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PIERRE FRANCA-WSTEL

LA RÉALITÉ
FIGURATIVE
éléments structurels
de sociologie de l’art

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DENOÈL/GONTHJER
ŸÇQUlSITIOA,
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I

ESPACE GENETIQUE
ET ESPACE PLASTIQUE

Tous les arts plastiques sont des arts de l’espace. La


notion de Forme ne leur est pas réservée et l'on commet
souvent l’erreur d’employer ce dernier terme, en parlant
d’eux, sans de suffisantes réserves. La Forme est musicale,
littéraire, mathématique aussi bien que plastique; la notion
de Forme s'applique même à une interprétation générale
de l'activité de l'esprit. En revanche, il n’y a pas d’art
plastique en dehors de l’espace et la pensée humaine,
lorsqu’elle s’exprime dans l’espace, prend nécessairement
une Forme plastique. Tout signe plastique est par consé-
quent spatial. Il ne s’ensuit pas, d'ailleurs, que les arts
plastiques soient sans rapports avec le temps ni avec le
mouvement, mais ils se rencontrent sur ce terrain avec
d’autres signes tandis qu’ils sont inconcevables sans espace
et que tout art — même la musique ou la littérature ——— qui,
d’une manière quelconque, entre dans l’espace revêt un
caractère plastique.
Il est donc capital d’étudier la Forme plastique en fonc-
tion de la notion d’espace. D’autant plus que cette notion
est variable suivant les pays et suivant les époques. Ainsi
les œuvres d’art traduisent la conception que les artistes et
leur temps se font de l'espace, tandis que les conceptions
générales, et spécialement mathématiques, de l’espace nous
renseignent sur les intentions des artistes à une époque
donnée.
On a cependant très peu avancé dans cette voie de
l’analyse comparée des valeurs plastiques et des autres
valeurs intellectuelles. C’est à peine si, dans les milieux
historiques, littéraires et philosophiques, on s’est avisé du
fait que les œuvres d'art sont des signes au même titre
128 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

que les mots et que les symboles mathématiques. En fait,


ce sont les peintres et les critiques qui, dans les dernières
décennies, ont entrevu d’abord 1e problème — d'où résulte
tout un aspect de l'art contemporain.
J’ai cru qu’il ne serait pas sans intérêt de présenter
quelques remarques sur la nature de l'espace plastique telle
qu'on peut la concevoir aujourd’hui à partir de l’étude des
Formes de l'art contemporain.
Il m'a paru, en outre, que les recherches faites, en Suisse
par Piagct et en France par Wallon, sur l’éveil de l’intelli-
gence et la formation des cadres de la pensée chez l'enfant,
ainsi que la publication récente des ouvrages qui résument
les enquêtes et les théories de ces deux maîtres, fournis—
saient un prétexte favorable a‘ la comparaison des modes de
représentation très neufs de l'espace qui sont à la base de
la psychologie et de la mathématique aussi bien que de
l’art d'aujourd’hui.
Je dois bien préciser encore, avant d'aller plus loin, que,
dans le présent travail, j'e’tablirai des analogies entre la
topologie, la psychologie de l'enfant et l’art contemporain
sans cependant les confondre. Les topologues ont découvert
dans une certaine intuition de l’espace, plus simple que
celle de la géométrie euclidienne, une voie théorique et pra-
tique qui leur permet de résoudre, sous un angle de
généralité supérieure, certains problèmes fondamentaux de
la géométrie. Piaget a vu le rapport qui existe entre l’intui-
tion topologique de l’espace mathématique et les degrés
élémentaires de la perception de l'espace chez l'enfant. Je
crois apporter, pour ma part, un élément nouveau dans le
problème de l’interprétation des langages plastiques en
montrant qu’ils supposent tous, à la base, une certaine
intuition fondamentale de l’espace, qu'on se gardera d’iden—
tifier avec la topologie mais qui illustre, d’un autre point
de vue, la même réalité psychologique que celle dont les
travaux de Piaget et de Wallon nous ont, de leur côté,
montré l’apparition aux tout premiers stades de la vie
mentale des hommes.

Le présent travail n’ayant qu'un caractère indicatif et ne


pouvant faire état d'une analyse très concrète des formes
plastiques, je me bornerai à invoquer une connaissance
relativement superficielle des œuvres d’art contemporaines
et à utiliser comme références le matériel d’enquête psycho-
logique que les œuvres de Piaget et de Wallon mettent aisé-
ment a‘ la portée de tous 5°. Elles fournissent un immense
matériel d'observations et de faits qui suffisent largement
LES CADRES IMAGINAIRES DE LA FIGURATION 129

à éclairer les données de la question plus large que je


désire élucider.
Remettant à une autre occasion la considération des
faits plastiques en eux-mêmes ainsi que leur confrontation
avec d'autres disciplines —-— ethnographie, psychologie du
comportement, techniques de la vie moderne —, ma seule
ambition serait de montrer ici comment les problèmes
soulevés à propos de la psychologie enfantine se trouvent
également à la base de la conception moderne de l’espace
plastique, source et justification de la création artistique
contemporaine, en même temps que d’une interprétation
renouvelée des formes d’art de toutes les époques.
Du point de vue qui nous intéresse, l'essentiel des théories
de Wallon et de Piaget consiste en ceci : qu’à la conception
traditionnelle d'un espace inné ou intuitionniste se substitue
la notion d’un espace génétique.
Il n’y avait pas, au fond, d’opposition fondamentale entre
les artistes de la Renaissance, théoriciens de la repré—
sentation classique de l’espace illusionniste, comme Alberti
ou Léonard, et Kant théoricien beaucoup plus moderne des
catégories de l'entendement, parmi lesquelles figurait
l’espace. L’espace apparaissait toujours chez eux comme
une donnée sensible de la connaissance. Et un Henri Poin-
care’ s'attachait encore à affiner et à éclaircir les conditions
de l’intuition spatiale en géométrie plutôt qu'a‘ mettre en
cause la nature et la progressivité de cette intuition. On
relira de ce point de vue, avec un grand intérêt, le livre de
Brunschvicg sur Les Etapes de la philosophie mathématique,
parce qu’on y verra comment les hommes mêmes qui ont
semé depuis des siècles les germes de la pensée mathéma-
tique contemporaine l’ont fait sans prendre une conscience
claire de ce qu’ils préparaient. Et fatalement, du reste, car
si les principes sur lesquels se fonde la conception actuelle
des structures de la pensée aussi bien que celle des élé-
ments premiers de la géométrie peuvent se trouver des
précurseurs, il n’en est pas moins certain que la conscience
nette de l’existence des faits et des liaisons qui sont à la
base de la pensée moderne a dû rester enveloppée, sans
quoi le progrès décisif aurait été franchi depuis des géné-
rations 57.
Ce qui est extrêmement frappant c'est de voir comment
les progrès se font, à une même époque, parallèlement dans
les différentes disciplines. Piaget et Wallon aboutissent à
une conception génétique et active des structures de la
pensée dans le moment même où les mathématiciens subs-
tituent à la conception de l’intuitionnisme euclidien. accep-
tée depuis des générations, celle d'un intuitionnisme pri-
mitif, « topologique », sur lequel s’édifie secondairement,
par une élaboration personnelle et active de l’esprit, la
130 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

conception euclidienne de l'espace 58. L’une des choses que


je voudrais démontrer, c’est que ce double mouvement de
la pensée psychologique et mathématique de notre temps
s'accompagne d’une évolution identique de la pensée plas—
tique les cubistes et leurs successeurs ont posé les bases
d’une représentation non euclidienne et justement topo-
logique du monde et ils ont, par la‘ même, ouvert nos yeux
sur toute une série de représentations plastiques anciennes,
méconnues aussi bien pour leur beauté que pour leur
valeur significative.
Prenant les travaux de Piaget et de Wallon, nous consta-
tons ce qui suit. L’enfant n’apporte pas avec lui l’intuition
innée d'un espace conforme à la représentation usuelle
d’un univers fait pour l’action et conforme aux postulats
de la représentation usuelle d'un univers fait pour l’action
et conforme aux postulats de la géométrie euclidienne. Il
commence avec la vie à explorer le monde extérieur, mais
ses conduites sont d’abord dirigées par des hypothèses qui
ne coïncident pas avec les constructions pratiques auxquelles
il s’arrêtera vers la huitième année et qui demeureront
valables pour l’adulte. De là résulte la conception d’un
espace dont les coordonnées, contrairement à la thèse clas-
sique, varient et, par voie de conséquence, la possibilité
d’une distinction entre l’intuitionnisme fondamental de
l’espace et la reconnaissance d’une forme fixe de cet
espace, conforme aux coordonnées d’Euclide et, dans l'état
présent de notre civilisation, à l'expérience usuelle de
l'homme.
On aboutit moins, en effet, à la négation de l’intuition
spatiale qu’à la négation du caractère absolu de l'espace.
L’enfant n'a pas à découvrir une réalité en soi, une chose
pour ainsi dire concrète, mais à développer des facultés
actives de représentation et à construire un univers sur
_
deux plans distincts : perceptif et représentatif. L’essentiel
de la doctrine de Piaget consiste, en effet, dans le carac-
. _/x.

tère actif de la perception 59. Elle s’oppose, ainsi, à la doc-


trine de la Forme, structure préformée dans l'organisme,
_.

a priorisme biologique, pour lui substituer celle du Schème


problématique. Il ne s'agit plus de saisir un objet autour
duquel s’organisent les perceptions; toute conduite ou
perception est rattachée à une source pour ainsi dire his—
torique, elle dépend des conduites et des expériences anté-
rieures; les inventions et les combinaisons mentales sont
toutes liées, d’une part, à une certaine maturation biolo-
gique et, d’autre part, à la chaîne des observations et des
expériences personnelles antérieures. Les actes se consti—
tuent en fonction de schèmes différentiels. A la Forme en
-_ —_ — l

soi, préformée et qui s'impose, se substitue le Schème


actif, système de relations et d'organisations mobiles du
_ _ _ _ _r
t. —
LES CADRES IMAGINAIRES DE LA FIGURATION 131

monde extérieur, où seules l’activité et la méthode, non les


objets, sont positives.
Suivant cette conception, qui exalte le rôle de l’activité
spirituelle de l’homme depuis sa naissance et qui insiste
sur la dualité des deux notions de perception et de repré-
sentation, on aboutit à distinguer un certain nombre
d’étapes dans la formation de la notion de l’espace 8°.
Les premières expériences de l’enfant aboutissent à la
construction d’un espace sensori-moteur dont le premier
degré est l’espace postural ou organique des premiers jours
de sa vie, mais la schématisation spatiale, de plus en plus
riche et développée, de ses conduites sensori-motrices,
amène, à un moment donné, l'enfant à concevoir une
réalité nouvelle, qui cesse d'être le simple développement
de l’ancienne parce qu’elle ordonne les perceptions suivant
de nouvelles lois : a‘ l'espace sensori—moteur succède l’espace
projectif.
Dans cette phase l'enfant ignore encore tout des rapports
métriques et abstraits sur lesquels se fonde l’espace eucli-
dien; mais il perçoit des formes sinon les grandeurs. Le
tableau mouvant des premiers mois de la vie, avec des
figures capricieuses qui apparaissent et disparaissent sans
se retrouver, est remplacé par un univers où existent des
objets pourvus de qualités et de permanence. Les corps
élastiques et déformables de la première période font place
à bldes figures solides et constantes, identifiables et analy-
sa es.
Enfin, la troisième phase de la construction de l’espace
enfantin est celle ou“ apparaissent les deux notions de
mesure et de symbole. L’attention donnée au déplacement
des objets les uns par rapport aux autres aboutit à la mul—
tiplication de ces objets par le nombre de leurs aspects et
à l'utilisation des images ainsi formées comme support du
raisonnement : la matière sensible devient symbole et la
fonction dialectique appuyée sur la mémoire et l'imagina-
tion se de’veloppe 61. La pensée opère désormais sur des
signes au lieu d’ordonner des éléments concrets. A ce
moment l’enfant est en possession de l'instrument qui lui
permet de s’associer sur le plan collectif à la vie sociale.
Il participe à la compréhension et au développement des
signes dont le caractère collectif a été heureusement mis
en lumière par les recherches de Wallon. L’évolution de sa
pensée se rattache désormais à l’histoire de la civilisation
davantage qu’au développement individuel de son cerveau.
Si le cerveau humain est plus ou moins constitué, en
effet, à l’origine, de la même manière, plus l'homme se
de’veloppe et plus il se différencie suivant justement la
pression du milieu ou‘ il vit : d’une époque à l’autre et
132 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

d’un milieu à l’autre 1a vision et l'interprétation du monde


extérieur changent du tout au tout. Je pense, pour ma part,
que c’est a‘ tort que l'on considérerait donc comme unifié
le cerveau humain à partir de la douzième année. Mais si,
dans le premier âge, les étapes sont fixées par des besom's
élémentaires d’adaptation au milieu qui sont plus ou moins
communs à tous les êtres humains, à partir de l’adolescence
l’évolution se fait en fonction des pressions sociales. Par
conséquent, c’est désormais à partir d’un autre point de
vue que doit se faire l’analyse des différents modes de
représentation du monde et de l’espace chez les individus et
dans les sociétés. La différenciation se fait en fonction
de types, sociaux, techniques, historiques, géographiques,
et non plus en fonction d'usages absolus. Dans ce domaine
les faits généraux de culture — connaissance des mathé-
matiques, de l'écriture, ou du destin -—— sont des éléments
d’information essentiels. L’histoire de l'esprit humain est
celle des civilisations, celle des comportements historiques
et sociaux qui n’en est actuellement qu'à la phase des
balbutiements. L’analyse des phénomènes plastiques ayant,
en particulier, été totalement négligée jusqu'ici.
Je voudrais montrer, pour ma part, comment les conclu-
sions de Piaget et de Wallon sur les étapes de la représen-
tation de l'espace chez l'enfant apportent des précisions
remarquables sur les différentes formes que peuvent
prendre le dessin et la représentation figurée du monde,
mais comment se pose aussi sur un plan beaucoup plus
large le problème de l'utilisation des phénomènes plas-
tiques pour la description des étapes et des modes intellec-
tuels de la vie collective dans le présent et dans le passé 62.
Il s’agit, essentiellement, de montrer, en premier lieu,
comment à chacune des étapes franchies par l’homme
dans son enfance correspond une forme possible de dessin
dont on retrouve des traces jusque dans l’art le plus savant
et dans les sociétés les plus évoluées.
Et l’on rencontre encore ici une des thèses fondamen-
tales de la nouvelle psychologie enfantine “3. Piaget a observé,
en effet, que le passage du plan de la pensée sensori-
motrice au plan du langage et de la pensée conceptuelle
entraînait la réapparition de toutes les difficultés déjà
vaincues dans le domaine de l’action. Lorsqu'au lieu de
réfléchir en actions l’enfant s’efforce de réfléchir en
notions et de traduire sa réflexion en paroles ou en dessins,
les fonctions d'adaptation au milieu social et l’utilisation
de nouveaux schèmes de pensée et d’action lui imposent
des séries d'épreuves analogues à celles qui, dans le premier
stade, l’avaient conduit aux premières expériences et aux
premiers progrès. L’adaptation au groupe et au langage
symbolique supposent les mêmes étapes, parcourues dans le
LES CADRES IMAGINAIRES DE LA FIGURATION 133

même ordre, que l’adaptation égocentrique au monde exté-


rieur. Réfle’chir en actions, en images, en paroles ou en
notions présente les mêmes difficultés logiques. Toute
pensée oscille entre l'adaptation du moi au réel et du
réel au moi; toute action ou toute manifestation d’opinion
consécutive a‘ une pensée suppose l’acquisition et la maî-
trise d’un certain nombre de schèmes, moteurs ou repré-
sentatifs, qui s’acquièrent suivant un processus analogue.
D'où résultent les affinités profondes, et si méconnues,
des divers procédés d’expression : parole, dessin, rythmes,
gestes. D'où résulte aussi l’explication du fait que l’homme,
éternel apprenti, aussi bien que la société humaine, offrent
souvent le spectacle d’un retour paradoxal à des formes
sommaires d’expression qu’on prend, à tort, pour des retours
ou des régressions et qui sont, au contraire, la preuve d’une
accession à des formes originales de pensée et d'expression.
Il résulte de cette observation que l’étude de tout langage,
de tout système d’expression sociale pris, à ses origines,
dans l’histoire, nous offre la possibilité légitime d’e’tudier
certaines lois fondamentales de la de’marche intellectuelle
de l’homme. Par la‘ se légitime la position prise par les
ethnographes et les sociologues qui déduisent de la vie
des sociétés primitives les fondements de la vie ancienne
des sociétés les plus évoluées 64. Par là aussi s’expliquent les
analogies qui existent entre les démarches successives de
chaque individu dans son enfance et l'évolution des plus
hautes civilisations aux époques les plus rapprochées. La
civilisation de la Renaissance ou celle qui naît en ce
moment sous nos yeux ont eu, ou ont encore, des caractères
fondés sur une commune tentative pour réorganiser une
expérience du monde extérieur à partir de l’utilisation de
nouvelles techniques de la pensée et de l'action. Primiti-
visme, si l’on veut, en ce sens que le nouveau code de repré-
sentation verbale et plastique du monde s’édifie suivant un
système identique a‘ celui qui a conduit les premières civili-
sations à la domination aisée des notions et des signes
conventionnels, mais fort analogue aussi à celui qui permet
à chaque individu de former en lui-même, dans les pre-
mières années de sa vie, les règles mentales qui le ren-
dront apte à communiquer avec ses semblables. Par où l'on
transfère la notion de primitivisme en art de la reproduction
de formules périmées a‘ celle de créaction active et origi-
nale de signes — et notamment de signes plastiques —
suivant une progression qui répète l’évolution de chaque
homme.
Cela dit, l’étude expérimentale de la psychologie enfantine
a permis, comme je viens de le rappeler, d’établir que
l'espace enfantin débutait par des intuitions élémentaires
dont le caractère remarquable est de n'être pas eucli-
134 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

diennes, c'est-à-dire de ne supposer comme évidemment


données ni les figures les plus simples, droites, angles,
carre’s, cercles, ni non plus 1a mesure. Elle a démontré, en
outre, que, si elles ne sont pas euclidiennes, les intuitions
élémentaires de l’espace chez l’enfant sont en revanche
« topologiques », c’est-à-dire conformes aux conceptions
récentes des géomètres qui, partant de l’analyse la plus
abstraite, ont substitué aux postulats euclidiens comme
fondement de l’intuition spatiale des correspondances qua—
litatives — et non plus quantitatives —— bi-continues faisant
appel aux concepts de voisinage et de séparation, d'ordre,
d’entourage ou d’enveloppement et de continuité, à l’exclu-
sion de toute conservation des distances ou de toute
projectivité 35.
Le premier point que je voudrais établir c’est donc la
possibilité ou mieux l'existence d'un espace topologique
plastiquement représenté.
Or le fait vraiment extraordinaire, et dont la portée me
paraît immense pour l’histoire de l’art, c'est qu’un art
topologique est précisément en train de se définir sous
nos yeux dans le moment même où les psychologues et
les mathématiciens découvrent, d’une mam'ère absolument
indépendante, sa légitimité psychique et mathématique,
d’où résulte le caractère étroitement solidaire des formes
d’expression à un stade déterminé dans 1e développement
d’une même civilisation.
En réalité, l'art contemporain oscille, depuis Ce’zanne,
entre deux pôles qu’on n'a pas nettement distingués.
Cézanne pose, d'une part, en effet, à la base de son expé-
rience l’expression des volumes et, d’autre part, celles des
sensations. J’ai essayé moi-même de montrer ailleurs les
rapports étroits qui existaient entre l’art des impression-
nistes, celui de leurs successeurs plus ou moins dissidents
et l’art des cubistes, d’une part, la philosophie de Bergson,
et celle de l’intuitionnisme des données immédiates des
sens ou de la conscience, d’autre part 66. Cependant je
n’avais pas réussi, jusqu'à présent, a‘ distinguer entre la
perception déjà conventionnelle et la perception vraiment
primitive. C’est elle qui se fait jour cependant, dans l’art
moderne chaque fois que cet art ne s’efforce pas simple-
ment de restituer sous une forme dérobée, par la juxtapo-
sition par exemple de touches colorées ou de surfaces
simplifiées, le cadre des perceptions euclidiennes classiques.
Je songe ici non pas à Picasso, ou à Matisse, non pas à
l’art contemporain tout entier, mais à quelques séries bien
déterminées. Topologique, le Picasso des monstres depuis
le Train bleu jusqu’au magnifique ensemble des œuvres
nées depuis la guerre. Topologique souvent l’art de Matisse,
de Braque et de Léger G7. Topologiques, certains films
LES CADRES IMAGINAIRES DE LA FIGURATION 135

d’avant-garde, comme 1e Ballet mécanique de Léger, ou les


films abstraits des frères Whitney 68. Topologique telle
Sainte-Victoire de Cézanne où le trait définit une sensation
de contact entre les objets entièrement étrangère aux règles
de la « bonne forme ».
La perception topologique du monde repose sur la distinc-
tion des changements d'états et non des changements
d’objets. Même les œuvres et les sensations les plus rudi-
mentaires sortent déjà de cette phase lorsqu’elles concré-
tisent un objet identifié par des éléments non plus seule-
ment sensoriels mais tirés de la mémoire et pourvus de
permanence -—- c'est-à-dire non pas même de mesures mais
simplement de qualités fixes. Dès que l’impression se moule
dans un schéma qui constate une identité, on sort du
domaine proprement topologique. Beaucoup d'œuvres de
l'art primitif, bien qu’elles écartent absolument l’image fixe
de l’objet ou des figures, sont intermédiaires entre la
topologie et le second stade de la représentation plastique,
celui qui correspond à la perception de l’espace projectif de
Piaget. Cependant le rôle des sensations topologiques est
immense dans toutes les décorations purement linéaires :
segments, cercles, panneaux de couleurs opposées; toute la
grammaire de la poterie et du tissage primitifs est fondée
sur des sensations topologiques. Mais il y a en plus la
sensation de l’identité qui appartient déjà au second stade.
Seule l’image mobile du cinéma ou le parti pris conserva-
toire de Léger ou d'Estève, est sans doute capable de nous
donner l’idée de ce que peut être une sensation topologique
à l’état pur. Toutefois, la conscience de ces sensations
latentes, de leur caractère fondamental et vraiment élé-
mentaire, est de nature à nous rendre plus explicite et
plus algue" la jouissance plastique que nous éprouvons en
regardant toutes les œuvres d'où est bannie la représen-
tation figure’e du monde, depuis les poteries de l’Antiquite’
la plus reculée jusqu’aux chefs-d’œuvre de l’art musulman
et jusqu’aux merveilles, récemment appréciées, des arts dits
cr primitifs n.
Je ne saurais trop m’e’lever a‘ ce propos contre la ten-
dance actuelle de certains historiens de l’art à développer
une pseudovopposition permanente entre la vision « primi-
tive » et la vision « classique ». Ce nietzsche’isme facile est
vraiment démodé; il ne s’agit pas d’antinomies éternelles
et du rythme des sphères, il s’agit du progrès de la connais-
sance; il n’y a pas de cycles fatals, éternels, il y a des
conditions du progrès qui ramènent les mêmes problèmes
et non les mêmes solutions, de sorte qu’il est gauche de
s’en tenir, de nos jours, à considérer le réalisme comme le
perfectionnement de l’idéalisme, le nu comme supérieur au
drapé ou d'associer la valeur symbolique de l’art à son
136 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

primitivisme en disant que le symbole fixe les formes et les


empêche de progresser 69.
M. Wallon cite, quelque part, le cas d’un enfant qui
associe la notion de blancheur, c'est-à-dire de couleur, à la
notion de germe ou de croissance d'une plante, c’est-à-dire
de grandeur 7°. Je ne crois pas que l’art de demain sera
exclusivement topologique, ce qui serait sans doute un
recul. Mais i1 est possible, d’une part, que la conscience plus
lucide de ce que sont nos perceptions directes de la
nature — les couleurs et les différentes sensations que
nous fournit l’œil — enrichira l’art de nouvelles possibilités
d'expression et il est, d’autre part, assuré, dès maintenant,
que la conscience plus claire des phénomènes fondamen-
taux de la représentation plastique enrichit notre
compréhension des valeurs spécifiques de l’art ancien.
Après avoir montré l'existence dans l’art d’aujourd'hui
de signes « topologiques » correspondant aux perceptions
les plus simples qu'on puisse actuellement imaginer dans le
domaine visuel, je voudrais à présent montrer l’existence
d'œuvres qui correspondent au second stade de la prise
de conscience par l’homme de l'espace.
Vers la deuxième année l’enfant devient capable de
dégager du fond mouvant de ses sensations des éléments
plus raffinés et plus permanents. Il établit des analogies
entre ses sensations d’où résulte pour lui la tendance
à identifier des objets et des qualités; il devient capable
de distinguer des classes. La mémoire joue, d'ailleurs, ici
1e rôle principal; elle lui permet d’évoquer les sensations
absentes, de compléter ainsi le champ perceptif par le
souvenir des expériences antérieures, voire d'imaginer des
sensations et des objets ou de détacher arbitrairement d'un
ensemble des fragments qui se relient a“ d'autres. L'enfant
passe ainsi du domaine des sensations immédiates et des
structures élémentaires dans le monde des relations. Tou-
tefois, il ne se meut pas encore dans le cercle de l'adulte.
Il n’atteint pas encore à la vision représentative, adaptée
à une échelle fixe de grandeurs, du monde extérieur. Sa
conception est tout entière dominée par la notion de l’objet
et la seconde phase, la plus projective, de la représentation
de l’espace est ainsi celle du réalisme objectif et du dis-
continu.
Dans le premier stade de son développement l’homme
perçoit seulement des qualités toutes générales qui ne
s’attachent pas à la perception distincte des objets. La
représentation topologique de l’espace repose sur l’ambi-
valence de certains couples, en nombre limité : semblable
et opposé; identique et autre; partie et tout; localisation
et ubiquité. Il s'agit d'une distinction de qualités qui ne
s’appuie sur aucune localisation fixe d’objets distincts ct
LES CADRES IMAGINAIRES DE LA FIGURATION 137

qui ne tient compte, en somme, que des impressions intimes


du sujet. Dans le second stade, au contraire, l’objet prend
une importance capitale 71.
Piaget a fort bien montré comment l'enfant parvient à
cette notion autonome de l’objet. Accommodation organique
orientée en vue de la prévision des re’apparitions ; coordi-
nation des schèmes primitifs de la réaction motrice en
vue de conférer à chaque corps sa permanence et de dis-
tinguer ses qualités secondaires, telles sont les bases de
l’analyse qui aboutit à la conception d'un monde extérieur
distinct de l’individu et formé non plus d’un tissu continu
d'images dont la mobilité seule est perçue mais d’une
collection de corps plus ou moins assimilables, sur le plan
de l’homogénéité, d'une part, et de la pluralité, d'autre
part, au sujet lui-même. L’anthropomorphisme commence,
en somme, au moment où l’enfant attribue à des groupes
de phénomènes une sorte de corpore’ite’ où s’enchevêtrent,
comme en lui-même, l’unite’ et la multiplicité.
Du point de vue de la représentation géométrique de
l’espace, cette phase correspond à une intuition distincte de
celle qui a e’te’ récemment décrite sous le nom de topologie
et à laquelle on vient de rattacher étroitement le premier
espace représentatif de l’enfant 72. L'objet matérialise, en
tout cas, la possibilité pour l’esprit humain de percevoir
et de concevoir, dès son enfance, des ensembles syncré-
tiques de qualités dont les aspects peuvent varier sans que
les relations fondamentales et la permanence de l’ensemble
soient mises en cause.
Du point de vue de la représentation plastique de l’espace,
cette phase correspond à toute une longue et riche tradi—
tion. En fait, presque toutes les œuvres d’art participent
à cette phase intellectuelle du réalisme anthropomorphique ;
les œuvres topologiques pures sont rares et la conscience
des phénomènes tout a‘ fait primaires de la perception est
surtout capable d'éclairer notre goût et de mettre en
lumière des valeurs plastiques longtemps méprisées ; les
œuvres vraiment figuratives sont rares aussi et également
affectées d’un caractère artificiel et abstrait qui les rend
difficilement accessibles, comme on le verra tout à l’heure.
La phase moyenne, celle de la représentation objective du
monde extérieur, correspond à la phase commune et usuelle
du développement des schèmes intellectuels. Elle satisfait
entièrement aux besoins de l'action ou même de la pensée
courante. Aussi ne faut—il pas s’étonner du nombre immense
des œuvres qu’elle a déjà inspirées ni de l'attachement que
manifeste actuellement le grand public à son égard.
La difficulté n’est pas ici, comme tout à l’heure, de
faire concevoir la possibilité de représenter un espace
objectif différent de l’espace topologique et de l’espace
138 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

perspectif. Il s’agit non plus de démontrer l'existence de


quelque chose qui n'est pas normalement perçu, mais
d’établir une distinction, à la fois psychologique et histo-
rique, entre des éléments habituellement fondus dans des
œuvres qui participent, comme la pensée humaine, de
plusieurs systèmes intellectuels d’organisation, d’où résulte
tout de même l'existence d’une forme d’art quasi perma-
nente et correspondant à l'une des étapes que franchit tout
individu pour parvenir a‘ son entier développement.
Comme je l’ai indiqué tout a‘ l'heure, c'est en nous repor-
tant à Ce’zanne, le plus grand génie plastique des temps
modernes, que nous trouvons 1a voie qui nous conduit à la
notion exacte de l’art objectif. Tout se ramène, disait-il,
à de certaines heures, à des formes simples : cubes, cônes,
sphères, cylindres, c’est-à-dire a" des volumes, ou, si l’on
préfère, à des solides "3. La notion du solide est, au fond,
celle des constantes et des schémas passe-partout de repré-
sentation; elle implique la notion de lignes qui marquent
l’extrémité des plans (c’est—à-dire un découpage fixe de
l'espace et non plus certaines tendances souples de la vie)
de lignes tirées du morcellement du monde extérieur et
et non plus de l’activité perceptive et imaginative
du cerveau — substitution, en somme, de la notion de
forme objective à celle de forme active.
Aussi bien, la notion réaliste de l’objet ne résulte pas
seulement d’une spéculation intellectuelle sur les percep-
tions visuelles; elle sort de la coordination des sensations
visuelles avec d’autres sensations, notamment les sensa-
tions tactiles : l’espace objectif est polysensoriel et opéra-
toire au premier chef. Il est essentiellement pratique et
expérimental. De sorte que la véritable difficulté est de
montrer en quoi il est, malgré tout, incomplet.
C'est ici que les œuvres d'art nous fournissent un moyen
précieux de vérification. Elles nous montrent, en effet, la
possibilité de concevoir un monde dépourvu de grandeur
fixe, de troisième terme si l'on veut, un monde où les
objets se situent et se déplacent uniquement par rapport
à l’artiste ou au spectateur mais non par rapport les uns
aux autres, où les déplacements n'altèrent pas les volumes
et les qualités, où véritablement les objets sont des êtres
pourvus, une fois pour toutes, de qualités attributives et
immuables 74. Ce monde repose, en réalité, sur des rapports
de qualités fixes, c’est-à-dire de classes suivant la logique
d'Aristote, tout à fait différente de la logique mathématique
des relations qui est la logique d’Euclide, celle de l’art
perspectif et non plus projectif, comme celui que nous
analysons ici dans l'abstrait mais qui existe bien cependant
dans le concret 75.
C'est l'art du Moyen Age qui nous offre l'exemple le plus
LES CADRES IMAGINAIRES DE LA FIGURATION 139

familier de ces arts objectifs, au sens ou‘ nous venons de


les définir. Qu’il soit byzantin ou occidental, cet art accepte
l'existence en soi des objets, c’est-à-dire, au fond, des qua-
lités distinctes des apparences. C’est un art dont le langage
symbolique utilise un système rigide d’évocation de qualités
morales par des attributs matériels déterminés, constituant
ainsi des « couples » conventionnels qui rappellent les
procédés mnémotechniques du langage primitif : comme le
sauvage utilise ses doigts des mains et des pieds pour
représenter les nombres, ainsi l’artiste du Moyen Age utilise
les siqnves fixes de la symbolique pour rappeler ses idées 7°.
M. André Grabar vient de montrer dernièrement comment
l'esthétique médiévale se rattachait à Plotin, comment la
conception de l’image-miroir obligeait l’artiste à représen—
ter tous les détails énumérés sur un même plan, comment
la philosophie le contraignait à bannir la profondeur consi-
dérée comme un attribut essentiel de la matière et à ne
peindre que sur des surfaces sans ombres 77. On a cru
trop longtemps que la valeur expressive de l'art résidait
dans de pareils systèmes de svmboles rigides, sortes de
dictionnaires idéographiques où à chaque image correspond
une idée et réciproquement. Cette illusion a beaucoup
contribué a‘ nous masquer la_vraie valeur expressive de
l’œuvre d'art. Il est certain, au surplus, que la conception
de l’art symbolique, au sens étroit du mot, qui triomphe
au Moyen Age s'appuie autant sur la logique d’Aristote que
sur les idées mystiques de Plotin. De la“ découle son
immense prestige durant des siècles et son succès nous
aide à mieux comprendre comment le svllogisme a pu satis-
faire des générations. Pensée aristotélicienne, pensée par
classes d'attributs et par catégories. pensée dominée par
des règles impératives de vocabulaire, d’association de
signes ou d'idées et non par une curiosité d’enquête et par
un éclectisme du iugement. Le principe d’identité. A est A,
explique saint Anselme, aussi bien que l'art plastique de
Giotto.
Je ne saurais m’étendre ici davantage sur ce point.
Envisagée sous cet angle l’étude de l'histoire de l’art
appelle de nombreuses enquêtes et de délicates classifi-
cations. Je dirai seulement encore que l’art du Moyen Age
n’est pas le seul art qui corresponde à la représentation
projective de l'espace, a‘ la mathématique des groupes, à la
dialectique d'Aristote et de Plotin. L’art égyptien entre aussi
dans cette catégorie et beaucoup d'autres parmi les arts
de toutes les civilisations, étant entendu que l’enfant qui
juxtapose arbitrairement du point de vue de la perspective
euclidienne ses personnages et qui traite l’image représen-
tative comme ayant le même genre d'existence que le
modèle, nous fournit la preuve des fondements psycholo-
140 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

giques permanents de cette conception de l’art et de cette


façon d’imaginer l’espace 73.
A un certain moment et d’une manière assez soudaine.
l’enfant cesse de se représenter le monde comme formé
de choses stables pourvues de grandeurs et de qualités
permanentes et possédant en dehors de lui une existence
immuable analogue à la sienne. Il envisage le problème du
déplacement des objets les uns par rapport aux autres;
il aborde la question de la véritable grandeur, non plus
fixe mais relative: il découvre la notion de la mesure. réfé-
rence à une échelle abstraite de dimensions et possibilité de
voir varier les relations apparentes de mesure entre les
choses indépendamment de la fixité de leur nature. Il
cesse de croire. en même temps, à l’identification parfaite
des images et des choses, des images et des idées, bref du
signifiant et du signifié 79.
Il convient, à présent, de définir pareillement, en rapport
avec la troisième attitude fondamentale de l'enfant au
contact visuel du monde, une troisième manière de sentir et
de représenter l'espace sur laquelle s’appuie une troisième
famille d’arts plastiques.
A cette étape de son développement intellectuel, l’enfant
fait un certain nombre de découvertes décisives qui abou-
tissent toutes finalement, à lui fournir la possibilité de se
détacher davantage du contact immédiat de la matière.
Désormais, c’est l'image et l’idée qui deviennent. à leur tour,
matière de sa réflexion et de son activité d’intellection. Sans
avoir besoin d’identifier formellement une image ou un
concept à un obiet présent, il rapproche les uns des autres
ses souvenirs: l'image devient matière sensible de son ima-
gination et l’abstraction peut se faire à partir de la coor-
dination des images et non plus des obiets immédiatement
découpés dans l’espace. Désormais les schèmes de la repré-
sentation peuvent fonctionner sur eux-mêmes grâce au
secours de la mémoire et l’imagination se rend aussi capable
de faire apparaître la possibilité de nouveaux aspects des
objets, voire de nouveaux objets, ou de nouvelles no‘tions.
La pensée figurative et la pensée tout court se développent
simultanément sur le plan de la coordination des actions
et des points de vue imaginaires 8°.
Les conséquences de cette nouvelle attitude fondamen-
tale de l’esprit sont naturellement décisives aussi bien dans
le domaine de la représentation figurée des formes dans
l’espace que dans le domaine de la pensée logique. Dévelop—
pement de la notion de causalité, de la faculté d’invention
du possible et de la représentation de ce possible vont de
pair, qu’il s'agisse de figuration verbale ou de figuration
par le dessin ou par le rythme 81.
En ce qui concerne le dessin, on doit observer que cette
LES CADRES IMAGINAIRES DE LA FIGURATION 141

étape correspond, d'abord, à l'apparition d’un nouveau re’a-


lisme ; le nombre des points de vue se multiplie et, par
conséquent, les objets prennent une figure beaucoup plus
variée que précédemment. En outre, on devient attentif
aux rapports de position des objets entre eux; l'intérêt
cesse de se concentrer sur la vision personnelle que l’artiste
a de l’objet pour se fixer sur les relations des éléments exté—
rieurs entre eux. Par où se trouvent ouvertes, à la fois, la
voie explicative et la voie fabulatrice. Piaget a très bien
dit que chez l’enfant, le dessin exprimait moins le modèle
que l'activité perceptive du sujet; que le dessin était non
lecture mais action 32. Toutefois il faut ajouter que, préci-
sément pour cela, on ne peut considérer le dessin comme
identique à lui-même aux différentes phases du dévelop-
pement soit de l’individu soit de la société.
Parce qu'il traduit non les choses mais la vision qu’on en
a, le dessin trahit l’homme dans ce qu’il a de plus intime :
la structure et le degré de développement de son mécanisme
intellectuel. Chez les primitifs, chez les tout jeunes enfants,
dessin et couleur traduisent les sensations visuelles dans
ce qu'elles ont de plus intense sinon de plus différencié.
Ensuite vient une étape où l’on s'attache à la distinction
des qualités, à la constitution des classes d’impressions et
simultanément à la représentation minutieuse des détails
— deux démarches en apparence opposées et au fond
solidaires de l'analyse visuelle. Le point essentiel c’est,
alors, le réalisme objectif. de l'attitude, la crovance en
l’existence absolue du modèle de la croyance aussi dans la
limitation du nombre des types possibles, leur rigidité
découlant de la conscience neuve de l'autonomie de l’artiste
par rapport à l'univers. C’est en somme l’ère du réalisme
de la connaissance.
Enfin apparaît la troisième étape. Elle correspond,
comme je viens de l’indiquer, à la conquête de l’intelligence
abstraite et imaginative. Elle correspond aussi à l’accep-
tation commune des coordonnées de l'espace euclidien.
Troisième terme et possibilité de créer un univers représen-
tatif entièrement ordonné en fonction d'un système clos
de mesure; assimilation du nombre et du lieu, c'est-à-dire
possibilité d’une expression adéquate de l’abstrait par le
concret et réciproquement; identité du mot et de la chose
et possibilité du langage symbolique; inégalité du tout
et de la partie, c'est-à-dire possibilité de la distinction fon-
dée non sur l'essence mais sur l’analyse; hypothèse du
continu mathématique et de l’infini, il est de fait que la
logique euclidienne substituée à la logique des classes
ouvre les conditions fondamentales de la science, des voies
quasi illimitées à l'art 33. L’observation des relations, substi-
tuée à celle des essences et des qualités assure d’ailleurs
142 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

au langage comme au dessin des possibilités théoriquement


mais non pratiquement infinies. Et je montrerai même,
tout à l’heure, comment, à mon avis, à peine orientée vers
l’émancipation la plus large, la représentation figurée du
monde s’est trouvée, a‘ la Renaissance, étroitement limitée
par le succès de ses premières expériences.
Pour faire mieux saisir la relation qui existe entre le
dessin classique, la figuration euclidienne de l’espace, et
les mathématiques classiques, il me semble indispensable,
auparavant, de suggérer deux images. En premier lieu, je
rappellerai que les premiers progrès faits par les anciens
dans la voie de spéculation sur les nombres ont été liés
à l’astrologie; que mathématique et astronomie sont insé-
parables; que ce sont les astres qui ont fourni d'abord un
soutien à l’imagination concrète des inventeurs de la science
des nombres; que les e’toiles représentent dans l'espace
des points qui suggèrent, comme les doigts de la main,
l’ide’e du nombre et que leurs positions respectives ont
permis de définir dans l'espace les premières figures ima-
ginaires, celles des constellations, qui ont fourni en quelque
sorte une intuition topologique des figures régularisées de
la géométrie“. La nature n’a pas cessé de nous fournir
d’ailleurs des images où se reflètent, d’une manière sen-
sible, les schèmes de la pensée. Si 1a géométrie rend
évidente, en les faisant participer à la loi des figures planes,
la similitude de nombres qui, dans leur nature purement
numérique, e’chapperaient à notre analyse, ainsi les œuvres
d’art rendent évidentes, en les faisant participer aux diffé-
rents degrés de la conscience, aux différentes lois des diffé-
rents degrés de l’espace, des relations morales ou spécula-
tives dont la vérité serait difficilement accessible par la
logique — voire même certaines lois fondamentales de la
pensée, certaines structures essentielles de l'entendement.
A partir du moment ou‘ le dessin, la représentation figurée
du monde, cesse de prétendre simplement nous fournir un
double de la perception — ce qui est totalement illusoire —,
à partir du moment où l'art cesse même de vouloir nous
fournir un signe qui nous suggère directement un objet
et qui restitue le souvenir d'une vision momentanée ou
d’une identification habituelle, on est amené à concevoir
comment les arts figuratifs constituent un langage au
même titre que les arts de la parole et de l’ouïe.
Je n'ignore pas que je heurte ici bien des habitudes et
que ce n’est pas de sitôt que, pour bien des gens, un
tableau vaudra un texte. Mais je n'ignore pas davantage
qu’en fait le rôle de l’image visuelle est aussi important
dans la vie des individus et des sociétés que celui de
l'image auditive 85. La véritable difficulté vient du fait qu’il
y a divorce entre les intellectuels sur ce point. La plupart
LES CADRES IMAGINAIRES DE LA FIGURATION 143

de ceux qui font fonction d'écrire ne lisent pas les signes


qui ne sont pas verbaux, tandis que ceux qui créent la
figuration des idées sont incapables de défendre leur cause
sur le plan de la discussion verbale. Cependant, en fait,
il n'y a pas de divorce réel entre les différents modes
d’expression d'une époque, il n’y a de mésentente qu’entre
les spécialistes. Mais il est évident que, dans l’intérêt de la
science comme dans celui de l’éducation, il est souhaitable
que le fossé se comble.
Je dirai même que, dans ma pensée, ce sont les auditifs
et les verbaux qui ont le plus à gagner dans cette affaire.
Car ils laissent de côté d'immenses secteurs de recherche
qui leur permettraient, soit, s’ils sont historiens ou philo-
logues, de saisir davantage de phénomènes à coordonner,
soit, s’ils sont politiques ou techniciens, de peser davantage
sur la pensée et sur l'action de leur entourage.
Quoi qu'il en soit, il est de fait qu’à l'heure actuelle nous
ne savons presque rien sur les rapports qui existent entre
les différents langages dont se sert l'humanité. On entrevoit
seulement l'intérêt que présentent des études comparatives
sur les signes. Il faudra, d’une part, que, pour une époque
donnée, on rapproche les différents signes dont se sont
servis les hommes : des études comparées d’art, de musique
et de littérature sont ici souhaitables et elles doivent s'effor-
cer, contrairement à ce qui a été fait jusqu'ici, de juxta-
poser non pas des contenus intellectuels, le résidu abstrait
des œuvres, mais de démonter les mécanismes formels et
intellectuels des signes; c’est ici la linguistique et la cri-
tique d’art davantage que l’histoire de la littérature et
l’histoire de l’art qui doivent s’appuyer. D’autre part, on
peut concevoir la possibilité d’étudier, dans le présent, la
formation sur le vif de nouveaux systèmes significatifs
s’appuyant sur les différents sens et les différents moyens
d’expression. Enfin, il conviendra d’ouvrir une enquête
sur les relations psychophysiologiques permanentes qui
existent entre la structure de l’esprit et les différents modes
d’expression logique dont il dispose. L’œuvre de Wallon et
de Piaget appelle une continuation ou mieux une transposi-
tion qui, du reste, doit se fonder sur une différenciation
fondamentale entre les milieux sociaux 36.
Il est naturellement impossible de préjuger des conclu-
sions où pourront aboutir de pareilles enquêtes ; mais il me
semble encore nécessaire de préciser, sur le plan théorique,
un aspect du problème. Ainsi formulée, en effet, cette
théorie du signe plastique et figuratif suppose un accord
sur la signification symbolique de l'art en général et des
arts plastiques en particulier.
Il est d’usage courant de considérer que les arts plas-
tiques ont une valeur symbolique qui s’exprime par leur
144 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

contenu abstrait. En réalité, cette valeur symbolique de


l’art existe, mais elle est limitée, elle découle de ce que
j’ai proposé d'appeler ici le second degre’ de représentation
plastique de l'espace, correspondant au réalisme de l'objet
et au langage idéographique dont la portée même est
d’ailleurs bien méconnue et qui appelle des rapprochements
systématiques où collaboreraient linguistes et critiques
d’art.
Mais ce qui me paraît grave, c'est de ne reconnaître aux
arts plastiques que ce moyen d’expression. A mon avis, ils
sont également capables de faire naître tout autrement
encore des images et des pensées : soit en faisant appel
à ces intuitions de qualités primitives qui expliquent pour—
quoi nous sommes émus par la simple vue d’une couleur
ou d’une forme — fleur ou tableau — aussi bien que par la
perception d’un son, et émus d'une manière tout à fait
précise; soit en déclenchant dans notre imagination des
chaînes, rigoureusement dialectiques, de raisons, où la signi-
fication résulte non pas d'une assimilation une fois admise
d'un signe à une idée, mais d'une activité de perception et
d’analyse opérant sur l’objet plastique devenu matière de
notre activité spéculative.
Je crois qu’il est fort dangereux de répandre l’idée que
l'art ne nous touche que parce qu'il est capable d’e’mouvoir
en nous de vagues sensations, parce qu’il nous rappelle des
émotions ressenties par ailleurs sur le plan littéraire, parce
qu’il nous ouvre les portes d'or du rêve et un furtif accès
au surnaturel 37. Il n'y a de grandeur, à mon avis, pour la
pensée humaine que dans la voie de la raison. Ce n’est pas
en faisant appel aux forces confuses de l’inconscient que
l’humanité progresse. A la base de toutes les grandes
époques, il y a un progrès dans la puissance des tech-
niques. Je suis, pour ma part, convaincu que la grandeur
de l’art vient justement de ce qu’il est capable de matéria-
liser le progrès de l'esprit humain, qui re’side avant tout
dans un certain pouvoir de distinction.
Et pour ne pas rester moi-même dans le domaine des
idées vagues, je donnerai ici une preuve de la manière
dont le dessin est capable d’accroître ce pouvoir de distinc-
tion et de multiplier, avec les dimensions de l’espace, notre
puissance d’analyse et d’expression.
Voici comment Descartes pose le problème fondamental
des dimensions de l’espace dans ses Regulœ ad directionem
ingenii. L'élément de dimension spatiale est la longueur :
on peut partir de la longueur pour reconstituer la réalité
spatiale comme multiplicité a‘ trois dimensions... Tout élé-
ment analogue à la longueur peut être considéré comme
une dimension et on introduira dans un problème autant
de dimensions qu’on voudra... « Non seulement la longueur,
LES CADRES IMAGINAIRES DE LA FIGURATION 145

la largeur et la profondeur sont des dimensions, mais en


outre la pesanteur est la dimension suivant laquelle les
choses sont pesées, la vitesse est la dimension du mouve-
ment et ainsi pour une infinité de dimensions semblables.
Tout mode de division en parties égales, qu'il soit effectif
ou intellectuel, constitue une dimension suivant laquelle
se fait la numération 88. »
Je voudrais que tous ceux qui s'étonnent en entendant
parler des œuvres d’art comme ayant une valeur signifi-
cative, me’ditent ces quelques lignes. Qu’ils admettent,
enfin, que l'art est un langage aussi clair pour ceux qui
l’entendent ou le parlent spontanément et aussi complet
que les autres. Un tableau étant un système de lignes et de
taches qui cherche à satisfaire à la donnée d’un problème,
il exprime autant de causes intellectuelles qu’un discours
ou qu’un théorème -— soit par ce qu'il signifie, soit par la
qualité dialectique des liaisons dont il sert. La définition
cartésienne vaut aussi bien pour l’art que pour la géomé-
trie; elle nous rend intellectuellement sensible ce que
peuvent signifier des termes comme étendue de l’enten-
dement ou étendue de l'imagination ; elle nous permet de
saisir à quelle sorte d’intuition correspond le mouvement
plastique et d’une manière générale comment l’art figuratif
est à la fois capable de provoquer une activité de l’esprit et
de traduire, en termes mesurés, des impressions et des
sensations aussi diverses que le langage.

On voit ainsi comment l'espace plastique nous fournit


un champ de connaissance et d’expression aussi vaste que
les autres systèmes qui s’appuient sur l'ouïe, l’autre sens
riche de l'homme. J’espère avoir montré, en effet, comment,
a“ chacune des trois étapes de la formation de la pensée
chez l’enfant, correspond un des aspects des arts figuratifs.
Et, laissant de côté de multiples problèmes, comme ceux
qui concernent la question passionnante des interférences
entre les images visuelles et les images sonores — y
compris les images verbales —, je terminerai en situant,
par rapport a‘ cet exposé, la signification des recherches
de l’art d’aujourd’hui.
Je ne le ferai qu’en deux mots, car la question mériterait
de longues enquêtes. Mais on a pu s’apercevoir, chemin
faisant, que je touchais à la plupart des problèmes posés
par l'art contemporain : problème du discontinu, des
espaces multiples et des dimensions, de la valeur figura-
tive des lignes, de la représentation du mouvement, etc.
Du point de vue auquel nous nous sommes placés, le point
essentiel est le suivant. Quelle position l’art contemporain
146 LA RÉALITÉ FIGURATIVB

occupe-t-il sur l’échelle des degrés génétiques de l’espace?


Il ne fait aucun doute que l’art contemporain est, de ce
point de vue, un art du troisième degré, un art où le signe
est utilisé à l’état presque pur. Et la question qui se pose
alors est de savoir : quelle est sa position par rapport à
l’art de la Renaissance et quelle est la valeur de l’art de la
Renaissance elle-même dans l’échelle des valeurs dialec-
tiques figuratives ?
On admet généralement comme un lieu commun l’idée
que l’art contemporain a tué la Renaissance. Je pense,
pour ma part, que c’est la‘ justement une erreur. L’art
contemporain développe et perfectionne l’œuvre de la
Renaissance, comme la mathématique contemporaine déve-
loppe les résultats de celle des hommes du xv1° siècle
sans l'annuler. Je montrerai ailleurs comment la Renais—
sance artistique a sa source dans la découverte, à Florence,
vers les premières années du Quattrocento, par un tout
petit groupe d’artistes, d’un nouvel espace plastique. Cet
espace n’a été conçu par Brunelleschi, Ghiberti, par Dona-
tello et, à un moindre degré, par Uccello, qu'en raison de
leurs relations avec des mathématiciens comme Manetti
et du caractère technique et théorique, appuyé sur la
science, de leurs spéculations. Ces hommes ont mis fin au
Moyen Age lorsqu’ils ont posé le principe d'une organisation
de l’espace fondée sur la mesure. Ils ont retrouvé par là
la notion grecque du canon et de l'unité. Tout en découle.
Fini l’objet roi et l’idéogramme. L’artiste observe le monde
sensible, il substitue à une logique et à un intuitionnisme
grammatical fondés sur les classes d’Aristote, un intui-
tionnisme du monde sensible et de l’observation.
Toutefois, ils posent, en même temps, un principe
d’affranchissement qui aurait pu être 1'nf1n1" et un principe
de limitation étroite. La théorie de la perspective linéaire
ramène toute l'imagination plastique à la vision monocu-
laire et à un seul point de vue. Il en résulte qu’on a
découvert simultanément la possibilité d'une représentation
mesurée et e’talonne’e de l'espace et un schème rudimen-
taire auquel on s'est ensuite tenu. La Renaissance a amené,
de la sorte, la plus grande émancipation et la plus lourde
tyrannie qu'on puisse imaginer.
La Renaissance avait posé le principe de la représentation
cohe’sive du monde, c'est-à-dire qu’elle avait rejeté le sys-
tème objectif-projectif du Moyen Age ou‘ les arts se fondent
sur la juxtaposition d'images ide’ographiques. Elle lui avait
substitué une autre méthode : elle attachait la première
importance aux relations des objets entre eux et elle avait
codifié son point de vue, vers le milieu du xv” siècle,
avec Alberti. La théorie de la « pyramide visuelle », jointe
à la double convention de la « fenêtre ouverte » et de la
LES CADRES IMAGINAIRES DE LA FIGURATION 147

« perspective monoculaire », c’est-à-dire la projection de la


vision qu’on a du monde à partir d'un unique point fixe
et dans un espace clos et limité, avait abouti à une étroite
limitation des possibilités ouvertes à un art fondé sur 1a
mesure et sur la valeur significative des signes.
Dès le XVIIe siècle, certains esprits hardis avaient entrevu
l'existence d'un problème. C’est ici que réside, en effet,
l’explication vraie de la querelle survenue entre Bosse et
l'Académie vers 1660. Après le mathématicien Desargues,
Bosse réclamait un système de perspective où l’on mon-
trerait les choses « non telles que l’œil les voit, mais
telles que les lois de la perspective les imposent à notre
raison ». Personne n’avait compris alors la portée de la
question ainsi posée, bien qu’elle rejoigne les conceptions
de Descartes relativement aux dimensions multiples de
l'espace 89.
L’art contemporain a rejeté la conception de la perspec-
tive monoculaire et de la quadrature géométrique simple
de l'espace; il a admis l’espace plural dans le sens carté—
sien et la multiplicité, voire la simultanéité, des points de
vue. Ainsi s'explique cette idée qu’il détruit à la fois la
Renaissance et qu’il la continue. La découverte d'une repré-
sentation figure’e fondée sur des relations métriques et sur
la valeur relative d'objets considérés non plus comme des
doubles de l’idée mais comme des signes dialectiques aux
valeurs modifiables, est la grande trouvaille de la Renais-
sance. Elle n’est pas reiete’e par les modernes. Ce que ceux-
ci contestent c'est qu’un seul système de représentation
de l’espace mathématique par des coordonnées soit conce-
vable. Ils ont prouvé le caractère arbitraire et limité d’un
svstème d'application concrète de la doctrine; mais ils ne
l’ont pas elle-même annulée. Ils s’efforcent, au contraire,
à leur tour, de définir des formules conventionnelles accep-
tables pour l’imagination de leurs contemporains, compte
tenu des intentions générales de leur temps. Ces formules
serviront tout naturellement à exprimer plastiquement avec
clarté et évidence un nouveau cycle d’idées et de symboles
où se retrouvera la conception spirituelle du monde d'au-
jourd’hui. Ils vont, d’ailleurs, à leur tour vers un nouveau
style, vers un nouveau système, nécessairement limité, de
coordonnées et de symboles qui cédera un jour le pas
à un autre. Mais il n’y a pas une différence aussi absolue
de nature entre leur conception pluraliste de l’espace mesuré
et celle des hommes du XVIe siècle qu’entre cette dernière
et la conception objective qui fut celle des artistes du
Moven Age. 4
Ce à quoi nous assistons c’est donc, à nouveau, à un
passionnant conflit entre des forces diverses où tout n’agit
pas dans un sens opposé à celui de la Renaissance. Cer-
148 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

taines tendances sont tout a‘ fait primitives et, grâce à


elles, l'art se retrempe aux sources fondamentales de la
sensation et de l'émotion visuelle. On redécouvre, en même
temps, des valeurs méprisées comme celles des arts médié-
vaux, fe’rus de réalisme ide’ographique, celles des arts
primitifs du passé classique et celles du monde non clas-
sique. Mais, en outre, une active spéculation se développe
qui constitue une reprise, et peut—être un développement,
des possibilités ouvertes par les hommes de la Renais—
sance, compte tenu des nouvelles possibilités ouvertes à
l’imagination par les progrès des mathématiques qui
s’orientent, elles aussi, à la fois vers un approfondissement
de plusieurs formules correspondant à des stades décrits
comme successifs par la psychologie de l'enfant, mais
dont on peut se demander s'ils ne correspondent pas, chez
l'adulte, à des aspects fondamentaux de la vie.
La thèse des régressions de Piaget permettrait, évidem-
ment, d’expliquer comment, pour parvenir à un degré de
science et de conscience supérieur, les artistes sont
contraints de passer par les étapes topologique et objective
de la nouvelle science. Mais, pour ma part, je pense qu’il
serait faux, comme je l'ai déjà dit, de vouloir assimiler le
développement des civilisations et de l'histoire à la vie des
individus 9°. Je crois, au contraire, que les formes de per-
ception auxquelles l’enfant a successivement accès corres-
pondent à des tendances plus ou moins perfectionnées du
cerveau humain, mais que chacune de ces étapes constitue,
tout de même, un système en soi, une conquête qu’on
aurait tort de mépriser, car elle est susceptible de servir
de langage complet à des besoins plus ou moins élevés mais
également impérieux des hommes aussi bien que des socié-
tés.
Ce qui me paraît en tout cas évident, c’est que l’art four-
nit un instrument puissant d’analyse aussi bien s’il s'agit
de connaître les mécanismes de l'imagination humaine
et de l’expression que s’il s'agit de retracer l’histoire des
comportements successifs des hommes vivant en société.
L’étude récente des structures génétiques de l'intelligence
enfantine, d’une part, les développements de l'art plastique
contemporain, d’autre part, se rejoignent singulièrement
avec les spéculations des savants, d’où résulte à l'évidence
la constitution d’une nouvelle science et d’un nouvel art.
Je souhaite, pour ma part, que se développe aussi une
science modernisée de l’histoire, qui, élargissant son champ
d’observation et faisant appel à toutes les disciplines
humaines, trouvera un appui efficace dans la connaissance
des langages et des signes.
NOTES DE LA DEUXIEME PARTIE

56. Jean Piaget. La naissance de l’intelligence chez l’enfant.


—La construction du réel chez l’enfant. — La formation du
symbole chez l’enfant, 3 vol., Neuchâtel et Paris, Delachaux et
Niestlé — Le développement de la notion de temps chez
l’enfant. — Les notions de mouvement et de vitesse chez
l’enfant, 2 vol., Paris, Presses Universitaires, 1946.
Jean Piaget et Ba"rbel Inhelder. La représentation de l’espace
chez l’enfant, Paris, Presses Universitaires, 1948.
Henri Wallon. Les origines de la pensée chez l’enfant, 2 vol.,
Paris, Presses Universitaires, 1945.
57. Léon Brunschvicg. Les étapes de la philosophie mathéma-
tique, Paris, Presses Universitaires, 3° édition, 1947.
58. Sur la topologie, ou Analysis situs, le livre de Brunschvicg
est absolument m'suffisant. L’auteur n'a pas prévu la fortune
de cette nouvelle méthode sortie des recherches de Riemann,
contemporaines. Le rapprochement que je propose ici de faire
de Russell et des écoles mathématiques française et polonaise
entre l’œuvre plastique de l’Ecole de Paris, d'une part, les
spéculations mathématiques des topologues et les conclusions
des psychologues spécialisés dans l’étude expérimentale du
cerveau enfantin, d’autre part, ne doit pas entraîner le lecteur
à croire que ce sont les psychologues et les mathématiciens
qui ont indiqué leur voie aux artistes d’aujourd'hui. Au Quattro-
cento l’influence d’un Manetti a été décisive sur l’art de Brunel-
leschi, de Ghiberti et d’Uccello, comme je le montrerai ailleurs.
Il n’en va pas de même de notre temps. Arts, philosophie et
mathématiques se rencontrent mais ne se commandent pas.
Ils expriment également une manière d’être qui est le sceau
de notre époque. Cf. à ce sujet un article de M. Merleau—
Ponty : Le cinéma et la nouvelle psychologie, dans les Temps
Modernes du mois de novembre 1947. Je ne crois pas, comme
Merleau-Ponty, que la philosophie du comportement soit la
philosophie de notre temps. Il me semble justement qu’elle
est dépassée, comme les philosophies de la Forme en général,
390 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

par les tentatives des artistes, des mathématiciens, des psycho-


logues de l’enfance, aussi bien d’ailleurs que des anthropologues
et des ethnographes ou des musiciens. Mon but est justement
de montrer ici, d’une part, l'importance des « rencontres »
entre disciplines jusqu'ici considérées comme entièrement sépa-
rées et de prouver, en particulier, que l’analyse plastique est
une clef importante pour la compréhension de toute une époque.
59. Cf. notamment Piaget, Naissance de l’intelligence..., p. 378
sqq. La doctrine de la Forme ne saurait d'ailleurs être rejetée
en bloc. On verra dans l’excellent Manuel de Psychologie de
Paul Guillaume, Paris, Presses Universitaires, 3‘ éd., 1948, tout
ce qu'apporte cette doctrine à la compréhension de la per-
ception plastique. Les notions d’activité, de plasticité, d'orga-
nisation, de rythmes sont déjà dans cette théorie à laquelle
se rattache la Vie des Formes de H. Focillon.
60. Il est nécessaire de prévoir une étude plus approfondie
du problème de la concordance entre les différentes formes du
dessin chez l’enfant et chez l'adulte. La notion de dessin telle
qu'elle est couramment reçue chez les psychologues ne fait
pas acception des qualités plastiques de la forme; elle ne
considère que la valeur ide’ographique — ce qui est certainement
sinon une erreur, du moins une limitation, tout à fait arbitraire,
de la valeur significative du signe plastique.
61. C’est ici surtout que les travaux de M. Henri Wallon vien-
nent compléter les observations de Piaget. Piaget s’est surtout
proposé d’e’tudier la psychologie enfantine pour elle-même.
Wallon nous aide à comprendre davantage comment s’e’laborent
dans l'enfance les cadres de la pensée de l'homme. Il est
souhaitable que des recherches, inspirées par une méthode
aussi rigoureuse, nous renseignent maintenant sur l’utilisation
du signe plastique par l’adulte en vue de prendre pleine cons-
cience de sa propre pensée et de la rendre manifeste. L’esthé-
tique doit cesser d’être considérée, avec l'art, comme une spécu-
lation de luxe extérieure aux problèmes fondamentaux de la
connaissance. Sur le développement de la fonction dialectique
et symbolique chez l’enfant, cf. en particulier Piaget, Représen-
tation de l’Espace..., p. 60, 354, 534, et Wallon, 0rigines...,
I, 109 sqq.; Il, 145 sqq., 166 sqq.
62. J’ai indiqué moi-même l'importance de ces problèmes du
point de vue de l'histoire des idées dans mon livre consacré
à l’art contemporain : Nouveau dessin, nouvelle peinture.
L’Ecole de Paris. J’y ai montré, d’une part, que l'évolution de
l'art contemporain s'expliquait par le développement de la notion
de signe et que, d’autre part, l'histoire de l'art pouvait fournir
des éléments non plus seulement pour compléter et illustrer les
cadres classiques de l’histoire des idées, mais pour les renou-
veler en élargissant nos points de vue.
63. Cf. Piaget. Construction du re’el..., p. 365 sqq. Le problème
des régressions ainsi posé par Piaget amène a‘ se demander si
les théories nouvelles sur la construction progressive de l’espace
n’apporteraient par un appui aux théories des philosophes, des
esthe’ticiens et des historiens partisans de la philosophie des
« cycles ». Je songe, en particulier, aux thèses d’Eugem'o d’Ors
sur le baroque qui ont inspiré une assez vaste littérature et
qui ont même influencé des hommes comme Henri Focillon
NOTES 391

dans ses conceptions relatives à la succession d’âges romans


ou gothiques passant tous par une même progression et un
même déclin des formes. J’ai déjà signalé ailleurs (L’Humanisme
roman. Publ. de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1942)
les origines lointaines, et précisément baroques, de cette idée.
La théorie de Piaget doit être examinée avec soin; elle aboutit,
en réalité, au contraire à confirmer notre opposition aux thèses
nietzsche’ennes du « retour éternel ». Il n'y a pas de retours,
mais certaines analogies dans chaque départ de civilisation.
Je reviendrai ailleurs sur cette idée très importante au point
de vue de l’histoire générale des civilisations.
64. Il suffit de rappeler ici l’œuvre de Lucien Lévy-Bruhl et
celle des ethnographes dont le Musée de I’Homme porte le
vivant témoignage. Cf. aussi le début du livre de Brunschvicg
sur les étapes de la philosophie mathématique qui montre
tout ce que fournit a‘ la compréhension de la science la plus
haute l'étude des mœurs les plus primitives. Les ouvrages de
M. Leroi-Gourban, Évolution et techniques soulignent tout l’in—
te’rêt de l’étude des instruments pour la connaissance de
l’homme et des civilisations archaïques. A l’ethnographie doit
correspondre, pour les époques et les sociétés plus évoluées,
une histoire de l’art dégagée de ses soucis de pur inventaire
archéologique, première phase nécessaire, mais dépassée, de la
science.
65. Cf. Piaget, Représentation de l’espace..., p. 17 et 548 sqq.
66. Cf. Bergson et Picasso, dans les Mélanges 1945 de la
Falcgugltzélldes Lettres de Strasbourg, IV, Etudes philosophiques,
p. - .
67. Sur Picasso les ouvrages les meilleurs sont celui de Jean
Cassou, Picasso, Paris, Braun, 1937; et de Christian Zervos,
Pablo Picasso, 2 vol. Paris, Cahiers d’Art, 1932-1942. La dernière
manière de Picasso est apparue au Salon d’Automne de la
Libération, 1944, et à l'Exposition de la Galerie Louis-Carré,
45. On y joindra le numéro spécial de Verve et le livre
d'Alfred H. Barr, Picasso, Fifty years of his art, New York,
The Museum of modem art, 1946. Ce volume, bien illustré et
qui contient une bonne bibliographie, est malheureusement
de’paré, comme plusieurs autres de la collection, par des naïvetés
pittoresques (Picasso et le « chasseur de papillons » par exem-
ple!). Les bons livres manquent sur Matisse aussi bien que
sur Braque et sur Léger. La dernière manière de Matisse
s'est révélée au public lors de l’Exposition du Salon d’Automne,
en 1946. On trouvera reproduits quelques Matisses intéressants
pour notre thèse dans l’album des Editions du Chêne. Matisse
peintures 1963-1946, texte d'André Lejard, 1946. Dans la même
édition il existe un album consacré à Braque, texte de Jean
Grenier, 1948. Retour d’Ame’rique, Léger a exposé deux fois,
en 1946 et en 1948, à la Galerie Carré. On a pu voir des
Braques récents à Avignon, au Palais des Papes, durant l'été
1947. Le besoin d’un ouvrage d’ensemble — et systématique —
sur l'art contemporain se fait sentir. Les essais depuis une
quinzam'e d’années sont fatalement dépassés. On voudrait un
ouvrdage fait en fonction des préoccupations réelles des plus
gran s.
68. On a pu voir en 1954 à Paris le Ballet mécanique de
392 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

Léger, qui date de 1923. Il a été projeté pendant le Congrès


du Film d’Art, présidé par lui-même. Les participants de ce
même Congrès ont pu voir les très intéressants films abstraits
américains de John et James Whitney et danois de Melson.
69. Je pense ici, en particulier, à une brochure : Primitivisme
classicisme. Les deux faces de l’histoire de l’art. Recherche,
II, Publication de l'office international des Musées, 1946. L’arti-
cle de base est dû à l'archéologue Deonna, champion des
« constantes historiques », chères aux nietzschéens comme à
E. d'Ors, et d’un classicisme académisant assez agressif.
70. Cf. Wallon, Origines de la pensée..., p. 264.
71. Cf. Piaget, Construction du re’el..., p. 378. Wallon a bien
montré, Origines..., II, 426, le lien qui existe entre le développe-
ment de la perception de l’objet et le progrès de l’énergie
vitale de la conscience; ainsi que, II, 329, les relations vraies
qui existent entre le réel perçu et l’élaboration des structures
de la pensée; prenant d'ailleurs nettement position contre le
phénoménisme. -
72. Il est évident que certaines des intuitions primitives de
l’enfant s’apparentent de très près aux m'tuitions de la mathé-
matique moderne fondée sur la « topologie ». Toutefois Piaget
n’a peut—être pas assez souligné que les quelques perceptions
topologiques de l’enfant étaient lom' d’inclure la totalité des
intuitions fondamentales de la topologie et que, si l’enfant est
capable de saisir quelques rapports topologiques simples, il
est apparemment tout aussi incapable de reconnaître les formes
raffinées de la représentation topologique de l’espace que
celles de la représentation euclidienne du monde. Il n'est pas
non plus rigoureusement de’montré que l’enfant soit longtemps
incapable de représentations spatiales, aussi sommaires, dans
le domaine des espaces projectif ou même euclidien. De nou-
velles recherches expérimentales sont nécessaires sur la dpséci—
ficité de la représentation spatiale des mathématiciens, ’une
part, celles des enfants et des artistes, d'autre part. Dans le
présent article j’ai accepté le vocabulaire suggéré par Piaget
parce qu’il me semble avoir mis en lumière un trait fondamen-
tal de la représentation de l’eSpace enfantin, mais de là à
dire que le monde représentatif de l’enfant est topologique,
il y a un pas qui a, sans doute, été vite franchi et qui
appelle, je le sais, d’expresses réserves de la part des mathé-
maticiens. Il est indispensable d’approfondir expérimentalement
l’analyse de la représentation enfantine de l’espace et surtout
d’introduire celle de différentes catégories d'adultes, en parti-
culier celle des artistes. Nous sommes au début d’une recherche.
Comme toujours il faut accepter quelques hypothèses d'orien-
tation au départ et il serait injuste de ne pas souligner la
valeur de celle de Piaget parfaitement acceptable pour le
moment puisqu'elle permet de montrer la nécessité d'une exten-
sion de la méthode à d'autres groupes humains.
73. Sur les lignes, cf. Brunschvicg, Etapes..., p. 131, 140 sqq.,
et Piaget, Espace..., p. 554. Il est indispensable d’entreprendre
une e’tude du problème du mouvement plastique. La ligne,
qui est perçue comme terme d’un mouvement intellectuel d’ana-
lyse, est liée au geste. Il est indispensable d'entreprendre une
étude fondée à la fois sur l'analyse des différents styles artis-
NOTES 393

tiques et sur des expériences de laboratoire. La ligne n’est


pas une donnée fondamentale; elle est aussi une acquisition
et possède des valeurs très variables. Ici encore l’histoire
expérimentale de l’art peut nous aider à définir des structures
intellectuelles plus ou moins permanentes et nous permettre
de _mieux caractériser, ensuite, des formes originales de civili-
sation.
74. Sur le rôle et l’im'portance du troisième terme, cf. Piaget
et Szemin'ska, La Genèse du Nombre chez l'enfant, Neuchâtel/
Paris, Delachaux et Niestle’, 1941, et Wallon, I, 41, 122, 129;
I, 57. Par l’introduction du troisième terme se fait le passage
du contingent au nécessaire et l’utilisation du nombre est
possible.
75. Sur la question des classes et des relations, cf. Brunsch—
vicgm p. 70-72 et 95. Cf. aussi Piaget, Construction du re’el...,
p. 78 et Espace..., p. 543, et Wallon, Origines..., II. VIII.
76. Brunschvicg, Etapes..., p. 9—12, cite, d’après les ethnogra-
phes spécialisés dans l'étude des mœurs australiennes et poly—
nésiennes, un certain nombre de faits remarquables pour la
compréhension des rapports de représentations entre les nom-
bres et les symboles. Cf. aussi un intéressant article de
Mme David, Ecriture et pensée, dans la Revue Philosophique, 1948,
pp. 147-159. Le langage, et surtout l’écriture, sont des « signes a».
77. André Grabar, Plotin et les origines de l’esthétique médié-
vale, dans les Cahiers Archéologiques publie’s par A. Grabar,
fasc. I, Paris, Van Oest, 1945.
78. Cf. par exemple, Wallon, Origines..., II, 48. Il est très
important de se rendre compte que l'Egyptien qui regardait
un bas—relief, aussi bien que l'homme du Moyen Age qui regardait
une fresque, n’avaient a‘ aucun degré, le sentiment de surprise
et d’im'perfection qui est le nôtre, et qui résulte du fait que
nous demandons à des œuvres autre chose que ce qu’on y a
mis. Le parti est parfaitement cohérent et admissible et il
implique une évidence visuelle parfaitement satisfaisante pour
ceux qui acceptent la donnée de base. Pour comprendre cela,
il suffit de songer au fait que, depuis l’impressionnisme, la vision
commune de la nature a changé à ce point que Cézanne a pour
disciples les peintres du boulevard Raspail ou du boulevard
Saint-Michel. Actuellement les jeunes générations d’artistes et
d’amateurs « voient Matisse » et Picasso, et les artistes d'avant-
garde sont gênés par la vision limitée de la Renaissance. La
notion des valeurs esthétiques permanentes est fausse; il y a
parfois des retours à des conventions heureuses, mais non pas
une vérité plastique absolue dont on s’écarte et dont on se
rapproche plus ou moins.
79. Cf. notamment Piaget, Naissance de l’intelligence..., 351
sqq., et présentation de l’espace..., p. 24, 60, 531, 562.
80. Cf. notamment Wallon, Origines..., II, 3, 26, 118, 148, 164, 193.
81. L'importance que l’on voudrait voir accorder au langage
plastique ne doit pas nous faire oublier d’autres procédés
d'expression, en particulier l’expression par les gestes. Dès
les premiers moments de sa vie, l’enfant tend à manifester
par une mimique posturale ses sentiments. Il ne perd pas cette
habitude. A un degré supérieur l’expression gestuelle aboutit à
l'art du mime, de l'acteur et surtout à la danse. On a souligné,
394 LA RÉALITÉ FIGURATIVE

depuis une quarantaine d'années, les rapports qui existent entre


la musique et la danse, mais ce n’est là qu’un commencement.
Le cinéma nous offre le moyen de pousser plus avant cet
ordre de recherches. Dans l’Institut de Filmologie qui vient
de se créer auprès de l’Université de Paris, une section, la
quatrième, se propose, sous l’impulsion de M. Mario Roques,
d’entreprendre des études comparatives dont l’intérêt est évident
et qui débordent le domaine filmique. Entre l’écriture et le
dessin (cf. l'article cité de Mme David), entre le_ dessin et_1a
danse, les affinités sont certaines : un magnifique domaine
s’ouvre ici à la recherche.
82. Piaget, Représentation de l’espace..., p. 43.
83. Sur la valeur logique des postulats d'Euclide, cf. Brunsch-
vicg, Etapes..., p. 88.
84. Sur les rapports entre le nombre et la figuration des
étoiles, cf. Brunschvicg, Etapes..., p. 31.
85. J 'ai essayé d'appeler l’attention sur la valeur sociologique
de l'art dans plusieurs travaux. Dans un livre intitulé : l’His-
toire de l’art instrument de la propagande germanique, Paris,
librairie de Me’dicis, 1945, j’ai souligné le rôle de l'art comme
moyen de propagande et comme fondement des doctrines natio-
nales. J’ai repris, dans la première partie du présent volume,
un mémoire sur la Sociologie de l’art, où j’ai essayé d’indiquer
quelques-unes des questions posées par l’étude des œuvres d’art,
en particulier le problème fondamental des rapports de l’art et
des techniques. Dans mon livre Nouveau dessin, nouvelle pein-
ture; l’Ecole de Paris, j’ai essayé de montrer comment la
peinture contemporaine en était venue à découvrir et à mettre
en valeur par elle-même, indépendamment de toute influence
philosophique ou mathématique, l'importance de la notion de
signe, en liaison avec l’élaboration de la valeur symbolique
des formes plastiques heureusement de plus en plus dépouillées
de littérature — d’où résulte la difficile lecture de l'art d’au-
jourd’hui. Mais il faudra bien des recherches et des enquêtes,
et d’abord bien des spéculations comme celle-ci sur la méthode.
86. Tout en affirmant l'existence du « monde des artistes »,
c’est-à—dire l’importance pour l’étude de l’histoire de la civilisa-
tion des modes non verbaux de l’expression, il ne faut pas
perdre de vue la complexité du problème. Il n’y a pas dans
l'histoire un seul langage plastique plus ou moins bien parlé,
pas plus qu’il n’y a une seule langue historique de culture.
Et dans une même époque tous les hommes ne sont pas
sensibles aux mêmes signes plastiques; l’artisan ne voit pas
et n’entend pas les mêmes choses que le cultivateur ni que
l’intellectuel. Une esthétique moderne doit s’efforcer de dis—
tinguer entre les « groupes » sociaux d'une époque et d’un
pays donné. Certains signes plastiques constituent une langue
extrêmement répandue, d’autres une langue très hermétique.
Cf. a‘ ce sujet mon mémoire sur la Sociologie de l’art repris
de l'Année Sociologique en tête de ce volume.
87. On ne saurait trop insister sur l’emploi abusif qui est
fait, depuis le symbolisme, du terme de symbole. Chacun met
sous ce terme ce qu’il veut et rien ne prouve davantage la
nécessité de préciser la valeur des signes — non en soi mais
en fonction des rapports sociaux. Le symbolisme peut avoir
NOTES 395

une portée spirituelle et l’art peut introduire dans notre vie


des valeurs mystiques. Mais tout ce qui est spirituel n'est pas
forcément mystique et tout signe n'est pas nécessairement un
lien entre l’homme et le surnaturel. Les nombres et les figures
de la géométrie sont des symboles tout autant que le penta-
gone ou la croix. La valeur de l’art n’est pas seulement émo—
tionnelle, du moins pas en soi et pas plus que celle des
mots ou de n'importe quel autre signe, nombre ou geste. L’étude
des signes artistiques n’est pas forcément lyrique. Elle mérite
d'être traitée avec objectivité et méthode comme l’étude des
mots.
88. Cité par Brunschvicg, Etapes..., p. 110-111.
89. Sur Bosse, cf. le livre d’Andre’ Blum, Abraham Bosse et la
société de son temps, Paris, Morance’, et surtout Desargues,
Méthode universelle de mettre en perspective les objets donnés
réellement ou en devzs', Paris, 1636.
90. H. Wallon a très heureusement montré comment un chan-
gement de civilisation n’impliquait pas un accroissement de
connaissances mais un changement de principes et de struc-
ture de la pensée. Cf. Origines..., II, p. 419. Ses préoccupations
et sa doctrine rejoignent ainsi celles de Lucien Febvre qui
réclame une « nouvelle Histoire », l’histoire des hommes et
de leurs civilisations, insaisissables, à mon avis, sans une
étude coordonnée de tous leurs moyens d’expression.
91. On ne citera pas ici les publications documentaires et
scientifiques qui s’échelonnent de 1915 a‘ aujourd’hui, mais
seulement : Nina M. Davies, Egyptian Paintings, Londres,
Pengum', 1954; Nina M. Davies et Alan H. Gardm'er, La Pein-
ture égyptienne ancienne, Paris, A. Guillot, 1953-54.
92. A. Lhote et Assia : Les chefs-d’œuvre de la Peinture
égyptienne, Paris, Hachette, 1954.
93. Cf. par exemple : La Peinture égyptienne, par Arpag
Mekhitarian. Les grands siècles de la peinture, Skira édit.,
Genève, 1954.
94. P. Auger. L’Homme moléculaire. Flammarion, Paris, 1951.
95. Erwm' Panofsky. The history of the theory of human
proportions, in Meaning of the visual arts. New York 1957.
96. Il s’agit d’un texte de Bartolomeo Fazio qui, vers 1455,
qualifie van Eyck de nostri saeculi pictorum pinceps et qui
parmi d’autres tableaux qu’il a vus et qui ont disparu, décrit
une Femme au bain où se trouve rassemblée une somme d’effets
perspectifs : un miroir reflétant la glace, un petit chien lapant
l'eau re’pandue sur le sol, une lampe allumée, un paysage vu à
travers une fenêtre; un univers en somme élargi à l’illusion—
nisme des deux infinis micrographique et télescopique. Le
tableau représentait une femme âgée au naturel, autre sujet
de surprise pour Fazio. Le texte est rappelé par Panofsky dans
Early Netherlandish painting, Harvard 1953.
97. R. Wittkower. Londres. Warburg Institute 1952.
98. Cf. René Bonnot, Sur les modes et les styles, L’Année
sociologique, 3° série (1949-1950), P.U.F. Paris, 1952.

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