Vivre ou Survivre ?
La question de l’exception de la vie posée par la réflexion
philosophique à partir des sciences du vivant.
Qu’en est-il aujourd’hui de la philosophie ? Que reste-t-il par exemple de cette figure
divisée et dialectique qu’Alain Badiou voit apparaître au tournant du 19ème et du 20ème siècle
et qui fait le partage entre une philosophie de la vie et une philosophie du concept ? Badiou y
voit le partage entre deux lignées philosophiques, l’une partant de Bergson et allant jusque
Deleuze en passant par Sartre et Simondon, et l’autre partant de Brunschvicg pour se ramifier
dans la pensée de Levi-Strauss, Althusser ou encore Lacan.
Il n’est pourtant pas difficile de voir cette figure apparaître bien avant l’aube du 20ème
siècle. Dès le 18ème siècle cette dialectique fait suite à un autre partage, cette fois en
Allemagne, entre les héritiers du philosophe Emmanuel Kant : d’un côté Jacobi qui inaugure
la Lebensphilosophie, « à travers la désignation de la vie comme le symbole de cette
extériorité radicale de la réalité à l’égard de la raison et du concept »1, et de l’autre Hegel pour
qui « la vie n’est pas l’« extérieur » au Concept, car le Concept a la structure même de la Vie,
celle de l’autodéploiement d’une identité qui se pose dans ses différences et les ramène à
elle » (ibid., p. 30).
D’une certaine manière, mon approche consiste d’abord à retrouver l’actualité de cette
figure dialectique qui insiste encore aujourd’hui sur le problème de l’articulation entre, d’une
part l’irréductible liberté et spontanéité de la vie (contingente vis-à-vis du savoir conceptuel),
et d’autre part l’implacable détermination par le concept de cette liberté et de la nature
vivante (nécessaire du point de vue de notre entendement).
Il s’agit ensuite de faire un choix qui devra être un choix axiomatique s’il veut permettre à
la pensée d’avoir quelques conséquences consistantes dans notre monde actuel. Or c’est bien
là le minimum requis pour que nous puissions parler de philosophie en entendant par ce terme
une certaine pratique de la pensée qui agit dans le monde. L’impératif philosophique, dans sa
plus simple expression, ne peut être que le suivant : pense de telle sorte que l’expression de ta
pensée puisse avoir des conséquences consistantes ; c’est-à-dire que ses traces ne puissent
elles-mêmes être évaluées qu’à travers le degré de renouvellement du monde qu’elles ont
entraîné. Autrement dit, s’il y a bien division entre le concept et la vie dans la figure de la
philosophie, le problème inhérent à la philosophie en tant qu’activité propre consiste
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RePhil II – 13 novembre 2008 Nathanaël LAURENT
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Le fil conducteur de ma recherche découle de ma propre histoire : celle d’un chercheur en
biologie qui veut devenir philosophe. Le prétexte de cette mutation fut une question qui
s’imposa peu à peu à moi pour finalement me tirer de mon sommeil dogmatique : pourquoi la
biologie s’adresse-t-elle à tous les vivants excepté l’homme ? Comment expliquer que le
vivant qui cherche à comprendre ce qu’est la vie ne puisse trouver des réponses qui le
concernent aussi ?
Dans Les mots et les choses, Michel Foucault donne une réponse à cette question qui a le
mérite d’être directe et claire2 :
« C’est que l’objet [des sciences de l’homme] ne se donne jamais sur le mode d’être d’un
fonctionnement biologique (ni même de sa forme singulière et comme de son prolongement en
l’homme) ; il en est plutôt l’envers, la marque en creux ; il commence là où s’arrête, non pas
l’action ou les effets, mais l’être propre de ce fonctionnement […]. D’une façon plus générale,
l’homme pour les sciences humaines, […] c’est ce vivant qui de l’intérieur de la vie à laquelle il
appartient de fond en comble et par laquelle il est traversé en tout son être, constitue des
représentations grâce auxquelles il vit, et à partir desquelles il détient cette étrange capacité de
pouvoir se représenter justement la vie. »
Une telle réponse ne peut cependant laisser en repos. Comment comprendre cet étrange
paradoxe ou cercle de l’humain dont le vivre l’entraîne à se représenter toutes choses, et
notamment à se représenter la vie elle-même ? Avançons vers les questions plus précises qu’il
suscite en reformulant le constat fait par Foucault de la manière suivante : le regard que porte
le philosophe sur la prétention du biologiste de connaître et d’expliquer les êtres vivants, ne
peut manquer de prendre en compte le point de vue singulier du biologiste lui-même. Une
première question pourrait dès lors être : comment le biologiste détermine-t-il l’objet de son
étude, à savoir des structures munies de fonctions ? Question que l’on peut encore reformuler
2 M. Foucault, Les mots et les choses, 1966, Paris, Gallimard, coll. Tel, p. 363.
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en distinguant deux sous-questions : quelles sont les conditions qui rendent possible la
connaissance de telles relations entre structures et fonctions, et quelles sont les limites d’une
telle connaissance ?
Le pouvoir de connaître de l’être humain semble être à la fois la source et la limite de notre
discours sur la vie. Ou encore, l’origine de notre connaissance sur le vivant pourrait être en
même temps la raison de notre méconnaissance de la vie. Si de tels propos ne sont pas
complètement dénués de sens, il devient alors possible d’émettre quelques hypothèses :
1. Il doit y avoir un point d’impossible dans le discours de la biologie où sa quête
d’explication du phénomène vivant échoue à prendre la mesure de ce qui fait la
consistance de la vie du vivant.
2. Il doit y avoir un lien entre ce point d’impossible et les conditions de possibilité d’une
connaissance positive – j’entends de représentations, d’un discours conceptuel – sur le
vivant.
3. Enfin, il doit résulter de 1. et de 2. qu’un « vivre » est quelque chose d’intrinsèquement
irreprésentable.
Cependant, avant d’évaluer ces trois hypothèses inspirées des travaux de Badiou, à la
lumière de la philosophie critique Kantienne, il me faut dire un mot au sujet de l’origine de la
biologie
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RePhil II – 13 novembre 2008 Nathanaël LAURENT
3 A. Badiou, Logiques des mondes (l’être et l’évènement, 2), 2006, Paris, Editions du Seuil, pp. 530-531.
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problèmes et les grandes questions soulevées par la recherche d’explication des phénomènes
vivants en biologie. Je soulignerai ici deux analyses philosophiques dominantes du concept de
fonction en biologie :
I. La première définit la fonction d’un trait donné d’un organisme en se référant à l’histoire
de la sélection naturelle des ancêtres de l’organisme en question : la fonction d’un trait est
sa fin évolutive (L. Wright, K. Neander). On parle d’approche étiologique et de fonction
sélectionnée.
II. La deuxième approche, dite « systémique » (R. Cummins), affirme que ni les fins
évolutives ni les buts actuels ne jouent de rôle dans l’analyse fonctionnelle. On parle ici de
fonctions ayant un rôle causal. Comme certains auteurs l’ont mis en évidence, ce sont des
raisons épistémologiques qui induisent cette méfiance vis-à-vis d’une dimension
téléologique associée au concept de fonction. En effet, les biologistes qui étudient les
structures, tels les anatomistes, sont rarement capables d’identifier quelles fonctions ayant
un rôle causal, attribuées à un trait donné, sont des fonctions sélectionnées (adaptations). Je
distinguerai ici pour faire bref les deux raisons principales qui contribuent à cette
indétermination :
1) Comme Darwin lui-même l’avait déjà reconnu, des structures peuvent avoir plus d’une
fonction. C’est ce que S. J. Gould et E. Verba ont appelé l’exaptation, en distinguant
nettement ce phénomène évolutif de l’adaptation classique4. Voici un exemple bien connu :
les ailes d’insectes auraient d’abord servi à la régulation thermique avant de permettre le
vol.
2) Deuxièmement, les biologistes sont confrontés à un phénomène inverse, dont permet de
rendre compte le concept de dégénérescence. Le prix Nobel de médecine Gerald M.
Edelman a en effet observé que les organismes vivants, à tous leurs niveaux d’organisation,
présentent de la « dégénérescence », c’est-à-dire que plusieurs structures peuvent y remplir
la même fonction. Au cours de ses recherches, Edelman a pu observer qu’un système
ouvert dégénéré, qui possède donc plusieurs manières de générer la même réponse (le
même comportement, la même fonction) dans un contexte donné, est extrêmement
adaptable lorsque l’environnement vient à changer5.
Ainsi, le biologiste rencontre d’énormes difficultés pratiques pour déterminer ce que fut le
premier effet sélectionné d’une structure donnée. Le problème de l’indétermination de
l’origine est ici soulevé à partir de ce qui, empiriquement, s’impose en tant que point
d’impossible de l’explication biologique. Ce que je souhaite souligner par là, c’est que
l’indétermination – au niveau des rapports entre structures et fonctions – est un fait positif en
biologie.
Une question surgit alors : cette indétermination est-elle une propriété ontologique du
vivant, ou bien est-elle une propriété épistémique du rapport particulier entre le sujet humain
connaissant et le phénomène vivant ? Cette question va à présent être examinée à la lumière
de la philosophie Critique Kantienne.
4 S.J. Gould and E. Vrba (1982). “Exaptation – a missing term in the science of form”. Paleobiology, 8:
4-15.
5G.M. Edelman (2001), « Degeneracy and complexity in biological systems ». Proc. Nat. Acad. Sc., 98
(24) : 13763.
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6 Le sens conféré au terme « dialectique » par Badiou est toutefois très proche (voire inspiré) de celui que
l’on trouve chez Kant. Le premier affirme que l’ « on reconnaîtra d’abord une pensée dialectique à son conflit
avec la représentation » et précise qu’ « une pareille pensée traque dans son champ le point irreprésentable, d’où
s’avère qu’on touche au réel. » (Badiou, Peut-on penser la politique ?, Paris, Editions du Seuil, 1985, p. 86). Or
c’est bien ce point irreprésentable que Kant parvient à dégager de la pensée dogmatique (monologique) en
dissipant les apparences de réalité engendrées par un usage abusif de la pensée (apparences cependant
inévitables, et inhérentes à la nature même de la connaissance humaine conceptuelle).
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semblable au corps d’un animal auquel la croissance n’ajoute aucun membre, mais, sans changer
la proportion, rend chacun de ses organes plus fort et mieux approprié à ses fins. »7
Cependant, comme la thèse de Philippe Huneman permet de s’en rendre compte, la
première Critique n’envisage encore qu’un seul système réductible simplement à un langage :
« elle sous-entendait […], que la systématicité présupposée par la raison était une systématicité
générale, dans le prolongement des lois universelles de la nature […]. » (ibid., p. 265)
La grande nouveauté apportée par la Critique de la faculté de juger est l’apport d’un autre
système. C’est cette double systématicité qui permet à Kant de penser, non seulement le
vivant, mais surtout le vivant et la vie. Je cite encore Philippe Huneman :
« il y a maintenant le système de ces lois naturelles d’un côté, constitué par l’entendement, et le
système des lois empiriques de l’autre, contenu du présupposé transcendantal de la faculté de
juger réfléchissante. » (ibid.)
C’est donc sur ce « présupposé transcendantal de la faculté de juger réfléchissante » qu’est
fondée la pensée dialectique qui m’intéresse ici, et c’est à la place qu’il occupe dans le
système critique Kantien que je voudrais maintenant me consacrer.
L’importance du moment esthétique dans l’organisation interne de ce système mérite
d’être soulignée. Kant y fait la découverte d’un type de jugement qui n’est pas un jugement de
connaissance (ce n’est pas un jugement logique mais esthétique nous dit Kant), mais bien un
rapport particulier entre les représentations et le sentiment du plaisir et de la peine, « lequel,
affirme Kant, ne désigne absolument rien dans l’objet, et où le sujet, au contraire, s’éprouve
lui-même tel qu’il est affecté par la représentation. » De ce fait, avoir conscience d’une
représentation « à la faveur de la sensation de la satisfaction » revient à rapporter entièrement
la représentation au sujet, et plus précisément « au sentiment qu’il éprouve d’être vivant »8. Je
tiens pour fondamental ce résultat auquel aboutit l’enquête Critique Kantienne et qui n’est
autre que la découverte du « vivre » de l’homme. Cela est d’autant plus remarquable que Kant
arrive à dégager dans la suite de l’« Analytique du beau » l’essence – ou la vérité – de ce
vivre : « la communicabilité universelle ».
Cette communicabilité universelle de la sensation de satisfaction (le beau) ou
d’insatisfaction (le sublime), Kant en donne une description précise : « une communicabilité
qui intervient sans concept, l’unanimité, aussi parfaite que possible, de tous les temps et de
tous les peuples à l’égard du sentiment lié à la représentation de certains objets » (ibid. §17).
C’est précisément en ce point que je vois apparaître cette « force formatrice propagatrice »
dont Kant se sert pour penser l’existence vivante (le vivre) d’autres organismes que l’homme.
C’est sans doute ici que Kant trouve un autre système que celui de l’ordre logique imposé par
l’entendement et qu’il peut désormais faire de cet entendement humain une causalité
particulière, contingente, c’est-à-dire encore une organisation discontinue parmi d’autres de
la nature. C’est à partir de l’archétype du goût – comme l’appelle Kant – qu’il découvre
« l’Idée indéterminée que la raison se forge d’un maximum et qui ne peut pourtant être
représenté par des concepts, mais seulement selon une présentation singulière » (ibid.). Le
vivre de la vie n’est rien d’autre qu’un tel maximum qui ne peut exister que dans l’Idée et qui,
8 E. Kant, Critique de la faculté de juger esthétique, livre 1, §1, traduction d’Alain Renaut.
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considéré est formelle – puisque nous-mêmes éprouvons la vie en nous par le bais de cette
finalité sans fin déterminée (libre, à laquelle fait penser l’exaptation observée dans la nature
par le biologiste) –, alors nous n’avons pas d’autre choix, si nous voulons rendre intelligible
cet être vivant, que de considérer sa finalité comme étant matérielle (objective), c’est-à-dire
par analogie avec notre technique (avec notre pouvoir d’agir intentionnelle dont la raison tire
l’Idée d’une « fin »)9.
Nous pouvons donc seulement concevoir la production du tout organique qui s’auto-
organise par analogie à notre technique. En effet, le jugement réfléchissant emploie comme je
l’ai dit un principe régulateur et non déterminant, qui est donné spécialement par la raison
pour la faculté de juger (§77). Le concept de « fin naturelle » ainsi placé dans la faculté de
juger ne peut donc déterminer aucune connaissance réelle, mais seulement rendre possible des
expériences qui permettront de subsumer la diversité des lois naturelles sous des lois plus
générales. Sans ce principe de classification, aucune spécification du vivant (recherche des
causes et donc pour le biologiste spécification des relations entre structures et fonctions) n’est
possible.
L’approche de la vie proposée par Kant repose en définitive sur la découverte de la
contingence de notre entendement, c’est-à-dire la découverte de notre finitude radicale
inhérente au fait que notre autonomie (l’autonomie de l’entendement et celle de la raison)
confère sa singularité à l’espèce humaine : celle-ci (l’espèce, et donc pas seulement un simple
sujet individuel !) devient une organisation discontinue parmi les autres de la nature et à leur
égale. Cette découverte date en réalité, comme on l’a vu, de la rédaction de la Critique de la
faculté de juger esthétique.
Si le biologiste, pour spécifier le fonctionnement interne d’un système vivant, n’a pas
d’autre choix que d’utiliser les lois mécaniques, ceci est simplement dû au fait qu’appartenant
elle-même à un vivant, notre intelligence humaine est dirigée par des principes qui agissent en
elle comme une force formatrice.
9 Il me semble que ma lecture de la 3ème Critique Kantienne s’éloigne ici de celle de Philippe Huneman,
et que c’est dans la manière de comprendre la distinction entre « finalité formelle » non réelle et « finalité
matérielle » réelle que cette divergence apparaît (Métaphysique et biologie, op. cit., chapitre VII, 2.3). Cette
dernière finalité est celle qui permet pour moi de penser la réalité du vivant (son existence et ses fonctions
sélectionnées) mais non son être réel (son « vivre » et son origine évènementielle qui se soustrait à toute
représentation). Je m’appuie sur la distinction entre « réalité » et « réel » faite par Badiou qui implique
également une séparation nette entre le domaine de l’existence (dans la liaison et la temporalité) et le domaine de
l’être (dans la déliaison et l’atemporalité).
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RePhil II – 13 novembre 2008 Nathanaël LAURENT
procédant de manière critique et non dogmatique). La biologie nous apporte une preuve
indéniable du caractère vivant du concept de finalité via le fait que ce concept rend possible
de nouvelles expériences (relance de la question de l’origine structurelle ou fonctionnelle).
De manière à ne pas perdre de vue la vie lorsque l’on cherche à connaître le vivant, il faut
avant tout reconnaître la finitude de la connaissance humaine (toujours conditionnée par le
concept et son système de représentations) et l’infinitude de son pouvoir d’agir (librement).
Cette prise de conscience est particulièrement aigüe chez Badiou, par exemple lorsqu’il
s’attache à dégager l’essence de la politique :
« […L]’engagement politique a la même universalité réfléchissante que le jugement de goût
pour Kant. L’engagement politique n’est inférable d’aucune preuve, et il n’est pas non plus
l’effet d’un impératif. Il n’est ni déduit ni prescrit. L’engagement est axiomatique. »10
L’inspiration Kantienne de Badiou est des plus explicites dans ce petit livre de 1985.
L’extrait suivant permet encore de le constater :
« Kant, dans la Critique de la Raison pure […] établissait que la connaissance ne pouvait opérer
dans le site de la représentation sans que rien soit jamais présenté. Autrement dit : il faut que
l’être en tant qu’être tienne l’impasse de la représentation pour que la représentation
représente. » (Badiou, Peut-on penser la politique ?, p. 80)
J’ai essayé de montrer que l’impasse de la représentation est pour le biologiste la
détermination de l’origine. Une telle impasse ne peut susciter la réflexion – relancer la
question de l’origine – que si toute la chaîne représentationnelle est parcourue, c’est-à-dire
lorsque sont atteintes les limites (exaptation et dégénérescence) du pouvoir de connaître par
concepts constitutifs l’origine de la vie et des organismes. L’impasse de l’origine est donc
toujours ce point d’impossible où le biologiste peut reconnaître la vie faisant exception.
C’est la découverte de la diversité des formes concrètes de l’existence finie qui, comme le
montre Foucault s’inspirant ainsi directement de la Critique Kantienne, ouvrira l’ère de la
biologie en même temps que celle de la modernité consciente des limites humaines en ce qui
concerne le domaine de son savoir (limitation inversement proportionnelle à celle découverte
en même temps par Kant dans le domaine de l’action).
Que le concept soit, en ce qui concerne la pensée de la vie, signe de mort, on ne peut en
douter. La Critique de la faculté de juger esthétique a suffisamment montré que ce qui est
communicable entre les membres de l’espèce humaine (communicabilité qui est le critère
distinctif tant recherché de ce qu’est une espèce !), à savoir ce qui a force de propagation
auto-organisatrice dans cet ordre particulier du vivant, c’est le sentiment de beau. La finalité
subjective esthétique est une finalité « sans fin » qui n’a pas lieu dans le concept mais dans le
sentiment de plaisir et de peine. Elle s’oppose à la légalité de l’entendement qui légifère au
contraire au moyen du concept de nature, et à la finalité avec une fin finale de la raison qui
désire librement.
Si je ne puis m’éprouver en tant qu’être vivant que par le biais de jugements de type
esthétique, je ne peux connaître ce qu’éprouve un autre être vivant par le biais de jugements
de type logique (lorsque ces représentations ne sont plus rapportées à moi mais à l’objet). Ce
résultat auquel ma réflexion m’a mené peut encore s’énoncer ainsi : d’une part, mon
entendement règne sur la connaissance du haut de son concept de nature (sa loi unificatrice a
priori), et d’autre part le sentiment qui fait de moi un être vivant échappe radicalement à toute
emprise conceptuelle. Il résulte d’une telle situation que les conditions de possibilité d’une
étude de la nature vivante s’imposent d’elles-mêmes : je ne puis réduire l’autre vivant à un
contenu dicté par mon concept de nature (exigence éthique), et je ne puis non plus ressentir à
sa place la réalité de son existence vécue.
Ce résultat s’énonce le mieux sous la forme d’un programme de la reconnaissance. Ce
programme consiste à rendre compte de la vie non pas à partir de la loi de l’être-Un qui y
serait à l’œuvre, c’est-à-dire de la loi de l’unification conceptuelle extrapolée
malencontreusement le plus souvent en une loi métaphysique (Spinoza, Bergson, Deleuze,
mais aussi Jonas), mais à partir de l’existence-Deux. Ce n’est qu’au sein d’un antagonisme
que la vie trouve « le pouvoir de sursumer l’existence » comme l’affirme Badiou (ibid., p.
114). La vie est « du point d’une défaillance du compte-pour-un » (ibid.), point de rupture que
nous pouvons interpréter en biologie comme étant une défaillance de l’explication
mécaniciste (cf. exaptation et dégénérescence). À nouveau, il ne s’agit pas de vouloir se
passer du seul moyen de connaître le vivant que nous possédions, mais bien plutôt de
reconnaître que c’est grâce à l’auto-limitation de ce mode de connaissance que le pouvoir réel
de la vie se rappelle à nous et nous interpelle.
Je suis très tenté de laisser le dernier mot à Badiou. Il a eu, accordons-lui, le mérite de
poser directement la question qui nous occupe – « Qu’est-ce que vivre ? » – ; question qui est
de plus posée au moment d’achever l’édifice de son système philosophique – à savoir le
deuxième tome de L’être et l’évènement, intitulé Logiques des mondes. Voici sans doute la
conclusion décisive de son propos comme du mien :
La première directive philosophique à qui demande où est la vraie vie est […] la suivante :
« Prends soin de ce qui naît. Interroge les éclats, sonde leur passé sans gloire. Tu ne peux
espérer qu’en ce qui inapparaissait. »11
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