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Lorsque Patrick Henriet m’a proposé de parler des images dans le cadre de cette table
ronde, j’ai accepté sans trop savoir où la documentation allait me mener. Elle m’a conduit à
une recherche quelque peu marginale par rapport à la thématique proposée, même si elle s’y
conforme sur un point essentiel : il sera question de prédictions et de présages liés à des
images chrétiennes, en laissant de côté le pouvoir magique que l’on pouvait attribuer aux
statues antiques1 ou à des figures fabriquées, voire baptisées, pour des usages démoniaques ou
prétendus tels2. L’accent sera mis sur l’Occident avec quelques comparaisons tirées d’un
dossier byzantin que je n’ai fait que parcourir. L’exposé commencera par les prodiges où
l’animation soudaine et temporaire d’une image annonce un événement soit de portée
collective, soit de nature individuelle, un dossier assez fourni pour ne pas dépasser, à l’une ou
l’autre exception près, le cadre chronologique de la table ronde. On s’arrêtera ensuite à une
question plus difficile à cerner : celle du recours délibéré à une effigie d’un personnage
céleste pour trouver une réponse à une question sur l’avenir ou carrément à des fins
divinatoires. La rareté des sources amènera en l’occurrence à inclure les derniers siècles du
1
Pour l’Occident, cf. notamment Norberto GRAMACCINI, Mirabilia. Das Nachleben antiker Statuen vor der
Renaissance, Mayence, Philipp von Zabern, 1996, p. 17-47, 130-133, ainsi que p. 145-249 (passim). Pour
Byzance : surtout Liz JAMES, « “Pray Not to Fall in Temptation and Be on Your Guard”: Pagan Statues in
Christian Constantinople », Gesta, 35 (1996), p. 12-20.
2
Michael CAMILLE, The Gothic Idol. Ideology and Image-Making in Medieval Art, Cambridge, Cambridge
University Press, 1989 (Cambridge New Art History and Criticism), p. 242-297, 386-393 (passim) ; Alain
BOUREAU, Satan hérétique. Naissance de la démonologie dans l’Occident médiéval (1280-1330), Paris, Odile
Jacob, 2004, p. 61-91, 275-279 ; cf. ID., Le pape et les sorciers. Une consultation de Jean XXII sur la magie en
1320 (Manuscrit B.A.V. Borghese 348), Paris, École française de Rome, 2004 (Sources et documents d’histoire
du Moyen âge, 6). Un exemple dans la légende du pape Sivestre : Massimo OLDONI, Gerberto e il suo fantasma.
Tecniche della fantasia e della letteratura nel Medioevo, Naples, Liguori Editore, p. 129-132.
1
Moyen Âge. Il en sera de même pour la troisième et dernière partie, la plus brève, qui
évoquera des cas assez inattendus de relations entre image et prophétie.
Les Histoires de Raoul Glaber, rédigées pour l’essentiel avant 1040 environ, rapportent
un prodige survenu à Orléans « l’an 888 du Verbe incarné», une date résultant d’une erreur
manifeste du manuscrit qu’il faut selon toute vraisemblance corriger en 988, l’année
précédant le grand incendie qui ravagea la ville. Dans un monastère, l’image du Christ d’un
crucifix monumental versa des larmes pendant quelques jours et les gens vinrent en foule pour
voir ce « terrible spectacle » .
« En voyant cela, la plupart reconnurent pleinement qu’il s’agissait d’un présage
divin, celui d’une calamité qui surviendrait à la cité. Car, tout comme, est-il rapporté,
le Sauveur connaissant par avance la destruction imminente de Jérusalem, pleura sur
elle en personne, ainsi, s’avère-t-il, il pleura par le biais de son image sur Orléans qui
allait peu après subir un désastre imminent »3.
Pour Raoul, le prodige et l’apparition la même année d’un loup dans la cathédrale de la ville
annonçaient sans doute aussi la destruction du Saint-Sépulcre et la découverte de l’hérésie à
Orléans4. Nous avons là, en tout cas, le premier témoignage connu pour l’Occident d’un
présage lié à une image chrétienne et l’un des plus anciens miracles occidentaux où une
modification de l’image — un changement d’aspect, une sécrétion (des pleurs, de la sueur, du
sang), un mouvement, un déplacement, une parole — marque l’action à un certain moment du
personnage céleste, du prototype, dans ou sur sa représentation5.
3
RAOUL GLABER, Historiae, II, 8, éd. Guillelmo CAVALLO et Giovanni ORLANDI, Rodolfo Il Glabro, Cronache
dell’anno mille (Storie), Milan, A. Mondadori, 31991, p. 74-76, reproduite, traduite et présentée par Mathieu
ARNOUX, Raoul Glaber. Histoires, Turnhout, Bepols, 1996 (Miroir du Moyen Âge), p. 106-109 (ma traduction
ne s’en écarte guère). Passage cité : Plerique tamen, cum illud cernerent, admodum animadvertentes quoddam
esse Divinitatis presagium, videlicet illius urbis superventure calamitatis. Quemadmodum enim isdem per se
Salvator presciens imminere urbis detrimentum Hierosolimitane flevisse illam perhibetur, sic denique et hanc,
videlicet Aurelianam, paulo post iminentem cladem passuram per expressam sue imaginis figuram flevisse
comprobatur.
4
ARNOUX, Raoul, p. 108, n. 24 et p. 187, n. 72.
5
En dernier lieu : J.-M. SANSTERRE, « La imagen activada por su prototipo celestial : milagros occidentales
anteriores a mediados del siglo XIII », dans Codex Aquilarensis, 28 (2013), p. 77-97, avec la bibliographie.
2
Au IXe siècle, les Annales regni Francorum avaient certes enregistré un miracle
d’image parmi divers prodiges, la plupart funestes, de l’année 823 : sur une très vieille
peinture de l’Adoration des Mages à Gravedona près de Côme, les portraits de la Vierge et de
l’Enfant brillèrent pendant deux jours, mais ce phénomène n’est pas explicitement interprété
comme un présage6. Remontant à la fin du Xe siècle, le prodige d’Orléans n’est pas très
éloigné d’un événement relevé par le moine contemporain qui continua à Saint-Gall les
Annales Alamanici. Le mercredi saint de l’an 921 à Rome, dans la basilique Saint-Pierre, un
grand crucifix pleura et répandit de la sueur au moment où on lisait la Passion7. Le Christ
revivait dans son image sa Passion réactualisée par la conjonction de la lecture liturgique et de
la présence même du crucifix, à une époque où cette présence constituait encore un fait
remarquable puisque les premiers témoignages sur les crucifix monumentaux remontent au
siècle précédent8. Le prodige d’Orléans actualisait de façon plus ponctuelle un épisode de
l’histoire sacrée selon une interprétation typologique qui reste exceptionnelle en la matière.
Que les auteurs aient ou non cherché à les rattacher à un événement connu, ce genre de
signes de malheur se retrouve assez souvent par la suite. En 1082, par exemple, le De bello
saxonico du moine Brunon mentionne l’abondante transpiration d’un crucifix, huit ans plus
tôt lors de l’été, comme un des signes annonciateurs des ravages de la guerre en Saxe9. Le
chanoine auteur en 1119 du Chronicum rythmicum Leodiense observe qu’on vit un triste
omen dans le vacillement d’un crucifix à Liège et à Saint-Trond, présageant, selon certains,
une famine ou une épidémie et, selon d’autres, les violences d’une guerre10. L’année de
l’assassinat de Thomas Becket (1170), un crucifix, dans une église paroissiale du diocèse de
Worcester, s’éleva de la poutre où il se trouvait, vola, puis tomba sur le sol. Relatant la chose
un quart de siècle plus tard dans sa Gemma ecclesiastica, Giraud de Cambrie observe que
6
Annales regni Francorum, a. 823, éd. Friedrich KURZE, MGH, Script. rer. Germ., [6], Hanovre, 1895, p. 163.
7
Continuation des Annales Alamannici, a. 921, éd. Georg Heinrich PERTZ, MGH, Scriptores, I, Hannover, 1826,
p. 56 ; éd. Walter LENDI, Untersuchungen zur frühalemannischen Annalistik. Die Murbacher Annalen, Fribourg
(Suisse), Universitätsverlag, 1971 (Scrinium Friburgense, 1), p. 192.
8
SANSTERRE, notamment « La imagen », p. 81-82.
9
BRUNO, De bello Saxonico, 40, éd. Hans-Eberhard LOHMANN, Leipzig, 1937 (MGH, Deutsches Mittelalter,
Kritische Studientexte, II), p. 40.
10
Chronicon rhytmicum Leodiense, éd. PERTZ, MGH, Scriptores, XII, Hanovre, 1856, p. 416 ; éd. Carlo DE
CLERCQ, Reimbaldi Leodiensis opera omnia, Turnhout, Brepols, 1966 (Corpus Christianorum, Continuatio
Medievalis, 4), p. 125-126. Cf. Hubert SILVESTRE, « Trois témoignages mosans du début du XIIe siècle sur le
crucifix de l’arc triomphal », Revue des archéologues et historiens d’art de Louvain, 9 (1976), p. 225-230
(p. 225-227).
3
Dieu seul en connaît la raison, mais qu’il se pourrait, vu la proximité de la date, que le prodige
ait annoncé l’insulte faite au Crucifié avec le martyre de Thomas Becket.11 Le Christ pouvait
aussi se faire menaçant. Au début du XIIe siècle, un moine de Saint-Germer-de-Fly, l’ancien
monastère de Guibert de Nogent en Picardie, vit la figure du Crucifié descendre de la croix,
du sang coulant goutte à goutte de ses mains, de son côté et de ses pieds, et s’avancer au
milieu du chœur ; il l’entendit dire : « Si vous n’avouez pas vos fautes vous mourrez », ce que
Guibert considère comme un magnum indicium d’un juste jugement12.
On pourrait aisément poursuivre l’énumération à propos du crucifix, l’image majeure
du christianisme occidental et la plus impressionnante dans sa forme monumentale13. Au
Moyen Âge central, les autres images interviennent moins souvent pour annoncer un malheur.
Vers 1240, Matthieu Paris raconte que la Sainte Face du Christ appelée Veronica se retourna
le front en bas alors qu’elle était portée en procession par le pape Innocent III en 1216. Celui-
ci, dit Matthieu dans ce récit sujet à caution, éprouva de l’effroi devant le triste presagium14.
En Espagne, à León vers 1196, une statue de la Vierge versa du sang pendant trois jours
annonçant ainsi, selon le chroniqueur Lucas de Tuy une génération plus tard, l’horrible guerre
entre Alphonse IX de León et Alphonse VIII de Castille15. Une mention plus récente, qui
11
GIRAUD DE CAMBRIE, Gemma ecclesiastica, I, 35, éd. John Sherren BREWER, Giraldi Cambrensis Opera,
vol. II, Londres, 1869 (Rolls Series [21, 2]), p. 109-110.
12
GUIBERT DE NOGENT, De vita sua (Autobiographie), I, 23, éd.-trad. Edmond-René LABANDE, Paris, « Les
Belles Lettres », 1981 (Les classiques de l’histoire de France au Moyen Âge), p. 190-191.
13
Un cas fort intéressant qu’il serait trop long d’évoquer ici est celui de l’inclination de la tête du crucifix de
Waltham devant le roi Harold à la veille de la bataille d’Hastings, un présage diversement interprété par la
chronique de l’abbaye et la Vita Haroldi, cf. J.-M. SANSTERRE, « Le saint crucifix de Waltham et les images
miraculeuses de Glastonbury : entre raison d’être et instrumentalisation (XIe-début du XIIIe siècle) », Analecta
Bollandiana, 127, 2009, p. 16-48 (p. 31-35).
14
MATTHIEU PARIS, Chronica majora, éd. Henry Richards LUARD, vol. III, Londres, 1876 (Rolls Series [57/3]),
p. 7 ; cf. Christoph EGGER, « Papst Innocenz III. und die Veronica. Geschichte, Theologie, Liturgie und
Seelsorge », dans Herbert Leon KESSLER et Gerhard WOLF (éds), The Holy Face and the Paradox of
Representation, Bologne, Nuova alfa ed., 1998 (Villa Spelman Colloquia, 61), p. 181-203 (p. 197-202) ; J.-M.
SANSTERRE « Variation d'une légende et genèse d'un culte entre la Jérusalem des origines, Rome et l'Occident :
quelques jalons de l'histoire de Véronique et de la Veronica jusqu’à la fin du XIIIe siècle », dans Joëlle DUCOs et
Patrick HENRIET (éds), Passages. Déplacements des hommes, circulation des textes et identités dans l'Occident
médiéval, Toulouse, Méridiennes, 2013 (Études Médiévales ibériques), p. 217-231 (p. 228-229, n. 54).
15
LUCAS DE TUY, Chronicon mundi, IV, 84, éd. Emma FALQUE, Turnhout, Brepols, 2003 (Corpus
Christianorum , Continuatio Medievalis, 74 ), p. 323 ; cf. J.-M. SANSTERRE et Patrick HENRIET, « De l’inanimis
imago à l’omagem mui bella . Méfiance à l’égard des images et essor de leur culte dans l’Espagne médiévale
4
figure dans la Légende de la bienheureuse Agnès de Multepulciano († 1317) rédigée par le
dominicain Raimond de Capoue en 1365-1366, mérite aussi d’être signalée. Pour éviter
qu’une grave dissension entre des habitants et surtout des nobles ne dégénèrent, des personnes
modérées avaient fait appel aux prières de la bienheureuse. Celle-ci rassembla les sœurs dont
elle était la supérieure et se mit avec elles à prier devant une image de la Vierge. Soudain le
visage de Marie devint pâle, se couvrit de rides, versa des gouttes de sueur et fit entendre la
respiration pénible de quelqu’un qui peine sous une lourde charge. Agnès prédit alors que
toute la Toscane allait connaître de grandes tribulations16. Pour l’auteur de sa Légende, c’est
l’exemple le plus frappant de la « grâce de la prophétie » accordée à la bienheureuse17 et elle
s’exerce ici de façon singulière : la sainte se fait l’interprète de ce que la Vierge voulait
signifier par l’animation de son effigie. Sur un autre plan, on notera qu’aux dires de Césaire
de Heisterbach vers 1220, une image de la Mère de Dieu sua abondamment dans une église
rhénane lors d’une période de tempêtes et d’orages parce qu’elle retenait la main de son Fils
prête à frapper le monde, reflet de l’importance croissante attachée au pouvoir d’intercession
de la Vierge18.
Il ne semble pas qu’on connaisse pour le monde byzantin un cas comme celui rapporté
par Césaire bien qu’on y exaltât la protection dispensée par la Vierge. En revanche, les
présages liés à des images y sont également bien attestés, avec une différence évidente :
l’absence de crucifix. Le fait qu’il n’existait pas ou quasi pas de grands crucifix à Byzance19
focalisa moins l’attention sur les images du Christ en la matière. La chronique de Théophane
au début du IXe siècle raconte certes que l’empereur Maurice, en 602, se vit en rêve devant
l’icône du Christ placée au-dessus de la Chalcé, la porte en bronze du palais. Une voix
provenant du portrait du Sauveur lui demanda s’il voulait être puni de ses fautes dans ce
monde ou dans l’autre. Maurice préféra que ce fût ici-bas ; alors la voix divine ordonna qu’on
(VIIe-XIIIe siècle) », Edad Media. Revista de Historia, 10 (2009), p. 37-92 (p. 79) ; SANSTERRE, « La imagen »,
p. 95 et n. 82.
16
RAIMOND DE CAPOUE, Legenda beate Agnetis de Monte Policiano, 12, 12-17, éd. Silvia NOCENTINI, Florence,
SISMEL - Edizioni del Galluzzo, 2001 (Edizione nazionale dei testi mediolatini, 3), p. 61-62.
17
Ibid., 12, titre et 10-11, p. 59 et 60-61.
18
CÉSAIRE DE HEISTERBACH, Dialogus miraculorum, VII, 2, éd. Joseph STRANGE, 2 vols, Cologne – Bonn –
Bruxelles, 1851, vol. II, p. 3.
19
Cf. J.-M. SANSTERRE, « Entre deux mondes ? La vénération des images à Rome et en Italie d’après les textes
des VIe-XIe siècles », dans Roma fra Oriente e Occidente, 2 vols, Spolète, 2002 (Settimane di studio del Centro
italiano di studi sull’alto medioevo, 49), vol. II, p. 993-1050 (p. 1042-1044).
5
le livrât ainsi que sa famille à l’usurpateur Phocas 20 . Mais la mention de l’image par
Théophane dans ce rêve prémonitoire est une addition iconodule destinée à rendre plus
scandaleuse encore la prétendue destruction de l’icône de la Chalcé par l’empereur
iconoclaste Léon III21.
D’autres cas byzantins paraissent plus révélateurs. Parmi les signes annonçant la prise
de Thessalonique par les Normands en 1185, le métropolite Eustathe, écrivant peu après le
drame, mentionne les pleurs des icônes des saints ; alors que les optimistes se contentaient de
dire qu’ils étaient tristes, lui avait compris la raison de cette tristesse22. Il note aussi que la
principale icône de la Vierge, au retour d’une procession dans toute la ville, se mit à peser si
lourd qu’on ne réussit pas à la faire rentrer dans son église avant que tous soient saisis de peur
et comprennent le sens du prodige, certains le considérant toutefois comme peu significatif23.
La même année, selon les Histoires de Nicetas Choniates, une icône de saint Paul pleura la fin
imminente de l’empereur Andronic Ier qui était son dévot24. Particulièrement intéressant, un
fait relaté par Anne Comnène, qui eut lieu en 1107 au début d’une expédition militaire menée
par son père l’empereur Alexis Ier. Celui-ci « était inquiet, parce qu’à son départ la Mère de
Dieu n’avait pas manifesté aux Blachernes le miracle habituel », c’est-à-dire que le
somptueux voile qui couvrait l’icône mariale de l’église constantipolitaine des Blachernes ne
s’était pas miraculeusement levé et maintenu en l’air du vendredi soir au samedi soir comme
20
THÉOPHANE, Chronographia, éd. Carl DE BOOR, vol. I, Leipzig, 1883, p. 285. Trad. anglaise, introduction et
commentaire : Cyril MANGO et Roger SCOTT, The Chronicle of Theophanes Confessor. Byzantine and Near
Eastern History, AD 284-813, Oxford, Clarendon Press, p. 410. La traduction de la chronique par Anastase le
Bibliothécaire fit connaître la légende en Occident : par ex. AMOIN DE FLEURY, Historia Francorum, IV, 3, PL
139, col. 768-769.
21
MANGO et SCOTT, The Chronicle, p. 415, n. 17, et surtout Marie-France AUZÉPY, « La destruction de l’icône
du Christ de la Chalcé par Léon III : propagande ou réalité ?», Byzantion, 60, 1990, p. 445-492, réimpr. dans
EAD, L’histoire des iconoclastes, Paris, Association des Amis du Centre d’Histoire et Civilisation de Byzance,
2007 (Bilans de recherche, 2), p. 145-178.
22
EUSTATHE DE THESSALONIQUE, Relation sur la dernière — plaise à Dieu — prise de Thessalonique, éd.
Stilpon KYRIAKIDIS, Eustazio di Tessalonica. La espugnazione di Tessalonica, avec trad. italienne de Vincenzo
ROTOLO, Palerme, Istituto siciliano di studi bizantini e neoellenici, 1961 (Testi e monumenti. Testi, 5), p. 140-
143 ; trad. franç. Paolo ODORICO, Jean Caminiatès, Eustathe de Thessalonique, Jean Anagnostès.
Thessalonique, Chroniques d’une ville prise, Toulouse, Anacharsis, 2005, p. 243.
23
Éd. KYRIAKIDES, p. 142-143 ; trad. ODORICO, p. 243-244.
24
NICETAS CHONIATES, Historia, éd. Jan Louis vAN DIETEN, Berlin - New York, Walter De Gruyter, 1975
(Corpus Fontium Historiae Byzantinae, XI/1. Series Berolinensis), p. 353 ; trad. angl. Harry J. MAGOULIAS, O
City of Byzantium, Annals of Niketas Choniatès, Detroit, Wayne State University Press, p. 194-195.
6
cela se passait habituellement. L’empereur cessa d’avancer, campa quatre jours puis revint à
Constantinople pour assister au miracle. Celui-ci accompli, il sortit des Blachernes « avec les
plus belles espérances »25. En 1075, le grand lettré Michel Psellos avait affirmé que lors du
miracle l’icône recevait la « visite vivante » de la Mère de Dieu26.
Revenons à l’Occident. Il n’y a pas lieu d’évoquer ici les nombreux miracles où le
prototype approuve et encourage une conduite par un geste ou une parole de son image. Je
retiens seulement un célèbre exemplum attesté pour la première fois vers 1080. L’Enfant Jésus
d’une sedes sapientiae annonce à un petit garçon qui lui offrait du pain que dans trois jours il
mangerait avec lui ; trois jours plus tard, l’enfant mourut et devint le convive du Christ au
ciel27. Toujours est-il que si les prodiges concernant les images sont nombreux à marquer une
faveur du prototype, je n’ai pas trouvé pour le Moyen Âge central l’équivalent du miracle tout
empreint de propagande raconté à propos du roi d’Angleterre Édouard IV. Le dimanche des
Rameaux de l’année 1471, alors qu’il luttait pour le trône, le roi alla dans une église où une
statuette en albâtre de sainte Anne, une sainte à laquelle il s’était voué, se trouvait dans ce qui
devait être une boîte triptyque aux volets solidement fermés en raison du carême. Les volets
s’ouvrirent brusquement et la statuette apparut, miracle qu’on ne manqua pas d’interpréter
comme un présage favorable28.
25
ANNE COMNÈNE, Alexiade, XIII, I, 2-3, éd.-trad. Bernard LEIB, vol. III, Paris, « Les Belles Lettres », 1945
(Collection byzantine… Budé), p. 87-88. Sur le « miracle habituel », cf. Vénance GRUMEL, « Le “miracle
habituel” de Notre-Dame des Blachernes à Constantinople », Échos d’Orient, t. 30, n° 162 (1931), p. 129-146 ;
Bissera V. PENTCHEVA, Icons and Power. The Mother of God in Byzantium, University Park, Pennsylvania, The
Pennsylvania State University Press, 2006, p. 145-163, 236-242, et les travaux mentionnés infra n. 41.
26
MICHEL PSELLOS, Du miracle accompli aux Blachernes, éd. Elizabeth A. FISHER, Michel Psellos. Orationes
hagiographicae, Stuttgart – Leipzig, Teubner, 1994 (Bibliotheca Scriptorum Graecorum et Romanorum
Teubneriana), p. 200-229 (p. 205-206) ; le passage est cité et traduit par Charles BARBER, Contesting the Logic
of Painting. Art and Understanding in Eleventh-Century Byzantium, Leyde – Boston, Brill, 2007 (Visualising
the Middle Ages, 2), p. 80-81. Cf. infra n. 41.
27
GOSCELIN DE SAINT-BERTIN, Liber confortarius, éd. Charles Hugh TALBOT, dans ID., Maria Magdalena
LEBRETON et Jean LECLERCQ, Analecta monastica. Textes et études sur la vie des moines au Moyen Âge, 3e série,
Rome, 1955 (Studia Anselmiana, 37), p. 107-108. Pour les mentions postérieures : Karin FUCHS, « Les
collections de Miracles de la Vierge : rassembler, copier, réécrire. L’exemple du récit du pain offert à l’image du
Christ », dans Monique GOULLET et Martin HEINZELMANN (dir.), Miracles, Vies et réécritures dans l’Occident
médiéval, Ostfildern, 2006 (Beihefte der Francia, 65), p. 67-89.
28
Histories of the Arrivall of Edward IV. in England and the Finall Recouerye of His Kingdomes From Henry
VI. A.D.M.CCCC.LXXI., éd. John BRUCE, Londres, Camden Society, 1838, p. 13-14, cité par Gwenfair Walters
ADAMS, Visions in Late Medieval England. Lay Spirituality and Sacred Glimpses of the Hidden Worlds of Faith,
7
II
Un fait étonnant rapporté par Césaire de Heisterbach fera la transition entre la première
partie de l’exposé et la deuxième consacrée aux recours délibérés à des images. Césaire devait
l’information à son confrère cistercien et ami Hermann. À l’époque où celui-ci était encore
prieur du monastère d’Himmerod dans l’Eifel, c’est-à-dire avant 1189, il y avait dans la
chapelle du château de Veldenz sur la Moselle une vieille statue miraculeuse de la Vierge fort
vénérée par la maîtresse du lieu. Hermann voulait renoncer à son office de prieur. Il en fut
dissuadé d’une façon qui surprend pour un cistercien à une époque encore proche des
réticences de saint Bernard à l’égard des images autres que le crucifix. La noble laïque obtint
qu’il vienne au château et l’avertit que son intention ne plaisait pas à Dieu. En montrant du
doigt la statue de la Vierge, elle dit que c’était cette dame qui lui avait révélé cela. Et Césaire
d’ajouter : « beaucoup de choses furent révélées à cette femme pieuse par l’entremise de cette
image sacrée et elle obtint par elle de nombreux bienfaits »29. Elle avait ainsi obtenu que la
Vierge délivre sa fillette d’un loup et elle avait appris qu’une femme tomberait dans la misère
pour avoir parlé de façon outrageante de la statue30. Césaire ne précise toutefois pas si les
révélations comprenaient des réponses à des demandes de la dévote. J’en viens donc à des
textes plus explicites.
Pour les prières devant une effigie du Christ ou de la Vierge à un moment d’incertitude
spirituelle, un exemple déjà relevé par Peter Dinzelbacher suffira : le récit qu’à la fin du XIIe
siècle, Ralph Haget, abbé de l’abbaye cistercienne de Fountains dans le Yorkshire, faisait de
sa conversion monastique. Une nuit, ce noble chevalier en pleine crise spirituelle se réveilla et
décida de se rendre dans la chapelle voisine pour prier. Se tenant devant un crucifix il ouvrit
Leiden – Boston, Brill, 2007 (Studies in the History of Christian Traditions, 130), p. 127-128; cf aussi JEHAN DE
WAFRIN, Anchiennes Cronicques d’Engleterre, éd. Mlle DUPONT, vol. III, Paris, 1863 (Société de l’Histoire de
France), p. 118-119.
29
CÉSAIRE DE HEISTERBACH, Dialogus miraculorum, VII, 45, éd. STRANGE, vol. II, p. 64. Passage cité : multa
siquidem eidem devotae feminae per sacram illam imaginem revelantur, plurima per illam beneficia
consequitur.
30
Ibid., VII, 44-45, p. 62-64. Cf J.-M. SANSTERRE, « La Vierge Marie et ses images chez Gautier de Coinci et
Césaire de Heisterbach », Viator, 41 Multilingual issue (2010), p. 147-178 (p. 171-174) ; ID., « Quand les textes
parlent des images : croyances et pratiques », dans Jérôme BASCHET, Jacques BERLIOZ, Pierre-Olivier DITTMAR
(éds), Les images médiévales, Hommages à Jean-Claude Schmitt, Turnhout, Brepols, 2014 (L’atelier du
médiéviste), à paraître.
8
son âme « sous le regard de Dieu » et l’implora de diriger ses pas ; c’est alors qu’« une voix
provenant de la croix » lui demanda pourquoi il tardait à venir31. Sur un autre plan, il existait
des comportements moins attestés, mais qui ne devaient pas être exceptionnels dans les
derniers siècles du Moyen âge, sinon auparavant comme le suggère le cas de la statue mariale
du château de Veldenz. Deux cas sont rapportés vers 1370 par Arnaud de Sarrant, ministre des
franciscains de la province d’Aquitaine, dans sa Chronica XXIV generalium Ordinis
minorum ; un troisième figure dans un recueil toscan de bons mots et de facéties attribués à
Arlotto, un curé du diocèse de Fiesole, recueil qui fut compilé dans la seconde moitié du XVe
siècle.
À Bordeaux en 1367, raconte Arnaud de Sarrant, un médecin se désolait d’avoir à
accompagner le prince Édouard dans une expédition militaire en Espagne. Alors qu’un frère
célébrait la messe dans une chapelle où il y avait une statue de saint Antoine de Padoue,
l’homme implora le saint en fixant l’image des yeux. Il la vit clairement agiter la tête d’un
côté et de l’autre comme quelqu’un qui refusait quelque chose. Le médecin ne sut comment
interpréter le portentum (« présage », « prodige »). Le saint lui indiquait-il qu’il ne partirait
pas avec l’expédition ou bien que celle-ci serait dommageable à son âme ? Un peu plus tard,
le prince le dispensa de partir avec lui32. Dans ce cas, la prière visait moins à connaître
l’avenir qu’à obtenir de l’aide. C’est l’inverse dans l’autre récit d’Arnaud de Sarrant. Un
homme désireux de faire le pèlerinage de Saint-Jacques, mais fort inquiet de la route pria à
genoux devant une image de saint Louis pour qu’il daignât lui révéler si la route serait sûre.
Le saint lui apparut en songe, ce qui distingue nettement le modèle du portrait, et lui dit de ne
rien craindre33. Dans le récit toscan, le dévot pose une question d’une tout autre nature. Un
cordonnier avait depuis longtemps une grande dévotion pour une image de saint Jean Baptiste
placée sur l’autel d’une église. Un jour, il vint lui demander si sa femme n’avait jamais fauté
et quel serait l’avenir de son fils. Par le biais d’un jeune sacristain caché derrière l’autel,
31
Narratio de fundatione Fontanis Monasterii, éd. John Richard WALBRAN, Memorials of the Abbey of St. Mary
of Fountains, Durham - Londres - Édimbourg, 1863 (Publications of the Surtees Society, 42), p. 119 ; cf. Peter
DINZELBACHER, Religiöses Erleben vor bildender Kunst in autobiographischen und biographischen Zeugnissen
des Hoch-und Spätmittelalters, dans Klaus SCHREINER et Marc MÜNTZ (éds), Frömmigkeit im Mittelalter.
Politisch-soziale Kontexte, visuelle Praxis, körperliche Ausdrucksformen, Munich, Fink, 2002, p. 299-
330 (p. 305).
32
ARNAUD DE SARRANT, Chronica XXIV generalium ordinis Minorum, ed. a patribus Collegii S. Bonaventurae,
Quaracchi, 1897 (Analecta Franciscana, III), p. 155-156.
33
Ibid., p. 435. Il doit plutôt s’agir du saint roi que de Louis de Toulouse (d’Anjou).
9
l’image lui dit que son fils serait pendu et que sa femme l’avait trompé avec plus d’un
homme. Je passe sur les réactions furieuses du cordonnier à l’égard du saint34. L’important
pour notre propos est la démarche qu’on lui prête, qui n’avait sans doute rien
d’extraordinaire même si on pouvait s’en moquer : venir poser des questions au saint présent
dans son image ou identifié à elle, sinon confondu avec elle.
Un texte beaucoup plus curieux nous ramène au Moyen Âge central. Il s’agit d’un petit
passage de la Vie légendaire des saints Lugle et Luglien, de soi-disant princes irlandais du
VIIe siècle honorés par les chanoines de Lillers (Pas-de-Calais) ; le texte date sans doute du
XIIe siècle. Le passage concerne la sœur des deux saints, Lilia, et veut prouver combien sa
conduite exemplaire fut agréable à Dieu. L’hagiographe lui attribue une église et une statue-
reliquaire ; il affirme que le prêtre desservant, prosterné devant la statue, reçoit d’elle (ab
statua) la connaissance de malheurs imminents, famine, mortalité, guerre ou d’autres dangers,
et peut ainsi les éviter35. Cette pure affabulation reste isolée dans les textes occidentaux, mais
il vaut la peine d’observer qu’un hagiographe a pu concevoir de façon positive une pratique
divinatoire attachée à une image chrétienne
En l’occurrence, il ne pouvait être question de rituels magiques. On connaît par ailleurs
deux cas plus tardifs de magie rituelle en liaison avec des images chrétiennes. L’ars crucifixi
de l’ermite magicien Pélage de Majorque au XVe siècle centrait sur un crucifix sculpté pour
l’occasion une procédure d’incubation visant à faire apparaître le Christ ou un ange à des fins
cognitives et divinatoires36. Plus complexe, le cas du bénédictin Jean de Morigny dans le
premier quart du XIVe siècle, à la fois visionnaire et magicien, oscillant entre mariophanie et
théurgie pour obtenir un savoir total par des apparitions de la Vierge dans lesquelles une
34
Motti e facezie del piovano Arlotto, éd. Gianfranco FOLENA, 2e éd., Milan-Naples, R. Ricciardi, 1995 (Classici
Ricciardi - Mondadori), facezia 23, p. 40-41. Le texte a déjà été relevé, dans une autre perspective, par Richard
TREXLER, « Florentine Religious Experience : the Sacred Image », Studies in the Renaissance, 19 (1972), p. 7-41
(p. 26-27), réimpr. dans ID., Church and Community 1200-1600. Studies in the History of Florence and New
Spain, Rome, Edizioni di Storia et Letteratura, 1987 (Storia e Letteratura. Raccolta di studi e testi, 168), p. 37-74
(p. 59).
35
Vita sanctorum Luglii et Lugliani fratrum, 2, dans Acta Sanctorum, Octobris III, Paris – Rome, 1866, p. 118 ;
cf. J.-M. SANSTERRE, « Après les “Miracles de sainte Foy” : présence des saints, images et reliques dans divers
textes des espaces français et germanique du milieu du XIe au XIIIe siècle », Cahiers de civilisation médiévale,
56 (2013), p. 39-76 (p. 53).
36
Julien VÉRONÈSE, « La notion d’“auteur-magicien” à la fin du Moyen Âge : le cas de l’ermite Pelagius de
Majorque († v. 1480) », Médiévales, 51 (2006), p. 119-138.
10
figure mariale réelle ou imaginée recevait la présence de Marie ou se transformait en elle37.
Ce sont là bien sûr des cas limites et le principal écrit de Jean fut condamné à Paris en 1323.
Les byzantinistes connaissent bien un cas de divination chrétienne rapporté en détail
par Michel Psellos dans sa Chronographie. Écrivant sans doute avant 1063, Psellos raconte à
propos de l’impératrice Zoè, décédée en 1050, une pratique dont il a été le témoin. Zoé s’était
fait faire une icône de Jésus recouverte de métal brillant. Celle-ci répondait aux questions
qu’on lui posait en changeant de couleur et annonçait l’avenir par la teinte qu’elle prenait. Zoé
lui parlait comme à une personne vivante, l’embrassait, l’appelait « de toute une litanie de
noms les plus doux » ou se prosternait en pleurs à ses pieds ; elle apprit d’elle beaucoup de
choses concernant le futur38. L’attente et la dévotion intense donnaient vie à l’image et
transformaient en oracle le jeu de la lumière sur son revêtement de métal précieux39. Psellos
parle avec éloge de l’attitude de l’impératrice40, ce qui concorde avec le long commentaire,
imprégné de néoplatonisme, du « miracle habituel » des Blachernes qu’il fut amené à rédiger
en une autre occasion41. On a vu plus haut que ce miracle pouvait aussi prendre un caractère
37
Sylvie BARNAY, « La mariophanie au regard de Jean de Morigny : Magie ou miracle de la vision mariale ? »,
dans Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995 (Histoire
Ancienne et Médiévale, 34), p. 173-190 ; EAD., « Désir de voir et interdits visionnaires ou la “mariophanie”
selon Jean de Morigny », dans Homo Religiosus. Autour de Jean Delumeau, Paris, Fayard, 1997, p. 519-526 ;
EAD., « Du diable à la Vierge. Magie et mariophanie à la fin du Moyen Âge », dans Magie et illusion au Moyen
Âge, Aix-en-Provence, 1999 (Senefiance, 42), p. 23-33 ; EAD., Le Ciel sur la terre. Les apparitions de la Vierge
au Moyen Âge, Paris, Cerf, 1999, p. 154-160 ; Nicholas WATSON, « John the Monk’s Book of Visions of the
Blessed and Undefiled Virgin Mary, Mother of God : Two Versions of a Newly Discovered Ritual Magic
Text » et Claire FANGER, « Plundering the Egyptian Treasure : John the Monk’s Book of Visions and its Relation
to the Ars Notoria of Solomon », dans C. FANGER (éd.), Conjuring Spirits. Texts and Traditions of Medieval
Ritual Magic, Stroud, Sutton, 1998 (Magic in History), p. 163-215 et p. 216-249 ; Frank KLAASSEN, The
Transformations of Magic. Illicit Learned Magic in the Later Middle Ages and Renaissance, University Park,
Pennsylvania, The Pensylvania State University Press, 2013 (Magic in History), p. 81-88, 229-230.
38
MICHEL PSELLOS, Chronographie, Constantin IX, 56, éd.-trad. Émile RENAUD, vol. I, Paris, « Les Belles
Lettres », 1926 (Collection byzantine… Budé), p. 149. En dernier lieu, Maria MAVROUDI, « Licit and Illicit
Divination. Empress Zoe and the Icon of Christ Antiphonetes », dans Véronique DASEN et Jean-Michel SPIESER
(eds), Les savoirs magiques et leur transmission de l’Antiquité à la Renaissance, Florence, SISMEL – Edizioni
del Galluzzo, 2014 (Micrologus’Library, 60), p. 431-460.
39
Cf. Bissera V. PENTCHEVA, The Sensual Icon. Space, Ritual and the Senses in Byzantium, University Park,
Pennsylvania, The Pennsylvania State University Press, 2010, p. 184-187.
40
MICHEL PSELLOS, Chronographie, Constantin IX, 57, p. 149-150.
41
Édition, cf. supra , n. 26. En 1075, un stratège et des moines qui se disputaient la propriété d’un moulin à eau
décidèrent, après être passés en vain devant plusieurs juges, de recourir à l’arbitrage de la Vierge des
11
oraculaire. En outre, dans un violent réquisitoire sur les vices et les superstitions de ses
compatriotes, le moine Joseph Bryennios († vers 1431) condamne de façon laconique la
pratique de conjecturer l’avenir d’après les mouvements imprimés de façon désordonnée aux
icônes42 . Peut-être la divination à l’aide d’images chrétiennes était-elle plus courante à
Byzance qu’en Occident, mais le dossier reste trop mince pour l’affirmer.
Sur un plan plus général, on aura remarqué que les textes signalés concernent
davantage les images du Christ et de la Vierge que celles des saints, surtout pour la période
antérieure au XIVe siècle 43. Sans doute faut-il mettre cela en relation avec un phénomène plus
large. En Occident, les effigies des saints apparaissent moins souvent dotées d’une virtus
autonome que celles du Christ et de sa Mère parce qu’on attachait plus de valeur à leurs
reliques. Dans les derniers siècles du Moyen Âge, les parcelles infimes ou les reliques de
contact des serviteurs de Dieu contribuèrent autant, sinon plus, que leurs images à la
délocalisation du sacré à distance de leurs tombeaux, mais leurs effigies n’en prirent pas
moins prirent plus d’importance qu’auparavant44, une évolution que notre dossier pourrait
refléter malgré sa minceur. L’interprétation ne vaut pas pour le monde byzantin où les images
Blachernes : selon que le voile de l’icône se lèverait ou non, les moines auraient cause perdue ou gagnée. Le
voile se leva tardivement au grand désappointement des moines qui criaient déjà victoire. Ils récusèrent alors le
jugement notamment sous le prétexte qu’un arbitrage de ce genre n’était pas prévu par les lois. L’empereur dut
charger Psellos de confirmer la sentence de la Vierge par un écrit. Ce traité de haut vol, d’une réelle difficulté, a
fait l’objet de plusieurs analyses récentes auxquelles je ne puis que renvoyer : Eustratios N. PAPAIOANNOU,
« The “Usual Miracle” and an Unusual Image. Psellos and the Icons of Blachernai », Jahrbuch der
österreichischen Byzantinistik, 51 (2001), p. 177-188 ; BARBER, Contesting the Logic of Painting, surtout p. 80-
91; ID., « Movement and Miracle in Michael Psellos’s Account of the Blachernae Icon of the Theotokos », dans
Giselle DE NIE et Thomas F.X. NOBLE, Envisioning Experience in Late Antiquity and the Middle Ages. Dynamic
Patterns in Texts and Images, Farnham, Ashgate, 2012, p. 9-22 ; E. A. FISHER, « Michael Psellos on the “Usual”
Miracle at Blachernae, the Law, and Neoplatonism », dans EAD., Denis SULLIVAN et Stratis PAPAIOANNOU,
Byzantine Religious Culture, Studies in Honor of Alice-Mary Talbot, Leyde – Boston, Brill, 2012 (The Medieval
Mediterranean, 92), p. 187-204.
42
Texte et trad. Lysimaque OECONOMOS, « L’état intellectuel et moral des Byzantins vers le milieu du XIVe
siècle d’après une page de Joseph Bryennnios », dans Mélanges Charles Diehl, 2 vols, Paris, E. Leroux, 1930,
vol. I, p. 225-233 (p. 227, 229).
43
Patrick Henriet a attiré mon attention sur ce point.
44
Je suis revenu tout récemment sur cette question posée par André Vauchez : J.-M. SANSTERRE, « Virtus des
saints, images et reliques dans les miracles de guérison ou d’autres bienfaits en Italie du VIIIe au XVe siècle »,
Hagiographica, 20, 2013, p. 25-78, et je poursuis la recherche.
12
miraculeuses de saints autres que la Vierge semblent avoir été depuis longtemps plus
nombreuses qu’en Occident sans reléguer pour autant le culte des reliques à l’arrière-plan45.
III
Brièvement à présent, un troisième et dernier point pour attirer l’attention sur trois
aspects originaux du rapport entre image et prophétie. Le premier apparaît dans un ouvrage
composé vers 1170 qui connut une large diffusion, l’Historia scholastica de Pierre le
Mangeur, Pierre Comestor, chancelier de Paris. Cette vaste histoire biblique utilise
notamment, à propos des prophètes, une traduction latine réalisée sans doute dans la seconde
moitié du VIe siècle d’un petit traité grec sur les Vies des prophètes attribué à Épiphane de
Salamine, le Libellus sancti Epiphanii episcopi priorum prophaetarum46. Or, Pierre le modifie
sur un point significatif pour notre sujet.
Voyons d’abord ce que dit le Libellus. Le prophète Jérémie donna aux rois d’Égypte un
signe selon lequel leurs idoles seraient renversées et détruites quand une vierge engendrerait
un enfant. « Aussi, jusqu’à maintenant, leurs prêtres établissent une vierge en un endroit du
temple et placent un enfant dans une crèche et ils les adorent » (…in quodam templi loco
virginem ponentes et puerum in presepe constituentes adorant). Comme le roi Ptolémée leur
en demandait la cause, ils répondirent que c’était le mystère d’une tradition que leurs ancêtres
avaient reçue d’un prophète et qu’ils maintenaient jusqu’à ce que cela arrive47. Pierre le
Mangeur suit le Libellus en formulant autrement la conséquence de la prophétie : « aussi leurs
prêtres plaçaient une image d’une vierge et d’un enfant dans un endroit secret du temple et
l’adoraient » (…in secreto templi loco imaginem virginis et pueri statuentes adorabant)48.
Que la modification ait été ou non consciente, elle n’étonne pas à une époque où se
répandaient largement les statues de la Vierge avec l’Enfant. C’est donc à présent une image
qui devient le signe de la prophétie. Cette version va se répandre et se retrouve notamment un
45
Pour s’en faire une idée, cf. Alexander KAZHDAN et Henry MAGUIRE, « Byzantine Hagiographical Texts as
Sources on Art », Dumbarton Oaks Papers, 45 (1991), p. 1-22 (passim) ; Andrei TIMOTIN, Visions, prophéties et
pouvoir à Byzance. Étude sur l’hagiographie méso-byzantine (IX-XI siècles), Paris, EHESS, Centre d’études
byzantines, néo-hélléniques et sud-est européennes, 2010, p. 211-281 (passim).
46
Introd. et éd. François DOLBEAU, « Deux opuscules latins, relatifs aux personnages de la Bible et antérieurs à
Isidore de Séville », Revue d’histoire des textes, 16 (1986), p. 83-139 (p. 85-95, 115-130).
47
Ibid., p. 116 (§ 2, 3).
48
PIERRE COMESTOR, Historia scholastica, Tobia, 3, PL, 198, col. 1440.
13
siècle plus tard dans la Légende dorée de Jacques de Voragine avec une référence explicite à
l’Historia scholastica49.
Au XVe siècle, elle fut adaptée dans des sens divers pour servir de légende d’origine à
deux images réelles et leur donna ainsi une dimension prophétique. Il s’agit de la statue de la
Vierge de la cathédrale du Puy et celle de la crypte de la cathédrale de Chartres dont les
légendes ont fait l’objet de plusieurs études récentes. Une histoire de la fondation de Notre-
Dame du Puy, écrite vers 1470 et qui se présente comme une traduction française d’un texte
latin, raconte que le prophète Jérémie avait prophétisé qu’« une pucelle enfanterait le fils de
Dieu » et qu’il avait fait « l’image d’une pucelle qui tenait son enfant » pour « représenter ce
qui par lui avait été prophétisé ». Il la donna « en Égypte aux prêtres de la loi de Moïse » et,
après diverses vicissitudes, l’image arriva au Puy50. D’autre part, la mention dans la Légende
dorée des prêtres égyptiens vénérant l’image prophétique inspira les chanoines de Notre-
Dame de Chartres dans la longue élaboration de leur mythe de fondation. En 1389, la
première partie de la Chronique des évêques ( la « Vieille chronique ») affirmait que « l’église
avait été fondée avant la naissance du Christ en l’honneur de la Vierge qui enfanterait (in
honorem Virginis pariture) et était dirigée par les pontifes des idoles »51. Vers 1400-1420, la
deuxième partie de la chronique précisa que les fondateurs « furent inspirés par Dieu et
instruits par les oracles des prophètes » et qu’un prince de Chartres fit fabriquer « en
l’honneur de cette Vierge une image d’une vierge portant un enfant dans son giron, qu’ils
adoraient placée dans un endroit secret près des idoles, à l’instar de ce qui, avaient-ils appris,
avait été fait à Babylone [d’Égypte], comme on le lit dans la Légende dorée »52. Puis, vers la
49
JACQUES DE VORAGINE, Legenda aurea, 6 (Nativité du Seigneur), éd. Giovanni Paolo MAGGIONI, 2 vols,
Tavarnuzze - Florence, SISMEL - Edizioni del Galluzzo, 19982 (Millenio Medievale, 6), vol. I, p. 80 ; trad. franç.
Alain BOUREAU e. a., Paris, Gallimard, 2004 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 53-54.
50
Texte dans Charles ROCHER, Les vieilles histoires de Notre-Dame du Puy, Le Puy, 1890, p. 21-26. Cf. Sylvie
VILATTE, « La “dévote Image noire de Nostre-Dame” du Puy-en-Velay : histoire du reliquaire roman et de son
noircissement », Revue belge de philologie et d’histoire, 74 (1996), p. 727-760 (p. 750-751; cf. p. 748-750 pour
un rapprochement avec la légende chartraine) ; Sylvie BARNAY, « Les apparitions de la Vierge au Puy : histoire
d’une topique », dans Bruno MAES, Daniel MOULINET et Catherine VINCENT (éds), Jubilé et culte marial
(Moyen âge – Époque contemporaine), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009
(CERCOR), P. 37-48 (P. 37-38, 45-47).
51
Éd. E. DE LÉPINOIS et L. MERLET, Cartulaire de Notre-Dame de Chartres, t. I, Chartres, 1862, p. 2.
52
Ibid., p. 38-39. On trouve déjà une brève mention de la statue dans un poème anonyme du XIVe siècle
antérieur à 1389, cf. Nicolas Balzamo (cf. note suivante), p. 87.
14
fin du XVe siècle, on attribua aux druides l’image de la Virgo paritura identifiée à la statue
vénérée dans la crypte de la cathédrale53.
À cette époque de pleine efflorescence du culte des images miraculeuses de la Vierge,
le rapport entre image et prophétie pouvait aussi se décliner d’une autre façon. Ainsi dans
l’Apocalypsis Nova, un célèbre livre de prophétie écrit en Italie vers 1500. Au moment de son
Assomption, la Vierge déclara aux disciples qu’elle serait toujours corporellement (in
corpore) avec eux jusqu’à la consommation des siècles « non pas dans le sacrement, ce qui
n’est pas permis, mais dans les images peintes et sculptées » ; on saura qu’elle est « présente
dans l’image » quand on verra « que des miracles y ont lieu »54. Jamais encore on n’avait
rapproché à ce point les images miraculeuses mariales de l’hostie consacrée. Cette mention,
celles des légendes du Puy et de Chartres ainsi que certains des témoignages relevés plus haut
laissent entrevoir ce que pourrait apporter une recherche approfondie dans la documentation
de la fin du Moyen Âge et du début de l’Époque moderne. C’est là qu’il faudrait creuser à
présent.
53
Pour l’élaboration du mythe, cf. notamment André SANFAÇON, « Mythes et représentations : l’identité de
Chartres aux XVIe et XVIIe siècles », dans Gérald CHAIX (dir.) La Ville à la Renaissance. Espaces -
représentations - pouvoirs, Paris, 2008 (Le savoir de Mantice, 16), p. 193-209 (p. 196-200) ; Margot E.
FASSLER, The Virgin of Chartres. Making History through Liturgy and the Arts, New Haven - Londres, 2010,
p. 351-360, 554 ; et surtout Nicolas BALZAMO, Les deux cathédrales. Mythe et histoire à Chartres (XIe –XXe
siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2012 (Vérité des mythes), p. 84-113, 282-288.
54
Passage cité par Anna MORISI, Apocalypsis Nova. Recerche sull’origine e la formazione del testo dello
pseudo-Amadeo, Rome, Istituto storico italiano per il Medio Evo, 1970 (Studi storici, 77), p. 77 : Notum facio
vobis quod, gratia domini mei Jesu Christi etiam ego corpore ero vobiscum usque ad consummationem saeculi,
non quidem in sacramento, quod id non licet, sed in imaginis pictis et sculptis. Et quomodo scietis, quod ego sum
praesens illi imagini? Tunc certo, quando ibi miracula fieri videbitis. Sur cette oeuvre, cf EAD. (MORISI-
GUERRA), « The Apocalypsis Nova : a Plan for Reform », dans Marjory REEVES (éd.), Prophetic in the High
Renaissance Period, Oxford, Clarendon Press, 1992 (Oxford-Warburg Studies), p. 27-50. Mention de la
prophétie : David A. BRADING, Mexican Phoenix. Our Lady of Guadalupe : Image and Tradition Across Five
Centuries, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 28-29.
15