DEMENTIA PRAECOX OU
GROUPE DES SCHIZOPHRÉNIES
Suivi de
Henri Ey
L A CONCEPTION D'EUGEN B L E U L E R
E . P . Ei . T i.
G. R. E. C.
© E . P . E . L . , 29, rue Madame, 75006 Paris
I S B N : 2-908855-11-9
© G . R . E . C . , 12, rue Fanny, 92110 Clichy
I S B N : 2-907789-06-6
Distribution Distique
Dépôt légal 31 071 FF, octobre 1993
DEMENTIA PRAECOX
OU
G R O U P E DES S C H I Z O P H R É N I E S
Aux éditions E . P . E . L .
Marguerite, ou VAimée de Lacan
Jean ALLOUCH
L'incomplétude du symbolique
De René Descartes à Jacques Lacan
Guy LE GAUFEY
La main du prince
Michele B E N V E N G A , Tomaso COSTO,
préface de S . S . N I G R O ,
traduction de M. B L A N C - S A N C H E Z
La folie Wittgenstein
Françoise DAVOINE
La folie héréditaire
Ian DOWBIGGIN
Aux éditions du G . R . E . C .
Le délire des persécutions
L E G R A N D DU S A U L L E
DEMENTIA PR/ECOX OU
GROUPE DES SCHIZOPHRÉNIES
Suivi de
Henri Ey
LA CONCEPTION D'EUGEN B L E U L E R
E.P.E.L.
G. R. E. C.
HANDBÜCH DER PSYCHIATRIE.
UNTER MITWIRKUNG VON
HERAUSGEGEBEN VON
SPEZIELLER TEIL.
4. ABTEILUNG, 1. HÄLFTE.
PROFESSOR E. B L E U L E R .
FRANZ DEUTICKE.
1911.
Préface
Bleuler,
e n t r e psychiatrie
et psychanalyse ?
B. RANCHER, J.-P. R O N D E P I E R R E ,
A. VIALLARD, G. ZIMRA
1. Henri Ey avait réalisé en 1926 une traduction abrégée de 130 pages dactylographiées, qui
a été rediffusée sous forme de polycopiés en 1964 par le Cercle d'Etudes Psychiatriques, sous
le titre Dementia praecox oder Gruppe der Schizophrenien, suivie de « La conception d'Eugen
Bleuler » et « Des principes de Hughlinghs Jackson à la Psychopathologie d'Eugen Bleuler ».
Bleuler dans l'histoire
de la classification psychiatrique
Avant Kraepelin :
de la psychose unique à la « méthode clinique »
Les années K r a e p e l i n
C'est sans doute après son arrivée à Heidelberg que Kraepelin se fa-
miliarise avec l'hébéphrénie de Hecker-Kahlbaum. Son approche des
syndromes qui seront englobés dans la future démence précoce se cen-
trera essentiellement, au moins dans un premier temps, sur l'aspect
déficitaire. Le groupe précurseur de la démence précoce, celui des
« processus psychiques de dégénérescence 4 », apparaît dès la qua-
trième édition du Traité (1893). Kraepelin y distingue la démence pré-
cocecorrespondant à peu près à l'hébéphrénie de Hecker, la
catatonie, qui ne garde de la catatonie de Kahlbaum que les cas à
évolut ion déficitaire, et la démence paranoïde, formée de cas précé-
demment rangés clans la paranoïa et dont Kraepelin insiste sur l'évo-
lution étonnamment rapide vers le déficit.
C'est dans la septième édition (tome II, 1904) que la démence précoce
kraepelinienne connaît sa plus grande extension. Elle reste divisée en
trois groupes : formes hébéphréniques, formes catatoniques, formes pa-
ranoïdes. Si l'on se penche sur les symptômes principaux que décrit
Kraepelin, on trouve essentiellement la dissociation, qui va « d'une dis-
traction et d'une versatilité exagérée de la pensée » à « une incohé-
rence du langage avec néologismes, appauvrissement de la pensée et
stéréotypies ». Le jugement des malades est « gravement perturbé dès
qu'ils sortent des sentiers battus ». Les idées délirantes et les halluci-
nations, quasi constantes pour Kraepelin, témoignent rapidement de la
même dissociation que la pensée en général. Le déficit affectif, Y abê-
tissement affectif, est un signe capital et absolument constant. La vo-
lonté est perturbée par des « barrages » faisant que toute incitation à
un acte volontaire est contrariée par une autre, de sens inverse et plus
forte, ou par des « impulsions transverses » aboutissant à un autre acte,
sans rapport avec celui projeté, d'où les troubles du comportement et
de l'activité portant la marque du négativisme et de l'automatisme.
6. Zerfahrenheit ou Dissoziation, qui seront utilisés comme synonymes pour désigner ce trouble.
7. Voir Ian Dowbiggin, La folie héréditaire, Paris, EPEL, 1993.
Dans l'ensemble, tous les symptômes portent le sceau de la perte de
l'unité intérieure (terme emprunté à E. Stransky par Kraepelin) des
prestations intellectuelles, affectives et volontaires. La perte de son
libre-arbitre parvient souvent à la conscience du malade sous la forme
d'un vécu d'influence.
Bleuler
ou la négation de la nosographie kraepelinienne ?
10. Idem. Jung reprendra cette hypothèse à son compte « L'idée m'est tout à fait sympathique
qu'il y a peut-être une sécrétion "interne" qui cause les troubles, et que ce sont peut-être
les glandes sexuelles qui sont productrices des toxines », Correspondance Freud-Jung, voir
plus loin, lettre 12 J du 8 janvier 1907.
psychoses, voire de la pathologie mentale déclarée, par le biais des
notions de schizophrénie latente, schizophrénie asymptomatique dans
laquelle « seule une observation patiente et prolongée peut déceler
quelques défauts de la pensée » : « De tels malades légèrement atteints
sont considérés comme des nerveux de tout type, comme des dégénérés,
etc. 11 », et, surtout, de schizophrénie simple.
2 2 . L'analogie entre rêve et autisme est soutenue tant par Bleuler que par Jung.
2 3 . « L'autisme est à peu près ce que Freud nomme auto-érotisme ». Voir Bleuler E., De-
mentia praecox, note p. 112.
Bleuler, F r e u d , J u n g , A b r a h a m
Les années 1 9 0 0 - 1 9 1 0
Carl-Gustav Jung
Dans une première lettre, Freud remercie Jung de l'envoi de ses études
diagnostiques d'association 2 '. Il y trouve, non sans satisfaction, une
confirmation scientifique à son hypothèse du déterminisme psychique.
Freud fera allusion aux travaux de Jung pour la première fois en public
deux mois après, dans une conférence destinée à des juristes et inti-
24. Sir Francis Galton ( 1 8 2 2 - 1 9 1 1 ) , cousin de Darwin, fut également un des pionniers de
l'eugénisme.
25. Ellenberger H.-F., A la découverte de l'inconscient, SIMEP, p. 6 5 5 - 6 5 6 .
26. Alexander F., Selesnick S. T., Freud-Bleuler Correspondence, Los Angeles, Archives of
psychiatry, January 1965.
27. Correspondance Freud-Jung, lettre 1 F, 11 avril 1906, Gallimard, 1992.
tulée « La psychanalyse et l'établissement des faits en matière judi-
ciaire 2 8 ».
A la même époque, Jung publie sa Psychologie de la démence précoce
(1906) . Etre honnête avec Freud, déclare-t-il dans la préface de cet
2 9
2 8 . Freud S., « L'établissement des faits par voie diagnostique et la psychanalyse », in L'in-
quiétante étrangeté et autres essais, Paris, N R F Gallimard, 1 9 8 5 .
29. Jung C.-G., "Psychology of dementia praecox", in The psychogenesis of mental disease,
Londres, Routledge, 1 9 8 1 , p. 4.
3 0 . Certains auteurs avancèrent l'hypothèse d'une hystérie dégénérative.
3 1 . Jung C.-J., "Psychology of dementia praecox", op. cit., p. 3 6 - 3 7 , paragraphes 7 5 - 7 6 .
3 2 . Correspondance Freud-Jung, op. cit., lettre 11 F, 1 janvier 1 9 0 7 .
livrent ces complexes sans résistance et qu'ils ne sont pas accessibles
au transfert 33 . »
Ainsi, quelques semaines plus tard, Freud adresse-t-il à Jung un ex-
posé précis et détaillé de ses conceptions métapsychologiques sur la
paranoïa. Sa spéculation aurait pour ambition de rendre compte d'un
point clinique précis : qu'en est-il de cette projection spécifique à la
paranoïa, selon laquelle un fantasme de désir refusé à l'intérieur ré-
apparaît à l'extérieur sur le mode hallucinatoire, investi de l'affect
contraire ? Il nous faut supposer, dit Freud, au premier temps, un re-
foulement particulier par lequel l'investissement libidinal est retiré au
représentant mnésique de l'objet de la pulsion (retrait de l'amour d'ob-
jet), laquelle retourne au stade auto-érotique, c'est-à-dire anobjectal.
Dès lors la représentation désinvestie peut régresser à l'extrémité per-
ceptive : « Ce que la représentation d'objet a perdu en investissement
lui est tout d'abord restitué sous forme de croyance 34 . » Tel est le retour
par projection, alors que la libido devenue libre investit désormais le
moi, d'où la mégalomanie.
Eugen Bleuler
Karl Abraham
Son écrit princeps sur la démence précoce est de 1908, mais il est
précédé de deux autres publications de moindre importance datées de
1907 : « Significations des traumatismes sexuels juvéniles dans la symp-
tomatologie de la démence précoce » et « Les traumatismes sexuels
comme forme d'activité sexuelle infantile ». Nous faisons l'hypothèse
que ces trois textes appartiennent à une même série. De nombreux
extraits de la correspondance avec Freud en confirment la cohésion.
Le premier écrit prend la forme d'un manifeste en faveur de la doctrine
freudienne. L'auteur tient pour acquis que les théories sexuelles de
Freud seraient à même de rendre compte de la clinique de la démence
précoce comme elles le sont pour l'hystérie. Il y ai analogie entre dé-
mence précoce et hystérie quant au contenu des symptômes. Les événe-
ments de type sexuel, Ííaumatisme réel ou impression moins violente, ne
sont pas à l'origine de la maladie, ne sont pas cause jde l'apparition des
idées délirantes et des hallucinations mais leur fournissent un contenu
individuel. Il faut donc supposer une prédisposition individuelle spé-
cifique, primaire, qui consisterait en une apparition prématurée de la
libido, ou bien en une imagination accrue préoccupée par la sexualité 43 .
Thèse constitutionnaliste, donc : la spécificité de la démence précoce
tiendrait à une anomalie prédisposante de la sexualité infantile.
Les années 1 9 1 0 - 1 9 1 3
Freud, d'autre part, s'appuie sur le cas Schreber pour distinguer dé-
mence précoce et paranoïa. S'il est vrai que, dans les deux affections,
on assiste au « détachement de la libido du monde extérieur et à sa
régression vers le moi », certains caractères différentiels seraient à pré-
ciser. La paranoïa irait vers la « reconstruction », alors que dans la
démence précoce « la régression ne se contente pas d'atteindre le stade
du narcissisme (qui se manifeste dans le délire des grandeurs), elle va
jusqu'à l'abandon complet de l'amour objectai et au retour à l'auto-
érotisme infantile 56 ». La fixation prédisposante serait donc, en ce qui
concerne la démence précoce, plus en arrière que celle de la paranoïa,
quelque part au début de l'évolution primitive qui va de l'auto-érotisme
à l'amour objectai. Il s'ensuit que les symptômes paranoïaques peuvent
évoluer jusqu'à la démence précoce, ou bien que les phénomènes pa-
ranoïaques et schizophréniques peuvent se combiner « dans toutes les
proportions possibles », jusqu'à constituer un tableau tel que celui de
Schreber, qui mérite le nom de « démence paranoïde 57 ».
1 9 1 3 - 1 9 1 5 : la rupture
64. Freud S., « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 82, 88.
6 5 . Freud S., « L'inconscient », 1 9 1 5 , in Das Unbewußte, supplément à L'Unebévue n° 1, Pa-
ris, E P E L , 1 9 9 2 .
attitude que nous pouvons nommer narcissisme ». Dans la paraphrénie
ou la paranoïa, la libido qui s'est retirée des objets investit le moi
(d'où délire des grandeurs), mais elle ne parvient plus à retrouver le
chemin qui conduit aux objets et c'est cette diminution de la mobilité
de la libido qui devient pathogène. Ce processus serait, selon Freud,
à rapprocher du refoulement. Dans sa phase finale, la démence précoce
retourne au narcissisme primaire et les points de fixation des névroses
narcissiques « correspondent à des phases de développement beaucoup
plus précoces que dans l'hystérie ou la névrose obsessionnelle ». Tou-
tefois, les symptômes de la démence précoce ne sont pas seulement
liés au détachement de la libido des objets mais aussi aux efforts de
celle-ci pour les réinvestir, ce qui correspondrait à une tentative de
guérison. Ainsi, cette distinction « de la libido du moi a permis d'é-
tendre aux névroses narcissiques les données que nous avait fournies
l'étude des névroses de transfert 66 ». Sur cette tentative de réinvestis-
sement de l'objet, Freud apporte quelques « éclaircissements ». Il op-
pose les névroses de transfert aux névroses narcissiques. Dans les
premières il y a séparation des représentations de choses et des repré-
sentations de mots. Dans les secondes, il y a retrait de la libido des
représentations de choses inconscientes, ce qui est un trouble bien
plus profond. « C'est pourquoi la démence précoce commence par
transformer le langage et traite dans l'ensemble les représentations de
mots de la même manière que l'hystérie traite les représentations de
choses, c'est-à-dire qu'elle leur fait subir le processus primaire avec
condensation, déplacement et décharge, etc. 67 »
6 8 . Freud relève que « dans la schizophrénie les mots sont soumis au même procès qui
fabrique des images du rêve, procès que nous avons appelé processus psychique primaire.
Ils sont condensés et transforment leurs investissements sans reste les uns aux autres par
déplacement. Ce procès peut aller si loin qu'un seul mot qui y est apte par de multiples
relations se charge de tenir lieu de toute une chaîne de pensées ».
6 9 . Freud S., « L'inconscient », in Supplément à l'Unebévue, p. 35, 3 6 , 37, 3 9 , 4 1 .
3. Freud propose bien un modèle métapsychologique qui rendrait
compte d'un placement libidinal particulier à la schizophrénie.
Le texte n'aurait-il pas valeur de réplique à Dementia praecox ou
groupe des schizophrénies, où Bleuler retrouve, dans le langage des schi-
zophrènes, des mécanismes que Freud a découverts par la psychana-
lyse, ce qui l'amène à mettre en parallèle l'autisme et le rêve, que
Freud, pour sa part, distingue 70 ?
Bleuler, rappelons-le, prétend repérer dans les troubles du langage des
schizophrènes la marque d'un phénomène bien particulier, la tendance
primaire au relâchement des associations, effet direct du processus or-
ganique, de sorte que la pensée autistique en tant qu'elle est dominée
par les complexes chargés d'affect prend le pas sur une pensée logique,
c'est-à-dire empirique. Néanmoins, pour lui, la plupart des néoforma-
tions verbales des patients ont une signification, ce qui le démarque
radicalement d'un Hecker 71 ou d'un Kahlbaum' 2 , qui faisaient du lan-
gage « insensé » de leurs hébéphrènes ou de leurs catatoniques l'ex-
pression directe d'une altération organique 73 . Critiquant la conception
de Richard von Krafft-Ebing (1840-1902), il affirme : « Chez nos ma-
lades, les mots étranges ne sont absolument pas des enveloppes vides,
mais des enveloppes qui recèlent un contenu différent du contenu ha-
bituel ». Les troubles du langage sont à référer aussi à la signification,
ou plus précisément aux altérations de celle-ci. La valeur que Bleuler
accorde aux associations dépend de l'emprise respective de la logique
et des affects : seraient de peu de valeur les associations dictées par
les complexes affectifs, et où l'on retrouve l'empreinte des altérations
des concepts. C'est ainsi que le concept de Zielvorstellung serait à
entendre comme idée directrice, une association « superficielle » en
traduisant la défaillance. Pour Freud, au contraire, une association
« choquante et superficielle », comme il l'exprime dans la Traumdeu-
tung, est l'effet du travail de la censure.
70. Freud proposera un repérage métapsychologique précis qui permette de distinguer l'au-
tisme du rêve dans Compléments métapsychologiques à la doctrine du rêve.
71. Hecker E., « L'hébéphrénie », in L'évolution psychiatrique, tome 50, 2, Toulouse, Privât,
1985, p. 3 3 3 - 3 3 4 .
72. Kahlbaum K., « La catatonie », in L'évolution psychiatrique, tome 52, 2, Toulouse, Privât,
1987, p. 3 8 2 - 3 8 5 .
73. Ainsi Kahlbaum écrivait-il dans La catatonie : « La logorrhée et la verbigération de-
vraient alors être comparés au spasme clonique, et le mutisme au spasme tonique. »
fall). Il emploie le terme de Zielvorstellung pour qualifier des représen-
tations tant inconscientes (représentation de but ou représentation-but)
que préconscientes ou conscientes (représentation du but), le cours de
pensées n'étant jamais indéterminé, que la finalité y soit manifeste ou
non. Par contre, chez Bleuler, la Zielvorstellung semble être purement
préconsciente ou consciente (représentation du but), si bien que, quand
elle disparaît, de l'indéterminé peut apparaître dans la psyché.
On conçoit que l'hypothèse bleulérienne du trouble organique primaire
ait fait fonction d'enjeu dans la confrontation théorique des deux au-
teurs' 1 . On sait, aussi bien, que Freud n'a pas accepté le concept de
schizophrénie sans une extrême réticence. La critique la plus aiguë
qu'il en fait se trouve dans l'écrit sur Schreber : « Le terme de schi-
zophrénie ne nous paraît bon qu'aussi longtemps que nous oublions
son sens littéral' ". » Freud ne se départira pas de son point de vue :
sans méconnaître l'apport des Zurichois sur la question de la démence
précoce, il estime que ceux-ci auraient échoué à décrire un mécanisme
qui fût spécifique de la psychose 76 .
74. Voir Correspondance Freud-Jung, op. cit., Introduction à la psychanalyse, op. cit., et
« Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique », in Cinq leçons sur la psycha-
nalyse, Paris, Payot, 1 9 8 1 .
75. Freud S., Cinq psychanalyses, op. cit., p. 3 1 9 .
76. Cf. Pour introduire le narcissisme, op. cit., « Contribution à l'histoire du mouvement
psychanalytique », in op. cit., et Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard.
77. Roazen P., La saga freudienne, Paris, PUF, 1 9 8 6 , p. 2 2 1 .
quant à lui, se dira toujours « immensément plus proche [des] concepts
[de Freud] que de ceux de Jung 78 ». Sans aucun doute, et malgré les
divergences et les malentendus, il n'est pas si étonnant qu'il se soit
mieux accommodé des idées de Freud, dans les théories duquel il re-
connaît un savoir scientifique parmi d'autres, que de celles de Jung.
Il n'en reste pas moins que, dans sa théorie, la pertinence de la psy-
chanalyse se borne au champ des symptômes secondaires, cette sorte
de superstructure qui recouvre l'essence véritable de la schizophrénie,
le processus organique X. En 1911, Bleuler exprime cependant ses
espoirs quant aux possibilités thérapeutiques offertes par la psychana-
lyse, tout en avançant déjà que le négativisme des malades constituerait
dans de nombreux cas une entrave à la psychothérapie des schizo-
phrènes. Quinze ans plus tard, en 1926 / 9 , il ancre de nouveau, et dé-
finitivement, la schizophrénie dans le seul champ de l'organicité 80 :
non seulement la schizophrénie relève d'un processus cérébral anato-
mique, comme il l'a toujours dit, mais il ne place plus aucun espoir
dans la psychanalyse et considère dorénavant cette « maladie » comme
ayant un pronostic foncièrement mauvais.
Conformément à cet étal de fait, les divers thèmes ont dû être traités
inégalement. Ce qui est, en principe, compréhensible à tout psychiatre
devrait pouvoir être simplement présenté, tandis que des choses moins
connues nécessitent, quant à elles, une introduction, une explication
et une confirmation par des exemples. J e n'ai eu d'autre choix que de
sacrifier les buts esthétiques aux buts pratiques. - Des redites ne peu-
vent non plus être évitées, car la complexité de l'esprit place les mêmes
processus dans les contextes les plus divers.
Toute l'idée de la démence précoce vient de Kraepelin ; c'est aussi presque
uniquement à lui qu'on doit la classification et la mise en relief des
divers symptômes. Il serait trop fastidieux de souligner spécialement
ses mérites à chaque fois. Cette remarque devrait suffire une fois pour
toutes. Une part importante de la tentative d'approfondir plus avant la
pathologie n'est rien d'autre que l'application à la démence précoce des
idées de Freud. J e pense que tout ce que nous devons à cet auteur
sera d'emblée évident à chaque lecteur, même si j e ne cite pas son
nom partout. Je dois en outre remercier mes collaborateurs du Bur-
gholzli, dont, pour ne citer qu'eux, Riklin, Abraham, et surtout Jung.
Il n'est pas possible d'individualiser tout ce qui revient à tel ou tel
d'entre nous en fait d'observations ou d'idées.
Citer intégralement la littérature serait sans valeur et, en même temps,
impossible, car il faudrait mentionner une grande partie de la littéra-
ture psychiatrique puisque, par exemple, presque tous les travaux sys-
tématiques touchent à ce que l'on peut à présent appeler le problème
de la démence précoce. Seules les publications relativement récentes
ont une certaine valeur1 ; même parmi celles-ci, beaucoup ne sont in-
téressantes que dans la mesure où elles montrent comment l'on peut
concevoir de façon erronée un si beau concept. Dans le cas des travaux
moins accessibles aux Allemands, j'ai cité de surcroît, la plupart du
temps, une référence plus commodément accessible, même quand j e
connais l'original. Mais j'ai généralement jugé inutile de lire dans le
texte original des choses insignifiantes.
Je considère comme une absence d'égards vis-à-vis du lecteur d'établir
des priorités en des matières relativement peu importantes. C'est en
fonction de cela que j'ai agi.
Ce travail a été achevé à l'été 1908 ; mais des publications postérieures
ont donné lieu à des ajouts et à des modifications.
Les nombres entre parenthèses se réfèrent aux numéros de l'index
bibliographique.
Historique
Il s'est avéré en outre que toutes les formes d'abêtissement qui sur-
viennent de façon plus ou moins insidieuse, sans stade aigu, ont aussi
les mêmes symptômes et ne peuvent à aucun moment être distinguées
des formes « secondaires ». On devrait donc classer ici aussi ces ma-
ladies, qui avaient été répertoriées sous des noms divers, tels que « stu-
pidité primaire », « paranoïa abêtissante ».
En 1863 il a attiré l'attention sur des états comme la catatonie, dans sa Classi-
fication des maladies psychiques1, mais ce n'est qu'au cours des années sui-
vantes qu'il a décrit cette maladie sous ce nom avec plus de précision, et en
1874 qu'il l'a enfin fixée dans une monographie. Selon lui, la catatonie passe,
(sur le modèle de sa vesania typica) par les stades de mélancolie, de manie, de
stupescence, de confusion et enfin de démence. Mais chacun de ces états pouvait
faire défaut, et la maladie pouvait guérir à chacun d'entre eux (à l'exception du
dernier). Elle se caractérisait en outre, à peu près comme la paralysie générale,
2. Ou héboïdophrénie (NDT).
tandis que les apparences sont relativement préservées et que le processus
s'arrête rapidement. Ce n'est que trois ans plus tard qu'il réunit sous le nom
de démence précoce l'ensemble du groupe des abêtissements. La catatonie
conserva à peu près son étendue ; ce qui avait précédemment été dénommé
démence précoce se trouva alors en majeure partie qualifié d'hébéphrénie,
tandis que - et c'est le pas le plus important - même les formes antérieure-
ment appelées Paranoia hallucinatoria ou phantastica étaient incluses dans
le concept sous le nom de formes paranoïdes de la démence précoce.
L e n o m de la m a l a d i e
C'est encore bien pis pour l'expression « démence précoce ». Sans doute
n'est-il nul psychiatre qui n'ait déjà entendu dire souvent que de nombreuses
catatonies et d'autres cas qui devraient être rangés dans la démence précoce
de Kraepelin ne sont pourtant pas abêtis ; on en déduit que la conception
entière serait erronée. De même croit-on s'être débarrassé du problème en
prouvant que quelqu'un s'est abêti non pas précocement mais à un âge rela-
tivement avancé, ou bien l'on identifie le concept de démence précoce à celui
de folie juvénile et l'on a alors beau jeu de prouver qu'il existe différentes
affections de la puberté, et donc qu'il serait erroné de les rassembler en un
seul et même concept. C'est en Angleterre que c'est le pis, où, pour autant
que je suis au courant des discussions, la grande majorité des psychiatres se
cramponnent purement et simplement au terme de démence précoce et ne
connaissent même pas le concept, ou l'ignorent.
Aussi ne restait-il pas d'autre choix que de désigner ici cette maladie d'un nom
qui prête moins à confusion. Je sais les faiblesses de l'expression proposée, mais
j e n'en connais pas de meilleure, et en trouver une tout à fait bonne pour un
concept qui est encore en mutation ne me paraît absolument pas possible. J'ap-
pelle la démence précoce schizophrénie parce que, comme j'espère le montrer,
la scission des fonctions psychiques les plus diverses est l'un de ses caractères
les plus importants. Pour des raisons de commodité, j'emploie ce mot au singulier,
bien que ce groupe comprenne vraisemblablement plusieurs maladies.
^ ^ ^
4. C'est pourquoi nous ne pouvons, ne serait-ce que pour cette raison, reprendre des ap-
pellations telles que « démence primitive » (Italiens, Sommer), « dementia simplex » (Rie-
ger), « dementia apperceptiva » (Weygandt). J e me méfierais aussi de la « paradementia »
de Brugia (NDA).
ajoute le fait que le concept de séjonction, chez Wernicke, n'est pas tout à
fait défini dans le sens où il devrait l'être pour désigner correctement cette
maladie, et qu'il est envisagé dans un sens beaucoup plus imprécis par d'au-
tres auteurs (Gross, justement, et après lui Weber, 798, p. 922), si bien que
la porte serait de nouveau grande ouverte à d'autres discussions infécondes.
Paris a proposé la dénomination de « psychose catatonique dégénérative 5 ».
Comme il nous faut rejeter le concept de dégénérescence dans ce contexte,
et que les symptômes catatoniques ne sont pas essentiels, nous ne pouvons
non plus accepter ce terme. Le nom de « dementia paratonica progressiva »
ou « paratonia progressiva », préconisé par Bernstein, et « l'amblythymia »
ou « amblynoia simplex et catatonica » d'Evensen (211) nous paraissent aussi
trop étroits. « Adolescent insanity » (Conaghey) et « folie juvénile » sont na-
turellement inadéquats sous tous rapports. — Wolff a récemment proposé
« dysphrénie ». Mais ce terme a déjà été utilisé dans un autre sens, il est si
aisé à comprendre et sa signification est si large que la tentation de lui
attribuer indûment un sens impropre est trop grande.
L a définition
Dans les cas les plus graves, on ne perçoit même plus de manifestations
d'ajfect. Dans les cas relativement légers, on note seulement que les
degrés d'intensité des réactions affectives à divers événements ne sont
pas dans un rapport mutuel adéquat ; ainsi l'intensité peut-elle aller de
l'absence totale d'expression d'affect dans le cas de l'un des complexes
idéiques jusqu'à une réaction affective exagérée dans le cas d'un autre
de ces complexes. Les affects peuvent aussi paraître qualitativement
anormaux, c'est-à-dire être inadéquats aux processus intellectuels.
L a Symptomatologie
Introduction
Les symptômes
fondamentaux
Les symptômes fondamentaux sont constitués par le trouble schizophré-
nique des associations et de l'affectivité, par une tendance à placer sa
propre fantaisie au-dessus de la réalité et à se retrancher de celle-ci
(autisme). On peut en outre y ajouter l'absence des symptômes qui
jouent un grand rôle dans certaines autres maladies, par exemple les
troubles primaires de la perception, de l'orientation, de la mémoire,
etc.
A. L e s f o n c t i o n s simples
a) Les associations
Vue d'ensemble
Les associations perdent leur cohérence. Parmi les mille fils conduc-
teurs de nos pensées, la maladie en interrompt d'une façon irrégulière
tantôt quelques-uns, tantôt plusieurs, tantôt une grande partie. Ceci
rend le résultat de la pensée insolite, et souvent faux sur le plan lo-
gique. En outre, les associations empruntent de nouvelles voies, dont
les suivantes nous sont actuellement connues : deux idées se ren-
contrant par hasard sont réunies en une pensée, la forme logique de
leur combinaison étant déterminée là par les circonstances. Les asso-
ciations par assonance acquièrent une importance inaccoutumée ; de
même les associations indirectes. Deux ou plusieurs idées sont conden-
sées en une seule. La tendance au stéréotypage fait que le cours de
la pensée reste bloqué sur une idée, ou que le malade ne cesse de
revenir à la même idée. D'une façon générale, il y a fréquemment une
pauvreté idéique allant jusqu'au monoïdéisme ; souvent, une idée
conçue d'une façon quelconque domine le cours de la pensée sous la
forme d'une fascination, d'une énonciation, d'une échopraxie. La pos-
sibilité de détourner le cours de la pensée du patient n'est pas pertur-
bée d'une façon homogène dans les différents états schizophréniques.
Si les troubles schizophréniques des associations atteignent un haut
degré, ils aboutissent à la confusion.
* * *
La cohésion des idées est donc assurée ici par une sorte de concept
générique, mais non par une représentation de la direction ou du but.
Aussi semble-t-il qu'on ait jeté dans une marmite et mélangé des
concepts d'une catégorie donnée - se rapportant dans le premier cas
à l'Orient et dans le second à l'histoire ancienne - pour ensuite les
en tirer selon les caprices du hasard en les reliant par des formes
grammaticales et quelques représentations accessoires. Néanmoins cer-
tains des concepts qui se succèdent ont un lien commun un peu plus
étroit, mais pourtant bien trop lâche pour représenter une séquence
utilisable sur le plan logique (manœuvres navales - batailles navales
- frégate cuirassée ; Acropole - occupants perses - brûler - torches
vivantes - Néron ; prêtre - druide - fête du Saint-Sacrement - Dieu-
Soleil Baal, etc.)
Ce ne sont pas seulement les représentations de but mais aussi les concepts
considérés comme beaucoup plus simples avec lesquels nous opérons habi-
tuellement qui sont formés de composantes multiples qui changent selon le
contexte : le concept d'eau est tout à fait différent selon qu'il est utilisé en
rapport avec la chimie, la physiologie, la navigation, un paysage, une inon-
dation ou comme une source d'énergie, etc. Chacun de ces concepts spéci-
fiques est relié par des fils tout à fait différents aux autres idées ; nul être
normal ne pense à l'eau cristallisée quand l'eau emporte sa maison, et per-
sonne, voulant étancher sa soif avec de l'eau, ne pense à la poussée qui
permet aux bateaux de flotter.
Tous les fils conducteurs associatifs indiqués ici peuvent demeurer sans
effet dans la schizophrénie, isolément ou selon des combinaisons quel-
conques. Quelques autres exemples pourront l'expliquer :
Chère Maman !
Aujourd'hui je me sens mieux qu'hier. Je ne suis en fait pas du tout en
disposition d'écrire. Mais pourtant j e t'écris très volontiers. Je peux bien m'y
prendre à deux reprises. Je me serais tellement réjoui hier dimanche si toi
et Louise et moi avions eu la permission d'aller dans le parc. On a une si
belle vue de la Stephansburg. C'est vraiment très beau au Burghôlzli. Louise
écrit Burghôlzli sur les deux dernières lettres, j e veux dire sur les - couverts,
non, enveloppes, que j'ai reçues. Mais j'ai écrit Burghôlzli là où j'ai mis la
date. Il y a aussi au Burgholzli des patients qui disent Hôlzliburg. D'autres
parlent d'une usine. On peut aussi le considérer comme un établissement de
cure.
J'écris sur du papier. La plume que j'utilise à cette fin est d'une usine qui
s'appelle Perry et Co. L'usine est en Angleterre. Je le suppose. Derrière le
nom Perry Co est griffonnée la ville de Londres ; mais pas la ville. La ville
de Londres est en Angleterre. Je le sais par l'école. J'y ai toujours aimé la
géographie. Mon dernier professeur de cette matière était le professeur Au-
guste A. C'est un homme aux yeux noirs. J'aime bien les yeux noirs aussi.
Il y a également des yeux bleus et gris, et d'autres encore. J'ai déjà entendu
dire que le serpent aurait les yeux verts. Tous les êtres humains ont des yeux.
Il y en a aussi qui sont aveugles. Les aveugles sont alors guidés par le bras
par un garçon. Ce doit être très terrible de ne rien voir. Il y a aussi des gens
qui ne voient rien, et d'autres encore qui n'entendent rien. Mais j'en connais
aussi quelques-uns qui entendent trop. On peut entendre trop. On peut aussi
voir trop. Il y a beaucoup de malades au Burgholzli. On dit d'eux : patients.
L'un m'a bien plu. Il s'appelle E. Sch. Il m'a appris ceci : Il y a quatre
catégories au Burgholzli, des patients, des pensionnaires, des garde-malades.
— Et puis il y a également des gens qui ne sont pas du tout ici. Ce sont tous
des gens étranges...
Une hébéphrène veut mettre son nom au bas d'une lettre comme d'habitude :
« B. Graf. » Elle écrit Gra ; il lui vient alors à l'esprit un autre mot, qui
commence par Gr ; elle corrige le a en o, y ajoute ss et répète alors le mot
« Gross » deux fois encore. De toute la masse de représentations sur les-
quelles se fonde la signature, toutes sont devenues d'un seul coup inopérantes
sur la malade, à l'exception des lettres Gr. - Ainsi les patients peuvent-ils
se perdre dans les associations annexes les plus insignifiantes, et l'on n'a-
boutit pas au développement d'un cours de pensée homogène. On a aussi
appelé ce symptôme « pensée à côté4 ».
A la question « Qu'était votre père ? », un patient répond : « Johann Frie-
drich ». Il a saisi qu'il s'agissait de son père, mais la question sur la profes-
sion n'a pas eu d'influence sur sa réponse, par contre il répond à la question
sur le nom qui n'a pas été posée. Si l'on examine de plus près de tels cas,
il s'avère la plupart du temps que les malades ont saisi la question en tant
que telle, mais qu'ils n'ont pas élaboré la représentation qui y est adéquate.
Un hébéphrène requiert du gouvernement sa libération de l'asile sous la forme
suivante :
« Vous êtes invité à procéder à ma désincarcération et à procéder à la publi-
cation au moyen d'annonces dans le journal de mai 1905, sinon vous serez
révoqué de vos fonctions en vertu de mes droits traditionnels.
Vous expédierez les affaires courantes jusqu'aux nouvelles élections.
Avec mes salutations... »
Cet homme, qui a siégé au conseil municipal dans le passé, n'a au demeurant
nullement l'idée délirante qu'il pourrait donner des ordres au gouvernement
ou même le renverser ; seulement, tandis qu'il écrit ceci, tout ce qui ne s'ac-
corde pas à cet instant avec cette représentation est absent de sa pensée.
Un hébéphrène écrit : « La montagne qui se dessine dans les boursouflures
de l'oxygène est admirable. » Il s'agissait de la description d'une promenade,
avec laquelle ce concept chimique ne cadre pas. Manifestement, quelque
chose se rapportant au « bon air sain » lui est venu à l'esprit, car dans la
phrase suivante le patient parle de façon tout à fait abrupte de sa santé.
- Exemple analogue : Avez-vous des soucis ? « Non. » La situation vous pèse-
t-elle ? « Oui, le fer est pesant. » Tout d'un coup, pesant est pris au sens
physique.
On enlève la table qui est à côté du patient. Il dit : « Salut, je suis le Christ »,
se renverse en arrière comme un mourant et incline le chef. Nous avons la
représentation partielle selon laquelle quelque chose s'éloigne de nous lors
de la disparition d'un être humain comme lors de l'enlèvement d'une table.
Pour un sujet normal, les différences de ces deux processus sont prégnantes ;
mais seul influe sur les associations du patient le troisième terme de la
comparaison, le départ, représentation qui n'est pas du tout adéquate au cas
présent. L'adieu - sans doute en relation avec l'image de la table - éveille
en lui la représentation de Jésus ; les différences énormes entre les adieux
de Jésus et l'adieu du patient à sa table n'ont aucun poids dans cette asso-
4. Dont les « réponses à côté », classiques dans la littérature française, sont la traduction
(NDT).
ciation. Non seulement l'association Jésus se produit, mais l'analogie minime
entre la situation du patient et celle du Christ suffit à identifier pour un court
moment le patient au Christ. Ici aussi, une série de représentations différen-
ciant les adieux de Jésus à ses disciples et le dernier adieu sur la Croix
n'ont cependant pas été prises en compte non plus. (On n'a pu mettre en
évidence dans le cas présent les autres facteurs conjoncturels qui ont fait
surgir spécifiquement l'idée de Jésus).
« Il faut bien qu'on se soit levé au moment voulu, alors il y a aussi « l'ap-
pétit » nécessaire à cela. L'appétit vient en mangeant5 », dit le Français. - //
Avec le temps et avec les années l'être humain devient si à l'aise dans la
vie publique qu'il n'est même plus capable d'écrire. - Sur une telle feuille
de papier on met de très nombreuses lettres 6 si l'on fait bien attention à ne
pas dépasser d'une « chaussure carrée ». Il Par un temps si magnifique on
devrait pouvoir se promener dans la forêt. Pas seul, naturellement, mais
Avec7 ! Il A la fin d'une année on fait toujours un bilan de fin d'année. - Il
Ce n'est que maintenant que le soleil est dans le ciel et il n'est pas encore
plus de dix heures. — Au Burghôlzli aussi ? — ? Cela, je ne le sais, car je
n'ai pas de montre sur moi comme avant ! - Après le manger « On va p...8 » !
Il y a aussi suffisamment de distractions pour les gens qui ne font pas partie
de cet asile de fous et n'en ont jamais fait partie. Car faire des « bêtises »
avec « de la chair humaine » n'est pas permis en « Suisse » ! ! Il — La foi9
das Heu, L'herb10 das Gras, morder11 = beissen etc. etc. etcetera usw. und so
weiter 12 ! - R... K... - En tout cas il vient beaucoup de « maarchandise » de
Zurich, sinon nous ne serions pas forcés de rester au « lit » jusqu'à ce que
celui-ci ou celui-là ait la « complaisance » de « dire » qui est responsable du
fait quon ne peut plus sortir prendre l'air. O A // 1000 demi-quintaux II Atta-
chement pour les glands ! ! !
A. les Eschèlles. d'un homme, qui ne peut plus aller au pièg.-XII Vous
connaissez ça ? En « Allemagne : Die Eicheln und das heisst auf französisch :
Au Maltrâitage ». — // T A B A K . (Ich habe dir so schön gesehen.) // Wenn auf
jede Linie etwas geschrieben ist, so ist es recht. « Jetzt ischt albi elfi grad 13 .
Der Andere. - // Hü, Hü, Hüst umme nö hä ? ! - // Zuchthäuslerverein : Bur-
ghôlzli. - // Ischt nanig à près le Manger ! ?- ! ? ! - Meine Frau war eine
vermögliche gewesen14'. »
Tous les troubles cités peuvent varier du maximum, qui correspond à une
confusion complète, jusqu'à la quasi-absence. Toute association d'idées
n'a pas ce caractère, chez un schizophrène ; mais tandis que dans les
cas graves les associations erronées sont tout à fait dominantes, seule
une observation patiente et prolongée peut déceler quelques défauts
de la pensée de ce type dans une démence précoce « guérie » ou la-
tente.
15. En fait cet écrit n'identifie pas formellement le sexe de son auteur, seul le propos délirant
« j e suis la religieuse » pouvant évoquer le sexe féminin dans le texte allemend (NDT).
dans le Rhin. » — On peut avoir comme réponse à une incitation à aller
au travail :. « Pourquoi laissez-vous tomber ça ? // Le soleil est dans le
ciel. // Pourquoi laissez-vous tomber ça ? » (Personne n'a rien laissé tom-
ber.) - Mis à part les sautes d'idées marquées par II, la première phrase
ne se rattache déjà pas le moins du monde à l'incitation qui a été donnée.
Ceci est quelque chose de tout à fait habituel ; souvent, ce qui est répliqué
à une question n'a d'une réponse que la forme, tandis que le contenu n'a
strictement rien à voir avec ce qui était demandé.
On demande à une patiente qui devait aider aux tâches ménagères pourquoi
elle ne travaille pas. Sa réponse — « Mais j e ne connais pas le français » -
n'a de rapport logique ni avec la question, ni avec la situation.
Pour examiner le sens stéréognosique, on met une clé dans la main d'une
patiente capable de travailler, dont le comportement est tout à fait bon et qui
coopère au test. A la question « Qu'est-ce que c'est ? » on obtient comme
réponse « Un conseiller municipal ».
Au cours d'un test, le mot encre provoque les associations : « Tache d'encre ;
// On veut tout de même hériter de ça. »
Là même où seule une partie des fils conducteurs sont interrompus entrent
en jeu, à la place des directives logiques, d'autres influences, qu'on ne
remarque pas dans des conditions normales. Pour autant que nous le
sachions jusqu'à présent, ce sont généralement les mêmes directives
que celles qui déterminent le nouveau point de départ après une rup-
ture complète de la pensée : des associations d'idées que le hasard a
stimulées, des condensations, des associations par assonance, des as-
sociations indirectes et une trop longue persistance d'idées (tendance
à la stéréotypie). Toutes ces associations d'idées ne sont pas étrangères
non plus à l'esprit normal ; mais elles n'y surviennent que de façon
exceptionnelle et accessoire, tandis que dans la schizophrénie elles
sont exagérées jusqu'à la caricature et, souvent, dominent littéralement
le cours de la pensée.
Ce qu'on observe le plus souvent, c'est que deux idées sans rapport
étroit qui préoccupent en même temps le malade sont purement et sim-
plement mises en relation. La forme logique de la corrélation dépend
des circonstances accompagnatrices : si l'on demande quelque chose,
le patient fournit en guise de réponse l'idée qui lui vient à l'esprit à
ce moment précis ; s'il cherche une raison, les idées acquièrent une
relation de causalité. S'il présente une exagération pathologique du
Moi, ou à l'inverse s'il se sent lésé, il rapporte la nouvelle idée direc-
tement à son Moi, dans le sens de ce complexe chargé d'affect.
16. Complexe : expression abrégée pour complexe de représentations qui est si fortement
investi d'affect qu'il influence (en p e r m a n e n c e ) les processus psychiques sur le plan théma-
tique. L'influence normale de l'affectivité sur les associations entraîne que le complexe a,
d é j à chez le sujet bien-portant, une certaine tendance à se délimiter, à a c q u é r i r une certaine
autonomie ; il devient une structure plus résistante, à l'intérieur de la masse changeante des
représentations (NDA).
Et puis des associations par assonance sont fréquentes : Kopf - Tropf ;
Frosch - Rost - rostig ; sauber - Tauber - (wilder - böser - starker -
Kerl) ; geschlagen - betrogen - betroffen - beklagen 1 7 . De telles asso-
ciations ressemblent certes aux associations par assonance de la fuite
des idées ; cependant, l'association Frosch - Rost serait déjà étonnante
de la part d'un maniaque, et une production telle que « betrogen -
betroffen » ou « Diamant - Dynamo » serait tout à fait rare ; car l'asso-
nance est tout de même trop limitée. Nous paraissent encore plus inso-
lites : Pauline - Baum - Raum ; See - Säuhund ; Tinte - Gige (= Geige) ;
Nadel - Nase 1 8 . Pour Tinte - Gige, l'assonance est à peine ressentie
par un bien-portant ; l'i de Tinte est bref et a une autre consonance
que l'i long de Gige. Mais quand on entend associer « schon - ein
Paar Schuhe 1 9 », et tout de suite après « Krieg — das ist die Schön-
heit 20 », personne, pour peu qu'il connaisse les associations maniaques
et normales, ne cherchera dans la seule assonance la relation entre
Schuh et Schönheit. Et pourtant, bien des centaines de combinaisons
de ce genre nous ont appris avec certitude que l'identité, voire l'ana-
logie d'un seul son suffit à co-déterminer la direction des associations.
Ainsi une patiente nous dit-elle qu'un calendrier était une vente de rochers,
parce qu'un rocher était nu 2 1 . On parle du marché aux poissons en présence
d'une catatonique. Elle gémit ; « Oui, moi aussi j e suis un tel requin ! » Elle
use d'une association par assonance tout à fait étrange et, à l'état de veille,
absolument impossible à tout autre être humain qu'un schizophrène (« Fisch-
markt — Haifisch »), pour exprimer qu'elle est tout à fait mauvaise, ignorant
la totale impossibilité de cette identification.
17. Têle - goutte ; grenouille - rouille - rouillé ; propre - sourd - (sauvage - méchant -
fort - gars) ; battu - trompé - touché - déplorer.
18. Pauline - arbre - espace ; mer - salopard ; encre - violon ; aiguille - nez.
19. Déjà - une paire de chaussures.
20. Guerre — c'est la beauté.
21. Kalendar : calendrier - Kahl : chauve, dénudé (arbre, rocher).
entendant ce reproche, la patiente avait pensé consciemment ou inconsciem-
ment au terme habituel en pareil cas chez des gens peu cultivés, mais dont
le médecin n'avait pas fait usage, « Sauordnung 22 » (prononcé « za-ou » ou
« zou ») ; ainsi les mots - et les concepts - Sou, Surberli et Suter sont-ils
partiellement déterminés, tandis que la forme négative de la phrase exprime
que la patiente ne veut pas être considérée comme désordonnée (Riklin). -
Une patiente modifia la formule stéréotypée qu'elle présentait depuis trente
ans, « es ist mir nicht wohl 23 » en remplaçant « wohl » par diverses expres-
sions dialectales, et finalement par le mot anglais « well ». Et à partir de ce
dernier mot, cela devint un beau jour « es ist mir nicht Velo » (= Fahrrad 24 ).
C'est ce processus qui était en jeu dans la formation de l'idée citée plus
haut, « Notre-Seigneur Dieu est le navire du désert », deux choses complè-
tement différentes et relevant de deux complexes d'idées différents étant réu-
nies en une pensée. Un catatonique associa à « voile » « vapeur-voile »,
composé des deux associations qui s'étaient imposées, « bateau à vapeur »
et « bateau à voile 2 7 ». La condensation participe de façon éminente à la
formation d'idées délirantes et de symboles, et elle est aussi cause d'une
foule de néologismes : « trauram » pour « traurig » et « grausam 28 »,
« schwankelhaft », composé de fragments des trois mots « wankelmutig »,
« schwankend », « nicht standhaft 29 ».
A l'occasion, une idée précise est aussi éclairée par des associations débri-
dées dans tous les sens possibles : « C'est pourquoi j e vous souhaite une
année joyeuse heureuse, saine, bénie et riche en fruits et encore beaucoup
d'autres années viticoles, ainsi que de bonnes et saines années de pommes
de terre ainsi que de choucroute et de chou blanc et de bonnes années de
citrouille et de graine. Une bonne année d'œufs et aussi une bonne année
de fromage » etc. etc. - Un patient dont la fille est devenue catholique lui
écrit que le chapelet est une « multiplication de prières, et de son côté cette
multiplication est une prière de multiplication, qui n'est elle-même rien d'au-
tre qu'un moulin à prières, et celui-ci est une machine à prières de moulin,
42. Bleuler use du néologisme Ausassoziieren, qui évoque une idée d'associations débridées
et sans but (NDT).
4 3 . Amour : Liebe — avoir : haben. La série d'associations sera citée en allemand, en raison
du rôle prépondérant qu'y jouent les assonances (NDT).
4 4 . « Amour, voleurs, don, dame, avoir, amour, voleurs, dons, dame, avoir, amour, voleurs,
repris, repris, repris, repris, avoir,... »
et celle-ci de son côté est une minoterie de machines à prières », et ainsi de
suite sur deux pages in-folio.
45. Certains auteurs comptent ces manifestations au nombre des anomalies motrices ; ainsi
en est-il, par exemple, de Kleist, sous le nom « d'actes en court-circuit » (NDA).
46. J e ne comprends pas pourquoi von Leupoldt (413) parle à ce propos d'une compulsion,
bien qu'il dise lui-même qu'il ne s'agirait pas d'une compulsion stricto sensu. Cela risque
d'être d'autant moins juste dans tous les cas qu'il suppose que le fondement de ce symptôme
réside dans un défaut de capacité à saisir les complexes. Son propre patient concevait la
photo de l'inauguration d'un monument, « dans l'ensemble », comme une procession (NDA).
Tout à fait analogue est le « palper47 », également décrit par von Leu-
poldt, et qui consiste en ce que les malades suivent les contours des
objets qu'ils peuvent atteindre. En pareil cas, c'est le mouvement d'ac-
compagnement qui est associé, au lieu de l'énonciation des objets.
* * *
Dans la lettre qui suit, le cours de pensée ne peut généralement plus être
analysé ; tout nous y apparaît comme un bavardage « confus » et incohérent.
Une connaissance complète des complexes chargés d'affect de la patiente
nous permettrait néanmoins d'expliquer certaines choses.
Burgholzli, le 2 0 novembre 1905.
Honorée Famille Fridöri et Famille Comte ou Oreilles Schmidli !
Ca ne va pas bien, ici au Schmiedtenhaus. Il n'y a pas ici d'église, de pres-
bytère pas non plus d'hospice mais il y a ici toute l'année du bruit, de la
fureur 50 , des mûres sauvages 51 = soleils = bruit du ciel ; plus d'un grand et
petit agriculteur, Humel, Surbeck, Armtrunk de Thalweil, Adlisweil, d'Albis
de Sulz, de Seen, de Rorbach, de Rorbas a quitté sa maison, n'est plus revenu,
ainsi « entaucht 5 2 » un garçon boucher, Siegrist, le paysan Vorsängers, aussi
un Meier administrateur de biens, Messner Jakob, assez vieux, jeunes soldats
suisses, aussi Ernst, de Ernst, qui s'est coupé 2 doigts en l'an mil neuf cen-
tième mois d'août, ainsi que son père Konrad et sa femme sont divorcés. Car
les hommes et femmes dévideurs de soie ont quotidiennement la tentation de
tuer les visites, parce qu'elles attendent si longtemps, jusqu'à ce que les
patients sortent en se bagarrant, ils n'ont pas non plus de bon lait, « hol-
len 5 3 », les garde-malades ne sont rien d'autre non plus que des folles des
« capsuleuses », qui vous transpercent le cœur, il y en a assez de tricoter
des jupons, des petits sous-vêtements, des chaussettes, le jour, il leur faut
en plus causer du trouble aux hôtes du ciel et de la terre la nuit....
50. Kollder, sans doule pour Koller ou Kolder (suisse alémanique) : accès de colère, fureur ( N D T ) .
51. Brumberen, sans doute pour Brombeeren (NDT).
52. Néologisme peut-être traduisible par « surgit », de ent- privatif et tauchen (plonger), ou
encore contamination intraduisible de enltâuschl (déçu), par tauchen (NDT).
53. Sans cloute allusion à la fée Holle des contes, qui répand la neige... blanche comme le
lait ( N D T ) .
Les miens n'existent plus.
Si la Direction Foreli 54 sont bien morts, si seulement le Roi à Biïhl nous
ramenait à la maison sur une voiture, car le chemin de fer ne fait que nuire,
si l'abeille faisait le détour de Wyl Hiintwangen jusqu'à Neuhausen, jetaient
les wagons de chemin de fer dans une fosse de gravier et les recouvraient
de terre. Un petit cœur de femme ne peut faire grand-chose. Un cœur
d'homme est tout de même plus fort.
Nous ne savons encore pour ainsi dire rien des conditions temporelles
du déroulement schizophrénique des associations, il est possible
qu'elles n'aient rien de caractéristique. Naturellement, nous avons un
déroulement « a c c é l é r é » dans le sens de la fuite des idées en cas
d'états maniaques intercurrents, et un ralentissement en cas de dépres-
sion ; nous sommes en outre en droit de supposer que, dans certains
états stuporeux qui peuvent être considérés comme l'expression d'exa-
cerbations du processus cérébral schizophrénique lui-même, les asso-
Les barrages dans le cours de la pensée sont perçus par les patients
eux-mêmes, et décrits sous les noms les plus variés. Généralement,
mais pas toujours, ils les ressentent comme désagréables. Une catato-
nique intelligente était forcée de rester assise immobile pendant des
heures « pour retrouver sa pensée ». Une autre n'était capable de rien
en dire d'autre que : « Parfois j e peux parler, parfois non. » Un malade
« s'engourdit » (Abraham), un autre a un « handicap de pensée », un
troisième devient « figé dans sa tête, comme si on serrait sa tête. » Un
quatrième dit « qu'on jette soudain un sac de caoutchouc sur lui » ; et
une paysanne s'exprime ainsi : « On m'envoie une charge contraire,
comme tout un chargement (elle fait un geste comme si quelque chose
arrivait contre sa poitrine) ; c'est comme si on me fermait la bouche,
comme si on me disait : ferme ta gueule. » Cette dernière description
inclut le barrage de la fonction motrice d'élocution, décrite par un
patient de Rust dans les termes suivants : on lui arrête le langage.
D'une façon générale, il est très fréquent que les barrages soient attri-
bués par les patients à une influence étrangère. Ainsi faisons-nous chanter
des chansons par un de nos patients ; soudain, il ne peut plus continuer ;
les Voix lui disent alors : « Tu vois, tu l'as encore déjà oublié » ; mais
à son avis, ceux qui parlent sont ceux qui lui font oublier.
Nous questionnons une jeune fille sur son existence antérieure ; elle fournit
de fort bonnes informations chronologiques sur son passé. D'un seul coup,
elle ne poursuit pas ; nous demandons ce qui est arrivé ensuite ; on ne peut
plus rien en apprendre. Ce n'est que longtemps après, amenée à cela par
toutes sortes de détours, qu'elle laisse échapper qu'elle a connu son bien-aimé
à cette époque. — Un enseignant qui avait mis toute son énergie à réclamer
une augmentation de salaire répond, à la question de savoir s'il a obtenu
cette augmentation : « Qu'est-ce qu'une augmentation de salaire ? » Il ne pou-
vait pas comprendre ce terme parce que le complexe de salaire avait été
barré chez lui. - De nombreux malades réclament d'entretenir le médecin
d'une affaire importante ; quand il est là, ils ne savent que lui dire.
58. J e préfère traduire Gedankenentzug par « soustraction de pensée » plutôt que par le
terme usuel en français, « vol de la pensée », car il apparaît bien ici que ce symptôme, tel
que l'entend Bleuler, n'est pas obligatoirement attribué par le patient à une influence exté-
rieure (NDT).
elles ; les personnes « possédées » sont celles qui sont impliquées dans
ses idées délirantes.
Les barrages ne sont pas absolus et insurmontables dans tous les cas ;
par un questionnement persévérant, par des stimulations de toute
sorte 59 , et notamment par la distraction, on peut souvent les rompre ou
les contourner. Mais souvent les malades ont alors une sensation dé-
sagréable ; après avoir répondu, une patiente fut littéralement saisie
d'effroi, comme si elle avait fait quelque chose de mal.
Ainsi la volonté, ou du moins le souhait du patient n'est-il pas toujours
sans avoir part à la survenue du barrage. Un hébéphrène appelait le
complexe symptomatique des barrages (relié à des idées délirantes et
à d'autres produits pathologiques) le « timbreposteur » ; il l'enclenchait
souvent aussi quand on voulait lui donner une tâche indésirable ; le
patient avait alors un barrage à l'égard de tout, et l'on ne pouvait plus
rien obtenir de lui. Il va de soi que toutes les transitions existent depuis
un tel comportement jusqu'au non-vouloir délibéré et à toutes les
formes de simulation. De même, la frontière entre les barrages et le
négativisme n'est nette ni sur le plan théorique, ni sur le plan symp-
tomatologique. Ces deux manifestations se transforment l'une en l'autre,
et le négativisme passif pourrait même s'expliquer par une combinaison
de barrages.
* * *
7. Mais ce qui est le plus frappant, ce sont les associations bizarres dont on
a donné les exemples p. 22 et p. 24, puis les associations apparemment ou
réellement totalement incohérentes, dans lesquelles le mot-stimulus ne repré-
sente rien de plus que le signal de prononcer n'importe quel mot. (Nommer
n'importe quel meuble qui se trouve dans le champ visuel, etc.)
8. Il n'est pas rare qu'on ne puisse trouver aucun rapport, même avec l'aide
du patient. Dans ces cas il s'agit sans doute généralement, sinon toujours,
de connexions avec un complexe d'idées chargé d'affect déjà présent. Quand
j e dis « déjà présent », j e ne veux pas dire « déjà présent à la conscience »,
car le malade lui-même ne peut en effet fournir aucune information là-dessus.
C'est ainsi qu'un patient apparemment tout à fait rangé, et encore très intel-
ligent même à présent, associait, sans savoir pourquoi, le mot « court » à
beaucoup de concepts qui touchaient ses sentiments d'une façon quelconque.
La solution de cette énigme résidait en ce qu'il était lui-même très petit et
que cet élément faisait aussi partie de ses complexes.
* * *
Ziehen (817) a aussi testé les associations rétrogrades et trouvé une altération
de la reproduction rétrograde de séries dans des états que nous rangeons
dans la schizophrénie. Mais il est si difficile de distinguer là les troubles de
l'association de ceux de l'attention, du bon vouloir, etc., que j e ne me ha-
sarderai pas à conclure à un résultat définitif à partir de la courte publication
de cet auteur.
* * *
* * *
Les troubles des associations sont insuffisamment décrits ici, dans la mesure
où l'on prend peu en compte les états aigus. Jusqu'à présent, nous n'avons
toutefois pas trouvé de nouvelles caractéristiques qualitatives dans de tels
syndromes, mais éventuellement des exagérations de ce qui a déjà été décrit.
(Naturellement, nous faisons abstraction des signes des états maniaques, mé-
lancoliques, ou d'inhibition organique).
Ce que je ressens plutôt comme une carence, c'est que nous n'ayons déduit la
plupart des anomalies que des déclarations verbales et écrites des malades ; les
b) L'affectivité
Ce qui frappe le plus, c'est que certains patients, notamment les plus
âgés, manifestent également la même indifférence à l'égard de leurs
idées délirantes, qui les occupent pourtant constamment.
Dans des cas plus légers, cette indifférence peut faire défaut ou être
masquée. Au début de la maladie, nous voyons souvent vraiment une
certaine hypersensibilité, si bien que les malades s'isolent consciem-
ment, pour échapper à toute occasion d'affects, et ce même quand ils
ont encore de l'intérêt pour l'existence. Des schizophrènes latents peu-
vent paraître tout à fait labiles dans leurs affects, sanguins. Mais la
profondeur de l'affect fait alors défaut. A y regarder de plus près, on
trouve généralement aussi dans de tels cas une indifférence partielle
à l'égard de tel ou tel des intérêts qui n'étaient habituellement pas
étrangers au patient ; mais j e ne voudrais pas prétendre que ceci soit
également le cas chez les patients qui n'aboutissent jamais chez le
psychiatre. Il existe en outre d'assez nombreux schizophrènes qui ont
en permanence des affects assez vifs, tout au moins dans certaines
directions : ce sont ceux d'entre eux qui sont actifs, les écrivains, les
réformateurs du monde et de la santé, les fondateurs de religions. Ces
gens ont une pensée partiale et qu'aucune considération n'arrête ; il
est difficile de dire si leurs affects ne sont pas également pathologi-
quement partiaux en soi.
Nous voyons souvent des thymies de base nettes, si bien qu'on peut
difficilement parler d'indifférence générale. L'humeur peut être eupho-
rique, triste, anxieuse. Nous rencontrons la transition de l'humeur eu-
phorique à l'humeur indifférente, ou un mélange des deux, dans l'état
affectif, très fréquent chez les schizophrènes, de « Wurstigkeit », que
les Français appellent, d'une façon plus imagée encore, « je-m'en-fi-
chisme 6 2 ». Alors, bien qu'ils ne soient pas heureux, les malades sont
pourtant satisfaits d'eux-mêmes et du monde ; ce qui arrive d'indési-
rable n'est pas ressenti comme désagréable. Leurs réponses deviennent
alors très facilement impertinentes, leurs associations inexactes leur
fournissant un matériel très favorable à cela. - D'autres humeurs en-
core s'expriment d'une façon analogue. Une de nos malades est quali-
fiée depuis plus de vingt ans dans son observation de « cordialement
dérangée », car présentant toutes ses plaintes insensées avec une cer-
taine bonhomie et avec force sourires.
Dans les cas aigus que l'on qualifiait autrefois de manies et de mé-
lancolies, l'affectivité ne fait naturellement pas défaut ; mais elle revêt
un timbre spécifique qui, en soi, permet souvent déjà le diagnostic de la
maladie. A la place des affects clairs et profondément ressentis de la
folie maniaco-dépressive, nous avons l'impression d'un mouvement af-
fectif qui ne va pas en profondeur. Surtout, l'homogénéité de l'expression
Toutes ces choses sont plus aisées à sentir qu'à décrire. Ce qu'on peut
le mieux mettre en relief dans la description, c'est le manque d'adap-
tation aux variations du contenu des idées, le déficit de la capacité de
modulation affective. L'humeur du schizophrène maniaque ne suit que
très peu ou pas du tout les changements de contenu de la pensée.
Tandis que le maniaque accompagne comme un sujet normal les
nuances affectives des pensées exprimées par des modifications qua-
litatives et quantitatives adéquates des expressions d'affectivité, nous
ne voyons que peu ou pas du tout de telles modulations chez le schi-
zophrène avéré, qu'il raconte une blague, qu'il se plaigne de son en-
fermement ou qu'il parle de son existence 64 . Une catatonique se plaint
que son mari soit en prison. Je lui assure qu'il est en liberté, ce à
quoi elle répond : « Ah, c'est bien. » Mais elle dit cela sur un ton
plaintif, absolument inchangé, exactement comme si je lui avais confir-
mé l'incarcération de son mari.
Dans certains cas nous voyons tout de même des oscillations affectives
nettes qui peuvent tout à fait se rapprocher de la norme. Une certaine
rigidité affective peut cependant se trahir alors, du fait que quelque
chose de difficilement descriptible reste commun à l'expression des
humeurs les plus diverses. Pour recourir à une image de coloriste, c'est
comme si toute la mimique était plongée dans la même sauce ; ces
gens pleurent avec une voix analogue ou identique à celle avec laquelle
ils rient ; et bien qu'ils tirent leur commissure labiale vers le haut dans
le cas d'un de ces affects et vers le bas dans l'autre, les deux modes
d'expression mimique ont tout de même quelque chose qui leur est
nettement commun.
Dans les états aigus les expressions affectives les plus diverses peuvent
pourtant alterner aussi les unes avec les autres au cours d'une période
très brève, par exemple pendant une présentation clinique, même sans
humeur basale durable. A l'occasion d'une quelconque association for-
tuite, le patient entre d'une seconde à l'autre dans la plus grande agi-
tation coléreuse, il invective, vocifère, saute en l'air, pour se montrer
au bout de quelques minutes érotiquement joyeux de la même façon
excessive, puis pleurer de tristesse, etc. Dans ces cas, l'ensemble de
la personnalité change en même temps que l'affect. Ici, contrairement
à la stase de certaines composantes des expressions affectives anté-
rieures qu'on a mentionnée plus haut, les affects précédents ne pro-
longent à l'inverse même pas autant leur effet qu'ils devraient
normalement le faire ; de façon tout à fait subite, c'est à un registre
totalement nouveau qu'il est fait appel. L'aspect de ce brusque chan-
gement et la rigidité affective différencient généralement facilement
c e s c a s d'une pathologie organique.
Cette labilité affective est sûrement en rapport, pour une petite part,
avec l ' i n c a p a c i t é des malades à saisir certains événements importants
en tant que tels. Des pensées sans importance ne parviennent guère à
captiver même un sujet sain ; il est donc c o m p r é h e n s i b l e que le schi-
Même quand les affects changent, cela se passe pourtant plus lente-
ment en général que chez le sujet sain. Les affects sont souvent litté-
ralement à la traîne derrière les idées. Lors d'un examen, on avait
montré à de nombreuses reprises à une patiente la photo d'un enfant ;
ce n'est qu'un quart d'heure après qu'apparut l'affect triste approprié.
A l'occasion de fêtes, on voit aussi combien les schizophrènes ont be-
soin de plus longtemps que les sujets sains pour se mettre dans l'am-
biance. On constate, avec exactement la même fréquence chez les gens
bien portants que chez les schizophrènes, que la colère et la contrariété
démarrent souvent très rapidement, bien qu'ils aient tendance à ne
disparaître que lentement. On ne doit pas interpréter cela comme une
labilité particulière des patients. Mais une persistance pathologique de
l'affect se manifeste indubitablement au travers de la tendance, habi-
tuelle aux schizophrènes, à persévérer dans leur colère ou à l'amplifier
pendant assez longtemps encore, même quand il n'y a plus aucune
raison à cela.
Les affects viennent parfois aussi au jour quand une atrophie cérébrale
débute, si bien que certains de ces malades ne se distinguent plus
guère des séniles ordinaires, « qui peuvent pleurer et rire quand ils
veulent ». A Rheinau, j'ai observé pendant dix ans une catatonique
qui, abstraction faite des premiers temps, ne m'avait dit rien que des
injures et était restée assise en face de moi, négativiste, la langue tirée
de côté. Quand j e la revis dix ans après mon départ de Rheinau, elle
se précipita vers moi, me serra dans ses bras avec émotion, comme on
peut faire à un vieil ami. - Une paranoïde dont j e connaissais l'indif-
férence depuis près de trente ans fit une apoplexie. Comme elle attirait
beaucoup de mouches avec des sucreries, j e lui demandai un jour, en
matière de plaisanterie, si les mouches n'allaient pas la manger. Elle
se prêta joyeusement à la plaisanterie : « Il en vient toujours de si
grosses, si grosses, et elles veulent me manger. » Pendant la première
partie de la phrase, elle riait, et pendant la seconde, en vraie sénile,
elle était déjà tellement accablée par l'idée d'être mangée qu'elle pleu-
rait plaintivement.
C'est pourquoi nous ne devons pas nous étonner de voir des affects
conservés même dans des cas graves. Mais lesquels nous rencontrons,
voilà qui dépend généralement du « hasard ». Cependant certains sen-
timents ont de plus grandes chances de se manifester que d'autres.
Comme nous l'avons vu plus haut, les émotions érotiques (dans le bon
sens), par exemple, se laissent parfois déterrer. Mais, quand on peut
suivre les rêveries éveillées des malades, on trouve souvent aussi des
sentiments délicats, et ce chez des patients qui, extérieurement, ne
présentent rien d'autre que violence et malpropreté.
Même une empathie artistique n'est pas si rare. Des poètes et musiciens
légèrement schizophrènes de tout niveau présentent cette faculté. Une
catatonique aiguë était capable, au cours d'une stupeur apparemment
des plus graves, de danser en musique, et ce avec des mouvements
qu'elle inventait elle-même et qui exprimaient d'une façon étonnam-
ment fine et esthétique le sentiment éveillé par cette musique. Une de
nos catatoniques chroniques est, à part une irritabilité presque perma-
nente avec tendance à la violence, totalement indifférente à l'environ-
nement, indécente et malpropre au plus haut degré. Elle peut pourtant
non seulement danser mais s'adapter très exactement à toutes les
nuances de la musique et des mouvements de son danseur.
* * *
68. Vergleichgiiltiget.
69. Information fournie de vive voix (NDA).
L'absence de fluctuations du volume des membres, de modifications du pouls
et de la respiration sous l'effet de stimulus douloureux et froids qu'ont trouvée
Bumke et Kehrer (Archiv fur Psychologie, vol. XLVII, p. 9 4 5 ) a probablement
une signification analogue (Comparer aussi aux réflexes pupillaires).
* * *
c) L'ambivalence
Ainsi peut-on également constater, aussi souvent qu'on le veut, que les
patients ne remarquent même pas la contradiction quand on prend dans
un sens positif leur réponse négative. J e demande à un malade : « Avez-
vous des Voix ? » Il le nie avec assurance. Je poursuis : « Que disent-
elles donc ? » « — Oh, toutes sortes de choses. » Ou même c'est un
exemple précis qui est fourni en réponse. - Plus souvent encore, il
ressort des propos et du comportement des malades qu'ils pensent une
idée positivement et négativement en même temps, bien que cela ne
saute pas toujours autant aux yeux que dans la série de propositions
suivantes : « Elle n'avait pas de mouchoir ; elle l'a étranglé avec son
mouchoir. » Le fait qu'une idée soit exprimée par son contraire doit
être classé ici : Un patient se plaint de ce qu'on lui ait enlevé la clé
principale, alors qu'il veut réclamer qu'on la lui donne. Dans la « lan-
gue fondamentale » de Schreber, cela donne « récompense » : « puni-
tion » ; « poison » : « aliment », etc.
Les trois formes de l'ambivalence ne peuvent pas être être nettement
distinguées, ainsi qu'il ressort déjà des exemples qui précèdent. Af-
fectivité et volonté ne sont en effet que des facettes d'une fonction
homogène ; mais les antinomies intellectuelles ne peuvent souvent pas
être non plus disjointes des antinomies affectives. Le mélange de délire
de grandeur et de persécution résulte du souhait et de la crainte, ou
du fait que le malade tantôt affirme sa propre valeur et tantôt la nie.
Le patient est particulièrement puissant, et en même temps il est sans
pouvoir ; il est tout à fait banal que l'amoureux ou les protecteurs de-
viennent aussi les persécuteurs, sans abandonner le premier de ces
rôles. Il est plus rare que des ennemis deviennent des bienfaiteurs
(une paranoïde catholique était devenue vieille-catholique 70 ; elle eut
alors l'idée délirante qu'elle était persécutée par le Pape, mais celui-ci
finit par vouloir lui offrir bien des millions). C'est à peu près la même
chose quand de nombreux malades se plaignent, certes, d'une persé-
cution, mais pensent que celle-ci doit servir à les instruire, à les amé-
liorer, ou comme étape préparatoire à leur élévation.
70. Secte catholique constituée en église indépendante après avoir refusé le dogme de l'in-
faillibilité pontificale en 1 8 7 0 (NDT).
I I . Les fonctions intactes
Souvent, des troubles sont simulés par le fait que l'examinateur et le patient
ne parlent pas le même langage. Le patient prend dans un sens symbolique
ce que le médecin entend au sens propre. Ainsi un malade prétend-il ne pas
pouvoir voir, être aveugle, alors qu'il y voit fort bien mais ne perçoit pas les
objets « comme une réalité ». S'entendant demander depuis quand elle était
là, une patiente qui avait fourni par ailleurs de nombreuses preuves
d'orientation temporelle exacte et séjournait à l'asile depuis quatre semaines
affirma avec une grande certitude être là depuis trois jours. Mais cette dé-
termination d'une durée de trois jours était pour elle identique avec celle de
« toute ma vie ». Elle expliqua alors elle-même que le premier jour avait été
celui où elle avait commis une faute morale dans sa prime jeunesse, le second
celui où, devenue adulte, elle avait fait la même chose, et le troisième n'était
pas encore parvenu à sa fin ; cette dernière allégation se référait indubita-
blement au fait qu'elle avait reporté son amour sur le médecin de la section.
L'inverse se voit tout aussi souvent ; une tournure figurée quelconque est
prise au pied de la lettre par le patient.
Il est particulièrement important de savoir que les malades ont une compta-
bilité double71 sous de nombreux rapports. Ils connaissent tant les conditions
exactes que les conditions falsifiées et, selon les circonstances, répondent
dans le sens de l'un ou de l'autre type d'orientation - ou des deux en même
temps, cette dernière modalité étant notamment fréquente dans le cas de
fausses reconnaissances de personnes : le médecin est là maintenant en tant
que Docteur N. (c'est-à-dire qu'à d'autres moments il est l'ancien amoureux).
a) La sensation et la perception
Busch et Kraepelin ont trouvé que les schizophrènes font plus de fautes, et
notamment d'omissions, au disque de tir' 2 et au tambour' 3 que les sujets
sains. Chez certains malades, le nombre des lectures exactes est un peu di-
minué, mais se situe dans les limites de la normale. Naturellement, ce sont
les malades aigus, notamment stuporeux, qui ont les pires résultats. Mais les
tests montrent nettement que l'on n'a pas à faire, pour l'essentiel, à un trouble
de la perception, mais à des troubles de l'attention et de l'intérêt supérieur.
La tendance aux stéréotypies joue aussi un rôle dans certains cas. Il en va
de même de la difficulté à distinguer représentations et perceptions. Lors des
erreurs de lecture, les malades ont un plus grand sentiment de certitude de
ce qu'ils ont saisi de façon erronée que les sujets sains. Ce qui est caracté-
ristique, c'est que les auteurs ont trouvé chez une patiente qu'ils considé-
raient comme hystérique les mêmes troubles que chez les schizophrènes.
Ailleurs (388, vol. II, p. 177), Kraepelin mentionne que des stimulus d'action
très brève sont en règle perçus très incomplètement. Nous n'avons pas pu
vérifier les tests avec des appareils précis. Mais l'observation de la réaction
aux stimulus extérieurs, lors du jeu, des bagarres, l'examen en montrant des
images le plus brièvement possible ne nous ont encore montré, chez des pa-
tients faisant montre de bonne volonté et d'une attention correcte (et en l'ab-
b) L'orientation
c) La mémoire
La mémoire en tant que telle n'est pas altérée non plus dans cette
maladie. Les patients évoquent aussi bien que les sujets sains leurs
vécus de l'époque tant antérieure que postérieure à l'affection - et ces
derniers, dans de nombreux cas, mieux encore que les sujets bien por-
tants, en enregistrant comme une caméra photographique, qui fixe tout
aussi bien ce qui est accessoire que ce qui est important. Aussi peu-
vent-ils souvent fournir plus de détails qu'un sujet normal n'en ra-
conterait, ce qui peut être un avantage, par exemple lors de l'examen
anamnestique à l'asile. Souvent les malades fixent aussi les dates et
autres bagatelles de ce genre d'une façon étonnamment tenace, et cer-
tains paranoïdes, en particulier, sont même capables de donner la date
de tous les événements qu'ils relatent dans leurs longues requêtes 74 .
« J e connais des cas de paranoïa dans lesquels l'attention est attirée
par une altération singulière de la mémoire, qui a presque l'allure d'une
hyperfonction (hypermnésie). Les paranoïaques en question se souvien-
nent de chacun des moindres détails d'un événement datant d'un passé
lointain 75 ...
7 4 . On notera dès à présent que l e s paranoïdes qu'évoque ici B l e u l e r sont des paranoïaques
dans toute autre c l a s s i f i c a t i o n que la s i e n n e . Voir note suivante à c e propos (NDT).
7 5 . Berze ( 5 8 , p. 4 4 3 ) . Cet auteur range notre forme paranoïde dans la paranoïa (NDA).
l'exercice des articulations et des muscles doit jouer un rôle peuvent
être soudain réutilisées après de nombreuses années d'interruption,
comme si elles avaient toujours été exercées. Une catatonique qui
n'avait pour ainsi dire pas fait un mouvement normal pendant trente
ans, et qui n'avait plus touché un piano depuis des années, peut jouer
subitement un quelconque morceau difficile sur le plan technique, cor-
rectement et avec expression.
Ziehen trouve lui aussi une altération de la mémoire dans tous ses
« états déficitaires », bien que pas aussi nette au début que dans la
paralysie générale 77 .
Cette contradiction apparente peut être levée très aisément. Ce qui est
bon, dans la schizophrénie, c'est l'enregistrement du matériel fourni par
l'expérience sensible et la conservation des traces mnésiques. Mais l'évoca-
tion du vécu peut être perturbée à un moment donné, ce qui paraît évident,
si l'on songe qu'elle doit se produire par la voie des associations, qu'elle
est influencée par l'affectivité, et que ce sont justement ces deux fonc-
tions qui sont particulièrement atteintes dans la schizophrénie.
76. Masselon dit aussi (p. 110) qu'aucun détail ne peut être répété ; ceci aussi est faux.
Quand il mentionne eri outre qu'une élève sage-femme aurait perdu toutes les connaissances
acquises durant sa scolarité mais se souviendrait de son enfance, il s'agit là d'un hasard
qui doit reposer soit sur les complexes des patients, soit encore sur le mode de question-
nement. Par contre, quand Masselon trouve une « stéréotypie de la mémoire », l'observation
est juste : il arrive effectivement souvent que les opérations mnésiques se stéréotypent elles
aussi, comme d'autres fonctions, si bien que quand on aborde, fût-ce de loin seulement, un
certain thème, le même matériel mnésique ne cesse d'être évoqué, souvent même avec les
mêmes mots (NDA).
77. J e n'ai pas encore rencontré non plus d'altération de la mémoire respectivement dans
l'idiotie et l'imbécillité, quoique d'autres auteurs encore que Ziehen l'y décrivent aussi. Nos
conceptions de la « mémoire » doivent diverger. 11 me paraît évident qu'un idiot peut tout
aussi peu garder en mémoire un propos ou un événement qu'il n'a pas compris que moi un
opéra chinois ; cependant il est beaucoup d'imbéciles qui gardent en mémoire plus de détails
qu'ils n'ont pas compris que la plupart des sujets normaux (table de multiplication, sermons
entiers) et qui évoquent avec une grande expressivité, des décennies plus tard, les événe-
ments qu'ils ont compris, même s'ils disposent à peine de la parole. Je n'appelle un examen
examen de la mémoire que s'il se rend aussi indépendant que possible d'autres troubles tels
que le manque de compréhension dans l'idiotie, les barrages, le désintérêt et la paresse à
penser dans la schizophrénie (NDA).
Les barrages sont fort fréquents lors de l'évocation des souvenirs durant
l'examen médical, et empêchent par moments la reviviscence des traces
mnésiques, surtout celles des complexes chargés d'affect. Les dérail-
lements des associations produisent une foule de réponses erronées :
le désintérêt, ou même des tendances négativistes, empêchent une ré-
flexion correcte et favorisent réponses irréfléchies et propos à côté.
Il est donc naturel que nous ne recevions très fréquemment aucune
réponse, ou des réponses erronées, quand nous interrogeons les schizo-
phrènes ; que la réponse nécessite une opération mnésique ou une réfle-
xion, le résultat est en règle à peu près le même ; les malades répondent
également tout aussi inexactement s'ils doivent commenter quelque chose
d'actuel. Ceci nous montre que nous ne sommes pas en droit de situer
cette perturbation au niveau de la mémoire. Naturellement, des fonctions
complexes et peu exercées courent plus de risques d'achopper sur un de
ces écueils que des fonctions simples et quotidiennes, si bien que Mas-
selon a raison sous un certain rapport. Mais si l'on observe la proportion
numérique entre l'échec des opérations simples et celui des opérations
complexes, on acquiert nécessairement la conviction que les activités
psychiques élémentaires sont tout autant touchées par le processus pa-
thologique que les fonctions complexes ; l'influence de la maladie de-
vient seulement plus souvent manifeste dans le cas de ces dernières,
exactement de la même façon que l'influence de l'usure normale de la
mémoire lèse moins le souvenir du lieu où l'on est allé à l'école que,
par exemple, celui des aventures d'Alexandre le Grand.
d) La conscience
78. « Conscience » signifie d'abord cette propriété (non descriptible) des processus psychi-
ques qui distingue l'être sensible des automates. Ou cette conscience est présente, ou elle
fait défaut ; et cette dernière éventualité non pas dans les psychoses, mais dans le coma,
dans l'évanouissement profond. Il n'existe pas de trouble qui aille dans le sens d'une para-
fonction de la conscience. Tout au plus peut-on imaginer qu'elle soit altérée quantitativement,
dans la mesure où plus ou moins de processus psychiques peuvent être conscients au même
moment et où ces processus doivent avoir une plus ou moins grande intensité pour devenir
conscients. Mais ces idées ne peuvent être mises en pratique : la « conscience » d'un idiot
a sûrement souvent bien moins de contenu que celle d'un épileptique en état crépusculaire
ou d'un rêveur intelligents, et pourtant nous qualifions la première de normale et la seconde
de troublée. Et en ce qui concerne l'intensité nécessaire des stimulus, un stimulus minimal,
qui ne serait même pas pris en compte à l'état normal par la même personne, peut fort bien
devenir conscient dans un « état crépusculaire » (Etat crépusculaire hystérique !). Les sti-
mulus intrinsèques sont aussi très conscients, en général, dans les états crépusculaires, sans
que nous ayons de raison de supposer qu'ils aient une intensité particulière. Car nous ne
savons absolument rien de la dynamique des processus psychiques. Le mot « conscience »
revêt une signification tout à fait différente si l'on parle déjà d'une « conscience perturbée »
en cas d'orientation défectueuse et de rapport insuffisant avec le monde extérieur ; il y a
même des gens qui parlent d'un trouble de la conscience si des idées délirantes se mani-
festent. Parfois, le souvenir a posteriori fut aussi considéré comme indice de la présence de
la conscience à un moment donné. - Il devrait être clair qu'on ne saurait rien tirer d'une
telle notion. - Tout aussi impropre est le concept de conscience de soi, qui a donné lieu à
beaucoup de confusion. Qui a une conscience ne se confond sûrement pas lui-même avec
le monde extérieur, et doit donc avoir aussi conscience de soi, au sens où l'entendent les
psychologues. Sans doute sa conscience de soi ne peut-elle donc pas être altérée non plus.
Mais si l'on entend par là la compréhension de sa propre personnalité, alors nous utiliserons
de préférence cette dernière expression, plus claire, pour désigner ce phénomène (NDA).
Car la « conscience du temps et du lieu » n'est rien d'autre que l'orien-
tation dans le temps et l'espace. Quoi qu'il en soit, dans le cas des
anomalies de la conscience (« troubles du sensorium »), il s'y ajoute
généralement encore un trouble primaire, non seulement dans la syn-
thèse des impressions sensorielles en une représentation figurative du
temps et du lieu, mais aussi sous la forme d'une altération de la sen-
sation et de la perception ; les stimulus sensoriels ne sont en grande
partie (mais jamais tous !) même pas enregistrés, ou alors ils sont trans-
formés dans un sens illusoire par l'interprétation ; par contre, l'esprit
se crée de l'intérieur son propre monde, qui est projeté vers l'extérieur.
Nous parlons alors d'états crépusculaires.
La conscience, en ce sens que les patients perdraient le rapport sensoriel
avec l'environnement, n'est donc pas altérée dans les états chroniques de
la schizophrénie ; sous ce rapport, les schizophrènes se comportent comme
des sujets bien portants. Par contre, il y a bien souvent des syndromes
aigus qui sont tout à fait analogues à un état crépusculaire hystérique,
ainsi que des états confusionnels d'origines les plus diverses. En outre,
ce symptôme permanent qu'est l'autisme (voir chapitre suivant) peut
en un certain sens être qualifié de trouble de la conscience.
e) La motricité
Les schizophrènes les plus graves, qui ne cultivent plus aucune rela-
tion, vivent dans un monde en soi ; ils se sont enfermés dans leur
chrysalide avec leurs souhaits, qu'ils considèrent comme exaucés, ou
avec les souffrances de leur persécution, et ils limitent le contact avec
le monde extérieur autant qu'il est possible.
Nous appelons autisme80 ce détachement de la réalité combiné à la
prédominance relative ou absolue de la vie intérieure.
Dans des cas moins prononcés, la réalité a seulement perdu plus ou
moins d'importance sur le plan affectif ou sur le plan logique. Les
malades sont encore impliqués dans le monde extérieur, mais ni l'évi-
80. L'autisme est à peu près la même chose que ce que Freud appelle autoérotisme. Mais
comme la libido et l'érotisme sont pour cet auteur des concepts beaucoup plus larges que
pour d'autres Ecoles, ce terme ne peut guère être utilisé ici sans donner lieu à de nombreuses
méprises. Le terme autisme dit pour l'essentiel, en positif, la même chose que ce que P. Janet
(321) qualifie, en négatif, de « perte du sens de la réalité ». Mais nous ne pouvons accepter
sans autre forme de procès cette dernière expression, parce qu'elle prend ce symptôme d'une
façon beaucoup trop générale. Le « sens de la réalité » ne fait pas totalement défaut au
schizophrène, il échoue seulement pour les choses qui se sont précisément mises en oppo-
sition avec ses complexes. Nos patients d'asile, qui sont tout de même relativement graves,
peuvent saisir et retenir très correctement la majeure partie de ceux des événements de
l'asile qui sont sans importance pour leurs complexes. On peut en obtenir des anamnèses
détaillées qui se confirment, etc., bref, ils montrent tous les jours que le sens de l'appré-
hension de la réalité n'a pas disparu chez eux, mais que cette faculté n'est inhibée et altérée
que dans certains contextes. Le même malade qui ne s'est pas soucié de sa famille durant
des années peut énumérer tout à coup une foule de motifs justes pour lesquels sa présence
à la maison serait nécessaire, s'il s'agit pour lui d'échapper à ses persécuteurs de l'asile.
Mais cela ne l'empêche pas de ne pas tirer les autres conséquences de ses réflexions. S'il
est réellement relâché, ou si l'on met des conditions aisées à remplir à sa sortie, il ne lui
vient à l'esprit que dans de fort rares cas de faire quelque chose pour la réalisation de ses
« souhaits » pour sa famille (NDA).
dence ni la logique n'ont d'influence sur leurs souhaits ni leur délire.
Tout ce qui est en contradiction avec les complexes n'existe tout sim-
plement pas pour leur pensée ni pour leur sensibilité.
Une dame intelligente, prise à tort pour une neurasthénique durant de
nombreuses années, a « construit un mur autour d'elle, si étroit qu'elle
avait souvent l'impression d'être dans une cheminée ».
Une patiente par ailleurs tout à fait présentable chante dans un concert,
mais ne peut alors plus s'arrêter. Le public commence à siffler et à
faire toutes sortes de bruits ; elle ne s'en soucie pas, continue à chanter,
et se sent très satisfaite quand elle a terminé. Une demoiselle cultivée,
de la maladie de laquelle on ne remarque presque rien, dépose soudain
ses fèces au milieu du salon, devant témoins, et ne comprend absolu-
ment pas l'indignation de son entourage. Depuis dix ans, un patient
me donne de temps en temps des billets sur lesquels sont toujours
écrits les quatre mêmes mots, qui signifient qu'il est interné abusive-
ment ; cela ne lui fait rien de me donner une demi-douzaine de ces
billets à la fois ; il n'en comprend pas l'absurdité, quand on lui de-
mande des explications. Pourtant, ce malade porte un bon jugement
sur les autres et travaille de façon autonome dans la section. De façon
habituelle, les schizophrènes nous donnent souvent aussi une multitude
de lettres sans attendre de réponse, ou bien ils nous reposent oralement
la même question une douzaine de fois de suite, sans même nous laisser
le temps d'une réponse. Ils prophétisent un événement quelconque pour
un jour précis. Que ce qu'ils ont prédit n'arrive pas les trouble si peu
que, dans de nombreux cas, ils ne cherchent même pas d'échappatoire.
8 1 . Voir glossaire.
le médecin de « Permettez, Monsieur le Docteur ». Si on lui demande ce qu'il
souhaite, il est tout étonné et ne sait que dire 82 . Pendant des semaines, une
mère réclame de voir son enfant, usant de tous les artifices ; si on lui en
donne la permission, elle préfère un verre de vin. Une femme réclame le
divorce pendant des années ; une fois qu'elle est enfin divorcée, elle n'y croit
pas du tout et se met en fureur si on ne l'appelle pas par son nom de femme
mariée. De nombreux malades se consument d'angoisse à l'idée de la mort,
mais n'ont eux-mêmes pas le moindre égard pour la préservation de leur
existence et restent totalement insensibles à des menaces réelles.
8 2 . Une patiente qui avait fait venir le médecin parvint, après quelques instants de per-
plexité, à exprimer son souhait en montrant son anneau nuptial (NDA).
vide ; ou bien ils bouchent leurs orifices sensoriels, remontent leur
tablier ou leur couverture sur leur tête ; et la position recroquevillée,
qui était très fréquente jadis, alors qu'on abandonnait plus les malades
à eux-mêmes, semble même indiquer qu'ils s'efforcent d'isoler le plus
possible du monde extérieur toute leur surface cutanée sensible.
Les patients ne peuvent pas rectifier, ou difficilement seulement, les
malentendus qui résultent du cours autistique des idées.
Une hébéphrène est allongée (de mauvaise humeur) sur un banc. En me
voyant, elle veut se lever. Je la prie de ne pas se déranger. Elle répond d'un
ton irrité que si seulement elle pouvait rester assise, elle ne s'allongerait
pas ; c'est-à-dire qu'elle s'est imaginé que j e lui faisais un reproche parce
qu'elle était couchée sur le banc. Je lui renouvelle à plusieurs reprises, en
termes différents, mon invitation à ce qu'elle reste tranquillement allongée ;
mais elle n'en devient que plus irritée. Tout ce que j e dis est interprété de
façon erronée dans le sens de son cours de pensée autistique.
Pour les malades, le monde autistique est tout autant réalité que le
monde réel, encore que ce soit parfois une autre sorte de réalité. Ils ne
peuvent souvent pas distinguer ces deux sortes de réalité, même quand
ils les différencient en principe. Un patient a entendu parler du docteur
N. ; aussitôt après, il demande si ça a été une hallucination, ou si nous
avons vraiment parlé du docteur N. Busch a démontré par ses tests de
lecture la mauvaise distinction entre représentation et perception.
8 3 . L a p r é o c c u p a t i o n , si f r é q u e n t e c h e z d e j e u n e s h é b é p h r è n e s , p o u r l e s « p r o b l è m e s m a -
j e u r s » , c ' e s t - à - d i r e c e u x où l ' o n n e p e u t t r a n c h e r , o ù la r é a l i t é n ' i n t e r f è r e p a s , n ' e s t r i e n
d ' a u t r e q u ' u n e a c t i v i t é a u t i s t i q u e . - F r e u d a p p e l l e d o u t e et i n c e r t i t u d e un p r e m i e r d e g r é d e
son auto-érotisme ( J a h r b u c h fur Psychanalyse, vol. I, p. 410) (NDA).
logiques ordinaires, tant que cela lui convient ; mais il n'est absolument
pas lié par eux. Il est dirigé par des besoins affectifs. En outre, il
pense par symboles, par analogies, par concepts incomplets, par asso-
ciations fortuites. Si un même patient se tourne vers la réalité, il peut,
le cas échéant, penser de nouveau avec précision et logique. Il nous
faut donc distinguer une pensée réaliste et une pensée autistique, et ce
côte à côte, chez le même patient. Dans la pensée réaliste, le malade
s'oriente tout à fait bien dans le temps et dans l'espace réels ; il dirige
ses actions en fonction de cela, autant qu'elles nous apparaissent nor-
males. De la pensée autistique proviennent les idées délirantes, les
manquements grossiers à la logique et à la bienséance, et autres symp-
tômes morbides. Les deux formes sont souvent bien distinctes, si bien
que le patient peut penser de façon tantôt tout à fait autistique, tantôt
tout à fait normale ; dans d'autres cas, elles se mêlent jusqu'à complète
interpénétration, ainsi qu'on l'a vu plus haut.
Les malades ne sont pas forcément conscients de ce qu'il y a de spécial,
de différent de l'expérience antérieure dans la pensée autistique. Mais
des patients suffisamment intelligents peuvent ressentir pendant des
années, généralement douloureusement, plus rarement agréablement,
la différence par rapport à avant. Ils se plaignent de ce que la réalité
ait une autre apparence qu'autrefois ; les objets et les personnes ne sont
en fait plus du tout tels qu'on les qualifie ; ils sont autres, étrangers, ils
n'ont plus de rapports avec le patient. Une patiente qu'on avait fait sortir
« errait comme dans un tombeau ouvert, tellement le monde lui pa-
raissait étranger ». Une autre « a commencé à entrer par la pensée
dans une existence tout à fait différente ; alors, quand elle comparait,
tout était totalement différent ; même son amoureux n'est pas du tout
tel qu'elle se le représente ». — Une patiente encore très intelligente
considérait comme une modification bénéfique que de pouvoir se met-
tre à volonté dans un état où elle éprouvait la plus grande félicité
(sexuelle et religieuse) et voulait nous apprendre à faire comme elle.
b) L'attention
L'attention passive est altérée d'une façon tout à fait différente : certes,
il va de soi que les patients qui ont perdu tout intérêt ou qui sont
enkystés de façon autistique prêtent fort peu attention au monde exté-
rieur. Mais, à côté de cela, un nombre étonnamment grand d'événe-
ments dont les patients ne se soucient pas sont enregistrés. Le
processus de sélection qu'opère l'attention parmi les stimulus senso-
riels peut être abaissé à zéro, si bien que presque tout ce qui parvient
aux sens est enregistré. Le caractère tant préparatoire qu'inhibiteur de
l'attention est donc perturbé de la même façon.
Des événements survenus dans la section et qui n'avaient pas touché les
malades, des nouvelles tirées des journaux et dont ils n'avaient entendu parler
qu'incidemment peuvent être encore évoqués avec tous les détails, des années
plus tard, par des patients qui semblaient totalement préoccupés d'eux-
mêmes, qui regardaient apparemment toujours le même coin de la pièce, si
bien qu'on ne peut absolument pas saisir comment ils ont pu même avoir
vent de ces choses. Après une amélioration, une de nos catatoniques qui,
durant des mois, ne s'était occupée qu'à faire des pitreries contre les murs,
se montra orientée sur ce qui s'était passé entre-temps au cours de la guerre
des Boers ; elle doit avoir saisi au passage quelques remarques de son en-
tourage complètement stupide et les avoir retenues de façon organisée. Une
autre, qui n'avait ni dit un mot sensé ni fait une action sensée pendant de
nombreuses années (elle n'avait même pas mangé seule), connaissait le nom
du nouveau Pape plusieurs années après le début de son pontificat, bien
qu'elle vécût dans un entourage protestant où l'on ne se souciait pas de Rome.
8 4 . Une partie du concept de vigilance recouvre celui d'aptitude à laisser détourner son
attention (voir p. 7 3 ) (NDA).
Le résultat de la concentration de l'attention est très variable. Il peut
être normal. D'un autre côté, les patients ne peuvent souvent pas vrai-
ment se concentrer, même s'ils s'y efforcent : l'intensité de l'attention
est perturbée. Généralement, son étendue est alors atteinte également :
les malades ne sont pas capables de rassembler toutes les associations
nécessaires à une réflexion. Ces troubles pourraient être co-déterminés
par des entraves primaires encore inconnues dans les processus psy-
chiques ; mais, en dehors des affects, ce sont naturellement les troubles
des associations qui influencent le plus le résultat de l'attention. Si le
cours des idées est totalement désagrégé, une idée juste sera de toute
façon impossible sans un effort anormalement intense. La tendance gé-
nérale de certains cas à la fatigue fait aussi rapidement décroître l'at-
tention ; mais la plupart des patients chroniques présentent une
capacité de maintenir leur attention concentrée normale ou supérieure
à la normale, pour autant qu'ils en viennent à une attention active.
c) La volonté
85. Wünsche und Begehren. Ce qui confirme l'opportunité de traduire Wunsch par souhait
plutôt que par désir. Voir glossaire (NDT).
86. Déficit de la volonté est pris ici tant dans le sens de manque de puissance de la force
motrice (apathie) que dans celui de manque de ténacité et d'homogénéité de la volonté
(lubies, insouciance) et dans celui de défaut d'inhibition (NDA).
leur appareil moteur. Quand de tels barrages de la volonté perdurent,
nous nous trouvons devant une forme de stupeur catatonique.
Dans d'autres circonstances encore, des actes compulsifs, des actes
automatiques et les formes de Vautomatisme sur ordre peuvent égale-
ment se voir. Mais ces phénomènes relèvent d'un autre chapitre (voir
plus loin, « symptômes catatoniques »).
d) La personnalité
e) La démence sehizophrénique
Il faut d'abord retenir que, même dans une schizophrénie très grave,
toutes les fonctions de base jusqu'à présent accessibles à l'examen sont
potentiellement conservées. Alors que dans l'idiotie les relations concep-
tuelles et associatives complexes ne sont absolument pas élaborées,
alors que dans les psychoses organiques bien des choses ont été per-
dues, sinon sur le plan cérébral du moins sur celui de leur utilisation
par l'esprit, même le schizophrène le plus stupide est capable de réa-
liser tout à coup, dans des conditions favorables, une prestation de très
haut niveau (tentative d'évasion « rusée »). La stupidité schizophrénique
grave est caractérisée (en dehors de l'important manque d'intérêt et
d'activité) par le fait qu'il y a numériquement beaucoup d'échecs parmi
toutes les pensées et les actes ; qu'une tâche donnée soit difficile ou non
est là d'une importance secondaire. Par contre, la démence des formes
les plus bénignes se caractérise par le fait que ces gens agissent habi-
tuellement de façon tout à fait sensée mais sont potentiellement capables
de n'importe quelle sottise. Le paralytique général ou l'imbécile légers
font leurs incongruités là où une réflexion trop compliquée pour eux
serait nécessaire ; en des matières plus simples ils agissent normale-
ment. Seulement, chez ces patients, on peut évaluer le degré de la
démence d'après le niveau des performances possibles et, là aussi, lors
d'un examen prudent et en prenant en compte le contexte, l'humeur,
la fatigue, les particularités individuelles, etc. Qui, parmi ces patients,
n'est pas capable de faire une multiplication pourra encore moins venir
à bout d'une division ; qui ne saisit pas le sel d'une fable ne compren-
dra pas un roman, et, à l'inverse, une histoire plus simple ne causera
pas de difficultés à qui comprend l'ensemble des tenants et aboutis-
sants d'un roman. Il en va tout autrement dans la schizophrénie : un
malade qui, à un moment donné, ne peut pas additionner 17 et 14
même en faisant de sérieux efforts résout tout à coup un calcul difficile
ou tient avec succès un discours bien construit. Un schizophrène peut
juger avec un esprit critique clair les actes, l'état pathologique des
autres patients et le bien-fondé des mesures prises à leur égard, et en
même temps ne pas comprendre qu'il est lui-même invivable, hors de
Le fait que des concepts simples puissent être perturbés tout autant
ou presque que des concepts compliqués et difficiles à saisir, est une
caractéristique des altérations conceptuelles de la schizophrénie. Ce
qui est déterminant, c'est au premier chef l'appartenance à un
complexe chargé d'affect, qui tantôt facilite et tantôt entrave la forma-
tion d'un concept. En outre, le trouble varie avec les fluctuations de
la maladie, qui tantôt touchent la plus grande partie de la pensée et
tantôt se limitent de nouveau à quelques fonctions élémentaires.
(Que disent les Voix?) - J'ai aussi deux enfants. (On répète la question.)
- On dit beaucoup de choses, ici. (On répète la question.) - Pas grand-chose.
(On répète la question.) - De toute façon, j e ne parle pas beaucoup. (On
répète la question.) - Oui, pas grand-chose. (On répète la question.) - Oui,
j e ne peux pas le dire. (Pourquoi pas ?) - J e ne sais pas. (Que disent les
Voix ?) - Oui, on parle plus ou moins ensemble, j e ne parle pas trop.
9 3 . Pour diverses raisons, la fable suivante a bien répondu à notre attente comme texte pour
des tâches simples : L'âne chargé de sel / Un âne chargé de sel dut traverser un fleuve à
gué. Il tomba et resta quelques instants confortablement allongé dans le flot frais. E n se
relevant, il se sentit soulagé d'une grande part de son fardeau, c a r le sel s'était dissout dans
l'eau. Maître Grandes Oreilles nota cet avantage et l'utilisa dès le j o u r suivant, quand il
traversa le même fleuve, chargé d'épongés. / Cette fois, il fit exprès de tomber, mais il fut
amèrement déçu. Car les éponges avaient absorbé l'eau et étaient devenues notablement
plus lourdes qu'avant. Le fardeau était si lourd qu'il s u c c o m b a . / Un moyen ne convient pas
dans tous les cas (NDA).
bien des malades qui font les plus grosses bêtises ou colportent les
idées les plus absurdes. Généralement, cependant, de telles tâches sont
un échec complet dans le cas de patients d'asile, ou bien la morale
est détournée dans le sens des complexes ou tirée d'une association
fortuite. Ainsi un patient tire-t-il de la fable-test la morale suivante :
il ne faut pas être effrayé si l'on se voit attribuer une lourde tâche.
Certains malades racontent, au lieu de ce qu'ils ont lu, de tout autres histoires
d'âne ou de sel, etc. D'autres mettent dans un nouveau contexte, voisin, des
fragments de l'idée qui leur a été fournie : ainsi avons-nous entendu plusieurs
fois « qu'un âne a voulu se noyer ». Ou encore des fragments sont répétés
sans cohérence, avec souvent aussi des ajouts schizophréniques : « Un âne a
été lourdement chargé de sel et est parti avec son chargement - dans le
désert ». A l'occasion, les malades remarquent l'incohérence ou la confusion
de leur récit. (Après deux lectures) : « Un âne a emporté du sel avec lui et
a dû entrer dans le fleuve ; une éponge est alors venue - j e ne sais pas si
c'est une éponge - ou un cygne - ou une oie 9 4 ... » (Ici, la patiente s'est
aperçu qu'une éponge pouvait difficilement venir, et a alors changé l'éponge
- Schwamm - en un cygne - Schwan.) Dans des cas plus graves, les concepts
de l'histoire sont mélangés pêle-mêle et reliés grammaticalement les uns aux
autres : « Un âne a franchi à gué un fleuve dans lequel il y avait des éponges,
et alors le fardeau a été trop lourd pour lui. » Si, à l'inverse, le rapport de
causalité est particulièrement souligné, voire même complété par des ajouts
inutiles, il s'agit en règle d'une complication par Valcoolisme : « Un âne por-
tait un chargement d'épongés ; il avait soif, il est entré dans un fleuve pour
boire de l'eau... »
94. La première association s'est faite par assonance : Schwamm (éponge) - Schwan (cygne)
(NDT).
elle dit « fosse » ; quand on lui fit remarquer que c'était dans un fleuve, elle
dit « oui, une fosse avec de l'eau ». Abstraction faite de tels cas, nous voyons
dans la schizophrénie étonnamment peu de références à soi-même lors de la
lecture des fables, tandis que les déprimés organiques rapportent en règle à
eux-mêmes l'histoire de l'âne noyé ou surchargé, et la plupart des alcooliques,
eux aussi, voient dans l'eau une allusion à leur défaut.
Lors des bonnes rémissions, les idées délirantes sont reconnues comme
telles bien que, presque sans exception, on puisse encore en retrouver
quelque chose dans certaines associations. Les malades « guéris » peu-
vent aussi qualifier de morbide et d'absurde leur comportement durant
la maladie : mais là aussi la pleine critique fait généralement défaut.
J'ai vu une catatonique qui, dans un asile, était très violente envers
elle-même et envers autrui, barbouillait, refusait la nourriture, qui fut
ensuite reprise par son père alors qu'elle était dans la plus grande
excitation, tint le ménage de celui-ci dès le premier jour de sa sortie,
et rédigea ses mémoires. Elle se souvenait de tous les détails de son
séjour à l'asile, pouvait même qualifier de morbide tel ou tel de ses
symptômes, mais elle considérait pourtant qu'elle avait été enfermée à
tort, et elle crut pouvoir écarter mes prudentes objections, selon les-
quelles ses violences et son refus de nourriture n'avaient tout de même
pas été signes de bonne santé, en disant qu'elle avait voulu « perturber
la marche de l'asile, où on la traitait si injustement ».
Ceci n'exclut pas que, dans un autre cas, un patient qui avait été
gravement catatonique pendant quelques années, et qui souffre main-
tenant d'une paranoïa hallucinatoria patente, commence tout d'un coup
à apprendre l'anglais et y arrive si bien, à l'asile, en autodidacte, qu'il
peut vendre ses traductions.
La capacité d'étude, mesurée à l'habileté à additionner, serait normale,
selon Specht (733). Selon Reis, elle s'avère un peu diminuée dans
divers types d'examen psychologique du progrès dans l'étude ; elle était
totalement absente dans un cas. De plus amples examens, chez des
malades dont la maladie est avancée, seraient toutefois souhaitables ;
car l'attention, la bonne volonté, etc. influencent naturellement très
fortement le résultat.
La capacité de calculer est légèrement altérée dans les cas assez
graves, mais elle peut se restaurer à tout moment, si les patients sont
assez cohérents pour avoir une vue d'ensemble d'un problème de cal-
cul. Des méprises de toute sorte, telles qu'on en voit dans la perplexité
et le manque d'attention, sont naturellement très fréquentes chez les
patients d'asile ; il s'y ajoute, de surcroît, que souvent ils n'ont pas la
volonté de répondre correctement ; même des schizophrènes très sensés
ne se gênent pas le moins du monde pour dire, lors d'une présentation
clinique, que 3 fois 1/4 font 100. Mais des cas relativement bénins, au
stade chronique, sont parfois tout à fait aptes à des travaux comptables
de bureau. Ils ne prêtent attention à rien d'autre, ne pensent à rien
d'autre et peuvent travailler à longueur d'année comme une machine,
avec la plus grande conscience ou, disons, la plus grande « précision ».
Dans les jeux de toute sorte, les malades se comportent comme dans
d'autres activités intellectuelles, c'est-à-dire de façon extrêmement di-
verse. Beaucoup ne présentent pas la moindre trace d'un besoin quel-
conque de se divertir. Ceux qui ont un penchant à jouer consacrent
souvent une attention totale à cette occupation, comme quelqu'un de
sain ; et ce ne sont pas seulement des cas chroniques qui peuvent jouer
aux jeux habituels, notamment aux cartes, avec raffinement et en pe-
sant tous les éléments, mais même un catatonique au stade aigu, qui
paraît franchement confus, peut nous surprendre en jouant aux échecs
comme un virtuose. Parmi les jeux de société, ceux qui demandent de
l'esprit ne peuvent naturellement pas être faits avec la plupart des
patients.
L'imagination des schizophrènes est en règle fortement atteinte. La plu-
part n'ont aucun penchant à penser quelque chose de nouveau, et ils
en ont tout aussi peu la capacité. Leurs pensées nouvelles consistent
souvent en des assemblages étranges du stock idéique existant, mais
elles se forment sans qu'il y ait de but intellectuel, et c'est pourquoi
elles ne produisent que des bizarreries mais ne créent pas d'idées à
proprement parler. Un paralytique général à forme maniaque peut pro-
duire plus d'idées neuves en un jour que toute une section pleine de
schizophrènes en plusieurs années.
Les capacités esthétiques sont généralement anéanties, ou du moins for-
tement endommagées par la maladie. Car la suite dans les idées fait
défaut, ainsi que le jugement, le soubassement affectif, et surtout l'ini-
tiative et la capacité productive. La faculté de jouir des œuvres d'art
est généralement absente aussi.
Les artistes qui pratiquent les arts plastiques sont généralement grave-
ment atteints par la maladie ; ici, la bizarrerie des idées, de la tech-
nique et de l'exécution sautent généralement immédiatement aux yeux.
11 va de soi que la productivité en souffre ; mais il est des peintres
qui répètent une infinité de fois une idée donnée, pendant longtemps 95 .
Souvent, l'art sert de moyen d'expression des idées délirantes et peut
être reconnu comme pathologique au premier coup d'œil.
Ces vers publiés par Stawitz montrent la banalité des pensées et de la forme :
Der Chorgesang
Stärker als die Sprache der Natur
von bekannten Sängern schallte nur,
eines Tags ein Lied mir zu.
Manch Träne, die mein Herz verbarg,
schaffte so der Seele Ruh !
Mehr noch schätze ich das Singen
als vorher : es gab ja Schwingen
Meinem Rückblick in die Zeit.
Meinem Ohr' ward es zur Weid.
La bizarrerie s'exprime dans les vers suivants, dont je ne suis plus capable
de citer Tauteur :
Dans les états aigus, une forme de productivité pathologique peut même
se développer. La patiente de Forel était habituellement incapable de
faire des vers ; au stade prodromique de la maladie, les vers en gésine
la « pourchassaient » littéralement.
f) L'activité et le comportement
Ainsi un patient de Kraepelin pouvait-il encore fort bien dessiner, mais non
faire des courbes. Un autre pouvait copier avec exactitude, mais non utiliser
correctement les signes de ponctuation. D'une façon générale, les patients ne
font guère montre de faculté de variation dans le travail non plus ; chez un
très grand nombre d'entre eux, le travail doit être fait comme ça leur passe
par la tête, même quand c'est tout à fait inadéquat. On sent très nettement
le manque de faculté de réflexion. Un enseignant pensionné réclame d'être
réembauché, mais dans le même courrier il invective les autorités. Un mé-
decin placé à l'asile en raison de menaces ayant un caractère de dangerosité
publique dit, avec le plus grand sérieux, pouvoir obtenir toute la liberté qu'il
veut en me faisant un procès ; je serais alors son adversaire et n'aurais plus
le pouvoir de lui imposer des limites en tant qu'expert et directeur d'asile.
On voit quotidiennement des malades apparemment lucides faire des tenta-
tives de fugue tout à fait irréfléchies, soit sous les yeux des infirmiers, soit
sous forme de fuite d'une pièce dans un corridor au-delà duquel il y aurait
encore quelques portes fermées à franchir.
Les buts que les patients se sont fixés contrastent souvent grossière-
ment non seulement avec leurs capacités actuelles, mais avec leurs
facultés intellectuelles en général. Réforme du monde, poésie, philan-
thropie sont les activités de prédilection de certains schizophrènes.
Néanmoins, beaucoup disent en tous domaines des vérités auxquelles
quelqu'un de sain ne pense pas.
Ils peuvent apparaître vraiment inconsidérés et arrogants même sur de
minces sujets, comme quand un patient inculte donne à un médecin
de bons conseils sur la façon de traiter un de ses (du médecin) parents,
ou quand des conseils sur le savoir-vivre en bonne compagnie sont
donnés à une patiente stupide. Ce n'est guère mieux quand un autre
patient écrit pour un journal un article sur la valeur formatrice du
cirque pour le public zurichois. Au niveau des apparences, une co-
quetterie excessive et pouvant aller jusqu'à une extravagance carica-
turale se manifeste parfois. Il est toutefois plus fréquent "que les
malades finissent par être sales et négligés sous tous rapports.
Une dame cultivée écrit une foule de lettres, met les adresses, les pourvoit
de la mention « recommandé », mais ne les envoie pas. Un enseignant ré-
clame tout à coup un poste à 2 0 0 0 F de traitement et quitte la place qu'il
avait. Un être inculte veut étudier la théorie musicale. Un commis fait chaque
nuit dans les deux sens le trajet Romanshorn-Genève, parce qu'il a entendu
dire qu'il serait déjà arrivé que des gens se fiancent fort bien dans des trains
de nuit. Un homme se déshabille dehors en plein hiver et traverse le village
tout nu pour aller se baigner dans le fleuve, qui est à une demi-heure de
marche. Une jeune fille coud des bas sur un tapis.
Les rapports avec les autres personnes ne sont pas seulement perturbés
par l'irritabilité et les bizarreries. Dans leur autisme, ils peuvent se
comporter comme s'ils étaient seuls dans une salle de travail bondée ;
tout ce qui concerne autrui n'existe pas pour eux. Dans les sections,
* * *
Tels sont les cas qui sont encore capables d'agir et d'avoir des relations
avec les gens. Si l'autisme prend le dessus, il donne finalement lieu
à un repli total sur l'esprit malade. Les schizophrènes les plus graves
vivent comme en rêve dans les salles qui leur sont dévolues, tantôt se
déplaçant comme des machines ou, sinon, bougeant sans but apparent,
tantôt muets et immobiles, réduisant le contact avec le monde extérieur
à un minimum imperceptible. Si, à un stade quelconque, des symp-
tômes accessoires apparaissent sur le devant de la scène, ce sont alors
eux qui déterminent l'activité et le comportement apparent.
Chapitre II
Les symptômes
accessoires
Il n'est pas fréquent que les symptômes fondamentaux soient si forte-
ment développés qu'ils mènent le patient à l'asile. Ce ne sont que les
phénomènes accessoires qui lui rendent impossible de séjourner dans
sa famille, ou ce sont eux qui rendent la psychose manifeste et amènent
à réclamer une aide psychiatrique. Ils peuvent être présents durant
toute l'évolution, ou seulement au cours de périodes tout à fait quel-
conques de celle-ci. Ils impriment généralement leur sceau au tableau
apparent de la maladie, si bien qu'avant Kraepelin on avait cru pouvoir
délimiter des maladies particulières d'après ces symptômes et leur
groupement.
Les plus connus sont les hallucinations et les idées délirantes. A leurs
côtés, les troubles de la mémoire et les altérations de la personnalité
ont été relativement peu pris en compte. Le langage parlé et écrit et
une série de fonctions corporelles sont parfois altérés, d'une façon tout
à fait irrégulière mais typique. Depuis Kahlbaum, on réunit sous le
nom de symptômes catatoniques un groupe particulier de phénomènes.
Tous ces troubles peuvent être transitoires ou de longue durée. Mais
il existe en outre certains complexes aigus de symptômes, qui se compo-
sent des manifestations citées et d'autres encore, et qui ont donné
l'impression de psychoses aiguës autonomes. Pour nous, ce sont des
épisodes ou des exacerbations survenant au cours d'une évolution plus
longue.
Ce qui est quotidien, c'est que les Voix menacent, invectivent, criti-
quent et consolent en mots hachés ou en courtes phrases ; que les
malades voient des persécuteurs ou des personnages célestes, certains
types d'animaux, du feu et de l'eau, et puis quelque environnement
souhaité ou craint : le paradis, l'enfer, un château, une caverne de
brigands ; qu'ils sentent de l'ambroisie ou un poison ou un immondice
quelconque dans leur nourriture ; qu'ils soient environnés de vapeurs
toxiques ou d'un merveilleux parfum qui les emplit de béatitude ; qu'ils
éprouvent le plaisir d'amour ou les tourments d'un corps profané par
toutes les influences physiques.
Ce sont toujours les mêmes souhaits et les mêmes craintes qui s'ex-
priment par de tels moyens. L'ambitieux perçoit des allusions qui lui
font miroiter pouvoir et argent, mais qui dévoilent aussi les manœuvres
de ses adversaires ; le malade enfermé entend des Voix qui lui pro-
mettent qu'il sera bientôt libre, et d'autres qui disent que sa séques-
tration sera éternelle, etc.
2. Voici peu, une de nos patientes a entendu un c h a n t . Son mari paranoïde avait prophétisé
une promotion s o c i a l e pour l u i - m ê m e et pour elle ; des masses populaires viendraient alors
l e s c h e r c h e r avec des c h a n t s s o l e n n e l s (NDA).
l'ensemble de l'altération de leur rapport au monde extérieur. Elles
procurent au mégalomane l'accomplissement de ses souhaits, au malade
religieux la relation avec Dieu et ses anges, elles annoncent au déprimé
tout le malheur imaginable, elles menacent et injurient jour et nuit le
persécuté. La lettre et le sens des Voix deviennent, pour le patient
comme pour l'infirmier, le représentant des puissances pathologiques
ou hostiles en général : les Voix ne se contentent pas de parler, elles
électrisent aussi les malades, les frappent, les enraidissent, leur pren-
nent leur pensée. Elles sont souvent hypostasiées, en partie sous forme
de personnes, en partie sur un mode très étrange : par exemple, il y
a une Voix sur chacune des oreilles du malade ; l'une est un peu plus
grande que l'autre, mais toutes deux sont à peu près de la taille d'une
noisette, elles ont une grande gueule et c'est tout.
Sur le plan de leur contenu, ce sont les menaces et les invectives qui
sont les plus fréquentes chez nos malades.
Jour et nuit, elles proviennent de l'entourage, des murs, d'en bas, d'en haut,
du souterrain et du toit, du ciel et de l'enfer, de près et de loin. Mais les
patients entendent aussi leurs proches ou leur libérateurs venir, être repous-
sés ou faits prisonniers par les médecins, être torturés. Quand le patient
mange, on dit à chaque bouchée : « il y a du vol là-dedans » ; quand il laisse
tomber quelque chose, il entend : « si seulement on t'avait coupé le pied. »
Parfois les Voix ne se situent pas dans le corps mais dans les vête-
ments ; une de nos hébéphrènes secouait continuellement un nombre
incalculable de « petites âmes parlantes » de ses jupes ; chez une au-
tre, les Voix se croisent au-dessus de ses épaules. Les objets parlent
aussi : la limonade cause, le nom du patient est prononcé dans le lait ;
les meubles lui parlent. Que les patients entendent, dans le silence,
des Voix venant d'un endroit quelconque, pour ensuite les localiser
dans ce même endroit dès qu'il y a un bruit, montre combien la dif-
férence entre illusions et hallucinations est mince. Magnan rapporte
que quand de bonnes Voix et de mauvaises Voix ont une localisation
différente, les bonnes viennent d'en haut et les mauvaises d'en bas.
Cette circonstance n'est pas si rare, et correspond bien à nos concep-
tions religieuses ; mais on ne peut guère l'ériger en règle, parce que
les exceptions sont trop nombreuses. Quand un malade entend les Voix
venir d'en haut dans la section des patients calmes, et d'en bas dans
la section des agités, cela a la même signification ; il redoute tout
particulièrement les Voix d'en bas.
Il peut également arriver que les deux partis qui s'occupent du patient
se partagent entre ses deux côtés. Il n'est notamment pas bien rare
que les hallucinations auditives soient agréables « d'une oreille », dé-
sagréables de l'autre ; mais j e n'ai pas toujours pu observer la préfé-
rence particulière des bonnes Voix pour le côté droit que certains
auteurs prétendent avoir trouvée ; toutefois, de façon symbolique, le
Saint-Esprit parlait dans l'oreille droite d'une de nos malades, et le
serpent dans son oreille gauche.
Parfois aussi, les Voix ne sont qu'unilatérales ; souvent, mais pas tou-
j o u r s , on en trouve la raison dans une affection de l'oreille en c a u s e ,
si bien qu'il s'agit sans doute d'interprétation de bruits auriculaires
dans le sens d'illusions.
Tous les organes peuvent être le siège de vives douleurs ; la tête devient si
sensible que le plus léger attouchement des cheveux fait épouvantablement
mal 4 ; tout le squelette est douloureux. Les patients sont frappés, brûlés, on
leur enfonce des aiguilles brûlantes, des poignards, des piques dans le corps ;
on leur démet les bras et on les remet en place ; on leur retourne la tête vers
l'arrière ; on leur raccourcit les jambes, on leur arrache les yeux, si bien
que, dans le miroir aussi, ils les voient complètement sortis de la tête ; on
leur comprime la peau ; leur corps est devenu comme un accordéon, il se
morcelle et se réassemble ; ils ont de la glace dans la tête, on les a entière-
ment plongés dans une chambre froide ; il y a de l'huile bouillante dans leur
corps ; il y a plein de pierres sur leur peau ; ça scintille dans les yeux, ça
vibre dans le cerveau ; une boule se déplace en spirale sur le crâne, de la
base au sommet ; on met les patients en charpie, comme le crin d'un matelas.
Il y a une sensation dans l'estomac, comme si les aliments n'étaient pas restés
à l'intérieur, on le gonfle ; les poumons sont gonflés comme si un gros mon-
sieur avait été enfoncé par le sexe jusque dans la poitrine à travers le ventre ;
il y a un faux battement de cœur dans le nombril ; les battements du cœur
sont tantôt ralentis et tantôt accélérés, la respiration est entravée, l'urine est
prélevée ou retenue. Tous les organes sont retirés, découpés en petits mor-
ceaux, tiraillés, retournés ; l'un des testicules est gonflé ; les nerfs, les mus-
cles, tous les organes possibles sont tendus.
Même des sensations corporelles incompréhensibles à un sujet normal se pré-
sentent en foule. Si quelqu'un veut du bien à un de nos paranoïdes, ça le
« touche doucement », si quelqu'un lui veut du mal, « ça le frappe ». Il ne
ressent pas cela sur sa peau, plutôt dans sa tête ; cela se communique alors
à son corps, sa posture se modifie.
4 . D'une façon s a n s doute analogue à l ' e x a c e r b a t i o n des voix lors d'un bruit (NDA).
naturellement co-halluciner. Dans les états oniroïdes, il peut arriver
que les malades fassent des mouvements incoordonnés, cômme des épi-
leptiques, tandis qu'ils croient se battre ou vivre une scène d'amour.
Le cas échéant, on leur fait subir toutes les dislocations possibles, on
les jette en l'air, on les met sur la tête. Il peut aussi arriver que les
malades croient que certains de leurs membres sont mûs, alors qu'ob-
jectivement on ne peut rien en percevoir. Un de nos paranoïdes sent
des mouvements de la tête et des épaules mais les tient pour ceux
d'une personne qu'il halluciné. D'une façon analogue, un malade dit
(526) : « Quand les Voix remuent leur langue, j e le sens dans ma
bouche. » Il est rare que les malades perçoivent des mots comme des
signes graphiques moteurs dans leurs mains (38, p. 153).
Les erreurs sensorielles kinesthésiques des organes phonatoires sont
sans doute les plus fréquentes. Les malades croient parler sans que
l'on en puisse objectivement rien noter 5 . Naturellement, on ne saurait
ramener sans plus ample informé des hallucinations auditives à des
hallucinations de la sensibilité musculaire phonatoire ; mais les hallu-
cinations kinesthésiques mériteraient pourtant d'être de nouveau étu-
diées 6 .
Les visions d'animaux ne sont pas très fréquentes, sauf si l'alcool co-déter-
mine les symptômes. Néanmoins, les animaux sexuels (serpents, éléphants,
chevaux, chiens) ne sont pas trop rares, bien qu'ils soient plus souvent res-
sentis que vus. Une malade a vu que ses propres os étaient un chien.
Des scènes entières ne sont pas vues bien fréquemment, en dehors des épisodes
crépusculaires aigus, mais elles sont courantes dans cette dernière éventualité
- animées par des hallucinations d'autres sens. Un hébéphrène déprimé vit
en plein jour un troupeau de moutons sans berger dans une région inconnue.
Trois morts sont allongés là, dans des positions données, et en même temps
la mère du patient est présente pour le protéger. Des couvre-lits sont étendus
sur le toit du voisin ; la maison voisine brûle ; un serpent s'enroule autour
de la veilleuse ; un monsieur ne cesse d'être guillotiné ; des hommes et des
femmes sont groupés autour de la lumière. Les cousins d'une très jeune ca-
tatonique se battent, à la grande joie des malades, ils se tiennent sur leur
tête ; il y a une foule de gens sur la tête du médecin, au premier rang les
bons, derrière les méchants, dont les parents de la patiente (que celle-ci
craint, à juste titre). Les cieux se sont ouverts ; les anges, les saints et No-
tre-Seigneur Dieu lui-même ont commerce avec le malade. - Ce qui apparaît
le plus fréquemment, ce sont de terribles personnages issus de l'enfer, des
brigands qui menacent le patient. - Des mots écrits dans une langue quel-
conque ne sont pas rares, des phrases entières peuvent éventuellement se
voir, parfois en un éclair, comme la matérialisation d'une lubie. Ainsi un
paranoïde auquel l'infirmier donnait un médicament vit-il soudain, en l'air,
le mot « poison ».
Les malades sentent dans leur nourriture le goût de sperme, de sang, d'ex-
créments, de tous les poisons possibles ; il y a du savon dans les nouilles,
du suif dans le café ; l'air leur apporte quelque chose de poussiéreux, au
goût amer ; des odeurs et des poisons leur sont administrés par la bouche,
si bien qu'il ne leur reste plus qu'à se bourrer la bouche de laine ou de
chiffons, à en devenir bleus. « La viande pue comme si l'on avait écrasé un
œuf pourri dessus » ; ça sent le cadavre, le chloroforme dans la pièce ; ça
sent la poix, la « vapeur de serpent » ; le lit sent, il a été souillé de rondelles
d'oignon et de tabac. Un patient sent sa masturbation. Dans les états d'extase,
on rencontre aussi toutes sortes d'odeurs agréables ; une malade sent un par-
fum céleste dans sa bouche et son nez quand elle se trouve à l'église, auprès
d'un prêtre donné.
Les hallucinations tactiles sont rares et, même quand elles surviennent,
elles apparaissent généralement fort pauvres, notamment si on les
compare à celles du delirium tremens.
A l'occasion, les malades sentent des animaux qui grouillent sur leur corps ;
ce sont notamment des serpents, mais aussi d'autres petits animaux qui sont
ainsi hallucinés. Une patiente est « dans un nid de fourmis ou un nid de
serpents ». Des objets hallucinatoires sont aussi saisis, écartés, etc.
* * *
On peut passer ici sur les illusions des sensibilités inférieures, qui ne
se distinguent du reste pas vraimenl des hallucinations. Les illusions
auditives sont beaucoup plus importantes, par contre ; tout ce qui peut
être perçu sur le mode hallucinatoire peut aussi survenir sous forme
d'illusions ; il faut en outre attirer tout particulièrement l'attention sur
le fait que les mots réellement prononcés sont très fréquemment trans-
formés à l'audition sur le mode d'illusions ; des remarques tout à fait
incidentes, un salut, une conversation avec d'autres malades, tout ceci
peut être compris par le patient dans le sens de son délire. Parfois,
seule la localisation d'une perception est changée ; ainsi une malade
entendait-elle les propos réels d'une autre patiente comme venant de
sa propre poitrine.
Un malade voit tout rouge, un autre tout blanc ; l'infirmier apparaît comme
un Noir, le réverbère est l'œil d'un fantôme ; les tasses à café se mettent à
tressauter ; une patiente voit chaque personne avec deux têtes, une autre voit
doubles de petits objets tels que des doigts ou des clés, et elle trouve à
chaque page de la Bible le nom du médecin sur lequel elle a transféré son
amour ; un malade en frappe un autre parce que celui-ci va à la fenêtre,
l'empêchant ainsi de lire les mots chargés de sens que forme le canevas du
grillage. Les médecins apparaissent comme des diables ; toutes les personnes
de l'entourage sont blanches et dansent ; toutes les nuits, on place de nou-
velles silhouettes ; deux hommes portant de longues chemises arrivent, la
patiente fait un signe à l'un, car il s'agit de la patiente H. Les autres patients
ont leur visage qui change quand on les regarde.
Un paranoïde qui est toujours tout à fait capable de travailler a fait la des-
cription suivante : il sent que son occiput est mobile au point qu'il pourrait
le basculer vers l'avant, que sa tête est tournée vers la droite ou vers la
gauche ; il voit partout des têtes, grandes, petites, mobiles, fixes, noires, rou-
geâtres, transparentes, opaques. Il sent des odeurs généralement désagréables,
rarement agréables : pétrole, ammoniac, odeurs de bouche et d'oreilles ; il
sent un goût « comme le chagrin et la contrariété » (= amer) ; il entend en
lisant des remarques sur l'orthographe. Il entend qu'on va lui donner une
tape, et sent cette tape. Il entend des mots dans le bruit de la scie, sent un
appendice dans sa tête, un goitre liquidien ; un côté de sa poitrine fait pro-
trusion ; il sent des corps mobiles dans son cou, des douleurs crucifiantes ;
il voit et sent, en se baignant, un os qui saille de sa jambe, « couleur d'eau »,
des corps étrangers dans ses testicules, son pénis engorgé, agrandi. Des Voix
partent du larynx et se dirigent vers l'occiput. Les Voix lui tordent le crâne,
lui dévient la bouche, les yeux, il sent une Voix dans sa narine gauche, on
le traite avec des Voix : « ça a une action stimulante, mais ça devrait bientôt
passer ».
Dans deux cas, j'ai vu des hallucinations auditives n'apparaître que quand
les patients étaient couchés. Brierre de Boismont cite aussi un cas dans lequel
Il n'est pas rare que l'usage modéré ou immodéré d'alcool provoque des hal-
lucinations de toute sorte.
Netteté. Parfois, tout ce qui est perçu est désagréablement clair et net.
Puis les malades n'entendent de nouveau plus qu'un murmure, un mar-
monnement confus, ou ne voient plus que quelque chose de nébuleux,
des silhouettes indistinctes qu'il leur faut d'abord interpréter plus ou
moins consciemment comme étant une apparition donnée. Une patiente
ne comprenait pas les Voix mais réalisait, au vacarme qu'elles faisaient,
qu'elle devait être tuée ; deux patientes de Pfersdorff (560, p. 742) en-
tendaient vitupérer en français, bien qu'elles ne comprissent pas cette
langue ; « les mots ne sont généralement pas nettement compris, mais
le sens » (ibidem, p. 743). Aussi, très fréquemment, les patients ne
racontent-ils pas mot à mot ce qu'ils ont entendu, mais des propos
généraux : « les voisins ont éprouvé de la haine et de l'envie à leur
égard », « c'était une risée et une moquerie générales ». La patiente a
senti .« une répugnante odeur de vipère ». A l'objection qu'elle ne sait
pas quelle est l'odeur des vipères, elle rétorque : « on peut aussi dire
une odeur de morphine ». L'efficience subjective n'est pas le moins du
monde affectée par de telles imprécisions ; les patients croient bel et
bien à leurs interprétations, qu'ils tiennent pour des perceptions.
Ce qui est le plus frappant, ce sont les conditions de la projection sur
l'extérieur. De nombreuses hallucinations sont projetées sur l'extérieur
exactement comme les perceptions réelles et ne peuvent être différen-
ciées de celles-ci sur le plan subjectif. Les hallucinations des sensa-
tions des organes occupent toutefois une place apparemment
particulière ; dans leur cas, c'est le corps qui est ce qu'habituellement
on appelle le monde extérieur. On peut généralement fort bien les dis-
tinguer des simples paresthésies d'autres maladies, parce qu'elles sont
parallèles sous tous les rapports aux hallucinations des autres sens.
Elles ne sont pas appréhendées comme des sensations qui attirent notre
attention sur une anomalie quelconque au niveau du corps ; l'halluci-
nant n'éprouve pas une douleur à type de brûlure ou de piqûre, mais
il est brûlé, piqué. Ainsi la cause, du moins, est-elle totalement projetée
sur l'extérieur. Dans le cas d'erreurs sensorielles combinées, ces sen-
sations corporelles représentent, parmi les autres composantes hallu-
cinatoires, un élément d'égale valeur.
Bien que ce soient les hallucinations auditives qui sollicitent le plus l'atten-
tion, même des malades intelligents ne sont souvent pas capables de dire
s'ils entendent les Voix ou s'ils sont juste forcés de les penser ; ce sont « des
pensées tellement vivaces », mais qui sont pourtant appelées Voix par le pa-
tient lui-même ; ou encore ce sont « des pensées à haute voix », des « voix
atonales », deux expressions qui désignent peut-être la même chose, ou en
tout cas quelque chose de très proche. Un de nos schizophrènes déclare ne
pas entendre les mots, pour lui c'est seulement comme si sa propre voix les
prononçait (transition vers les hallucinations de la sensibilité musculaire des
organes phonatoires), pourtant les mots lui paraissent plus « sonores » quand
il fait un effort physique. Un autre patient n'a plus de véritables Voix, mais
« seulement un truc bizarre sur les lèvres ». Un autre malade a la Voix tantôt
« dans la mémoire », tantôt « derrière les oreilles ». L'indépendance de l'é-
prouvé sensoriel véritable est formulée de façon très expressive par un patient
de Koepp : « Je pourrais être sourd comme un pot et entendre tout de même
les Voix ». Pour les malades, c'est parfois « comme s'ils entendaient », ce qui
n'empêche qu'ils répondent cent fois par jour à une telle sollicitation en
ouvrant la fenêtre, ou que l'un fasse spécialement un voyage vers le Rhin
pour se jeter à l'eau. Ce dernier patient décrit ainsi ses sensations : « Pour
moi, c'était comme si quelqu'un me montrait du doigt en disant va et noie
toi ; c'était comme quand nous parlons ; j e ne l'entends pas dans les oreilles,
j'éprouve cette sensation dans la poitrine, pourtant c'est comme si j'entendais
un son ». Tout à fait singulière est cette formulation, que l'on rencontre par-
fois : les Voix me sont « comme exsufflées des oreilles », ou encore « comme
si on parlait avec moi par mes oreilles ». Il semble que ces patients aient
une certaine conscience du fait que les Voix sont émises de l'intérieur vers
l'extérieur. Un malade expliquait qu'avant on lui parlait « superficiellement »,
on lui parlait dans les oreilles ; en plus il fallait « prendre la direction de
son oreille ». Ce patient « entendait aussi un tressaillement dans ses
jambes », par exemple, juste au moment de l'examen, « ça dit tais-toi, ou
quelque chose de ce genre ». Ici, la pensée qu'il ferait mieux de se taire est
donc déclenchée (ou exprimée ?) par le tressaillement dans la jambe du pa-
lient. Le patient croit entendre cette pensée dans sa jambe ; mais la compo-
sante acoustique est si vague qu'il n'est même pas capable de dire quels
mots emprunte cette pensée. Les plus proches des perceptions réelles sont
sans doute les phonèmes « qui ne sont pas des Voix à proprement parler,
mais seulement des imitations de voix de parents défunts ».
Imagine-toi, papa, je suis devenue une enfant miracle. De mes mignons petits
yeux bleus sortent beaucoup de choses, par exemple des draps impeccable-
ment repassés, des oreillers avec tout leur duvet, blancs ou de couleur, un
bois de lit, une commode, etc., des corbeilles, des fils, des bas de toutes les
couleurs, complètement terminés, des vêtements, du plus simple au plus élé-
gant, et enfin des gens en sortent, pas nus, fort heureusement, mais complè-
tement habillés...
Les hallucinations hors champ, qui n'ont j u s q u ' à présent été observées
avec certitude, dans la schizophrénie, que dans le domaine visuel (vi-
sions en dehors du champ visuel), représentent une localisation tout à
fait étrange.
Pendant que nous parlons avec lui, un hébéphrène intelligent voit soudain
le diable derrière lui, et ce avec une telle netteté qu'il peut le dessiner. A
notre objection, il répond qu'il a bel et bien le don de voir vers l'arrière à
travers sa tête. Comme nous parlons de « représentations », il proteste vive-
ment : ce n'est pas une représentation, mais une vision réelle 1 3 . Il voit aussi,
de la même façon, des paysages entiers et des choses analogues. Ainsi cer-
tains patients ne peuvent-ils échapper à des visions effrayantes, bien que la
place de celles-ci ne change pas ; les malades tentent de tourner le dos aux
apparitions, rampent en même temps sous le sommier, mais voient pourtant
l'image terrifiante devant les fenêtres. Cette vision peu habituelle ne frappe
pas le moins du monde certains d'entre eux comme pouvant être quelque
chose de particulier. - Quand un patient, à travers un plancher qui ne lui
paraît pas transparent, voit des têtes qui lui font des grimaces, il faut sans
doute considérer cela aussi comme une hallucination hors champ. Et quand
un patient « ressent » (et non pas sent) derrière sa tête qu'il a une exhalaison
particulière, sans doute s'agit-il d'un intermédiaire entre la représentation
simple et l'hallucination olfactive hors champ.
13. Dans mes cas il ne s'agit pas, comme le dit Kraepelin (Psychiatrie, 8 e édition, I, 225),
de représentations visuelles vivaces « qui n'ont absolument pas le caractère de perceptions
sensorielles », mais de manifestations qui sont mises, par des malades intelligents et capables
de discuter, absolument sur le même plan que les perceptions (NDA).
La localisation des hallucinations clans une autre personnalité repré-
sente une manifestation partielle de transitivisme. De nombreux schi-
zophrènes ne croient pas seulement que leur entourage doit entendre
les Voix aussi bien qu'eux-mêmes, ils pensent aussi que des personnes
éloignées les perçoivent. Il n'y a plus qu'un petit pas de là aux hal-
lucinations transitives, dont le patient suppose qu'une tierce personne
les entend, tandis que lui-même n'en est informé que par quelque voie
mystérieuse 14 . Parfois « il les fait » à un tiers, en pensant volontaire-
ment à quelque chose que celui-ci doit entendre. C'est la même chose,
dans le domaine optique, quand l'infirmier « doit » voir ce que le pa-
tient se représente. L'idée fort répandue chez les schizophrènes, selon
laquelle on connaît leurs pensées, est une continuation de ces phéno-
mènes.
* * *
14. Séglas (in Ballet, 218), appelle « écho de la pensée » le symptôme qui consiste en ce
que les malades croient que leurs pensées sont entendues par autrui (NDA).
d'autres gens, bien qu'elles naissent dans les propres oreilles des pa-
tients ; un malade explique la genèse des phonèmes par analogie avec
le bruit que l'on entend quand on se met un coquillage contre l'oreille,
mais il considère pourtant ce qu'il entend comme étant une réalité.
Dans les états d'agitation et les états crépusculaires, même la contra-
diction la plus grossière des hallucinations avec la réalité n'est que
rarement ressentie. Cette dernière est interprétée dans un sens illu-
soire, ou bien les malades vivent, sur le plan optique aussi, dans deux
mondes à la fois, sans les mettre en relation l'un avec l'autre.
Dans le domaine visuel, ce sont les « pseudo-hallucinations vraies » de
Kandinsky qui se voient le plus fréquemment, c'est-à-dire des visions
nettes et complètement projetées sur l'extérieur, mais reconnues comme
étant des hallucinations. Sans doute se différencient-elles des hallucina-
tions communes plus par la critique qui les accompagne que par un ca-
ractère particulier de l'éprouvé sensoriel 10 . Dans la schizophrénie, elles
semblent être à l'arrière-plan par rapport aux autres hallucinations.
On mentionnera également ici les hallucinations négatives (anesthésie
systématique de Lôwenfeld). Elles semblent rares, pour autant qu'on ne
voudrait pas y inclure le fait, induit par les barrages, que soudain les
malades ne voient ni n'entendent plus certains événements, voire même
tout ce qui se passe autour d'eux.
Un patient de Jôrger (p. 52) se croyait toujours désavantagé par l'infirmier
lors de la distribution des repas ; à ce moment, il priait et, sur ces entrefaites,
voyait son morceau de viande ne cesser de grossir, tandis que les parts des
autres ne cessaient de rapetisser jusqu'à ce qu'on ne puisse plus rien voir
du tout dans leurs assiettes. Schreber raconte que, plus d'un matin, il avait
vu son infirmier « devenir tous », c'est-à-dire disparaître progressivement, si
bien que le lit de celui-ci était vide. D'après la description qui en est faite,
il s'agissait d'une hallucination négative, mais peut-être aussi de la dispa-
rition de l'hallucination positive d'un infirmier.
* * *
15. L e s pseudo-hallucination de Hagen sont un concept pas tout à fait clair, et elles incluent
l e s « hallucinations psychiques » (NDA).
à des additifs mis dans l'air ou dans les aliments, et les hallucinations
corporelles à des influences physiques ou chimiques. Dans certains
cas, ils se rendent compte qu'il s'agit de quelque chose de pathologi-
que ; notamment, de nombreux malades prennent plus ou moins
conscience de ce que ces phénomènes sont en rapport avec - ou tirent
leur origine de - leurs propres pensées.
Ils « n'ont pas de Voix, mais seulement des pensées que d'autres n'ont pas »,
ou bien « ils ont des Voix au lieu de pensées », « toutes leurs pensées de-
viennent soudain des Voix ». Le flou de la composante acoustique peut être
exprimé par la phrase : « Les Voix ne sont pas comme parlées mais comme
pensées. » Un autre, qui avait entendu la voix du Christ, s'exprime comme
suit : « Quand on est empli de l'esprit de Dieu, on sait ce qu'on a à faire.
Ce n'est pas vraiment une voix sonore, ça devient — (barrage) — par l'esprit ;
on ne le remarque pourtant pas, on ne pourrait pas non plus le dire ; mais
l'esprit, je le sens dans mon cœur, et puis ça monte dans le cerveau et alors
on appelle ça des pensées, et dans le cœur on appelle ça des plans, des images,
des représentations que l'on peut exposer. »
Les malades se font les idées les plus diverses sur la façon dont nais-
sent les hallucinations. L'affaire est fort simple là où elles sont attri-
buées à des gens et des appareils situés dans le monde extérieur. C'est
qu'il y a des gens, là, dans la même pièce, derrière les portes, dans
des passages secrets dans les murs, sur le toit, dans un souterrain
inaccessible ; ou bien qu'il y a, en ces mêmes endroits, les appareils
les plus perfectionnés dûs à la technique moderne, inventés et installés
pour parler à distance, faire des images, dénommer, électriser ; c'est
« par le téléphone à air, l'invention la plus récente », qu'une patiente
a entendu des gens entrer dans la cave et la voler.
Un autre patient s'étonne seulement d'être forcé de parler fort avec les gens
de sa famille (absents), alors qu'il les entend même quand ils parlent dou-
cement. D'autres sont « rétro-entendants », car ils entendent parler de tous
les côtés. Si une patiente a lu quelque chose sur de grands hommes, ensuite
elle les voit par faveur spéciale de Dieu. « Chacun a un talent et un don,
j'ai le talent de pouvoir entendre quelque chose » dit un patient qui « en-
tend » aussi des images, c'est-à-dire qu'il désigne ses visions au moyen de
l'expression acoustique la plus courante. Une nuit, on a « soufflé » la nouvelle
de la mort de son mari à une patiente ; les Voix sont enlevées de la tête
d'une dame de connaissance et on les fait suivre au patient à l'asile ; un
malade a dans son cou et sa poitrine les voix d'autres gens, qui parlent par
son truchement. C'est un étrange point de vue que celui qu'exprima une
patiente de Ziehen (840, p. 34), dont le bourdonnement d'oreilles préexistant
à la maladie fut « souillé par les Voix ». On lit les pensées d'un de nos
hébéphrènes avant qu'il ne les exprime ; il a un certain pouvoir d'attraction,
il attire d'autres gens, et d'autres l'attirent ; quand il pense à une question,
il s'attire aussitôt une réponse, ou bien il attire des Voix. Le pain lui dit par
qui il a été cuit ; ça vient du fluide nerveux que tous les gens ont aux mains ;
ils le reportent sur les objets, et c'est ainsi que la réponse lui parvient. D'au-
tres entendent par « tension nerveuse », ou bien ils « entendent par la pers-
pective ». On entend une foule de formulations de cette sorte, qui sont plus
des déclarations liminaires que des explications : « la machine à parler fonc-
tionne toujours » ; le malade « est accordé » ; il a la « guerre » ; ces deux
dernières expressions qualifient des hallucinations de tous les sens.
Bien que de très nombreux schizophrènes se plaignent sans cesse des
importunités hallucinatoires, il n'est pas toujours facile du tout d'ob-
tenir des renseignements précis sur le contenu des erreurs sensorielles.
En premier lieu, on se heurte quotidiennement à la réponse : « Vous
le savez mieux que moi ! » Il semble plausible que les malades trouvent
« trop bête » de fournir des renseignements sur des choses que celui
qui les interroge connaît, selon eux, mieux qu'eux-mêmes, voire a lui-
même provoquées. Mais il est d'autres obstacles encore. Il semble par-
fois que les malades soient gênés de parler ; et ils allèguent souvent
explicitement qu'ils craignent de dévoiler leurs vécus, parce qu'on tien-
dra bel et bien ceux-ci pour pathologiques, et eux-mêmes pour « fous ».
Un malade répond d'abord promptement, bien que pas toujours claire-
ment. A la question « Qu'ont dit les Voix ? », sa mimique change sou-
dain du tout au tout, il penche la tête et remue sa chaise, comme s'il
lui fallait se tortiller dans tous les sens sous une forte pression : « Je
ne dis rien des Voix, on ne parle absolument pas d'elles. » Parfois la
gêne à raconter a un caractère nettement sexuel ; des femmes, notam-
ment, font souvent des grimaces gênées quand on les interroge sur des
hallucinations qui n'ont en soi rien de sexuel, ni pour l'observateur
inexpérimenté, ni pour les patientes. Mais sûrement de nombreux ma-
lades ne peuvent-ils fournir sur le contenu de leurs hallucinations que
des renseignements insuffisants, ou pas de renseignements du tout ;
dans des cas récents plus encore que dans d'anciens, on observe quo-
tidiennement des barrages généraux ou partiels quand on interroge les
malades sur le contenu des erreurs sensorielles.
Des patients anciens savent souvent fort bien que les hallucinations
échappent à leur mémoire. « Quand les Voix me quittent, je ne sais
plus rien d'elles ; je ne peux en parler que quand j e suis en train de
les entendre », « les Voix sont si fugaces. » Un malade, extrêmement
agité, vitupère contre ses Voix ; elles disent des choses qu'il n'ose
même pas penser. A la question « que disent-elles donc ? », il ne sait
que répondre. Parfois l'on n'obtient d'informations, qui peuvent ensuite
être vérifiées sur des points de détail, que par des questions sugges-
tives. Souvent, l'examen clinique des hallucinations peut être introduit
à peu près sur ce mode : - Que disent les Voix ? « Rien. » — Vous font-
elles des reproches ? « Oui », etc.
J 6 . S c h r e b e r , p. 5 6 (NDA).
Le comportement à l'égard des hallucinations présente la plus grande
variété. De nombreux malades, notamment aux stades aigus, y réagis-
sent comme s'il s'agissait d'une réalité ; c'est pourquoi ils apparaissent
dès l'abord comme complètement « dérangés ». Dans d'autres cas ex-
trêmes, les patients ne se soucient absolument pas de leurs erreurs
sensorielles, que ce soit par un self-control avisé ou par simple indif-
férence. Souvent, les malades ne se défendent pas seulement contre le
contenu des hallucinations, mais aussi contre cette atteinte à leur per-
sonnalité en général ; ils inventent des mesures de protection contre
elles, depuis certaines qui paraissent fort raisonnables (se boucher les
oreilles), jusqu'aux pitreries les plus insensées et à des conjurations
cabalistiques, en passant par divers procédés qui ne sont que partiel-
lement compréhensibles aux gens normaux. D'autres encore recher-
chent leur hallucinations, soit par intérêt hostile, soit parce qu'elles
leur sont franchement agréables. — (« Monsieur le Docteur, j'ai de si
beaux rêves. ») - La scission partielle de l'esprit permet souvent aux
patients un contact normal, tant centripète que centrifuge, avec le
monde extérieur pendant même leurs hallucinations (et même lors des
tests psychologiques de perception objectifs, Bostroem).
Tout ce que l'on souhaite et tout ce que l'on redoute peut également
trouver à s'exprimer dans les idées délirantes, ainsi que d'autres choses
encore - du moins en l'état actuel de nos connaissances - et peut-être
tout ce qui est susceptible d'être ressenti et pensé. Ici aussi, cependant,
certains types, et même certains petits éléments spécifiques, sont sans
cesse retrouvés, de façon remarquable, d'un patient à l'autre.
Parmi les classes thématiques connues d'idées délirantes, ce sont les
idées de persécution que nous rencontrons le plus fréquemment.
« Il n'est pas un domaine de la corruption humaine dans lequel on n'ait péché
contre moi », dit une de nos paranoïdes.
Les malades sont chassés de leurs emplois par la calomnie et, notamment,
par toutes les chicanes possibles. On leur donne un travail particulièrement
difficile, on leur abîme le matériel, on fait toutes sortes d'allusions infamantes
ou qui les blessent de quelque autre façon. Avant que le patient n'arrive dans
un village, son arrivée est annoncée et il est injurié par tout le monde : on
veut le déporter en Sibérie, le vendre. En face de chez lui habitent deux
putains qui, chaque fois qu'il veut manger, crient des choses si écœurantes
qu'il ne peut rien avaler. On le vole, infirmiers et malades portent ses vête-
ments. Il est utilisé comme conduit de vidange des cabinets.
Des schizophrènes plus lucides pensent être victimes d'une « bande de meur-
triers » donnée, avec laquelle ils mettent en relation tous les phénomènes
désagréables. Des francs-maçons, des jésuites, « les juifs noirs », les em-
ployés de l'établissement dans lequel travaillait le malade, des lecteurs de
pensées, des « faiseurs de spiritisme », des ennemis inventés ad hoc se don-
nent toutes les peines du monde pour l'anéantir, ou tout au moins pour le
tourmenter et l'angoisser en permanence. Partout où il se trouve, ils sont en
rapport hostile avec lui, soit qu'ils l'accompagnent dans ses changements de
lieu sous leur forme habituelle, dans les murs, dans des pièces annexes, dans
un souterrain, dans les airs, soit qu'ils observent de loin ses actes et ses
pensées avec des « miroirs de montagne », par voie électrique, et l'influencent
avec toutes sortes d'appareils et de magie, lui fassent des Voix, lui provoquent
toutes les sensations intenables qu'on peut imaginer, l'enraidissent, lui sous-
traient ses pensées ou lui fassent des pensées. La patiente ne peut plus aller
aux cabinets parce qu'on l'observe non seulement à travers les murs, mais
même par le conduit de vidange. Tout le voisinage a assisté à son dernier
accouchement.
Le médecin leur enfonce des Voix en couteau dans les yeux, on les découpe,
les frappe, les brûle, les électrise, on leur scie le cerveau, on leur enraidit
les muscles, on leur a installé dans la tête un appareil qui fonctionne en
permanence. On leur a mis quelque chose dans le conduit lacrymal, on les
a dotés d'yeux de vieilles femmes ; on les endort, on donne à entendre à une
patiente femme qu'on ferait d'elle de belles côtelettes de veau qu'ensuite les
loups mangeraient ; on leur coupe les organes sexuels, et on expose ceux-ci
dans une ville voisine. On leur a retourné les entrailles ; des éléphants et
toutes sortes de bêtes habitent leur corps. Une malade a dans ses doigts des
gens qui veulent la tuer et lui sucent le sang. On leur enlève leur force, leur
beauté, pour en doter autrui.
Le délire d'empoisonnement est fréquent :
On administre aux malades du poison par les aliments, par des vapeurs, par
l'eau qui sert à la toilette, par leurs vêtements ; on le leur injecte à distance,
dans la bouche ou dans d'autres orifices corporels. On leur a « donné à manger
de l'acide chlorhydrique de première classe, du pain de poils et de l'urine ».
Outre du poison, il y a généralement aussi toutes les choses écœurantes pos-
sibles dans leur nourriture. La soupe a été faite avec de l'eau de bain de
pieds, on leur pompe du purin dans l'estomac.
Le concept d'empoisonnement est souvent généralisé. Le malade est
« ensorcelé » ; « quand on peut parler en pensées sonores, c'est justement
l'ensorcellement qu'on jette sur quelqu'un, quelque chose de totalement inex-
plicable. On a dit qu'il s'agirait d'un poison composé de cadavres de gens et
d'animaux, naturellement c'est un secret du Vatican. Mais il est sûr qu'on
est abominablement torturé par ce moyen. Ils parlent le langage des pensées
et ne remuent pas leurs lèvres ; on les écoute au moyen de l'ensorcellement ;
c'est le brutal ensorcellement d'interrogatoire, l'ensorcellement criminel. »
Le délire de persécution s'étend facilement à d'autres personnes, notam-
ment aux proches. Les membres de la famille sont enfermés dans l'asile,
tourmentés de toutes les manières, assassinés. Si le malade reste ici
« plus d'un an et 87 semaines », on arrachera une jambe à son père.
Le délire de grandeur ne se soucie lui non plus ni des faits, ni du
caractère possible ou imaginable de l'accomplissement des souhaits
humains.
Parfois, certes, tout semble fort plausible : le malade a un don pour les ma-
thématiques, il va combler les lacunes de son éducation et devenir un grand
mathématicien ; son père fait de très bonnes affaires, il sera bientôt riche ;
une dame en vue est tombée amoureuse de lui ; chaque jour arrive un paquet
de cigares pour lui. - Mais généralement la soif de grandeur d'un type quel-
conque atteint la démesure : le malade reçoit « autant d'argent qu'il a neigé
de flocons, il devient Roi d'Angleterre, on lui construit un palais d'or et de
pierres précieuses. Son patron est Notre-Seigneur Dieu. Il a rendu saines
toutes ces pauvres bêtes (il veut dire les patients). Il doit avoir "trois bon-
heurs" : premièrement, sortir se promener à cheval avec Monsieur Oskar,
deuxièmement être son serviteur, troisièmement, tout sera à sa disposition et
à celle de Monsieur Oskar ». Toutes ces idées viennent du même malade et
montrent que chaque souhait est considéré comme exaucé pour son propre
compte, même quand il est déjà implicitement contenu dans un autre. Qu'un
autre malade « dispose en tant que Seigneur Dieu de tout l'or et tout l'argent »
a une apparence de justification. Les patients ne se font pas de souci pour
l'élaboration de leurs idées, ils peuvent être, alternativement ou simultané-
ment, non seulement Roi de Grande-Bretagne, mais aussi la Grande-Bretagne
elle-même. Un autre malade est Empereur d'Autriche et Pape et Prince hé-
ritier de Bavière, et en même temps l'époux d'une truie (c'est vraiment à
l'animal qu'il pense). — Parfois, le délire de grandeur est plus ou moins mas-
qué : une malade tient son infirmière pour Blanche-Neige, c'est-à-dire
qu'elle-même est reine. - L'intelligence des patients est grandiose. Le malade
« n'a jamais été classé aussi haut qu'il le méritait à l'école ». Il est l'inventeur
d'à peu près toutes les machines et appareils qu'on a construits depuis 50 ans
(que lui-même n'ait qu'un peu plus de 2 0 ans ne le trouble pas, quand on
le lui fait remarquer). Il veut « inventer le mouvement perpétuel, devenir
soldat et conquérir tout l'univers ». Il possède un remède contre les maladies
de la moelle épinière, il peut voler, et il ne mange pas parce qu'il reçoit des
mets célestes.
17. La poésie connaît aussi c e l a depuis longtemps. Ainsi, dans « Ursula », de Gottfried
Keller, l'ange G a b r i e l devient-il à la fois l'amant et le fils d'Ursula ; dans « l'Assomption
de H a n n e l e » (G. Hauptmann), l'instituteur q u ' e l l e adore devient le Sauveur (NDA).
Divers complexes sont satisfaits en même temps, si « quatre choses sont of-
fertes au patient : Dieu, l'esprit, le diable et l'invocation, c'est plus que n'a
reçu n'importe quel être humain ». Ou encore « tous les meurtriers de la terre
m'attendent ; ils ne peuvent pas mourir sans moi (le patient a fait en vain
des tentatives de suicide) ; j'ai plus d'intelligence que n'importe quel être
humain ; tous les rois m'apportent des présents et ne peuvent rien me faire
(le patient est en détention préventive) ; j e ne suis pas né, mais j'étais là de
tout temps ». Un malade dit : « Solog Charles Napoléon Premier, parce qu'il
est accompagné de la social-ologie 18 . Comme tel, il est aussi infaillible, et
ses souhaits sont promptement exaucés. Ne le relâchons pas, ainsi tout ce
qu'on peut qualifier de malheur se répandra sur l'asile, comme un Venusberg
en action, crachant du feu 1 9 ». Objectivement, la grandeur rêvée n'est souvent
pas aussi élevée qu'il semble au malade, ou bien elle s'exprime de façon si
étrange qu'elle ne peut que donner une impression de ridicule. Un hébé-
phrène est « Deus », il peut vivre deux jours durant de pain et d'eau, et le
troisième de rien du tout. A un prophète est apparue une brillante étoile, qui
l'a accompagné et raccompagné trois fois de son lit aux cabinets ; en outre,
il a le pouvoir de pardonner aux autres leurs péchés. Un professeur de ma-
thématiques doit construire des ponts avec la force de Dieu, 2 Dieu 20 , 3 Dieu,
etc. Un schizophrène sauve une dame de la maladie en se masturbant tout
en pensant à elle, etc.
Plus fréquemment, le grand homme est seul, tandis qu'une bande inté-
ressée l'empêche par tous les moyens d'obtenir la gloire qui lui est due.
On vole au patient ses inventions dans sa tête, pendant son sommeil ; un infirmier
militaire lui a pris une invention du corps en le touchant ; on le renvoie ou on
le fait fuir en le tracassant, afin de l'empêcher de réaliser ses idées. Le
malade est si important qu'en le retenant à l'asile on tarit la source originelle
de la Vie ; on anéantit les organismes brillants qu'il a dans les yeux.
Le schizophrène amoureux croit qu'une fille qu'il n'a plus rencontrée depuis
l'époque de l'école, ou qu'il n'a vue qu'une seule fois, de loin, est éprise de
lui ; il monte dans la voiture d'une princesse pour l'embrasser, attend, en
pleine lucidité de conscience, la reine de Hollande dans son lit d'asile, qu'il
orne de fleurs pour l'occasion.
Le délire de jalousie, qui n'est néanmoins pas très fréquent dans les
schizophrénies non compliquées d'alcoolisme, et qui peut avoir d'autres
origines encore, constitue une autre forme d'expression négative du
délire érotique.
Une malade garde le lit depuis des années, elle a des plaintes épouvantables,
généralement causées de l'extérieur. Elle fait des rechutes parce qu'elle est
restée au lit 20 minutes au lieu de 15, parce qu'on a fait un vacarme si
épouvantable en déchargeant des pommes de terre. Un peu de pommade à
l'iodure de potassium provoque une avalanche de plaintes qui persistent long-
temps ; elle a « une crampe de sang ». - D'autres se sentent faibles, leur
esprit se dérobe, elles ne seront plus là le soir même ; elles ont une tumeur
dans la tête, un système osseux liquide ; leur cœur est de pierre (pris au
pied de la lettre, en partant du sens symbolique) ; elles ne peuvent pas se
noyer, car rien d'autre n'est vivant que leur tête ; sa femme ne doit rien
cuisiner avec des œufs, sinon des plumes vont pousser au patient. Des poils
lui poussent dans le dos ; il n'a plus de nez ; c'est une boule de caoutchouc.
Il n'a pas d'organes génitaux, ils ont brûlé, sa moelle épinière s'écoule sous
forme de sperme.
Les malades croient aussi être des objets inanimés. Le patient est une
boîte ; il était un dessin dans un livre, maintenant il en est sorti et est
venu à l'asile. Il est une machine.
D'autres personnes sont transformées. Les malades assez abêtis trouvent
souvent à l'asile une foule d'anciennes connaissances, de camarades
de classe, qui leur sont indifférents, pour autant que nous sachions, et
aussi, en partie, des gens qui jouent un rôle dans leurs autres idées
délirantes.
Le médecin est le bien-aimé untel ; un autre patient est le roi Guillaume ;
une patiente est tendrement embrassée, en tant que fille. Souvent, notamment
lors d'une erreur plus indifférente sur les personnes 21 , l'idée délirante est
déclenchée par des analogies plus ou moins importantes. Souvent, tout son
entourage semble au patient transformé, « déguisé ». D'autres personnes sont
modifiées même dans leurs attributs et leur situation : la sœur de la patiente
est fiancée ; le médecin est divorcé de sa femme, et l'infirmière est un homme
« madamisé ». La mère, morte, du patient continue à vivre dans son étable
sous la forme d'un taureau.
Bien d'autres idées délirantes sont malaisées à classer dans les catégories
habituelles. Néanmoins, si un malade « est dans une association où l'on dé-
pèce vifs les gens », ce peut être en rapport avec un délire de persécution.
Quand un autre paranoïde scie du bois, il scie les mariages et les lits conju-
gaux. Une autre malade prophétise, sans plus de cohérence, « du feu et des
crues ». Les malades considèrent aussi comme des persécutions qu'il se mette
à pleuvoir chaque fois qu'ils parlent du temps, qu'un chien aboie régulière-
ment à certaines de leurs actions, que d'autres écrivent aussi quand eux-
mêmes se mettent à écrire. Ce dernier événement était attribué à « des
relations souterraines ».
Des idées de grandeur pointent sous les remarques qui suivent : « On peut
refaire des arbres à partir de vieux meubles en traitant la cendre par le
courant électrique ». Le patient « dort de façon plus concentrée », 30 ans en
une nuit, il se trouve en deux endroits à la fois, dans son ancien lieu de
soins et dans son appartement. A l'asile, l'un des infirmiers est une infirmière
de son précédent séjour, transformée. Le patient va « creuser un trou dans
le sol, puis se précipiter dedans à cheval sur sa bêche et ressortir de l'autre
côté de la terre ». Une catatonique en état crépusculaire ne veut pas avaler,
parce qu'à chaque fois elle avale le monde entier. Un paranoïde note, dans
les journaux, toutes les citations en langue étrangère pour les « analyser et
les interpréter conformément à la puissance de l'esprit ». Une hébéphrène à
tendances religieuses « tire le Saint-Esprit avec l'aiguille quand elle coud ;
en même temps que de l'eau, elle boit le diable des autres malades ; quand
elle hache des haricots, elle broie Notre-Père ». Un paranoïde considère les
pommes de terre comme méchantes ; les merles sont des animaux méchants
(au sens religieux du terme) ; il dit parler à la perfection de nombreuses
langues étrangères, mais il ne connaît que quelques bribes de deux d'entre
elles.
La création d'un autre monde s'exprime dans le délire d'un Russe pour lequel
on avait construit exprès un « Burghôlzli russe » tout à fait identique. C'est
quelque chose d'analogue quand le Burghôlzli est escamotable et se trouve
tantôt sur terre, tantôt sous terre.
Un patient qui vient de se masturber ne veut pas serrer la main du médecin,
parce que cela pourrait faire des enfants du côté féminin ; un autre doit
empêcher sa famille de penser ; un troisième a enlevé au médecin des vis-
cères par la bouche et en a fait un autre être humain ; un quatrième trouve
triste que tant d'eau coule dans l'urinoir.
2 2 . M ê m e ici, à vrai dire, des hypothèses erronées ne c e s s e n t généralement pas d'être for-
m u l é e s ; ainsi des idées pathologiques de relation à soi peuvent-elles servir pendant des
d é c e n n i e s à poursuivre le développement d'un système délirant (NDA).
plus que le naevus (que le véritable propriétaire a sur le visage), il va se le
faire « en image », et alors il sera S.
Délire et réalité non seulement se succèdent au cours d'états de
conscience divers, mais aussi coexistent en pleine lucidité de
conscience, même là où ils devraient s'exclure.
Un monsieur regarde la patiente, « alors, j e sais que c'est l'instituteur, bien
qu'en fait ce ne soit pas lui ». Le lit d'une catatonique est un ours blanc,
« j e me suis couchée dessus, alors c'était comme un lit, mais c'était pourtant
un ours blanc ». Une hébéphrène écrit : « Ces créatures ne sont rien d'autre
que les personnes sus-nommées (médecins, etc.), et elles finiront comme elles
sont nées » ; ici, les « créatures » peuvent finir, mais pas les personnes aux-
quelles elles sont identifiées. « Une ou deux » poupées de caoutchouc ima-
ginaires (qui sont nées d'un incube) sont identifiées à l'amoureux qui domine
complètement la patiente.
Nombre de ces idées sont tout à fait imprécises, nébuleuses.
Qu'il soit pape ou empereur peut être indifférent à un schizophrène ; des
exigences de 100 0 0 0 francs ou de 10 francs peuvent être identiques pour
lui. L'empoisonné a remarqué qu'on a mis une poudre brune dans sa soupe ;
mais, au cours de la discussion, il dit que ça pouvait aussi être un liquide.
« Le cuisinier l'a mis dans la nourriture », (« nous n'avons pas de cuisinier »),
« la cuisinière », (« elle ne sait rien de vous »), « c'est dans la section qu'on
la met, à chacun la sienne ». L'idée qui se cache derrière « la poudre brune »
est très vague. - Un paranoïde : « J'ai en moi quelque chose comme une
double tête ; c'est intérieur, comme si j'étais le Christ » ou « les disciples au
Mont des Oliviers ; 26 disciples du Mont des Oliviers sont dans mon bras.
Il y a dans ma tête un carreau de faïence qui vient de l'Empereur Guil-
laume ». - Un hébéphrène va à la gare pour accueillir « quelqu'un ». Un
autre commande « dix gros livres de Droit ».
Souvent, des idées différentes sont réunis dans un ordre tout à fait
confus.
« La France a tout de même raison : en France on m'a dit soudain qu'il n'y
avait pas de Trinité, ce sont quatre hommes qui ont fait Dieu. Maintenant,
j e me suis rendu compte que c'était vrai, c'est pourquoi j e veux avoir ma
sortie pour le 24 avril ».
Il n'est pas rare que les idées délirantes soient scindées de la person-
nalité, en ce sens qu'elles n'apparaissent pas au patient comme le ré-
sultat de sa propre pensée, mais comme le produit d'un esprit étranger ;
elles lui sont « inspirées », on les lui « fait », mais il y croit tout de
même.
Souvent, néanmoins, ils agissent dans le sens de leur délire, mais sans
la moindre adéquation à la réalité, qu'ils prennent pourtant encore en
compte par ailleurs. Le persécuté donne une gifle à un passant quel-
conque, qu'il n'a absolument pas inclus dans son délire ; le pécheur
demande avec le plus grand sérieux qu'on le tue, sans prêter attention
à l'objection évidente selon laquelle les médecins s'enverraient ainsi
eux-mêmes en prison. Un paranoïde pieux voulait s'asseoir sur le poêle
brûlant et y lâcher un vent, afin de chasser le mauvais esprit qu'il
disait se trouver dans le poêle.
La scission de l'esprit en âmes différentes conduit aussi aux plus
grandes inconséquences. A sa sortie de l'asile, une persécutée encore
très intelligente prend congé de façon touchante, et avec une réelle
affectivité, de sa principale persécutrice, qui en voulait à sa vie. Les
malades nous donnent tranquillement à expédier des lettres dans les-
quelles ils nous accusent des crimes les plus abominables et, en plus,
de retenir systématiquement leur courrier. Ils nous injurient avec les
mots les plus crus, nous qui les empoisonnons, pour, l'instant qui suit,
nous signaler quelque mal à soigner ou nous demander une cigarette.
Souvent, les mesures prises à la suite des idées délirantes sont aussi
illogiques que le délire. Les malades inventent toutes sortes de procé-
dés magiques, ne reculant ni devant ce qu'il y a de plus absurde, ni
devant ce qu'il y a de plus répugnant. Les actes et les mots les plus
bizarres doivent, en tant que « rites conjuratoires », protéger des in-
fluences hostiles.
Dans certains cas, notamment dans des états aigus d'agitation, nous
ne trouvons plus aucun rapport entre le délire et les actes. Un catato-
nique se met subitement à crier : « j e suis Dieu, j e suis Dieu », et il
frappe autour de lui avec une fureur aveugle, veut se jeter la tête la
première contre le mur.
Dans les états pathologiques graves, les idées délirantes ont tendance
à se généraliser.
Un patient est empoisonné ; puis l'eau du lac au bord duquel il habite est
empoisonnée aussi. Les fiançailles d'un protestant on été rompues parce que
sa fiancée était catholique ; à présent, il se croit persécuté par cette fille,
mais aussi par les infirmiers catholiques ; puis par tous les infirmiers en
général. Un ouvrier est traité d'espion par un de ses camarades de travail
qui a été licencié ; bientôt, il pense que tout son entourage le considère
comme un espion, puis tout le monde, même son frère. Une femme se sent
persécutée par un monsieur, puis par tous les messieurs, et enfin par les
femmes également. L'amour aussi peut être reporté sur des personnes de plus
en plus nombreuses ; une vieille fille aime un de ses supérieurs, puis à l'asile
le médecin actuellement en charge de la section, et elle est tellement au
clair sur le caractère impersonnel de son amour qu'elle écrit à l'un de ces
bien-aimés : « A présent, je te resterai fidèle jusqu'à ce que j e connaisse
l'autre ».
L'hébéphrène qui entendait des Voix de « chant d'oiseau » savait que cela
renvoyait à son onanisme, il était lui-même le chant d'oiseau. Puis il entend
ce mot même en d'autres circonstances, le « chant d'oiseau » veut le tuer, et
est d'une façon générale l'incarnation de ses persécutions. — Une catatonique
a des pensées fulgurantes qui lui paraissent étrangères ; ultérieurement, l'idée
est mise en relation avec la sensation d'être percée à jour : des éclairs lu-
mineux lisent dans les yeux et volent les pensées.
Parfois, c'est sur une analogie que se fonde une telle association :
Le patient est attaché : il est le Christ. 11 peste contre la police et sent qu'il
est le dernier des Bourbons ; un autre patient peste aussi contre la police.
Idée délirante : c'est aussi un Bourbon.
Ces dernières idées délirantes n'ont en soi rien à voir avec le Moi de
la patiente : l'erreur de compréhension du nom n'est devenue une idée
délirante que parce qu'elle s'est raccordée fortuitement à une idée dé-
lirante. C'est de cette manière que naissent les idées délirantes excen-
triques, qui n'ont pas de lien direct avec les complexes du malade.
2 4 . Piet Arnoldus Cronje ( 1 8 3 5 - 1 9 1 1 ) : général Boer ; fait prisonnier par les Anglais, fut
lui aussi captif à Sainte-Hélène ( N D T ) .
été volé ; un autre, son voisin, aurait une certaine somme à la banque (tout
ceci sans relation à soi décelable). Bien sûr, on peut dire que de telles idées
ne seraient pas des idées délirantes mais des erreurs ; mais c'est donner à
ces deux concepts de nouvelles limites ad hoc.
2 5 . Cet exemple montre bien pourquoi il faut préférer traduire Beziehungswahn par délire
de relation plutôt que par délire de référence, terme devenu à la mode c e s dernières années,
mais trop restrictif. Ici, l'enfant « ne fait pas référence » au patient, mais une relation dé-
lirante est établie entre c e dernier et lui (NDT).
2 6 . Brotlos, sans pain, signifie aussi sans emploi (NDT).
2 7 . S p e c h t la considère comme un affect (NDA).
sécution encore assez imprécis, et qui ne prend une tournure plus pré-
cise que par la suite. Une de nos patientes écrit : « De toute façon, j e
ressens toute amabilité comme quelque chose de désagréable ; cela fait
croître ma méfiance, et j e nourris cette méfiance contre tout et tous. »
Une autre s'exprime de façon encore plus frappante : « On ne peut se
fier à sa propre chemise. » La sensation de malaise en toute cir-
constance, si fréquente (« les murs de ma propre maison voulaient me
bouffer »), peut exciter la méfiance à un degré plus ou moins important.
Au début, les mégalomanes n'ont souvent que de grands espoirs et
prennent de grandes allures, sans qu'il y ait d'idées précises. Malgré
tout, j e ne souhaite pas ériger en règle la genèse du délire à partir de
« sentiments » imprécis. Des idées imprécises et des sentiments intel-
lectuels morbides peuvent survenir à tout moment, même tardivement
au cours de l'évolution (les exemples de méfiance donnés ci-dessus
émanent de malades assez anciens) et sont quelque chose de tout à
fait commun au cours des rémissions.
A l'inverse, des représentations apparues subitement et formulées de
façon nette peuvent être les premiers symptômes que l'on perçoit de
la maladie. Les idées délirantes se développent souvent aussi en par-
tant de quelque chose de précis pour aller vers quelque chose d'im-
précis et de confus : A la puberté, une catatonique se croyait fiancée
à un médecin ; plus tard, elle est la fille de deux autres médecins, dit
qu'elle voulait étudier la médecine ; puis elle se sent propriétaire de
l'hôpital et de l'école polytechnique, et l'on peut mettre en évidence
que, derrière cette pensée, se cache encore l'idée qu'elle voudrait épou-
ser un médecin.
Il est encore totalement impossible de formuler des règles de la genèse
du délire schizophrénique. Certaines directions peuvent être trouvées
dans les développements du souhait.
Un homme de tout temps avide d'argent et d'honneurs veut épouser une fille
riche, et rendre ainsi sa famille heureuse ; pour cela, il lui faut divorcer de
sa femme, et il doit sacrifier (au sens propre) son fils, puis il sera Jésus, puis
Dieu ; puis il sera aussi possesseur de la Habsburg et de la Kyburg 28 . Au
cours de son premier accès, un savant menait des luttes et faisait de grandes
inventions en l'honneur de sa bien-aimée ; quelques années plus lard, au
cours du second accès, son cœur lui disait que sa bien-aimée n'était pas
mariée (ce qui était faux). Un commis a de grandes aspirations ; une dame
est aimable avec lui ; il veut l'épouser ; on lit beaucoup de choses sur la
Chez les femmes, il n'est pas inhabituel qu'elles aient tout d'abord
l'idée délirante d'être aimées, puis épousées, puis enceintes ; beaucoup
ont même des enfants de leur bien-aimé. Ce développement ne néces-
site que quelques semaines au cours d'un état crépusculaire, contre
de nombreuses années chez des malades lucides. Si l'objet de leur
passion est un membre du clergé, le délire se développe généralement,
en plus, dans un sens religieux.
Cette dernière éventualité peut aussi apparaître dans l'analyse des rêves, qui
doit être faite, ici, selon les mêmes règles que chez les sujets sains. Une de
nos paranoïdes eut pendant assez longtemps des rêves de souhait non dégui-
sés. Si quelque chose de désagréable lui était arrivé (rebuffade dans ses
aspirations érotiques, etc.), elle rêvait le contraire la nuit suivante et s'en
tenait ensuite fermement à cela, sous la forme d'une idée délirante 2 9 .
Pendant les accès aigus eux-mêmes, il n'est pas aisé de tester la mé-
moire. Là où il n'y a pas de « confusion » à proprement parler, on peut
néanmoins se convaincre souvent qu'elle est fort bonne, bien que des
altérations allant dans le sens des idées délirantes brouillent fréquem-
ment le souvenir. Je n'ai constaté d'amnésie antérograde nette, non
déterminée par les complexes, qu'une seule et unique fois, chez une
hébéphrène qui était en plus légèrement alcoolique. Elle arriva dans
un état d'assez forte excitation, elle était légèrement obnubilée, et elle
avait oublié la plus grande partie des événements des jours précédents.
Mais elle crut qu'un examen médical assez long avait eu lieu Pavant-
veille, et non la veille comme c'était le cas.
Certains trouvent imprimé tout ce qu'ils ont pensé ; ils ont inventé
eux-mêmes l'histoire qu'ils viennent de lire, et l'ont racontée il y a
longtemps déjà à leur frère, ils ont fait toutes les inventions et peint
certains tableaux il y a 6 0 0 ans. Ce type de paramnésies 31 n'est pas
rare dans la schizophrénie et n'a pas de limite nette avec les erreurs
d'identification mnésiques. Un de nos hébéphrènes crut pendant long-
temps avoir vécu exactement un an auparavant tout ce qui arrivait.
« Ce même visiteur, dans ces mêmes vêtements, était ici il y a aujour-
d'hui un an, et a dit la même chose ». Un autre prétendit, lors de son
admission, s'être déjà trouvé ici une fois ; puis il se souvint subitement
s'y être trouvé deux fois, en 1893 pendant 10 minutes, puis en 1895,
et y avoir cette fois passé la nuit ; mais ce n'était pas l'asile de fous
mais la caserne de la Marine. En même temps, il prétendait déjà
connaître le médecin, ce qui montre à quel point de nombreuses fausses
reconnaissances sont peu différentes des erreurs d'identification mné-
siques.
d) La personnalité
Le Moi peut pâtir des altérations les plus diverses. La perte du senti-
ment d'activité et, notamment, l'incapacité de diriger les pensées le
privent de composantes essentielles. Le processus associatif emprunte
des voies inaccoutumées. Tout peut apparaître différent, la propre per-
sonne du malade tout comme le monde extérieur, et ce, généralement,
d'une façon tout à fait confuse, si bien que le patient ne sait plus du
tout comment s'y reconnaître par rapport à lui-même et à l'extérieur.
Des paresthésies des sensations corporelles peuvent aussi rendre plus
difficile l'orientation auto-psychique. Ainsi advient-il qu'un malade très
intelligent ait besoin de plusieurs heures de travail psychique intense
« pour trouver son propre Moi pour quelques courts moments » ; les
patients « ne se suivent pas eux-mêmes », ils « ont perdu le Soi indi-
viduel ». Un malade devait chercher son propre corps à côté de lui.
Comme n'importe quelles parties du Moi peuvent être scindées, et que,
d'autre part, des représentations tout à fait étrangères peuvent lui être
incorporées, les patients deviennent « dépersonnalisés », la personna-
lité « perd ses limites dans l'espace et dans le temps ». Les malades
peuvent se sentir identiques à quelque autre personne, voire à des
choses : à une chaise, à la Suisse 3 3 ; à l'inverse, ils perdent leur rapport
avec eux-mêmes ; certaines idées ou pulsions chargées d'affect acquiè-
rent une certaine autonomie, si bien que la personnalité se désagrège.
Ces parties peuvent coexister côte à côte et occuper alternativement le
principal de la personnalité, la part consciente du malade. Mais le ma-
lade peut aussi être définitivement un autre à partir d'un moment donné.
Dans des cas plus bénins, les malades ont alternativement tantôt une
personnalité imaginaire, tantôt, de nouveau, la vraie ; la personnalité
imaginaire peut être toujours la même ou revêtir, de son côté, des
formes diverses. Certains malades sont si conséquents et si complets
tantôt dans l'une et tantôt dans l'autre de leurs personnalités que,
quand ils sont dans un rôle, ils ne pensent plus à l'autre ; à chaque
fois, c'est celle des personnalités qu'ils sont en train de représenter
qui leur paraît alors évidente. D'autres malades prennent conscience
de l'alternance. Une patiente est « réglable, tantôt vierge, tantôt
34. J e ne range naturellement pas ici les cas où il ne s'agit que d'une figure de style (NI)A).
f e m m e ». Une autre est « B a u m a n n , un homme, et puis de nouveau
moi ». Mais en général les divers points de vue se c o m b i n e n t de façon
irrégulière, parfois même dans la m ê m e phrase.
Une patiente a des trous dans les mains et se croit souvent à demi aveugle ;
et voici qu'elle prétend que l'infirmière a des trous dans les mains et est à
demi aveugle. De nombreux malades croient que leurs proches sont malades
mentaux ou tout au moins, plus fréquemment encore, enfermés à l'asile ; ces
proches sont alors électrisés comme les malades. Un patient se frappe souvent
vingt fois de suite lui-même, avec l'idée qu'il frappe ses ennemis ; un autre
crie, mais pense que c'est son voisin qui crie. La patiente s'embrouille mais
invective le médecin en disant qu'il n'est même pas capable de parler cor-
rectement. On lui donne des lunettes qui ne lui vont pas et elle rabroue le
médecin : « Qu'est-ce que c'est que ces stupides lunettes que vous portez ! »
Souvent, les malades accusent les infirmières ou leur entourage de ce qu'ils
ont eux-mêmes fait. Une patiente maltraite la tête d'une infirmière et proteste
en criant : « Oh ! ma petite tête ! » Une autre voit une infirmière et s'écrie :
« C'est la Gretchen à la lanterne sourde ; j e suis la Gretchen à la lanterne
sourde. » - Il en va un peu différemment quand les malades croient que
d'autres personnes empruntent leur nom et se comportent comme eux-mêmes.
Il y a aussi une composante transitiviste dans la réponse, très fréquente quelle
qu'ait été la question : « Je ne vous demande rien. » Quand le patient ne sait
pas si les gens et ses hallucinations agissent sur lui ou si c'est lui qui agit
sur eux, il s'agit d'un demi-transitivisme ; peu lui importe du reste ce qu'il
en est ; la direction de l'activité partant de lui et venant vers lui, et du même
coup les personnes, se recoupent.
Un hébéphrène dit que quand il fait quelque chose, par exemple quand il se
gratte le visage, ce n'est absolument pas lui qui le fait mais une autre per-
sonne, et en l'occurrence toujours une de celles qu'il a justement en face de
e) Langage et écriture
39. Dans ce chapitre, la traduction n'est pas toujours aisée. Dans le cas des néologismes,
notamment, j e tâcherai de rendre compte des textes intraduisibles par des équivalences
approximatives en français, tout en donnant le texte allemand en note de bas de page (NDT).
40. Comme toute autre activité, la parole peut se poursuivre automatiquement ou de façon
compulsive. Son contenu est alors généralement pathologique lui aussi ; la coprolalie, par
exemple, n'est pas rare ( N D A ) .
très signes d'affect prouvent la compréhension. Certains remuent sou-
vent un peu les lèvres, sans proférer un son. Il peut aussi arriver,
notamment dans les états aigus, que des malades mutiques répondent
par gestes ou par écrit, voire même expriment spontanément des sou-
haits de cette manière. Mais, le plus souvent, les malades mutiques
sont en même temps négativistes.
Dans le cas du mutisme, il ne s'agit jamais d'une mutité absolue, bien
qu'il existe des patients qui ne profèrent aucun son durant des années.
La plupart des malades parlent de temps en temps, par intermittences ;
ils peuvent notamment vitupérer de façon audible ; parfois ils chantent.
La motricité du langage est habituellement intacte. Les troubles arthriques
au sens propre ne font pas partie du tableau de la schizophrénie. Mais,
naturellement, des barrages généraux peuvent aussi se manifester dans la
fonction du langage. Celle-ci a néanmoins une certaine autonomie. Sa
perturbation est souvent plus forte ou — plus fréquemment encore — moin-
dre que celle du reste de la motricité ; le langage peut aussi, respective-
ment, soit rester seul normal, soit être seul atteint de barrages.
Il n'est pas rare qu'on ait l'impression que le lien entre le concept et
l'expression verbale est relâché, et à ce propos il est très frappant que
le degré de ce trouble n'ait pas forcément le moindre rapport avec les
autres relâchements associatifs, et notamment avec l'état de ce que nous
appelons intelligence. Il est des malades qui peuvent s'exprimer fort
correctement, mais dont les capacités intellectuelles sont affaiblies au
plus haut degré, et d'autres, à l'inverse, qui ne prononcent pas une seule
phrase compréhensible mais effectuent encore impeccablement des
tâches relativement complexes, comme la distribution du linge dans
une section. Dans la schizophrénie aussi, l'incohérence du langage doit
donc être distinguée de l'incohérence des concepts, bien qu'on les ren-
contre parfois toutes deux simultanément. Il faut noter, en particulier,
les cas, pas si rares, où les malades ne s'expriment clairement que par
oral ou par écrit, tandis que leur production est confuse sous l'autre
forme. Un de nos hébéphrènes, avec lequel, depuis des années, on ne
pouvait s'entendre par oral que sur les choses les plus simples, écrivait
encore des lettres correctes. Dans de tels cas il ne s'agit sans doute
pas seulement d'un « laisser-aller » et d'une « prise sur soi » dans des
occasions précises, mais d'une attitude différente selon les circonstances.
J'utilisais certains mots... pour exprimer un tout autre concept que celui qu'ils
désignent en fait... ainsi en allait-il aussi pour « teigneux », que j'employais
fort tranquillement pour « branlant »... Si j e ne trouvais pas aussitôt le mot
convenable pour les idées qui se bousculaient avec rapidité, je leur donnais
libre cours à ma manière... par exemple « Wuttas 41 » pour « colombes ».
La tournure rhétorique figurée est utilisée dans une large mesure, notamment
l'expression « assassiner », qu'on retrouve pour toutes les formes possibles
de tourment, et dans les combinaisons les plus diverses. Mais dans de nom-
breux cas il est clair que les patients oublient souvent, ici, qu'ils usent d'une
figure de rhétorique ; le concept « d'être tourmenté » est pour eux si fort
qu'ils ne peuvent le désigner que par ce mot, et que dans certains contextes
ils croient vraiment être assassinés. Naturellement, les expressions emphati-
ques sont privilégiées quand ils accusent, et les expressions lénifiantes quand
ils se défendent. — Si absurdes qu'elles paraissent, des locutions telles que
« J'ai été la patience du Christ », ont leurs équivalents normaux, par exemple
dans « Je suis la Vérité et la Vie. »
Souvent, l'analogie conceptuelle qui mène aux confusions de mots est très
limitée, et elle présuppose vraiment des cours de pensée qui ne font nulle-
ment partie du concept qui doit être exprimé : une malade a une « filiale de
Notre-Seigneur Dieu », c'est-à-dire qu'elle a le droit de faire de l'argent. Tout
aussi lointaine est la comparaison dont use une malade qui se plaint de ne
pas avoir « d'écoulement de marchandises », comparant l'activité amoureuse
à celle d'un magasin.
Le cas échéant, l'analogie ne porte pas du tout sur les concepts mais sur les
mots, et l'on peut alors aboutir à de fades jeux de mots, comme lorsqu'un
malade est « entre bourgeois », voulant ainsi dire qu'il est au Burghôlzli.
Une foule de néologismes doivent être formés par les malades pour désigner
de nouveaux concepts, pour lesquels notre langue ne dispose en effet pas de
mots. Notamment les persécutions, les hallucinations, et tout ce qui s'y as-
socie, doivent pouvoir être désignés au moyen d'un mot par les malades, qui
ne cessent en effet de s'en préoccuper. Ainsi « transengueuler » veut-il dire
parler à travers les murs ; une patiente de Jung appelait ses néologismes
« mots de pouvoir » ; elle parlait du « doublepolytechnique », qui était pour
elle l'incarnation de toutes ses capacités et des récompenses qu'elles méri-
taient 5 0 . Une patiente crache du « bouillon-de-temps-de-cage » sur le plan-
cher, c'est-à-dire qu'elle est forcée de tellement cracher parce qu'elle a du
temps-de-cage, parce qu'elle est enfermée. - La sœur d'une femme médecin
étend le concept de confraternité au travers de relations familiales : « elle
est confrère avec les médecins par l'intermédiaire de sa sœur ». La formule
« Le Prince d'Angleterre est dans le Moi d'aujourd'hui de mon oncle » ex-
prime l'idée, impossible à un sujet sain, que l'oncle a été transformé en le
Prince d'Angleterre (« il n'est pas devenu Prince d'Angleterre, mais il a vrai-
ment pris la personnalité du Prince d'Angleterre »).
46. Wahrliigereien.
47. Bemillionàrt.
48. Stiiblichheit.
49. Erhabrechtlich.
50. De nombreux néologismes de ce type désignent donc une idée complexe, et certains
même tous les vécus morbides d'une longue période. C'est pourquoi on les a aussi appelés
ellipses, et considérés comme le signe d'une maladie de durée déjà longue. Ce dernier point
n'est cependant pas tout à fait juste ; les patients peuvent forger de tels concepts et de tels
mots même au début de la psychose (NDA).
De nouvelles expressions sont aussi créées par condensation. Mais l'on
doit distinguer la condensation conceptuelle, qui amalgame plusieurs
concepts en un seul et les exprime par un mot, et la condensation
verbale, qui rassemble plusieurs termes, soit que ces mots désignent
le même concept, soit que la combinaison de mots corresponde aussi
à une combinaison de concepts.
Dans « il n'y a pas en moi de présence d'absence dans l'esprit », une idée
est exprimée d'une façon anormale, mais non erronée. Une formation de mot
erronée se trouve à la base de l'expression « j'étais dès l'enfance un appar-
tement 56 » (quelque chose d'à part). De même pour l'expression « je suis
51. Le néologisme original est händeklar, qui renvoie à deux expressions signifiant «CO.c'est
évident, c'est manifeste » : es liegt auf der Hand (littéralement : c'est sur la main) et es ist
Sonnenklar (littéralement : c'est clair comme le soleil) (NDT).
52. Zäh : endurant.
53. Beschwerung.
54. Beschwörung : invocation, incantation.
55. Les condensations, notamment dans les locutions symboliques, sont une faute fréquente
dans les devoirs d'écoliers (NDA).
56. Ein Appartement (etwas apportes).
successoral 5 ' pour trois millions » (j'ai hérité de trois millions). Une patiente
qui a des « douleurs catholiques insinuantes » veut dire que les infirmières
catholiques lui provoquent des douleurs. Le persécuteur d'un patient « souffre
de délire de persécution », ce terme-étant utilisé ici au sens actif, au lieu
de son sens passif habituel. Le patient qui « en est réduit à la charité de
l'État jusqu'au moment d'une acquisition ingénieuse 5 8 » utilise mal à propos
l'adjectif verbal ; la catatonique « à qui appartient le lac de Constance » ex-
prime de façon impropre, par « appartenir », l'idée qu'elle devrait se noyer
dans le lac de Constance.
D'une façon analogue à « appartenir » dans ce dernier exemple, l'auxiliaire
est souvent utilisé mal à propos : « j e suis l'Angleterre » signifie « l'Angle-
terre m'appartient » ; « j e suis le soleil » équivaut par le sens à « j e suis le
Seigneur et Créateur du soleil », etc. Mais, dans tous ces exemples, la pensée
qui en forme la base n'est sûrement pas aussi clairement définie que quel-
qu'un de sain ne le pense.
Comme l ' a s s o c i a t i o n des idées entre e l l e s , la relation entre le c o n c e p t
et le mot peut aussi être tout à fait fortuite, et se maintenir par la
suite. Un paranoïde utilisait p r e s q u e tous les mots étrangers qu'il en-
tendait pour désigner s e s idées de persécution ou une partie d'entre
e l l e s : « il fut p e r s é c u t é par la voie de d o s s i e r s 5 9 », on lui provoqua
des douleurs dans les organes génitaux « par la voie du C o s m u s 6 0 ».
Dans de tels c a s , les m a l a d e s p e n s e n t vraiment avoir exprimé leurs
i d é e s c o r r e c t e m e n t , et de façon c o m p r é h e n s i b l e pour autrui.
57. Erbschaftlich.
58. ... der »bis zur Zeit eines findigen Erwerbes auf Staatswohltat angewiesen ist«.
59. Auf dem Dossierwege.
60. Auf dem Kosmusweg.
61. Schwanzenmörder.
62. Névralgie : Neuralgie - Alger : Algier.
un autre, de sonorité analogue, et continue du plus à associer dans le sens
du premier mot. Le malade analysé par Riklin 6 3 , qui parle et écrit comme
suit, utilise de nouvelles tournures de langage et des abréviations :
« Centralleuropa undt Centraleuropaaera Nr 3258 Eernst Gisler Trauungg auch
dder Schlüsel ddurch Herr Pfarrer Dr. Studer Kaiser DDes Titt. Standdenbank
pprr p 96 oder Postbrief 3 vvia Kaiserlichen undt Königlichen auch Kaiserlich
Königlichen Gewerbes Titt, Rheinau. Mo work Badd ggut 3/8 Herr dr. hc. 30/7
Bern 27/7 DD 18/7 kurz 30/7 3/8 Aa 1906 Datum. Ssssie Zahlen geegen Voor-
weisen eeines Billetes Frkn Achttausendt in Banknotenn auch Titt. Berner Kan-
tonalbank in Bern oder B K B. Frkn 8000 baar Bestände à Zehn Prozente Frkn
8.800 ieddenfals Frkn 800 maal Zehn à Eeilf : Titte. Begierungs kanzllei Aaltdorf
weegen Schadenersatze ddurch Herrn aalt Missionar u Gasthhof Inhabber Dr
Christaller im Bellevue Andter madtim Paag Frkn e zwölff Halboktav Beiswerk
Reiswerk = Procès Verbal qa 29/9 Ao 1889 Zeitungsdatumm dden Nneuen Z
Zürcher Zeitungg. Soll Forel Steinheil Guggenbuel 330 Frkn b = und Frkn Haf
Dho Grob st 15 auch addirt nach 139 Wartjahren an Herr Oberwärter u. Minister
dr hc Vegetarianer Steeiger Bro 64. »
Il m'a été impossible jusqu'à présent de prendre une salade de mots entière
en sténo. Dans le texte qui suit, la construction de la phrase est encore
préservée en majeure partie : A Apell, suivant les États de l'Église le peuple
a pris en partie les us et coutumes selon la foi de Glos 6 8 c'est pourquoi le
père voulait entrer dans une situation purement f. nouvelle car ils croyaient
que le père n'avait une Comediatio de Babeli 6 9 qu'avec une pièce musicale.
C'est pourquoi ils allèrent sur la haute Osetion sur le charbon de terre de
Stud et de toutes sortes d'autres méchancetés : et contre ce qui est bon. Et
justement viennent à point sur votre Osetion inverse et Ugauhskil sera en
train le père est aussi le Juste. (Hébéphrénie).
Les anomalies de style proprement dites sont fort communes chez les
patients d'asile. Le mode d'expression, notamment, est volontiers am-
poulé, et pas seulement dans les passages qui doivent être écrits avec
emphase ou sentiment ; « les malades disent des trivialités avec un
mode d'expression hautement tarabiscoté, comme s'il s'agissait des in-
térêts supérieurs de l'humanité 75 . » Souvent, les termes en sont fort
maladroitement choisis, si bien qu'on croit entendre un écolier qui veut
faire le précoce ; il s'y joint une prédilection pour des dictons de toute
sorte, qui sont souvent amenés de façon stéréotypée à tous les endroits
possibles et imaginables. A part le style télégraphique, nous trouvons
chez d'autres malades encore une tendance à des développements sans
fin, dans lesquels les idées les plus diverses se trouvent souvent four-
rées n'importe comment. Quand des choses qui vont de soi sont lon-
guement explicitées dans des lettres, il s'agit d'une bizarrerie tant du
style que de la pensée : « Le signataire des lignes qui suivent prend
la liberté de vous faire parvenir celles-ci par la poste et sous enve-
loppe... » Les malades polyglottes mêlent volontiers des langues diffé-
rentes, ou privilégient une langue qui ne leur est pas courante.
à 1'
Des contractions, telles que « icht » au lieu de « ich nicht », ne sont pas
rares dans ces mêmes cas. Sans doute faut-il ranger ici aussi le phéno-
mène qui consiste en ce que des mots et des lettres ne sont pas complè-
tement écrits, ou sont omis (« Wärtin » au lieu de « Wärterin », « nih »
au lieu de « nicht ») ; néanmoins, ces troubles peuvent aussi avoir d'autres
causes, et notamment en cas de barrages d'apparition soudaine.
8 0 . Les recherches sur les poèmes dédiés par Lenz à Frédérique Brion, par exemple, ont
été rendus plus difficiles de ce fait (NDA). Jakob-Michael-Reinhold Lenz ( 1 7 5 1 - 1 7 9 2 ) : poète
et auteur dramatique allemand, un des promoteurs du mouvement littéraire Sturm und Drang,
lié d'amitié avec Goethe à Strasbourg. Frédérique Brion ( 1 7 5 2 - 1 8 1 3 ) : fille d'un pasteur
protestant d'Alsace. Un amour de jeunesse de Goethe (NDT)-
nérale, les passages complexuels se distinguent, chez les schizo-
phrènes, par des signes beaucoup plus marquants que chez les sujets
sains (irrégularités de toute sorte, écarts de la ligne, etc.).
Quand des catatoniques autistiques, qui ont complètement perdu tout rap-
port avec la réalité, sont pressés d'écrire, ils ont d'abord souvent des
difficultés à prendre correctement la plume dans leur main, puis c'est
comme si la plume ne marquait pas vraiment. Habituellement, ils font
alors des traits en l'air, finalement ils en tracent sur le papier, et notam-
ment des lignes entrelacées, etc. Si l'on a vraiment beaucoup de patience,
on peut voir la façon dont des lettres se forment peu à peu à partir de
ces lignes, lettres d'abord assemblées d'une manière incompréhensible,
pour finalement former un mot écrit sinon correctement, du moins d'une
façon compréhensible, voire même éventuellement une phrase. On peut
généralement montrer, après coup, que des éléments du mot étaient déjà
contenus dans les gribouillages initiaux, que l'on n'avait pas compris.
L'écriture se développe donc exactement de la même façon que dans le
cas de l'écriture automatique, seulement plus vite, en général, en une
seule « séance ». Par contre, l'acquis est de nouveau complètement perdu
jusqu'à la tentative suivante 81 .
Dans les états aigus, on rencontre des symptômes psychiques qui rap-
pellent la compression cérébrale. Sur le plan corporel également, des
mouvements trémulants et incertains permettent de conclure à une per-
turbation cérébrale générale assez grossière. Selon Reichhardt, on peut
trouver un poids cérébral trop important proportionnellement au crâne,
voire même de petites plages de ^congestion82. Il faut aussi mentionner
ici les troubles pupillaires.
Reichhardt (p. 32) a trouvé jusqu'à 5 pour mille d'albumine dans les
urines au cours d'états stuporeux. Nous avons aussi pu en voir transi-
toirement des quantités moindres au cours de divers états catatoniques.
On ne saurait encore déterminer s'il existe une corrélation entre ce
symptôme et la psychose.
84. Il ne faut pas- confondre avec le ptyalisme la particularité qu'ont certains catatoniques
„ de ne pas avaler leur salive mais de la garder aussi longtemps que possible dans leur bouche
ou de la laisser s'écouler (NDA).
f a c t e u r s p s y c h i q u e s ; souvent, délire d'empoisonnement, négativisme,
autisme, agitation, etc. entravent ou rendent plus difficile la prise d'ali-
ments, qui peut c e p e n d a n t s ' a c c r o î t r e par intermittences j u s q u ' à la bou-
l i m i e , étant donnée la variabilité de c e s états. Dans nulle autre maladie
p s y c h i q u e que la s c h i z o p h r é n i e on ne rencontre si fréquemment et si
d u r a b l e m e n t de refus d'aliments c o m p l e t . Dans les états catatoniques
d'un degré relativement é l e v é , notamment, l ' a b s t i n e n c e plus ou moins
c o n s é q u e n t e est la règle. Une de nos malades ne put être nourrie qu'à
la sonde durant 1 6 ans, c ' e s t - à - d i r e j u s q u ' à sa mort.
Le sucre dans l'urine ne semble pas jouer de rôle, et selon d'Ormea la quantité
de substances réductrices dans l'urine serait au contraire moindre que chez
le sujet normal ; par contre, une certaine albuminurie semble pouvoir se pro-
duire parfois dans des états délirants que, pour notre part, nous rangerions
dans la schizophrénie (voir aussi, plus haut, l'albuminurie dans la stupeur).
Dans les états c h r o n i q u e s , la quantité d'urine s e m b l e être dans un rap-
port normal avec la prise d'aliments et d'eau. Mais de grandes irrégu-
larités peuvent se produire au cours des p o u s s é e s . Tantôt les malades
évacuent de grandes quantités d'urine, tantôt il existe une oligurie ;
j ' a i même constaté une anurie complète de deux j o u r s chez une j e u n e
fille catatonique (à l'aide de cathéter). E n pareil c a s , des fluctuations
rapides du poids corporel ne sont pas étonnantes. Chez un malade,
Arndt ( 3 0 ) a trouvé à c h a q u e survenue de la c a t a l e p s i e une salivation
et une polyurie.
Une rétention consciente d'urine est également très fréquente ; mais elle
n é c e s s i t e rarement une intervention thérapeutique.
Kahlbaum (346, p. 52) a presque constamment trouvé dans ses cas de cata-
tonie un haut degré d'anémie ou de chlorose. D'autres, il est vrai, comme
Tschich, ont trouvé un état nutritionnel particulièrement bon, l'hématopoïèse
en faisant également partie. D'après mes expériences, qui ne s'appuient pas
sur des recherches au moyen d'instruments de mesure, les schizophrènes se
comportent, sous ce rapport, comme d'autres gens. - Whitmore Steele prétend
avoir trouvé trop peu de globules rouges et trop peu d'hémoglobine (71 % en
moyenne, pour cette dernière) chez ses mélancoliques, au nombre desquels
il compte aussi, naturellement, des schizophrènes déprimés, tandis que
Schultz (681) trouve vraisemblable, dans la catatonie, « une certaine tendance
à la baisse du nombre des érythrocytes du sang qui se trouvent dans les
principaux vaisseaux sanguins » et une teneur en hémoglobine presque nor-
male. Vorster a trouvé que le poids spécifique et la teneur en hémoglobine
étaient trop bas dans la melancholia attonita et le délire hallucinatoire aigu,
mais aussi dans d'autres psychoses aiguës. - Pighini et Paoli prétendent avoir
trouvé des formes jeunes d'hématocytes (augmentation de taille et ombilica-
tion) - mais comparer avec Muggia. - Obici et Bonon, ainsi qu'Agostini, ont
observé une diminution de l'isotonie des globules sanguins dans la démence
précoce comme dans d'autres maladies mentales (notamment au début). Dans
les états chroniques, parmi lesquels la schizophrénie vient en première ligne,
selon Pugh, et dans la catatonie, selon Schultz, l'alcalinité n'est pas modifiée.
Selon Bruce, le sang coagulerait plus difficilement dans la catatonie et dans
la manie aiguë. Il est surprenant que cela ne se remarque pas à l'occasion
des blessures et opérations, qui sont fréquentes.
Ce sont surtout les recherches sur le comportement des globales blancs, où des
anomalies certaines ont été constatées, qui méritent notre attention. Bruce, no-
tamment, étaie ainsi sa théorie de l'origine infectieuse de maladies que nous
qualifierions, pour leur plus grande part, d'états aigus de schizophrénie. Tou-
tefois, ses recherches nécessitent encore une vérification approfondie.
87. Trépsat (771) croit que le « pseudo-œdème », comme l'a appelé Dide, pourrait être
constaté dans presque tous les cas, à la seule condition de pouvoir observer les malades
suffisamment longtemps. - Fuhrmann croit que l'œdème facial n'a pas encore été décrit et
l'appelle pachydermia facialis. - Les Anglais appellent la eomplexion luisante de la peau,
quelque peu succulente et de toute façon lisse et sans rides (peut-être par manque de mou-
vement ?) : varnished skin (NDA).
88. Trépsat décrit, chez des déments catatoniques, respectivement un pemphigus et un ulcère
de jambe, et il attribue cette affection à des troubles trophiques. Mais il est douteux qu'il
faille supposer un rapport avec la psychose (NDA).
aussi survenu lors d'un lavage de la propre main du patient ; dans un autre
cas, le patient pressait constamment son oreille à cause des Voix, provoquant
ainsi le saignement. La tendance aux saignements peut être très transitoire
ou durer relativement longtemps. La mort par hémorragie cérébrale ne semble
pas particulièrement fréquente.
Les troubles de la sécrétion sudorale ne font pas partie du tableau habituel,
mais ils ne sont cependant pas rares du tout dans les diverses formes. L'in-
hibition de cette fonction est difficile à établir, étant donnée la grande éten-
due de ses variations physiologiques ; tout au plus peut-on remarquer que
les malades s'allongent sous le soleil le plus chaud sans transpirer. Une sé-
crétion sudorale anormalement importante est par contre fréquente, tantôt à
la suite d'excitations psychiques, tantôt en rapport avec des accès, et notam-
ment de ceux qui sont représentatifs d'excitations sexuelles, tantôt aussi sans
cause connue. Une catatonique se masturba de nombreuses semaines durant
d'une façon tout à fait convulsive, par croisement de ses cuisses l'une sur
l'autre, tout en transpirant tellement que sa consommation de linge devint
une calamité. Une autre catatonique avait un fort accès de sudation une de-
mi-heure après chacun des gavages par sonde (qui se passaient sans résis-
tance de sa part).
Nous voyons, plus fréquemment encore que chez d'autres gens nerveux, des
sudations localisées qui peuvent toucher n'importe quelle zone du corps. De
temps en temps, ces sudations sont hémilatérales. Vraisemblablement une
partie de ces phénomènes sont-ils en rapport avec des complexes, et en tout
cas très certainement avec des excitations psychiques.
Hoche (309, p. 231) mentionne aussi une forte sécrétion des glandes sébacées.
On peut en outre citer le cas, publié en son temps par Forel (229 a), d'une
catatonique dont les cheveux devinrent gris pendant la période d'affects dé-
pressifs au début de la maladie, mais reprirent leur couleur noire après mo-
dification de l'état psychique 8 9 . - Bertschinger mentionne (p. 303) une ma-
lade dont la couleur des cheveux alternait, tous les six mois environ, entre
brun-châtain foncé et blond clair. - Chez une de nos malades, les cheveux
furent crépus, un temps, en état d'excitation, et lisses lors de la rémission.
9 2 . Il s'agit bien sûr de l'enregistrement des associations des patients au cours du test
d ' a s s o c i a t i o n s provoquées (NDT).
9 3 . Petit instrument métallique utilisé autrefois pour la percussion médiate (NDT).
On note des soubresauts musculaires, notamment dans la musculature
faciale, où la « fulguration 94 » était considérée depuis longtemps déjà
comme signe d'une maladie en cours de chronicisation. Plus rares sont
des soubresauts de muscles entiers, ou même de toutes les masses
musculaires d'un membre.
Parmi les réflexes, les réflexes cutanés sont, comme dans la plupart des
psychoses, si difficiles à explorer indépendamment de l'esprit que nous
n'en savons rien de précis. Séglas (in Ballet, p. 109) écrit que les ré-
flexes cutanéo-muqueux seraient diminués dans les formes secondaires
de stupidité. D'après Maillard (Société de psychiatrie, Paris, 16 dé-
cembre 1909, Neurologisches Centralblatt 10.623), le réflexe cutané
plantaire fait défaut dans 7 5 % des cas de démence précoce (41 %
dans les autres psychoses). L'exagération du réflexe rotulien avec ab-
sence de cutané plantaire se rencontre dans 70 % des cas de démence
précoce, et dans 15 % des cas dans les autres psychoses. Tout praticien
sait que le réflexe pharyngé et, d'une façon générale, tout réflexe nau-
séeux, est absent dans les cas tant récents qu'anciens. Des larmes et
une érythrose des joues peuvent prouver la conservation de la sensi-
bilité, tandis que dans d'autres cas un attouchement intensif du pha-
rynx et même de la muqueuse bronchique ne provoque pas de
sensations désagréables. On voit des phtisies qui évoluent sans toux
jusqu'à la mort.
Le cas échéant, le réflexe conjonctival, voire cornéen, sont également
totalement absents, mais ce seulement dans les cas de catatonie grave,
autant que j e l'ai vu. Les réflexes profonds, c'est-à-dire ostéo-tendineux,
sont en règle exagérés, comme dans tous les cas où les hémisphères
cérébraux relâchent leur contrôle. On obtient parfois une série de sou-
bresauts d'allure clonique au niveau de la rotule ; parfois, l'exagération
se manifeste de telle sorte que le début d'extension stimule les flé-
chisseurs, si bien que la jambe est ramenée en arrière comme un res-
sort ; dans l'un de nos cas, toute la musculature homolatérale de la
tête, du cou et du torse tressautait lors de la percussion de l'angle du
maxillaire. L'exagération unilatérale des réflexes tendineux ferait éga-
lement partie de la schizophrénie (Kleist, 366, p. 76).
Le renforcement des réflexes tendineux n'est pas en rapport avec le
tonus de la musculature. Je me souviens d'une catatonie fraîche (de
degré léger) qui avait une énorme hypotonie de la musculature ; pour-
tant les réflexes tendineux étaient augmentés.
J'ai trouvé des réflexes diminués dans un seul et unique cas, sans que
l'on ait pu mettre en évidence d'erreur d'examen. Kleist (p. 43) a ren-
contré des réflexes tendineux diminués avec hypotonie.
Les réflexes pupillaires ont été souvent étudiés, et avec succès. La réac-
tion de fermeture des paupières de Piltz se rencontrera dans environ la
moitié des cas. Bumke et Hubner ont prouvé que l'instabilité pupillaire,
la mydriase lors de l'attention, de la frayeur, etc. ainsi que des stimulus
sensitifs (notamment désagréables) font souvent défaut dans la schizo-
phrénie. Bumke se croit en droit de supposer que ceci serait un phé-
nomène régulier à l'acmé d'un état catatonique, tandis que le second
auteur n'a trouvé de réaction ni psychique ni sensitive chez 75 % de
ses schizophrènes, mais a pu en constater avec certitude chez 8 %
d'entre eux. Mais ces pourcentages n'ont encore que peu de valeur,
car le mode d'examen, l'instrument, l'intensité de la lumière, ainsi que
la conception qu'on a de la systématique des maladies doivent entraîner
de fortes différences (voir Wassermeyer). Mais il est certain que les
réflexes psychiques ne sont nulle part aussi souvent absents ou dimi-
nués que dans la schizophrénie 96 .
Outre l'absence de réaction, on trouve parfois une réaction étonnam-
ment forte à des stimulus psychiques, exactement comme dans le cas
des manifestations d'affectivité.
Lors des excitations catatoniques de tout type, les pupilles sont très
souvent fortement dilatées, mais elles réagissent aux variations de lu-
minosité. Dans les états psychiques les plus divers, elles sont souvent
inégales, sans que leur réaction soit diminuée ; ce phénomène a sou-
vent donné lieu, dans le passé, à un diagnostic infondé de paralysie
générale. Mais, à la différence de cette maladie, l'inégalité est rarement
permanente, elle se modifie souvent au bout de peu d'heures, les pu-
pilles devenant égales, ou l'inégalité s'inversant. j e n'ai vu que deux
fois des pupilles en tête d'épingle dans la schizophrénie.
A l'occasion, on voit aussi des curiosités telles que les deux qui suivent. Un
catatonique avait, à son entrée à l'asile, des pupilles égales, étroites, qui
n'étaient pas bien rondes et réagissaient à peine. Au bout de 10 minutes
elles étaient largement dilatées et réagissaient normalement. Chez une fille
catatonique, nous avons vu, alors qu'elle était totalement calme, des élargisse-
ments et rétrécissements spontanés des pupilles sans modifications de lumi-
nosité ni d'accommodation. De temps en temps, de telles anomalies semblent
être en rapport avec le contexte psychique, bien qu'on ne puisse que rarement
le prouver par réitération. Ainsi l'un de nos catatoniques eut-il un jour, pen-
dant environ une heure, alors qu'il parlait avec ardeur de ses idées délirantes,
des pupilles élargies et qui ne se rétrécissaient pas à la lumière97.
On connaît depuis fort longtemps le « regard paranoïde », qui apparaît quand
les patients pensent à des complexes donnés. Chez certains malades, cette mani-
festation peut être momentanément provoquée puis amenée à disparaître par
l'abord d'un thème différent. Je ne sais pas sur quoi elle repose. Elle reste
souvent reconnaissable quand l'on ne voit que l'œil, à travers un masque.
Parmi les troubles sensoriels que nous pourrions ranger parmi les symp-
tômes corporels, on trouve très fréquemment la céphalée, notamment
dès l'anamnèse. Nombre de nos patients avaient, dès leur jeunesse,
9 6 . Voir l'important travail de Weiler, in Zeitschrift fur die gesamte Neurologie und Psychia-
trie, Or. 1910, II, p. 101 (NDA).
97. Leeper (Journal of mental sciences, 1904, p. 5 2 0 ) a trouvé des pupilles larges le matin,
étroites le soir. Au cours de la présentation clinique qui a lieu le soir, j'ai très souvent pu
montrer des pupilles dilatées. - Dide et Assicot ont même trouvé un Argyll-Robertson, mais
plus souvent encore le phénomène inverse. Souvent, la réaction à la lumière ou à l'accommo-
dation était diminuée. Blin prétend avoir trouvé un Argyll-Robertson dans 13,8 % des cas
ce qui est étonnant. - A. Westphal a décrit des pupilles irrégulières et ovales ; j'en ai vu
moi aussi, de façon transitoire (NDA).
souffert de céphalée ; pendant la maladie patente, on retrouve souvent
ce symptôme sous les formes les plus diverses : pression dans toute la
tête, derrière le front et, avec une particulière fréquence, à l'occiput ;
douleurs déchirantes, térébrantes, à type de traction, de brûlure, qui
irradient généralement à toute la tête à partir d'un endroit quelconque.
Ce symptôme peut aussi avoir un caractère migraineux, et pourtant
disparaître par la suite, si bien que l'on n'est pas en droit de le consi-
dérer comme une simple complication.
Nous ne connaissons pas de causes déclenchantes à cette céphalée,
pour autant qu'il s'agirait d'une manifestation appartenant à la schizo-
phrénie. La douleur occipitale doit avoir un rapport quelconque avec
la sexualité.
98. Ou, conformément à la prédilection pour ce qui est exotique, pour un nénuphar (NDA).
ques), un épi de maïs grandeur nature pour un épi de blé, et ici c'est
en première ligne la dimension qui est négligée, etc.
On range aussi parmi les symptômes corporels les divers « accès » qui
peuvent survenir au cours de la schizophrénie. Il est vrai que nombre
d'entre eux sont à coup sûr indépendants de l'esprit ; d'autres, à l'in-
verse, ont un déclenchement psychique, et sont psychiques dans tous
leurs symptômes, et il faut là, bien sûr, compter au nombre des symp-
tômes psychiques les manifestations d'accompagnement des affects au
niveau du cœur, des vaisseaux, et éventuellement de l'activité intesti-
nale et rénale, bien qu'il s'agisse de phénomènes à expression corpo-
relle. Entre les deux, il existe une foule d'intermédiaires, dans lesquels
soit c'est l'état cérébral permanent qui crée la prédisposition, mais c'est
un événement psychique qui déclenche l'accès, soit, à l'inverse, il survient
un accès somatique, mais la symptomatologie psychique en est détermi-
née par les complexes présents". Par « somatique », nous entendons na-
turellement ici une altération de l'activité cérébrale physiologique,
qu'elle soit conditionnée par une intoxication ou par des spasmes vas-
culaires, ou par quoi que ce puisse être.
99. Certains accès représentent un acte sexuel transformé, voir Abraham, in Jahrbuch für
psycho-analytische Forschung, vol. Il, p. 2 9 (NDA).
resta à plusieurs reprises, quelques jours durant, dans un coma au
cours duquel il présentait même un signe de Babinski.
100. Tetzner rapporte un cas de mort par accès convulsifs itératifs ; il semble s'agir là d'une
catatonie, en prenant c e mot au sens que nous lui donnons ( N D A ) .
dans ce contexte, les accès de vitupérations et de confusion à déclen-
chement psychique, qui forment la transition vers la simple réaction
de l'esprit schizophrène.
Comme tous les autres symptômes hystériformes, les accès typiquement
hystériformes ne sont pas rares chez nos malades. Toutes les formes
qu'on peut voir dans l'hystérie, nous les rencontrons ici aussi. De la
grande crise jusqu'aux simples tremblements spasmodiques de certains
membres, on peut tout voir. Ils peuvent alterner avec des accès d'autres
types ou rester seuls. Ils sont généralement isolés, ou du moins peu
fréquents, alors toutefois que des ébauches plus légères et des accès
abortifs se voient fréquemment. Une de nos malades prophétisa qu'elle
mourrait dans la nuit ; elle resta alors un moment comme sans connais-
sance, mais respirant paisiblement dans son lit ; puis elle se mit sou-
dain à crier et à trembler. Amélioration immédiate après application
d'une hydrothérapie.
101. Juron universel en suisse alémanique, qui signifie littéralement « cul de cheval » et
revêt encore, dans le sentiment populaire, une signification religieuse en tant que réminis-
c e n c e de vieilles croyances germanique (NDA).
tions sur ses pieds. Pupilles variables ; pouls bien frappé, environ 80. Durée
environ 2 heures, puis obnubilation, reste allongée, comme dormant, mais
peut encore agir, par exemple aller à la chaise percée ; mais, ce faisant,
titube. Ensuite souvenir entier. - Un hébéphrène eut deux accès identiques :
secousses et rotation des membres, révulsion des yeux, visage complètement
blafard, écume aux lèvres ; durée de plusieurs heures ; amnésie totale. - Ca-
tatoni.e périodique avec périodes maniaques : subitement, lors du repas, se-
cousses des bras et du cou ; bras fléchis, se rejoignent cloniquement ; la tête
s'incline et a des mouvements convulsifs. Pas de perte de connaissance. Du-
rée une demi-heure. Par la suite, encore des soubresauts irréguliers, ne vou-
lait pas aller à table parce qu'il laissait facilement tomber la vaisselle.
Ensuite, de nouveau comme avant. — Catatonique : secousses cloniques de
toutes les extrémités, mais conserve pendant un moment les positions qu'on
lui imprime passivement (n'était pas cataleptique avant l'accès). Pleurs vé-
héments, forte érythrose du visage. Durée d'une demi-heure. - Hébéphrène :
début par des grognements et des éructations, puis mouvements croissants
du corps, se tient convulsivement à son lit avec ses mains. - Paranoïde : à
table, se mit soudain à rire, puis piétinement ; s'endormit ; se réveilla au
bout de quelque temps et recommença à taper d'un pied, tenait fermement
son bras sur les yeux, si bien qu'on ne pouvait le bouger passivement. Pas
d'amnésie, elle dit n'avoir pu répondre, avoir dû agir ainsi. Par la suite, elle
eut par moments la tête rouge et se crut alors persécutée pendant ce temps.
- Une hébéphrène a « des accès de tremblement des jambes, étant alors
agitée intérieurement et ne pouvant plus travailler ». Une autre présente des
secousses cloniques irrégulières des extrémités et de la face. — Une catato-
nique révulse ses yeux, tape des pieds, a de l'écume aux lèvres. Durée ap-
proximative deux minutes. Amnésie totale. - Les accès peuvent aussi se
produire pendant le sommeil. Une de nos malades fut réveillée du fait que
son corps se redressait. - Un hébéphrène a soudain la tête rouge, il s'emporte
alors et vitupère.
* * *
Wintersteiner a trouvé des altérations innées du fond d'œil dans les deux tiers
de ses « paranoïas » (au sens de l'école de Vienne).
Nombreux sont ceux qui citent aussi, dans ce contexte, le goitre. Il est
indubitable qu'on trouve dans les régions à goitres plus de grands goi-
tres chez les schizophrènes que dans la population saine. Il arrive aussi
que le goitre enfle et désenfle avec les états d'agitation (Bertschinger,
p. 301). Mais ces relations peuvent aussi n'être qu'une apparence. (Les
goitres de nos malades ne sont traités que s'ils menacent d'être dou-
loureux ; le fait de crier peut les amener à gonfler.) En tout cas, il
nous manque la preuve que le goitre fasse partie de la schizophrénie
ou de la prédisposition sehizophrénique.
g) Les symptômes catatoniques
1. La catalepsie
Le visage figé des malades donne parfois l'impression qu'ils ont les
traits contractés ; des positions forcées maintenues de façon prolongée
semblent aussi indiquer une rigidité musculaire ; lors des mouvements
passifs, nous sentons souvent une résistance, qui peut être véritable-
ment invincible dans des cas graves.
Mais en vérité nous ne connaissons pas encore, dans la schizophrénie,
ce qu'on pourrait appeler des états hypertoniques des muscles, au sens
propre. Ce qui est décrit, ce sont des phénomènes complexes ayant en-
tièrement, ou du moins de façon prépondérante, une genèse psychique.
Il n'est toutefois pas bien rare qu'on se trouve confronté au fait qu'un
patient adopte des mois durant une position donnée et semble égale-
ment complètement rigide quand on veut mouvoir passivement ses
membres. Cela peut aller si loin que l'on peut remuer tout son corps
de la main ou du pied comme s'il se composait d'un seul morceau de
bois, sans que la position relative des membres en soit modifiée. Mais
si l'on y regarde de plus près, en pareil cas, sans doute peut-on toujours
constater que les muscles se contractent à tout moment, en proportion
de la force appliquée de l'extérieur, exactement aussi fort qu'il est
nécessaire pour tenir la position. En cela, le dosage est singulièrement
précis, le maintien de la position des membres est presque absolu. Un
sujet sain ne parviendrait qu'exceptionnellement à réaliser le même
type de résistance, et pas durablement. La preuve me manque jusqu'à
présent que les muscles soient plus fortement bandés, à un moment
quelconque, qu'il n'est nécessaire pour conserver la position à l'en-
contre de la pesanteur ou d'autres influences extérieures. Par contre,
on peut constater dans certains cas l'extension de la tension à des
muscles qui ne sont pas directement engagés - exactement comme dans
les efforts de sujets sains.
Ballet (38, p. 105) a appelé catatonisme cette tendance aux tensions
et supposé (avec d'autres ) que certains groupes musculaires, tels
102
La façon dont un tel malade bouge son membre n'est pas totalement indiffé-
rente ; souvent, la catalepsie ne se manifeste que si l'on amène un peu brus-
quement le membre dans sa nouvelle position, comme si l'on indiquait qu'il
devrait être là. Mais ce qui est efficace, ce n'est pas la suggestion au sens
habituel du terme : il n'est pas nécessaire que le patient pense qu'on attend
de lui la conservation d'une position donnée. Je recherche souvent avec suc-
cès la catalepsie en tâtant le pouls du patient et en tenant ce faisant son
bras en l'air, comme par hasard, pour le lâcher purement et simplement après
avoir compté jusqu'au bout. A l'inverse, on peut traiter n'importe quels autres
patients et sujets sains de la même façon que celle dont on use habituellement
pour rechercher la catalepsie sans que ce phénomène se manifeste.