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Christian Mahieu

Le manager intermédiaire, intrapreneur


Les paradoxes d’une nouvelle identité managériale

Les capacités managériales recherchées par les Christian Mahieu est


chercheur CNRS au
entreprises sont liées à l’agilité stratégique LEM (Lille Economie
qu’elles doivent atteindre aujourd’hui. Certains & Management),
managers intermédiaires sont appelés à jouer de centre commun de
recherche de l’IAE de
nouveaux rôles au sein du processus stratégique, Lille et de l’Université
et cela suppose bien plus que l’acquisition de nou- Catholique de Lille.
velles compétences. Un double enjeu apparaît : Il a publié en 1998,
avec Olivier Du Roy,
définir la place de leur contribution stratégique L’Organisation qui
dans le fonctionnement de la gouvernance orga- n’existait pas
(Editions
nisationnelle ; (re)construire ces managers, nou- d’Organisation).
veaux acteurs de la stratégie, sur le plan de leur Il publiera en 2006
posture managériale et sur celui de leur identité La Fabrique de la
stratégie (collectif,
sociale et professionnelle. La situation apparaît éditions Vuibert).
paradoxale. Les directions d’entreprise misent
sur l’autonomie et l’intrapreneuriat, développant
des capacités d’action et des modes de raisonne-
ment qui devraient amener les managers inter-
médiaires concernés à sortir de la structure,
créer une entreprise ou négocier leur niveau
d’engagement comme pourrait le faire un associé.
Mais, dans le même temps, les entreprises comp-
tent sur leur loyauté. Pour construire leur nou-
velle posture, ces managers ont alors à faire face
à ce paradoxe. Ils peuvent y voir des opportunités
de développement personnel, mais s’interrogent
sur le sens et la durabilité de la nouvelle respon-
sabilité qui leur est aujourd’hui confiée.

Ces dernières années, les entreprises ont eu


recours à différents leviers pour résoudre la contradic-
tion entre le temps de l’organisation et le temps des

Cadres-CFDT, n°418. Février 2006 15


marchés. Elles ont réaménagé leurs processus opéra-
tionnels et, face au faible rendement de ces change-
ments partiels, elles se sont interrogées sur les activi-
tés du management intermédiaire. Elles attendent
désormais de ces managers qu’ils soient en situation de
percevoir les signaux faibles en provenance des mar-
chés, d’être à l’initiative et de formuler à leur niveau
une ambition stratégique.

Dans le même temps, on ne peut que constater une


certaine crispation autoritaire dans les choix straté-
giques ; mais sous le mot d’ordre de la création de valeur,
les directions d’entreprises semblent ouvrir les règles de la
gouvernance organisationnelle et solliciter la prise d’initia-
tives aux différents niveaux de l’organisation.

Une nouvelle posture


Du fait de son rôle dans la nouvelle coordination
stratégique au niveau local et au sein d’un dialogue
émergeant entre ce niveau et le niveau global, le mana-
ger intermédiaire sort de sa posture de manager opéra-
tionnel ordinaire.

Construire des initiatives stratégiques et les


coordonner sont des activités différentes ; on peut y
voir le fondement d’une différenciation des rôles entre
managers intermédiaires et top management. Mais,
par delà ces différences de rôles dans la mise en œuvre
du processus stratégique, il est important de caractéri-
ser ce qui relève d’une catégorie particulière de tâches
qui fonde le travail de direction. Les travaux fonda-
teurs de Chester Barnard montraient déjà que, de la
même façon que les dirigeants peuvent ainsi avoir à
assurer de nombreuses tâches opérationnelles, des
managers intermédiaires peuvent être amenés à contri-
buer au travail de direction et se construire, dans l’ac-
tion, de nouveaux rôles en la matière.

Certains ont pu se construire de nouveaux rôles


de stratèges ordinaires et se voir reconnus comme tels
du fait d’une contribution à la stratégie. D’autres se
sont mobilisés dans la construction de nouvelles coordi-
nations entre les niveaux global et local d’action straté-
gique (entre le niveau Groupe et celui des unités d’af-
faires). Ils ont alors pu s’approprier une posture nou-
velle de dirigeant intermédiaire ordinaire.

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Les entreprises attendent de ces cadres qu’ils
développent leur esprit d’entreprendre et des capacités
intrapreneuriales, tout en leur demandant de les inves-
tir durablement – en d’autres termes, d’être fidèles. La
posture d’intrapreneur qu’il leur faut acquérir est alors
ici plus proche de celle de l’associé que de celle d’un
créateur d’entreprise.

Il faut noter que cette conception du travail de


direction bat en brèche toute conception trop catégo-
rique dans la désignation des rôles de direction. La
contribution du manager
intermédiaire à la coor-
La notion d’intrapreneur a pour
dination de la stratégie avantage de se libérer d’une
n’en fait pas un membre conception du management exclu-
du « top management », sivement axée sur la relation diri-
mais la notion d’intra- geants/dirigés, sur les rapports de
preneur a pour avantage pouvoir et sur les alliances socio-
de se libérer d’une politiques, faites d’opposition ou
conception du manage- de ralliement du management
ment exclusivement axée intermédiaire à la direction.
sur la relation diri-
geants/dirigés, sur les rapports de pouvoir et sur les
alliances sociopolitiques, faites d’opposition ou de ral-
liement du management intermédiaire à la direction (le
top management).

Une autre question émerge alors concernant les


processus d’apprentissage de telles capacités managé-
riales. Comment articuler transformation des modèles
sociocognitifs et transformation des comportements ?
Peut-on forcer un changement de comportement à l’ai-
de des techniques disciplinaires ?

Jouer ce jeu managérial suppose des conditions


organisationnelles et sociocognitives spécifiques. C’est
tout l’objet des initiatives organisationnelles engagées
par les entreprises que de pratiquer ce type d’ouvertu-
re et de créer ces conditions.

Il faut aussi que, de leur côté, les managers mobi-


lisés dans ce type de démarche aient la capacité de jouer
différentes opportunités, de savoir les négocier, mais
aussi de savoir anticiper et réguler les diverses interpré-
tations que peut susciter ce jeu opportuniste sur les
rôles. La posture du manager explorateur, leader de
transformation, suppose de savoir aussi jouer l’exploita-
tion, ne serait-ce que pour financer l’exploration.

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La posture du leader de transformation corres-
pond bien à ce potentiel de capacités d’action et à cette
capacité de distanciation, faite de compréhension de la
situation dans sa complexité, d’évaluation des risques
et des opportunités du jeu social, du choix de tactiques
et donc de rôles, mais aussi de gestion des effets de ces
choix.

Il faut savoir se distancier, en avoir les capacités,


mais aussi s’autoriser à le faire, juger cela opportun et
légitime. Le jeu d’acteurs que cela suppose n’est pas
facile. Il suppose un chemi-
Il faut savoir se distancier, en
nement et une tactique
avoir les capacités, mais aussi
relationnelle, alors même
s’autoriser à le faire, juger cela que les activités requises
opportun et légitime. Cela suppose dans ce dessein n’ont sou-
un cheminement et une tactique vent pas encore de légitimi-
relationnelle, alors même que les té dans l’organisation. Une
activités requises dans ce dessein telle posture répond à de
n’ont souvent pas encore de légiti- nombreuses attentes, cor-
mité dans l’organisation. respondant aux formes
émergentes d’individuation,
mais elle est aussi susceptible de renforcer, voire d’exa-
cerber, les difficultés que nombre de managers éprou-
vent pour se positionner dans le jeu managérial.

Le jeu managérial demandé par la posture de lea-


der transformationnel a un effet sociopolitique majeur.
Une telle posture s’endosse, se supporte, se développe.
Le manager y puise les bases de son identité, les com-
munautés managériales, celles de leur sentiment d’ap-
partenance. L’acquisition des capacités et leur intégra-
tion en une posture de leader interviennent au terme
d’un processus complexe de socialisation fait d’une
prise de conscience, de la construction de repères iden-
titaires et d’un sentiment d’appartenance à un groupe.

Cette construction d’acteurs suppose un


ensemble de transactions identitaires et collectives. Ce
sont tout d’abord des transactions biographiques, avec
soi-même et avec les autres, qui amènent les managers
à reconsidérer ce qui a été à la base des capacités et des
relations mobilisées jusque-là. C’est pourquoi des
méthodes d’évaluation des capacités potentielles et
acquises fournissent des éléments susceptibles d’ali-
menter non seulement les dispositifs collectifs d’ap-
prentissage mais aussi les démarches plus personnali-
sées de coaching. Dans le même temps, participant à

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ces initiatives de transformation, des managers se
construisent collectivement en tant que groupe spéci-
fique. Ils le font en développant une relation complexe
(opposition, frustration, rejet, adhésion) à un groupe de
référence.

Le dilemme du manager intermédiaire


Le développement de ces managers intermé-
diaires dans leurs nouveaux rôles n’est pas envisagé
dans sa durée. Il revient à ces managers de mettre en
concordance le rythme de transformation des marchés
et celui de la transformation des organisations. La solu-
tion prônée par certaines entreprises est dans la valo-
risation d’un profil d’intrapreneur, explorateur et inno-
vateur. Mais comment le manager peut-il faire face à
des variations fortes des différents régimes d’innova-
tion et de croissance des stratégies qu’il aide à élaborer,
tout en se construisant une trajectoire personnelle dans
la durée ? Il y a là un dilemme, car il ne peut plus ados-
ser cette trajectoire à celle de l’entreprise. Il doit les
mettre en concordance, mais aussi savoir les dissocier
pour pouvoir les maîtriser.

On comprend alors que le manager intermédiaire


puisse être dans l’expectative. Sa contribution à l’inno-
vation et à la stratégie de l’entreprise est désormais sol-
licitée, alors que le jeu stratégique semble lui échapper
autant qu’il échappe à son entreprise. Alors qu’il met-
tait souvent sa propre trajectoire professionnelle en
phase avec celle de son entreprise, de nombreux fac-
teurs contribuent à la dissolution de ce lien d’apparte-
nance et à la cristallisation d’un sentiment de vulnéra-
bilité. Les politiques de transformation que l’intrapre-
neur doit aider à concevoir et mettre en œuvre dépen-
dent d’un ensemble de facteurs externes qu’il a du mal
à appréhender. Les évolutions souvent brutales qui en
résultent lui semblent de moins en moins liées aux ini-
tiatives qu’il lui est demandé de prendre.

Faut-il alors considérer que « le cadre se met en


embuscade », comme le note le président de l’Apec
dans un article récent des Echos ? Si les valeurs aux-
quelles il lui faut adhérer sont désormais « prise de
risque, mobilité, flexibilité », ne commencerait-il pas à
se les appliquer pour lui-même ? Pour cela, il lui fau-
drait alors prendre davantage en main sa carrière et

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être stratège pour lui-même, en se construisant son
propre projet personnel et en dissociant plus son projet
de celui de son entreprise.

Tel est bien le contexte dans lequel les entre-


prises s’interrogent sur leurs politiques en direction des
managers. Les interrogations portent sur les contenus
d’activité et les compétences requises, sur les types de
savoirs à mobiliser, les formes et les dynamiques d’or-
ganisation que les managers doivent configurer et dans
lesquelles ils doivent évoluer. Elles portent aussi sur
leurs politiques de développement managérial.
Comment s’assurer que les managers développeront
des compétences adaptées aux besoins ? Comment
s’assurer de leur fidélité pour que ce développement
soit mis au service de la politique de transformation
que l’entreprise est en situation de se donner ? Cette
dernière question est devient cruciale lorsqu’on prend
en considération les évolutions démographiques et les
effets de la réduction du temps de travail.

Toutes les dimensions des politiques RH sont en


question, alors même que la capacité de la fonction RH
à y faire face et à impulser des réponses appropriées est
loin d’être évidente.

Pour résumer, on pourrait dire que les directions


des ressources humaines font face à une double diffi-
culté pour concevoir des politiques managériales.

La fonction RH est en effet peu impliquée dans la


rénovation du processus stratégique d’où émergent ces
managers intermédiaires
La fonction RH est en effet peu dans leur nouvelle posture.
impliquée dans la rénovation du Quelles politiques peut-elle
processus stratégique d’où émer- concevoir dans un contexte
gent ces managers intermédiaires aussi paradoxal ? Créer les
dans leur nouvelle posture. Quelles conditions d’une reconstruc-
politiques peut-elle concevoir dans tion de certains managers
un contexte aussi paradoxal ? intermédiaires suppose des
dispositifs lourds et longs de
transformation. Dans le même temps, cette durée néces-
saire pourra être mise à mal par les soubresauts des choix
stratégiques. Sur la base des politiques et des dispositifs de
gestion de carrière qui leur seront proposés, les managers
auront à dessiner leur propre trajectoire personnelle. Pour
que la posture managériale soit tenable et durable, qu’elle
leur permette de leur donner une vision positive de l’ave-

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nir et de leur trajectoire professionnelle, il leur faudra la
compléter par une représentation cynique du monde.

Un approfondissement de ces questions et de ces


dilemmes ne peut intervenir qu’en établissant des liens
étroits avec les différents niveaux d’acteurs concernés dans
les entreprises. Les lieux décisifs pour cet approfondisse-
ment sont alors autant d’espaces de reconstruction des
acteurs et de recomposition de leurs relations : que ce
soient les programmes de transformation engagés par les
entreprises et leurs dispositifs de dialogue stratégique, ou
les plateformes d’apprentissage élaborées au titre d’action
innovantes de transformation.

Cette nouvelle question managériale dépasse les


approches habituelles qui distinguent les profils et se
préoccupent de développer des compétences juxtapo-
sées. C’est une question majeure pour les entreprises,
qui ont à gagner une compétition contre le temps. Tous
les acteurs soucieux d’un développement durable
simultané des entreprises se la posent désormais ; que
ce soit les entreprises qui cherchent à accélérer leur
capacité à affronter les enjeux de compétitivité, les opé-
rateurs de formation/transformation qui interviennent
au titre des actions de développement managérial, ou
les managers eux-mêmes pour sécuriser leur parcours
de carrière et garantir leur employabilité. Les nom-
breux échecs que rencontrent ces actions dont les ambi-
tions transformatrices de départ sont rarement
atteintes montrent que la recherche de solution est
encore expérimentale et tâtonnante.

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