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celles de Hegel (Etat), de Marx (société) et de 1970), la Somme et le reste (Bélibaste, 1970),
Nietzsche (civilisation). Hegel, Marx, Nietzsche la Fin de l'histoire (Minuit, 1970), Hegel,
ou le royaume des ombres paraît en 1975. L'in- Marx, Nietzsche (Castermann, 1975), le
terprétation lefebvrienne de Nietzsche appa- Temps des méprises (Stock, 1975), De l'Etat (4
raît de la façon la plus claire dans cet vol., 10/18, 1975-78), Une pensée devenue
ouvrage-là, comme elle était apparue dans la monde (Fayard, 1980), Qu'est-ce que penser ?
Fin de l'histoire (1971) ou apparaîtra dans la (Publisud, 1985)...
Présence et l'absence (1980). Mais sa passion
pour l'auteur du Zarathoustra est bien anté-
rieure, et date de l'époque où, jeune philoso-
phe, il suivait les cours de Blondel à Aix-en-
HENRI LEFEBVRE :
Provence et, une fois à Paris, participait, avec
tous les livres disponibles en France
les autres membres du groupe Philosophies
(Pierre Morhange, Norbert Guterman, Geor- Anthropos : Méthodologie des sciences
ges Politzer...), aux expériences avant- (2002), Contribution à l'esthétique (2001),
gardistes des années 1920. Rabelais (2001), La fin de l'histoire (2001),
Son Nietzsche de 1939 n'est donc pas L'existentialisme (2001), Du rural à l'urbain
une improvisation. Mais il introduit à une (2001, Espace et politique (2000), La pro-
«dialectique tragique», à un nietzschéisme duction de l'espace (2000), Actualité de Fou-
s'intégrant «naturellement dans la conception rier (1975), Trois textes pour le théâtre
marxiste de l'homme», à un Nietzsche qu'au- (1972).
jourd'hui, après le travail d'édition critique
de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, après Arche éditeur : Critique de la vie quoti-
les lectures de Nietzsche effectuées par Jas- dienne, Vol. 1, 2 et 3 (1977-1983), Diderot
pers, Heidegger, Cacciari, Foucault, Vattimo, ou les affirmations… (1983), Musset (1970).
Lyotard, Derrida, et évidemment Deleuze, on
ne reconnaît presque plus. Aussi, indépen- Aubier : Lukacs 1955 (1986).
damment de l'opération politique décisive
qu'il traduit - consistant à montrer tout ce qui Cairn : Pyrénées (1999).
chez Nietzsche ne pouvait pas être récupéré Denoël : Vers le cybernanthrope (1971).
par la pensée d'extrême droite ou «l'idéologie
hitlérienne» -, le livre dit-il davantage de Le- Fata Morg. : Le jeu de Kostas Axelos
febvre lui-même, qui, à l'époque, plaçant les (1973).
premières balises de son cheminement, entre
Nietzsche et Marx, saint Augustin et Pascal, Fayard : Une pensée devenue monde…
savait peut-être qu'il chercherait toujours à (1980).
concilier «le conçu et le vécu». Il est un mot de
Nietzsche, «quelque chose d'infiniment saluble», Gallimard : Morceaux choisis de Hegel
qu'il continuera à entendre toute sa vie : (1995), Le manifeste différencialiste (1970).
«Refusez les consolations !» Méridiens : La somme et le reste (1989), Le
nationalisme contre les nations (1988).
(1) Les éditions Syllepse, depuis 1999, réédi-
tent tout Lefebvre. Sont disponibles : la Cons- Minuit : Introduction à la modernité (1977).
cience mystifiée, Métaphilosophie, Eléments
de rythmanalyse, Du contrat de citoyenneté, Seuil : L'idéologie structuraliste (1975).
Mai 68, l'irruption... Parmi les autres livres de
Lefebvre, on citera : le Marxisme (Que sais-je Stock : Le temps des méprises (1975).
?), Introduction à la modernité (Minuit, 1962), Syllepse : Métaphilosophie (2001), La cons-
Marx (PUF, 1964), Sociologie de Marx (PUF, cience mystifiée (1999), Mai 68, l'irruption…
1966), le Langage et la société (Gallimard, (1998), Éléments de rythmanalyse (1992),
1966), le Droit à la ville (Anthropos, 1968),
Du contrat de citoyenneté (1991), Nietzsche,
l'Irruption de Nanterre au sommet (Anthro-
préface de Michel Trebitsch (2003)
pos, 1968), Du rural à l'urbain (Anthropos,
1969), Manifeste différentialiste (Gallimard,
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sance qui a dévasté la ville, la transformant dans le monde du travail, sont-elles en train
d'abord en une grande ville. Les rythmes et la de tisser une autre structure urbaine? Les
portée de ces transformations dans la ville révolutions, pour pouvoir être ainsi dénom-
sont absolument inégaux, motif pour lequel il mées, doivent atteindre la structure fine de la
ne suffit pas de discuter les transformations vie. Et les redéfinitions, que l'usage de ces
de la ville à peine du point de vue de la technologies implique, indiquent une forte
concentration. inflexion, résultat de l'urbanisation générali-
La croissance inégale des nécessités et sée. Aujourd'hui, le tissu urbain prolifère,
des moyens pour les satisfaire, en fonction dans un monde colonisé par des objets.
des lieux sociaux et spatiaux des sujets Cet ouvrage nous amene à penser qu'à
concernés, doit être considérée lors de l'ana- la base des grands changements survenus en
lyse de la ville, devenue incapable d'accom- Occident, se trouvent les mouvements issus
moder ses contenus. La métaphore de la campagne. Mais aujourd'hui, seul l'ur-
empruntée à la physique, pour traduire les bain, comme cadre de vie, peut supporter la
aspects du phénomène urbain-métropolitain, critique radicale, celle qui compare le réel et
prend toute sa force: la ville implose et ex- le possible, démontant l'illusion urbanistique
plose vraiment. En d'autres termes, elle ré- e affrontant les stratégies de l'immobilier et
unit ce qui est disséminé et intègre de de l'État dans ce capitalisme d'organisation
manière inégale, en intensifiant et en accom- qui ne signifie pas, pour autant, organisé.
pliant cette force, en fragments éparpillés. Ce Finalement, la pression de la réalité ur-
raisonnement se vérifie lorsque l'on étudie le baine fait s'éclater, non seulement la ville
marché des terrains et du travail. historique mais aussi de nombreuses idéolo-
Le processus d'intégration des marchés gies qui ont fondé l'industrialisme, en dévoi-
et des marchandises à la ville (personnes, lant l'absurde d'une philosophie et d'une
choses) dure depuis des siècles. La ville poli- pratique qui font du travail une fin en soi,
tique résiste ; et c'est la ville commerciale, pour des millions de travailleurs en même
implantée sur la ville politique qui précède temps qu'elles lancent d'autres millions de
l'émergence du capital industriel. Si l'indus- personnes, dans des conditions inhumaines.
trie se rapproche de la ville, c'est pour se rap- La critique est urgente et le fait que cette so-
procher des capitaux et des capitalistes. ciété entre dans une période de révolution
Mouvement étrange et admirable, qui renou- urbaine ne signifie pas que la problématique
velle la pensée dialectique : la non-ville et urbaine puisse se résoudre facilement : cette
l'anti-ville vont conquérir la ville et la péné- société, fortement industrialisée, ne répond
trer, la faisant exploser. L'auteur arrive à pas à la problématique urbaine, par une
l'hypothèse théorique, une deuxième in- transformation capable de la solutionner; au
flexion : l'industrialisation, puissance coac- contraire, elle plonge dans le chaos, sous le
tive, devient réalité dominée, en période de couvert d'une idéologie de l'ordre et de la
crise profonde, au prix d'une énorme confu- satisfaction.
sion dans laquelle le passé et le possible, le L'importance de cet auteur pour les
mieux et le pire s'enchevêtrent. géographes, sans vouloir limiter son champ
On ne peut pas dire qu'il y ai une d'influence à la géographie, est due à son
science de la ville mais plutôt une connais- acuité quand il traite l'espace. Il corrige la
sance d'un processus global en formation. compréhension de l'espace sur le plan des
L'urbain ne se définit pas comme une réalité contenus – naturels, sociaux, économiques –
achevée mais comme un horizon possible. La et la mène vers un entendement Qui englobe
connaissance théorique ne peut laisser cet la dialectique de la forme et du contenu.
objet virtuel dans l'abstrait. Elle doit montrer Deux géographes ont décidé de mettre
le terrain sur lequel se fonde la pratique ur- cet ouvrage sur l’urbain, à la disposition des
baine concrète. Voici le nouveau. lecteurs brésiliens. Lecteurs attentifs et fidèles
L'urbain comme mode de vie soulève à l’œuvre de l’auteur, ils ont produit cette
diverses questions comme par exemple, celle version en portugais. Tout au long du livre,
de savoir jusqu'à quel point la révolution on perçoit leur souci et leur compromis, en
télématique, les modalités de transport de tant que spécialistes de l’œuvre de Lefebvre ;
masses, en rapport avec les changements ils apparaissent ici comme d’excellents tra-
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ducteurs. Connaissant les auteurs qui in- À quelle pratique socioculturelle se réfère-t-
fluencent Lefebvre et le parcours des notions il? Comment orienter ce processus? Com-
qu’il utilise, ils ne tombent jamais dans le ment le mouvement de la pensée de Lefebvre
piège de la vulgarisation. Grâce au travail de peut-il nous aider à répondre à toutes ces
ces deux géographes, on comprend que questions?
l’œuvre lefebvrienne fait partie d’une pensée Les problèmes posés par l'urbanisation
sur l’espace, dans le monde actuel. surviennent dans le domaine de la reproduc-
tion générale de la société et c'est là, à mon
Amélia Luisa Damiani (ameluisa@usp.br) avis, le point central du débat.
Odette Carvalho de Lima Seabra (fesea-
Je n'ai pas l'intention d'analyser toute
bra@ig.com.br)
l'œuvre de Henri Lefebvre car, bien que très
Membres du Programme d’Études sur Henri
fascinante, elle requiert une analyse de tout le
Lefebvre au Laboratoire de Géographie Ur-
XXe2 siècle. Sa production est immense et
baine – LABUR – à l’Université de São Paulo
profonde et révèle une pensée en mouvement
[membres du Programme : Amélia Luisa
qui ne se laisse pas emprisonner, comme celle
Damiani (ameluisa@usp.br) ; Ana Fani Ales-
de Marx, dans un système limité et figé. En
sandri Carlos (anafanic@usp.br) ; Margarida
fait, nous pouvons utiliser les propres com-
Maria de Andrade (labur@edu.usp.br) ;
mentaires de Lefebvre sur l´œuvre de Marx,
Odette Carvalho de Lima Seabra (fesea-
pour penser son œuvre " il s'agit avant tout,
bra@ig.com.br) ; Jorge Hajime Oseki (jhose-
d'une méthode d'analyse de la pratique so-
ki@usp.br) ; Silvana Maria Pintaudi
ciale et non une série de présuppositions, de
(mercatus@linkway.com.br)]
postulats et d'affirmations dogmatiques"3.
Pour lui, la fonction du Marxisme dans la
@@@@@@
pensée contemporaine, est de prolonger l'u-
topie. C'est pourquoi il construit la méthode
de la transduction, une pensée qui s'ouvre
sur le possible. Il nous place ainsi devant un
mouvement critique de la pensée, issu de
Marx, qui se prolonge et se surpasse.
Lefebvre critique la formulation du sa-
voir de même que sa limitation à la connais-
sance d'une collection de faits. Dans
l'immense complexité de son œuvre sur la
ville, sans vouloir l'épuiser ou simplifier le
Ana Fani Alessandri Carlos problème, une série de provocations nous
anafanic@usp.br incitent à penser et indiquent un chemine-
ment possible pour comprendre le phénomè-
LES DÉFIS À LA CONSTRUCTION DE LA ne urbain actuel, ce qui ne se fera pas sans
PROBLÉMATIQUE 1 URBAINE prendre de sérieux risques.
La construction de la problématique
C omment penser la ville, aujour-
d'hui, dans le cadre théorique que
nous propose l'œuvre de Henri Lefebvre?
urbaine nous oblige, dans un premier temps,
à considérer qu'elle ne se réfère pas seule-
ment à la ville mais qu'elle nous défie à pen-
La problématique urbaine contemple ser l'urbain. L'urbain apparaît, dans l'œuvre
un ensemble cohérent de problèmes. Que de Lefebvre, comme une réalité réelle et
ressort-il de cette pensée? Vers où le proces- concrète,
sus d'urbanisation entraîne-t-il la vie sociale?
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Pour Lefebvre, la problématique est théorique tandis Lefebvre se propose de ranimer le marxisme, de ma-
que la pratique spatiale est empirique et se réfère à la nière critique, qui permette une compréhension de la
vie au plan du vecu; cet aspect est riche et contemple le réalité moderne- une réflexion qui incorpore la prati-
subjectif, non en soi mais telle que perçue. C'est à ce que.
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niveau que se produisent les références, telles l'identité, Henri Lefebvre, le matérialisme dialectique p. 17
les luttes et la production de la ville. PUF, Paris, 1971
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en même temps qu'une virtualité c'est à dire de l'humain, ouvert, selon l'Auteur, aux rela-
une réalité en formation dont le projet est une tions conflictuelles entre le possible et le réel,
tentative de penser les transformations du car pour lui, le monde n'est pas un simple
présent et les multiples facteurs du possible. produit de contradictions objectives: il tient
La critique confronte le réel et le possible. La compte des déterminations possibles et des
stratégie réunit la théorie et la pratique. Ce décisions.
cheminement nous alerte contre l'atomisation Sur le chemin de la constitution de la
des recherches qui pensent la ville isolément, problématique urbaine, la récurrence / in-
que ce soit comme un cadre physique ou sistance autour de la signification de la no-
comme un milieu urbain dans lequel la ville tion de production, idée également présente
apparaît comme objet indépendant, isolé, dans l'œuvre de Marx, oriente la réflexion.
théâtre de l'action humaine vue seulement Dans bon nombre de ses livres, il réaffirme
dans sa négativité, chaotique, pour nous pla- l'importance de la "production" (et du déve-
cer devant la réalité en mouvement, en for- loppement de cette notion-reproduction).
mation, beaucoup plus riche et profonde. Au travers de cette notion importante,
Lefebvre interprète la production comme une
La problématique urbaine pas limitée à
création, l'auto-création de l'être humain avec
la ville, se réfère à la vie de l'homme, fondée
ses déterminations, possibilités et décisions.
sur une certaine conception du monde en
Lefebvre nous introduit à cette idée que le
même temps qu'elle révèle qu'il n'y a pas de
mode de production doit se reproduire mais
pensée sans utopie, sans exploration du pos-
que cette reproduction ne coïncide pas avec
sible. Grâce à cette idée, Lefebvre nous place
la production des moyens de production; elle
devant un nouvel humanisme4 basé sur un
s'effectuerait aussi à d'autres niveaux, nous
projet qui rompt le rationalisme (qui prend
confrontant à "de nouvelles productions":
l'aspect d'une domination) et projette la réali-
l'espace, l'urbain, le quotidien (la quotidien-
sation de la philosophie dans la pratique.
neté) qui expliquent le monde moderne. De
C'est ainsi que pour formuler le projet poéti-
nouvelles productions, de nouvelles relations
que de changer tout l'aspect irréel de la vie,
jalonnent le sens et les possibilités créées au
Lefebvre introduit la notion de quotidienneté
long de l'histoire, par une société déterminée
– ce qui modifie les termes du problème-,
au sein de laquelle contradictions et conflits
donne une nouvelle idée de la pauvreté et de
surgissent car ces nouvelles productions se
la richesse des relations sociales permettant
heurtent aux permanences. Dans ce sens,
que l'on formule des exigences pratiques.
Lefebvre élucide aussi le moment que nous
Dans ce sens, le plan théorique s'articule au
vivons aujourd'hui: celui du passage de la
plan empirique, celui de la pratique socio-
production à la reproduction –qui constitue
spatiale qui concerne la vie. D'une part, l'état
le sens le plus profond de ce débat.
s'efface devant les intérêts des groupes
La réflexion déborde la sphère de la
humains et d'autrepart, la métamorphose de
production de marchandises, sans toutefois
la vie passe par l'intervention des intéressés
l'abandonner. Elle se réfère à d'autres ni-
et non par une simple consultation aux indi-
veaux de la réalité et change significative-
qués. Ici, son raisonnement s'élargit pour
ment les éléments d'analyse, indiquant une
penser l'auto-gestion. Dans ce sens, l'human-
problématique qui concerne l'ensemble de la
isme contemple la réalisation des virtualités
société. À la question de savoir où se formu-
lent les problèmes de la production de l'exis-
4
Pour l´humaniste marxiste, l´homme est le point de tence humaine, c'est à dire, l'existence sociale
départ de la pensée et de l´action révolutionnaire, qui des êtres humains, Lefebvre répond: dans le
montre la nécessité de réalisation/émancipation de quotidien. Mais c'est dans l'urbain que le
l´homme par l´abolition de sa condition d´exploité et quotidien s'installe, il complète. Un nouvel
d´opprimé, et la nécessité de sa libération. Pour Le- espace apparaît. Pour le moment le Mode de
febvre, l´homme, aujourd´hui, comprend mal ses rela- production capitaliste s'est étendu, et à mesu-
tions avec la société et, au lieu de les dominer, il se re qu'il se réalisait, il a envahi le monde; c'est
laisse dominer par ces relations, manipulées elles- le moment de la redéfinition de la ville, de
mêmes par les forces économiques et sociales; ceci son explosion, de l'extension des périphéries,
oblige à trouver une unité entre la conscience privée et de la construction d'un nouvel espace. La
la conscience sociale.
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problématique urbaine assume ainsi une di- fie que sa méthode relativise toute affirma-
mension mondiale: la société ne peut se défi- tion qui tendrait à s'ériger en absolu, pour
nir qu'à l'échelle planétaire et cette extension éclairer le possible, s'appuyant sur une pen-
de l'urbain ne se fera pas sans conflits et sée basée elle-même sur le virtuel (cette idée
drames. L'expansion du phénomène urbain prend son sens dans la transduction).
produit de nouvelles formes, fonctions et
Dans ce sens, la société urbaine ne dé-
structures, sans que les anciennes aient com-
signe plus la vie en ville, elle surgit de l'ex-
plètement disparu. D'autre part, dans le
plosion de la ville, conséquence de l'intense
monde moderne, il y a, selon Lefebvre, un
urbanisation. Suite aux problèmes de détério-
conflit entre les forces homogénéisantes et les
ration de la vie urbaine – en tant que moment
forces différenciatrices. Ceci signifie que de
historique - l'urbain englobe ou plutôt trans-
nouvelles catégories seront conçues, qui
cende la ville; c'est pourquoi pour Lefebvre, il
permettront de renforcer les résistances et
est possible d'analyser, grâce au concept de
leur donneront un sens jusqu'à ce qu'un nou-
l'urbain, le double processus de l'implosion-
veau type d'intelligibilité apparaisse5.
explosion, durant lequel la ville d'origine ne
Pour Lefebvre, ce qui défie la compré- disparaît pas avec la modernité mais l'agglo-
hension de notre époque, c'est exactement la mération se disperse autour d'elle. Ce terme
cohabitation entre les nouvelles et les ancien- désignerait un processus plus ample, "dans
nes relations subsistantes. Pour lui, nous lequel modernité et quotidienneté vont se
nous trouvons devant cet inconnu que nous développer dans le monde moderne". Ce
appelons modernité et mondialité6. La société terme bien que lié à la production, montre
se modernise, s'unifie, en même temps qu'elle bien ce qui se passe en dehors de l'entreprise
se différencie: c'est la fin d'une certaine his- et du travail. Le mode de production existant
toire e le début d'une historicité consciente et a amplifié le domaine de la marchandise,
dirigée7.. étendant son emprise sur tout le territoire,
Un des points forts de son oeuvre est inondant et redéfinissant les relations socia-
que la réflexion sur la mondialité indique la les. L'urbain accentue la production de la
spatialité –moment où l'espace prédomine quotidienneté8
sur le temps. L'espace porterait en lui la fina- La vie quotidienne pourrait déterminer
lité générale ou l'orientation commune de comment se réalisera la reproduction et ceci
toute activité, allant des travaux partagés à la n'est pas une trivialité. En d'autres termes, la
quotidienneté. L'espace entier devient le lieu vie quotidienne apparaît dans le contexte de
de reproduction de la vie matérielle et la reproduction, dominée et organisée par
humaine; quant à l'espace marchandise, il se elle. Il ne s'agit donc pas d'un espace-temps
réalise et se reproduit en tant que marchandi- laissé en liberté mais un espace d'attentions
se. qui tend à se constituer en systèmes car la
reproduction dans le monde moderne ne se
Quelques questions prennent un nou-
fait pas au hasard. Résultat du monde de la
veau sens à partir de ces travaux. En premier
marchandise, comme programme du capita-
lieu, la différenciation/imbrication entre les
lisme et de l'état qui organise la vie quoti-
concepts de la ville et de l'urbain, celui ci en
dienne parce qu'il organise la société de
processus de formation – parce qu´il s'agit
consommation.
d'une réalité réelle et concrète, en même
temps que virtuelle. C'est dans ces conditions Dans ce sens, Lefebvre affirme9 que la
que se prête à l'analyse, la discussion sur la problématique urbaine se déplace et modifie
formation de la société urbaine. L'urbain ac- profondément la problématique issue du
centuerait la constitution d'humanité de processus de l'industrialisation. Ceci parce
l'homme, thème que Lefebvre développe à qu'un saut qualitatif important accompagne
partir de sa préoccupation pour les sens plus la croissance quantitative de la production
profonds du terme reproduction. Cela signi-
5 8
Fin de l´histoire, page 300 Le retour à la dialectique –12 mots-clés
6 9
Conversation avec Henri Lefebvre, p. 19 Dans le livre Espace et politique, qui suit "Le droit à
7
idem, ibidem, p. 19 la ville", Ed. Anthropos, Paris.
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physique (naturel), décrit par Marx, aveugles leur vie quotidienne"13. En ce moment histori-
et spontanées: elles deviennent chaque fois que, la "ville œuvre" disparaît devant la géné-
plus contraignantes sous la couverture d'un ralisation du produit, dans la mesure où la
contrat (ou même à découvert)12 valeur de l'usage tend à se soumettre à celui
de l'échange, avec toutes les conséquence de
La caractérisation du monde moderne,
ce processus comme l'implosion des ancien-
lu au travers de la ville, comme celui de la
nes relations de voisinage, la perte d'identité
victoire de la valeur d'échange sur la valeur
causée par la destruction des référentiels ur-
d'usage, donne un autre sens au débat sur
bains issus du passé, et les valeurs anciennes
l'espace public et les modes d'appropriation.
qui se transforment et se confrontent dans la
On observe, en effet, une généralisation de
ville. Ici, les morphologies spatiale et sociale
l'espace en tant que marchandise, une géné-
se juxtaposent, exposant la ségrégation qui
ralisation de la propriété privée du sol ur-
apparaît sous formes multiples, avec la géné-
bain, et la formation d'un espace soumis à la
ralisation de la proprieté privée.
domination de la valeur d'échange par la
spéculation et les investissement du capital. Selon Lefebvre, "plusieurs marxistes"
En contrepartie, l'espace urbain est surtout ont négligé les questions relatives à l'espace
un usage, une valeur d'usage. Ceci démystifie et à l'urbain justement parce que la réflexion
le discours, si évident aujourd'hui, qui réduit marxiste portait, dès le début, sur l'analyse
le citoyen à la condition d'usager de services, critique de la production, au sens strict, d'un
dans un espace géométrique et visuel où la point de vue strictement économique, celui
vie quotidienne est programmée par la con- de l'entreprise et du travail productif. Ce
sommation manipulée. Ici, le droit à la ville, n'est que récemment qu'ils ont pris conscien-
celui de la possibilité d'appropriation des ce de cette problématique, et encore, "de ma-
espaces pour la vie dans toutes ses dimen- nière simplifiée". Lefebvre affirme qu'une
sions, perd de son sens. Ici, l'usager est réduit idéologie est apparue, acceptée par les
à la passivité et au silence, à moins qu'il ne se marxistes, selon laquelle, la production in-
révolte. dustrielle, porteuse de l'essentiel de la vie
sociale et politique, ne pose que des problè-
Ce conflit, entre l'usage et l'échange est
mes administratifs. En cas d'erreur, elle pro-
pratique et se réfère à une pratique socio-
viendra de la gestion capitaliste de l'industrie
spatiale réelle et concrète dans laquelle
et d'une planification rationnelle des forces
l'usage correspond à une nécessité humaine
productives. Ainsi, on tente de restituer sa
autour de laquelle surgissent les conflits. Ici,
cohérence au processus de croissance, en
la question du territoire, se pose, selon l'au-
simplifiant le réel car la réalité spatiale et ur-
teur, pour chacun et pour tous. C'est à ce ni-
baine se réduit à des sujets comme la rente de
veau que la propriété, en toute évidence, se
la terre, la spéculation immobilière et le rôle
confronte à l'appropriation de l'espace:
des promoteurs et des banques, ce qui n'est
l'échange et la valeur d'échange se heurtent à
pas faux mais limité.
l'usage, au corps et au vécu, sans toutefois se
limiter à ce niveau de la réalité. C'est ici qu- Les relations existantes sont très com-
'apparaît le rôle de l'état, fondamental pour la plexes: ainsi, pour l'individu, par exemple la
production de l'espace et de la ville. ville est le lieu du désir et d'un ensemble de
contraintes qui inhibent les désirs. La ville est
Dans ce sens, l'usage potentiel se révèle
le support du rêve et de l'imaginaire, qui ex-
lui aussi au travers de l'attention qui diffé-
plorent le possible. Les multiples fonctions de
rencie l'habiter (analysé comme activité,
la ville et de l'espace n'épuisent pas le réel:
comme œuvre) de l'habitat où la maison est
"l'espace et la ville sont être poétique et ex-
réduite à la fonction de marchandise; une
pression durement positive. La ville et l'ur-
fonctionnalité produite et déterminée pour
bain suscitent un savoir et un lyrisme,
des raisons techniques, "fournissant un ré-
composent une totalité ouverte et partielle,
ceptacle où les personnes peuvent installer
13
Introduction, p.XI, Boudon, F. Pessac de Le Courbu-
12
La survie du capitalisme, idem, pp. 116/117 sier Ed. Dunod, Paris, 1969.
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des niveaux de totalités plus vastes. Pourquoi tre et réduisant la ville à son cadre physique,
le marxisme devrait-il effacer le symbolique, inerte, passible d'intervention, transformant
le rêve et l'imaginaire?"14. les citoyens en usagers des moyens de con-
Le sens de la ville en tant qu'œuvre de sommation collective, installés dans l'espace
la civilisation ne se limite pas seulement à sa de la ville.
construction physique. Il se réfère aussi à la
La "réforme urbaine", qui apparaît sous
construction de l'humanité, de l'homme. Le
la forme fragmentaire de la rénovation par-
parcours de Lefebvre permet ainsi une lectu-
cellaire de la ville, au travers de l'ouverture
re de l'histoire et de notre condition dans le
de voies de trafic, de la construction de ponts
monde moderne, y compris l'idée d'un projet
et viaducs, des grands édifices ou même des
pour la société: la ville est un lieu de contra-
immeubles en co-propriété fermés, contribue
intes mais aussi celui de la liberté.
à créer des périphéries implosées, produits
La compréhension du contenu du
indiscutables du progrès, où tout est imposé
monde moderne passe par une discussion sur
par le " chantage de l'utilité". Celui-ci forge
la reproduction de la ville, aujourd'hui. Le
"le consentement de la société" grâce à des
défi consiste à penser la pratique socio-
projets spectaculaires présentés comme seule
spatiale, le sens des appropriations réelles et
solution possible. La ville, vidée de son sens
possibles, ainsi que les luttes qui les entou-
de l'habiter, se vide du ludique et de toute
rent.
poésie.
Donc, dans la perspective analytique La ville d'aujourd'hui, planifiée, se re-
que nous développons ici, la ville apparaît produit comme un spectacle qui vient com-
comme le "lieu du possible" Elle rassemble penser l'impossibilité de participation; la
tous les niveaux de la réalité et de la cons- ville, devenue spectacle, dissimule l'établis-
cience, les groupes et leurs stratégies, les sement des normes et les contraintes des usa-
sous-groupes ou les systèmes sociaux, la vie ges de l'espace du capitalisme moderne qui
quotidienne et la fête. Ses fonctions sont organise la réduction de toute la vie sociale à
nombreuses mais les fonctionnalistes ou- un spectacle. La ville produite comme un
blient les plus importantes, la fonction ludi- spectacle compose un cadre solide pour la
que et la fonction informative. Elle comporte reproduction et ses exigences actuelles, à
des contraintes impérieuses et des appro- partir de l'imposition d'un espace géométri-
priations rigoureuses du temps et de l'espace, que et rationnel, en réalité vide, qui réduit
de la vie physique, des désirs (...), la ville est l'usage car il soumet le temps, réduisant son
le produit du possible (...), la conception de ce emploi et par là, l'usage de l'espace. Espace et
possible se base non pas sur l'analyse de temps vidés, produisent un quotidien frag-
l'actuel mais sur la critique de l'actuel, brisé menté où le désir réduit à une nécessité, vide
par l'analyse, par l'idéologie et par la straté- la propre vie de son sens.
gie fondée sur une compréhension analytique Traduction du texte Elisabeth DeLiège Vas-
et non sur la rationalité dialectique15 concelos (qui a aussi traduit le texte numero 4
Le sens de l'urbain transcende la ville, de ce colloque)
tout en l'englobant; la société urbaine s'an-
nonce et se projette sur la vie, la recréant,
formant non seulement une totalité plus am-
ple mais se transformant aussi en objet vir-
tuel. Sommaire du No A.1
Dans cette perspective, on peut faire
une évaluation critique de cette "planification Armand Ajzenberg : classes et formes
urbaine" qui, fréquemment, fait table rase de modernes de lutte de classe
la pratique socio-spatiale, la faisant disparaî- - Les forces sociales en présence 2
- Psychologie collective des classes 3
- Les classes dans une société globale 4
14
De l'État, volume IV, página 270, Union Générale de - Ce qui a changé depuis 1963 10
l'Editeur. Paris, 1978. - Production et extraction de plus-value 15
15
C'est une stratégie dialectique, pour concevoir le réel, - Formes prises par la lutte de classe 16
il faut, selon Henri Lefebvre, passer par l'utopique et - Les coordinations 21
l'impossible.
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Ce texte se fonde essentiellement sur La production
17
de l’espace (1974), dans sa référence à la théorie de Henri Lefebvre, Le marxisme, PUF, Paris, 1983,
l’espace et sur le tome IV de l’État (1978), lorsqu’il 20ème édition, pp.39 et sq.
18
s’agit de la théorie de l’État et sa relation à l’espace. Idem. La production de l’espace, anthropos, Paris,
Ont été utilisés également Espace et politique (1974), 1986, 3e éd., p.VIII
19
Le matérialisme dialectique (1940) et Le marxisme Henri Lefebvre, La production de l’espace, op. cit.,
(1948). p.434-5.
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Bibliographie
Lefebvre, H.,
- Le matérialisme dialectique, PUF, Paris, 1940.
- Le marxisme, PUF, Paris, 1948.
- Du rural à l urbain, Anthropos, Paris, 1970.
L e texte très pertinent de JH Oseki
sur l'approche lefebvrienne de l'ur-
banisme appelle des commentaires, puisés
- La révolution urbaine, Gallimard, Paris, 1970 cette fois dans les expérimentations urbaines
- Droit à la ville, suivi de Espace et politique, en France des années soixante et dix, notam-
Anthropos, Paris, 1975. ment dans les banlieues dirigées par le PCF,
- De l’Éta t, tome III et tome IV, UGE, col. 10- en Seine-SaintDenis, à Ivry, Villejuif, Givors,
18, Paris, 1978. Saint Martin d’Hères, engagées selon la pra-
- Une pensée devenue monde, Fayard, Paris, tique de Jean Renaudie et auxquelles nous
1980. avons participé pendant vingt ans, en tant
- La production de l’espace, Anthropos, Paris, qu'animateur de la société d'aménagement de
1986. la Seine Saint Denis.
Henri Lefebvre a exprimé jadis le regret de
n’avoir pu s’impliquer suffisamment dans
l'histoire et la théorie de l'architecture. Il s'est
appuyé successivement sur des architectes de
gauche tels que Riboulet, Boffil, Ciriani,
Sommaire du No A.2 Chémétov dont la pratique était insuffisam-
ment dégagée des contraintes de la sphère
- Jean Magniadas : MYSTIFICATION ET économique. Il n'y a pas eu de rencontre avec
CONSCIENCE DE CLASSE 2
Jean Renaudie, l'architecte qui a porté le plus
- Jean Péaud : LA LUTTE DE CLASSE 14
loin la critique moderne d'un certain mou-
- A. Ajzenberg : A PROPOS DE CRÉATION vement moderne, englué dans la pratique
DE PLUS-VALUE ET D’EXTRACTION
DE CELLE-CI 16
urbaine du capitalisme. Si les idées de HL ont
pendant vingt ans irrigué notre praxis
d'aménagement, une collaboration “très
31
Henri Lefebvre, La Révolution Urbaine, Paris, fructueuse” n'a eu lieu qu'en un court mo-
Gallimard, 1970, p. 193 pass. ment, de 1981 à 1987.
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des trois majors français du bâtiment qui ont se retrouvent indifféremment dans l'admi-
généré leur "style" international. nistration et les directions d'entreprises.
La plupart de nos chantiers ont été me- L'institution architecturale a joué un
nés à bien par des entreprises moyennes, sans rôle décisif : le post modernisme, qu'il s'ins-
supplément de prix notables ni subventions pire de Venturi, Corbusier ou Mies Van der
d'aucune sorte. Rohe, a justifié l'agenouillement devant les
Comment cette expérimentation a-t-elle pu exigences réductrices des grandes affaires. Le
voir le jour? La base réside dans les excès mot d'ordre "faire avec" , (entendez la préda-
même de la fabrication de l'antiville et dans tion de l'entreprise), a été lancé dès 1981 par
sa dénonciation par HL, reprise en mai l'historiciste Huet ou le corbusien Chémétov,
soixante huit ("métro, boulot, dodo" et "HLM tous deux à l'époque marxisants. Quelques
blêmes"), par les livres, le cinéma, la chanson, mandarins de gauche ont régi les revues, les
les milieux populaires. Si assez peu de luttes crédits d'études ministériels, l'enseignement,
urbaines spontanées se sont développées, un les grands prix et étouffé la tendance renau-
tissu associatif a cependant aidé ces expé- dienne qui n'est nulle part enseignée.
riences et continue de les défendre. Les élus de gauche ont basculé dans la
L'alliance, dans la mouvance du PCF, mode dominante, encouragée par Mitterrand
de la partie des architectes la plus agissante, avec ses grands chantiers dépourvus d'intérêt
la plus radicale, la mieux attentive à la quoti- architectural.
dienneté des salariés et la plus exigeante en La reconstruction d'une ville bienfai-
matière esthétique, avec les éléments les plus sante aux hommes passe par le rééquilibrage
sensibles, les mieux radicaux et les moins des rapports de force entre les trois acteurs et
bureaucratisés d'un parti marqué par l'ou- par l'adoption par la majorité des citoyens de
vriérisme et le post stalinisme bréjnévien, modèles adaptables d'utopies urbaines. La
joint au fait qu'ils disposaient de quelques contradiction dialectique entre trois facteurs
moyens d’État, ont permis la résistance fa- égaux est ingérable notamment en astrono-
rouche au nivellement fonctionnaliste et la mie, où elle est régie par le chaos. En se pré-
prise en compte d'une sociologie quotidienne munissant d'assimilations hâtives, en matière
et d'une esthétique qui tendait à dépasser les d'édification de la ville il est possible d'ima-
impasses du mouvement moderne, dans la giner une contradiction binaire et équilibrée
foulée de "Team Ten”. entre le secteur économique d'une part et,
L'acte de bâtir résulte pour nous de la d'autre part, une alliance solide entre les
confrontation dialectique de trois champs, champs démocratiques et culturels capable
l'économique, le démocratique, le conceptuel de l'équilibrer. Tel fut, dans des circonstances
artistique, eux-mêmes habités chacun par des spécifiques, la base de notre pratique de vingt
contradictions secondaires. Dans la société ans en Seine Saint Denis, qui s'appuya sur
capitaliste étatique, le champ économique est d'autres tendances de l'architecture avec des
dominant et a tendance à écraser les deux résultats moins significatifs, et qui fut bruta-
autres. Dans des nations à forte tradition ar- lement interrompue en 1994 par un renver-
chitecturale comme la Hollande ou la Fin- sement du rapport de force.
lande, une certaine résistance culturelle de la En 2000, après des années de résistance
société civile parvient à contenir relativement de la conjuration bureaucratique et affairiste,
la prédation capitaliste. En France, après la le Ministère accepte enfin de démolir les
montée de son urbanisme municipal pro- grands ensembles où se cristallise partout le
gressiste dans les années soixante et dix, la mal vivre, l'inégalité et la violence urbaine
gauche a, en 81, investi l’État, mais elle n'a dans ce pays pourtant si riche. Mais aucune
fait qu'aggraver ses tares bureaucratiques en politique d'ensemble, nourrie de fine sociolo-
ouvrant dès 83 la voie à une capitulation ré- gie et d'esthétique exigeante, n'est même en-
formiste, éclatante dès le début au sein du visagée au stade expérimental par le
Ministère de l’Équipement. La particularité Ministère de la Ville, pourtant créé à cet effet.
colbertiste française, avec son Corps des Le Ministre responsable n'est porteur d'au-
Ponts et Chaussées, alourdit le facteur cune idée et sa ville reste un prototype de
conservateur et mercantile car ses ingénieurs massacre urbain par la promotion privée. Des
dinosaures, auteurs de grands ensembles,
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sont même chargés de "soigner" ces quartiers nombre d'avancées. Le Ministère consacre
de la honte. des sommes folles à une "recherche" introu-
Les quartiers renaudiens sont négligés vable quand la construction en réseau de
et les rares expositions qui leur sont consa- Friedman et Emerich n'a jamais connu de
crées se tiennent loin de Paris. On pousse le véritable expérimentation alors qu'elle per-
souci d'extermination jusqu'à faire réhabili- mettrait sans doute une sculpture urbaine
ter, à Aubervilliiers, un de ces ensembles ex- dans les trois dimensions. Jusqu'à une date
périmentaux après avoir évincé son auteur. récente, la conception par ordinateur rédui-
Cet acharnement témoigne de la crainte sait paradoxalement la projétation aux for-
extrême des bénéficiaires de l’antiville de voir mes de la boîte plutôt que de favoriser
un jour remise en cause leur profonde noci- l'invention de volumes géométriques com-
vité sociale. Il témoigne aussi de la pertinence plexes et imaginatifs, etc. Tout se passe, au
de ces expériences qui, pour durer comme siècle de bouleversements inouïs de la tech-
contenant, attendent un contenu adéquat : le nique, comme si rien ne s'était vraiment passé
dépérissement de la valeur d'échange, le dé- dans le domaine de la construction depuis
périssement de l’État, de sa bureaucratie et deux millénaires.
leur remplacement par une autogestion pru- Tout l'effort financier planétaire est di-
demment progressive. Celle-ci ne pourra en rigé vers la virtualisation accélérée de la so-
effet se substituer au précédent mode de ciété marchande aux besoins manipulés,
production qu'à compter du moment où elle quand un continent de savoir architectural
aurait apporté, au moins théoriquement, la hautement humanisé est délibérément laissé
preuve d'une efficacité économique supé- en friche, ignoré même de l'intelligentsia, a
rieure à celle du capitalisme. De ce point de fortiori par la masse des citoyens, cependant
vue, les études théoriques sont encore à en- que des milliards d'individus sont promis au
gager. purgatoire de l'urbanisation sauvage dans les
Comme au Brésil mais par des chemins prochaines décennies.
différents, ce qui a eu lieu à l'état de prémis- Le prolongement apporté par l'expéri-
ses hier peut être renouvelé demain. Il s'agit mentation française (mais aussi hollandaise,
de la même société, composée des mêmes anglaise, finnoise, etc.) des années soixante
citoyens. Certes, la mondialisation capitaliste dix à la pensée d'Henri Lefebvre sur l'espace,
n'incite pas à l'optimisme. Des notions évi- tient donc à la question de l'alliance avancée
dente comme la municipalisation des sois plus haut : quelles architectures, quelles théo-
pour s'opposer à la spéculation assassine de ries prendre en considération pour faire
tout projet urbain décent, semble aujourd'hui avancer les modèles d'utopie urbaine
relever d'une archéologie délirante. Les aides concrets, réalistes et irréalistes? Réalistes, car
étatiques prodiguées au pavillonnaire ruinent ils ne doivent déroger aux coûts moyens
tout essor de quartiers d'habitat collectif bien qu'une nation donnée peut consacrer à un
conçus au profit des lugubres grands ensem- moment donné au logement social et à la ville
bles horizontaux. L'inclusion dans un même - contrairement, par exemple, aux HLM
bâtiment de fonctions différentes, logements, d'Hundertwasser à Vienne, merveille poéti-
activités, équipements, qui était notre pro- que et haut lieu touristique qui ont coûté cinq
blématique majeure en 1988, est aujourd'hui fois le prix des nôtres - . Irréalistes sur les
totalement exclue par la logique simplifica- plans idéologiques et politiques, quand on
trice du milieu économique qui y voit une perçoit l'immensité du terrain perdu par les
atteinte au profit facile. Le système construc- idées sensibles et rationnelles sous le défer-
tif « poteaupoutre » est sous utilisé au profit lement de la pensée unique et l'état déliques-
du facile refend porteur, quand il permettrait cent des théories urbaines de la gauche,
la fabrication d'espaces différenciés, contrai- fut-elle radicale.
rement au second. L'utilisation du bois reste Comment ne pas réfléchir par exemple
marginale quand il offre une légèreté sans au succès politique de l'écologie, justifiée par
pareille aux structures constructives. Le re- des attitudes radicales et utiles sur les OGM,
cours à l'économie mixte pour une maîtrise la malbouffe ou la pollution atmosphérique?
d'ouvrage urbaine débureaucratisée est peu Ce succès n'a-t-il pas occulté l'affaissement
ou prou abandonnée quand elle avait aidé des doctrines urbanistiques libératrices, no-
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tamment celles de HL? N'y a-t-il pas parfois que le chemin obligé est celui de la division
une certaine tétanie à propos du nucléaire ou du travail, au sein de laquelle la conception
de certaine faune quand on abandonne aux sensible doit oser l'utopie critique si elle veut
grandes affaires la responsabilité du cadre de avoir quelque chose à vendre aux citoyens. Sa
vie urbain qui concerne l'essentiel de l'avenir survie à long terme en dépend. L'antiville
humain? L'écologie doit concerner en priorité peut aussi bien être édifiée par l'ingénieur.
la ville en recommandant des modes de vie L'Olympe architecturai est un archipel mon-
plus frugaux. Faute d'avoir assimilé les ana- tagneux, avec quelques sommets repérables
lyses théoriques de HL ou des grands archi- dans la brume, de nombreux mirages média-
tectes modernes comme Wright et les tiques, quelques dangereuses sirènes et une
avancées des praxis révolutionnaires, part infinité de hauteurs dans les talents décrois-
vitale du patrimoine d'intelligence planétaire, sants où il est difficile de faire circuler la bar-
on laissera se dégrader inexorablement les que du critique éclairé. Il faut pourtant bien
conditions de vie en ville. prendre la mer si on veut ramener du poisson
L'institution architecturale en France n'est et, pour étreindre Pénélope, repérer le som-
pas sans rappeler la peinture de la fin du dix met qui indiquera la direction d'Ithaque.
neuvième siècle, quand l'académie était tenue Il faudrait ensuite aborder le continent
par une centaine de pompiers dont chacun a démocratique et réfléchir sur la condensation
aujourd'hui oublié le nom, cependant que les nécessaire de la délégation de pouvoir. Si,
immenses talents des impressionnistes et de après le sanglant vingtième siècle des révo-
Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Degas, qui lutions tristement manquées et des totalita-
allaient révolutionner l'art moderne, végé- rismes sinistrement achevés, les théories de la
taient dans la méconnaissance du public. table rase sont caduques, il n'est d'autre issue
L'art doit être urbain ou disparaître, disait que de révolutionner de l'intérieur les struc-
HL. Le problème est que l'architecture dé- tures moisies de la démocratie des partis de
pend entièrement du secteur économique gauche qui ont copié le modèle bourgeois de
pour exister. Y-a-t il une fatalité à un triom- la fusion des élus avec leurs bureaucraties,
phe ultérieur d'un génie méconnu quand les dans un sultanat renouvelable chaque six ans,
mêmes forces mercantiles détiennent aujour- grâce à la maîtrise des techniques modernes
d'hui tous les moyens planétaires d'informa- de manipulation de l'électorat. La difficulté
tion et les normes qui président au chaos est de tenir les deux bouts du filin, celui de
urbain? Un artiste dépourvu de pugnacité l'exigence du progrès de la vie démocratique
commerciale n'a aujourd'hui aucune chance dans une transparence basiste, et celui, aussi
de construire. vital, de l'excellence théorique et pratique, y
Il ne s'agit pas de proclamer une archi- compris dans le domaine sensible et artisti-
tecture officielle. Dans des conditions allégées que, avec une élite qui s'efforcerait de rejoin-
de pesanteur capitalistique, les styles s'ouvri- dre les intérêts populaires.
raient dans des directions différentes, adap- De la progression au sein des trois
tées à la diversité des géographies, des champs de ces deux derniers facteurs dépend
nostalgies stylistiques ou des tempéraments le succès de la révolution patiente. De ce
individuels, probablement au travers d'oppo- point de vue, la lumière semble venir aujour-
sitions violentes dans la diachronie spécifique d'hui de Sao Paulo et de Porto Allegre,
de cette culture particulière, comme cela est comme des ONG antimondialistes, fondée
toujours survenu. Mais la pertinence esthéti- sur l'initiative des citoyens et une expertise
que se mesurera aussi à la tension mise en altruiste. On peut s'étonner, après l'écho reçu
œuvre pour identifier puis éliminer les mu- par les CIAM dans la première moitié du
tilations dues à la dictature du secteur pro- vingtième siècle, que ne se soit pas encore
ductif marchand. La qualité ne sera pas issue créée une ONG de lutte pour une urbanisa-
de cette seule tension mais en l'absence de tion planétaire au contenu enfin humaniste,
cette tension, la qualité ne pourra se révéler qui résiste au déferlement mercantile et dicte
que douteuse et polluée. au système productif des solutions architec-
La ville du capital est à reconstruire de turales durables, belles et affectueuses dont la
fond en comble, prédisait justement Guy De- mémoire est à leur disposition.
bord, en bon élève radical de HL. Ajoutons
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L'urbain conçu et vécu comme pratique so- Grecs et a fondé leur pensée. Pour eux, la cité
ciale est en voie de détérioration et peut-être est un instrument d'organisation politique et
de disparition. militaire. Elle devint au Moyen Age un cadre
Il s'y produit une dialectîsation spécifi- religieux pour accéder par la suite au statut
que des rapports sociaux, et c’est un second d'instrument de reproduction de la force de
paradoxe : centres et périphéries se suppo- travail, avec l'arrivée de la bourgeoisie in-
sent et s opposent. Ce phénomène, qui a des dustrielle. Seuls, jusqu'ici, les poètes ont
racines lointaines et des précédents histori- compris la ville en tant que la demeure de
ques célèbres, s'accentue, de nos jours, à tel l’Homme. C'est ainsi que peut s'expliquer un
point qu'il s'étend à la planète entière, par fait étonnant : le monde socialiste ne prend
exemple dans les rapports Nord-Sud. D'où que lentement et tardivement conscience de
une question cruciale et qui déborde celle de l'immensité des questions urbaines ainsi que
l'urbain. S'agit-il de formes nouvelles qui de leur caractère déterminant pour construire
surgissent ainsi dans le monde entier et qui une société nouvelle. Ce qui constitue un au-
s'imposent à la ville ? Ou bien s'agit-il, au tre paradoxe.
contraire, d'un modèle urbain qui s'étendrait Cependant, de graves menaces pèsent
peu à peu à l'échelle mondiale ? Selon une sur la ville en général et sur chaque ville en
troisième hypothèse, on assisterait aujour- particulier. Ces menaces s'aggravent de jour
d'hui à des mutations, au cours d'une période en jour. Les villes tombent sous la double
transitoire, pendant laquelle l'urbain et le dépendance de la technocratie et de la bu-
mondial se recoupent l'un l'autre et se per- reaucratie, en un mot des institutions. Or
turbent réciproquement. l'institutionnel est l'ennemi de la vie urbaine,
Poursuivons le bilan critique. Vers la dont il fige le devenir. Les villes nouvelles ne
fin du siècle dernier, la connaissance scienti- portent que trop visiblement les marques de
fique commença à s’occuper de la ville. La la technocratie, marques indélébiles qui
sociologie urbaine, comme discipline scienti- montrent l'impuissance de toutes les tentati-
fique, s'inaugura en Allemagne, entre autres, ves d'animation, que ce soit par l'innovation
avec Max Weber. Or cette science de la ville architecturale, par l'information, par l'anima-
n’a pas tenu ses promesses. Elle a suscité ce tion culturelle ou la vie associative. Les mu-
qu'on appelle aujourd'hui « l’urbanisme », nicipalités, comme chacun peut le constater,
qui se résume en consignes très contraignan- s'organisent sur le modèle étatique; elles re-
tes pour la création architecturale et en in- produisent en petit les habitudes de gestion
formations très vagues pour les autorités et et de domination de la haute bureaucratie
pour les gestionnaires. Malgré quelques ef- d'État. Les citadins voient s’y amenuiser leurs
forts méritoires, l'urbanisme n'a pas accédé droits théoriques de citoyen et la possibilité
au statut d'une pensée de la ville. Et même, il de les exercer pleinement. On parle beaucoup
s'est peu à peu rétréci jusqu'à devenir une de décision et des pouvoirs de décision, alors
sorte de catéchisme pour technocrates. que, en fait, ces pouvoirs restent aux mains
Comment et pourquoi tant de recher- des autorités. On parle encore plus de l'in-
ches et de mises en perspective n’ont-elles formation et des techniques informationnel-
pas abouti à la réalisation d'une cité vivante les à l'échelle municipale. Le câblage, par
et vivable ? Il est facile d'incriminer le capita- exemple, s'il donne un droit nouveau à
lisme et le critère de rentabilité et de contrôle consommer de l'information, ne donne aucun
social. Cette réponse semble d'autant plus droit à en produire. Sinon sous la forme déri-
insuffisante que le monde socialiste connaît soire de cette supercherie de la communica-
les mêmes difficultés et les mêmes échecs en tion que l'on nomme « interactivité ». Le
la matière. Dès lors, ne faut-il pas interroger consommateur de l'information n'en produit
et mettre en question le mode de pensée oc- pas, et le citoyen reste séparé du producteur.
cidental ? Après tant de siècles, chez nous la Une fois de plus, on a changé les formes de la
pensée dépend encore de ses origines ter- communication en milieu urbain mais non
riennes. Elle n'est pas encore devenue com- pas les contenus.
plètement citadine et n'a su produire qu'une Autre menace : la planétarisation de
conception étroitement instrumentaliste de l'urbain. Il s'étendra à l'espace entier au cours
l'urbain. Cette conception règne depuis les du prochain millénaire si rien ne vient
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