand Héraclite dit que tout s'é­
col!!e (7tcXVTœ pe:'q, il fait par là même du devenirIa
aétermination fondamentale de tout ce qui existe,
tandis que les Éléates concevaient l'être, l'être immo­
bile et sans processus comme la seule vérité. Se réfé­
rant au principë'des Éléates, Héraclite déclare plus
loin que l'être n'est pas plus gue le non-être, énonçant
par là la négativité de l'être abstrait et son identité
posée dans le devenir avec le néant qu'il estaussi
impossible de maiiitenir dans son abstraction. - Nous
avons ici en même temps un exemple de la vraie
réfutation d'un système philosophique par un autre,
réfutation qui consiste justement à montrer que le
principe de la philosophie réfutée se trouve impliqué
dans sa dialectique et y est réduit au rôle d'un mo­
ment idéel d'une forme plus haute et plus concrète

(1) Sur le sens hégélien du mot vérité, ct. les deux derniers
alinéas de l'extrait I.
A. CRIlS80N 7
'\.\

57 1h 1-

98 HEGEL

de l'idée. - Ajoutons toutefois que le devenir en soi


~t pour soi est encore une détermination extrêmement
pauvrëet qu'il lui faut s'approfondir davantage et ·se
r~aliser dans sa plénitud"e. Une telle réalisation plus
profonde du devenir, nous l'avons, par exemple, dans
la vie. La vie est un devenir, mais le concept du
devenir n'est pas épUisé à ce stade. Nous trouvons le
devenir sous une forme encore plus haute dans l'es:
prit. Lresprit est aussi un devenir, mais un devenir
~ plus intense, plus riche que le simple de~enir logique.
Les moments dont l'esprit est l'lln!té ne sont pas les
simples abstractions de l'être et du néant, mais le
système de l'idée logique et de la nature.
(Encyclopédie, addition au § 88.)

V. - DIALECTIQUE DE L'ÉVOLUTION QUANTITATIVE


ET DE LA RÉVOLUTION QUALITATIVE

Il La nature ne fait pas de sauts », dit-on; et dans

la conception ordinaire, quand on veut comprendre la


formation ou la disparition d'une rhose,.on s'imagine
les avoir comprises en se les représentant comme une
naissance ou une disparition graduelles. Il est. pour-
tant établi que les changements de l'être ne sont pas
seulement le .passage d'une grandeur à une autre
grandeur, mais le passage du qualitatif au quantitatif
et inversement, changement qui est une interruption
du devenir graduel et une manière d'être qualitative-
ment différente par rapport à l'existence déterminée
antérieure. L'eau ne se solidifie pas progressivement
par l'efi'et du refroidissement, de façon à se gélifier et
à durcir peu à peu jusqu'à ce qu'elle ait la consistance
de la glace: c'est d'un seul coup qu'elle se solidifie;
EXTRAITS 99

elle peut encore à 00, si elle est immobile, conserver


entièrement son état liquide et une secousse insigni-
fiante la fait passer à l'état solide.
La doctrine de la formation graduelle repose sur
cette idée que l'êlre naissanl serait déjà présenl comme
donnée sensible ou 1 éalité agissante, mais encore im-
perceptible à cause de ses petites dimensions; de
même, lors de la disparition graduelle d'une chose, on
s'imagine que le non-êlre ou l'aulre qui prend sa place
seraient également présents, mais non encore percep-
tibles, - présents non en ce sens que l'un serait
contenu en soi (en puissance) dans l'autre présente-
ment donné, mais en ce sens qu'il y serait présent
en lant qu'existence dislincle, mais imperceptible. On
supprime ainsi entièrement la formation et. la dis-
parition; autrement dit l'en soi (1), l'état intérieur
où est quelque chose avant son existence distincte,
est ramené à un rapelissement de l'exislence exlérieure
distincte et la différence qui tient à l'essence ou au
concept devient une différence extérieure purement
quantitative (2). - Cette façon d'expliquer la for-
mation ou la disparition d'une chose par la gradualité
du changement a le caractère fastidieux propre à la
tautologie; elle tient déjà tout prêt d'avance ce qui
est en train de se former ou de disparaître et fait de la
transformation un simple changement dans une diffé-
rence extérieure, la réduisant en fait à une tautologie.
Pour l'entendement qui veut ainsi comprendre la
difficulté réside dans le passage qualitatif d'une chose

(Il cr. p. 91, n. 3.


(2 Ces changements sont liés au degré et à la mesure qui
marque le passage de la sphère de l'ltre (otl règne la quantité)
cene de l'essence (qui prépare celle du concept).
il
100 HEGEL

à son autre et à son contraire; il se fait une image de


l'identité et du changement en leur donnant le carac­
tère indifTérent et extérieur du quantitatif.
Le même passage du quantitatif au qualitatif se
produit dans la vie morale en tant qu'on la considère
dane; la sphère de l'être (1) : des qualités difTérentes
apparaissent comme fondées sur une difTérence de
quantité. C'est par un plus ou un moins qu'on dépasse
la mesure de l'insouciance et qu'apparatt quelque
chose de tout à fait difTérent, le crime; c'est par un
plus ou un moins que le juste devient injuste et la
vertu vice. - De même, tout.es choses égales par
ailleurs, des États acquièrent par leur difTérence de
grandeur un caractère qualitatif difTérent. Les lois
et la constitution deviennent quelque chose d'autre
quand l'étendue de l'État et le nombre des citoyens
s'accroissent. Il y a pour l'État une mesure de sa
grandeur, au delà de laquelle il perd toute consis­
tance et s'écroule sous la même constitution qui,
quand son étendue était autre, faisait son bonheur.
et sa force.
(Science de la Logique,
éd. Lasson, I, pp. 383-384.)

VI. - L'EXPLICATION D'UN PHÉNOMF.NE

PAR UNE FORCE

EST UNE PURE TAUTOLOGIE

On dit d'ordinaire que la nalure de la force en elle­


même est inconnue et qu'on ne connatt que sa mani­

(1) C'est-à-dIre qu'on s'en tient à des déterminations .lé­


rteurll$, quantiLatlves, en faisant abstraction de l'essence et du
concept.
EXTRAITS 101

festation extérieure. Mais toute la détermination du


contenu de la force est justement la même que celle
de la manifestation extérieure: c'est pourquoi l'expli­
cation d'un phénomène par une force est une tauto­
logie vide.
(Encyclopédie, § 136.)

Les sciences, surtout les sciences physiques sont


remplies de tautologies de ce genre, qui constituent
en quelque sorte leur prérogative. - Par exemple,
pour expliquer le mouvement des planètes autour du
soleil, on donne comme raison (1) la force attractive
réciproque de la terre et du soleil. On ne dit rien d'autre
ainsi, quant au contenu, que ce qu'il y a dans le phé­
nomène, à savoir la relation de ces corps l'un par
rapport à l'autre dans le'ur mouvement, seulement
sous la forme d'une détermiilation réfléchie en soi (2),
d'une force. Quand on demande ensuite quel genre
de force est ceLLe force attractive, on répond que
c'est la force qui fait que la terre tourne autour du
soleil; ce qui revient à dire qu'elle a exactement le
même contenu que l'existence empirique dont elle
doit être le fondement; la relation de la terre et du
soleil est la base identique de ce qui fonde (explique)
et de ce qui est fondé (expliqué).-Quandon explique

(1) Grund = raison, principe, fondement; littéralement fond


(ce qui fait le fond des choses et les fonde en raison).
(2) Dans la sphère de l'essence, l'être apparatl comme dédou­
blé: ses deux faces, p. ex. le phénomène (manifestation exté­
rieure) el la force (principe interne) se réfléchissent l'une dans
l'sutre. Ici au lieu d'envisager la force dans sa réalité etrective
comme s'exté.riorisant (se réfléchissant) dans le phénomène, on la
considère en elle-même, abstraction faite de sa manifestation,
sous la forme viQe de ta réfle;twn ln 60i.
102 HEGEL

une forme cristalline en lui donnant. pour fondement


la structure particulière suivant laquelle les molécules
se disposent les unes par rapport aux autres, la cris­
tallisation existant en fait est cette structure même
qu'on présente comme fondement. Dans la vie cou­
rante ces étiologies, dont les sciences ont le privilège,
sont tenues pour ce qu'elles sont, pour un bavardage
tautologique et vide. Si pour répondre à cette ques­
tion : « pourquoi cet homme va-t-il à la ville? " on
donne comme raison : Il parce qu'il y a dans la ville
une force attractive qui le pousse à y aller Il, on jugera
inepte ce genre de réponse qui passe pour valable
dans les sciences. - Leibniz reprochait à la force
attractive newtonienne d'être une qualité occulte
analogue à celle que les scolastiques utilisaient dans
leurs explications. Il faudrait plutôt lui adresser le
reproche contraire: qu'elle est une qualité trop con­
nue, car elle n'a pas d'autre contenu que le phéno­
mène lui-même. - Cette façon d'expliquer les choses
se recommande précisément par sa grande clarté et
sa grande intelligibilité, car il n'y a rien de plus clair
et de plus intelligible que de dire, p. ex., qu'une
plante a son principe dans une force végétat.ive,
c'est-à-dire qui produit des plantes. - On ne pourrait
parler de qualité occulte que dans la mesure où le
fondement aurait un autre contenu que ce qui doit
être expliqué; or on ne nous apporte rien de tel. Il
est vrai que cette force utilisée pour l'explication est
une raison (1) cachée, en ce sens que l'on ne donne paa
de raison, comme on le demande. Une chose n'eat pal

(l) Grund = raison, principe, fondement; littéralement. tOM


(ce qui fait. \e tond des chosel et. les tonde en raiaon).
EXTRAITS 103

plus expliquée par ce formalisme que la nature d'une


plante n'est connue quand je dis qu'elle est une
plante ou qu'elle a sa raiFon d'être dans une force qui
produit des plantes. C'est pourquoi, malgré toute la
clarté de cette proposition, on peut dire que c'est
une façon très occulte d'expliquer les choses.
(Science de la Logique, éd. Lasson, II, pp. 79-80.)

VII. - L'INTÉRIEUR ET L'EXTÉRIEUR

ONT LE MtME CONTENU

C'est l'erreur habituelle de la réflexion (1) de


considérer l'essence comme n'étant que l'intérieur
des choses. Quand on l'envisage seulement ainsi,
on la considère d'une façon tout exlérieure (2) (super­
ficielle) et cette essence est l'abstraction vide et
extérieure (super ficielle).
« A l'intérieur de la nature, dit un poète (3) ne
pénètre aucun esprit créé. Trop heureux s'il connalt
seulement l'enveloppe extérieure. » Il aurait fallu dire
plutôt que c'est justement quand l'essence de la
nature est définie par lui comme quelque chose d'in­
térieur qu'il n'en connalt que l'enveloppe exléri~ure.
Dans l'être (4) en général ou même dans la perception
au niveau purement sensoriel, c'est parce que le con­
cept n'est encore que l'intérieur qu'il y est un élément

I) Voir n. 2, p. 101.

~2) Ausserlich = à la fois e:»lérieur et superficiel.


3) A. von Haller (cit.é d'ailleul's inexactement). Gœthe lui
a répondu par des vers célèbres: « La nature Il'a ni noyau ni
enveloppe, eUe est tout simultanément. •
(4) C'est-à-dire la donnée immédiate (qualit.é ou quantit.é
pure) non encore « intériorisée. par laJréllexion.
104 HEGEL

extérieur, - l'être et la pensée étant également sub­


jectifs et sans vérité. - Dans la nature comme dans
l'esprit, dans la mesure où le concept, la fin, la loi ne
sont encore que des dispositio'ns intérieures, de pure~
possibilités, ils ne sont encore que nature extérieure
inorganique (1), science d'un tiers, autorité d'au­
trui (2), etc. - Tel est l'homme extérieurement, c'est­
à-dire dans ses actes (non pas certes dans sa seule
extériorité corporelle) (3) tel il est intérieurement; et
si ce n'est qu'intérieurement, c'est-à-dire seulement en
intentions, en. sentiments qu'il est vertueux, mo­
ral, etc., et que son extérieur n'y soit pas identique,
c'est que l'un est aussi creux et vide que l'autre.
(4) En maintenant séparés l'intériel;Ir et l'extérie~r,
l'entendement en fait une couple de formes vides,
aussi illusoires l'une que l'autre. Dans l'étude de la
nature aussi bien que du monde de l'esprit, il est de
la plus grande importance de bien saisir la façon dont
se présente le rapport de l'intérieur et de l'extérieur
et de se garder de l'erreur qui fait croite que le prê­
miel' seul est l'élément essentiel, ce qui importe vrai­
ment, tandis que l'autre n'est qu'un élément inessen­
tiel et insignifiant. On tombe d'abord dans cette
erreur quand, comme cela arrive souvent, on ramène
la différence de la nature et de l'esprit à la différence
(1) La vie (qui réalise le concept) n'est qu'en puissance (inté­
rieurement) dans le monde inorganique.
(2) Les exemples cités plus loin éclairent ces formules obscures:
la science et la moralité, n'étant à l'origine que des possibilités
intérieures, doivent d'abord être imposées du dehors (science du
martre, voionté des parents, coercition légale).
(3) Dans la Phénoménologie Hegel combat vivement la physio­
gnomonie et la phrénologie.
(4) A partir d'Ici le texte est une addiUon rédigée par von Hen­
ning d'après des not.es de cours.
EXTRAITS 105

abstraite (1) de l'intérieur et de l'extérieur. Pour ce


qUi concerne l'interprHition de hi natu.:e, il est cer­
tain que celle-ci n'est pas seuleme~ extérieure pour
l'esprit, mais qu'elle est en soi l'extériorité absolue.
Toutefois il ne faut pas comprendre ceci au-Sëns
" d'extérIorité abstraite (2) car il n'y a pas d'extériorité
de genre, mais en ce sens que l'idée qui forme le
, contenu commun de la nature et de-T'esprit n'existe
dans la nature que comme élément extérieur et juste­
ment pour cela n'y existe en même temps que comme
élément intérieur. L'entendement abstrait a beau
se regimber avec son Il c'est ceci ou cela li (3) contre
cette interprétation de la nature, celle-ci se retrouve
pourtant ailleurs et de la façon la plus explicite dans
, not~e conscience religieuse. D'après celle-ci la nature
est, tout autant que le monde spirituel, une révélation
1 de Dieu, mais leur différence consiste en ce que la
nature ne peut parvenir à prendre conscience de son
essence divme, alors que c'est là la tâche expresse de
l'esprit (qui ici est d'abord fini). Ceux qui regardent
l'essence de la nature comme une chose purement
intérieure et à cause de cela inaccessible pour nous,
adoptent par là-même le point de vue de ces Anciens
qui considéraient Dieu comme jaloux, ce contre quoi
Platon et Aristote s'étaient déjà prononcés. Ce que
Dieu est, il le communique, il le révèle et d'abord par
la nature et en elle. - D'une manière générale le
défaut ou l'imperfection d'un objet consiste à n'être
(1) Abstrait a un sens péjoratif = qui isole (OU est isolé) arti­
fiCiellement d'un tout ceneret.
(2) C'est-à-dire entièrement indépendante de l'idée, comme
l'est celle de la matière dans l'atomisme.
(3) L'entendement sépare et Opp069 ce que la raison unit
l'lans une totalité concrète.
106 HEGEL

qu'une chose purement intérieure et par là aussi


tout extérieure ou, ce qui revient au même, à n'être
qu'une chose purement extérieure et par là purement
intérieure. Ainsi, p. ex., l'enfant est certes en tant
qu'être humain un être raisonnable, mais la raison de
l'enfant en tant que tel n'existe d'abord que comme
élément intérieur, c'est-à-dire comme aptitude, dis­
position naturelle, etc., et cet élément purement inté­
rieur prend aussi pour l'enfant la forme d'une donnée
purement extérieure comme volopté de ses parents,
savoir de ses mattres, d'une manière générale comme
monde rationnel qui l'entoure. L'éducation et la for­
mation intellectuelle de l'enfant consistent alors en
ceci que ce qu'il n'était d'abord qu'en soi et par là
pour les autres (les adultes), il le devient aussi pour
soi (1). La raison qui n'existait chez l'enfant que
comme possibilité intérieure est réalisée effectivement
par l'éducation et inversement la moralité, la religion,
la science où il n'avait d'abord vu qu'autorité exté­
rieure sont saisies par sa conscience comme son élé­
ment propre et intérieur. - Ce qui est vrai de l'enfant
l'est aussi sous ce rapport de l'adulte dans la mesure
où celui-ci, contrairement à sa destination, reste atta­
ché à l'état de nature (2) de son savoir et de son
vouloir; ainsi, p. ex., pour le criminel, la peine qu'il
subit a sans doute la forme d'une violence extérieure,
mais n'est en fait que la manifestation de sa propre
volonté criminelle (3). - D'après ce qui précède on

(1) cr. p. 91, n. 3. •


(2) Ç'est-à·dire au stade de l'animalité.
(3) L'acte du criminel implique à Ion insu (en tant qu'il est
virtuellement doué de raison) un élément universel: la loi qui
le oondamne.
EXTRAITS 107

voit ce qu'il faut penser d'tm homme qui invoque,


en l'opposant à ses travaux sans valeur et même à
ses actions condamnables l'intériorité que représen­
tent ses visées et ses intentions soi-disant excellentes.
II peut arriver parfois sans doute que, par suite de
circonstances extérieures défavorables, de bonnes in­
tentions soient vouées à l'échec, que des plans bien
combinés avortent ; mais en général l'unité essentielle
de l'intérieur et de l'extérieur reste valable ici aussi,
de telle sorte qu'il faut dire: lels sonl les actes d'un
homme, lel il est,. - et à la vanité mensongère qui
s'exalte dans la conviction de sa supériorité inté­
rieure, il faut opposer ce passage de l'Évangile ;
« vous les reconnaîtrez à leurs fruits ll. Cette parole
célèbre, qui vaut d'abord au point de vue moral et
religieux, s'applique aussi bien aux produits de la
science et de l'art. Pour ce qui concerne ces derniers,
un maître perspicace peut, en constatant des dons
marqués chez un enfant, exprimer l'opinion qu'il y a
en lui l'étoffe d'un Raphaël ou d'un Mozart: la suite
montrera dans quelle mesure une telle opinion était
fondée. Mais si un peintre sans talent et un mauvais
poète se consolent en pensant que l'intérieur de leur
être est plein d'idéaux grandioses, c'est là une triste
consolation, et s'ils prétendent qu'on doit les juger non
pas d'après leurs œuvres, mais d'aprè3leurs intentions,
on rejette à bon droit une telle prétention comme
vaine et dénuée de fondement. Il arrive aussi souvent,
en sens inverse, qu'en jugeant d'autres hommes qui
ont réalisé une œuvre excellente, on se serve de cette
distinction factice de l'intérieur et de l'extérieur
pour affirmer que ce n'est là que leur aspect extérieur,
mais qu'intérieurement il s'est agi pour eux de quel­
108 HEGEL

que chose de tout à fait difTérent, de la satisfaction


de leur vanité ou de quelque autre passion condam­
nable. Cette manière de voir est celle de la jalousie
qui, incapable elle-même d'accomplir quelque chose
de grand, s'efforce de rabaisser à son niveau ce qui
est grand et de le rapetisser. Contre cet état d'âme il
faut rappeler la belle formule de Gœthe: en face des
grands mérites des autres il n'y a d'autre moyen de
salut que l'amour. Ajoutons que si, pour déprécier
les actions louables des autres, on parle d'hypocrisie,
on doit remarquer contre une telle accusation que,
sans doute, l'homme peut parfois dissimuler et cacher
plus d'un détail de sa vie, mais qu'il ne peut dans
l'ensemble cacher son intérieur qui se manifeste infail­
liblement dans le decursus vitae, de sorte que sous ce
rapport aussi il faut dire que l'homme n'est rien d'autre
que la série de ses actes. C'est surtout la manièlle dite
pragmatique d'écrire l'histoire qui, par cette sépara­
tion fausse de l'intérieur et de l'extérieur, a dans les
temps modernes fréquemment péché contre de gran­
des personnalités historiques et a ainsi troublé et
défiguré l'interprétation limpide de leur caractère. Au
lieu de se borner à raconter simplement les grands
exploit~ que les héros de l'histoire ont accomplis et de
reconnattre que leur intérieur était en harmonie avec
le contenu de ces actes, on s'est cru autorisé et obligé
de rechercher derrière ce qui s'étale au grand jour de
soi-disant motifs secrets et l'on a pensé alors que
l'investigation historique se montrait d'autant plus
profonde qu'elle parvenait davantage à dépouiller de
son auréole ce qu'on avait jusqu'alors célébré et
exalté et à le rabaisser dans sa source et dans sa
valeur propre au niveau de la médiocrité commune.
EXTRAITS 109

A l'appui de cette investigation pragmatique de l'his­


toire, on a souvent recommandé l'étude de la psycho­
logie, parce que par elle on se documente sur les mobiles
véritables qui déterminent les hommes à agir. Mais la
psychologie à laquelle on renvoie ici n'est jamais que
cette connaissance mesquine de l'homme qui, au lieu
de considérer ce qu'il y a d'universel et d'essentiel dans
la nature humaine, ne prend pour objet principal de ses
réflexions que l'aspect particulier et contingent de ten­
dances et passions sporadiques, etc. D'ailleurs en ap­
pliquant cette méthode psychologico-pragmatique à
l'examen des motifs qui sont à la base de grandes ac­
tions, il resterait d'abord pour l'histoire à choisir entre
les intérêts substantiels (1) de la patrie, de la justice,
de la vérité religieuse, etc., d'une part et les intérêts
subjectifs et formels (2) de la vanité, de l'ambition, de
la cupidité, etc., d'autre part i mais ces derniers sont
considérés comme le véritable mobile, parce qu'autre­
ment l'opposition présupposée entre J'intérieur (l'in­
tention de l'agent) et l'extérieur (le contenu de l'ac­
tion) ne se trouverait pas vérifiée. Mais comme en
vérité l'intérieur et l'extérieur ont le même contenu,
il faut opposer à cette malice de pédant vulgaire cette
affirmation expresse que, si les héros de l'histoire
n'avaient été mus que par des intérêts subjectifs et
formels, ils n'auraient pas accompli ce qu'ils ont
accompli et, en considérant l'unité de l'intérieur et
de l'extérieur, reconnattre que les grands hommes ont
voulu ce qu'ils ont fait et ont fait ce qu'ils ont voulu.
(Encyclopédie, § 140 et addition.)

(1) Substantiel = qui 8 un fond universel ei obJecUf.


(2) Formel = vide de contenu aubst&nUel.
110 HEGEL

VIII. - LA RAISON

EST LA SUBSTANCE DE L'HISTOIRE (1)

... Ce qu'on reproche en premier lieu à la philoso­


phie, c'est d'aborder l'histoire avec des idées et de la
considérer en fonction de ces idées. Mais la seule
idée qu'apporte la philosophie c'est simplement celle
de la raison, l'idée que la raison gouverne le monde
et que par conséquent dans l'histoire universelle aussi
les faits sont arrivés rationnellement. Cette convic­
tion, cette idée directrice est une hypothêse au regard
de l'histoire en tant que telle. Mais pour la philosophie
ce n'est pas une hypothèse; ici il est établi par la
connaissance spéculative que la Raison (nous pou­
vons nous en tenir ici à ce terme sans préciser davan­
tage ses relations avec l'idée de Dieu) est la substance
aussi bien que la puissance infinie, qu'elle est pour
elle-même la matière infinie de toute vie naturelle
et spirituelle, aussi bien que la forme infinie, l'actua­
lisation de ce contenu qui est sien. - Elle est la
substance, ce par quoi et en quoi toute réalité a son
être et persévère dans son être. Elle est la puissance
infinie, en ce sens que la raison n'est pas impuissante
au point de ne pouvoir aboutir qu'à l'idéal, au devoir
être (2) et de n'exister qu'en dehors du réel, sans doute
comme une chose à part dans la tête de quelques
hommes. Elle est le contenu infini, toute essentialité
et vérité, et est à elle-même sa propre matière qu'elle
fait élaborer par sa propre activité. Elle n'a pas

(1) Les extraits VIII, IX et X reproduisent exactement le


manuscrit de Hegel.
(2) Contre la philosophie de Fichte, dans laquelle l'idéal n'est
jamais atteint.
EXTRAITS III

besoin, comme l'activité finie, de matériaux ext.é-


rieurs, de moyens donnés, conditions dont elle rece-
vrait l'aliment et l'objet de son activité; elle se
nourrit de sa propre substance et est pour elle-même
le matériel qu'elle travaille. Comme elle ne suppose
rien d'autre qu'elle-même et que sa fin est la fin der-
nière absolue, elle est elle-même sa propre actualisa-
tion et la force génératrice qui fait sortir de l'intérieur
et se manifester non seulement l'univers matériel,
mais aussi le monde de l'esprit, - celui-ci dans l'his-
toire. Que cette Idée soit le Vrai, l'Éternel, la Puis-
sance absolue, qu'elle se révèle dans le monde et soit
seule à s'y révéler dans sa splendeur et sa gloire,
voilà, comme nous l'avons dit, ce qui a été démontré
dans la philosophie et est présupposé ici comme déjà
démontré.

Je veux seulement rappeler deux points de vue se


rapportant à cette conviction générale que la raison
a régné et règne dans le monde et par là également
dans l'histoire...
Le premier est ce fait historique que le Grec Anaxa-
gore a le premier dit que leNous, c'est-à-dire l'intellect
au sens large ou la raison, gouverne le monde, - non
pas une int.elligence en tant que raison conscient.e
d'elle-même, ni un esprit en tant que tel; il nous faut
distinguer très nettement ces deux choses. Le mouve-
ment du système solaire se produit suivant des lois
immuahles : ces lois en sont la raison. Mais ni le
soleil, ni les planètes tournant autour de lui suivant
ces lois n'en ont conscience. C'e.st l'homme qui dégage
ces lois des faits et les connatt...
Socrale a emprunté cette idée à Anaxagore et elle
112 HEGEL

a pris aussitôt une place prépondérante dans la philo­


sophie, sauf chez Épicure qui a attribué tous les événe­
ments au hasard... Platon fait dire à Socrate au sujet
de cette trouvaille ... : « Cette pensée me remplissait
de joie et j'espérais avoir trouvé un mattre qui' m'ex­
pliquerait la nature selon la raison et montrerait
dans le particulier sa fin particulière, dans le tout la
fin universelle, la fin dernière, le bien. Je n'aurais
pas abandonné facilement cette espérance. Mais com­
bien je fus déçu, poursuit Socrate, quand, plein d'ar­
deur, je pris les ouvrages d'Anaxagore lui-même. Je
constatai qu'il n'invoquait que des causes extérieures,
l'air, l'éther, l'eau, etc., àu lieu de faire intervenir
la raison. Il - On voit que ce que Socrate trouvait
insuffisant dans le principe d'Anaxagore ne concerne
pas le principe même, mais le manque d'application
de ce principe à la nature concrète, ce fait que celle-ci
n'est pas vraiment comprise à partir de ce principe,
- que d'une manière générale ce principe est resté
maintenu dans l'abstrait, en termes plus précis, que
la nature n'est pas comprise comme un développe­
ment de ce principe, comme une organisation pro­
duite par lui, ayant la raison pour cause...
Mais si j'ai cité la première apparition de ce~te
idée que la raison gouverne le monde et en ai souligné
l'insuffisance, c'est d'abord parce que cette critique
s'applique entièrement à une autre forme de cette
idée, qui nous est bien connue et à laquelle s'attache
notre conviction, - à savoir cette vérité religieuse
que le monde n'est pas livré au hasard et à des causes
extérieures accidentelles, mais qu'une Providence gou­
verne le monde... Cette vérité qu'une Providence, la
Providence divine, préside aux événements du monde
EXTRAITS 113

répond au principe indiqué. La Providence divine


est en effet la sagesse, conforme à la puissance infmie,
qui réalise ses fins, c'est-à-dire la fin dernière absolue,
rationnelle du monde; la Raison, c'est la Pensée qui
lie détermine elle-même en toute liberté, le Nous.
Mais la différence, je dirai même l'opposition, de
cette croyance et.' de notre principe apparatt juste­
ment de la même façon que pour le principe d'Anaxa­
gore, quand on le confronte avec ce que Socrate
e~ige de lui. Cette croyance est en effet également
indéterminée; c'est la foi en la Providence en général;
elle ne progresse pas jusqu'à une détermination pré­
cise, jusqu'à s'appliquer à la totalité des faits, à l'en­
semble du cours des événements. Au lieu de cela on
se plaît à expliquer l'histoire par des causes naturelles.
On s'en tient à des détails comme les passions des
hommes, l'armée la plus forte, le talent, le génie de
tel individu ou le manque d'hommes de valeur dans
un État, - bref à des causes dites naturelles, pure­
ment accidentelles, comme celles que Socrate blâmait
chez Anaxagore. On reste dans l'abstraction et on se
contente d'invoquer d'une manière générale l'idée de
Providence, sans l'introduire dans le détail précis des
faits. Cette détermination précise dans la Providence
qui fait qu'elle agirait de telle ou telle façon, c'est ce
qu'on appelle le plan de la Providence. Màis c'est ce
plan, dit-on, qui serait caché il. nos yeux et que même
il serait téméraire de vouloir connattre ... Sans doute
cela est admis ça et là pour des cas particuliers et
des âmes pieuses voient dans maintes conjonctures,
où d'autres ne voient que des effets du hasard,
non seulement des décrets de Dieu, mais des décisions
de la Providence, c'est-à-dire des fins que celle-ci
A. CRBSSIlN l:I
114 HEGEL

réalisa par ces coups du sort. Cela n'arrive toutefois


qu'exceptionnellement; quand, p. ex., un secours
inattendu vient tirer d'embarras un individu dans
une grande détresse, nous ne pouvons pas lui donner
tort s'il lève alors vers Dieu un regard reconnaissant.
Mais ici la fin elle-même est de nature limitée; son
contenu n'est que la fin particulière de cet individu.
Or dans l'histoire nous avons affaire à des individua­
lités qui sont des peuples, à des totalités qui sont des
États. Nous ne pouvons donc nous en tenir à cette
façon de débiter au détail en quelque sorte la foi en la
Providence, non plus qu'à la croyance purement
abstraite et indéterminée qui s'arrête à l'idée générale
d'une Providence qui gouverne le monde, mais ne
veut pas aller de l'avant pour se préciser. Le concret,
les voies de la Providence sont les moyens, les mani­
festations qui, dans l'histoire, s'étalent ouvertement
devant nous; et nous n'avons qu'à les mettre en
rapport avec ce principe général.
.... .. . . .. .. .
Le temps est enfin venu de comprendre cette riche
production de la Raison créatrice qu'est l'histoire
universelle. - Notre connaissance vise à nous fair'e
voir clairement que, tout comme sur le terrain dè la
Nature, la Sagesse éternelle est parvenue à réaliser
ses fins dans le domaine de l'Esprit qui se réalise et
agit effectivement dans le monde. Notre méditation
est en ce sens une théodicée, une justification de Dieu.
C'est ce que Leibniz a tenté de faire à sa façon suivant
ses catégories encore abstraites et indéterminées :
tout le mal qui est dans le monde, y compris le mal
moral, devait être compris, il fallait réconcilier l'esprit
qui pens!', avec le négatif. Or c'est dans l'histoire
EXTRAITS 115

que tout le mal se présente en masse, d'une façon


concrète, sous nos yeux ...
On ne peut parvenir à cette réconciliation que par
la connaissance de l'affirmatif dans lequel ce négatif
s'évanouit en devenant un moment subordonné et
dépassé, - en prenant conscience de ce qu'est en
vérité la fin dernière du monde et en se rendant
compte d'autre part que cette fin a été réalisée effec-
tivement en lui et que le mal ne s'est. pas manifesté à
côté d'elle au même degré et à titre égal. La justifica-
tion vise à rendre le mal compréhensible en face de la
puissance absolue de la Raison. II s'agit de la caté-
gorie du négatif, dont il a été question plus haut,
et qui nous fait voir comment dans l'histoire ce qu'il y
a de plus noble et de plus beau est sacrifié sur son
autel. Ce négatif est repoussé par la raison qui pense
et veut mettre à sa place une fin affirmative. La
raIson ne peut s'arrêter à ce faIt que des individus,
pris à part, ont été lésés; les fins particulières se per-
dent dans l'Universel.
(Introduction à la Philosophie de l'Hisloire,
éd. Lasson, pp. 4-5, pp. 13 à 17, pp. 24-25.)

IX. - L'HISTOIRE EST LE PROGRÈS


DANS LA CONSCIENCE DE LA LIBERTÉ (1)

On peut dire de l'histoire lluivcr·sellc ... qu'elle est


la représentation de l'esprit montrant comment il
s'efforce de s'élever' il la connaissance de ce qu'il est
.en soi (2). Les Orienlaux ne savent pas que l'esprit

(I) Les extraits Vlll, IX! et X reproduisent exactement le


manuscrit de Hegel.
(2) ct. p. 91, n. 3.
116 HEGEL

ou l'homme en tant que tel est en soi libre. C'est


parce qu'ils ne savent pas cela qu'ils ne sont pas
libres. Ils savent seulement qu'un seul homme est
libre. C'est justement pourquoi une telle liberté n'est
qu'arbitraire, brutalité, déchatnement trouble de·la
passion ou aussi bien une douceur, un refoulement de
la passion qui ne sont eux-mêmes qu'un hasard de la
nature ou un caprice. Aussi cet individu unique
n'est-il qU'UIl despote et non un homme libre, un
être humain. - C'est seulement chez les Grecs que
la conscience de la liberté s'est épanouie pour la
première fois et c'est pourquoi ils ont été libres; mais
les Grecs, ainsi que les Romains, savaient seulement
que quelques individus sont libres et non l'homme
en Lant que tel. Cela Platon et Aristote ne le savaient
pas; c'est pourquoi les Grecs non seulement ont eu
des esclaves et ont associé à l'esclavage leur vie et
le maintien de leur belle liberté, mais leur liberté n'a
été elle-même, d'un côté, qu'une floraison toute for­
tuite, inachevée, éphémère et restreinte et, de l'autre
côté, en même temps un dur asservissement de
l'homme, de l'humain. - Ce sont seulement les na­
tions germaniques qui, dans le christianisme, se sont
élevées les premières à la conscience de cette vérité
que l'homme en tant qu'homme est libre, que la
liberté de l'esprit constitue sa nature la plus propre.
Cette conscience s'est d'abord épanouie dans la reli­
gion, dans la région la plus intime de l'esprit. Mais il
restait à modeler les institutions temporelles à l'image
de ce principe : pour accomplir cette tâche et la
mener à bonne fin, il a fallu un pénible et long travail
d'éducation. Avec l'adoption de la religion chré­
tienne, p. ex., l'esclavage n'a pas immé..ciiatement
EXTRAITS 117

cessé, encore moins a-t-on vu la liberté régner aussitôt


dans les Btats, les gouvernements et les législations
être organisés d'une façon rationnelle et fondés sur
le principe de la liberté. L'application de ce principe
aux institutions temporelles, la pénétration, la trans­
formation par ce principe de l'ordre temporel, voilà
la longue évolution dont fe cours constitue l'histoire
elle-même ... L'histoil'e universelle est le progrès dans
la conscience de la liberté,. - progrès que nous avons
à reconnatt.re dans ce qui en fait la nécessité.

Nous avons présenté, d'une manière générale,


comme étant la raison de l'Esprit dans sa détermina­
tion et par suite la destination du monde spirituel,
et, - celui-ci étant le monde substantiel et le monde
physique lui étant subordonné ou, en langage spé­
culatif, n'ayant pas de vérité (1) par rapport à lui, ­
comme étant la fin dernière du monde, la conscience
que l'esprit prend de sa liberté et par là-même la
réalité qu'acquiert alors seulement sa liberté. Mais
que cette liberté, ainsi mentionnée, soit elle-même
encore mal définie ou constitue un terme extrême­
ment équivoque, qu'elle entratne avec elle, étant
l'idéal suprême, une infinité de malentendus, de con­
fusions et d'erreurs et implique tous les excès possi­
bles, voilà ce qu'on n'a jamais mieux su et mieux
expérimenté qu'à l'époque présente. Mais nous nOU5
en tenons ici pour le moment à cette détermination
générale. En outre on. a attiré l'attention sur l'impor­
tance de la différence absolue qu'il y a entre le prin­

(1) Sur le sens hégélien du mot vérité, cf. les deux derniers
alinéas de l'extrait r.
A. CIUlSSOJC 8·
118 HEGEL

cipe, ce qui est seulement en soi (1) et ce qui existe


réellement. C'est la liberté en elle-même qui renferme
en soi la nécessité absolue de s'élever précisément à
la conscience, - car elle est, d'après son concept,
connaissance de soi, - et par là-même à la réalité;
elle est pour soi la fin qu'elle réalise et la fin unique
de l'esprit. .
(Introduction à la Philosophie de l'Histoire,
éd. Lasson, pp. 39 à 41.)

X. -- COMMENT L'IDÉE

SE RÉALISE DANS L'HISTOIRE (2)

La première remarque à faire c'est que ce que nous


avons appelé principe, fin dernière, destination, autre­
ment dit ce que l'esprit est en soi (3), sa nature, son
concept, - n'est qu'un élément universel et abstrait.
Un principe, comme une maxime, une loi, est quelqu
chose d'universel, d'intérieur et en tant que tel, si
vrai qu'il soit en lui-même, n'est pas entièrement
réel. Des fins, des principes, etc., n'existent d'abol'd
que dans nos pensées, dans nos intentions ou dans
les livres, mais pas encore dans la réalité. Autre­
ment dit ce qui est seulement en soi est une possi­
bilité, une virtualité, mais ne s'est pas encore exté­
riorisé pour passer à l'existence. Pour acquérir la
réalité, il faut qu'un second moment s'y ajoute :
c'est la mise en acte, la réalisation, dont le principe
est la volonté et d'une manière générale l'activité

(1) Cf. p. 91, n. 3.


(2) Les extraits VIII, IX et ;X reproduisent exactement le
manuscrit de Hegel.
(3) Cf. p. 91, n. 3.
EXTRAITS 119

des hommes dans le monde. Ce n'est que par cette


activité que ces concepts, ces déterminations, qui
ne sont qu'en soi, sont réalisés en fait.
Les lois, les principes ne vivent pas, n'ont pas
, d'efficacité immédiatement par euX-mêmes. L'activité
qui les met en œuvre et les fait passer à l'existence,
c'est le besoin de l'homme, sa tendance et ensuite
son inclination et sa passion. Pour que je fasse passer
une chose dans les actes et dans l'existence, il faut
que j'y trouve ma part; il faut que je sois dans le
jeu, je veux être satisfait par ce qui s'accomplit, - il
faut en un mot que cela m'intéresse. « Interesse II
veut. dire «( être dans, auprès ll. Une fin pour laquelle
je dois agir, doit nécessairement d'une façon ou de
l'autre être aussi ma fin; il faut que je satisfasse en
même temps ma fin personnelle, même si la fin pour
laquelle j'agis a encore beaucoup d'autres aspects
sous l'angle desquels elle m'est indifférente. C'est le
droit absolu du sujet, le second moment essentiel de
la liberté, de trouver sa propre satisfaction dans une
activité, un travail. Pour que les hommes s'intéres­
sent à une chose, il faut qu'ils puissent y avoir leur
part en agissant, autrement dit ils réclament leur
intérêt propre dans un intérêt général, ils veulent
s'y retrouver eux-mêmes avec la conscience qu'ils
ont de leur propre valeur... Parmi ces intérêts ne
figure pas seulement celui des besoins et de la volonté
propre des individus, il y a aussi celui de leur convic­
tion éclairée ou du moins de leur opinion, si toutefois
s'est éveillé en eux le besoin de comprendre et de
raisonner.

Nous disons donc qu'en règle générale rien n'a pu


120 HEGEL

être mené à bonne fin sans qu'entre en jeu l'intérêt


de ceux qui y ont collaboré. Si nous donnons à un
intérêt le nom de passion dans la mesure où l'indivi­
dualité tout entière, rejetant au second plan t.ous
les aut.res intérêt.s ou buts qu'on a ou peut. avoir, se
fixe sur un objet avec tous les ressort.s de sa volont.é,
concent.re sur cett.e fin toutes ses aspirat.ions et toutes
ses forces, nous devons dire qu'en règle générale
rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans
passion.
.. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
C'est seulement en soi, c'est-à-dire comme nature,
. ....

que l'hist.oire commenpe par sa {in universelle qui est


que le concept de l'esprit soit satisfait. Cette fin est sa
force impulsive int.erne, sa tendance inconsciente la
plus intime et toute la tâche de l'hist.oire est, comme
on l'a rappelé, le travail pour l'amener à la conscience.
Ainsi se présentant sous forme d'essence naturelle, de
volonté naturelle, existe immédiatement pour soi­
même ce qu'on a appelé le côté subjectif: le besoin,
la tendance, la passion, l'intérêt particulier, ainsi
que l'opinion, la représentation subject.ive. Cette
masse immense de volitions, d'intérêts et d'activités,
voilà les instruments et les moyens d~nt se sert l'Esprit
universel pour parvenir à sa fin, - l'élever à la
conscience et la réaliser; et cette fin ne consiste qu'à
se t.rouver, à venir à soi et à se contempler comme
réalité. Mais que ces réalités vivant.es que sont. les
individus et les peuples, en cherchant et en satisfai­
sant leur {in propre, soient en même temps les moyens
et les instruments d'une .{in plus haute, ~l~!. vaste,
qu'ils ignorent entièrement et qu'ils réalisent incons­
ci~~~ent : voila ce qui pourrait être et. a été aùssi
EXTRAITS 121

mis en question, voilà ce qui a été aussi souvent nié,


décrié et rejeté avec mépris comme rêverie, comme
idée de philosophe. Je me suis expliqué là-dessus
dès le début et ai formulé notre hypothèse ou, si l'on
veut, notre croyance... que la Raison gouverne Le
monde et qu'ainsi elle a gouverné et gouverne toujours
l'histoire. En face de ce principe en soi et pour soi (1)
universel et substantiel, tout le reste est subordonné,
n'est qu'un moyen à son service. Mais de plus cette
Raison est immanente dans l'existence historique et
se réalise en elle et par elle. L'union de l'universel,
qui est en soi et pour soi, et de l'individualité, du
subjectif, - et le fait que cette union seule constitue
la vérité, - c'est là un point de nature spéculative qui
est traité dans la Logique sous cette forme générale.
Mais dans le cours de l'histoire même, en tant que
ce cours progresse encore, le côté subjectif, la cons­
cience, n'est pas encore en état de savoir ce qu'est
la fin dernière, absolue de l'histoire, ce qu'est le
concept de l'esprit. Aussi celui-ci n'est-il pas alors
l'objet de son besoin et de son intérêt; pourtant,
bien qu'il n'en ait pas conscience, l'universel n'en est
pas moins compris dans les fins particulières et se
réalise à travers elles. Comme, ainsi que nous l'avons
dit, le côté spéculatif de cette connexion relève de la
logique, je ne peux en donner et en développer ici le
concept, la compréhension, c'est-à-dire, comme le mot
l'indique, le rendre compréhensible (2). Mais je peux
essayer d'en suggérer une représentation plus claire
à l'aide d'exemples.

(Il ct. p. 91, n. 3.


(2) Begreillich (compréhensible) est lié à Begrlll (concept).
122 HEGEL

Cette connexion implique notamment ceci, que


dans l'histoire les actions des hommes aboutissent à
un résultat dépassant celui qu'ils visent et atteignent,
qu'ils savent et veulent obtenir immédiatement. Ils
réalisent leur intérêt; mais en même temps se trouve
réalisée une fin plus lointaine, qui y est immanente,
mais dont ils n'avaient pas conscience et qui n'était
pas dans leur intention (1).

César risquait de perdre la position à laquelle il


s'était élevée et qui lui assurait, sinon encore la pré­
pondérance, du moins un partage égal avec les autres
mattres du pouvoir; il risquait d'être vaincu par ces
associés qui étaient en train de devenir ses ennemis et
avaient pour eux, à l'appui de leurs fins personnelles,
la légalité formelle de l'État et cette force que donne
l'apparence du droit. Il leur fit la guerre dans le but
intéressé de sauvegarder sa vie, sa position, son hon­
neur et sa sécurité, et la victoire qu'il remporta sur
ses adversaires, qui devaient leur puissance à la domi­
nation des provinces de l'Empire romain, fut en même
temps la conquête de tout cet Empire. Ainsi, en
laissant intactes les formes légales, il fut le mattre
personnel du pouvoir dans l'Etat. Mais ce que lui
assura ainsi la réalisation de cette fin d'abord néga­
tive, le pouvoir pour lui se\ll à Rome, était aussi en
soi une détermination nécessaire dans l'histoire de
Rome et du monde, si bien que ce ne fut pas là seule­
ment un succès personnel pour lui, mais son œuvre
réalisa ainsi instinctivement ce qui répondait en soi

(l) C'est ce que Hegel appelle la • rusll de la RaiSUD • : elle


lll'/'ive il ses fins en ut.ilisan Les passions des individll~.
EXTRAITS 123

et pour soi (1) aux e~igences de son époque. Voilà ce


que sont les grands hommes dans l'histoire : leurs
propres fins particulières renferment le contenu subs­
tantiel (2) qui esl la volonté de l'Esprit universel.
C'est ce contenu qui fait leur vraie puissance; il est
dans l'instinct universel, inconscient des hommes. Ils
y sont poussés par une force interne; ils n'ont rien
qui leur permette de résister à celui qui a entrepris,
dans son intérêt, la réalisation d'une telle fin. Les
peuples se rassemblent au contraire autour de son
drapeau; il leur montre et il réalise ce qui est leur
propre tendance, immanente en eux.
(Introduction à la Philosophie de l' Histoire,
éd. Lasson, pp. 59-60, pp. 63 à 68.)

XI. - COMMENT SE RENOUVELLENT LES INSTITUTIONS


ROLE DES GRANDS HO~JMES DE L'HISTOIRE (3)

Dans la marche de l'histoire un premier moment


essentiel est la conservation d'un peuple, d'un État
et le maintien des sphères ordonnées de sa vie. Et
c'est la tâche des individus de participer à l'œuvre
CODlmune et de contribuer à son élaboration sous ses
difTérents aspects; c'est là le maintien de la vie
morale (4) collective. Mais l'autre moment c'est que
la structure de l'esprit d'un peuple, telle qu'elle est,
se brise parce qu'elle s'est vidée de sa substance et

(l) ct. p. 91, n. 3.


(2) Substantiel = qui a un fond universel et objectif.
(3) Les extraits XI, XII et XIII sont des leçons reconstituées.
(4) Siltlich.- Hegel distinguc la SiIIlicllkeil, moralité objec­
tive qui s'incarne dans l'Etat et la vic sociale, et la Moralilà/,
moralité subjective, au sens kantion.
124 HEGEL

s'est entièrement usée, et que l'histoire universelle,


l'Esprit universel, poursuit sa marche en avant...
C'est ici justement que se produisent les grandes colli­
sions entre les devoirs, les lois et les droits reconnus
en fait et des possibilités qui sont opposées à ce sys­
tème, l'ébranlent et même le détruisent dans sa
base et dans sa réalité effective, mais ont un contenu
qui peut lui aussi parattre bon, avantageux dans
l'ensemble, essentie1 et nécessaire. Ces possibilités de­
viennent alors historiques. Elles impliquent en soi
un fond universel différent de celui qui sert de base à
la structure existante d'un peuple ou d'un ~tat. Cet
universel est un moment de l'Idée productrice, un
moment de là vérité qui cherche à se faire jour et
pousse vers sa réalisation.
C~~WQ!"..li! lel!_grands hommes de l'hilitoire qui

1~I!!.~
s'empar.e.Dl!k.~et universel îiIîiiM~yé et en font leur
) fin propre, qui.rJl!J~Ua..fin.qy.irjpondJw..c.o.nc..ept
de, Pespdt. C'est en 'e se.. qu'on doit les

l!IŒeler des héros. Ils ne tirent pas leur fin et leur

vocation de l'ordre établi, paisible et rangé, du cours

1 oonsacré des événements. Leur justification ne réside

pas dans l'état actuel des choses; c'l;lJ.tA.'!lne au~re

sourge qu'J!s.puis~nt. C~st l'Es1!ri~...Q!~h6-qui Ira1!pe

à la porte du présent: il est encore sous terre, n'est

[ pas encore assez puissant pour passer à l'existence

et veut se fra~er .uE_e J~~e ; le monde ~résent .!:'t

. pourju!ununye.l!>ppe gUI rentëi=me un autnu!~u

que celui qui s'adaptait à elle. Sans doute tout ce qui

s'écarte de l'ordre existant, - intentions, fins, opi­

nions, idéaux, comme on dit, - diflère également de

la réalité présente. Des aventuriers de tout genre ont

1. de tels idé!ux et leur-actiVlté s~orlentè versaC8 con­


EXTRAITS 125

ceptions contraires à l'ordre établi. Mais le fait que


ces conceptions, ces bons motifs, ces principes géné-
raux diffèrent de ce qui existe ne suffit pas à leur

~
conférer des .droits. ~~J.!~~s ~sont s_~~e_me_nLce
c~nu auquel.-_~~_Sj!l;)t Immanent s~t él~é lui-
même p'ar sa Ulssance absolue; et les grands hommes
de~ire s~mt ju~_men ceux, gui lm:
wu1U~~
r~é, non pas un but imaginaire et il usoire, mais
@ solution exacte qui s'imposait, cJ~.!QF qui ont su ce
1 qu'il fallait, ~ qui s'est révélé ce qJl'exigeaient les
ci~!!.ces, ce-qui était nécessaire.
(Introduction à la Philosophie de l'Histoire,
éd. Lasson, pp. 74 à 76.)

XII. - LA RÉVOLUTION FRANÇAISE (1)


On a dit que la Révolution française est sortie de
la philosophie et ce n'est pas sans raison que l'on a
appelé la philosophie la sagesse du monde (Well-
weisheit), car elle n'est pas seulement la vérité en soi
et pour soi comme pure entité, elle est aussi la
vérité en tant qu'elle devient vivante dans le monde
réel. Il ne faut donc pas s'inscrire en faux quand on
dit que la Révolution a reçu sa première impulsion
de la philosophie. Mais cette philosophie n'est encore
que pensée abstraite et non compréhension concrète
de la vérité absolue, ce qui fait une énorme différence.
Le principe de la liberté de la volonté s'est donc
fait valoir cdntre le droit existant. Sans doute, avant
la Révolution française, les grands ont déjà été rabais-

(1) Les extraits XI, XII et XIII sont des leçons reconstituées.
126 HEGEL

sés par Richelieu, leurs privilèges ont été supprimés i


mais, comme le clergé, ils conservaient tous leurs pri­
vilèges vis-à-vis de la classe inférieure. Tout l'état de
la France en ce temps-là est un agrégat confus de
privilèges contraires à toute pensée et à toute raison,
un vrai non-sens, à quoi s'associe la corruption des
mœurs et de l'esprit, - un règne de l'injustice, qui
tourne à l'injustice cynique dès qu'on commence à
en prendre conscience. L'oppression terriblement dure
qui pesait sur le peuple, l'embarras du gouvernement
pour procurer à la cour de quoi alimenter son luxe
effréné et ses folles dépenses, furent les premiers
motifs qui provoquèrent le mécontentement. L'esprit
nouveau devint agissant; l'oppression suscita l'exa­
men critique. On vit que les sommes extorquées à la
sueur du peuple n'étaient pas consacrées aux besoins
de l'État, mais gaspillées de la façon la plus insensée.
Tout le système de l'État apparut comme n'étant
qu'une injustice. La transformation fut nécessaire­
ment violente, car la réforme ne fut pas entreprise
par le gouvernement. Si elle ne fut pas entreprise par
le gouvernement, c'est parce que la cour, le clergé, la
noblesse,les parlements même ne voulaient renoncer à
leurs privilèges ni à cause de la misère, ni au nom du
droit en soi et pour soi, de plus parce que le gouverne­
ment comme centre concret du pouvoir de l'État ne
pouvait prendre pour principe les volontés parti­
culières abstraites (1) et reconstruire l'État à partir
d'elles, enfin parce qu'il était catholique et que par
conséquent le concept de la liberté, de la raison dans

(l) .-lbs/rait a un sens pejoratif = qui isole (ou est isolé) arti­
fiCiellement d'un tout concrel.
EXTRAITS 127

les lois n'avait pas la valeur d'une obligation suprême


absolue, du fait que le sacré et la conscience reli­
gieuses en sont séparés (1). La pensée, le concept
du droit se fit valoir d'ull seul coup et le vieil édifice
de l'iniquité ne put lui opposer aucune résistance.
C'est donc SUI' l'idée du droit qu'on a alors érigé une
constitution et c'est sur ce fondement que tout devait
être basé désormais. Depuis que le soleil est au firma­
ment et que les planètes tournent autour de lui, on
n'avait pas vu l'homme prendre pour base sa tête,
c'est-à-dire la pensée et construire la réalité à l'image
de celle-ci. An~ago~e avait dit le premier que le No~s
gouverne le monde; mais c'est maintenant seulement
que l'homme est arrivé à reconnaUre que la .~~sée
\ doit gouverner la réalité spirituelle. Ce tut donc-là
un magnifique lever de soleil. Tous les êtres qui pen­
1 sent ont célébré ensemble cette époque. Une émotion
1 sublime a régné à ce moment, un enthousiasme de
J ~serit a fait frémir le monde, comme sI c'était alôrs
\ seulement qu'on était parvenu à la réconciliation
effective du divin avec le monde.
(Philosophie de l' Histoire,
éd. Brunstad, pp. 550-552.)

XIII. - NAPOLÉON El' LA RESTAURATION (2)


... La nécessité absolue d'une autorité gouverne­
mentale était évidente. Napoléon la restaura par la
force des armes et se plaça ensuite de nouveau comme
volonté individuelle à la tête de l'État. Il savait agir

(1) Alors que, pour Hegel, le protestantisme réconcilie la


l"eligion avec la réalité juridique.
(-l Les exlraitli Xl, XII et XlII 1sont des leçons reconstituées.
128 HEGEL

en mattre et eut vite fait de s'imposer à l'intérieur.


Il chassa tout ce qui restait encore d'avocats, d'idéo­
logues et d'hommes à principes et désormais ce ne fut
plus la défiance (1) qui régna, mais le respect et la
crainte. Il s'est tourné ensuite vers l'extérieur avec la
force écrasante de son caractère, il a soumis toute
l'Europe et a propagé partout ses institutions libé­
rales. Jamais ne furent remportées de plus grandes
victoires, jamais campagnes ne furent conduites avec
plus de génie, mais aussi jamais l'impuissance de la
victoire n'apparut sous un jour plus clair qu'en ces
années. Les sentiments des peuples, c'est-à-dire leur
sentiment religieux et leur sentiment national ont
fini par renverser ce colosse et on a institué de nou­
veau en France une monarchie constitutionnelle, fon­
dée sur la Charte. Mais alors se manifesta de nouveau
l'opposition du sentiment et de la défiance. Les Fran­
çais ne faisaient que se mentir les uns aux autres
quand ils publiaient des adresses pleines de dévoue­
ment et d'amour pour la monarchie, pleines de sa
bénédiction. Ce fut une farce qu'on joua pendant
quinze ans. En effet quoique la Charte fOt la bannière
de tous et que les deux partis lui eussent juré ser­
ment, l'opinion tenait d'un côté à la foi catholique
qui se faisait une affaire de conscience d'anéantir les
institutions existantes. Ainsi une rupture se produisit
de nouveau et le régime fut renversé. Enfin, après
quarante années de guerre et d'infinie confusion, un
cœur éprouvé par les ans pourrait se réjouir d'en
voir apparattre la fin et d'entrer dans une période

(1) C'est la défiance qui, d'après Hegel, a provoqué la chule


de Louis XVI el la Terreur.
EXTRAITS 129

d'apaisement. Cependant bien qu'un point capital


soit actuellement résolu, cette rupture persiste tou­
jours d'une part du côté du principe catholique,
d'autre part par le fait des volontés subjectives. Sous
ce dernier rapport existe encore cette étroitesse capi­
tale du principe qui veut que la volonté générale soit
aussi la volonté générale empirique, c'est-à-dire que
les individus en tant que tels gouvernent ou partici­
pent au pouvoir. Que des droits raisonnables, la
liberté de la personne et de la propriété soient re­
connus, qu'il y ait une organisation de l'};:tat et en
celle-ci des sphères de l'activité civile qui aient elles­
mêmes à gérer des affaires, que les hommes compé­
tents aient de l'influence sur le peuple et que la
confiance règne chez celui-ci: voilà ce qui ne saurait
satisfaire le libéralisme qui oppose à tout cela le
principe des atomes, des volontés individuelles,. tout
doit se faire en vertu de leur pouvoir expressément
formulé, avec leur adhésion expresse. Avec cette
liberté toute formelle (1), avec cette abstraction (2),
ils ne laissent s'établir rien de solide en fait d'organi­
sation. Aux décisions particulières prises par le gou­
vernement s'oppose aussitôt la liberté, car ces déci­
sions représentent une volonté particulière, donc l'ar­
bitraire. La volonté du nombre renverse le gouverne­
ment et ce qui était jusqu'ici l'opposition vient alors
au pouvoir; mais celle-ci, en tant qu'elle est mainte­
nant le gouvernement, a de nouveau contre elle le

(Il Formel = vide de contenu substantiel.


(2 Abstraction, car, pour Hegel, la vraie liberté consiste pour
l'individu à faire triompher en lui l'universel en s'intégrant
consciemment à ce tout concret qu'est l'organisme collectif
dill'Etat.
130 HEGEL

nombre. Ainsi se poursuit l'agitation et le désordre.


Cette collision, cette difficulté, ce problème : voilà
où en est l'histoire, voilà ce qu'elle devra résoudre
dans les temps à venir (1).
(Philosophie de ['Histoire,
éd. Brunstâd, pp. 556 à 558.)

(1) Cette leçon est tirée du dernier cours de Hegel (1830-31).


BIBLIOGRAPHIE

G. NOËL, La Logique de Hegel (1895).


B. CROCE, Ce qui est vivant et ce qui est mort dans la
philosophie de Hegel. - Traduit par H. BURIOT
(1910) et suivi d'une Bibliographie hégélienne.
P. ROQUES, Hegel, sa vie et ses œuvres (1912).
J . WAHL, Le Malheur de la conscience dall..ç la philo­
sophie de Hegel (1929).
Numéro spécial de la Revue de Métaphysique Uuil­
let 1931).
Numéro spécial de la Revue Philosophique (nov. 1931).
É. BRÉHIER, Histoire de la Philosophie. T. II, fase. III,
pp. 734-800 (1932) .
ALAIN, Idées (1939), p. 203-288.
H. NIEL, De la Médiation dans la philosophie de
Hegel (1945).
J. HYPPOLITE, Genèse et structure de la Phénoménologie
de Hegel (1946).
A. KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons
sur la Phénoménologie (1947).
J. HYPPOLITE, Introduction à la Philosophie de /'Hi8­
toire de Hegel (1948).
TABLE DES MATIt RES

PAGllC

LA. VIE . . . . . . . • . . . . . • . . . • . : . .. . . . . . . . • . . • l

LA rlilLuSOPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1~

L'œUVRE................................. 75

EXTRA.ITS ••.••••......... . . . . . . • . . • • • • . • • 85

I. - La Logique ne faiL qu'un avec la


métaphysique. . . . . . . . . . . . . . . . 8ü
II. - La dialectique: sa vraie nature; ses

divers aspects .... . . . . . . . . . . . 90

III. - La contradiction est la source de

tout mouvement et de toute vie 94

IV. - Le devenir.... 96

V. - Dialectique de l'évolution quanti­

tative et de la révolution quali­


tative .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98

VI. - L'explication d'un phénomène par

une force est une pure tautologie 100

VII. - L'intérieur et l'extérieur ont le

même contenu 103

VIII. - La raison est la substance de l'his­


toire .. . .. . ... . . .. . . . . . .• . ... 110

134 HEGEL
PAGES

IX. -
L'histoire est le progrès dans la

conscience de la liberté....... 115

X. - Comment l'Idée se réalise dans

l'histoire 118

XI. - Comment se renouvellent les ins­

titutions. Rôle des grands hom­


mes de l'histoire .. . . . . . . . . . .. 123

XII. - La Révolution française........ 125

XIII. - Napoléon et la Restauration.... 127

BIBLIOGRAPHIE : Principaux ouvrages français

à consulter. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 131

"SG
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PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

H OSO DES
Collection dirigée par

~mile BRÉHIER, membre de l'Institut

Celle collection nouvelle a pour but de permettre à un large

public de connaître l'essentiel des grandes doctriTZe$ philoso­


phiques et de se faire une idée exacte de ce que furent ces

hommes qui ont joué un rôle prépondérant dans l'évolution

de la pensée humaine.

Chaque volume se compose d'une biographie, d'un exposé de

la doctrine et de nombreux extraits des œuvres.

PLATON - ÉPICURE - SOCRATE

ARISTOTE - SÉNÈQUE - MARC-AURÈLE

SAINT AUGUSTIN - SAINT THOMAS D'AQUIN

MONTAIGNE - BACON - DESCARTES

LEIBNIZ - PASCAL - SPINOZA

MALEBRANCHE - VOLTAIRE - ROUSSEAU

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AUGUSTE COMTE - CLAUDE BERNARD
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