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Jérôme de Gramont
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Jérôme de GRAMONT
Maître de conférences, Institut Catholique de Paris
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Au matin de l’expérience, nous n’étions pas là, pas plus qu’au jour de
notre naissance : monde et conscience auront donc commencé sans nous,
même s’il s’agit bien de notre monde (ce dans quoi nous sommes) et de
notre conscience (puisque nous ne pouvons pas détourner le regard un seul
instant de ce fait primitif : je suis1). À la question des Écritures : « Où étais-
tu lorsque je fondai la terre ? » (Jb 38, 4)2, il faut sans doute commencer par
ne pas répondre, avant de risquer pourtant quelques mots qui soient les
premiers, la presque-impossible mémoire de ce matin de la présence où
nous étions pourtant absents. Nous vivons « à l’écart de notre origine » (NT,
p. 463), il faut en prendre acte, mais il nous appartient aussi de penser dans
cet inlassable effort pour reprendre ce qui a déjà commencé et « ressaisir un
premier mot » (NT, p. 47) – en tout cas, il appartient à la philosophie d’être
cette parole-là, et cette possibilité n’est pas quelque chose que nous
puissions nier ou négliger. Dire ce qui est et le dire avec rigueur : décrire les
choses mêmes telles qu’elles nous apparaissent dans la plus grande fidélité
possible à leur manière même d’apparaître : tâcher d’écrire la difficile
mémoire de cette donation première des choses au matin de leur présence,
avant même que nos mots et nos discours ne viennent les recouvrir de leur
interprétation – il n’y a peut-être là qu’un rêve, mais ce rêve est un fait.
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CHRONIQUE
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qu’en lui-même enfin il se donne, seule chance pour que nous puissions
l’éprouver, le voir et peut-être le dire. Enfin, philosophie première est
l’autre nom de la philosophie (ou de la phénoménologie) reconduite à son
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LE MONDE MUET ET LA PATRIE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
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Heidegger, la phénoménologie veut l’“originaire”, elle veut voir ou sentir
les choses avant que la pensée objectivante en ait fait des objets ou avant
que la subjectivité en ait fait des représentations, etc. » (MAO, p. 64). Au
« etc. » de la citation appartient de plein droit la remontée husserlienne
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7. Premier, ou unique, au sens où LÉVINAS peut écrire : « Le langage, c’est le fait qu’un
seul mot toujours se profère : Dieu » (Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976,
p. 137).
8. « Seul de tout l’étant, l’homme éprouve, appelé par la voix de l’Être, la merveille des
merveilles : Que l’étant est. » (HEIDEGGER, Postface à « Qu’est-ce que la métaphysique ? »
trad. R. Munier, Questions I, p. 78).
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CHRONIQUE
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porter d’emblée la pensée au matin de l’expérience pour nommer sans détour
ce qui se donne alors, le tout premier « il y a » : conscience ou monde, ou
tout autre nom (chair, neutre, autrui, vie, etc.), puisse être plus qu’un rêve. Il
n’est pas dit que nous sachions dire si aisément quel est ce tout premier mot,
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9. « La merveille des merveilles est le moi pur et la pure conscience » (HUSSERL, Ideen
III, La phénoménologie et les fondements des sciences, trad. D. Tiffeneau, Paris, PUF, 1993,
p. 89) – pour un rapprochement des deux énoncés, voir Jean-Luc MARION, Réduction et
donation, Paris, PUF, 1989, p. 243 sq. Autre possibilité pour cette « merveille des
merveilles » : la chair – l’expression cette fois est nietzschéenne (FP 1885, 37[4], référence
relevée par Barbara STIEGLER dans Nietzsche et la critique de la chair, Paris, PUF, 2005,
p. 207, mais hors tout contexte phénoménologique.
10. C’est cette question de la possibilité ultime de la phénoménologie que pointe Jean-
Luc MARION dans Réduction et donation (p. 240-247).
11. « Son ordre [sc. celui de l’originaire] n’est pas celui de l’expérience native » (EA,
p. 41). Sur cette différence de l’originaire et de l’initial, voir les développements d’EA §§
12 et 34, et depuis MAO, p. 73 note.
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LE MONDE MUET ET LA PATRIE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
parole autant que de chair et de sang »12. Regard, parce que le jour se lève pour
moi en même temps que s’ouvrent mes yeux, « expérience native liée à la
dimension sensible des choses comme à l’horizon de monde à l’intérieur
duquel elles peuvent nous apparaître »13. Affect, parce que nous n’avons pas
d’autre manière de recevoir les phénomènes que de les recevoir dans l’affect:
« Que peuvent nos pensées, sinon porter au langage ce qui s’est d’abord livré
à nous dans l’affect? »14. Parole, regard, affect – rien d’étonnant donc si la
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phénoménologie ne cesse d’avoir affaire avec ces trois mots, même si celui de
« perception » souvent vient en lieu et place de regard. Parole, regard, affect –
c’est presque le titre du grand livre d’Henri Maldiney en 1973 (Regard parole
espace15), et presque les trois existentiaux qui rythment l’écriture de Sein und
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Zeit16. On ne s’étonnera pas en tout cas de les lire ensemble, sous la plume de
Jean-Yves Lacoste, ici ou là dans Présence et Parousie, même si parfois
d’autres mots viennent à la place de « regard » ou de « parole »17.
Or, le premier geste d’une phénoménologie héritée de Husserl consis-
tera à remonter, en amont de parole et jugement, jusqu’à cette expérience
silencieuse qui, dans le regard et dans l’affect (MAO, p. 87), mais pour
Husserl avant tout dans le regard (ou la perception), nous confie à la plus
simple présence des choses elles-mêmes (PP, p. 92). Pour être là, données
au regard, les choses n’auront pas besoin d’être dites. Mais il n’y aura rien
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CHRONIQUE
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même pas besoin de mots pour que la présence se rassemble. Comme il y
a des visages auprès desquels il nous suffit d’être (mais peut-être le pluriel
est-il de trop) pour que nous soyons en paix. Giorgio Agamben décrit dans
Idée de la prose cette expérience du silence qui vaudra pour nous tous les
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18. Il faut imaginer que le doute évoqué par WITTGENSTEIN dans l’aphorisme 6.521 du
Tractatus est bruissant de paroles inachevées : « (N’est-ce pas la raison pour laquelle les
hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie,
ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens consistait ?) » (trad. G.-G. Granger, Paris,
Gallimard, 1993).
19. Maurice BLANCHOT, Le pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 187. Le dernier livre
de Philippe FOREST montre assez bien ce que peut être pour un écrivain ce rêve de ne plus
écrire : « Chaque livre nouveau, je l’écrivais pour qu’il fût le dernier et que je me retrouve
après lui, quitte de tout. Je n’ai pas changé d’idée. J’écris toujours afin de pouvoir cesser
de le faire. Mais je n’y parviens pas. » (Tous les enfants sauf un, Paris, Gallimard, 2007,
p. 158).
20. G. AGAMBEN, Idée de la prose, trad. G. Macé, Paris, Christian Bourgois, 1988,
p. 102.
21. Paradis de la présence, ou « paradis de l’aisthèsis » comme nous l’appelions dans
une lecture du premier chapitre (Certitude sensible) de la Phénoménologie de l’esprit de
Hegel (L’entrée en philosophie, p. 29-33).
22. Francis PONGE, Méthodes, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1961, p. 206 – à compléter
par l’Entretien avec Breton et Reverdy (ibid., p. 297) et le commentaire d’Henri MALDINEY,
Le vouloir-dire de Francis Ponge, La Versanne, Encre marine, 1993, p. 42 sq : nous naissons
dans un monde muet, mais ce serait le trahir que d’aujourd’hui nous taire.
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heureuse » – le rapprochement entre la formule de Jean-Yves Lacoste
(« Le silence phénoménologique est donc un silence heureux. C’est
d’abord un silence plein… » PP, p. 123) et le titre de Jean Greisch (La
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parole heureuse. Martin Heidegger entre les choses et les mots, Paris,
1987, commentant essentiellement les textes d’Acheminement vers la
parole) donne une assez bonne mesure (mais non la seule) de la distance
qui sépare les phénoménologies de Husserl et de Heidegger, étant bien
entendu qu’il s’agit, pour Husserl, de porter jusqu’à la clarté d’un discours
ce qui s’est donné et pleinement donné, une première fois, en amont du
discours, dans la pure vie silencieuse de notre conscience, et que la parole
heureuse des poètes (dont Heidegger se fait alors l’interprète) n’est pas une
parole facile, mais de celles auxquelles il faut accéder à partir d’une
épreuve qui est celle du manque24.
Mais ce silence du premier jour n’est plus le nôtre, et peut-être avec lui
avons-nous perdu la lumière du premier matin. Animaux voués à la parole
(PP, p. 92), nous n’habitons plus un monde muet, mais ce monde où mots,
regards et affects ne cessent de s’entrelacer. La phénoménologie comme
philosophie première menée jusqu’à son accomplissement, et traduction
infinie dans l’élément du langage d’une expérience primitive, silencieuse
mais déjà tout entière chargée de sens, ce vieux rêve est-il fini ? De ce
paradis aussi, celui de la phénoménologie, le paradis de la présence, celui
des phénomènes livrés dans leur pleine lumière au premier matin de
l’expérience, celui où les choses n’ont pas besoin de nos mots pour se
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CHRONIQUE
rendre évidentes, il se peut que nous ayons été chassés. Le père Breton en
son temps, dans son propre ouvrage de philosophie première, Du principe,
en faisait l’hypothèse, et nous aurons à la vérifier :
« Le paradis c’est tout d’abord le premier matin du monde, l’origine et
l’orient ; l’origine et l’orient des choses qui sont nées dans et de la lumière.
Plus exactement, ce milieu où le jour et la nuit échangent leurs prestiges.
Ce milieu est aussi bien le lieu par excellence, dont tous les lieux, que nous
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fixons dans une topologie subséquente du monde, seront l’image dégradée.
Car le paradis, justement parce qu’il n’existe pour nous que comme
paradis perdu, nous rappelle une perte des choses et de leur lumière
originelle, une perte qui est aussi notre perte et notre chute. En ce lieu où
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et en os pour ainsi dire, c’est à l’exemple de la perception qu’il fait appel.
Là, il ne serait pas difficile d’objecter à Husserl ce que lui-même sera le
premier à nous concéder : que le paradigme de la perception ne peut à lui
seul livrer accès à toutes les régions de la phénoménalité. À la question de
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Dieu ne se laisse pas voir comme une chose, mais même une chose, une
simple chose, ne se laisse pas voir simplement, et la force des analyses
husserliennes aura consisté en quelque façon à montrer comment, dès le
plus simple exemple de phénoménalité, le visible s’adosse à de l’invisible,
ce qui se donne partie liée avec ce qui ne se donne pas, et l’apparaître
s’élève sur fond d’inapparent29. Le lecteur de Husserl s’aperçoit alors bien
vite que si l’exemple de la perception est inlassablement repris, c’est aussi
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parce qu’il doit l’être, parce que nous n’en avons jamais fini avec cette
tâche pourtant la plus simple qui s’appelle voir. Le lecteur qui rêve d’un
autre corpus ouvrira un roman de Claude Simon30, et s’apercevra que
décrire est une tâche proprement infinie, non pas seulement parce que
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nous n’avons jamais cessé de dire, mais parce que nous n’avons jamais
cessé de voir. De cette trop brève évocation de l’infini, nous tirerons une
leçon qui peut se décliner de façon positive : la transcendance commence
dès la perception (« Cela nous permet d’introduire prudemment un
concept de transcendance »31) ou négative (« Aucune eschatologie
humaine de la perception »32). Même au premier matin husserlien de
l’expérience, celui de la vie perceptive, nous n’avons pas habité le paradis
de la présence, et nos problèmes de philosophes ne sont pas que des
problèmes de langage pour traduire nos expériences premières dans nos
langues naturelles.
Ces leçons sont de bonne phénoménologie, mais elles ne sont pas non
plus sans pertinence théologique. Trois raisons à cela, qu’il nous faut
évoquer trop vite. La première tient à la possibilité de donner droit de cité
au concept de perception en terre théologique, possibilité à laquelle le Père
Hans Urs von Balthasar a lié son nom avec le premier tome du premier
volume de sa trilogie (PP, p. 331), mais possibilité qui vaut ici comme
l’indication d’un chantier immense et pour lequel le Père Balthasar lui-même
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LE MONDE MUET ET LA PATRIE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
nous laisse quelque peu démunis, faute d’avoir mené à bien sa propre
explication avec la phénoménologie stricto sensu33.
La deuxième tient au fait, mais ce fait est proprement inouï, que Dieu
s’est bien rendu présent dans une chose (PP, p. 31), et chose maintenant
tout entière livrée à notre regard, mais pas seulement lui : Dieu présent
dans le pain et le vin, l’Eucharistie donc. Et là, beaucoup de choses que
nous pouvons dire, à propos de la plus simple présence d’une chose,
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peuvent se redire – mais nous savons aussi que la répétition ne va jamais
sans différence – à propos de la présence eucharistique. Dieu inévident (au
matin de l’expérience) devient Dieu évident, donné à voir mais pour les
yeux de la foi seulement (PP, p. 336), tout entier présent pour l’adoration
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eucharistique qui sait l’accueillir, mais Dieu inévident encore en ceci qu’il
déborde toute présence et ne se laisse pas ramener à ce que nous en
pouvons voir. Que Dieu se rende présent dans son corps eucharistique, il
faut le dire, mais que notre expérience de Dieu dans l’adoration eucharis-
tique ne nous donne aucune emprise sur cette présence, il faut le dire aussi.
« Il y a certes place pour de la “présence” en théologie. Il y a beau temps
que le terme est entré dans la doctrine de l’Eucharistie et y a rendu
d’appréciables services. » (PP, p. 325) La phénoménologie en sa version
husserlienne est de naissance plus récente, mais nous pouvons bien dire
qu’elle se construit tout entière autour d’un concept de présence et de ce
rêve d’une parfaite coïncidence entre deux présences : celle d’une donation
sans réserve des choses, « en chair et en os », et celle de leur plein accueil
par notre conscience dans une intuition donatrice originaire. Or rien de tel
dans la présence eucharistique, pourtant présence culminante, où il nous
faut reconnaître : du côté de Dieu l’excès de la parousie sur la présence34,
et du côté de l’homme sa dépossession comme sujet : « L’intentionnalité
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fine, théologalement et théologiquement. » (PP, p. 135 sq)
Mais de même que la présence eucharistique n’est pas tout : elle n’est
pas la parousie, elle n’est « que présence »35, l’être en présence de Dieu
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pour l’homme n’est pas rien : ce n’est pas rien que d’ouvrir les yeux et
commencer d’accueillir ce qui se donne à nous. Et peut-être ne pouvons-
nous rien de plus en cette vie qu’un commencement de vision36, peut-être
n’y a-t-il pas de plus haute espérance que de vivre (et penser) sous ce
mode-là, celui du commencement ou de l’inchoation (PP, p. 137). Sans
doute nous faut-il alors abandonner le rêve impatient de prendre posses-
sion de la présence dans un premier regard qui n’aura jamais été vraiment
le nôtre, pour découvrir patiemment plutôt ce qui ne cesse de se livrer à
nous – patiemment, amoureusement, indéfiniment. Une vie qui commence
sans cesse n’est pas nécessairement une vie malheureuse, et il y a plus à
espérer assurément d’une vie menée sous le mode d’un perpétuel
recommencement que de celle qui possèderait tout au premier matin de
l’expérience, et seulement ce matin-là. Pour décrire cette vie commençante
et inachevable, cette vie naissante et éternellement renaissante, un peintre
a su trouver la formule : il est des domaines où il est moins question de
s’avancer vers un but que de s’avancer dans le but, « à l’intérieur du
but »37. Tous ceux qui ont une petite expérience de ce qu’est un chemin de
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LE MONDE MUET ET LA PATRIE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
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(PP, p. 125), et c’était notre troisième raison.
Parole, regard, affect. Nous commençons au milieu des paroles, mais au
milieu précisément, et toujours à distance du premier mot véritable qui nous
échappe39. Nous rêvons d’un premier regard, et d’ouvrir tout le champ des
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38. Sur ce qu’est un chemin de peinture, on ne peut rien lire de plus juste sans doute
que ce qu’écrivait Nicolas de STAËL dans certaines lettres de la fin de sa vie : « Ce que
j’essaie, c’est un renouvellement continu, vraiment continu, et ce n’est pas facile. Ma
peinture, je sais ce qu’elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force,
c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’est fragile comme l’amour. »
(Lettre à Jacques Dubourg, fin décembre 1954, dans Lettres présentées par P. Daix,
Neuchâtel, Ides et Calendes, 1998, p. 120)
39. « Quels qu’en soient les mérites, une philosophie première qui ne se veut organiser
que comme philosophie du langage débute mal » (PP, p. 93). Image deleuzienne : l’herbe (et
le milieu) plutôt que l’arbre (et la racine) : « Non seulement l’herbe pousse au milieu des
choses, mais elle pousse elle-même par le milieu » (DELEUZE, Dialogues avec Claire Parnet,
Paris, Flammarion, 1977, p. 51). Nous commençons toujours au milieu de récits (ou avec des
symboles partant du milieu du langage) – la leçon cette fois est de Ricœur, et de la phénomé-
nologie devenue herméneutique, pour qui « la première tâche n’est pas de commencer, [mais]
de se ressouvenir » (P. RICŒUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 283).
40. Sur l’antériorité de l’affectivité sur la perception, voir MAO, p. 89 (« La possibilité
que le réel s’organise comme monde est donc enracinée dans les capacités responsoriales de
l’affect »), PP, p. 275 (« Au commencement n’est pas l’ouverture du champ perceptif global,
mais l’ouverture du champ affectif »). Sur le caractère co-originaire d’affection et percep-
tion, voir PP p. 295 (« Ni affection sans perception, ni perception sans affection »).
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CHRONIQUE
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c’est donc bien de l’affect qu’il nous faut dire maintenant quelque chose, et
pour cela commencer par prendre la mesure de la difficulté qu’il y a à tenir
sur lui une parole claire. De droit, la phénoménologie livre accès à tous les
phénomènes, mais elle le doit ici plus encore.
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41. Voir aussi MAO, p. 57 sq : le monde est la condition sous laquelle les choses nous
apparaissent. Même si « la logique de la facticité n’est pas seulement celle de l’apparition
matutinale des phénomènes à la conscience » (EA, p. 127 – voir aussi PP, p. 268), elle
permet aussi de remonter en deçà des analyses husserliennes qui prétendent à un tel matin.
42. La sévérité des propos visant Schleiermacher tout au long d’Expérience et Absolu
(p. 2, 20, 111, 160, 188, 192) incline à parler d’une « critique de l’affect » (EA, p. 178) au
sens le plus commun (comme l’interprète Jean GREISCH dans Le buisson ardent et les
lumières de la raison, t. 2, Paris, Cerf, 2002, p. 283), mais une telle critique ne signifie pas
que l’affect n’ait aucune place. « Abusus non tollit usum » comme disent si bien les pages
roses de nos dictionnaires. Que Hegel (et l’exigence de connaissance) ait souvent raison
contre Schleiermacher (et l’invocation du sentiment) est une chose, il n’en reste pas moins
vrai « qu’il n’est pas vraiment possible d’ignorer les requêtes exprimées chez
Schleiermacher (et chez bien d’autres…) » (MAO, p. 51). Plutôt que de condamnation pure
et simple, on parlera ici d’équivoque (EA, p. 74 ; Conférence n° 22, p. 436).
43. Paul RICŒUR, « Méthode et tâche d’une phénoménologie de la volonté » (1951),
repris dans À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1986, p. 63.
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LE MONDE MUET ET LA PATRIE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
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Jean-Yves Lacoste, mais force qui touche au paradoxe lorsqu’il s’agit de
montrer ce qui reste d’obscur dans l’affect en matière d’éthique (relecture
de Max Scheler45) ou face à l’œuvre d’art (relecture de « L’origine de
l’œuvre d’art »46). Ici le prix à payer est lourd, puisque le lecteur est tenu
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44. « Dire de l’expérience croyante qu’elle est “claire-obscure”, comme dire d’un
tableau du Caravage qu’il manie parfaitement la technique du clair-obscur, c’est d’abord
dire que cette expérience n’est pas claire d’une part et obscure d’autre part… » (PP, p. 337)
45. MAO, Étude IV, et PP, chap. 10.
46. MAO, Étude III, et PP, chap. 11.
47. On ne sera donc pas surpris de cet oubli (PP, p. 32 sq) parce qu’il s’agit de
Heidegger, parce qu’il s’agit d’un poème, et parce qu’il s’agit de l’Eucharistie.
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CHRONIQUE
lumière (PP, p. 238) qui ne peut venir que de nos mots48 (thèse 3 – d’une
incontestable orthodoxie heideggerienne, c’est parce que le phénomène de
la phénoménologie ne se donne pas que nous avons besoin de parler, PP,
p. 266 sq). « C’est à l’intérieur du langage que le bien et le mal font
vraiment leur apparition » (PP, p. 238) ou que notre explication avec
l’œuvre d’art et le beau dans l’œuvre peut être menée à bien. Et peut-être
est-ce seulement là où le langage a lieu que notre expérience, éventuel-
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lement déjà commencée, peut trouver son propre sens. L’aveu de nos
fautes et l’aveu amoureux ont au moins ceci en commun qu’ils installent
en plein jour ce qui n’était jusque-là que ressassements ou questions, et
ouvrent ainsi une histoire (celle du pardon ou de la réponse amoureuse)
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LE MONDE MUET ET LA PATRIE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
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Autrement que l’angoisse donc (MAO, p. 97). C’est peu dire que la joie
tient peu de place dans une herméneutique de la facticité, celle que lui
concède seulement la primauté de l’angoisse comme affect fondamental
(MAO, p. 82 sq ; PP, p. 286). Mais il n’en va plus de même pour une
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52. Affects qu’il faudrait alors décliner au pluriel, en renonçant à ce que l’un d’entre
eux joue le rôle d’affect fondamental : « Car si les conditions données à l’origine ne recèlent
nulle promesse d’infinité, elles offrent au moins l’espace inaliénable de jeu qui permet à la
vie affective de ne jamais se figer dans une figure de l’expérience considérée trop vite
comme détentrice d’un dernier dévoilement » (MAO, p. 94).
53. Proposition récente de Présence et parousie : « Pour jouer le rôle d’affect liturgique
fondamental, j’ai ma candidate, la paix » (PP, p. 40). Proposition plus ancienne
d’Expérience et Absolu : « Il ne serait pas illogique d’affirmer que l’inquiétude assure une
fondation existentiale à la liturgie » (EA, p. 25 sq note). Déjà la Note sur le temps s’effor-
çait de penser le rapport entre inquiétude et paix (NT, p. 98).
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CHRONIQUE
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d’Expérience et Absolu (§ 73) lorsqu’elles s’emploient à décrire « la
tonalité fondamentale de l’expérience préeschatologique » comme joie
paradoxale : la joie de celui qui consent à son humiliation et à toute cette
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histoire qui est la sienne si c’est pour vivre maintenant devant Dieu, ou
bien encore joie née au matin de Pâques dans une histoire qui commence
aussi le jour de la Passion. Nous ne sommes pas promis à d’autre joie que
celle du Fils qui a pris notre chair et notre mort, la joie de celui qui
« accepte d’exister kénotiquement » (EA, p. 233).
Parole, regard, affect. La joie comme affect fondamental n’est pas à la
mesure du monde (PP, p. 201), mais à l’image du Christ, abaissé et exalté
(notre vie spirituelle comme kénose continuée). Nous commençons de
voir, ne pouvant jamais que commencer, celui qui s’est rendu présent en
son corps eucharistique (notre vie spirituelle comme naissance
continuée). Enfin, si Dieu a dit son dernier mot en se manifestant dans
celui que nous appelons le Verbe (NT p. 117 ; PP, p. 36)54, nous appren-
drons à tenir des paroles qui ne sont ni premières ni dernières, mais
recueillent dès à présent « dans le ressouvenir les paroles ultimes qui
viennent du Dieu jadis passé parmi les hommes » (NT, p. 158) (notre
parole est celle d’un entre-deux ou d’un entretien infini55). Nous appren-
drons à tenir une « parole entre les paroles qui mesure les paroles de foi
54. Voir saint JEAN de la CROIX, Montée du Mont Carmel, livre II, chap. 22 : « Car, en
nous donnant comme il nous l’a donné, son Fils qui est son unique Parole – car il n’en a
point d’autre – il nous a dit et révélé toutes choses en une seule fois par cette seule Parole
et il n’a plus à parler » (Œuvres complètes, trad. P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, Paris,
Desclée, 1967, p. 209) – et le bel article de Rémi BRAGUE (« L’impuissance du Verbe. Le
Dieu qui a tout dit », Diogène n° 70, 1995) : Dieu a tout dit (55) : il ne peut rien donner de
plus que ce qu’il a déjà donné (62) : il s’est donné lui-même (67). Mais si tout est donné,
tout n’est pas révélé (73), et l’Esprit peut continuer d’être à l’œuvre dans nos paroles
d’hommes (74).
55. « Où y a-t-il “entretien” plus “infini” qu’en théologie ? » (PP, p. 189). Seule la
parole peut nous libérer de la « trop longue parole » (voir supra note 19).
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LE MONDE MUET ET LA PATRIE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
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heure… » (PP, p. 338, ce sont les dernières lignes du livre). Ou bien, nous
rêvons d’un paradis de la présence, au premier matin de l’expérience, et
d’y tenir une parole claire, mais cette parole absolument première tenue
sur fond d’expérience silencieuse et de pleine lumière n’est pas la nôtre :
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Jérôme de GRAMONT
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