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HABITER CHEZ AUTRUI : POURQUOI ET COMMENT ?
Trajectoires et expériences de jeunes hébergés en région parisienne
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2012/2 N° 61 | pages 61 à 78
ISSN 1268-5666
ISBN 9782724632897
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-agora-debats-jeunesses-2012-2-page-61.htm
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pourquoi et comment ?
Trajectoires et expériences de jeunes
hébergés en région parisienne 1
Introduction
« Pour les jeunes en recherche de logement, le jeudi est une journée
noire : celle de la chasse aux petites annonces. Des logements toujours
plus chers et des bailleurs toujours plus exigeants. C’est aussi la jour-
née où on envisage des solutions alternatives : colocation, sous-location,
logement chez des proches, squat, retour chez les parents…2 » À la lec-
ture de ces lignes de présentation de Jeudi noir, collectif militant de
« galériens du logement », les formes d’habitat alternatives au logement
ordinaire apparaissent comme des choix résidentiels par défaut, fruits
des difficultés d’accès à un logement indépendant.
Si ces difficultés sont incontestables, poser le recours à des modes d’habi
ter dits « alternatifs » comme une incongruité fâcheuse empêche de voir
ce qui se joue au cours de ces épisodes qui participent de la transition
vers l’âge adulte. Issu d’une recherche collective, cet article se propose
d’examiner, à travers une analyse fine des situations d’hébergement en
région parisienne d’une trentaine de jeunes âgés de 18 à 30 ans, ce que
ces modes d’habiter peuvent apporter à la connaissance des transitions
biographiques vers l’âge adulte et, plus généralement, comment se
décline l’habiter avec autrui, ce « tiers » auparavant ami, parent, simple
relation, voire inconnu. Cette forme de « logement de passage » (Lévy-
Vroelant, 2000), plus souple que le logement locatif de droit commun,
n’offre-t-elle pas des possibilités d’ajustements, d’arrangements et de
1. Logement chez autrui et transition biographique : pratiques et représentations parmi les jeunes
et leurs hébergeants à Londres et à Paris, L’Îlot, en collaboration avec SHM Londres, recherche
réalisée par Hélène Béguin, Diouldé Diallo, Florent Hérouard, sous la direction de Claire
Lévy-Vroelant. Cette recherche est financée par le Plan urbanisme construction architecture
(PUCA) du ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer, sous
la responsabilité de François Ménard (lettre de commande du 15 juin 2010). Dans cet article,
nous ne rendrons compte que du volet qualitatif de la recherche menée en France.
2. www.jeudi-noir.org/qui-nous-sommes/
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3. Notons au passage qu’il n’en va pas de même dans la langue anglaise, qui distingue l’host
(hôte) du guest (invité), marque de ce que les rôles, renvoyant à une perception plus « réga
lienne » du home, sont plus inégalitaires.
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Méthodologie
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Cet article repose sur une enquête initiée en 2009 et réalisée en 2010-2011
dans le cadre d’une recherche portant sur les jeunes adultes hébergés
chez des tiers dans les agglomérations parisienne et londonienne.
Trente-cinq entretiens approfondis ont été réalisés sur la base d’une grille
d’entretien abordant les thèmes suivants : profil des personnes (héber-
geant, hébergé âgé de 18 à 30 ans) ; parcours résidentiel antérieur ;
caractéristiques des lieux ; relations au domicile (règles de cohabitation
et d’usage des lieux, ouverture/fermeture vis-à-vis de l’extérieur, rythmes
de vie) ; motivations des deux parties ; relations interpersonnelles entre
l’hébergé et l’hébergeant (interactions, tensions, conflits, négociations) ;
conception de l’habiter et du chez-soi ; aspirations et projets, en particulier
résidentiels.
4. Il faut noter que l’Enquête nationale sur le logement (ENL) ne porte pas sur les logements
collectifs et exclut donc par là même une population particulièrement susceptible de con-
naître des épisodes d’hébergement chez un tiers (logés en foyers, en chambres d’hôtel, en
résidences sociales, etc.), voire d’héberger elle-même.
5. Les hébergés ici visés par Anne Laferrère sont « les enfants qui sont partis occuper un
autre logement plus de trois mois et revenus, les autres membres de la parenté, les amis,
les pensionnaires, ainsi que les salariés logés ».
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6. Il est intéressant de noter que la catégorie d’« hébergement culturel » renvoie, chez nos
collègues de l’équipe londonienne, à la notion de shared identity (identité partagée), laquelle
est reliée à l’appartenance à une ethnic minority (groupe « ethnique »).
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L’ébauche d’une typologie que nous avons conçue (le familial, le social,
le culturel, le politico-éthique, l’instrumental) peut être ici gardée à l’es-
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7. Dans un souci d’anonymat, les prénoms des quatre enquêtés ont été modifiés. En revanche,
les noms des villes et des pays ont été conservés.
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partage la salle de bain ainsi qu’un petit salon avec le fils de Michèle et
une autre étudiante hébergée, leurs trois chambres se situant à l’étage.
Avec Michèle, il partage également la cuisine, située au rez-de-chaussée,
le jardin et la laverie du sous-sol. Quelques règles encadrent la vie com-
mune : les deux hébergés ont le droit d’inviter une personne à passer une
nuit à la maison, « mais seulement une nuit par semaine » ; ils doivent
faire eux-mêmes le ménage dans leur chambre et dans leur salle de bain
et salon communs ; ils n’ont pas accès au salon principal, ni au bureau et
à la chambre de Michèle, situés au rez-de-chaussée. Christian entretient
avec les autres habitants du pavillon des relations qui semblent à la fois
cordiales, respectueuses et distantes. Il ne passe que peu de temps à la
maison, rentre tard le soir après ses journées de stage à Paris et prend
généralement ses repas seul dans sa chambre. S’il considère que ce
mode d’habitat est quelque peu contraignant dans la mesure où « il faut
s’adapter aux autres et ne pas perturber l’intimité des autres, ce qui
n’est pas toujours évident quand on vit en communauté », il est claire-
ment satisfait de cette solution au regard des alternatives possibles :
« C’est beaucoup moins cher de cette façon-là, et ce n’est pas définitif,
c’est pour peu de temps, donc je peux bien me plier à quelques petites
contraintes. Puis aussi, un studio, il faut l’aménager, ou s’il est meublé
c’est encore plus cher. Et quitte à avoir seulement une chambre, je pré-
fère que ce soit chez un tiers, plutôt que dans une cité universitaire. Ça,
j’ai déjà donné, on n’est pas du tout au calme, il y a toujours du bruit, très
peu pour moi. »
Habiter chez autrui s’avère par ailleurs plus accessible que la location
dans le parc privé, et a l’avantage d’offrir à Christian une intimité et une
tranquillité qu’il estime plus importantes que ce qu’il pourrait trouver
en cité universitaire. Néanmoins, Christian n’envisage cette solution
de logement que comme provisoire : il compte bien, après son stage,
« chercher du boulot, et un appartement par la même occasion ». Du côté
de Michèle, l’expérience est aussi placée sous le signe du provisoire. En
effet, l’objectif qui consistait à rééquilibrer son budget après son divorce
est atteint et elle souhaite récupérer son espace tout entier :
« [À cause de mes locataires], je me restreignais un peu avec mes invités
l’année dernière, je n’avais même pas fêté l’anniversaire de mon fils. »
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Val-d’Oise avec sa mère et son frère dans un logement social, ses parents
ayant divorcé. Des disputes permanentes avec sa mère amènent Julie à
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Depuis neuf mois qu’elle est dans la famille de Thomas, Julie estime que
la cohabitation se passe très bien, si ce n’est avec la sœur de Thomas,
dont Julie réprouve le comportement et la faible participation aux tâches
ménagères, alors que celles-ci sont partagées entre les membres de la
famille selon un calendrier relativement précis :
« La cuisine, en principe, c’est le premier rentré. Donc le lundi, c’est
Thomas parce qu’il ne travaille pas, et que c’est la seule véritable tâche
qu’il ait à faire, avec le nettoyage de la salle de bain. Le mardi et jeudi,
c’est ma belle-mère. Le mercredi c’est moi, et le vendredi mon beau-
père. »
Julie est intégrée dans le planning des tâches au même titre que les
autres membres du ménage et respecte les mêmes règles, et tout par-
ticulièrement la principale qui est de « prévenir en cas d’absence » pour
les repas et les nuits. Julie ne se sent pas particulièrement contrainte
dans sa vie quotidienne : « Je me sens libre. Je peux sortir et rentrer
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et Aurélien, car si tous deux participent aux tâches ménagères, Paul – le
« titulaire » du logement – fait le ménage plus régulièrement qu’Auré-
lien. Ils font partie du même groupe d’amis, passent beaucoup de temps
ensemble dans la maison (discussions, jeux vidéo, repas, fêtes) mais
aussi à l’extérieur (soirées entre amis). Aucun des deux n’envisage la
fin de cette cohabitation. Interrogé à ce sujet, Paul imagine plusieurs
éléments qui pourraient impliquer le départ d’Aurélien : sa propre mise
en couple avec sa petite amie dans la maison ; le souhait d’Aurélien de
déménager ; ou encore « un truc vraiment grave » qui viendrait rompre la
bonne relation entre les deux amis. Paul et Aurélien vivent tout de même
cette situation comme temporaire, comme une première étape de leur
vie indépendante en dehors de « chez les parents ». Ils considèrent tous
les deux leur installation dans la maison comme un « coup de chance »,
car « peu de jeunes adultes peuvent habiter seuls dans une maison ». Ils
apprécient « le contexte d’habiter sans parents », qui « permet de faire
des apéros, des petites soirées », même si cela nécessite des contre-
parties en termes de « responsabilités » vis-à-vis de la maison occupée
(ménage, entretien, rangement). Une évolution de leur rapport à l’ex-
térieur est perceptible dans le récit d’Aurélien. Au début de la période
d’hébergement, ils avaient l’un comme l’autre une attitude très ouverte
vis-à-vis des personnes de l’extérieur ; les amis venaient très réguliè-
rement (quotidiennement) dans la maison, et sans prévenir. Mais Paul
et Aurélien ont eu le sentiment de ne plus être « chez soi » et ont régulé
l’accès à la maison :
« Au départ on était vachement free, mes potes passaient quand ils vou-
laient, puis on s’est retrouvés avec une maison bordélique, cassée de tous
les côtés, ingérable quoi ! À un moment, on a dit : “Stop !, quand vous
voulez passer, vous nous appelez avant”, parce qu’en fin de compte, tu
perds un peu cette sensation de maison à toi ; j’avais l’impression d’être
dans une espèce de bar, tu perds complètement ton intimité. »
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Dans son récit, cette période « en mode camping » est déclenchée
par un incident : l’appartement qu’il avait acheté un peu plus de
deux ans auparavant dans le XVIIIe arrondissement parisien a été for-
tement endommagé par un incendie et est depuis inhabitable. Mais
cette séquence d’hébergements intervient également pendant une
période de forte mobilité et d’instabilité dans la vie professionnelle
d’Étienne : au moment de l’incendie, son épouse est aux États-Unis
pour poursuivre des études supérieures et Étienne est quant à lui en
CDD pour deux semaines à Lyon pour un quotidien local. Il est alors
« hébergé » chez sa mère, dans la banlieue lyonnaise, où il dort sur
le canapé du salon.
Mais, ayant accepté un travail en région parisienne, Étienne va expéri-
menter une période nomade qui durera environ six semaines, dormant
chez des amis ou de la famille entre Paris et Villeurbanne. Il ne cherche
pas de logement car il est « dans l’expectative concernant les assurances
et les dédommagements ». Il veut « éviter de dépenser trop d’argent
dans un loyer », en plus il n’a « pas assez de revenus pour louer un
appart à Paris. » Comme il ignore combien de temps lui sera nécessaire
pour trouver un logement, il préfère ne pas « user ses amis » trop vite
et passe donc peu de temps chez chacun d’entre eux : « J’ai dormi dans
diverses salles à manger de pas mal de personnes. Pour ne pas saouler
trop les gens, je restais maximum deux, trois nuits. »
Il dort parfois dans sa voiture. Ses amis qui partent en week-end ou en
vacances lui laissent leur appartement :
« À un moment, j’avais les clés de trois apparts différents […]. En un mois
et demi de squat, j’ai pu voir les gens, plusieurs fois. Chez tous, je suis
venu et revenu, donc je sais plus combien ça fait de personnes en tout,
mais ça fait du monde […], huit, je crois. »
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8. Il s’agit d’un couple formé par deux jeunes gens appartenant à des familles que les convic-
tions religieuses et les préjugés racistes opposent. C’est un ami du jeune homme qui héberge
le couple, sur la proposition de l’ami (d’après le récit du jeune homme hébergé).
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l’état de ses finances sera jugé satisfaisant. Enfin, s’il est des situations
dans lesquelles l’hébergement apparaît comme un devoir non négo-
ciable, il semble être ressenti comme
tel par les deux parties, indépendam-
ment des conflits qu’il peut générer. Dans toutes les situations que nous avons
La jalousie exprimée par les frères rencontrées, l’argument économique,
vis-à-vis d’un cousin qu’on héberge en s’il est un facteur qui joue presque
lui laissant la plus belle chambre est à toujours dans le choix d’héberger ou
prendre comme un élément en jeu dans d’être hébergé, n’est quasiment jamais
les négociations quotidiennes de l’usage le seul.
des lieux ; elle sera d’ailleurs régulée
par les parents et par l’idée finalement
acceptée d’un contre-don ultérieur pos-
sible9. Cela nous met sur la piste de l’hébergement comme apprentis-
sage (bon gré mal gré) du partage nécessairement généré par toute
situation d’hébergement.
9. « Si je vais là-bas, je serai aussi reçu comme ça. » (Entretien avec le fils d’une famille
hébergeante.)
10. Quelques résultats partiels sur cette question : sur les 33 situations d’hébergement que
nous avons analysées, la moitié d’entre elles (17) donnent lieu à une transaction financière
que les enquêtés désignent comme un « loyer », une « pension » ou une « contrepartie ».
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jamais le seul, et, sauf à dessaisir les acteurs de leur propre narration, il
nous faut prendre au sérieux les arguments mobilisés.
Il faut le rappeler, l’hébergement n’est pas le dernier et unique recours,
c’est une option parmi d’autres. Dans le calcul des avantages versus les
inconvénients, apparaissent fortement les questions liées à la réalisation
d’un projet de vie, ou plus précisément les éléments que l’on a choisi de
privilégier : rapprochement du lieu d’un travail que l’on juge important
pour l’avenir, poursuite d’études. Puisqu’il s’agit, en quelque sorte, de
suspendre, voire de sacrifier le présent pour le futur, la souplesse d’ac-
cès et de sortie de l’hébergement est un élément jugé très positivement
par la plupart des enquêtés : c’est précisément du fait de son caractère
souple et facile d’accès, peu formalisé et réglementé, que l’hébergement
chez un tiers est vécu comme positif. On ne saurait négliger l’impact de
cet élément sur les modes de régulation et de négociation des échanges
dans la configuration d’hébergement.
Du côté des hôtes, l’acte d’héberger un tiers peut aussi servir à com-
penser l’absence d’un membre ordinaire du ménage, soit pour des rai-
sons financières (assumer sa part financière dans la location, assurer la
pérennité de la location, les remboursements d’un emprunt ou simple-
ment les charges d’un logement), soit pour des raisons de compensation
ou de substitution affective (ne pas être ou se retrouver seul). Généra-
lement, les récits de nos enquêtés sont parcourus par des tentatives
d’équilibrer les relations et les usages dans l’espace domestique. Parmi
les exemples donnés, ceux qui ont pour objet les échanges matériels,
au-delà d’un paiement « brut » équivalent à un loyer, sont largement
décrits : cadeaux, courses et remplissage du réfrigérateur, ménage,
services, autant d’actes mentionnés, soupesés, comparés, évalués dans
leurs effets probables, preuve que la relation est bien au cœur de cet
« habiter » particulier.
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C’est le cas aussi lorsqu’un ménage connaît une forme d’expansion, par
exemple lors de l’accueil d’un parent âgé ou de la naissance d’un enfant.
Dans cette situation, l’hébergeant est à la recherche d’une aide pour faire
face à des besoins nouveaux, et l’hébergé est accueilli pour ce qu’il peut
apporter en termes de travail domestique ou de services. Le cas des per-
sonnes « au pair » n’est qu’une forme plus ou moins institutionnalisée de
ce type d’échanges, où l’intime, le familial, et le travail se conjuguent en
des mélanges parfois explosifs, toujours ambigus (Damamme, Paperman,
2009). On conçoit là encore que c’est en fonction de son projet de vie que
l’hébergé sera enclin à accepter une situation qui peut paraître, dans
certains cas, difficilement vivable, et à en tirer profit.
Il serait cependant hasardeux de conce-
voir les relations de cohabitation comme
libres de toutes contraintes antérieures C’est précisément du fait de son caractère
et laissées à l’appréciation exclusive des souple et facile d’accès, peu formalisé et
parties prenantes. Comme dans toute réglementé, que l’hébergement chez un
organisation, des normes préexistent, qui tiers est vécu comme positif.
peuvent découler de formes d’obligation
familiale ou de devoir moral : l’hospitalité
n’est plus une option et, symétriquement,
l’hébergé se doit de se conformer le plus strictement possible aux règles
de la maison. Nous avons rencontré un cas limite dans lequel l’hébergé,
conscient de ce que sa présence pouvait avoir de pesant pour ses hôtes
« contraints », s’efforçait non seulement de ne recevoir personne, mais
de les « croiser » le moins possible. L’invité, pour ne pas abuser de
l’hospitalité offerte, tente de neutraliser sa présence jusqu’à se rendre
invisible : c’est l’hébergé-fantôme. Ainsi, une enquêtée hébergée qui se
dit « bordélique » redouble d’attention pour ne rien laisser traîner. Elle
s’efface et se sent chez autrui alors qu’elle paye le loyer pour moitié.
Autre cas de figure, l’invasion des pairs au nom du devoir de solidarité :
des jeunes gens nous disent combien il est difficile, voire impossible, de
refuser un service, même très contraignant, à un ou une ami·e. C’est une
forme d’obligation sociale implicite, le risque étant de froisser l’autre
et d’avoir une mauvaise réputation, bref, de casser la chaîne du lien.
Telle étudiante, logée dans une chambre de 19 m² en cité universitaire,
héberge une amie sans ignorer, au-delà du désagrément de la promis-
cuité, qu’elle encourt le risque d’être exclue de la résidence. Nous avons
bien sûr rencontré les figures des oncles et tantes maghrébins ou afri-
cains hébergeant sans discuter et au détriment de leur intimité et de leur
confort le frère ou l’enfant d’un parent éloigné, mais il serait erroné de
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n bibliographie
Attias-Donfut C., Wolff F.-C., « L’impact des transferts intergénéra-
tionnels reçus sur le logement », Revue française des affaires sociales,
« Solidarités familiales », no 4, vol. LIX, 2005, pp. 135-159.
Authier J.-Y., Grafmeyer Y., Les relations sociales autour du logement.
État des savoirs et perspectives de recherche, Plan construction et
architecture, coll. « Recherches », Paris, 1997.
Bonvalet C., Lelievre E., « La mesure de l’hébergement », in Loge-
ments de passage, normes, formes, expériences, Lévy-Vroelant C.
(dir.), L’Harmattan, Paris, 2000.
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n les auteures
Hélène Béguin helenebeguin@gmail.com
Doctorante, Lab’Urba, université Paris-Est.
Thèmes de recherche : habitat ; migrations ; logement ; politiques sociales.
A notamment publié
Béguin H., « Pékin 2008 : lorsque le mégaprojet olympique s’immisce dans les quar-
tiers historiques », in Boli C. (dir.), Les jeux Olympiques d’été, Atlantica/Musée national
du sport, Biarritz, 2008, pp. 265-274.
Béguin H., « La transformation des foyers de travailleurs migrants : des “accom-
modements raisonnables” ? », Métropolitiques, mai 2011 (consultable à l’adresse :
www.metropolitiques.eu/La-transformation-des-foyers-de.html).
Béguin H., « Un dispositif spatial à l’encontre ou à la rencontre des usages? L’introduc-
tion du “logement individuel autonome” dans les foyers de travailleurs migrants », in
Coninck F. de (dir.), Futurs urbains, Éditions de l’Œil, Paris, à paraître en 2012.