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Introduction______________________________________________________________2
1. Désir et raison______________________________________________________________________2
2. Désir et besoin_____________________________________________________________________3
3. Désir et volonté____________________________________________________________________3
4. Désir et aversion____________________________________________________________________4
I. L’objet du désir__________________________________________________________4
A. Une multiplicité d’objets______________________________________________________4
1. Le présupposé de la question__________________________________________________________4
2. Le désir vise le plaisir________________________________________________________________5
B. La vie______________________________________________________________________5
1. Approche phylogénétique (Darwin)_____________________________________________________5
2. Conséquences existentielles (Schopenhauer)______________________________________________5
3. Toute chose s’efforce de persévérer dans son être (Spinoza)_________________________________6
4. Tout est volonté de puissance (Nietzsche)________________________________________________6
5. Le désir d’immortalité et d’éternité (Platon)______________________________________________6
C. La mort____________________________________________________________________7
1. La structure kamikaze du désir_________________________________________________________7
2. L’agressivité introjectée (Nietzsche)____________________________________________________8
3. La nature conservatrice des pulsions (Freud)______________________________________________8
4. Le plaisir de se perdre_______________________________________________________________8
Conclusion : l’indétermination du désir___________________________________________9
II. Le désir de l’autre______________________________________________________10
A. Le désir mimétique (Spinoza)_________________________________________________10
B. Le désir triangulaire (René Girard)___________________________________________11
C. Le désir du désir de l’autre (Hegel)____________________________________________12
III. Le désir est-il manque ou excès ?_________________________________________13
A. Le désir comme manque_____________________________________________________14
1. Le désir est manque (Platon)_________________________________________________________14
2. Le désir est fuite de la souffrance (Schopenhauer)________________________________________15
3. Le désir est second par rapport à la pensée (Aristote)______________________________________16
B. Le désir comme excès_______________________________________________________16
1. Le désir est l’essence de l’homme et expression de sa puissance (Spinoza)_____________________16
2. Le désir n’est pas souffrance plaisir (Spinoza)___________________________________________16
3. Le désir est créateur________________________________________________________________17
4. Le désir produit son objet : la cristallisation (Stendhal)_____________________________________17
Conclusion : la marionnette et le volcan__________________________________________18
IV. Comment atteindre le bonheur ?_________________________________________18
A. Satisfaire nos désirs : l’hédonisme_____________________________________________18
1. Le bonheur est dans la satisfaction de tous nos désirs (Calliclès)_____________________________19
2. Le bonheur est la satisfaction de certains désirs seulement (Epicure)__________________________20
B. Modifier nos désirs : le stoïcisme______________________________________________20
1. Modifier nos désirs_________________________________________________________________20
2. Se satisfaire de son action : que notre vertu fasse notre bonheur !____________________________21
3. Être conscient des maux qui nous guettent______________________________________________21
C. Supprimer nos désirs : le pessimisme__________________________________________22
D. Transformer nos désirs : la sublimation________________________________________22
1. Platon___________________________________________________________________________22
1
2. Nietzsche________________________________________________________________________23
3. Freud____________________________________________________________________________24
V. Comment la raison peut-elle maîtriser les désirs ?____________________________24
1. Les métaphores platoniciennes________________________________________________________25
2. Le lion de Kant : le respect___________________________________________________________25
3. La tripartition freudienne____________________________________________________________25
Annexes________________________________________________________________26
A. Quelques idées supplémentaires______________________________________________26
On désire toujours dans un contexte______________________________________________________26
La dimension antisociale du désir_______________________________________________________26
L’impératif publicitaire : « tu dois désirer »________________________________________________26
Critique de l’idée de sublimation________________________________________________________26
Métaphore et métonymie______________________________________________________________27
B. Quelques exemples, citations et suggestions de lecture____________________________27
Quelques exemples___________________________________________________________________27
Quelques citations___________________________________________________________________27
Filmographie_______________________________________________________________________27
Slavoj Zizek________________________________________________________________________27
Idées de lecture______________________________________________________________________28
C. Questions et sujets__________________________________________________________28
Quelques questions d’auto-évaluation____________________________________________________28
Quelques sujets de dissertation__________________________________________________________28
Introduction
Le mot « désir » évoque les concepts suivants : besoin, volonté, envie, souhait, tendance,
penchant, inclination, velléité, fantasme, amour, passion. Si on prend le mot « désir » au sens
le plus large, il désigne tout cela, c’est-à-dire tout ce qui, en l’homme, est tendance (vers
quelque chose).
Ainsi conçu, le désir est la source de toutes les émotions (ou passions, sentiments,
affections, affects). En effet, tous les sentiments n’existent que parce que nous désirons
certaines choses : le désir divise le monde en choses à rechercher et choses à fuir, c’est-à-dire
en bon et en mauvais. Toutes les émotions découlent de ce partage primitif : si nous sommes
tristes, c’est que nous obtenons une chose que nous ne désirons pas ou que nous n’obtenons
pas une chose que nous désirons ; si nous sommes joyeux, c’est pour les raisons inverses ; et
il en va de même pour toutes les autres émotions : toutes découlent d’un certain désir.
1. Désir et raison
En ce sens très général, le désir est à opposer à la conscience (la pensée, la raison, la
faculté de représentation). Tout l’être humain peut être compris à partir de ces deux
dimensions. D’un côté, la raison réunit tout ce qui est de l’ordre de la connaissance et de la
conscience ; de l’autre, le désir réunit tout ce qui est de l’ordre de la tendance ; on peut ranger
les émotions, qui sont en quelque sorte à mi-chemin entre les deux (elles sont les
représentations du désir), du côté du désir, ou les maintenir comme une espèce hybride.
On pourra alors étudier les relations entre la raison et les passions, c’est-à-dire entre la
représentation et le désir. Est-ce la représentation qui suscite le désir ou le désir qui produit la
représentation ? D’un côté il faut que je voie une chose et comprenne par la pensée qu’elle est
bonne pour que je la désire1. Et il faut admettre que le désir est parfois déclenché par une
représentation : quand par exemple je rencontre une femme dans la rue, et que cette
1
« Nous désirons une chose parce qu’elle nous semble bonne, plutôt qu’elle ne nous semble bonne parce que
nous la désirons : le principe, c’est la pensée. » (Aristote, Métaphysique, XII, 7). Cf. infra, I, A, 3e point.
2
perception (image, représentation) déclenche en moi un désir. Mais il arrive aussi que ce soit
le désir qui produit une représentation ou suscite une pensée. Par exemple, dans le rêve, c’est
notre désir (selon Freud, en tout cas) qui produit des images mentales. Il en va de même dans
la création artistique. Ces influences réciproques s’entremêlent dans le cas de l’action « en
finalité » : le désir d’une certaine fin (ex : une maison) stimule notre raison qui nous indique
alors les moyens à mettre en œuvre pour atteindre le but qu’on s’est fixé 2. Ainsi dans ce cas
un désir stimule la raison, qui à son tour oriente et détermine le désir. Plus généralement, le
désir détermine notre pensée car il détermine l’angle sous lequel nous regardons chaque
chose ; et cet angle détermine bien souvent ce que nous penserons de la chose en question.
Bref, la raison ne pourrait exister sans les passions et les passions ne pourraient exister sans
la raison, comme le reconnaissent Kant et ici Rousseau :
[C]’est par l’activité [des passions] que notre raison se perfectionne ; nous ne cherchons à
connaître que parce que nous désirons de jouir, et il n’est pas possible de concevoir pourquoi
celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner. Les passions, à leur
tour, tirent leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos connaissances ; car on ne peut
désirer ou craindre les choses que sur les idées qu’on en peut avoir, ou par la simple
impulsion de la nature.
Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes
2. Désir et besoin
On distingue souvent désir et besoin. Le besoin serait à la fois plus « nécessaire » et plus
« naturel », alors que le désir relèverait du fantasme artificiel et superflu ; de sorte que les
besoins seraient les mêmes pour tous les hommes, tandis que les désirs seraient différents
pour chacun. Mais ces deux concepts, le « nécessaire » et le « naturel », sont tous deux
problématiques. De fait, il est bien difficile de délimiter précisément désir et besoin.
Une autre manière de distinguer désir et besoin serait d’introduire le rapport à autrui : alors
que le besoin est personnel, le désir de tout ce qui n’est pas nécessaire est peut-être
essentiellement déterminé par notre entourage.
3. Désir et volonté
Quelle est la différence entre le désir et la volonté ? Il y a des choses que l’on veut, mais
sans les désirer : par exemple, venir en cours. C’est que le désir correspond à notre inclination
première, alors que la volonté désigne le résultat d’une élaboration par la raison.
Chaque homme est une multitude de désirs, une « guerre civile ». De ce combat, sous
l’arbitrage de la raison, il résulte une décision et une action : c’est ce que nous appelons, après
coup, notre « volonté ». A partir de là, on peut en déduire les caractéristiques de la volonté par
opposition au désir : la volonté comporte une dimension de rationalité, et souvent de moralité,
que n’ont pas toujours les désirs.
Nietzsche remarque d’ailleurs que la volonté, contrairement au désir, comporte un élément
de commandement : quand nous voulons, nous sentons que quelque chose en nous
commande et que quelque chose en nous obéit3. Cette fine observation confirme
empiriquement l’idée que la volonté est une tendance qui en a réprimé d’autres : ce qui se
soumet à la volonté, ce sont les autres désirs.
2
« La raison est et doit être l’esclave des passions », disait David Hume, philosophe anglais du XVIII e siècle
(1711-1776).
3
« Un homme qui veut commande en lui-même à quelque chose qui obéit ou dont il se croit obéi. […] A son
plaisir d’individu qui ordonne, le sujet voulant ajoute ainsi les sentiments de plaisir issus des instruments
d’exécution que sont les diligentes « sous-volontés » ou sous-âmes, car notre corps n’est pas autre chose qu’un
édifice d’âmes multiples. […] Dans tout acte volontaire on a toujours affaire à un ordre donné et reçu, ordre qui
s’adresse […] à un édifice collectif d’âmes multiples. » (Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 19)
3
4. Désir et aversion
Le désir et l’aversion sont des concepts opposés. Mais à un niveau plus profond ils sont
similaires : dans les deux cas, il s’agit d’une tension motrice : que l’on fuie ou que l’on
poursuive, dans les deux cas on court. Le lion et la gazelle courent tous les deux. De plus, du
point de vue biologique la faculté de désirer et de craindre ne peuvent être dissociées : elles
fonctionnent ensemble. Tout animal sépare le monde en « bon » et « mauvais », en choses à
atteindre et en choses à fuir : désir et crainte sont les deux faces de cette polarisation première
du monde par l’animal. Le désir est une sorte de boussole qui indique simultanément le nord
et le sud, ce qui est à poursuivre et ce qui est à fuir. Le désir est la polarisation du monde,
pourrait-on dire : la polarisation qui structure notre « monde », étant entendu qu’ici « monde »
désigne le monde tel qu’il nous apparaît, le monde subjectif de chaque être vivant.
Toutefois, si le désir et la crainte sont similaires du point de vue structurel (ils poussent à
l’action, au changement), ils ne sont pas vécus (ressentis) de la même manière : la peur n’est
pas le même sentiment que l’avidité. Le renard ne ressent pas la même chose que le lapin.
Fuir les coups de bâton et poursuivre la carotte sont deux choses qui font avancer, mais qui
sont éprouvées bien différemment.
Certains philosophes4 minimisent cette différence : en soulignant que tout désir est
manque, donc souffrance, ils font du désir la fuite de la souffrance, ce qui rend la différence
entre le désir et la crainte bien ténue.
Mais justement, on peut opposer à une telle conception le fait que le désir n’est pas
l’aversion, qu’il est ressenti d’une façon bien différente 5. Et ainsi on pourrait insister avec
Spinoza sur la différence entre les passions joyeuses (joie, amour, désir, etc.) et les passions
tristes (tristesse, haine, crainte, etc.), et inviter à rechercher les premières plutôt que les
secondes. Essayons d’être mus par des désirs plutôt que par des aversions ! dit Spinoza.
Autrement dit : ne suivez pas le cours de philosophie par crainte de la sanction, mais par désir
d’avoir le bac et d’accroître votre intelligence donc votre puissance.
I. L’objet du désir
Commençons par une question en apparence très simple : quel est l’objet du désir ?
Autrement dit : que désire-t-on ?
4
Par exemple Schopenhauer. Cf. infra, I, A, 2e point.
5
Cf. à ce sujet Descartes, Les Passions de l’âme, art. 87. Descartes y explique que le désir et l’aversion sont une
seule et même chose, à ceci près qu’ils sont ressentis différemment : le désir s’accompagne d’amour, d’espoir et
de joie, tandis que l’aversion s’accompagne de haine, de crainte et de tristesse.
4
2. Le désir vise le plaisir
Il y aurait pourtant bien une première manière de dépasser cette multiplicité : simplement
en remarquant qu’à travers toutes ces choses – nourriture, amour, etc. – nous désirons et
obtenons toujours une satisfaction, un plaisir. Tous les hommes (voire tous les animaux, et
même tous les êtres vivants) ne cherchent-ils pas le plaisir et le bonheur ?
Mais cette réponse sonne creux : les concepts de plaisir et de bonheur sont creux, car ils
désignent une foule de situations différentes et même opposées. Si chaque être, à travers ses
multiples actions, cherche le bonheur, alors ce mot ne veut rien dire du tout, ou en tout cas il
ne nous avance guère. Car la question est alors de savoir qu’est-ce qui nous donnera du plaisir
ou du bonheur ?
B. La vie
Heureusement, il est possible de dépasser aussi cette première réponse par une idée moins
creuse. Certes, les désirs semblent multiples et hétérogènes. Mais ne visent-ils pas tous à
assurer la survie de l’être qui désire ? Cette idée fonctionne en tout cas à merveille pour ces
deux catégories fondamentales de désirs que sont la « faim » (entendons par ce terme tous les
désirs qui visent à la survie de l’individu : désirs de nourriture et d’eau, mais aussi de
sommeil, de confort, de sécurité) et l’« amour » (entendons ici tous les désirs tournés vers
autrui)6. Nous allons essayer de défendre l’idée que tous les désirs sont au service de la vie à
l’aide de plusieurs arguments.
6
On trouve cette distinction aussi bien chez Freud (pulsions narcissiques et pulsions d’objet) que chez Kant.
Chez Kant : « Juste après l’instinct de nutrition, par lequel la nature conserve chaque individu, le plus important
est l’instinct sexuel grâce auquel la nature pourvoit à la conservation de chaque espèce. » (Kant, Conjectures sur
les débuts de l’histoire humaine, in Opuscules sur l’histoire, trad. S. Piobetta, Ed. Flammarion, coll. « GF »,
1990, p. 148-150.) Chez Freud : « … "faim et amour" assurent la cohésion des rouages du monde. La faim
pouvait être considérée comme représentant de ces pulsions qui veulent conserver l’être individuel, l’amour, lui,
tend vers des objets ; sa fonction principale, favorisée de toutes les manières par la nature, est la conservation de
l’espèce. » (Freud, Malaise dans la culture, VI, p. 59.)
7
Dans la mesure où elles sont biologiquement déterminées. Dans le cas du désir humain ce point est évidemment
discutable. S’il repose sans doute sur une base biologique, le désir humain peut, par l’esprit et la culture, être
« détourné » de son but naturel : c’est la sublimation, que nous étudierons plus loin.
5
désirs) ne sont pas au service de notre bonheur individuel mais au service des « intérêts
supérieurs » de l’espèce. L’individu amoureux est donc la « dupe de l’espèce ».
Les scientifiques confirment aujourd’hui ce genre d’idées, en montrant que nos critères de
beauté correspondent aux signes de santé : les êtres qui nous semblent les plus beaux sont
ceux dont le patrimoine génétique (combiné au nôtre) produira la descendance la plus viable.
Un être vivant veut avant tout déployer sa force. La vie même est volonté de puissance, et
l’instinct de conservation n’en est qu’une conséquence indirecte et des plus fréquentes. –
Bref, ici comme partout, gardons-nous des principes téléologiques superflus, tels que
l’instinct de conservation (nous le devons à l’inconséquence de Spinoza).
Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 13
[V]ivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, dominer ce qui est étranger et plus
faible, l’opprimer, lui imposer durement sa propre forme, l’englober et au moins, au mieux,
l’exploiter […]. Tout corps […] devra être une volonté de puissance, il voudra croître,
s’étendre, accaparer, dominer, non pas par moralité ou immoralité, mais parce qu’il vit et que
la vie est volonté de puissance.
Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 259
8
Phtisie : tuberculose pulmonaire.
6
Diotime : En définitive, Socrate, l’amour de ce qui est beau n’est pas tel que tu
l’imagines.
Socrate : Eh bien, qu’est-il donc ?
– L’amour de la procréation et de l’accouchement dans de belles conditions.
– Admettons que ce soit le cas.
– C’est exactement cela. Mais pourquoi « de la procréation » ? Parce que, pour un être
mortel, la génération équivaut à la perpétuation dans l’existence, c’est-à-dire à l’immortalité.
Or le désir d’immortalité accompagne nécessairement celui du bien, d’après ce que nous
sommes convenus, s’il est vrai que l’amour a pour objet la possession éternelle du bien. De
cette argumentation, il ressort que l’amour a nécessairement pour objet aussi l’immortalité.
Platon, Le Banquet, 206e – 207a
Cette conception explique non seulement que les mères se sacrifient pour leurs petits, mais
aussi le désir de gloire et le désir de création intellectuelle et artistique :
DIOTIME : [C]hez les êtres humains en tout cas, si tu prends la peine d’observer ce qu’il
en est de la poursuite des honneurs, tu seras confondu par son absurdité, à moins de te
remettre en l’esprit ce que je viens de dire, à la pensée du terrible état dans lequel la
recherche de la renommée et le désir « de s’assurer pour l’éternité une gloire impérissable »
mettent les êtres humains. Oui, pour atteindre ce but, ils sont prêts à prendre tous les risques,
plus encore que pour défendre leurs enfants. Ils sont prêts à dilapider leurs richesses et à
endurer toutes les peines, et même à donner leur vie. […] C’est […] pour que leur excellence
reste immortelle et pour obtenir une telle renommée glorieuse que les êtres humains dans leur
ensemble font tout ce qu’ils font, et cela d’autant plus que leurs qualités sont plus hautes. Car
c’est l’immortalité qu’ils aiment.
Cela dit, ceux qui sont féconds selon le corps se tournent de préférence vers les femmes ;
et leur façon d’être amoureux, c’est de chercher, en engendrant des enfants, à s’assurer,
s’imaginent-ils, l’immortalité, le souvenir et le bonheur, « pour la totalité du temps à venir ».
Il y a encore ceux qui sont féconds selon l’âme ; oui, il en est qui sont plus féconds dans leur
âme que dans leur corps […]. Dans cette classe, il faut ranger tous les poètes qui sont des
procréateurs et tous les artisans qu’on qualifie d’inventeurs. Mais la partie la plus haute et la
plus belle de la pensée, c’est celle qui concerne l’ordonnance des cités et des domaines ; on
lui donne le nom de modération et de justice.
Platon, Le Banquet, 208c – 209a
Dans Le Désir d’éternité, Ferdinand Alquié développe cette idée, selon laquelle tout désir
est au fond désir d’éternité : « Toute conscience humaine désire l’éternité. » (Le Désir
d’éternité, p. 10). On retrouve également cette idée chez Nietzsche :
Doch alle Lust will Ewigkeit Mais tout plaisir veut l’éternité
Will tiefe, tiefe Ewigkeit! Veut la profonde, profonde éternité !
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, La chanson ivre, 12
C. La mort
Mais ce désir d’éternité est fou, démesuré, insatiable : l’homme est condamné à mourir.
D’ailleurs, le désir d’éternité est en un sens opposé à la vie : car la vie est changement,
mouvement, tracas et fracas, et non ce calme serein de la béatitude éternelle. Le désir
d’éternité ne cache-t-il pas au fond de lui un obscur désir de mort ?
7
identifier la jouissance suprême à la mort, comme le font les psychanalystes lacaniens 9, il n’y
a qu’un pas. Ce serait parce que nous n’obtenons jamais la satisfaction suprême que nous
pouvons continuer à désirer, donc à vivre. Une objection possible, toutefois, serait de
concevoir le désir comme un processus cyclique, et voir la satisfaction comme le moyen, non
de cesser de désirer, mais au contraire de régénérer l’organisme et de relancer le désir.
4. Le plaisir de se perdre
Terminons par ce désir étrange, mais très profond : le désir de se perdre, de se dissoudre,
de s’oublier, de se diluer dans le monde. Le désir de faire un avec le cosmos, le désir de ne
plus être soi. La plupart des grands mystiques ont rendu compte de ce sentiment, qui constitue
d’ailleurs une des sources du sentiment religieux13, mais on le trouve dans les situations les
plus ordinaires. Dans l’ivresse, dans la musique et la danse (voire la transe), dans la
contemplation de la beauté, etc. Ce sentiment peut s’analyser comme le plaisir pris à la
suspension momentanée du sentiment du soi, c’est-à-dire du contrôle pesant de la conscience
morale. On peut aussi y voir un plaisir pris à la schizophrénie, car la schizophrénie désigne
précisément le fait de ne plus faire clairement la distinction entre soi et le monde extérieur14.
9
De Jacques Lacan, psychanalyste français de la seconde moitié du XXe siècle.
10
L’ascèse désigne la vie très austère, faite de privations, que vivent les moines.
11
Notons que l’on pourrait trouver cette idée chez d’autres auteurs. En philosophie, Ferdinand Alquié ; en
littérature, Marcel Proust et sa célèbre madeleine. Cf. Alquié, Le Désir d’éternité, p. 50.
12
Cf. Freud, Au-delà du principe de plaisir.
13
Cf. par exemple Romain Rolland, qui parle de « sentiment océanique », in Freud, Le Malaise dans la culture.
14
Nous sommes tous un peu schizophrènes en ce sens : par exemple dans ces rêves où nous ne savons pas bien
quel personnage de la scène nous sommes : si nous sommes poursuivis ou celui qui poursuit.
8
Conclusion : l’indétermination du désir
Pour conclure sur l’hypothèse d’un désir de mort, disons qu’il faut au moins qu’à côté de
ce Thanatos il y ait Eros15, sans quoi on expliquerait difficilement que la vie persiste et se
développe. Il y aurait donc deux tendances fondamentales : un désir vertical et un désir
horizontal. D’un côté, un désir de se lever le matin : un désir d’action, de mouvement, de vie,
de changement, de chaos, de fracas, voire de tracas. De l’autre, un désir de s’allonger le soir
venu : un désir de repos, voire de repos éternel ; un désir de calme, de sérénité, de béatitude16.
Pour conclure de manière plus générale sur l’objet du désir, soulignons son caractère
indéterminé, en raison de la nature culturelle et spirituelle du désir humain. L’homme, grâce à
son esprit, est capable d’éprouver les désirs les plus étranges. Ainsi, seuls les besoins,
naturels, pourraient se voir assigner un objet ; le désir, en revanche, étant culturel, serait
essentiellement sans objet propre, car susceptible de vise n’importe quel objet. Cependant le
psychisme aussi a ses lois, et il est possible de les étudier : c’est ce que font la psychologie et
la psychanalyse.
Au niveau le plus fondamental, on peut récuser l’idée que le désir ait un objet
prédéterminé, intrinsèque. Au fond le désir n’est rien de plus qu’une énergie, une vitalité, une
force aveugle. L’objet choisi est toujours un prétexte, et pourrait être remplacé par un autre.
C’est l’idée qu’exprime Schopenhauer :
L’absence de tout but et de toute limite est […] essentielle à la volonté en soi, qui est un
effort sans fin. […] Le but atteint n’est jamais que le point de départ d’une carrière nouvelle,
et cela à l’infini. […] En résumé, la volonté sait toujours, quand la conscience l’éclaire, ce
qu’elle veut à tel moment et à tel endroit ; ce qu’elle veut en général, elle ne le sait jamais.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation
Dire que la volonté est indéterminée, cela ne veut pas dire qu’elle est faible. Au contraire,
le fait que la volonté soit « creuse », c’est-à-dire susceptible à se fixer sur n’importe quel
objet, exige, en un sens, qu’elle soit intense, qu’elle repose sur soi-même. Cette combinaison
d’indétermination et de vigueur permet peut-être même d’expliquer la volonté de mort. C’est
précisément ainsi que Nietzsche résout la contradiction entre la volonté de vie (et de
puissance) et la volonté de mort : « L’homme préfère encore vouloir le rien plutôt que ne rien
vouloir. » C’est ainsi qu’on peut comprendre ce phénomène curieux de la vie qui se retourne
contre elle-même. Plutôt la volonté de mort que la mort de la volonté.
Illustration concrète : le film Forrest Gump, de Robert Zemeckis. Forrest Gump est un
simple d’esprit. Quand ça va mal, il court. Aussi, quand son amie d’enfance Jenny refuse de
l’épouser, Forrest se met à courir et ne s’arrête plus, pas même quand il atteint l’océan : il fait
alors demi-tour et continue à courir. Mais peu à peu on remarque ce coureur infatigable, les
journalistes viennent l’interroger en courant à côté de lui, le micro à la main : « Courez-vous
contre la guerre du Vietnam ? Contre la pauvreté dans le monde ? Contre la faim ? » Forrest :
« J’ai juste eu envie de courir ! » Le spectacle de cette volonté en action inspire des vocations,
et peu à peu des gens rejoignent Forrest : « Je me suis dit : voilà un type qui met ses idées en
pratique. Je ne savais quel était le sens de la vie. Forrest vient de me le révéler ! » Cette scène
comique nous montre le caractère indéterminé de la volonté. Il suffit que quelqu’un affirme sa
volonté avec assez de force et il sera suivi : car nous ne savons pas que vouloir, mais nous
voulons néanmoins vouloir ! C’est pourquoi les grands passionnés comme Forrest Gump et
Napoléon Bonaparte entraînent des foules derrière eux : leur volonté est telle qu’elle se
15
Freud désigne de manière métaphorique, par ces figures de la mythologie grecque (dieu de la mort et dieu du
désir), la pulsion de vie et la pulsion de mort.
16
Sur l’ambiguïté de cette distinction entre le désir du devenir et le désir de l’éternité, cf. Nietzsche, Le Gai
savoir, § 370.
9
transmet, comme un aimant qui entraîne après lui les corps métalliques et les magnétise à leur
tour.
17
Baruch Spinoza, Ethique (1675), partie III, proposition 27.
18
Id., III, prop. 27, scolie.
10
Leur autorité suffit. Personne ne peut critiquer mes baskets puisque ce sont les mêmes que
celles de Zidane ! Zidane fait autorité en termes de baskets.
Mais on pourrait voir aussi dans cet exemple l’indice du fait que si nous désirons ce
qu’autrui désire, c’est, fondamentalement, pour lui ressembler. On désire la même valise que
Jean Réno parce que ce doit être une belle et bonne valise, mais aussi et surtout pour
ressembler à Jean Réno.
11
Cette dimension mimétique du désir et des goûts sera à retenir dans l’analyse de l’art au
point de vue sociologique. Bourdieu, notamment, a insisté sur la dimension mimétique des
goûts artistiques, qui fonctionnent essentiellement, selon lui, comme identificateurs sociaux :
les valeurs esthétiques dominantes sont celles de la classe dominante. Quand la bourgeoisie
accède au pouvoir au cours du XIX e siècle, elle reproduira les comportements culturels de la
classe dominante précédente (l’aristocratie) afin de s’en approprier le pouvoir symbolique. Et
plus généralement, la possession d’une culture « élevée » permet surtout d’affirmer un rang
social : de même qu’en possédant une voiture coûteuse on affirme son capital économique, en
fréquentant les grandes œuvres (opéra, théâtre, musées, etc.) on affirme son capital culturel et
son rang social, c’est-à-dire son appartenance à la classe dominante21.
400. Grandeur de l’homme. – Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme, que
nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés, et de n’être pas dans l’estime d’une âme ; et
toute la félicité des hommes consiste dans cette estime. […]
404. – La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela
même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur
la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans
l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il
21
On trouve également cette thèse dans le roman d’Albert Cohen, Belle du seigneur, chap. 35.
22
Tel qu’il nous est présenté par Kojève. Cf. par exemple le texte qui se trouve dans votre manuel, p. 85.
23
Cf. cours sur autrui.
12
ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi ans la raison de l’homme, il n’est pas
content.
Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, § 400 et 404
L’homme sauvage et l’homme civilisé diffèrent tellement par le fond du cœur et des
inclinations que ce qui fait le bonheur suprême de l’un réduirait l’autre au désespoir. Le
premier ne respire que le repos et la liberté, il ne veut que vivre et rester oisif, et l’ataraxie
même du Stoïcien n’approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre objet. Au
contraire le citoyen toujours actif sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher des
occupations toujours plus laborieuses : il travaille jusqu’à la mort, il y court même pour se
mettre en état de service, on renonce à la vie pour acquérir l’immortalité. Il fait sa cour aux
grands qu’il hait et aux riches qu’il méprise, il n’épargne rien pour obtenir l’honneur de les
servir, il se vante orgueilleusement de sa bassesse et de leur protection, et fier de son
esclavage, il parle avec dédain de ceux qui n’ont pas l’honneur de les partager. Quel
spectacle pour un Caraïbe, que les travaux pénibles et enviés d’un Ministère Européen !
Combien de morts cruelles ne préfèrerait pas cet indolent sauvage à l’horreur d’une pareille
vue qui souvent n’est pas même adoucie par le plaisir de bien faire ? Mais pour voir le but de
tant de soins, il faudrait que ces mots, puissance et réputation, eussent un sens dans son
esprit, qu’il apprît qu’il y a une sorte d’hommes qui comptent pour quelque chose les regards
du reste de l’univers, qui savent être heureux et contents d’eux-mêmes, sur le témoignage
d’autrui plutôt que sur le leur propre. Telle est, en effet, la véritable cause de toutes ces
différences : le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable toujours hors de lui ne sait
vivre que dans l’opinion des autres, et c’est, pour ainsi dire, de leur seul jugement qu’il tire
le sentiment de sa propre existence.
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, II
Ces réflexions sur le rapport entre désir et autrui et sur la dimension mimétique du désir
nous permettront d’aborder bien des sujets par la suite. Il sera intéressant de se souvenir de la
thèse de René Girard quand nous évoquerons le complexe d’Œdipe tel que le conçoit Freud.
De même, dans l’analyse des relations économiques de propriété, la dimension mimétique du
désir nous a déjà montré que les relations de possession ne sont pas tant des rapports entre les
hommes et les choses que des rapports entre hommes : Marx parlera de « fétichisme de la
marchandise » pour désigner cette illusion naïve qui nous fait croire que le droit de propriété
établit une relation entre les hommes et les choses, alors qu’il établit une relation entre les
hommes (posséder un objet, cela signifie qu’il est interdit à autrui de m’en priver, c’est-à-dire
que c’est un droit qui règle les rapports entre individus). Enfin, nous l’avons déjà dit, on
retrouvera cette dimension dans l’analyse de l’art d’un point de vue sociologique, i.e. du point
de vue de son rôle d’instrument de distinction sociale.
24
Caractère de ce qui a deux aspects radicalement différents ou opposés.
13
A. Le désir comme manque
1. Le désir est manque (Platon)
Selon Platon, tout désir est manque : on ne désir jamais que ce dont on manque. Seul
l’affamé désire manger, seul le pauvre désire la richesse. Platon expose cette thèse dans le
Banquet, un dialogue mettant en scène Socrate dans une discussion arrosée où il est question
de l’amour et du désir (les Grecs n’ont qu’un seul terme pour ces deux concepts : éros, qui est
aussi le nom du dieu de l’amour) :
SOCRATE : Tout ce que je veux savoir, c’est si Eros éprouve ou non le désir de ce dont il est
amour.
AGATHON : Assurément, il en éprouve le désir.
– Est-ce le fait de posséder ce qu’il désire et ce qu’il aime qui fait qu’il le désire et qu’il
l’aime, ou le fait de ne pas le posséder ?
– Le fait de ne pas le posséder, cela du moins est vraisemblable.
– Examine donc si au lieu d’une vraisemblance il ne s’agit pas d’une nécessité : il y a désir de
ce qui manque, et il n’y a pas désir de ce qui ne manque pas ? Il me semble à moi, Agathon,
que cela est une nécessité qui crève les yeux ; que t’en semble-t-il ?
– C’est bien ce qu’il me semble.
– Tu dis vrai. Est-ce qu’un homme qui est grand souhaiterait être grand, est-ce qu’un homme
qui est fort souhaiterait être fort ?
– C’est impossible, suivant ce que nous venons d’admettre.
– Cet homme ne saurait manquer de ces qualités, puisqu’il les possède.
– Tu dis vrai.
– Supposons en effet qu’un homme qui est fort souhaite être fort, qu’un homme qui est rapide
souhaite être rapide, qu’un homme qui est en bonne santé souhaite être en bonne santé, car
quelqu’un estimerait peut-être que, en ce qui concerne ces qualités et toutes celles qui
ressortissent au même genre, les hommes qui sont tels et qui possèdent ces qualités, désirent
encore les qualités qu’ils possèdent. C’est pour éviter de tomber dans cette erreur que je
m’exprime comme je le fais. Si tu considères, Agathon, le cas de ces gens-là, il est forcé
qu’ils possèdent présentement les qualités qu’ils possèdent, qu’ils le souhaitent ou non. En
tout cas, on ne saurait désirer ce que précisément on possède. Mais supposons que quelqu’un
nous dise : « Moi, qui suis en bonne santé, je n’en souhaite pas moins être en bonne santé,
moi, qui suis riche, je n’en souhaite pas moins être riche ; cela même que je possède, je ne
désire pas moins le posséder. » Nous lui ferions cette réponse : « Toi, bonhomme, qui es doté
de richesse, de santé et de force, c’est pour l’avenir que tu souhaites en être doté, puisque,
présentement en tout cas, bon gré mal gré, tu possèdes tout cela. Ainsi, lorsque tu dis
éprouver le désir de ce que tu possèdes à présent, demande-toi si ces mots ne veulent pas tout
simplement dire ceci : "Ce que j’ai à présent, je souhaite aussi l’avoir dans l’avenir." » Il en
conviendrait, n’est-ce pas ? […] Dans ces conditions, aimer ce dont on n’est pas encore
pourvu et qu’on ne possède pas, n’est-ce pas souhaiter que, dans l’avenir, ces choses-là nous
soient conservées et nous restent présentes ?
– Assurément.
– Aussi l’homme qui est dans ce cas, et quiconque éprouve le désir de quelque chose, désire
ce dont il ne dispose pas et ce qui n’est pas présent ; et ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas lui-
même, ce dont il manque, tel est le genre de choses vers quoi vont son désir et son amour.
Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson modifiée, 200a-200e
DIOTIME : Puis donc qu’il est le fils de Poros et de Pénia, Eros se trouve dans la condition
que voici. D’abord, il est toujours pauvre, et il s’en faut de beaucoup qu’il soit délicat et
beau, comme le croient la plupart des gens. Au contraire, il est rude, malpropre, va-nu-pieds
et il n’a pas de gîte, couchant toujours par terre et à la dure, dormant à la belle étoile sur le
14
pas des portes et sur le bord des chemins, car, puisqu’il tient de sa mère, c’est l’indigence 25
qu’il a en partage. A l’exemple de son père en revanche, il est à l’affût de ce qui est beau et
de ce qui est bon, il est viril, résolu, ardent, c’est un chasseur redoutable ; il ne cesse de
tramer des ruses, il est passionné de savoir et fertile en expédients 26, il passe tout son temps à
philosopher, c’est un sorcier redoutable, un magicien et un expert. Il faut ajouter que par
nature il n’est ni immortel ni mortel. En l’espace d’une même journée, tantôt il est en fleur,
plein de vie, tantôt il est mourant ; puis il revient à la vie quand ses expédients réussissent en
vertu de la nature qu’il tient de son père ; mais ce que lui procurent ses expédients sans cesse
lui échappe ; aussi Eros n’est-il jamais ni dans l’indigence ni dans l’opulence27.
Par ailleurs, il se trouve à mi-chemin entre le savoir et l’ignorance. Voici en effet ce qui
en est. Aucun dieu ne tend vers le savoir ni ne désire devenir savant, car il l’est ; or, si l’on
est savant, on n’a pas besoin de tendre vers le savoir. Les ignorants ne tendent pas davantage
vers le savoir ni ne désirent devenir savants. Mais c’est justement ce qu’il y a de fâcheux
dans l’ignorance : alors que l’on n’est ni beau ni bon ni savant, on croit l’être suffisamment.
Non, celui qui ne s’imagine pas en être dépourvu ne désire pas ce dont il ne croit pas devoir
être pourvu.
SOCRATE : Qui donc, Diotime, sont ceux qui tendent vers le savoir, si ce ne sont ni les
savants ni les ignorants ?
DIOTIME : D’ores et déjà, il est parfaitement clair même pour un enfant que ce sont ceux
qui se trouvent entre les deux, et qu’Eros doit être du nombre.
Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson modifiée, 203c-204b
DIOTIME : Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des
choses de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant
son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever
toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux
beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des
occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances
qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la
science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.
Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson, 211b-211c
Ainsi, bien que le désir révèle un manque, il est aussi le moyen de combler ce manque et
de nous élever vers l’Idéal. La vision platonicienne du désir est donc loin d’être négative !
Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une
souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont
contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est
courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-
même qu’apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une
déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction
d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme
l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa
25
La pauvreté.
26
Moyen ingénieux et rapide d’arriver à ses fins.
27
Grande richesse, extrême abondance de biens matériels.
28
Cf. le cours sur Socrate.
15
misère jusqu’à demain. – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que
nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles
qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur
durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en
réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se
manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est
impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de
tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement
altéré.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, § 38
16
chaque chose afin qu’ainsi nous soyons toujours déterminés à agir par un affect de joie. »
(Ethique, V, 10, scolie). Spinoza s’oppose ainsi à tous les philosophes classiques pour qui
philosopher, c’est apprendre à mourir (Platon, Montaigne), et qui recommandaient de méditer
la mort (Stoïciens) : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une
méditation non de la mort mais de la vie. » (Ethique, IV, 67)
Aux mines de sel de Salzbourg, on jette, dans les profondeurs abandonnées de la mine, un
rameau d’arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après on le retire couvert de
cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la
patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants, mobiles et éblouissants ; on ne
peut plus reconnaître le rameau primitif.
Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se
présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. […]
Ce phénomène, que je me permets d’appeler la cristallisation, vient de la nature qui nous
commande d’avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les
plaisirs augmentent avec les perfections de l’objet aimé, et de l’idée : elle est à moi.
Stendhal, De l’Amour, I, 2, p. 34-35
C’est sans doute pour éviter de tomber dans cette illusion que Lucrèce nous met en garde
contre les dangers de l’amour et les croyances trompeuses de l’âme amoureuse, et qu’il
recommande aux amants d’ouvrir les yeux sur les défauts de la personne aimée32 !
29
Sortie de la religion.
30
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Des contempteurs du corps ».
31
Pascal, Pensées, § 99.
32
Lucrèce, De la Nature des choses, IV.
17
Conclusion : la marionnette et le volcan
On peut concevoir le désir comme pulsion ou comme attraction. Ça pousse ou ça tire : le
volcan33 (la fontaine, le geyser) ou la marionnette34 (l’aimant). Cette distinction est à relier
avec les interactions possibles entre désir et pensée. Généralement, si on conçoit le désir
comme attraction, c’est qu’on le conçoit comme déterminé par la pensée. C’est la pensée qui
nous élève en nous permettant de saisir quelque chose de divin, de transcendant, qui nous
dépasse, qui est au-dessus de nous : Dieu, la Vérité, l’Idéal, le Beau, etc. Au contraire, une
conception du désir comme pulsion va généralement de pair avec l’idée que la poussée vient
d’en bas. C’est l’inconscient, le primitif, la matière, l’énergie qui pousse : ça bouillonne. La
terre (la matière) pousse, le ciel (l’idée) tire : et la flamme du désir monte, unissant le ciel et la
terre. N’est-ce pas magnifique… Eros dansant et crépitant joyeusement.
Sans surprise, on trouve l’idée d’attraction chez les idéalistes (Platon notamment) et l’idée
de pulsion chez les matérialistes (Freud). Nietzsche est peut-être exactement à mi-chemin
entre les deux : il est plutôt matérialiste, mais il n’aime la matière que pour autant qu’elle
monte jusqu’aux cieux !
Pour désirer il faut un état désiré, donc un « manque » ; mais il faut aussi désirer cet état
ou cet objet. Ceux qui insistent sur le premier aspect voient le désir comme manque, les autres
y voient avant tout un excès. Ces deux points ne sont pas nécessairement contradictoires, ils
peuvent être pensés comme deux aspects complémentaires.
Le bonheur est étroitement lié au désir : en effet, l’objet par excellence du désir n’est-il pas
le bonheur ? Et le bonheur ne consiste-t-il pas en la satisfaction de nos désirs ? Nous allons
donc commencer par étudier les relations entre le bonheur et le désir.
Le bonheur est dans la satisfaction de nos désirs : telle est la thèse hédoniste. L’hédonisme
est la conception qui fait du plaisir la valeur suprême, le but de la vie, qui identifie bonheur et
plaisir. Or le plaisir est conçu comme ce qui accompagne la satisfaction de tout désir ; donc le
bonheur consistera, pour l’hédoniste, dans la satisfaction des désirs.
On peut distinguer deux versions principales de la théorie hédoniste : il y a ceux qui
affirment que le bonheur consiste à satisfaire tous nos désirs, et ceux qui recommandent de ne
chercher à satisfaire que certains désirs. Les hédonistes modérés et les hédonistes démesurés,
pourrait-on dire.
SOCRATE : Considère si tu ne pourrais pas assimiler chacune des deux vies, la tempérante et
l’incontinente, au cas de deux hommes, dont chacun posséderait de nombreux tonneaux, l’un
33
On trouve cette image chez Michel Onfray, philosophe contemporain matérialiste, hédoniste et athée.
34
On trouve cette image chez Platon, dans les Lois, 644d.
18
des tonneaux en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait et
beaucoup d’autres remplis d’autres liqueurs, toutes rares et coûteuses et acquises au prix de
mille peines et de difficultés ; mais une fois ses tonneaux remplis, notre homme n’y verserait
plus rien, ne s’en inquiéterait plus et serait tranquille à cet égard. L’autre aurait, comme le
premier, des liqueurs qu’il pourrait se procurer, quoique avec peine, mais n’ayant que des
tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine des
plus grands ennuis. Si tu admets que les deux vies sont pareilles au cas de ces deux hommes,
est-ce que tu soutiendras que la vie de l’homme déréglé est plus heureuse que celle de
l’homme réglé ? Mon allégorie t’amène-t-elle à reconnaître que la vie réglée vaut mieux que
la vie déréglée, ou n’es-tu pas convaincu ?
CALLICLÈS : Je ne le suis pas, Socrate. L’homme aux tonneaux pleins n’a plus aucun plaisir,
et c’est cela que j’appelais tout à l’heure vivre à la façon d’une pierre, puisque, quand il les a
remplis, il n’a plus ni plaisir ni peine ; mais ce qui fait l’agrément de la vie, c’est d’y verser le
plus qu’on peut.
Platon, Gorgias, 493b – 494b
Calliclès définit le bonheur comme la capacité de satisfaire tous nos désirs, y compris nos
passions les plus intenses :
CALLICLÈS : Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute
franchise : pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de
les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, il faut être capable de leur donner
satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils
éclosent. […] [L]e luxe, l’intempérance et la liberté, quand ils sont soutenus par la force,
constituent la vertu et le bonheur.
Platon, Gorgias, 492a – 492c
Un succès constant dans l’obtention de ces choses que, de temps en temps, l’on désire,
autrement dit une constante prospérité, est appelé félicité. J’entends la félicité en cette vie.
Car il n’y a rien qui ressemble à la béatitude perpétuelle de l’esprit, tant que nous vivons ici,
parce que la vie n’est elle-même que le mouvement et ne peut être ni sans désir, ni sans
crainte.
Hobbes, Léviathan, I, 6
Dom Juan est un hédoniste au sens de Calliclès et de Hobbes : il cherche à satisfaire sans
cesse tous ses désirs, notamment ses désirs de conquêtes féminines. L’inconvénient d’une
telle théorie est qu’un tel bonheur n’est pas facile à atteindre. L’homme est plein de désirs
infinis et démesurés : s’il cherche à satisfaire tous ses désirs, y compris les plus fous, ne
risque-t-il pas d’être voué à l’échec et à la frustration, et ainsi de rencontrer un malheur
cinglant au lieu du bonheur tant espéré ?
(1) les désirs/plaisirs naturels et nécessaires : ex : manger et boire quand on a faim et soif.
Ces plaisirs sont tous ceux qui sont naturels et nécessaires à notre survie.
(2) les désirs/plaisirs naturels mais non nécessaires : ex : manger des mets raffinés
(3) les désirs/plaisirs ni naturels ni nécessaires : ex : le désir de gloire, de richesse, etc.
19
Epicure affirme que seuls les plaisirs de la catégorie (1) sont à satisfaire pour atteindre
l’ataraxie. Les plaisirs de la catégorie (2) sont à éviter, dans la mesure du possible, car il faut
apprendre à se contenter de peu. Enfin, les désirs de la catégorie (3) sont à fuir absolument,
car ils nous apporteront bien plus de maux (jalousie, etc.) et de troubles que de bien.
Aujourd’hui, « épicurien » signifie « bon vivant » : on entend par là quelqu’un qui mange
bien, qui boit bien, qui savoure tous les plaisirs de la vie. Mais à l’origine, le véritable
épicurien est bien plutôt un ascète, un personnage austère qui vit dans une simplicité extrême,
qui ne mange que du pain, des olives et de l’eau et s’en contente. Le véritable épicurien
ressemble davantage au moine dans son monastère qu’au bon vivant dans son restaurant.
On peut pousser un peu plus loin la théorie d’Epicure : si l’objectif est d’atteindre
l’ataraxie, pourquoi ne pas modifier tous ses désirs, même les plus simples, s’ils ne peuvent
être satisfaits ? Ainsi notre bonheur, qui pour Epicure dépend encore de notre capacité à
satisfaire nos plaisirs, et donc du monde extérieur, ne dépend plus que de nous. Celui qui ne
désire que ce qu’il peut avoir ne restera jamais frustré ; au contraire, tous ses désirs seront
toujours satisfaits, et il connaîtra donc un bonheur perpétuel et indépendant de la fortune.
Souviens-toi donc de ceci : si tu crois soumis à ta volonté ce qui est, par nature, esclave
d’autrui, si tu crois que dépende de toi ce qui dépend d’un autre, tu te sentiras entravé, tu
gémiras, tu auras l’âme inquiète, tu t’en prendras aux dieux et aux hommes. Mais si tu penses
que seul dépend de toi ce qui dépend de toi, que dépend d’autrui ce qui réellement dépend
d’autrui, tu ne te sentiras jamais contraint à agir, jamais entravé dans ton action, tu ne t’en
prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras aucun acte qui ne soit volontaire ;
nul ne pourra te léser, nul ne sera ton ennemi, car aucun malheur ne pourra t’atteindre.
Epictète, Manuel, I, 1
Ce qui dépend de nous, ce sont nos désirs et nos pensées : tout ce qui est notre œuvre. Ce
qui ne dépend pas de nous, ce sont le corps (la santé et la maladie), la richesse, la réputation,
le pouvoir, etc. (Epictète, Ibid.)
Une fois que nous avons fait la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en
dépend pas, nous pouvons tâcher de modifier nos désirs : il faut supprimer tous nos désirs qui
portent sur le destin (ce qui ne dépend pas de nous) afin de se rendre indépendant de la
fortune. Si nous ne désirons que des choses qui dépendent de nous, nos désirs seront toujours
satisfaits, donc nous connaîtrons un bonheur parfait.
« Ne cherche pas à ce que les événements arrivent comme tu veux, mais veuille que les
événements arrivent comme ils arrivent, et tu seras heureux. » (Epictète, Manuel, VIII)
Par exemple, si nous avons clairement conscience de la distinction entre ce qui dépend de
nous et ce qui est au contraire impossible, nous ne désirerons pas plus être en bonne santé
20
quand nous sommes malades que nous ne désirons posséder les royaumes de la Chine ou du
Mexique35. Et ainsi nous ne souffrirons pas de ne pas avoir cette chose complètement
inaccessible (la santé).
Il s’agit de changer nos désirs plutôt que « l’ordre du monde » 36. Mais cela ne signifie pas
pour autant une acceptation passive de notre sort. La seule chose qui doit être acceptée, c’est
la nécessité, ce que nous ne pouvons pas changer.
Ainsi, ressentant de la douleur en leurs corps, [les grandes âmes] s’exercent à la supporter
patiemment, et cette épreuve qu’elles font de leur force, leur est agréable ; ainsi, voyant leurs
amis en quelque grande affliction, elles compatissent à leur mal, et font tout leur possible
pour les en délivrer, et ne craignent pas même de s’exposer à la mort pour ce sujet, s’il en est
besoin. Mais, cependant, le témoignage que leur donne leur conscience, de ce qu’elles
s’acquittent en cela de leur devoir, et font une action louable et vertueuse, les rend plus
heureuses, que toute la tristesse, que leur donne la compassion, ne les afflige.
Descartes, Lettre à Elisabeth, 18 mai 1645
[O]n doit souvent énumérer et imaginer les périls communs de l’existence, et songer à la
façon de les éviter et de les surmonter le mieux possible par la présence d’esprit et par la
force d’âme. Mais il convient de noter qu’en ordonnant nos pensées et nos images nous
devons toujours prêter attention (…) à ce qu’il y a de bon en chaque chose afin qu’ainsi nous
soyons toujours déterminés à agir par un affect de Joie.
Spinoza, Ethique, V, prop. 10, scolie
D’ailleurs chez Spinoza l’acceptation du destin prend la forme de l’amour de Dieu, c’est-à-
dire de la Nature (l’Univers, le Tout : Spinoza est panthéiste : pour lui, Dieu ne désigne rien
d’autre que la totalité de la nature). Accepter le destin cela signifie, pour Spinoza, prendre
35
Descartes, Discours de la méthode, III.
36
« Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs
plutôt que l’ordre du monde » (Descartes, Discours de la méthode, III).
21
conscience du fait que nous ne sommes qu’une partie du Tout éternel et indestructible. Aimer
le Tout, c’est donc nous aimer nous-mêmes et nous concevoir « sous l’espèce de l’éternité ».
1. Platon
On peut s’amuser à trouver le processus de sublimation chez Platon, bien que ni le terme ni
le concept n’apparaissent explicitement. En effet, on peut voir une sublimation dans le
passage des désirs de base aux désirs les plus élevés. Pour Platon, Eros est la puissance semi-
divine qui permet d’effectuer cette conversion du regard, cette élévation de l’homme.
Diotime : Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses
de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point
de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours,
comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à
tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les
belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers
cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-
même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.
Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson, 211b – 211c
2. Nietzsche
Chez Nietzsche, l’idée de sublimation est déjà nettement plus explicite. Se souvenant de la
distinction que faisait Platon entre ceux qui sont féconds selon le corps de ceux qui sont
féconds selon l’âme37, Nietzsche analyse la chasteté de « ceux qui sont féconds selon l’âme »,
c’est-à-dire celle des grands esprits féconds et inventifs :
[O]n trouvera toujours [la pauvreté, l’humilité et la chasteté] à un certain degré [dans la
vie de tous les grands esprits féconds et inventifs]. Pas le moins du monde, cela va de soi,
comme si elles constituaient en quelque sorte leurs « vertus » – qu’importent les vertus pour
cette espèce d’homme ! –, mais comme les conditions les plus propres et les plus naturelles
de leur existence dans ce qu’elle a de meilleur, de leur fécondité dans ce qu’elle a de plus
beau. A cet égard, il est fort possible que leur spiritualité dominante ait dû commencer par
serrer la bride à un orgueil effréné et irritable ou à une sensualité malicieuse (…). Mais elle y
est parvenue, étant justement l’instinct dominant, qui a imposé ses exigences en dépit de tous
37
Platon, Le Banquet, 208c – 209a. Cf. cours sur le désir, II, B, 4.
22
les autres instincts – elle y parvient encore ; si elle n’y parvenait pas, elle ne dominerait
justement pas. (…) Pour ce qui est (…) de la « chasteté » des philosophes, cette espèce
d’esprit trouve manifestement sa fécondité ailleurs que dans des enfants (…). Tout artiste sait
quel effet nuisible exercent les relations sexuelles dans les états de grande tension et de
grande préparation spirituelle ; (…) c’est leur instinct « maternel » qui dispose ici
impitoyablement, au profit de l’œuvre en devenir, de tous les autres stocks et suppléments de
force, de vigor38 de la vie animale : la force la plus importante consomme alors la plus
modeste.
Nietzsche, Généalogie de la morale, III, 8
C’est à partir de cette idée de sublimation que Nietzsche distingue, en quelque sorte, un
« bon ascétisme » et un « mauvais ascétisme » : il dénonce l’injonction chrétienne à réprimer
les désirs et les passions et invite plutôt à les sublimer, c’est-à-dire à les transfigurer, à les
« spiritualiser » :
Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs
victimes avec la lourdeur de la bêtise, – et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles
se marient à l’esprit, où elles se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise dans la
passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, – tous les
anciens jugements moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ». La plus
célèbre formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon
sur la Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. Il
y est dit par exemple avec application à la sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de
chute, arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce précepte. Détruire les
passions et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites
désagréables de leur bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une forme aiguë de la
bêtise. Nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles ne fassent
plus mal... On avouera d’autre part, avec quelque raison, que, sur le terrain où s’est
développé le christianisme, l’idée d’une « spiritualisation de la passion » ne pouvait pas du
tout être conçue. Car l’Eglise primitive luttait, comme on sait, contre les « intelligents », au
bénéfice des « pauvres d’esprit » : comment pouvait-on attendre d’elle une guerre intelligente
contre la passion ? – L’Eglise combat les passions par l’extirpation radicale : sa pratique, son
traitement c’est le castratisme. Elle ne demande jamais : « Comment spiritualise-t-on,
embellit-on et divinise-t-on un désir ? » – De tous temps elle a mis le poids de la discipline
sur l’extermination (de la sensualité, de la fierté, du désir de dominer, de posséder et de se
venger). – Mais attaquer la passion à sa racine, c’est attaquer la vie à sa racine : la pratique de
l’Eglise est nuisible à la vie…
Nietzsche, Crépuscule des idoles, VI, 1
Nietzsche encourage à la sublimation ; mais il refuse l’idée que nous cherchons le bonheur.
Il valorise donc la sublimation tout en dévalorisant l’idée de bonheur. On ne peut donc pas
vraiment dire que Nietzsche recommande de chercher le bonheur par la sublimation. Il faut
plutôt dire qu’il préfère la sublimation, le dépassement, au bonheur39.
3. Freud
Prolongeant les analyses de Nietzsche, Freud a élaboré une véritable théorie de la
sublimation. Pour Freud, la sublimation désigne le processus par lequel l’énergie d’une
pulsion primitive (sexuelle ou agressive) est déplacée vers des buts socialement valorisés
(travail, recherche scientifique, création artistique, etc.).
Il faudrait donc se représenter l’homme comme un être disposant d’une certaine quantité
d’énergie pulsionnelle (ou libido40) qui tendrait naturellement vers certains objets déterminés,
tout comme l’eau des rivières se dirige naturellement vers la mer. Et, tout comme on peut
dévier les cours d’eau naturels en construisant des canaux afin d’irriguer les jardins, l’homme
38
Force, en latin.
39
Lire à ce sujet l’étonnant § 225 de Par-delà bien et mal.
40
Energie psychique de la pulsion sexuelle.
23
pourrait détourner sa libido de ses buts naturels et la canaliser vers des objectifs culturels. Il
pourrait ainsi mettre son énergie animale, sauvage, au service des fins que lui donne sa raison.
On peut penser ici à l’image platonicienne du cocher guidant le cheval noir du désir41.
Par exemple, le désir d’agression qui se manifeste originellement dans la guerre peut être
sublimé dans le sport (pour le peuple) ou dans les joutes oratoires au parlement (pour l’élite).
On peut interpréter l’ensemble du processus de civilisation à partir de l’idée de sublimation :
c’est ce qu’a fait le sociologue Norbert Elias en s’appuyant sur la philosophie freudienne 42.
On peut aussi mettre l’accent sur le renoncement pulsionnel : Freud a remarqué que la culture
est édifiée sur du renoncement pulsionnel ; Marcuse dira, dans le contexte révolutionnaire des
années 1960, que ce renoncement est allé trop loin, et que nous pâtissons plus de ce
renoncement que nous ne profitons de ses effets 43. La matrice de toutes ces réflexions se
trouve dans Le Malaise dans la culture, court ouvrage de Freud qui étudie les relations entre
les pulsions spontanées de l’individu et la culture (religion, morale, etc.).
Autre exemple de sublimation : utilisez votre énergie bouillonnante pour participer au
cours plutôt que pour bavarder, ce sera une belle sublimation !
41
Cf. cours sur le désir, IV, C, 1.
42
Lire par exemple Le Procès de civilisation de Norbert Elias : l’auteur y montre que c’est la curialisation
(imitation des pratiques de la cour du roi) des mœurs qui est au principe du procès (processus) de civilisation en
Europe.
43
Cf. Herbert Marcuse, Eros et civilisation.
44
« Un affect ne peut être ni réprimé ni supprimé si ce n’est par un affect contraire et plus fort que l’affect à
réprimer », écrit Spinoza dans l’Ethique (IV, 7). Les affects incluent les désirs mais aussi tout sentiment, toute
émotion, tout ce qui relève de l’affectivité. Spinoza peut étendre l’idée que nous affirmons dans le cas du désir à
n’importe quel affect car selon lui, tout affect (émotion) est une augmentation (affect joyeux : joie, amour, etc.)
ou une diminution (affect triste : tristesse, haine, etc.) de la puissance de l’individu.
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2. Le lion de Kant : le respect
Kant semble s’être trouvé face au même problème. Il commence par définir la moralité
comme le fait d’agir purement par devoir, en s’opposant à nos désirs naturels et égoïstes (par
exemple, être honnête malgré mon désir de m’enrichir, par pure moralité, simplement parce
que ma raison me commande d’être honnête). Kant s’est trouvé face au problème suivant :
comment ma raison peut-elle me pousser à agir, à être honnête, alors qu’elle doit s’opposer à
des désirs multiples et puissants ? Il faut pourtant que l’action morale soit compréhensible du
point de vue psychologique : il faut qu’elle ait une cause, donc qu’il y ait un certain
sentiment, un certain désir qui nous pousse à l’accomplir. De façon similaire à Platon, Kant a
alors introduit la notion de « pur respect pour la loi morale » : ce sentiment de respect est le
désir, capable de s’opposer aux autres désirs, qui donne sa force à la raison.
Raison Respect Désirs
Indique la loi morale Désire suivre la loi morale Désirent satisfaire l’intérêt
égoïste
3. La tripartition freudienne
On trouve encore une structure ternaire chez Freud : le Moi est tiraillé entre ses désirs
inacceptables venus de son tréfonds (le Ça) et les exigences sociales venues de l’extérieur et
incarnées par le Surmoi. C’est le Surmoi qui impose au Moi et au Ça le respect des lois
morales et sociales.
Moi Surmoi Ça
Instance psychique centrale, Père intériorisé, instance Désir primitif, aveugle,
tiraillée entre le Ça et le Surmoi psychique qui représente les spontanément égoïste
impératifs sociaux et les impose au
Moi
Annexes
A. Quelques idées supplémentaires
On désire toujours dans un contexte
Tout désir suppose un monde structuré par des renvois de finalité. Pensez au menuisier
dans son atelier : c’est un monde structuré par de multiples renvois : chaque outil sert à faire
certaines choses, à construire certains objets : chaque outil à sa fonction, son utilité. De même,
la jeune fille qui désire une robe ne la désire qu’à partir d’un contexte (social, culturel,
politique, économique), d’un « monde ». Cela ne constitue à vrai dire qu’une extension de la
thèse selon laquelle tout désir est déterminé par autrui ; mais c’est une extension
significative : autrui n’est qu’un terme dans le réseau touffu de significations et de renvois qui
constituent le monde de chacun. (Heidegger, Deleuze)
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notre désir égoïste crée une tension entre nous et les autres qui est l’origine de la mauvaise
conscience (Freud, Le Malaise dans la culture, IV, V, VII, VIII). C’est encore une idée
présente chez René Girard : la nature mimétique du désir entraîne la rivalité, la compétition
pour les mêmes objets. La crise ne peut être évitée que par la désignation d’un bouc émissaire
sur lequel se décharge la haine collective. Ainsi, paradoxalement, ce sont plutôt les désirs
communs aux hommes qui sont facteurs de discorde. On pourrait également suggérer des
analyses de la guerre à partir de la dimension économique : toute guerre n’est-elle pas
essentiellement la conséquence d’une rivalité pour des biens rares (territoires, ressources
naturelles, etc.) qui font l’objet d’un désir commun ?
Métaphore et métonymie
Le désir se transmet d’un objet à l’autre par métaphore et métonymie. Si je désire un objet,
je désirerais aussi ceux qui lui ressemblent (métaphore) ou qui lui sont liés par tout autre lien
(métonymie), parce qu’ils me rappellent cet objet. Exemple : le renard aime les champs de blé
parce que leur couleur lui rappelle les cheveux du Petit Prince. La pathologie fétichiste naît
d’une métonymie excessive : quand on aime excessivement la chaussure de son amante, etc.
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Autres formes d’addiction : jeux vidéos, télé, amant(e)…
Quelques citations
- « Il tourne dans le cercle étroit de ses plaisirs, comme un jeune chat jouant avec sa queue. »
(Goethe, Faust, La cave d’Auerbach à Leipzig)
- « Les étoiles, on ne les désire pas. » (Goethe) C’est-à-dire qu’on ne désire pas ce qui nous
semble inaccessible.
- « [N]otre volonté de savoir s’est élevée sur le fondement d’une volonté bien plus puissante,
celle de ne pas savoir, de nous confier à l’incertain et au non-vrai. Cette volonté de savoir
n’est pas l’antithèse de l’autre, mais son expression la plus raffinée. » (Nietzsche, Par-delà
bien et mal, § 24)
- « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de
l’amour. » (La Rochefoucauld, Maximes, § 136)
- « Le désir est une invite au désir » (Sartre).
- « Toutes les passions sont des désirs qui vont seulement d’humain à humain et non vers les
choses » (Kant, Anthropologie au point de vue pragmatique).
Filmographie
- Wim Wenders, Les Ailes du désir.
- Beigbeder, 99 francs (sur la publicité).
Slavoj Zizek
Le philosophe slovène contemporain Slavoj Zizek élabore une philosophie du désir qui
s’inspire du marxisme et de la psychanalyse (Lacan). Sa force est sa capacité à transposer les
résultats de l’analyse philosophique et psychologique dans les conditions de vie modernes. Il
excelle à déceler, dans les moindres phénomènes de la vie (bouton d’ascenseur, offres
promotionnelles, chocolats Kinder, etc.) des indications sur la nature de notre désir. De même,
il s’amuse à « décoder » les œuvres d’art contemporaines (notamment cinématographiques)
pour nous dévoiler leur sens psychanalytique, économique ou philosophique.
Idées de lecture
- Platon, Le Banquet : texte canonique sur l’amour.
- Freud, Le Malaise dans la culture.
C. Questions et sujets
Quelques questions d’auto-évaluation
Quelle est la différence entre désir et besoin ? Entre désir et volonté ?
Y a-t-il des désirs altruistes ?
Quelle est la conception platonicienne du désir ?
En quoi le désir est-il un manque ?
Peut-on désirer ce qu’on a ?
Comment peut-on penser le rapport entre désir et souffrance ? (3 possibilités)
Le désir est-il kamikaze ?
Comment penser le rapport entre désir et ennui ?
Qu’est-ce que l’ennui selon Schopenhauer ?
Comment peut-on penser le rapport entre désir et conscience ?
Donnez un exemple permettant d’illustrer la conception du désir comme excès.
Quels sont les deux grands types de désirs en l’homme ?
Quelle est la conception spinozienne du désir ?
Comment défendre l’idée que tout désir est désir de vie ?
Donnez trois illustrations du désir d’immortalité.
Comment peut-on nier que tout désir ait un objet ?
Comment peut-on penser le désir de mort ? (2 manières)
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Donnez trois manières de penser le rapport entre désir et autrui.
Qu’est-ce que la sublimation ? Qu’est-ce que l’émulation ? Qu’est-ce que la bienveillance ? Qu’est-ce que la
cristallisation ?
Qu’est-ce que la pulsion buccale ? Quelle théorie permet-elle d’illustrer ?
Expliquez la conception triangulaire du désir.
Expliquez les deux métaphores platoniciennes de l’âme.
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