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LA VIE DANS LA PIERRE

Juan Rigoli

Armand Colin | « Littérature »

2013/2 n°170 | pages 96 à 112


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200928551
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“Litterature_170” (Col. : RevueLitterature) — 2013/5/14 — 10:35 — page 96 — #96
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JUAN RIGOLI, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

La vie dans la pierre

Au fil des grandes « diagonales » qu’il se plaît à tracer, porté par cette
foi continuiste qui le conduit avec aisance et vertige « de la pierre insensible
à la mélancolique imagination1 », la « vie » – son émergence, ses conditions,
ses propriétés – constitue une étape dans laquelle la pensée de Caillois ne
s’attarde que rarement. Ce sont les extrémités du trajet, et les multiples
analogies qu’il se plaît à tisser pour les relier l’une à l’autre, qui intéressent
sa rêverie, au détriment des processus et transformations. Son continuisme,
coutumier du saut, est résolument discret dans sa démarche : l’« affirmation
d’une continuité sans fissure entre les différents règnes » lui apparaît sans
doute d’autant plus efficace qu’elle procède de l’union du plus distant en
apparence et pourtant identique :
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Eadem in diversis : modèles, simulacres, intentions, ambitions ou ce qui les
annonce, sont les mêmes de la pierre jusqu’à la pensée agile, impalpable,
instantanée, et pourtant, à l’occasion, plus dure et plus durable par sa rigueur,
que la pierre que l’érosion effrite, que l’acide attaque, qu’un heurt ou justement
un son peuvent réduire en poudre. Un argument correct est plus difficile à
ébranler qu’un roc2 .
Le secours de l’analogie est ici évidemment décisif. Il lisse la réflexion,
en assure la jointure et sature un discours qui y puise l’essentiel de sa
légitimité. Étapes et transitions font défaut, mais le lien métaphorique est
garant, parce qu’il le rejoue dans le texte ou qu’il en tient tout simplement
lieu, du grand lien universel postulé par Caillois. Ce travail de liaison se
fait dans les deux sens, quoique l’un d’eux semble privilégié. Créditée
d’« intentions » et d’« ambitions », ou de « ce qui les annonce », la pierre
devient la dépositaire avant terme d’une « pensée » qui sera comme son
écho vivant. Mais c’est surtout l’épanchement métaphorique du minéral
qui permet d’unifier la trame du monde : la « pensée agile » se leste et se
durcit dans la « rigueur » d’un « argument correct », moins exposé que la
pierre à subir les outrages de l’« érosion », de l’« acide » et du « heurt ».
La traversée des règnes consiste de fait à étendre aussi loin que possible les
propriétés de la pierre, dont l’ultime transposition crédite les opérations de
l’esprit d’une résistance à toute épreuve, censée réflexivement s’appliquer
aux arguments de Caillois, qui aspirent eux-mêmes à la solidité du « roc ».
96
1. Roger Caillois, Pierres réfléchies, Paris, Gallimard, 1975, p. 152.
2. Roger Caillois, Le Champ des signes. Récurrences dérobées : aperçu sur la continuité et
LITTÉRATURE l’unité du monde physique intellectuel et imaginaire ou premiers éléments d’une poétique
N°170 – J UIN 2013 généralisée, Paris, Hermann, 1978, respectivement p. 74 et 78.

rticle on line

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“Litterature_170” (Col. : RevueLitterature) — 2013/5/14 — 10:35 — page 97 — #97
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LA VIE DANS LA PIERRE

Il en va de même dans les rares occasions où Caillois s’aventure sur


le terrain de la biologie, sans jamais le faire sien, ni abandonner celui de la
minéralogie :
On se souvient que dans l’appareil cérébro-spinal de l’homme, trois sédiments
sont superposés. Le premier commande les rythmes du cœur, de la respira-
tion, du sommeil, l’équilibre, qui permet la station debout, le métabolisme,
la régulation de la température interne, sans doute les phénomènes de ver-
tige et d’hypnose. J’ajouterais volontiers que c’est là que réside également la
sensibilité aux influences magnétiques et aux vibrations : celles qui agissent
déjà dans les silex de Tonnerre. Au cerveau intermédiaire, sont conférés de
la même manière la polarité et les pulsions sexuelles, le sens du territoire (et,
par conséquent, de la propriété), les émotions qui échappent à la réflexion
et à la volonté, telles que sont la peur, la colère, l’agressivité, l’imitation
contagieuse. La dernière strate est celle qui apporte la mémoire, la pensée,
l’imagination, en général, les fonctions dites symboliques. On aperçoit ainsi
comment les diverses susceptibilités de la matière inerte continuent de sub-
sister chez l’homme, tout en se trouvant altérées et mitigées à l’extrême. De
cette répartition de la nervosité, entendue au sens le plus large, je laisse la
responsabilité, il va de soi, aux biologistes qui ont cru pouvoir l’établir3 .
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L’organisation fonctionnelle du cerveau – conçue par la neuroanatomie
en trois niveaux de développement évolutif : cerveau instinctif et réflexe ;
cerveau impulsif et automatique ; cerveau conscient, puis rationnel chez
l’homme – se minéralise : Caillois y reconnaît « trois sédiments [...] super-
posés », en une métaphore qui n’en est pas une pour qui perçoit en l’humain
un autre état – simplement ultérieur – de la pierre. C’est bien pourquoi
Caillois complète la liste des fonctions associées à la « strate » la plus pri-
mitive en y adjoignant « la sensibilité aux influences magnétiques et aux
vibrations : celles qui agissent déjà dans les silex de Tonnerre ». La pre-
mière des fonctions de « l’appareil cérébro-spinal », la pierre l’exerçait
donc « déjà » ; et la « nervosité, entendue au sens le plus large », se révèle
d’origine minérale. Laisser la « responsabilité » de cette « répartition » en
strates aux « biologistes qui ont cru pouvoir l’établir », c’est en fait en assu-
mer implicitement une autre, dans l’affirmation, toute spéculative, d’une
continuité sans défaut entre les « susceptibilités » de la « matière inerte » et
de « l’homme », quoiqu’elles soient chez ce dernier « altérées et mitigées à
l’extrême ».
C’est dire si les pierres offrent à Caillois le « modèle » dont les
manifestations tardives chez l’homme ne présentent de différences qu’en
vertu d’une altération ; « les pierres qui sont un monde à elles seules ;
peut-être qui sont le monde, dont tout le reste, l’homme le premier, sommes

3. Ibid., p. 74. Le paradigme biologique intervient essentiellement chez Caillois, et très tôt, pour
97
établir « le conditionnement de la représentation psychique humaine par la réalité naturelle »
(Guillaume Bridet, Littérature et sciences humaines : autour de Roger Caillois, Paris, Honoré LITTÉRATURE
Champion, 2008, p. 131 et passim). N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

excroissances sans durée4 ». Revenir à la pierre, comme le fait la minéralogie


poétique de Caillois, cela équivaut donc à retrouver la clarté et la rectitude
d’un sens dont l’homme porte également en lui le signe, mais brouillé.
Le terme pivot qui permet cette remontée est d’ailleurs opportunément
choisi par celui qui « manie chaque mot avec un soin philatélique5 » : la
susceptibilité appartient d’abord au vocabulaire de la physiologie, où il
désigne la sensibilité à l’excitation, la faculté des organes à recevoir les
impressions nécessaires à l’exécution de leur fonction, la susceptibilité
nerveuse étant l’état qui rend excessivement sensible aux impressions ;
susceptibilité devient ensuite, d’après le sens acquis par susceptible, le
caractère qui détermine un excès d’amour-propre ; enfin, le mot s’introduit
dans le vocabulaire de la physique, où il définit la propriété que possède un
corps de s’aimanter lorsqu’il est soumis à un champ magnétique. Heureuse
dérive lexicale, qui apporte son soutien à un élan métaphorique.
Sous le signe de « Platon et Mendeleïev6 », Caillois traverse ainsi les
systèmes, de l’inerte au vivant, de la matière à la pensée et à l’imagination,
pratiquant un continuisme paradoxal, fondé sur une récurrence de disconti-
nuités, qualifiée de « trafic entre les différents règnes7 », d’un mot qui dit
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autant le commerce et l’échange, clandestins ou licites, que la manipula-
tion mystérieuse. Les convictions qui soutiennent cette traversée sont bien
connues : l’univers est « issu de structures primaires discontinues » et cha-
cun des règnes, nécessairement « dénombrable », ne peut être compris que
dans l’ordre taxonomique :
Malgré les apparences et l’infinie variété de l’univers, ce n’est que par illusion
que tout y paraît possible. Il n’en est rien. Ni caprice, ni fantaisie, ni frange
complaisante ou élastique pour accueillir quelque nouveauté imprévue : un
réseau sans fissure et serré, des quinconces impitoyables8 .
La leçon est toujours la même : « On ne passe pas en effet d’un élément
à un autre par une transition insensible, mais en accédant au palier suivant9 ».
Si l’univers est sans « fissure », il est nécessairement aussi sans « tran-
sition », ce que Caillois ne parvient pas à affirmer sans rencontrer dans son
discours, au moins à titre de concession, l’exception de la vie : « Je n’ignore
pas qu’avec l’effervescence de la vie, bientôt avec le dévergondage comme
institutionnel de l’imagination et du rêve, tout se complique jusqu’au ver-
tige »10 . Mais la pensée de Caillois abandonne aussitôt, sans lui opposer de

4. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, Paris, Gallimard, 1978, p. 102.


5. « Les dernières énigmes de Roger Caillois. Entretiens avec Hector Bianciotti et Jean-Paul
Enthoven » [1978], dans Roger Caillois, Paris, Centre Georges Pompidou/Pandora Éditions,
coll. « Cahiers pour un temps », 1981, p. 24.
6. Roger Caillois, Cases d’un échiquier, Paris, Gallimard, 1970, p. 74.
98 7. Roger Caillois, Pierres [1966], suivi d’autres textes, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1989,
p. 47. Je souligne.
8. Roger Caillois, Cases d’un échiquier, op. cit., respectivement p. 80 et p. 79.
LITTÉRATURE 9. Ibid., p. 79.
N°170 – J UIN 2013 10. Ibid.

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LA VIE DANS LA PIERRE

réponse, le contre-argument de l’« effervescence » et du « dévergondage »


(d’ailleurs dégradé en « institutionnel »), au profit de l’exposition d’une
conviction intime, déclinée au gré des péripéties du penseur lui-même :
« Si je m’aventure à une confidence, je dirai que dans les domaines les
plus délicats, [...] la fascination du merveilleux n’a pas tardé à me paraître
inopérante » ; « J’ai tantôt tenu l’autre hypothèse, celle de Platon et de
Mendeleïev, pour plus féconde. Je me persuadai que l’unité de l’univers ne
souffre pas d’exception » ; « Il m’est ainsi arrivé d’avancer qu’il n’existe
que peu de modèles »11 ... Une fois le raisonnement dissout dans la « confi-
dence », Caillois retrouve le ton de l’affirmation péremptoire : « Le monde
n’est pas une sylve inextricable et confuse, mais une forêt de colonnes dont
les alignements rythmés répercutent le même message : la prééminence,
sous le vacarme général, d’une architecture dépouillée12 ». Et la figure tuté-
laire de Mendeleïev vient aider une dernière fois à contrer l’exception de
la vie : « soulevant le voile de la déesse Saïs, il montra qu’il ne cachait ni
désordre, ni grouillement de larves, ni la montée des sèves, des levures et des
délires, mais un réseau de relations chiffrables, une plus sévère ivresse13 ».
La sévérité dont se réclame Caillois exclut le tumulte, le foisonnement, l’in-
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calculable, cette « effervescence de la vie » dont il ne cesse de prononcer
l’exclusion, et qui ne cesse de se présenter à son esprit.

DE L’IMPASSIBILITÉ À L’IMPATIENCE

Son effort pour soumettre la vie dans sa matérialité à l’ordre de la


structure le conduit à envisager pour elle une exception géométrique :
La matière se trouve répartie de part et d’autre d’un ou de plusieurs axes
qui sont toujours en nombre impair, car il faut à la vie une droite et une
gauche, mais aussi un avant et un arrière, un haut et un bas. La vie n’est pas
équipollente. Elle conjugue symétrie et orientation14 .
Et à ce dépassement de la géométrie par le mouvement en une « symé-
trie dynamique » correspond le « phénomène de la croissance », un « déve-
loppement qui respecte la silhouette primitive » ; ainsi « l’être grandit sans
qu’une altération sensible modifie son aspect »15 . En découle un « privilège »
que Caillois renonce difficilement à reconnaître aussi au minéral :
Quand une forme vivante est mutilée, du fait qu’une loi perceptible a dessiné
son épure, il est loisible à l’imagination ou au calcul de reconstituer la zone
manquante, ce qui ne saurait advenir avec les formes accidentelles. Bien plus,
il arrive que le vivant, s’il n’est pas atteint en un organe essentiel, où justement

11. Ibid., p. 80-81. 99


12. Ibid., p. 81.
13. Ibid.
14. Roger Caillois, Esthétique généralisée, Paris, Gallimard, 1962, p. 12. LITTÉRATURE
15. Ibid., p. 13. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

gîte la vie, régénère lui-même la partie blessée ou perdue. Il a bientôt rétabli


sa forme dans son intégrité.
Sans doute, les cristaux font de même. Mais ils sont aussi les seuls corps
inertes à présenter une structure symétrique. Les axes et plans de celle-ci sont
toutefois en nombre pair. Ils n’accèdent pas à l’impair, qui paraît décidément
le privilège d’un autre niveau d’organisation. Pourtant, ils connaissent la droite
et la gauche, ils naissent, croissent et cicatrisent. Certes, je n’insinue pas que
les cristaux soient vivants. Il leur manque l’essentiel : la souplesse, la fragilité,
le germe de la mort16 .
La ligne argumentative est pour le moins sinueuse : ce dont le « vivant »
est capable, les cristaux le peuvent aussi, « mais » il n’est pas d’autres
« corps inertes » qui manifestent comme eux une symétrie, celle-ci ne
parvenant « toutefois » pas à « l’impair », qui est « décidément » l’apanage
du vivant, dont les cristaux sont « pourtant » si semblables, quoiqu’on ne
puisse « certes » insinuer qu’ils soient aussi vivants... On mesure combien
il coûte à Caillois, toujours tiraillé entre continuisme et taxonomie, de
départager l’inerte et le vivant. S’il « manque » d’ailleurs « l’essentiel »
aux cristaux – l’éminent privilège de mourir –, Caillois, revenant plus loin
à la géométrie, se plaît à renverser le signe de cet acquis ou supplément du
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vivant par rapport à l’inerte, en en faisant une « perte », un prix à payer, dont
la contrepartie n’est jamais réellement valorisée :
La symétrie orthogonale et celle de l’hexagone disparaissent quand la vie entre
en jeu, c’est-à-dire dès que s’opposent le ventre et le dos, les branches et les
racines, la bouche et l’anus. Des trois plans de symétrie perpendiculaires du
cristal cubique, un seul demeure. La perte des deux autres constitue la rançon
de la vie17 .
Le gain de symétrie – trois axes et non plus deux – qui distingue le vivant
de l’inanimé et signe son appartenance à « un autre niveau d’organisation »
entraîne donc aussi un manque de symétrie d’un autre ordre. Le raisonne-
ment de Caillois ne conclut certes pas à une équivalence, mais sa rhétorique
tire le plus grand bénéfice de cette mise en balance de la perte et du pro-
fit en minant justement le principe d’une échelle, d’une hiérarchie dans
l’« organisation ».
Ces multiples trajets qu’il accomplit entre l’animé et l’inerte sont gran-
dement facilités par la pénombre relative dans laquelle Caillois maintient
la notion de vie. La minéralogie est assurément présente à son discours,
pourvoyeuse d’un savoir – d’un lexique – que la poétique de Caillois à
la fois met en œuvre et transcende, soutenue par une ample bibliothèque,
ancienne et moderne, régulièrement mise en scène ; et Caillois se fait non
moins sûrement naturaliste dans l’inventaire zoologique des espèces qui
100 soutient ses spéculations sur le mimétisme animal ou dans le recensement

LITTÉRATURE 16. Ibid.


N°170 – J UIN 2013 17. Ibid., p. 25.

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LA VIE DANS LA PIERRE

botanique de ses goûts et dégoûts du végétal ; mais les diverses avancées


ou conjectures de la science sur l’apparition de la vie semblent être tenues
par lui à distance, peu enclin qu’il est à concentrer ses connaissances et à
diriger son imagination sur « telle ou telle gelée précaire ou frémissante où
les chimistes se plaisent à guetter les premiers balbutiements de la vie18 ».
Les « chimistes », mais non Caillois, dont la pensée préfère le « gel » à la
« gelée », la dure perfection des cristaux à une douteuse et périssable glu
annonciatrice du vivant et instauratrice de la mort.
La naissance de la vie, c’est significativement dans les cristaux de sel
gemme, « matière diaphane, sublimée jusqu’à imposer l’idée de l’immaté-
riel », que Caillois s’aventure à la concevoir, d’après une « fable opiniâtre » :
Pour moi, sable et boue, alluvion déposée par un fleuve que j’ignore, je
m’émerveille de la précellence d’un chlorure, cumul de prodiges échoué sur
la rive de l’inerte. Une fable opiniâtre attribue pourtant à ces cristaux l’origine
de la vie, la première inflammation, la première démangeaison, l’impatience
infime qui annonça le nouveau règne, comme les rides légères, la marque
grise d’oxydation et les tressauts à la surface du métal, quand il frémit dans le
creuset à l’instant de bouillir19 .
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L’annonce du « nouveau règne », encore à venir, manifeste déjà les effets
– « inflammation », « démangeaison » – que le contact du sel produit sur
le vivant, ce dont l’humain qui conjecture cette naissance a pleinement
l’expérience : « quelque chose d’irrité qui appelle l’apaisement20 ». Le seuil
d’un règne à l’autre n’est pas encore franchi que déjà la vie pâtit dans
son « impatience », cette autre forme d’irritation. Et la genèse aussitôt
développée par Caillois est marquée, une fois encore, du sceau de la perte.
Car il fallait bien que cette perfection minérale fût fragile pour que surgisse
d’elle la vie, qui est la vulnérabilité même :
Les prismes du quartz, même l’ardeur du chalumeau n’a pouvoir de les
liquéfier. Pour briser un minéral il faut d’ordinaire au moins le marteau. Pour
réduire les cubes précis du sel, l’humidité suffit. Elle en émousse les bords,
les biseaux. La plus basse hygrométrie les avilit. Elle corrompt les arêtes et
les angles. [...] Un filet d’eau entraîne les forteresses solubles. [...] Ainsi en
va-t-il de toute chose extrême et fragile. D’avoir soupçonné la vie, de la nourrir
ou d’en porter l’évangile, coûta à ses polyèdres, les plus stricts cristaux, le
premier droit d’aînesse : l’impassible durée des pierres21 .
C’est alors un avilissement, une corruption qui prennent leur essor ; un
empire et ses « forteresses » s’effondrent et l’« impassible durée » devient
instantanément « impatience ». La « mélancolique imagination » dont
Caillois se réclame, issue de la « pierre insensible » et reliée à elle, le
conduit alors à produire l’inventaire de ce que « les plus stricts cristaux »,
101
18. Ibid., p. 13.
19. Roger Caillois, Pierres réfléchies, op. cit., p. 133-134.
20. Ibid., p. 135. LITTÉRATURE
21. Ibid., p. 134. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

déchus de leur « droit d’aînesse » pour avoir « soupçonné la vie », signifient


désormais pour leurs lointains héritiers :
Le sel, maintenant : une saveur dans les larmes ; sur les lèvres, le goût vivant
de la vie ; dans la mémoire des êtres récents, des êtres précaires, le soupçon
qu’il fut jadis dans la mer la source de leur malédiction et de leur coûteuse
gloire.
Plus inconsistant que le talc et les corps les plus meubles, ceux qui s’en
vont en farine ou qui s’accomplissent en pollen ; plus tendre que le graphite
qu’emporte un effleurement ; plus friable que le mica, que le gypse et que
toute roche qui s’écaille en lamelles papyracées ; le sel plus frêle encore, à
la merci de la goutte d’eau, une saveur dans une humeur, une levure dans
l’océan, quelque chose d’irrité qui appelle l’apaisement ; et avide, extasié ;
le sel transfuge de la sérénité minérale ; une sève, une fièvre ; anonyme et
contagieux ; fauteur d’émeutes ; dans l’écorce rêche de la planète, sous la
façade d’un carrelage de lumière, peut-être les prémices encore lointaines de
ce qui s’appellera plus tard émotion, une manière futile, instable, non d’exister,
mais d’éprouver la piqûre de l’existence22 .
En une luxuriante Vanité, signe de la « mélancolie généreuse23 » de
Caillois, qui déploie avec profusion les figures de l’instabilité, du manque,
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de la « fièvre », de la douleur, le texte égrène les fragilités du sel, ce
« transfuge » et « fauteur d’émeutes » devenu déjà personne à peine a-t-
il cessé d’être cristal. Et Caillois de s’interroger aussitôt : « Qui ou quoi
m’inocula la folie d’envier les pierres ? Pris au piège, hypnotisé, je ne puis
faire rien d’autre, comme qui, poursuivi dans une impasse, se heurte au mur
final24 ». Ce qui fait bien de lui, dans la pleine « émotion » qui est la sienne,
un lointain mais très direct fils du sel : la mystérieuse inoculation dont il a
été l’objet lui vient de son ancêtre « anonyme et contagieux », et ce dernier
était « extasié » déjà comme son descendant est « hypnotisé », « pris au
piège » du minéral au point de diriger malgré lui sa course vers un « mur
final » qui le reconduit en fait « sous la façade d’un carrelage de lumière »,
désertée par le cristal dans sa fuite primordiale. Les échanges au demeurant
se poursuivent et font de la « folie » de Caillois une nécessité naturelle.
Ainsi à travers une série de métaphores qui emportent une condamnation
morale et signifient un écart irrémédiable – le sel est coupable d’une trahison
et en paie le prix – en même temps qu’elles animent l’inerte, brouillant du
même geste la spécificité du vivant :
Converti à la vie, le sel renégat abandonne la rigueur d’outre-mémoire. Épave
sur un rivage douteux, le voici qui aborde le monde du cercle et du cycle, de
l’usure et de la difficulté de mourir, du sexe et de la discorde25 .

102
22. Ibid., p. 135.
23. Jean Starobinski, « Saturne au ciel des pierres », dans Roger Caillois, op. cit., p. 89.
LITTÉRATURE 24. Roger Caillois, Pierres réfléchies, op. cit., p. 135.
N°170 – J UIN 2013 25. Ibid.

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“Litterature_170” (Col. : RevueLitterature) — 2013/5/14 — 10:35 — page 103 — #103
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LA VIE DANS LA PIERRE

D’où l’aspiration de la vie, et non seulement de Caillois, à revenir


à la pierre, à réparer l’ancienne apostasie du sel, à retrouver la « règle »
et la « rigueur » en fuyant à rebours une condition biologique sans repos :
« L’histoire entière de la vie est battement de cils ; respir de substance ourlée,
qui s’épand et se rétracte ; un faible effort lassé d’échapper à la géométrie
originelle et qui cependant attend d’y retrouver le repos, une dernière et plus
profonde ankylose26 ».

PIERRES VIVES

Refuser toute « transition » entre le vivant et l’inerte, cela revient pour


Caillois à asseoir l’idée que la vie est « déjà » dans la pierre. Les qualités
insignes qu’il reconnaît au minéral semblent démentir cette présence : c’est
une « perfection quasi menaçante, car elle repose sur l’absence de vie, sur
l’immobilité visible de la mort » ; « les pierres possèdent on ne sait quoi
de grave, de fixe et d’extrême, d’impérissable ou de déjà péri »27 . Mais le
langage est ici, une fois encore, ambigu : déclarer le minéral « impérissable »
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ou « déjà péri », c’est insinuer son intimité, présente ou passée, avec la vie ;
de même, le situer dans son antériorité par rapport au vivant et confirmer
ainsi ce qui l’en sépare : « Je parle des pierres plus âgées que la vie28 », cela
revient à personnifier son existence, à l’installer de fait dans la temporalité
du vivant. Chaque énoncé chargé par Caillois de nommer la frontière entre
l’inerte et l’animé emporte avec lui l’idée d’une interpénétration des états.
Cette sorte d’osmose par le langage est une constante de la rhétorique
de Caillois, qui contredit la discontinuité affirmée entre les règnes : le fluide
du vivant investit métaphoriquement le minéral, remonte au « sel » dont une
malheureuse dilution a anéanti la « rigueur ». Tout dans la pierre manifeste
dès lors « le tremblé de la vie29 », et ce n’est certainement pas la mise
à nu du procédé par la pierre elle-même – « C’est affaire au vivant qui
n’a rien de commun avec moi et qui me prête une voix par jeu ou par
ruse30 » – qui met un terme à ce mouvement. Si la vie, issue du sel, inaugure
« la première démangeaison31 », les « démangeaisons de la pierre » l’ont
précédée, car une « frénésie moléculaire s’empare parfois de la matière
inerte, elle la secoue, la galvanise »32 , en une « fièvre » dont le vivant n’a
pas l’exclusive. Mais ces états passagers ne sont pas les seuls à mériter ce
traitement. Toute la minéralogie de Caillois y est assujettie, en dépit des
rectifications régulièrement concédées, qui suspendent et dénoncent une

26. Ibid., p. 135.


27. Roger Caillois, L’Écriture des pierres, op. cit., respectivement p. 7 et p. 5.
28. Roger Caillois, Pierres, op. cit., p. 8. 103
29. Roger Caillois, Pierres réfléchies, op. cit., p. 56.
30. Roger Caillois, Pierres, op. cit., p. 149.
31. Roger Caillois, Pierres réfléchies, op. cit., p. 133. LITTÉRATURE
32. Roger Caillois, Le Champ des signes, op. cit., p. 68. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

dérive métaphorique : « Je sais, comme tout le monde, l’abîme qui sépare la


matière inerte de la matière vivante33 ».
Tel cristal contemplé par Caillois est « vivant », lui aussi, parce qu’il
n’atteint pas « à la limpidité absolue où le quartz trouve sa froide excel-
lence », parce qu’il ne connaît pas « le détachement suprême ni le cumul
presque inconcevable des vertus qui constituent la transparence indestruc-
tible »34 ; comme si la perfection du « sel gemme », avilie « d’avoir soup-
çonné la vie, de la nourrir ou d’en porter l’évangile », perdue dans une
dissolution à la fois créatrice et mortelle, était déjà, dans cet autre cristal,
corrompue, et donc vivante. Pour le contemplateur mélancolique, « être
lui-même fluctuant et impur », s’ouvre alors l’émouvant spectacle d’une vie
figée et pourtant active ; fleurs, habitations et tissus, animés d’une « pointe
personnelle »35 , qui est tout ensemble un dard et un style. La rectification ne
se fait pas attendre : « Le brouhaha immuable n’est fait que de mirages. La
fête espiègle accorde au minéral abstrait, deux fois mort, l’affairement de la
vie, la mimique superficielle où elle se consume jusque chez l’homme36 ».
Mais Caillois se place aussitôt sous l’égide d’une loi qui fait de son émo-
tion une nécessité : « Le plus distrait ne peut se défendre d’en être ému37 ».
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Et comment le pourrait-il, puisque l’« émotion », née d’une « piqûre de
l’existence », a ses « prémices »38 dans la pierre ?

« VINT LA VIE »

Dans son ostensible dramaturgie, le titre de la dernière pièce de L’Écri-


ture des pierres, « Entrée de la vie. L’autre écriture », n’annonce certaine-
ment pas le surgissement du vivant dans la représentation du minéral : les
pièces qui précèdent, comme le faisaient déjà celles de Pierres, apportent
leur lot de fleurs, d’arbres et de bosquets, de visages, d’animaux, de monstres
ou d’êtres naissants, tout « un peuple de simulacres39 », surgi sur la scène
de l’écriture dans l’incessant contrepoint de la licence métaphorique et du
ressaisissement critique.
L’écart tenté ici par Caillois est d’un autre ordre, marqué d’emblée par
une différence dans le régime de la description. La photographie de minéraux
qui accompagne les pièces du recueil dans le beau volume des « Sentiers de
la Création » ne fait pas défaut, en position liminaire, comme en épigraphe,
escortée d’une légende qui redouble le titre et lui associe un objet : « “Entrée
de la vie” bélemnites ». Mais le spécimen photographié ne sert nullement

33. Roger Caillois, Méduse et Cie , Paris, Gallimard, 1960, p. 12.


34. Roger Caillois, Pierres réfléchies, op. cit., p. 114.
104 35. Ibid., p. 115.
36. Ibid.
37. Ibid.
LITTÉRATURE 38. Ibid., p. 135.
N°170 – J UIN 2013 39. Roger Caillois, Pierres, op. cit., p. 40.

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LA VIE DANS LA PIERRE

dans ce cas de support visuel : les rostres de bélemnites, balles de fusil ou


javelots, selon l’analogie commune et l’étymologie, signes disponibles pour
la représentation métaphorique d’une guerre que Caillois a plus d’une fois
déchiffrée dans la pierre, demeurent sans écho dans le texte. Rien n’y décrit
l’image qui le précède et à laquelle en définitive il se substitue. « Extrapoler
follement », ne signifie plus dès lors se livrer « au démon de l’analogie »,
laisser œuvrer l’« imagination » qui « enrichit » et « complète » une vision
« toujours pauvre et incertaine » ; une imagination qui n’est « jamais à court
pour rendre foisonnante et despotique jusqu’à une presque absence »40 . Sans
doute parce qu’une présence est ici justement attestée ; encore que Caillois
n’enclenche pas non plus dans ce texte la représentation de cette vie figée,
dont un autre poème, dans Pierres, assumait déjà la description :
Les fines bélemnites, dont ne subsiste que le rostre en forme de cigare,
évoquent des fusées en voyage entre deux planètes. Un dessin immuable
demeure, incrusté là depuis des millions d’années. Mais la fraîcheur en est la
même qu’au seuil de la longue nuit41 .
Les fossiles sont propices à la métaphore, et le « passant inspiré » s’y livre
avec profusion et méthode, reliant œuvres de la nature et créations de l’esprit,
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« la genèse des mondes et les engins de l’industrie »42 , en un saut analogique
qui satisfait son désir de continuité.
Rien de tel, d’abord, dans « Entrée de la vie », qui suspend la juridic-
tion du regard, en même temps qu’il fait glisser la poétique de Caillois – le
fait est rare – de la minéralogie descriptive à une biochimie conjecturale.
Impulsé par une rhétorique de genèse, le texte esquisse alors le récit de
l’émergence du vivant :
Vint la vie : une humidité sophistiquée, promise à un destin inextricable ; et
chargée de secrètes vertus, capable de défis, de fécondité. Je ne sais quelle
glu précaire, quelle moisissure de surface, où déjà s’enfièvre un ferment.
Turbulente, spasmodique, une sève, présage et attente d’une nouvelle manière
d’être, qui rompt avec la perpétuité minérale, qui ose l’échanger contre le
privilège ambigu de frémir, de pourrir, de pulluler.
D’obscures distillations préparent les sucs, les salives, les levures. Comme des
vapeurs ou des rosées, de brèves gelées patientes sourdent à grand-peine et
pour un moment d’une substance naguère imperturbable, pharmacies d’une
heure, victimes désignées de l’intempérie, prêtes à fondre ou à sécher, ne
laissant qu’une saveur ou qu’une souillure.
Naissance de toute chair irriguée d’une liqueur, telle la pommade blanche
qui gonfle la boule de gui ; telle, dans la chrysalide, la purée intermédiaire
entre la larve et l’insecte, la gélatine indistincte et qui sait seulement trembler,
avant que ne s’y éveille le goût d’une forme précise, d’une fonction personnelle.

105
40. Roger Caillois, L’Écriture des pierres, op. cit., respectivement p. 95 et p. 91.
41. Roger Caillois, Pierres, op. cit., p. 150.
42. Ibid., p. 151. « L’industrie humaine, qui finissait par me sembler elle aussi un règne de la LITTÉRATURE
nature » (Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., p. 92). N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

Rapidement, s’ajoute la première domestication du minéral, les quelques onces


de calcaire ou de silice qu’il faut à une matière flottante et menacée pour se
construire une protection ou un support : au-dehors, coquilles et carapaces,
vertèbres au-dedans, tout de suite articulées, adaptées, usinées dans le moindre
détail. Minéraux transfuges, tirés de leur torpeur, apprivoisés à la vie et sécrétés
par elle, ainsi frappés de la malédiction de croître – il est vrai, le temps d’un
sursis vite expiré. L’instable don de tressaillir émigre sans cesse. Une alchimie
opiniâtre, usant d’immuables modèles, ménage sans se lasser à une chair
toujours neuve un autre asile ou un autre soutien. Chaque abri délaissé, chaque
poreuse charpente tombent au long des siècles et des siècles des siècles en une
longue pluie de semences stériles. Ils s’étagent en une boue presque toute faite
d’eux-mêmes, qui durcit et qui redevient pierre. Les voilà rendus à la fixité
d’autrefois répudiée. Même lorsque leur forme se reconnaît encore, de place
en place, dans le ciment, elle n’est plus que chiffre, que signe qui dénonce le
passage éphémère d’une espèce43 .
« Vint la vie » : la formule initiale redouble le titre et en infléchit le
sens. L’« entrée de la vie » implique l’opposition d’un dehors et d’un dedans,
le franchissement d’un seuil – et problématise du coup cette extériorité où
la vie doit être déjà pour pénétrer dans l’espace où elle se manifeste. Sans
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résoudre l’aporie, et même en l’aggravant par l’intensité accrue de la per-
sonnification qu’elle met en œuvre, la venue de la vie réfère à l’énonciation,
définit le centre déictique dans l’espace du dedans : la vie vint à nous, ici,
dans le lieu du vivant, où s’élabore le récit de son apparition. En même
temps, une discrète paronomase invite à réunir les termes dans leur sens :
vie et venue se confondent, ou du moins s’appellent l’une l’autre comme
des notions jumelles : est vivant ce qui vient et cette venue même le rend
tel.
Tout se passe comme si Caillois, qui ne se réfère à aucun de ces
modèles, récent ou ancien, en vigueur ou caduc, organisait l’impossible
cohabitation de l’abiogenèse (la vie surgit du non-vivant) et de la biogenèse
(la vie ne peut venir que de la vie). Nul doute qu’un matérialisme préside
chez Caillois à l’élection de la pierre comme lieu d’origine du vivant, mais le
scénario de cette émergence, les choix lexicaux qu’il entraîne et les mouve-
ments métaphoriques à travers lesquels il se constitue, ne cessent d’installer
la vie dans l’inerte avant même qu’elle n’y surgisse, et de professer une
manière de vitalisme qui autonomise le vivant. Ce faisant, la poétique de
Caillois rencontre les contradictions propres au matérialisme biologique,
dont on peut « voir un symptôme », signale André Pichot, « dans le recours
à la notion d’émergence qui est souvent fait devant la difficulté de concilier
l’évidente originalité du vivant et sa stricte observance des lois physico-
chimiques »44 . Le récit de cette vie émergente conçu par Caillois construit
106 son homogénéité en conciliant matière et force vitale, en distinguant le

LITTÉRATURE 43. Roger Caillois, L’Écriture des pierres, op. cit., p. 128-129.
N°170 – J UIN 2013 44. André Pichot, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, p. 939.

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LA VIE DANS LA PIERRE

vivant tout en le rattachant à l’inerte ; il pose le principe d’une complexité


croissante, évolutive, en même temps qu’il suggère, dans une sorte de créa-
tionnisme de la matière, une présence subite de la vie, dont tous les effets à
venir, même les plus distants, se font sentir à l’instant même de son appari-
tion. L’« humidité » est à peine désignée comme l’étape première du vivant,
ou son seuil, ou ce dont le vivant est immédiatement précédé, qu’elle devient
« glu », « moisissure », « ferment » et « sève », puis « sucs », « salives » et
« levures », en autant de reformulations qui tiennent d’une synonymie orien-
tée et non d’un processus, d’une transformation : tous ces états du fluide où
s’insinue et s’accentue l’expression de la vie énoncent de fait, en versions
successives d’un même état, les qualités de l’« humidité » primordiale ; ils
définissent ce qu’elle est déjà, avant tout changement, ce qui la rend juste-
ment d’emblée « sophistiquée ». Un anthropomorphisme diffus travaille, lui
aussi, dans le scénario de Caillois, à cet instantanéisme de la vie, tout entière
comprise dans le moment de son surgissement, ou avant même qu’elle ne
surgisse : l’« humidité » liminaire est « promise à un destin inextricable »,
« chargée de secrètes vertus » (le mot désigne autant les propriétés d’un
corps, qu’une disposition habituelle, ou un courage physique ou moral),
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« où déjà s’enfièvre un ferment » ; elle est « capable de défis », en « attente
d’une nouvelle manière d’être, qui rompt la perpétuité minérale, qui ose
l’échanger contre le privilège ambigu de frémir, de pourrir, de pulluler » ;
« d’obscures distillations préparent les sucs », « de brèves gelées patientes
sourdent à grand-peine, [...] victimes désignées de l’intempérie, prêtes à
fondre ou à sécher ». Comprenons que le « privilège » ainsi gagné est déjà
acquis par le seul fait de le préparer, de l’attendre et d’oser le désirer, de
défier une condition minérale où règnent déjà pensée et affects.
D’où la temporalité de ce récit vertigineux qui fait communiquer
l’inerte et l’animé, le végétal et l’animal, et les espèces entre elles, sans
retard ni discontinuité. De l’« humidité » à la « chair », il y a ainsi comme
une suspension du temps, un déjà-là que le texte restitue en une forme nomi-
nale – « Naissance de toute chair irriguée d’une liqueur... » – et que le motif
du fluide rend compréhensible après-coup en déclinant les variantes d’un
épaississement intermédiaire qui prolongent les « gelées patientes » issues
de la « liqueur » ou se confondant avec elle : « pommade », « purée » et
« gélatine », toutes substances d’ailleurs extraites ou produites par l’humain,
ce qui rend plus « sophistiquée » encore cette « humidité » dont le « destin »
le plus éloigné est ainsi déjà réalisé. La vitesse de ce récit qui rapproche les
extrêmes et supprime tout écart se déroule du reste en un temps familier, à la
mesure de l’humain : ce qui « déjà s’enfièvre » est « une substance naguère
imperturbable, pharmacies d’une heure », puis « rapidement s’ajoute la 107
domestication du minéral », et la « matière flottante » (qui n’est plus fluide
mais portée par lui) se munit de vertèbres « tout de suite articulées » ; et LITTÉRATURE
lorsque le temps de la nature s’allonge démesurément, ce n’est pas pour N° 170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

autant celui des origines qui s’impose, mais celui d’une démesure référée
à l’humain, rendue par une formule ritualisée : « au long des siècles et des
siècles des siècles ».
Cette genèse est incontestablement nourrie de science : sans identifier
de sources et en brouillant même leur statut à travers une terminologie
caduque – « pharmacies d’une heure », « alchimie opiniâtre », en lieu et
place du « miracle des acides aminés45 » –, elle puise dans les disciplines
où s’élabore, au croisement de la biologie, de la chimie, de la physique et
de la géologie, une conception rationnelle et matérialiste de l’origine du
vivant, qui cherche aussi à promouvoir une conscience de l’enracinement de
la vie dans le non-vivant. Cette origine et cette conscience, Caillois les tient
pour acquises : l’« appartenance » de l’homme « au magma terraqué, nulle
découverte qui ne la lui montre aujourd’hui plus manifeste et plus profonde.
L’homme peut de moins en moins douter qu’il ne soit une excroissance
de la nature dont il demeure consubstantiel et aux lois de qui il reste
entièrement soumis46 ». Mais la genèse figurée par Caillois, sans s’écarter
de cette conviction définitive en passe de devenir universelle, l’aménage en
l’éloignant des sciences dont elle provient et en la soumettant aux exigences
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d’une poétique chargée de relier l’humain au minéral plus fortement et plus
directement que ne peut le faire aucun savoir en vigueur.

LE « CHIFFRE » DE LA VIE

La genèse la plus respectueuse de la distinction entre l’inerte et le


vivant, ainsi que de la temporalité propre à « la lente éclosion de la vie47 »,
Caillois la propose dans Le Fleuve Alphée, en la rapportant discrètement,
et sans y adhérer, à la philosophie biologique du moment48 . Mais ce récit,
Caillois le restitue très significativement en sens inverse, asservi à la prophé-
tie ou à l’anticipation logique d’une disparition de la vie :
Les voies croisées de la chance et de la nécessité ont présidé, a-t-on estimé, à
l’émergence de la vie, puis à son prodigieux destin : elles indiquent également
que le miracle peut avoir lieu tout aussi bien en sens inverse. Une erreur, un
mauvais aiguillage, risquent d’avoir de proche en proche des conséquences
fatales pour la faveur de la vie, la contraindre à remonter à sa source acci-
dentelle et à la restituer à l’inertie impassible, immortelle, d’où un bonheur
statistique la fait surgir. [...] Toute gélatine frémissante, jadis heureuse bénéfi-
ciaire d’un concours égal d’options fortunées, inaugure soudain une carrière à
rebours49 .

45. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., p. 191.


108 46. Ibid., p. 185-186.
47. Ibid., p. 193.
48. Sans doute celle de Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie
LITTÉRATURE naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil, 1970.
N°170 – J UIN 2013 49. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., p. 193-194.

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LA VIE DANS LA PIERRE

La tonalité dysphorique qui caractérise chez Caillois l’émergence de la vie


(deuil de la « sérénité minérale », « inflammation », « larmes » et « fièvre »)
change ici de signe : la « faveur de la vie » provient d’un « bonheur sta-
tique » ; elle est issue d’une matière « jadis heureuse bénéficiaire d’un
concours égal d’options fortunées », dont Caillois martèle la « nécessité »
d’un retour à l’inerte. Mais la redondance avec laquelle il veut « inciter »
l’homme à réfléchir sur sa « fragilité50 », l’élan rhétorique qui le porte à la
répétition et à la reformulation dissimulent à peine un plaisir, loin de toute
conscience tragique et au-delà de l’admonestation. Après avoir prolongé
longuement ce mouvement, puis évoqué le bouddhisme, « la plus complète »
des « théologies », qui « a codifié elle-même sa propre extinction », Caillois
reconnaît enfin son contentement :
J’ai pris plaisir, je l’avoue, à conter un peu longuement ces perspectives
vertigineuses [...]. Je conjecture que, pour nous, la science avec la multitude
des galaxies éparpillées dans l’insondable espace sidéral et dans la profondeur
sans fin des années lumière devrait nous contraindre à une humilité analogue51 .
Mais ce « plaisir » avoué ne tient pas uniquement à la leçon d’« humi-
lité » qui en découle, censée s’opposer à « la vieille protestation du vivant
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et de la conscience contre l’inéluctable et le rien de la mort52 ». Car l’idée
que la vie, en une « carrière à rebours », puisse remonter son propre fluide
et « l’homme », retrouver « l’aboutissement des énergies indurées ou des
tentations et faiblesses qui existaient avant lui » est sans doute ce qui anime
au plus profond de lui « le champion de l’anthropomorphisme à rebours »53
et lui procure, dans la contemplation des pierres, la plus intense de ses
joies mélancoliques. « À l’origine de ma fascination pour les minéraux »,
reconnaît-il, « je soupçonne qu’il y eut chez moi une sorte de révérence
répétée à l’égard d’une inaccessible et vaine longévité » ; « un démon per-
fide me souffle que les décrire équivaut à refléter un instant leur éternité »54 .
L’opération, présentée dans sa déraisonnable illusion, n’en confirme pas
moins la théorie du vivant dont procède la poétique de Caillois, sans se
confondre avec les incitations ou appuis scientifiques qu’elle reçoit : si toute
vie naît de l’inerte en vertu d’une dissolution ou d’une dégradation, elle
ne peut s’accomplir que dans son retour à l’inerte, où elle reconquiert la
« sérénité » perdue.
C’est bien pourquoi le récit de l’émergence de la vie selon Caillois
culmine dans une célébration des fossiles, en un catalogue d’où les bélem-
nites sont singulièrement absents, l’enjeu n’étant pas de les décrire, mais
de parachever un système chargé de relier, dans un dessein d’apaisement,
l’inerte et le vivant :
50. Ibid., p. 193. 109
51. Ibid., p. 195-198.
52. Ibid., p. 198.
53. Ibid., p. 199. LITTÉRATURE
54. Ibid., respectivement p. 199 et p. 205. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

L’arbre de la vie cependant ne cesse de se ramifier. Une écriture innombrable


s’ajoute à celle des pierres. Des images de poissons comme entre des touffes
de mousse évoluent parmi des dendrites de manganèse. Un lis de mer au sein
de l’ardoise oscille sur sa tige. Une crevette fantôme ne peut plus tâter l’espace
de ses longues antennes brisées. Des fougères impriment dans la houille leurs
crosses et leurs dentelles. L’ammonite de toute taille, de la lentille à la roue
de moulin, impose partout la marque de sa spire cosmique. Le tronc fossile,
devenu opale et jaspe, comme d’un incendie immobile, se vêt d’écarlate, de
pourpre et de violet. L’os des dinosaures métamorphose en ivoire sa tapisserie
au petit point, où luit de temps en temps une touche rose ou azur, couleur de
dragée55 .
Rien de funèbre dans cette représentation : une joyeuse parade du vivant,
comme il n’en existe aucune chez Caillois, sinon dans l’animation métapho-
rique des minéraux. Mais ici, c’est l’« arbre de vie » lui-même, et non ses
substituts analogiques, qui se déploie dans une autre « écriture innombrable »
qui « s’ajoute à celle des pierres », en une fête de la métaphore portée à son
comble, « fièvres » et « délires » étant manifestement dépassés : un « lis
de mer », nullement figé, « oscille sur sa tige », et si la « crevette fantôme
ne peut plus tâter l’espace », elle le doit non à la mort et à la fossilisation
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qui l’ont immobilisée, mais à ses « antennes brisées » ; le « tronc fossile »,
redevenu pierre, « se vêt d’écarlate, de pourpre et de violet » ; et l’ossature
des dinosaures exalte sa « couleur de dragée » dans une « tapisserie au petit
point ». Lumineuse célébration, noce ou baptême de la vie dans la pierre,
qui confirme l’apostasie des « minéraux transfuges », enfin « rendus à la
fixité d’autrefois répudiée » : la vie, trahison de l’inerte, se revivifie plutôt
qu’elle ne cesse en recouvrant une quiétude qui est à la fois ultime et initiale.
Le « privilège ambigu de frémir, de pourrir, de pulluler », la « malé-
diction de croître » ont cessé, mais « le champion de l’anthropomorphisme
à rebours » déchiffre dans la « matière insensible et compacte » qui « a
remplacé l’autre en ses ultimes refuges », une signature, en miroir de la
sienne, mais autrement plus durable : « le calque antérieur reste consigné
dans le grand album des âges. Le signataire disparu, chaque profil, gage
d’un miracle différent, demeure comme un autographe immortel »56 . Survie
toute « physique », comme celle des arbres, qui « se rapprochent le plus à
la fois de l’homme et du roc » et à qui il arrive de subir « une ossification
éternelle » :
Étrange privilège d’une substance fugitive [...] qui, au lieu de pourrir, reçoit de
l’inerte l’immortalité physique que les embaumeurs sont impuissants à procu-
rer, sinon de façon dérisoire, à l’évasive enveloppe humaine. Ils n’obtiennent
que l’effigie racornie d’un pantin disloqué. La pierre, forte et rusée, a plus de
pouvoir57 .
110
55. Roger Caillois, L’Écriture des pierres, op. cit., p. 129-130.
LITTÉRATURE 56. Ibid., p. 130.
N ° 170 – J UIN 2013 57. Roger Caillois, Pierres réfléchies, op. cit., respectivement p. 26 et p. 31.

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“Litterature_170” (Col. : RevueLitterature) — 2013/5/14 — 10:35 — page 111 — #111
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LA VIE DANS LA PIERRE

Mais la force et la ruse du minéral sont bien plus grandes : l’« effigie »
qu’elles dessinent a valeur d’« autographe » ; la mort fossile est génératrice
d’un « chiffre » ; les « semences stériles » qu’elle produit deviennent des
« semis de symboles »58 . C’est là même tout le sens, finaliste, des « énormes
pressions » dont les fossiles sont le résultat : « Elles ont fait leur œuvre,
permettant au chiffre de surgir »59 . L’« immortalité » retrouvée dans « l’im-
passible durée des pierres », d’où la vie est issue, ne figure pas un cycle
accompli. Car le minéral auquel la vie revient, tout en étant substantielle-
ment le même, n’est pas celui dont elle est issue : une destruction et une
préservation l’ont marqué, qui l’excluent des « pierres plus âgées que la
vie ». Si Caillois offre donc à la vie, en guise de « destin inextricable », un
figement dans la pierre, au terme duquel elle « n’est plus que chiffre, que
signe qui dénonce le passage éphémère d’une espèce », cette trace mélanco-
lique, en même temps qu’elle modifie la pierre, transfigure aussi la vie en
vécu « préservé du retour à l’indistinction originelle »60 et conservé dans les
formes mémorielles – « album », « autographe » – à travers lesquelles l’hu-
main se console de sa disparition annoncée. Les fossiles offrent à Caillois
le spectacle d’un heureux interrègne où la vie n’efface pas son écart après
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avoir cessé : « Ils n’appartiennent pas au règne minéral, s’ils y sont vite
retournés61 ». De la venue du vivant à son « chiffre » dans la pierre, Caillois
boucle son histoire naturelle, grâce aux fossiles, non « à rebours », en remon-
tant à la « gélatine indistincte », puis à l’« inertie impassible » d’où la vie
obscurément est surgie, mais en suspendant le cycle de la vie au stade d’une
« forme précise, d’une fonction personnelle », ou plutôt de son « signe »,
censé remémorer éternellement le vivant.
D’où la dichotomie introduite par Caillois, en dépit du lien affirmé
entre l’inerte et l’animé : avec les fossiles « commencent les archives de la
vie », cette « autre écriture » qui complète « celle des pierres », enregistrée,
elle, dans les « archives de la géologie »62 . Leurs fonctions épistémologiques
et poétiques sont clairement différenciées : l’« écriture des pierres » invite
Caillois à concevoir l’identité de ce « qui contraint la matière » et de ce « qui
inspire la fable »63 , et donc sa propre condition minérale, dont il regrette
de ne pouvoir partager aussi la durée ; l’« autre écriture » est celle qui lui
permet, motivée par une « indéracinable nostalgie »64 , de parachever sa
théorie biologique sans abdiquer la chance du vivant de laisser une trace
de son passage. Ces deux écritures devraient n’en faire qu’une et ajuster
les deux règnes l’un à l’autre sans distorsion, mais Caillois les distingue,

58. Roger Caillois, L’Écriture des pierres, op. cit., p. 129-130.


59. Roger Caillois, Pierres, op. cit., p. 151.
60. Roger Caillois, Pierres réfléchies, op. cit., p. 34. 111
61. Ibid., p. 33.
62. Ibid., respectivement p. 33 et p. 55.
63. Roger Caillois, Le Champ des signes, op. cit., p. 72. LITTÉRATURE
64. Roger Caillois, Pierres réfléchies, op. cit., p. 122. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

en vertu sans doute de la « vieille protestation du vivant » et au mépris de


l’« humilité » qu’enseigne « la science » et que professent aussi, bien plus
radicalement, les « sciences diagonales » dont il est lui-même l’artisan.
Penser la vie, pour Caillois, la situer dans l’intervalle qui sépare
l’« inextricable liberté mentale » et la « gravité minérale », toutes deux
gouvernées par les mêmes « consignes mystérieuses »65 , c’est évidemment
la soumettre aux mêmes lois et sceller sa rencontre avec l’inanimé, ce à quoi
s’emploie la double irradiation métaphorique du vivant dans la pierre et de
la pierre dans le vivant. C’est cette contagion stylistique qui est sans doute
la mieux à même de donner à comprendre – et à apprivoiser – l’idée d’un
principe vital « anonyme et contagieux » qui émerge du minéral et dont
l’humain est le prolongement. Mais une psychologie clandestine, rescapée
des « sciences diagonales », continue d’être active : « [...] il m’est arrivé
en des minutes d’ardente présomption, de souhaiter comme suprême et
unique récompense d’accroître, fût-ce d’un seul, la somme des proverbes,
qui sont anonymes et durables »66 . La vie dans la pierre, telle que Caillois
la conçoit, noue le langage non seulement au vivant, mais aussi au vécu,
dont le « chiffre » inscrit dans les fossiles, au plus proche des « proverbes »,
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atteste la survivance à défaut de la survie67 .

112 65. Roger Caillois, Le Champ des signes, op. cit., p. 70.
66. Roger Caillois, Pierres réfléchies, op. cit., p. 122.
67. Sur cette tension entre trace et « anonymat », voir mon « Caillois, le lapidaire intime »,
LITTÉRATURE dans Dagmar Wieser et Patrick Labarthe (éd.), Mémoire et oubli dans le lyrisme européen.
N°170 – J UIN 2013 Hommage à John E. Jackson, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 409-436.

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