de Besançon
Morel Jean-Paul. L'expansion phocéenne dans ses rapports avec les populations locales. In: Sur les traces des Argonautes.
Actes du 6e symposium de Vani (Colchide), 22-29 septembre 1990. Besançon : Université de Franche-Comté, 1996. pp. 219-
226. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 613);
https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1996_act_613_1_1495
Jean-Paul MOREL
la vision excessivement hellénocentriste que nous devons aux textes antiques. Qu'on le
veuille ou non, le terme "indigènes" suggère facilement l'image de peuplades sauvages, non
civilisées, uniquement réceptrices, qui subissent passivement la domination et les
influences grecques ou s'y opposent avec une sorte de mauvaise volonté gratuite ou
malfaisante. En revanche, l'expression "populations locales" présente maints avantages.
Elle nous aide à mieux prendre conscience du fait que ces "indigènes" sont chez eux là où les
Grecs les rencontrent ; qu'ils y mènent une vie, qu'ils y possèdent une culture, qui leur sont
propres et que nous ne devons pas juger uniquement en fonction de critères empruntés aux
Grecs. De surcroît, elle s'applique mieux que le mot "indigènes" (dans son acception
habituelle) à beaucoup des peuples auxquels les Phocéens eurent affaire, et qui ne sont pas
seulement les Celtes ou Celto-Ligures de la Gaule, les Ibères de l'Espagne. Elle peut se
rapporter aussi à des nations possédant une civilisation plus ou moins proche de celle des
Phocéens. En effet, la localisation géographique de l'expansion des Phocéens, très au-delà
des zones habituellement fréquentées par les Grecs, et le caractère tardif de leur
intervention en extrême-Occident, à partir de 600 pour l'essentiel, alors que bien d'autres
peuples en expansion fréquentaient ces contrées, les ont amenés à entrer en contact, ou en
conflit, avec d'autres ethnies vivant, ou commerçant, dans cette Méditerranée occidentale
qui était alors à certains égards une sorte de no man's land, ou de territoire d'action
partagé : les Phéniciens et les Puniques, en Espagne surtout mais aussi sans doute, à un
moindre degré, en Gaule ; les Etrusques, dans la mer Tyrrhénienne et en Gaule ; les
Romains, à Rome d'abord dès le Vie siècle (voire dès les environs de 600), en Gaule et en
Catalogne plus tard. Sans compter d'autres Grecs, depuis diverses cités de la Grande Grèce,
et particulièrement les villes chalcidiennes, jusqu'à leurs compagnons et peut-être rivaux
établis, comme eux, dans Yemporion de Gravisca en Etrurie. Toutes ces ethnies ont été
rencontrées, et souvent fréquentées, par les Phocéens au cours de leurs avatars en Méditerranée
occidentale : tant est riche la palette des cas de figure que nous offre ce peuple.
Du tableau fort complexe qu'engendre une telle situation, on ne pourra évidemment
tracer ici que les principales lignes.
L'état de la question en ce qui concerne les rapports entre les Phocéens et les
populations locales évolue rapidement, en fonction : 1) d'un renouvellement incessant de la
documentation archéologique (citons par exemple les fouilles d'Arles, avec la révélation
de l'existence et des vicissitudes, autour du Ve siècle av.n.è., d'un établissement fréquenté
par les Grecs dont on ignorait l'existence voici quelques années encore ; ou la publication
des "lettres sur plomb" de Pech Maho et d'Ampurias, qui ont dévoilé des relations
commerciales entre négociants phocéens et populations locales) ; 2) d'interprétations
nouvelles de vestiges et d'indices anciennement connus (comme celles qu'a mises en
évidence une récente rencontre scientifique consacrée au territoire de Marseille grecque) ;
3) du déplacement des curiosités, thématiquement (par exemple de l'histoire
événementielle vers l'histoire sociale) et géographiquement (par exemple de la Gaule
vers l'Ibérie, pour des problèmes comme ceux de l'hellénisation, ou de la diffusion du
symposium).
Dans le cas spécifique des Phocéens, le problème des rapports avec les populations
locales d'Occident est rendu plus complexe : 1) par l'extension géographique de leur action
coloniale dans cette partie de la Méditerranée (de Velia et au-delà vers l'Est à Ampurias
et au-delà vers l'Ouest) ; 2) par sa durée, depuis 600 (et peut-être avant) jusqu'à la chute
de Marseille en 49 av.n.è. : longévité exceptionnelle, qui entraîne des variations
exceptionnelles ; 3) par la diversité des populations locales concernées, qui est en grande
partie un corollaire de la constatation précédente, et qui n'est égalée par aucune des cités
de Sicile ou de Grande Grèce : alors que les Achéens d'Italie, par exemple, eurent affaire à
des nations indigènes assez homogènes, de Sybaris à Poseidonia, les Phocéens ont pu
connaître, mutatis mutandis, une diversité d'accueils comparable à celle que rencontrèrent
dans les différentes îles du Pacifique les explorateurs des temps modernes ; 4) par la double
nature de l'expansion phocéo-massaliète, d'une part très dépendante de la mer et des
activités maritimes (ce qui met les Phocéens en contact avec d'autres peuples
"méditerranéens"), mais en même temps — puisqu'une des raisons d'être de cette expansion
est le commerce avec des zones continentales, via la mer —, très engagée sur terre, aussi
bien dans une frange côtière (problème classique) qu'au plus profond de la Celtique, où elle
exerce une action beaucoup plus diffuse.
Nous considérerons ce problème d'un triple point de vue : l'accueil des populations
locales, les territoires des colonies, les phénomènes d'acculturation.
contribuent à aggraver la situation des Phocéens : leur isolement dans des contrées où nulle
autre cité grecque ne peut venir à leur secours et où ils ne peuvent compter que sur eux-
mêmes ; leur médiocre savoir-faire, ou même leur désintérêt, en ce qui concerne une
expansion terrestre ; et la pugnacité, voire la sauvagerie des indigènes, signalées à Emporion, à
Marseille, à Palinuro près de Velia... Les têtes coupées exhibées sur des sites indigènes fort
proches de Marseille (Roquepertuse, Entremont, La Cloche) résument cette férocité à nos
yeux comme elles le faisaient sans doute aux yeux des Massaliètes. D'où, chez les
Phocéens, une mentalité obsidionale qui revient comme un leitmotiv dans la tradition
littéraire.
3) Un modus vivendi finit par s'établir plus ou moins, fondé sur un mélange de
défiance précautionneuse et d'intérêt mutuel au maintien de relations d'échange dans
lesquelles les Phocéens jouent un rôle de courtiers. Dans le cas de populations locales peu
acculturées, inimitié et trafics peuvent aller de pair tant bien que mal : on renverra ici à
l'exemple d'Ampurias-Emporion, dont Tite-Live (XXXIV, 9) donne une description
hautement significative (pour les environs de 200 av.n.è. ?). D'une part, la méfiance des
Grecs envers les Indiketes est totale. D'autre part, Tite-Live évoque "les échanges que les
Espagnols, inexperts en navigation, trouvaient profit à pratiquer avec les Grecs, désireux
qu'ils étaient d'acheter les marchandises étrangères que leurs voisins grecs importaient sur
leurs vaisseaux, et d'exporter les produits de leurs terres". Il y a bien symbiose,
conflictuelle certes, mais symbiose : ce que Tite-Live appelle le mutui usus desiderium.
Comme l'observe Ettore Lepore, Ampurias est pour les Phocéens à la fois "forteresse-
refuge" et "zone de marché".
Dans le cas de populations locales plus civilisées, plus "méditerranéisées", la
structure des établissements phocéens est plutôt celle du "port-franc" bénéficiant
éventuellement de Yasylia, du comptoir auquel est sans doute épargnée une aggressivité violente
des autochtones, mais qui reste soumis au bon vouloir de l'autorité locale. Ces processus
interviennent sur des sites où la présence phocéenne (ou autre) est à la fois souhaitée (pour
les services qu'elle peut rendre), favorisée, tolérée et révocable. Voir en Orient Naucratis ;
en Occident, Gravisca, Tartessos ; ce Mainaké (Malaga) où selon Siebert les Phocéens
"n'étaient que des hôtes tolérés" ; et peut-être Rome et son hieron asylon (Denys
d'Halicarnasse, IV, 26, 3) du sanctuaire de Diane-Artémis sur l'Aventin, favorisé par ce
Servius Tullius dont la science actuelle reconnaît de plus en plus le caractère historique, et
placé sous l'invocation de l'Artémis éphésienne et de sa statue copiée sur celle que l'on
vénérait à Marseille. Il faudrait citer aussi les cas de coexistence entre Phocéens et
Etrusques non seulement à Gravisca, mais aussi sur des sites de commerce mixte comme
Gênes et comme Lattes, dans le Languedoc, ou dans des trafics mêlés attestés par des
épaves et des gisements sous-marins du littoral gaulois (Bon-Porté, Dattier...).
C'est sous cette forme du port-franc, de Yasylia, de la permission de commercer et de
résider accordée par un roi local qui garde le pouvoir politique et la faculté de résilier son
assentiment, que je tendrais à imaginer la présence des Grecs en Colchide.
Les rapports des Phocéens avec les populations locales posent encore deux autres
types de problèmes que je ne peux évoquer ici que brièvement et pour ainsi dire par
prétention.
Le territoire
Quelle est la relation à leur environnement géographique de ces colonies phocéennes
dont on est parfois allé jusqu'à faire des "cités sans territoire" ? Le problème s'est posé
notamment pour Marseille, mais aussi pour Emporion, Alalia, Velia, Agde....
La notion même de territoire est ambiguë, comme en témoignent les multiples
définitions proposées pour ce terme. Fait notable, elles sont presque toujours binaires,
unissant et opposant deux termes d'ampleur différente. Par exemple on opposera au
"territoire de sujétion" le "domaine d'activité vivrière" ; à la "zone de domination", la
"zone d'influence" ; au "territorio cittadino", la "zona di dominio, di influenza" : comme si
l'on voulait à tout prix une définition double, dont un volet concernerait le noyau dur de la
colonisation, tandis qu'un autre intégrerait aussi les populations locales restées aux marges
de cette colonisation mais qui en subissent les effets. On retrouve ainsi, sous un autre angle,
la double acception du mot "colonisation" que je signalais ci-dessus.
La chôra implique évidemment des rapports entre les Grecs et les indigènes,
puisqu'elle se définit — et c'est sans doute une des seules évidences à son égard — par
opposition au territoire indigène (ou par opposition à la chôra d'autres cités, mais ce cas
de figure ne se présente pas en Gaule ou en Ibérie). Corollairement, la notion de chôra
comporte des aspects de flou, de frange, de dégradé, qui reflètent la diversité des rapports
possibles entre les Grecs et les populations locales ; et elle est constamment sous-tendue,
dans les contrées où les indigènes restent présents, autonomes et actifs — ce qui est le cas
dans les zones de l 'extrême-Occident fréquentées par les Phocéens — , par des rapports de
force.
La définition et la délimitation du territoire posent des problèmes ardus
d'interprétation des données. Dans le cas des Phocéens, on a pris récemment conscience de
la nécessité de nuancer la traduction de ces données en hypothèses historiques. Ainsi une
fortification de type hellénique, construite en blocs de grand appareil taillés à la grecque
(comme celle de Saint-Biaise près de Marseille), ne passe plus nécessairement pour
impliquer une possession, ni même une domination territoriale, de la part des Grecs ;
l'opposition céramique tournée-céramique modelée ne se réduit plus à une opposition Grecs-
indigènes ; et la présence de graffiti nombreux sur la céramique d'un site provençal n'est
plus prise comme un signe que ce site est grec — au contraire, peut-être.
Cette difficile problématique de l'interprétation des documents bruts dans le
domaine des rapports entre les Grecs et les populations locales, actuellement en pleine
évolution pour les Phocéens, est sans doute une de celles qui pourrait recevoir une impulsion
particulièrement bénéfique d'une confrontation avec les recherches effectuées sur le
littoral du Pont-Euxin, qui ont souvent privilégié cette problématique et l'ont enrichie
d'observations remarquables.
L 'acculturation
L'action civilisatrice des Grecs en extrême-Occident est un des thèmes les plus
anciens dans le domaine des études phocéennes. Tout aussi brièvement que pour l'aspect
précédent, j'insisterai ici sur deux points :
Presque tous les exemples invoqués ici se rapportent aux relations des Phocéens avec
les populations locales de la Gaule. Mais d'autres exemples pourraient être invoqués, qui
concerneraient les "fuorusciti" phocéens, ou plus généralement ioniens, au Vie siècle, dans
la société italique et particulièrement étrusque. Comme les précédents, ils montreraient la
complexité du jeu des influences, et la combinaison des tendances locales avec les apports
grecs pour engendrer des formes, des produits, des œuvres artistiquement et techniquement
hybrides (phénomène bien connu en Etrurie). Ils montreraient aussi que parfois les Grecs se
fondent finalement dans la société locale, à l'instar du Corinthien Démarate à Tarquinia.