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No 3 - février 2004

Études lefebvriennes - Réseau mondial

Sommaire BRÉSIL : L’ÉCOLE LEFEBVRIENNE


ACTUALITÉS – PUBLICATIONS (suite)
- Robert Maggiori : Lefebvre, l’éternel retour 1 Comme le numéro précédent (No 2),
ce No 3 de La somme et le reste est aussi
COLLOQUES (St-Denis - Paris VIII – juin 2001) consacré à l’école lefebvrienne au Brésil.
- Amélia Luisa Damiani, Odette Carvalho de Thème central de cette livraison : l’urbain
Lima Seabra : Une pensée métaphilosophique et la production de l’espace. Les contri-
butions des auteurs brésiliens, et la réac-
sur la révolution urbaine. 3
tion d’un urbaniste français : Jean-Pierre
- Ana Fani Alessandri Carlos : Les défis à la Lefebvre, sont complétés par un article,
construction de la problématique urbaine. 6 de 1989, d’Henri Lefebvre.
- Jorge Hajime Oseki : L’unique et l’homogène
dans la production de l’espace. 12 Mais il n’y a pas qu’au Brésil qu’une
- Jean-Pierre Lefebvre : Sur « L’unique et activité lefebvrienne se manifeste. Elle
l’homogène dans la production de l’espace ». 15 existe aussi, par exemple, en Grande
Bretagne. Il faut, par exemple, signaler la
- E. V. Kosminsky, M.M. de Andrade :
publication récente, en 2003, à Londres et
L’État - et les classes sociales. 20 à New-York, du Henri Lefebvre : key wri-
tings, par les éditions Continuum.
TEXTES L’ouvrage propose un choix de textes
- Henri Lefebvre : Quand la ville se perd dans illustrants l’œuvre d’Henri Lefebvre où
la métamorphose planétaire. 21 tous les domaines de sa pensée sont
abordés.
Terminons par une annonce : la publi-
cation de numéros spéciaux de La somme
Revue éditée par l’Association et le reste, numéros inclus sans supplé-
La Somme et le Reste. ment dans l’abonnement. Ils sont consa-
Avec la participation d’Éspaces Marx
crés à des approches théoriques de
Diffusée par courrier électronique
64, Bd Auguste Blanqui l’actualité. Le No A.1 traite d’un sujet
750 13 Paris brûlant : Henri Lefebvre : classes sociales et
Tél. : 01 60 02 16 38 formes de luttes nouvelles, le suivant – A.2 –
E mail : Pensee lefebvre@aol.com engage le débat sur ce sujet avec, notam-
Site Internet : ment, un texte de l’économiste Jean Ma-
www.Espaces-Marx.eu.org/SomReste gniadas. Ces numéros sont bien sûr
consultables et téléchargeables sur le site
Abonnement : versement unique de de la revue.
20,00 Euros. Chèque à l’ordre de :
« Association la somme et le reste »

Président de l’ « Association la somme et le reste » : Armand Ajzenberg


Rédacteurs(trices) – correspondants(antes) :
Ajzenberg Armand (F), Andrade Margarita Maria de (Brésil), Anselin Alain (Martinique), Beaurain Nicole (F), Bihr
Alain (F), Carlos Ana Fani Alessandri (Brésil), Damiani Amélia Luisa (Brésil), Devisme Laurent (F), Gromark Sten
(Suède), Guigou Jacques (F), Hess Rémi (F), Joly Robert (F), Kofman Éléonore (Royaume Uni), Labica Georges (F),
Lantz Pierre (F), Lenaerts Johny (Belgique), Lufti Eulina Pacheco (Brésil), Martins José de Souza (Brésil), Montferran
Jean-Paul (F), Müller-Schöll Ulrich (Allemagne), Öhlund Jacques (Suède), Oseki J.H. (Brésil), Querrien Anne (F), Ra-
fatdjou Makan (F), Sangla Sylvain (F), Seabra Odette Carvalho de Lima (Brésil), Spire Arnaud (F), Sposito Marilia
Pontes (Brésil), Tosel André (F).
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ACTUALITÉS – PUBLICATIONS France (sait-on qu'on lui doit le terme de «so-


ciété de consommation» ?). Généralement, on en
Article de Robert Maggiori paru dans le fait le «père putatif» de Mai 68, par son projet
journal Libération le jeudi 15 janvier 2004 à de «changer la vie», l'idée de la révolution
propos de la réédition aux Éditions Syllepse comme fête et de l'insurrection esthétique
du Nietzsche d’Henri Lefebvre, préface de contre le quotidien. Mais Lefebvre, «de façon
Michel Trebitsch (208 pp., 22 Euros). Cet arti- nietzschéenne», se voyait lui-même comme un
cle est reproduit ici avec l’aimable autorisa- «chaos subjectif», «bien plus et bien pire qu'un
tion du journal Libéartion. enchevêtrement de flux». Né en 1901 à Haget-
Robert MAGGIORI mau (Landes), fils d'une «bigote» et d'un «li-
bertin», élève de Maurice Blondel, membre
Lefebvre l'éternel retour du PCF dès 1928, révoqué par Vichy en mars
1941, capitaine FFI à Toulouse, très tôt atta-
P ersonne n'aurait aujourd'hui l'idée
de parler de Carlos Marx ou de Lu-
dovic Wittgenstein, mais à une époque, il
qué pour son idéalisme hégélien, accusé de
«révisionnisme», expulsé de la Nouvelle Criti-
était loisible de dire Renato Cartesio ou Be- que en 1957, «suspendu» par le Parti en 1958,
noît Spinoza. Quand un ouvrage sur l'un de proche des surréalistes, décisif dans l'élabo-
ces philosophes date un peu, on le voit à ce ration des manifestes situationnistes (c'est lui
détail. C'est le cas de celui d'Henri Lefebvre, qui fait connaître Raoul Vaneigem à Guy De-
sur « la destinée spirituelle de Frédéric Nietz- bord et Michèle Bernstein), longtemps pro-
schee ». Mais, plutôt que par péremption en fesseur de collège (Montargis) avant d'entrer
gâter la teneur, être daté lui donne tout son au CNRS puis d'enseigner la sociologie aux
intérêt - comme à une bouteille de vin. Ce universités de Strasbourg et de Nanterre (où
vieux Nietzsche est en effet un livre neuf, il a pour assistants Jean Baudrillard, Henri
qu'hors quelques proches, nul n'a pu lire. Raymond et René Lourau), altermondialiste
Achevé d'imprimer le 18 mai 1939, il n'a avant l'heure, il eût pu être prêtre, homme de
guère eu le temps de vivre : dès l'automne, sa théâtre (le Maître et la servante a été joué aux
diffusion est bloquée par les mesures prises à Mathurins), poète, paysan, peut-être peintre,
l'encontre du Parti communiste, et, début urbaniste ou architecte. Il aura été un héréti-
1940, quand le gouvernement Daladier s'at- que, un homme des frontières, ou un explo-
taque aux maisons d'édition du PC, il est saisi rateur qui, une fois ouverts de nouveaux
et mis au pilon. Il n'a jamais, depuis, été ré- chemins, laisse passer tous ceux qui suivent.
édité. S'il est néanmoins cité par les historiens La réflexion marxiste, il l'a approfondie
des idées qui s'intéressent à la «réception» de en repensant le noeud Marx-Hegel - qu'Al-
Nietzsche en France, c'est qu'il est paru jus- thusser s'escrimera à délier - et en mettant
tement à l'heure où le philosophe allemand l'accent sur les concepts de conscience, mysti-
faisait l'objet des plus âpres luttes d'appro- fication, aliénation. Il quittera toute ortho-
priation, philosophique et surtout politique. doxie, à laquelle il était rebelle, lorsqu'il
Nietzsche est donc comme une carte postale élaborera la critique de la quotidienneté, dont
qui, parvenue avec plus d'un demi-siècle de il voulait qu'elle pût s'affranchir du rôle
retard, d'un côté réévoquerait la figure quel- qu'elle a sous le capitalisme, qui est de repro-
que peu estompée d'Henri Lefebvre, et, de duire les caractères imposés à la vie collective
l'autre, illustrerait ce moment, autour du par la classe dominante, de constituer une
Front populaire, où une part de la pensée sorte de dépôt chimique où se sédimentent
marxiste française - en consonance avec cer- les conventions, les mensonges et les trafics
tains courants allemands, marxistes ou non, idéologiques du pouvoir, et, ainsi, d'empê-
représentés par des intellectuels exilés, par cher que l'imagination, la créativité, la liberté
Karl Jaspers ou Karl Löwith - tente «d'arra- trouvent des voies d'expression autonomes.
cher Nietzsche au fascisme». Quant à la définition de la modernité - on
Dès la publication en 1936 de la Cons- laisse de côté ses autres travaux, sur la so-
cience mystifiée (avec Norbert Guterman) et, ciologie rurale, la ville, la mondialité, etc. -,
surtout, de la Critique de la vie quotidienne en Lefebvre la bâtit en «mixant», si on peut dire,
1947 (1), Henri Lefebvre a été l'un des philo- des pensées qui semblent «incompatibles» :
sophes et sociologues les plus connus en

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celles de Hegel (Etat), de Marx (société) et de 1970), la Somme et le reste (Bélibaste, 1970),
Nietzsche (civilisation). Hegel, Marx, Nietzsche la Fin de l'histoire (Minuit, 1970), Hegel,
ou le royaume des ombres paraît en 1975. L'in- Marx, Nietzsche (Castermann, 1975), le
terprétation lefebvrienne de Nietzsche appa- Temps des méprises (Stock, 1975), De l'Etat (4
raît de la façon la plus claire dans cet vol., 10/18, 1975-78), Une pensée devenue
ouvrage-là, comme elle était apparue dans la monde (Fayard, 1980), Qu'est-ce que penser ?
Fin de l'histoire (1971) ou apparaîtra dans la (Publisud, 1985)...
Présence et l'absence (1980). Mais sa passion
pour l'auteur du Zarathoustra est bien anté-
rieure, et date de l'époque où, jeune philoso-
phe, il suivait les cours de Blondel à Aix-en-
HENRI LEFEBVRE :
Provence et, une fois à Paris, participait, avec
tous les livres disponibles en France
les autres membres du groupe Philosophies
(Pierre Morhange, Norbert Guterman, Geor- Anthropos : Méthodologie des sciences
ges Politzer...), aux expériences avant- (2002), Contribution à l'esthétique (2001),
gardistes des années 1920. Rabelais (2001), La fin de l'histoire (2001),
Son Nietzsche de 1939 n'est donc pas L'existentialisme (2001), Du rural à l'urbain
une improvisation. Mais il introduit à une (2001, Espace et politique (2000), La pro-
«dialectique tragique», à un nietzschéisme duction de l'espace (2000), Actualité de Fou-
s'intégrant «naturellement dans la conception rier (1975), Trois textes pour le théâtre
marxiste de l'homme», à un Nietzsche qu'au- (1972).
jourd'hui, après le travail d'édition critique
de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, après Arche éditeur : Critique de la vie quoti-
les lectures de Nietzsche effectuées par Jas- dienne, Vol. 1, 2 et 3 (1977-1983), Diderot
pers, Heidegger, Cacciari, Foucault, Vattimo, ou les affirmations… (1983), Musset (1970).
Lyotard, Derrida, et évidemment Deleuze, on
ne reconnaît presque plus. Aussi, indépen- Aubier : Lukacs 1955 (1986).
damment de l'opération politique décisive
qu'il traduit - consistant à montrer tout ce qui Cairn : Pyrénées (1999).
chez Nietzsche ne pouvait pas être récupéré Denoël : Vers le cybernanthrope (1971).
par la pensée d'extrême droite ou «l'idéologie
hitlérienne» -, le livre dit-il davantage de Le- Fata Morg. : Le jeu de Kostas Axelos
febvre lui-même, qui, à l'époque, plaçant les (1973).
premières balises de son cheminement, entre
Nietzsche et Marx, saint Augustin et Pascal, Fayard : Une pensée devenue monde…
savait peut-être qu'il chercherait toujours à (1980).
concilier «le conçu et le vécu». Il est un mot de
Nietzsche, «quelque chose d'infiniment saluble», Gallimard : Morceaux choisis de Hegel
qu'il continuera à entendre toute sa vie : (1995), Le manifeste différencialiste (1970).
«Refusez les consolations !» Méridiens : La somme et le reste (1989), Le
nationalisme contre les nations (1988).
(1) Les éditions Syllepse, depuis 1999, réédi-
tent tout Lefebvre. Sont disponibles : la Cons- Minuit : Introduction à la modernité (1977).
cience mystifiée, Métaphilosophie, Eléments
de rythmanalyse, Du contrat de citoyenneté, Seuil : L'idéologie structuraliste (1975).
Mai 68, l'irruption... Parmi les autres livres de
Lefebvre, on citera : le Marxisme (Que sais-je Stock : Le temps des méprises (1975).
?), Introduction à la modernité (Minuit, 1962), Syllepse : Métaphilosophie (2001), La cons-
Marx (PUF, 1964), Sociologie de Marx (PUF, cience mystifiée (1999), Mai 68, l'irruption…
1966), le Langage et la société (Gallimard, (1998), Éléments de rythmanalyse (1992),
1966), le Droit à la ville (Anthropos, 1968),
Du contrat de citoyenneté (1991), Nietzsche,
l'Irruption de Nanterre au sommet (Anthro-
préface de Michel Trebitsch (2003)
pos, 1968), Du rural à l'urbain (Anthropos,
1969), Manifeste différentialiste (Gallimard,

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COLLOQUES vrages sont lus depuis longtemps. Déjà dans


(St-Denis - Paris VIII - juin 2001) les années 60, Pierre George, géographe
français, en coopération avec l'Institut de So-
ciologie Urbaine, dirigé à l'époque par Le-
febvre, suggérait d'étudier la question
urbaine, en considérant l'espace vécu et sa
place pour la compréhension du processus
de l'urbanisation.
Pour Lefebvre, il était impensable de se
limiter à une science. Il se disait philosophe
ou mieux « métaphilosophe » : penseur de la
réalité sociale dans sa totalité, incluant aussi
le virtuel; sans définir une pensée indépen-
dante de la pratique; ni transformer la réalité
Amélia Luisa Damiani
pensée en un système défini et achevé. Il ne
Odette Carvalho de Lima Seabra rejetait aucune contribution scientifique,
Membres du Programme d’Études sur Henri qu'elle vienne des sciences naturelles ou so-
Lefebvre au Laboratoire de Géographie Ur- ciales. Sa philosophie ne planait pas au des-
baine (LABUR) à l’Université de São Paulo sus des sciences et de leurs découvertes, ni
À l’occasion du “Centenaire de Henri au dessus de la praxis, même la plus quoti-
Lefebvre”, à propos du thème Lefebvre mé- dienne. Il ne séparait pas non plus, au point
taphilosophe. de l'exclure, le « sentir » du « penser », ni la
pensée de l'art. Il ne pouvait même pas sépa-
Grâce à la version en portugais du livre rer la vie de l'art. Ainsi, l'univers est celui
“La révolution urbaine”, il nous est désor- d'un mode d'existence philosophique qui ne
mais possible, de proposer la lecture et une sert pas de cloche protectrice par rapport à la
réflexion sur ce texte extraordinaire du Le- vie et à l'art et qui ne s'installait pas dans
febvre métaphilosophe. Ce livre contient un l'absolu, en un fondement absolu. Sans quoi,
exercice de méthode qui crée les conditions la philosophie deviendrait immédiatement
pour un parcours d’analyse inusité ; la mé- une aliénation philosophique. Parmi les ca-
thode régressive-progressive. Celle-ci mérite tégories qui ont influencé sa pensée, l'aliéna-
notre attention car elle fait intervenir, si- tion est considérée comme cruciale. Il l'a
multanément, les continuités et discontinui- empruntée chez Marx et a retravaillé cette
tés du processus historique, les conquêtes énorme contribution, contestée par la pensée
réelles et celles qui sont restées imbriquées et marxiste dogmatique à laquelle il s'est oppo-
par conséquent compromises, dans la ratio- sé. Cette notion est également traitée dans
nalité étroite d’une époque. L’exposé des l'œuvre de Hegel. Grâce à l'aliénation, ou
commentaires, au sujet de l’ouvrage, se mieux, aux aliénations, à leur reconnaissance
trouve dans la recension qui suit et qui fut et à leur critique, la colère éclate en même
élaborée en fonction de la récente édition temps que s'installe la lutte contre le ou les
brésilienne "A Revolução Urbana". [Lefeb- absolus, comme impossibilité de vivre. C'est
vre, Henri. A Revolução Urbana. Editora ainsi qu'est apparue la nécessité d'une so-
UFMG, Belo Horizonte, 1999. Traduction de ciologie, qui penserait la médiation du social,
Sérgio Martins, révision technique de Mar- entre l'économique et le politique, rejetant les
garida Maria de Andrade. 178 pages. ISBN: interprétations ontologiques et vides des in-
85-7041-195-2/9788570411952] termédiaires. Pour lui, les médiations fon-
damentales pour la réflexion sont la
Henri Lefebvre et le mouvement de ce qui subjectivité, le social, l'aliénation, le quoti-
est en formation dien, le vécu, la perception etc. Ceci ne signi-

H enri Lefebvre, sans aucun doute,


est un des philosophes qui ont
influencé et influencent, encore, la pensée
fie pas qu'il se dise sociologue et non
philosophe ou qu'il aie choisi une branche
du savoir parmi les sciences établies; ce qu'il
géographique de cette fin de siècle. Ses ou- fait, c'est définir sa manière d'être philoso-

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phique. mouvement, le temps et le rythme, il n'a ja-


Dans « La Révolution Urbaine », il mais renoncé à la signification de la formali-
s’agit de la puissance d'une pensée d'ordre sation, de la forme, de la structure. S'il
métaphilosophique, sur l'urbain. Henri Le- questionnait les pratiques et les stratégies de
febvre ne définit pas l'urbain comme un la reproduction, la tendance à la systématisa-
thème parmi d'autres thématiques. Pour lui, tion et à la stabilité, il ne manquait pas d'in-
le mouvement de l'histoire humaine et de ses terpréter dans ses détails, la puissance qui
possibilités inclut l'urbain. Pas vraiment les paralyse, son organisation et sa logique. On
villes réelles ou le processus d'urbanisation, ne peut interpréter des contenus en mouve-
réduits à leur actualité factuelle inexorable, ment sans examiner la dialectique de la forme
mais plutôt la production possible de l'ur- et du contenu. Dans ce livre, l'urbain n'est pas
bain, mi-réel, mi-virtuel, en formation, à par- conceptualisé à peine par des contenus ; il se
tir de l'urbanisation présente et de définit comme forme, la forme urbaine
possibilités latentes, d'une histoire des villes (mentalement, la simultanéité; socialement, la
dont le parcours coïncide, dans la pratique, rencontre, la réunion).
avec celui de la production de l'homme La révolution est totale et va bien au
comme être humain. Lefebvre se disait pas- delà des frontières existantes depuis la pré-
sionné par ce qui est en formation ; amant du dominance de l'agriculture. Avec l'industrie,
mouvement, du devenir. Il recherchait une apparaissent des processus jusqu'alors in-
certaine manière d'être sur le mode du non connus. Aujourd'hui encore, la logique re-
être : une manière de vivre (sur) le possible, productive de l'industrie mobilise, à son
par l'imagination. Il aimait la vie présente avantage, la nature, l'espace et les hommes,
pour ce qu'elle contient de puissance, de fer- décrétant l'obsolescence pour produire le
ment, non dans sa stabilité. Il faut qu'il y ai nouveau, en un mouvement ascendant géo-
dans le présent, un acte orienté vers le futur. métrique jusqu'alors inusité. En 200 ans, le
C'est le chemin philosophique, ou mieux, monde est devenu petit. Mais, dans son ou-
métaphilosphique car il incorpore l'action. La vrage, Henri Lefebvre affirme que ce qui
pensée, l'analyse, doivent rechercher le sens montre les dimensions et la profondeur de
de ce qui est en formation. L'urbain repré- ces processus, aussi voraces et rapides qu'ils
sente le possible, construit comme tel par la soient, ce sont toujours les particularités de la
praxis humaine et humanisante. Il ne peut société concrète où ils se produisent.
être défini que si l'on considère une histoire À partir de ces prémisses, l'emphase
des villes, dans laquelle la ville est une œu- donnée au singulier permet de voir la logique
vre. Son argumentation s'appuie sur la mé- se réaliser en tant qu'Histoire. On peut alors
thode régressive-progressive. Régressive, analyser des systèmes d'évolution lente,
allant du virtuel à l'actuel, de l'actuel au pas- comme les patrimoines reçus en héritage, les
sé, et progressive, en mouvement, du dépassé « savoirs », comme des aptitudes et des traits
et du fini vers ce qui présage la fin, qui an- de culture, la religion et les lois, parmi d'au-
nonce et fait naître quelque chose de neuf. Ce tres systèmes partiels.
livre, qui amplifie une virtualité contenue Sous l'impact de l'industrie, la société
dans l'histoire de la pensée, va au-delà de la entière, le monde gagne en puissance car c'est
déduction et de l'induction formelles; il tra- avec force que la logique reproductive du
vaille la puissance de la transduction, définie capital industriel retire et réunit les éléments
comme une réflexion sur l'objet possible. dispersés pour les condenser en un processus
Le mouvement du réel passe par diffé- unique et généralisant: : l'industrialisation. La
rentes phases: dans un premier temps, l'in- concentration spatiale apparaît alors comme
dustrialisation est la force motrice de une conséquence logique. Cette concentration
l'urbanisation; puis, en un saut qualitatif du de choses, de personnes, d'activités, de ri-
processus de développement, celle-ci passe chesses, d'objets, d'instruments, de moyens et
au premier plan et l'urbain ouvre les voies de pensées, représente, alors, une conquête
pour le dépassement des aliénations, en ga- de la modernisation générale de cette société
rantissant l'appropriation. grâce à laquelle la vie peut se libérer des
Lefebvre, quand il était jeune, voulait contingences impérieuses de ses modèles
devenir mathématicien et, bien qu'il aimât le traditionnels. C'est cette implosion de puis-

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sance qui a dévasté la ville, la transformant dans le monde du travail, sont-elles en train
d'abord en une grande ville. Les rythmes et la de tisser une autre structure urbaine? Les
portée de ces transformations dans la ville révolutions, pour pouvoir être ainsi dénom-
sont absolument inégaux, motif pour lequel il mées, doivent atteindre la structure fine de la
ne suffit pas de discuter les transformations vie. Et les redéfinitions, que l'usage de ces
de la ville à peine du point de vue de la technologies implique, indiquent une forte
concentration. inflexion, résultat de l'urbanisation générali-
La croissance inégale des nécessités et sée. Aujourd'hui, le tissu urbain prolifère,
des moyens pour les satisfaire, en fonction dans un monde colonisé par des objets.
des lieux sociaux et spatiaux des sujets Cet ouvrage nous amene à penser qu'à
concernés, doit être considérée lors de l'ana- la base des grands changements survenus en
lyse de la ville, devenue incapable d'accom- Occident, se trouvent les mouvements issus
moder ses contenus. La métaphore de la campagne. Mais aujourd'hui, seul l'ur-
empruntée à la physique, pour traduire les bain, comme cadre de vie, peut supporter la
aspects du phénomène urbain-métropolitain, critique radicale, celle qui compare le réel et
prend toute sa force: la ville implose et ex- le possible, démontant l'illusion urbanistique
plose vraiment. En d'autres termes, elle ré- e affrontant les stratégies de l'immobilier et
unit ce qui est disséminé et intègre de de l'État dans ce capitalisme d'organisation
manière inégale, en intensifiant et en accom- qui ne signifie pas, pour autant, organisé.
pliant cette force, en fragments éparpillés. Ce Finalement, la pression de la réalité ur-
raisonnement se vérifie lorsque l'on étudie le baine fait s'éclater, non seulement la ville
marché des terrains et du travail. historique mais aussi de nombreuses idéolo-
Le processus d'intégration des marchés gies qui ont fondé l'industrialisme, en dévoi-
et des marchandises à la ville (personnes, lant l'absurde d'une philosophie et d'une
choses) dure depuis des siècles. La ville poli- pratique qui font du travail une fin en soi,
tique résiste ; et c'est la ville commerciale, pour des millions de travailleurs en même
implantée sur la ville politique qui précède temps qu'elles lancent d'autres millions de
l'émergence du capital industriel. Si l'indus- personnes, dans des conditions inhumaines.
trie se rapproche de la ville, c'est pour se rap- La critique est urgente et le fait que cette so-
procher des capitaux et des capitalistes. ciété entre dans une période de révolution
Mouvement étrange et admirable, qui renou- urbaine ne signifie pas que la problématique
velle la pensée dialectique : la non-ville et urbaine puisse se résoudre facilement : cette
l'anti-ville vont conquérir la ville et la péné- société, fortement industrialisée, ne répond
trer, la faisant exploser. L'auteur arrive à pas à la problématique urbaine, par une
l'hypothèse théorique, une deuxième in- transformation capable de la solutionner; au
flexion : l'industrialisation, puissance coac- contraire, elle plonge dans le chaos, sous le
tive, devient réalité dominée, en période de couvert d'une idéologie de l'ordre et de la
crise profonde, au prix d'une énorme confu- satisfaction.
sion dans laquelle le passé et le possible, le L'importance de cet auteur pour les
mieux et le pire s'enchevêtrent. géographes, sans vouloir limiter son champ
On ne peut pas dire qu'il y ai une d'influence à la géographie, est due à son
science de la ville mais plutôt une connais- acuité quand il traite l'espace. Il corrige la
sance d'un processus global en formation. compréhension de l'espace sur le plan des
L'urbain ne se définit pas comme une réalité contenus – naturels, sociaux, économiques –
achevée mais comme un horizon possible. La et la mène vers un entendement Qui englobe
connaissance théorique ne peut laisser cet la dialectique de la forme et du contenu.
objet virtuel dans l'abstrait. Elle doit montrer Deux géographes ont décidé de mettre
le terrain sur lequel se fonde la pratique ur- cet ouvrage sur l’urbain, à la disposition des
baine concrète. Voici le nouveau. lecteurs brésiliens. Lecteurs attentifs et fidèles
L'urbain comme mode de vie soulève à l’œuvre de l’auteur, ils ont produit cette
diverses questions comme par exemple, celle version en portugais. Tout au long du livre,
de savoir jusqu'à quel point la révolution on perçoit leur souci et leur compromis, en
télématique, les modalités de transport de tant que spécialistes de l’œuvre de Lefebvre ;
masses, en rapport avec les changements ils apparaissent ici comme d’excellents tra-

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ducteurs. Connaissant les auteurs qui in- À quelle pratique socioculturelle se réfère-t-
fluencent Lefebvre et le parcours des notions il? Comment orienter ce processus? Com-
qu’il utilise, ils ne tombent jamais dans le ment le mouvement de la pensée de Lefebvre
piège de la vulgarisation. Grâce au travail de peut-il nous aider à répondre à toutes ces
ces deux géographes, on comprend que questions?
l’œuvre lefebvrienne fait partie d’une pensée Les problèmes posés par l'urbanisation
sur l’espace, dans le monde actuel. surviennent dans le domaine de la reproduc-
tion générale de la société et c'est là, à mon
Amélia Luisa Damiani (ameluisa@usp.br) avis, le point central du débat.
Odette Carvalho de Lima Seabra (fesea-
Je n'ai pas l'intention d'analyser toute
bra@ig.com.br)
l'œuvre de Henri Lefebvre car, bien que très
Membres du Programme d’Études sur Henri
fascinante, elle requiert une analyse de tout le
Lefebvre au Laboratoire de Géographie Ur-
XXe2 siècle. Sa production est immense et
baine – LABUR – à l’Université de São Paulo
profonde et révèle une pensée en mouvement
[membres du Programme : Amélia Luisa
qui ne se laisse pas emprisonner, comme celle
Damiani (ameluisa@usp.br) ; Ana Fani Ales-
de Marx, dans un système limité et figé. En
sandri Carlos (anafanic@usp.br) ; Margarida
fait, nous pouvons utiliser les propres com-
Maria de Andrade (labur@edu.usp.br) ;
mentaires de Lefebvre sur l´œuvre de Marx,
Odette Carvalho de Lima Seabra (fesea-
pour penser son œuvre " il s'agit avant tout,
bra@ig.com.br) ; Jorge Hajime Oseki (jhose-
d'une méthode d'analyse de la pratique so-
ki@usp.br) ; Silvana Maria Pintaudi
ciale et non une série de présuppositions, de
(mercatus@linkway.com.br)]
postulats et d'affirmations dogmatiques"3.
Pour lui, la fonction du Marxisme dans la
@@@@@@
pensée contemporaine, est de prolonger l'u-
topie. C'est pourquoi il construit la méthode
de la transduction, une pensée qui s'ouvre
sur le possible. Il nous place ainsi devant un
mouvement critique de la pensée, issu de
Marx, qui se prolonge et se surpasse.
Lefebvre critique la formulation du sa-
voir de même que sa limitation à la connais-
sance d'une collection de faits. Dans
l'immense complexité de son œuvre sur la
ville, sans vouloir l'épuiser ou simplifier le
Ana Fani Alessandri Carlos problème, une série de provocations nous
anafanic@usp.br incitent à penser et indiquent un chemine-
ment possible pour comprendre le phénomè-
LES DÉFIS À LA CONSTRUCTION DE LA ne urbain actuel, ce qui ne se fera pas sans
PROBLÉMATIQUE 1 URBAINE prendre de sérieux risques.
La construction de la problématique
C omment penser la ville, aujour-
d'hui, dans le cadre théorique que
nous propose l'œuvre de Henri Lefebvre?
urbaine nous oblige, dans un premier temps,
à considérer qu'elle ne se réfère pas seule-
ment à la ville mais qu'elle nous défie à pen-
La problématique urbaine contemple ser l'urbain. L'urbain apparaît, dans l'œuvre
un ensemble cohérent de problèmes. Que de Lefebvre, comme une réalité réelle et
ressort-il de cette pensée? Vers où le proces- concrète,
sus d'urbanisation entraîne-t-il la vie sociale?

1 2
Pour Lefebvre, la problématique est théorique tandis Lefebvre se propose de ranimer le marxisme, de ma-
que la pratique spatiale est empirique et se réfère à la nière critique, qui permette une compréhension de la
vie au plan du vecu; cet aspect est riche et contemple le réalité moderne- une réflexion qui incorpore la prati-
subjectif, non en soi mais telle que perçue. C'est à ce que.
3
niveau que se produisent les références, telles l'identité, Henri Lefebvre, le matérialisme dialectique p. 17
les luttes et la production de la ville. PUF, Paris, 1971

6
No 3 - février 2004

en même temps qu'une virtualité c'est à dire de l'humain, ouvert, selon l'Auteur, aux rela-
une réalité en formation dont le projet est une tions conflictuelles entre le possible et le réel,
tentative de penser les transformations du car pour lui, le monde n'est pas un simple
présent et les multiples facteurs du possible. produit de contradictions objectives: il tient
La critique confronte le réel et le possible. La compte des déterminations possibles et des
stratégie réunit la théorie et la pratique. Ce décisions.
cheminement nous alerte contre l'atomisation Sur le chemin de la constitution de la
des recherches qui pensent la ville isolément, problématique urbaine, la récurrence / in-
que ce soit comme un cadre physique ou sistance autour de la signification de la no-
comme un milieu urbain dans lequel la ville tion de production, idée également présente
apparaît comme objet indépendant, isolé, dans l'œuvre de Marx, oriente la réflexion.
théâtre de l'action humaine vue seulement Dans bon nombre de ses livres, il réaffirme
dans sa négativité, chaotique, pour nous pla- l'importance de la "production" (et du déve-
cer devant la réalité en mouvement, en for- loppement de cette notion-reproduction).
mation, beaucoup plus riche et profonde. Au travers de cette notion importante,
Lefebvre interprète la production comme une
La problématique urbaine pas limitée à
création, l'auto-création de l'être humain avec
la ville, se réfère à la vie de l'homme, fondée
ses déterminations, possibilités et décisions.
sur une certaine conception du monde en
Lefebvre nous introduit à cette idée que le
même temps qu'elle révèle qu'il n'y a pas de
mode de production doit se reproduire mais
pensée sans utopie, sans exploration du pos-
que cette reproduction ne coïncide pas avec
sible. Grâce à cette idée, Lefebvre nous place
la production des moyens de production; elle
devant un nouvel humanisme4 basé sur un
s'effectuerait aussi à d'autres niveaux, nous
projet qui rompt le rationalisme (qui prend
confrontant à "de nouvelles productions":
l'aspect d'une domination) et projette la réali-
l'espace, l'urbain, le quotidien (la quotidien-
sation de la philosophie dans la pratique.
neté) qui expliquent le monde moderne. De
C'est ainsi que pour formuler le projet poéti-
nouvelles productions, de nouvelles relations
que de changer tout l'aspect irréel de la vie,
jalonnent le sens et les possibilités créées au
Lefebvre introduit la notion de quotidienneté
long de l'histoire, par une société déterminée
– ce qui modifie les termes du problème-,
au sein de laquelle contradictions et conflits
donne une nouvelle idée de la pauvreté et de
surgissent car ces nouvelles productions se
la richesse des relations sociales permettant
heurtent aux permanences. Dans ce sens,
que l'on formule des exigences pratiques.
Lefebvre élucide aussi le moment que nous
Dans ce sens, le plan théorique s'articule au
vivons aujourd'hui: celui du passage de la
plan empirique, celui de la pratique socio-
production à la reproduction –qui constitue
spatiale qui concerne la vie. D'une part, l'état
le sens le plus profond de ce débat.
s'efface devant les intérêts des groupes
La réflexion déborde la sphère de la
humains et d'autrepart, la métamorphose de
production de marchandises, sans toutefois
la vie passe par l'intervention des intéressés
l'abandonner. Elle se réfère à d'autres ni-
et non par une simple consultation aux indi-
veaux de la réalité et change significative-
qués. Ici, son raisonnement s'élargit pour
ment les éléments d'analyse, indiquant une
penser l'auto-gestion. Dans ce sens, l'human-
problématique qui concerne l'ensemble de la
isme contemple la réalisation des virtualités
société. À la question de savoir où se formu-
lent les problèmes de la production de l'exis-
4
Pour l´humaniste marxiste, l´homme est le point de tence humaine, c'est à dire, l'existence sociale
départ de la pensée et de l´action révolutionnaire, qui des êtres humains, Lefebvre répond: dans le
montre la nécessité de réalisation/émancipation de quotidien. Mais c'est dans l'urbain que le
l´homme par l´abolition de sa condition d´exploité et quotidien s'installe, il complète. Un nouvel
d´opprimé, et la nécessité de sa libération. Pour Le- espace apparaît. Pour le moment le Mode de
febvre, l´homme, aujourd´hui, comprend mal ses rela- production capitaliste s'est étendu, et à mesu-
tions avec la société et, au lieu de les dominer, il se re qu'il se réalisait, il a envahi le monde; c'est
laisse dominer par ces relations, manipulées elles- le moment de la redéfinition de la ville, de
mêmes par les forces économiques et sociales; ceci son explosion, de l'extension des périphéries,
oblige à trouver une unité entre la conscience privée et de la construction d'un nouvel espace. La
la conscience sociale.

7
No 3 - février 2004

problématique urbaine assume ainsi une di- fie que sa méthode relativise toute affirma-
mension mondiale: la société ne peut se défi- tion qui tendrait à s'ériger en absolu, pour
nir qu'à l'échelle planétaire et cette extension éclairer le possible, s'appuyant sur une pen-
de l'urbain ne se fera pas sans conflits et sée basée elle-même sur le virtuel (cette idée
drames. L'expansion du phénomène urbain prend son sens dans la transduction).
produit de nouvelles formes, fonctions et
Dans ce sens, la société urbaine ne dé-
structures, sans que les anciennes aient com-
signe plus la vie en ville, elle surgit de l'ex-
plètement disparu. D'autre part, dans le
plosion de la ville, conséquence de l'intense
monde moderne, il y a, selon Lefebvre, un
urbanisation. Suite aux problèmes de détério-
conflit entre les forces homogénéisantes et les
ration de la vie urbaine – en tant que moment
forces différenciatrices. Ceci signifie que de
historique - l'urbain englobe ou plutôt trans-
nouvelles catégories seront conçues, qui
cende la ville; c'est pourquoi pour Lefebvre, il
permettront de renforcer les résistances et
est possible d'analyser, grâce au concept de
leur donneront un sens jusqu'à ce qu'un nou-
l'urbain, le double processus de l'implosion-
veau type d'intelligibilité apparaisse5.
explosion, durant lequel la ville d'origine ne
Pour Lefebvre, ce qui défie la compré- disparaît pas avec la modernité mais l'agglo-
hension de notre époque, c'est exactement la mération se disperse autour d'elle. Ce terme
cohabitation entre les nouvelles et les ancien- désignerait un processus plus ample, "dans
nes relations subsistantes. Pour lui, nous lequel modernité et quotidienneté vont se
nous trouvons devant cet inconnu que nous développer dans le monde moderne". Ce
appelons modernité et mondialité6. La société terme bien que lié à la production, montre
se modernise, s'unifie, en même temps qu'elle bien ce qui se passe en dehors de l'entreprise
se différencie: c'est la fin d'une certaine his- et du travail. Le mode de production existant
toire e le début d'une historicité consciente et a amplifié le domaine de la marchandise,
dirigée7.. étendant son emprise sur tout le territoire,
Un des points forts de son oeuvre est inondant et redéfinissant les relations socia-
que la réflexion sur la mondialité indique la les. L'urbain accentue la production de la
spatialité –moment où l'espace prédomine quotidienneté8
sur le temps. L'espace porterait en lui la fina- La vie quotidienne pourrait déterminer
lité générale ou l'orientation commune de comment se réalisera la reproduction et ceci
toute activité, allant des travaux partagés à la n'est pas une trivialité. En d'autres termes, la
quotidienneté. L'espace entier devient le lieu vie quotidienne apparaît dans le contexte de
de reproduction de la vie matérielle et la reproduction, dominée et organisée par
humaine; quant à l'espace marchandise, il se elle. Il ne s'agit donc pas d'un espace-temps
réalise et se reproduit en tant que marchandi- laissé en liberté mais un espace d'attentions
se. qui tend à se constituer en systèmes car la
reproduction dans le monde moderne ne se
Quelques questions prennent un nou-
fait pas au hasard. Résultat du monde de la
veau sens à partir de ces travaux. En premier
marchandise, comme programme du capita-
lieu, la différenciation/imbrication entre les
lisme et de l'état qui organise la vie quoti-
concepts de la ville et de l'urbain, celui ci en
dienne parce qu'il organise la société de
processus de formation – parce qu´il s'agit
consommation.
d'une réalité réelle et concrète, en même
temps que virtuelle. C'est dans ces conditions Dans ce sens, Lefebvre affirme9 que la
que se prête à l'analyse, la discussion sur la problématique urbaine se déplace et modifie
formation de la société urbaine. L'urbain ac- profondément la problématique issue du
centuerait la constitution d'humanité de processus de l'industrialisation. Ceci parce
l'homme, thème que Lefebvre développe à qu'un saut qualitatif important accompagne
partir de sa préoccupation pour les sens plus la croissance quantitative de la production
profonds du terme reproduction. Cela signi-

5 8
Fin de l´histoire, page 300 Le retour à la dialectique –12 mots-clés
6 9
Conversation avec Henri Lefebvre, p. 19 Dans le livre Espace et politique, qui suit "Le droit à
7
idem, ibidem, p. 19 la ville", Ed. Anthropos, Paris.

8
No 3 - février 2004

économique, originant un phénomène quali- totalité, sur le plan de la reproduction des


tatif qui se traduit par une nouvelle problé- relations spatiales.
matique: la problématique urbaine.
Selon Lefebvre, c'est seulement dans la
Le moment actuel montre les nouvelles
seconde moitié du XXe siècle, que l'espace et
exigences du capitalisme, moment où la pro-
la ville sont vus comme des problèmes10. C'est
duction cesse d'assurer spontanément la re-
à ce moment de la reproduction que le capi-
production, moment où l'historicité se
talisme a intégré la ville historique, permet-
transforme en mondialité qui signifie pour
tant l'échange des espaces auparavant
Lefebvre, spatialité et non historicité; l'histoi-
inoccupés. L'espace social et politique de-
re ne sert plus de références car les facteurs
vient un espace réel et opérationnel, donnée
qui permettent le développement des forces
et instrument, nécessité et virtualité, élément
productives détériorent la vie sociale (sans
fondamental pour le maintien des relations
ignorer les dissolutions et les permanences).
de domination. Il signale aussi une générali-
Au cours de sa réalisation, le capitalisme se
sation de la production et de la consomma-
transforme; la reproduction sort du champ de
tion. Cela montre bien un mode de penser la
la production de marchandises "pour gagner
réalité sociale à un moment où la totalité se
la société toute entière". C'est là que se repro-
dilue et où l'on ne perçoit plus que la frag-
duisent les relations sociales, au delà du lieu
mentation.
de travail c'est à dire dans la société entière,
dans l'espace entier. En fait, ce n'est pas seulement la société
La reproduction, dans son mouvement entière mais l'espace entier qui deviennent le
réel, incorpore des tendances contradictoires. lieu de la reproduction (des relations de pro-
Le quotidien apparaît comme le niveau d'a- duction et pas seulement des moyens de pro-
nalyse où s'établit le néocapitalisme, affirme duction). L'espace, occupé par le
Lefebvre. L'analyse de l'urbain révèle aussi la néocapitalisme, sectorisé, réduit à un milieu
relation espace-temps; un temps limité au homogène et par conséquent fragmenté,
temps productif, dans lequel les rythmes im- émietté (on ne vend à la clientèle que des
primés par la rationalité du travail s'établis- fragments d'espace), devient le siège du pou-
sent dans une pratique spatiale qui révèle voir. Les forces productives permettent à qui
l'espace oppressif /répressif. en dispose, de maîtriser l'espace et même de
le produire. Cette capacité productive s'étend
Mais la société urbaine se généralise, la
à l'espace terrestre. L'espace naturel est réduit
société entière se transforme en une société
et transformé en un produit social par l'en-
urbaine. Le processus sort de la ville vers une
semble des techniques, de la physique et de
échelle plus ample, celle de toute la société.
l'informatique; ainsi, si d'une part, l'espace
Ce processus qui ne se produit pas sans de
reproduit activement les relations de la pro-
profonds conflits.
duction, il contribue, d'autre part, à sa per-
La ville joue un rôle dans les transfor-
manence et à sa consolidation11.
mations du processus de production; dans les
cadres de la reproduction sociale, elle se Lefebvre attire encore notre attention
révèle, révélant le cadre de la généralisation sur le fait que l'expansion de la reproduction
de l'échange, de la constitution du monde de qui se produit actuellement sur le plan mon-
la marchandise, de l'instauration du quoti- dial, donne un nouveau sens aux relations
dien, de la concrétisation, dans l'ordre local, sociales, dans une sphère plus vaste que celle
de l'ordre distant, indiquant dans l'espace, la du gain immédiat ou de la croissance de la
réalisation de la société en tant que société production accompagnée d'une modification
urbaine. Dans ce sens, la société contempo- qualitative de ces relations. Les relations de
raine apparaît comme une société urbaine en domination qui à l'origine, sous-tendent, ren-
formation ce qui signifie que, en même temps forcent les relations d'exploitation, devien-
qu'elle caractérise une réalité concrète, elle nent essentielles, centrales. Les lois
signale aussi une tendance, la possibilité de économiques et sociales perdent leur aspect
sa réalisation. Dans cette perspective, l'urbain
apparaît comme une réalité mondiale, dépas- 10
Une pensée devenue monde. Fayard, Paris, 1980.
se les concepts partiels et impose une mét- 11
La survie du capitalisme p.116. Anthropos, Paris,
hode qui pense la pratique urbaine dans sa 1973.

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physique (naturel), décrit par Marx, aveugles leur vie quotidienne"13. En ce moment histori-
et spontanées: elles deviennent chaque fois que, la "ville œuvre" disparaît devant la géné-
plus contraignantes sous la couverture d'un ralisation du produit, dans la mesure où la
contrat (ou même à découvert)12 valeur de l'usage tend à se soumettre à celui
de l'échange, avec toutes les conséquence de
La caractérisation du monde moderne,
ce processus comme l'implosion des ancien-
lu au travers de la ville, comme celui de la
nes relations de voisinage, la perte d'identité
victoire de la valeur d'échange sur la valeur
causée par la destruction des référentiels ur-
d'usage, donne un autre sens au débat sur
bains issus du passé, et les valeurs anciennes
l'espace public et les modes d'appropriation.
qui se transforment et se confrontent dans la
On observe, en effet, une généralisation de
ville. Ici, les morphologies spatiale et sociale
l'espace en tant que marchandise, une géné-
se juxtaposent, exposant la ségrégation qui
ralisation de la propriété privée du sol ur-
apparaît sous formes multiples, avec la géné-
bain, et la formation d'un espace soumis à la
ralisation de la proprieté privée.
domination de la valeur d'échange par la
spéculation et les investissement du capital. Selon Lefebvre, "plusieurs marxistes"
En contrepartie, l'espace urbain est surtout ont négligé les questions relatives à l'espace
un usage, une valeur d'usage. Ceci démystifie et à l'urbain justement parce que la réflexion
le discours, si évident aujourd'hui, qui réduit marxiste portait, dès le début, sur l'analyse
le citoyen à la condition d'usager de services, critique de la production, au sens strict, d'un
dans un espace géométrique et visuel où la point de vue strictement économique, celui
vie quotidienne est programmée par la con- de l'entreprise et du travail productif. Ce
sommation manipulée. Ici, le droit à la ville, n'est que récemment qu'ils ont pris conscien-
celui de la possibilité d'appropriation des ce de cette problématique, et encore, "de ma-
espaces pour la vie dans toutes ses dimen- nière simplifiée". Lefebvre affirme qu'une
sions, perd de son sens. Ici, l'usager est réduit idéologie est apparue, acceptée par les
à la passivité et au silence, à moins qu'il ne se marxistes, selon laquelle, la production in-
révolte. dustrielle, porteuse de l'essentiel de la vie
sociale et politique, ne pose que des problè-
Ce conflit, entre l'usage et l'échange est
mes administratifs. En cas d'erreur, elle pro-
pratique et se réfère à une pratique socio-
viendra de la gestion capitaliste de l'industrie
spatiale réelle et concrète dans laquelle
et d'une planification rationnelle des forces
l'usage correspond à une nécessité humaine
productives. Ainsi, on tente de restituer sa
autour de laquelle surgissent les conflits. Ici,
cohérence au processus de croissance, en
la question du territoire, se pose, selon l'au-
simplifiant le réel car la réalité spatiale et ur-
teur, pour chacun et pour tous. C'est à ce ni-
baine se réduit à des sujets comme la rente de
veau que la propriété, en toute évidence, se
la terre, la spéculation immobilière et le rôle
confronte à l'appropriation de l'espace:
des promoteurs et des banques, ce qui n'est
l'échange et la valeur d'échange se heurtent à
pas faux mais limité.
l'usage, au corps et au vécu, sans toutefois se
limiter à ce niveau de la réalité. C'est ici qu- Les relations existantes sont très com-
'apparaît le rôle de l'état, fondamental pour la plexes: ainsi, pour l'individu, par exemple la
production de l'espace et de la ville. ville est le lieu du désir et d'un ensemble de
contraintes qui inhibent les désirs. La ville est
Dans ce sens, l'usage potentiel se révèle
le support du rêve et de l'imaginaire, qui ex-
lui aussi au travers de l'attention qui diffé-
plorent le possible. Les multiples fonctions de
rencie l'habiter (analysé comme activité,
la ville et de l'espace n'épuisent pas le réel:
comme œuvre) de l'habitat où la maison est
"l'espace et la ville sont être poétique et ex-
réduite à la fonction de marchandise; une
pression durement positive. La ville et l'ur-
fonctionnalité produite et déterminée pour
bain suscitent un savoir et un lyrisme,
des raisons techniques, "fournissant un ré-
composent une totalité ouverte et partielle,
ceptacle où les personnes peuvent installer

13
Introduction, p.XI, Boudon, F. Pessac de Le Courbu-
12
La survie du capitalisme, idem, pp. 116/117 sier Ed. Dunod, Paris, 1969.

10
No 3 - février 2004

des niveaux de totalités plus vastes. Pourquoi tre et réduisant la ville à son cadre physique,
le marxisme devrait-il effacer le symbolique, inerte, passible d'intervention, transformant
le rêve et l'imaginaire?"14. les citoyens en usagers des moyens de con-
Le sens de la ville en tant qu'œuvre de sommation collective, installés dans l'espace
la civilisation ne se limite pas seulement à sa de la ville.
construction physique. Il se réfère aussi à la
La "réforme urbaine", qui apparaît sous
construction de l'humanité, de l'homme. Le
la forme fragmentaire de la rénovation par-
parcours de Lefebvre permet ainsi une lectu-
cellaire de la ville, au travers de l'ouverture
re de l'histoire et de notre condition dans le
de voies de trafic, de la construction de ponts
monde moderne, y compris l'idée d'un projet
et viaducs, des grands édifices ou même des
pour la société: la ville est un lieu de contra-
immeubles en co-propriété fermés, contribue
intes mais aussi celui de la liberté.
à créer des périphéries implosées, produits
La compréhension du contenu du
indiscutables du progrès, où tout est imposé
monde moderne passe par une discussion sur
par le " chantage de l'utilité". Celui-ci forge
la reproduction de la ville, aujourd'hui. Le
"le consentement de la société" grâce à des
défi consiste à penser la pratique socio-
projets spectaculaires présentés comme seule
spatiale, le sens des appropriations réelles et
solution possible. La ville, vidée de son sens
possibles, ainsi que les luttes qui les entou-
de l'habiter, se vide du ludique et de toute
rent.
poésie.
Donc, dans la perspective analytique La ville d'aujourd'hui, planifiée, se re-
que nous développons ici, la ville apparaît produit comme un spectacle qui vient com-
comme le "lieu du possible" Elle rassemble penser l'impossibilité de participation; la
tous les niveaux de la réalité et de la cons- ville, devenue spectacle, dissimule l'établis-
cience, les groupes et leurs stratégies, les sement des normes et les contraintes des usa-
sous-groupes ou les systèmes sociaux, la vie ges de l'espace du capitalisme moderne qui
quotidienne et la fête. Ses fonctions sont organise la réduction de toute la vie sociale à
nombreuses mais les fonctionnalistes ou- un spectacle. La ville produite comme un
blient les plus importantes, la fonction ludi- spectacle compose un cadre solide pour la
que et la fonction informative. Elle comporte reproduction et ses exigences actuelles, à
des contraintes impérieuses et des appro- partir de l'imposition d'un espace géométri-
priations rigoureuses du temps et de l'espace, que et rationnel, en réalité vide, qui réduit
de la vie physique, des désirs (...), la ville est l'usage car il soumet le temps, réduisant son
le produit du possible (...), la conception de ce emploi et par là, l'usage de l'espace. Espace et
possible se base non pas sur l'analyse de temps vidés, produisent un quotidien frag-
l'actuel mais sur la critique de l'actuel, brisé menté où le désir réduit à une nécessité, vide
par l'analyse, par l'idéologie et par la straté- la propre vie de son sens.
gie fondée sur une compréhension analytique Traduction du texte Elisabeth DeLiège Vas-
et non sur la rationalité dialectique15 concelos (qui a aussi traduit le texte numero 4
Le sens de l'urbain transcende la ville, de ce colloque)
tout en l'englobant; la société urbaine s'an-
nonce et se projette sur la vie, la recréant,
formant non seulement une totalité plus am-
ple mais se transformant aussi en objet vir-
tuel. Sommaire du No A.1
Dans cette perspective, on peut faire
une évaluation critique de cette "planification Armand Ajzenberg : classes et formes
urbaine" qui, fréquemment, fait table rase de modernes de lutte de classe
la pratique socio-spatiale, la faisant disparaî- - Les forces sociales en présence 2
- Psychologie collective des classes 3
- Les classes dans une société globale 4
14
De l'État, volume IV, página 270, Union Générale de - Ce qui a changé depuis 1963 10
l'Editeur. Paris, 1978. - Production et extraction de plus-value 15
15
C'est une stratégie dialectique, pour concevoir le réel, - Formes prises par la lutte de classe 16
il faut, selon Henri Lefebvre, passer par l'utopique et - Les coordinations 21
l'impossible.

11
No 3 - février 2004

l’espace et du pratique sensible – se scinde en


Jorge Hajime Oseki devenant sujet et objet de la pratique sociale.
L’humain (puissance, connaissance,
L’Unique et l’homogène dans action, amour, corps et âme) se développe
la production de l’espace16 alors, au moyen de contradictions, prend
forme au moyen de l’inhumain. L’aliénation,
selon Marx, n’est pas seulement théorique,
idéale, mais surtout pratique : elle se réitère
dans tous les domaines de la pratique17.
Dans le capitalisme, l’espace social ab-
solu devient abstrait. Il se constitue progres-
sivement en tant qu’abstraction concrète, avec
une existence mentale et une réalité sociale
concrètes.
Analyser et exposer la production de
l’espace (un concept théorique et une réalité
pratique) revient à l’élire comme un moment
de la société actuelle, c’est-à-dire, comme un
révélateur de cette même société qui peut
permettre de l’appréhender en tant que ré-
alité. Moment dans lequel, au moyen d’un
resserrement extrême de la contradiction il
H enri Lefebvre aura sans doute été
le seul grand penseur à prévoir la
possibilité de l’émancipation de l’homme à
est possible d’entrevoir sa fin, la possibilité
de son dépassement. « Non seulement de
travers l’espace. La raison en est qu’il a été caractériser l’espace où nous vivons et sa ge-
celui qui le mieux a analysé et critiqué la mi- nèse, mais de retrouver la genèse, à travers et
sère quotidienne de l’homme qui se soumet à par l’espace produit, de la société actuelle »18
l’espace moderne. L’espace comme « milieu » parvient à la
L’espace avait été pensé par la philoso- tautologie totale, produit le reproductible,
phie d’abord comme œuvre divine, attribut produit en imitant la production passée.
de l’être absolu, ensuite comme un “espace “Contradiction ultime : la capacité produc-
en soi”, lui-même un absolu. Un infini sans trice de l’espace ne produisant que du repro-
contenu et, cependant, incogniscible. Pour le duit n’engendre que le répétitif et la
connaître, toutefois, il a été nécessaire répétition. La production d’espace se change
d’introduire un corps (un contenu). Le corps, en son contraire : reproduction des choses
de son côté, étant action et énergie, en oc- dans l’espace”19
cupant l’espace s’est mis à le posséder. Il a L’espace participe aussi bien des forces
produit un espace en même temps qu’il a été productives que des relations de production
produit par lui. Le corps est devenu un corps et de propriété, de l’idéologie, de la produc-
spatial. tion, de la réalisation et de la répartition de la
Au centre du corps humain demeure plus-value. « Le moment où l’espace devient
un noyau irréductible, un « quelque chose » prédominant, c’est-à-dire où se constitue un
non-indifférent, qui associe dans l’espace espace dominant (politique), c’est aussi le
tous les sens (odorat, toucher, ouie, goût et moment où la production cesse d’assurer
vision). Un corps total avec des propriétés et spontanément et aveuglément la reproduc-
dimensions spatiales. Ce corps-fondement de tion des rapports sociaux (…) Le processus
de reproduction ne s’autonomise

16
Ce texte se fonde essentiellement sur La production
17
de l’espace (1974), dans sa référence à la théorie de Henri Lefebvre, Le marxisme, PUF, Paris, 1983,
l’espace et sur le tome IV de l’État (1978), lorsqu’il 20ème édition, pp.39 et sq.
18
s’agit de la théorie de l’État et sa relation à l’espace. Idem. La production de l’espace, anthropos, Paris,
Ont été utilisés également Espace et politique (1974), 1986, 3e éd., p.VIII
19
Le matérialisme dialectique (1940) et Le marxisme Henri Lefebvre, La production de l’espace, op. cit.,
(1948). p.434-5.

12
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pas fonctionnellement ; il se réalise dans un phe » : il chaotise, atomise, pulvérise l’espace


espace, l’espace politique, condition de la préexistant, le met en miettes”23.
reproduction généralisée... ».20 L’espace capitaliste - homogène, brisé et
Dans le capitalisme, le mouvement créé hiérarchisé - ne survit que grâce à l’étatique
par la consommation demande la reproduc- qui le soutient et le “planifie”.Le dépasse-
tion de choses, en un espace de production. ment possible devra par conséquent être
Cet espace à son tour requiert un espace de double : de l’espace et de l’État. Et pourtant,
reproduction, contrôlé par l’État, qui garan- les possibilités de l’œuvre et de réappropria-
tisse la reproductibilité même des choses. tion, les exigences du corps expulsé et dé-
D’où la nécessité de la production d’espaces. porté de l’espace abstrait, peuvent générer
D’un mode de production de choses dans dans les souterrains de l’espace étatique des
l’espace on arrive à la production d’espaces. alternatives utopiques (un contre-espace, un
Dans le néocapitalisme (capitalisme d’État) contre-projet, une contre-culture).
toutefois, l’espace institutionnel, en se fon- L’espace pulvérisé tendrait à se re-
dant sur le répétitif et le reproductible, barre constituer dans des espaces différenciés selon
la création du nouveau. Cet espace de la bu- l’usage. L’espace étatique empêche cette re-
reaucratie frustre sa propre possibilité : le constitution par la violence, voilée ou expli-
mode de production de l’espace, qui apporte avec cite. l’État n’élimine pas le chaos, seulement
lui la désintégration de la propriété privée de le planifie. « Seul le contrôle par la base et
l’espace et conjointement avec cette derrière l’autogestion territoriale exerçant contre le
la suppression de l’État lui-même. « Ce qui sommet étatique une pression et menant une
implique le passage de la domination à lutte réele pour des objectifs réels, peuvent
l’appropriation <de la nature seconde> et le opposer à la démocratie concrétisée à la ra-
primat de l’usage sur l’échange (le dépéris- tionalité administrative, c’est-à-dire, soumet-
sement de la valeur d’échange) ».21 tre la logique étatique à une dialectique
L’espace capitaliste tente d’immobiliser spatialisée (concrétisée dans l’espace sans
l’espace. Le capitalisme s’approprie l’espace perdre de vue le temps, au contraire: en inté-
existant et tend à créer son propre espace. « À grant l’espace au temps et le temps à
travers et par l’urbanisation, sous la pression l’espace ».24
du marché mondial. Sous la loi du reproduc- Lefebvre lui-même reconnaît qu’il a eu
tible et du répétitif, en annulant les différen- une certaine attitude pamphlétaire dans la
ces dans l’espace et dans le temps, en description de la production architecturale
détruisant la nature et les temps naturels. européenne d’après-guerre (périphéries,
L’économique fétichisé dans le marché mon- ghettos, ensembles, maisonnettes), ce qui
dial et l’espace qu’il détermine, la politique l’aurait empêché de percevoir quelque chose
portée à l’absolu ne risquent-ils pas de dé- qui pouvait indiquer quelque résidu en di-
truire leur propre fondement, la terre, rection de son dépassement. « L’espace abs-
l’espace, la ville et la campagne? Et, par trait est donc répressif par essence et par
conséquent, de s’autodétruire? »22. excellence, mais d’une façon particulièrement
Quel sera-t-il, cependant, l’ «espace de habile parce que multiple, la répression im-
catastrophe» de l’espace actuel ? “La nouvelle manente se manifestant tantôt par la réduc-
modalité d’occupation spatiale semble au- tion, tantôt par la localisation (fonctionnelle),
jourd’hui portée à ses plus extrêmes consé- tantôt par la hiérarchisation et par la ségré-
quences stratégiques: occupation des mers, gation, tantôt par l’art. Voir (de loin),
menaces « tous azimuts » couvrant contempler (ce qu’on a séparé), ménager des
l’ensemble de l’espace planétaire et même au- « points de vue » et des « perspectives »
delà. L’espace de la propriété étendu de la (dans les meilleurs des cas) change les effets
terre au sous-sol et à l’espace entier, pourrait d’une stratégie en objets esthétiques /…/ Ce
à lui seul passer pour « espace de catastro- qui ne correspond que trop bien à
l’urbanisme de maquette et de plan de masse,
20
Idem, De l’État, tome IV, op.cit., p. 307.
21
Idem, La production de l’espace, op.cit, p.471.
22 23
Henri Lefebvre, La production de l’espace, op.cit., Idem, De l’État, tome IV, op.cit., p.320.
24
p.375-6. Idem, ibidem, p.323.

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No 3 - février 2004

complément de l’urbanisme d’égouts et des outre une « société technocratico-étatico- bu-


voiries, où le regard du créateur se fixe à son reaucratique » - (qui) se projette si fidèlement
gré et à sa aise sur des « volumes », l’œil dans l’espace, qu’il atteint une cocasserie
faussement lucide qui méconnaît à la fois la dans l’aveu”29, l’étatique produit simultané-
pratique sociale des « usagers » et l’idéologie ment la cité illégale (« les villes satellites »), le
qu’en soi même il contient »25. territoire envahi qui va accueillir les pauvres
Pour Lefebvre « l’architecte, plus parti- et exclus (les « candangos »), les bâtisseurs de
culièrement, occupe une situation inconforta- la cité légale. On bâtit en même temps la mai-
ble. En tant qu’homme de science et son des maîtres et la maison des escla-
technicien, producteur dans un cadré déter- ves30dans l’heureuse (re)interprétation de
miné, il mise sur le répétitif. Entant l’architecte J.B Villanova Artigas de
qu’inspiré, artiste, sensible à l’usage et aux l’expression de Gilberto Freire, il y a par
‘usagers’, il mise sur le différentiel. Son lieu, conséquent création conjointe par l’étatisme
c’est la contradiction douloureuse et le renvoi brésilien moderne d’un urbain et d’un infra-
sans fin de l’un à l’autre. À lui, architecte, urbain.
incombe une tâche difficile: surmonter la sé- Quel serait son « espace de catastro-
paration entre le produit et l’œuvre »26. phe » ? À notre avis cette possibilité se trouve
Une nouvelle société pourrait inventer, contenue dans l’apparition, dans les années
créer, produire des formes nouvelles 70, et surtout de 80, de programmes munici-
d’espace. Les relations de production et de paux importants de maisons auto-construites
propriété empêchent ces possibilités dans la (« mutiroes »), auto-gérées, dans la région
mesure où elles fragmentent l’espace. Le réel métropolitaine de la Grande Sao Paulo, reflet
conduit à la banalité des pavillons et des des vigoureux mouvements sociaux urbains
grands ensembles.27 de lutte pour l’habitation. Ces programmes
La relation entre l’édifice (prose du avaient des projets élaborés par des structu-
monde) et le monument (poésie) est sembla- res techniques composées d’architectes, ingé-
ble à celle entre quotidienneté et fête, entre le nieurs, avocats, sociologues, entre autres, qui
perçu et le vécu, entre l’homogène et ont tenté d’élaborer une nouvelle stratégie,
l’unique, entre produit et œuvre. « Il n’y a susceptible de rendre viable la participation
aucune raison de séparer l’œuvre d’art du populaire directe aussi bien dans les projets
produit jusqu’à poser la transcendance de que dans les chantiers des œuvres ; Si par
l’œuvre. S’il en est ainsi, tout espoir n’est pas rapport au projet la participation est restée
perdu de retrouver un mouvement dialecti- encore limitée (pour des raisons évidentes),
que tel que l’œuvre traverse le produit et que par rapport au chantier, le changement a été
le produit n’engloutisse pas la création dans notable : locus traditionnel d’extraction de la
le répétitif »28. plus-value (absolue et relative), les chantiers
Rappeler rapidement ces moments de sont devenus par moments, lors de ces expé-
l’exposition de la production de l’espace chez riences, des lieux de citoyenneté, de joie et de
Lefebvre nous permet de réfléchir sur : fête.
le Mouvement Moderne d’architecture au L’espace contient des possibilités
Brésil (et dans le Tiers Monde) qui a eu des d’émancipation de l’homme à la recherche de
caractéristiques différentes de l’européen son universalité. De même que pour Marx, le
surtout dans la mesure où il s’est décollé de prolétariat supporte toute l’aliénation et pour
sa base populaire (la question du logement cela il est le germe du dépassement de la so-
de la classe ouvrière dans l’après-guerre) et ciété capitaliste, aux yeux de Lefebvre, dans
où il s’est réalisé dans une société fort les villes homogènes et homogénéisantes du
conservatrice. Ainsi à Brasilia, œuvre de continent américain, avec les inégalités so-
Niemeyer, épitomé du modernisme brésilien, ciales immenses qu’elles rassemblent, à
l’origine des processus de ségrégation et vio-
25
Henri Lefebvre, La production de l’espace, op.cit.,
29
p.366. ibidem, 360
26 30
Idem, ibidem, p. 456. référence l’œuvre de Gilberto Freyre, Casa grande e
27
ibidem, p.412. senzala (1933), en français Maîtres et esclaves, trad.
28
ibidem, p. 93. Roger Bastide, Gallimard, Paris, 1952.

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No 3 - février 2004

lence urbaine inédits, il pourrait se générer


des pratiques indicatrices-révélatrices d’une Jean-Pierre Lefebvre
transformation urbaine radicale.31.
Sur "I’Unique et l'homogène dans la
Renseignements sur l’auteur : production de l'espace",
Architecte et urbaniste, professeur du Départe- communication de Jorge Hajime
ment de Technologie de l’Architecture et de Oseki, Université de Sao Paulo,
l’Urbanisme de l’Université de Sao Paulo (USP), au colloque du centenaire d'Henri
directeur de recherche au NAP/PLAC (noyau Lefebvre.
d’appui à la recherche production et Langage de
l’Envireonnement Construit), recherche :Fleuves
et Villes – identité et conflit, membre du Pro-
gramme d’Études sur Henri Lefebvre au Labora-
toire de Géographie Urbaine (LABUR) de la USP,
participant du séminaie sur l’œuvre d’Henri Le-
febvre organisé par le professeur. Dr. José de Sou-
za Martin du Département de Sociologie de la
USP (1987 à 1993).auteur de “ O unico e o ho-
mogêneo na produção do espaço” in Henri Lefeb-
vre e o retorno à dialética, de José de Souza
Martins (org.) São Paulo: Hucitec, 1996 t dee “La
fluvialité urbaine des fleuves” in LUGARES:
d’un continent, l’autre, de Sylvia Ostrowetsky
(coord.), Paris: L’Harmattan, 2001.

Bibliographie
Lefebvre, H.,
- Le matérialisme dialectique, PUF, Paris, 1940.
- Le marxisme, PUF, Paris, 1948.
- Du rural à l urbain, Anthropos, Paris, 1970.
L e texte très pertinent de JH Oseki
sur l'approche lefebvrienne de l'ur-
banisme appelle des commentaires, puisés
- La révolution urbaine, Gallimard, Paris, 1970 cette fois dans les expérimentations urbaines
- Droit à la ville, suivi de Espace et politique, en France des années soixante et dix, notam-
Anthropos, Paris, 1975. ment dans les banlieues dirigées par le PCF,
- De l’Éta t, tome III et tome IV, UGE, col. 10- en Seine-SaintDenis, à Ivry, Villejuif, Givors,
18, Paris, 1978. Saint Martin d’Hères, engagées selon la pra-
- Une pensée devenue monde, Fayard, Paris, tique de Jean Renaudie et auxquelles nous
1980. avons participé pendant vingt ans, en tant
- La production de l’espace, Anthropos, Paris, qu'animateur de la société d'aménagement de
1986. la Seine Saint Denis.
Henri Lefebvre a exprimé jadis le regret de
n’avoir pu s’impliquer suffisamment dans
l'histoire et la théorie de l'architecture. Il s'est
appuyé successivement sur des architectes de
gauche tels que Riboulet, Boffil, Ciriani,
Sommaire du No A.2 Chémétov dont la pratique était insuffisam-
ment dégagée des contraintes de la sphère
- Jean Magniadas : MYSTIFICATION ET économique. Il n'y a pas eu de rencontre avec
CONSCIENCE DE CLASSE 2
Jean Renaudie, l'architecte qui a porté le plus
- Jean Péaud : LA LUTTE DE CLASSE 14
loin la critique moderne d'un certain mou-
- A. Ajzenberg : A PROPOS DE CRÉATION vement moderne, englué dans la pratique
DE PLUS-VALUE ET D’EXTRACTION
DE CELLE-CI 16
urbaine du capitalisme. Si les idées de HL ont
pendant vingt ans irrigué notre praxis
d'aménagement, une collaboration “très
31
Henri Lefebvre, La Révolution Urbaine, Paris, fructueuse” n'a eu lieu qu'en un court mo-
Gallimard, 1970, p. 193 pass. ment, de 1981 à 1987.

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L'aménagement contestataire en ban- tien par les organes bureaucratiques de ges-


lieue rouge a produit sur une échelle de tion.
masse des quartiers différents, comprenant Il n'y a pas eu d'élaboration conjointe
plusieurs milliers de logements sociaux, dans des plans avec les futurs utilisateurs pour la
les bâtiments desquels étaient intégrés des bonne raison que ceux-ci sont, dans le cas des
centres commerciaux, des équipements pu- HLM, inconnus au moment de la projétation.
blics et culturels, des activités tertiaires. En Assez souvent, les gens consultés renvoient
prenant le risque de résumer ses critères - ce aux plans médiocres de la publicité envahis-
qui peut se révéler réducteur - on peut déga- sante. Au hasard des consciences des élus
ger les traits d'une utopie urbaine, sans doute populaires, des consultations ont néanmoins
infiniment perfectible, mais qui présente eu lieu avec les habitants. La diversité des
l'avantage d'exister sur une échelle indus- plans a permis un choix adapté aux person-
trielle. Rappelons que ces logements HLM nalités. Contrairement à Sao Paulo, les chan-
sont chacun d'un plan différent, qu'ils utili- tiers ont été menés à bien de façon classique -
sent largement les qualités d'espace élaborées souvent dans la tension avec l'architecte, so-
par le mouvement moderne dans ses villas de lidement appuyé sur la maîtrise d'ouvrage -
luxe (duplex, triplex, mezzanines, coursives, par les entreprises dans le cadre du marché et
loggias, surhauteurs, plans obliques, éclaira- des normes étatiques.
ges zénithaux, courbes, angles aigus, etc.). lis Ces quartiers constituent un gisement
sont organiques selon Van Eyck, mixtes (mé- d'enseignements pour l'élaboration de mo-
lange des fonctions comme des origines so- dèles souhaitables d'une ville réconciliée où
ciales), complexes, suivant en cela la valeur d'usage supplanterait enfin la va-
l'autosimilarité des structures fractales. De leur d'échange, un chantier expérimental
faible hauteur et densité moyenne (de 0,5 à d'une ville qui soit une "Oeuvre", comme la
2,0), ils sont piétons et généreusement plan- souhaitait HL.
tés. Ils comportent notamment une terrasse Leurs difficultés de vie actuelles tien-
en pleine terre pour chaque logement en nent à deux facteurs : l'absence d'évolution
étage. La démarche renaudienne s'inscrit en positive des conditions sociales et démocrati-
tout point comme l'exacte antithèse de la ques, et, au contraire, leur dégradation de-
charte d'Athènes et de ses zonage et orthogo- puis vingt ans sous l'effet du chômage. Tout
nalité simplificateurs. Elle s'efforce de donner se passe comme si, cette fois, l'édification,
une base spatiale à ce qui pourrait être un l'enveloppe, avaient été en avance sur l'évo-
habitat autogestionnaire, niant l'utilité des lution (ou la révolution) sociale. Second
monuments du pouvoir, développant jus- point, la construction de ces ensembles n'a
qu'au bout, dans les conditions du moment, à jamais été assumée théoriquement par le PCF
un pôle la différence et l'autonomie des per- quand bien même, au nom des "cent fleurs"
sonnalités par le droit au choix de formes du comité central d'Argenteuil, il ne les a pas
individualisées de chaque logement, à l'autre condamnées, préférant prudemment faire
pôle l'encouragement, grâce aux volumes et construire ses sièges par la valeur corbu-
espaces extérieurs offrant un linéaire impor- sienne et consacrée de Niemeyer plutôt que
tant pour les échanges(clarté labyrinthique de par ces dérangeants avant-gardistes.
Van Eyck), aux micro-relations sociales de Ces quartiers sont le résultat de l'ou-
quartier, à la convivialité. verture et de l'ardeur révolutionnaire de tels
Il s'agit donc d'une utopie concrète ac- ou tels de ses élus ou de ses cadres. Une forte
quise par la lutte, et aboutie, qui est en même opposition n'a cessé d'émaner des milieux
temps un compromis obligé avec les secteurs économiques (trusts du bâtiment qui sub-
économiques et bureaucratiques. Elle a prou- ventionnaient le fonctionnement des partis),
vé sa pertinence en maintenant, vingt ans des milieux bureaucratiques du Ministère ou
après, malgré la dégradation sociale générali- des mairies, des élus et militants les plus
sée, des qualités d'environnement et de vie obtus, enfin des architectes affairistes - sou-
évidentes, quoique naturellement différen- vent "en carte" - qui voyaient dans cette pra-
ciées d'un lieu à l'autre en fonction de la tique hérétique de l'architecture la mort de la
composition sociale et des inégalités d'entre- poule aux œufs d'or des honoraires obtenus
par le respect des normes ultra simplifiées

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des trois majors français du bâtiment qui ont se retrouvent indifféremment dans l'admi-
généré leur "style" international. nistration et les directions d'entreprises.
La plupart de nos chantiers ont été me- L'institution architecturale a joué un
nés à bien par des entreprises moyennes, sans rôle décisif : le post modernisme, qu'il s'ins-
supplément de prix notables ni subventions pire de Venturi, Corbusier ou Mies Van der
d'aucune sorte. Rohe, a justifié l'agenouillement devant les
Comment cette expérimentation a-t-elle pu exigences réductrices des grandes affaires. Le
voir le jour? La base réside dans les excès mot d'ordre "faire avec" , (entendez la préda-
même de la fabrication de l'antiville et dans tion de l'entreprise), a été lancé dès 1981 par
sa dénonciation par HL, reprise en mai l'historiciste Huet ou le corbusien Chémétov,
soixante huit ("métro, boulot, dodo" et "HLM tous deux à l'époque marxisants. Quelques
blêmes"), par les livres, le cinéma, la chanson, mandarins de gauche ont régi les revues, les
les milieux populaires. Si assez peu de luttes crédits d'études ministériels, l'enseignement,
urbaines spontanées se sont développées, un les grands prix et étouffé la tendance renau-
tissu associatif a cependant aidé ces expé- dienne qui n'est nulle part enseignée.
riences et continue de les défendre. Les élus de gauche ont basculé dans la
L'alliance, dans la mouvance du PCF, mode dominante, encouragée par Mitterrand
de la partie des architectes la plus agissante, avec ses grands chantiers dépourvus d'intérêt
la plus radicale, la mieux attentive à la quoti- architectural.
dienneté des salariés et la plus exigeante en La reconstruction d'une ville bienfai-
matière esthétique, avec les éléments les plus sante aux hommes passe par le rééquilibrage
sensibles, les mieux radicaux et les moins des rapports de force entre les trois acteurs et
bureaucratisés d'un parti marqué par l'ou- par l'adoption par la majorité des citoyens de
vriérisme et le post stalinisme bréjnévien, modèles adaptables d'utopies urbaines. La
joint au fait qu'ils disposaient de quelques contradiction dialectique entre trois facteurs
moyens d’État, ont permis la résistance fa- égaux est ingérable notamment en astrono-
rouche au nivellement fonctionnaliste et la mie, où elle est régie par le chaos. En se pré-
prise en compte d'une sociologie quotidienne munissant d'assimilations hâtives, en matière
et d'une esthétique qui tendait à dépasser les d'édification de la ville il est possible d'ima-
impasses du mouvement moderne, dans la giner une contradiction binaire et équilibrée
foulée de "Team Ten”. entre le secteur économique d'une part et,
L'acte de bâtir résulte pour nous de la d'autre part, une alliance solide entre les
confrontation dialectique de trois champs, champs démocratiques et culturels capable
l'économique, le démocratique, le conceptuel de l'équilibrer. Tel fut, dans des circonstances
artistique, eux-mêmes habités chacun par des spécifiques, la base de notre pratique de vingt
contradictions secondaires. Dans la société ans en Seine Saint Denis, qui s'appuya sur
capitaliste étatique, le champ économique est d'autres tendances de l'architecture avec des
dominant et a tendance à écraser les deux résultats moins significatifs, et qui fut bruta-
autres. Dans des nations à forte tradition ar- lement interrompue en 1994 par un renver-
chitecturale comme la Hollande ou la Fin- sement du rapport de force.
lande, une certaine résistance culturelle de la En 2000, après des années de résistance
société civile parvient à contenir relativement de la conjuration bureaucratique et affairiste,
la prédation capitaliste. En France, après la le Ministère accepte enfin de démolir les
montée de son urbanisme municipal pro- grands ensembles où se cristallise partout le
gressiste dans les années soixante et dix, la mal vivre, l'inégalité et la violence urbaine
gauche a, en 81, investi l’État, mais elle n'a dans ce pays pourtant si riche. Mais aucune
fait qu'aggraver ses tares bureaucratiques en politique d'ensemble, nourrie de fine sociolo-
ouvrant dès 83 la voie à une capitulation ré- gie et d'esthétique exigeante, n'est même en-
formiste, éclatante dès le début au sein du visagée au stade expérimental par le
Ministère de l’Équipement. La particularité Ministère de la Ville, pourtant créé à cet effet.
colbertiste française, avec son Corps des Le Ministre responsable n'est porteur d'au-
Ponts et Chaussées, alourdit le facteur cune idée et sa ville reste un prototype de
conservateur et mercantile car ses ingénieurs massacre urbain par la promotion privée. Des
dinosaures, auteurs de grands ensembles,

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No 3 - février 2004

sont même chargés de "soigner" ces quartiers nombre d'avancées. Le Ministère consacre
de la honte. des sommes folles à une "recherche" introu-
Les quartiers renaudiens sont négligés vable quand la construction en réseau de
et les rares expositions qui leur sont consa- Friedman et Emerich n'a jamais connu de
crées se tiennent loin de Paris. On pousse le véritable expérimentation alors qu'elle per-
souci d'extermination jusqu'à faire réhabili- mettrait sans doute une sculpture urbaine
ter, à Aubervilliiers, un de ces ensembles ex- dans les trois dimensions. Jusqu'à une date
périmentaux après avoir évincé son auteur. récente, la conception par ordinateur rédui-
Cet acharnement témoigne de la crainte sait paradoxalement la projétation aux for-
extrême des bénéficiaires de l’antiville de voir mes de la boîte plutôt que de favoriser
un jour remise en cause leur profonde noci- l'invention de volumes géométriques com-
vité sociale. Il témoigne aussi de la pertinence plexes et imaginatifs, etc. Tout se passe, au
de ces expériences qui, pour durer comme siècle de bouleversements inouïs de la tech-
contenant, attendent un contenu adéquat : le nique, comme si rien ne s'était vraiment passé
dépérissement de la valeur d'échange, le dé- dans le domaine de la construction depuis
périssement de l’État, de sa bureaucratie et deux millénaires.
leur remplacement par une autogestion pru- Tout l'effort financier planétaire est di-
demment progressive. Celle-ci ne pourra en rigé vers la virtualisation accélérée de la so-
effet se substituer au précédent mode de ciété marchande aux besoins manipulés,
production qu'à compter du moment où elle quand un continent de savoir architectural
aurait apporté, au moins théoriquement, la hautement humanisé est délibérément laissé
preuve d'une efficacité économique supé- en friche, ignoré même de l'intelligentsia, a
rieure à celle du capitalisme. De ce point de fortiori par la masse des citoyens, cependant
vue, les études théoriques sont encore à en- que des milliards d'individus sont promis au
gager. purgatoire de l'urbanisation sauvage dans les
Comme au Brésil mais par des chemins prochaines décennies.
différents, ce qui a eu lieu à l'état de prémis- Le prolongement apporté par l'expéri-
ses hier peut être renouvelé demain. Il s'agit mentation française (mais aussi hollandaise,
de la même société, composée des mêmes anglaise, finnoise, etc.) des années soixante
citoyens. Certes, la mondialisation capitaliste dix à la pensée d'Henri Lefebvre sur l'espace,
n'incite pas à l'optimisme. Des notions évi- tient donc à la question de l'alliance avancée
dente comme la municipalisation des sois plus haut : quelles architectures, quelles théo-
pour s'opposer à la spéculation assassine de ries prendre en considération pour faire
tout projet urbain décent, semble aujourd'hui avancer les modèles d'utopie urbaine
relever d'une archéologie délirante. Les aides concrets, réalistes et irréalistes? Réalistes, car
étatiques prodiguées au pavillonnaire ruinent ils ne doivent déroger aux coûts moyens
tout essor de quartiers d'habitat collectif bien qu'une nation donnée peut consacrer à un
conçus au profit des lugubres grands ensem- moment donné au logement social et à la ville
bles horizontaux. L'inclusion dans un même - contrairement, par exemple, aux HLM
bâtiment de fonctions différentes, logements, d'Hundertwasser à Vienne, merveille poéti-
activités, équipements, qui était notre pro- que et haut lieu touristique qui ont coûté cinq
blématique majeure en 1988, est aujourd'hui fois le prix des nôtres - . Irréalistes sur les
totalement exclue par la logique simplifica- plans idéologiques et politiques, quand on
trice du milieu économique qui y voit une perçoit l'immensité du terrain perdu par les
atteinte au profit facile. Le système construc- idées sensibles et rationnelles sous le défer-
tif « poteaupoutre » est sous utilisé au profit lement de la pensée unique et l'état déliques-
du facile refend porteur, quand il permettrait cent des théories urbaines de la gauche,
la fabrication d'espaces différenciés, contrai- fut-elle radicale.
rement au second. L'utilisation du bois reste Comment ne pas réfléchir par exemple
marginale quand il offre une légèreté sans au succès politique de l'écologie, justifiée par
pareille aux structures constructives. Le re- des attitudes radicales et utiles sur les OGM,
cours à l'économie mixte pour une maîtrise la malbouffe ou la pollution atmosphérique?
d'ouvrage urbaine débureaucratisée est peu Ce succès n'a-t-il pas occulté l'affaissement
ou prou abandonnée quand elle avait aidé des doctrines urbanistiques libératrices, no-

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No 3 - février 2004

tamment celles de HL? N'y a-t-il pas parfois que le chemin obligé est celui de la division
une certaine tétanie à propos du nucléaire ou du travail, au sein de laquelle la conception
de certaine faune quand on abandonne aux sensible doit oser l'utopie critique si elle veut
grandes affaires la responsabilité du cadre de avoir quelque chose à vendre aux citoyens. Sa
vie urbain qui concerne l'essentiel de l'avenir survie à long terme en dépend. L'antiville
humain? L'écologie doit concerner en priorité peut aussi bien être édifiée par l'ingénieur.
la ville en recommandant des modes de vie L'Olympe architecturai est un archipel mon-
plus frugaux. Faute d'avoir assimilé les ana- tagneux, avec quelques sommets repérables
lyses théoriques de HL ou des grands archi- dans la brume, de nombreux mirages média-
tectes modernes comme Wright et les tiques, quelques dangereuses sirènes et une
avancées des praxis révolutionnaires, part infinité de hauteurs dans les talents décrois-
vitale du patrimoine d'intelligence planétaire, sants où il est difficile de faire circuler la bar-
on laissera se dégrader inexorablement les que du critique éclairé. Il faut pourtant bien
conditions de vie en ville. prendre la mer si on veut ramener du poisson
L'institution architecturale en France n'est et, pour étreindre Pénélope, repérer le som-
pas sans rappeler la peinture de la fin du dix met qui indiquera la direction d'Ithaque.
neuvième siècle, quand l'académie était tenue Il faudrait ensuite aborder le continent
par une centaine de pompiers dont chacun a démocratique et réfléchir sur la condensation
aujourd'hui oublié le nom, cependant que les nécessaire de la délégation de pouvoir. Si,
immenses talents des impressionnistes et de après le sanglant vingtième siècle des révo-
Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Degas, qui lutions tristement manquées et des totalita-
allaient révolutionner l'art moderne, végé- rismes sinistrement achevés, les théories de la
taient dans la méconnaissance du public. table rase sont caduques, il n'est d'autre issue
L'art doit être urbain ou disparaître, disait que de révolutionner de l'intérieur les struc-
HL. Le problème est que l'architecture dé- tures moisies de la démocratie des partis de
pend entièrement du secteur économique gauche qui ont copié le modèle bourgeois de
pour exister. Y-a-t il une fatalité à un triom- la fusion des élus avec leurs bureaucraties,
phe ultérieur d'un génie méconnu quand les dans un sultanat renouvelable chaque six ans,
mêmes forces mercantiles détiennent aujour- grâce à la maîtrise des techniques modernes
d'hui tous les moyens planétaires d'informa- de manipulation de l'électorat. La difficulté
tion et les normes qui président au chaos est de tenir les deux bouts du filin, celui de
urbain? Un artiste dépourvu de pugnacité l'exigence du progrès de la vie démocratique
commerciale n'a aujourd'hui aucune chance dans une transparence basiste, et celui, aussi
de construire. vital, de l'excellence théorique et pratique, y
Il ne s'agit pas de proclamer une archi- compris dans le domaine sensible et artisti-
tecture officielle. Dans des conditions allégées que, avec une élite qui s'efforcerait de rejoin-
de pesanteur capitalistique, les styles s'ouvri- dre les intérêts populaires.
raient dans des directions différentes, adap- De la progression au sein des trois
tées à la diversité des géographies, des champs de ces deux derniers facteurs dépend
nostalgies stylistiques ou des tempéraments le succès de la révolution patiente. De ce
individuels, probablement au travers d'oppo- point de vue, la lumière semble venir aujour-
sitions violentes dans la diachronie spécifique d'hui de Sao Paulo et de Porto Allegre,
de cette culture particulière, comme cela est comme des ONG antimondialistes, fondée
toujours survenu. Mais la pertinence esthéti- sur l'initiative des citoyens et une expertise
que se mesurera aussi à la tension mise en altruiste. On peut s'étonner, après l'écho reçu
œuvre pour identifier puis éliminer les mu- par les CIAM dans la première moitié du
tilations dues à la dictature du secteur pro- vingtième siècle, que ne se soit pas encore
ductif marchand. La qualité ne sera pas issue créée une ONG de lutte pour une urbanisa-
de cette seule tension mais en l'absence de tion planétaire au contenu enfin humaniste,
cette tension, la qualité ne pourra se révéler qui résiste au déferlement mercantile et dicte
que douteuse et polluée. au système productif des solutions architec-
La ville du capital est à reconstruire de turales durables, belles et affectueuses dont la
fond en comble, prédisait justement Guy De- mémoire est à leur disposition.
bord, en bon élève radical de HL. Ajoutons

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No 3 - février 2004

rarchisées. Ainsi, les notions “classiques” de


L’État et les classes sociales “bourgeoisie” ou “grande bourgeoisie”, de
“petite-bourgeoisie” et de “classe ouvrière”3
Ethel Volfzon Kosminsky, ne sont plus suffisantes par elles-mêmes.
(Universidade Estadual Paulista-Campus de Ma- Parmi les thèses et les questions discu-
rília-Brasil) tées par Henri Lefebvre sur la relation entre
Margarida Maria de Andrade, l’État et les classes sociales, nous voulons
(Universidade de São Paulo-Brasil) souligner celles concernant l’ascension des
classes moyennes et son rôle de support de
l’État; le rôle de la bureaucratie (noyau des
classes moyennes); le conservatisme de la
classe ouvrière (que n’exclue pas la possibi-
lité de rebondissement du mouvement ou-
vrier).
Finalement, il faut relever qu’ainsi que
pour Marx, la question centrale pour Henri
Lefebvre continue à être celle de l’État, le
dépassement de la société existente suppo-
sant la dissolution de l’État à travers
l’absorption du politique dans le social par la
Dans ce petit texte nous avons essayé voie de l’approfondissement de la démocra-
de résumer le travail présenté1, cie. Supposant de “nouvelles forces so-
le 14 Mai 1993, au Colloque “L’Aventure In- ciales”, independantes de l’État dans leur
tellectuelle d’Henri Lefebvre”, organisé par organisation, ce dépassement comporte des
le Professeur Dr. José de Souza Martins dans mouvements divers, dont, celui de la classe
le Departamento de Sociologia da Faculdade ouvrière. (trad. de Michèle Saes).
de Filosofia, Letras e Ciências Humanas da
Universidade de São Paulo. 1 – Pour le texte complet: Andrade, Marga-
Nous avons eu l’intention, dans ce tra- rita M. de et kominsky, Ethel V., O Estado e
vail, de saisir les formulations d’Henri Le- as classes sociais. In: Martins, José de Souza,
febvre sur la relation entre l’État et les Lefebvre e o retorno à dialética, Säo Paulo, Edi-
classes sociales exposées dans “De L’État”2. tora Hucitec, 1996, p. 51-70.
Comprendre cette relation suppose 2 – Henri Lefebvre, De l’État, 4 vols.,Paris:
examiner, avec l’auteur, les transformations Union Générale d’Éditions, col. 10-18, 1976-
dans les rapports sociaux qui ont accompa- 1978.
gné la mondialisation de l’État. 3 – À propos de la classe ouvrière “l’identité
Dans le monde moderne, en même souvent postulée entre classe ouvrière et
temps que les rapports d’équivalence se proletariat doit être examinee de très près”
diffusent, des institutions s’accumulent et, à (Lefebvre, Henri, La survie du Capitalisme,
leur tour, deviennent productrices de Paris, Anthropos, 1973, p. 128).
rapports sociaux. Ainsi, se dessine ce que
Lefebvre caractérise comme production Ethel Volfzon Kosminsky (ethelkos@ajato.com.br)
Margarida Maria de Andrade (labur@edu.usp.br) -
politique des rapports sociaux. Membre du Programme d’Études sur Henri Lefebvre
À notre avis, c’est celui-ci le fondement au Laboratoire de Géographie Urbaine à l’Université
de la contestation d’Henri Lefebvre à de São Paulo.
l’emploi, dans le marxiste dogmatisé, des
[ Membres du Programme: Amélia Luisa Damiani
concepts de bourgeoisie, petite-bourgeoisie, (ameluisa@usp.br); Ana Fani Alessadri Carlos
prolétariat. Reprenant et prolongeant la pen- (anafanic@usp.br); Margarida Maria de Andrade
sée de Marx à la lumière des transformations (labur@edu.usp.br); Odette Carvalho de Lima Seabra
qui marquent l’avancement du capitalisme (feseabra@ig.com.br); Jorge Hajime Oseki
au XXème siècle et réaffirmant l’existence (jhoseki@usp.br); Silvana Maria Pintaudi
(mercatus@linkway.com.br) ].
des classes, Henri Lefebvre révèle la frag-
mentation de la société, gérée par l’État, en
couches, groupes, catégories fortement hié-

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TEXTES n'a pas donné lieu à des relations sociales


entièrement nouvelles.
Tout se passe comme si l'extension des
anciennes villes et la constitution de nouvel-
les servaient d’abri et de refuge aux rapports
de dépendance, de domination, d'exclusion et
d'exploitation. En bref, le cadre de la quoti-
dienneté a été quelque peu modifié ; les
contenus n'en ont pas été transformés. Et l'on
pourrait aller jusqu'à dire que la situation des
citadins s'est aggravée en rapport, d'un côté,
avec l'extension des formes urbaines et, d'un
autre côté, avec l'éclatement des formes tra-
ditionnelles du travail productif. L'un va avec
l'autre. L'apparition de nouvelles technolo-
gies aboutit simultanément à une autre orga-
nisation de la production et à une autre
Ci-après un texte d'Henri Lefebvre, ré-
organisation de l'espace urbain qui réagissent
digé et publié en 1989 (probablement l’un des
l'une sur l'autre et s'aggravent réciproque-
derniers qu'il ait écrit) à propos de la ville et
ment plus qu'elles ne s'améliorent.
de l'urbain. Il est paru dans "Le Monde di-
Il y eut une époque où le centre des
plomatique" de mai de la même année, dans
villes était actif et productif, donc populaire.
un dossier intitulé « Le temps des ruptures ».
De plus, la cité existait surtout par son centre.
La dislocation de cette forme urbaine a com-
HENRI LEFEBVRE mencé vers la fin du dernier siècle, aboutis-
QUAND LA VILLE SE PERD DANS LA sant à la déportation de tout ce que la
MÉTAMORPHOSE PLANÉTAIRE population comptait d'actif et de productif,
vers des banlieues de plus en plus lointaines.

O n eut l'impression, voici quelques


dizaines d'années, que l'urbain en
tant que somme de pratiques productives et
On peut en incriminer la classe dominante ;
mais il faut ajouter qu'elle a seulement utilisé
avec habileté une tendance de l'urbain et une
d'expériences historiques serait porteur de exigence des rapports de production. Était-il
valeurs nouvelles et d'une civilisation autre. possible de maintenir des usines et des in-
Ces espoirs s'effacent en même temps que les dustries polluantes au sein des villes ?
dernières illusions de la modernité. On ne Cependant le profit politique pour les
pourrait plus écrire aujourd'hui avec lyrisme dominants est clair : embourgeoisement des
et cette sorte d'extase moderniste chère à centres-villes, remplacement de cette centra-
Apollinaire : lité productive par un centre de décision et
de services. Le centre urbain ne devient pas
« Soirs de Paris ivres du gin
seulement un lieu de consommation, il prend
Flambant de l'électricité
en lui-même une valeur de consommation.
Les tramways feux verts sur l'échine
Exportés ou plutôt déportés dans les ban-
Musiquent au long des portées
lieues, les producteurs reviennent en touris-
De rails leur folie de machines... »
tes vers le centre dont ils ont été dépossédés,
La critique de la ville moderne rejoin-
expropriés. On voit aujourd'hui les popula-
dra tôt ou tard la critique de la vie quoti-
tions périphériques réinvestir les centres ur-
dienne dans le monde actuel. Cependant, le
bains comme lieux de loisirs, de temps vide
bilan rencontre immédiatement quelques
et inoccupé. Le phénomène urbain s'en
paradoxes. Le premier tient à ce que, plus la
trouve profondément modifié. Le centre his-
ville s'étend plus les relations sociales s'y dé-
torique a disparu comme tel. Il ne reste que,
gradent. Elle a connu une croissance extraor-
d'une part, les centres de décision et de pou-
dinaire dans la plupart des pays développés
voir, et, de l'autre, des espaces factices et arti-
depuis la fin du siècle dernier, suscitant bien
ficiels. Il est vrai que la ville persiste, mais
des espérances. Mais, en réalité, la vie en ville
dans un aspect muséifié et spectaculaire.

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L'urbain conçu et vécu comme pratique so- Grecs et a fondé leur pensée. Pour eux, la cité
ciale est en voie de détérioration et peut-être est un instrument d'organisation politique et
de disparition. militaire. Elle devint au Moyen Age un cadre
Il s'y produit une dialectîsation spécifi- religieux pour accéder par la suite au statut
que des rapports sociaux, et c’est un second d'instrument de reproduction de la force de
paradoxe : centres et périphéries se suppo- travail, avec l'arrivée de la bourgeoisie in-
sent et s opposent. Ce phénomène, qui a des dustrielle. Seuls, jusqu'ici, les poètes ont
racines lointaines et des précédents histori- compris la ville en tant que la demeure de
ques célèbres, s'accentue, de nos jours, à tel l’Homme. C'est ainsi que peut s'expliquer un
point qu'il s'étend à la planète entière, par fait étonnant : le monde socialiste ne prend
exemple dans les rapports Nord-Sud. D'où que lentement et tardivement conscience de
une question cruciale et qui déborde celle de l'immensité des questions urbaines ainsi que
l'urbain. S'agit-il de formes nouvelles qui de leur caractère déterminant pour construire
surgissent ainsi dans le monde entier et qui une société nouvelle. Ce qui constitue un au-
s'imposent à la ville ? Ou bien s'agit-il, au tre paradoxe.
contraire, d'un modèle urbain qui s'étendrait Cependant, de graves menaces pèsent
peu à peu à l'échelle mondiale ? Selon une sur la ville en général et sur chaque ville en
troisième hypothèse, on assisterait aujour- particulier. Ces menaces s'aggravent de jour
d'hui à des mutations, au cours d'une période en jour. Les villes tombent sous la double
transitoire, pendant laquelle l'urbain et le dépendance de la technocratie et de la bu-
mondial se recoupent l'un l'autre et se per- reaucratie, en un mot des institutions. Or
turbent réciproquement. l'institutionnel est l'ennemi de la vie urbaine,
Poursuivons le bilan critique. Vers la dont il fige le devenir. Les villes nouvelles ne
fin du siècle dernier, la connaissance scienti- portent que trop visiblement les marques de
fique commença à s’occuper de la ville. La la technocratie, marques indélébiles qui
sociologie urbaine, comme discipline scienti- montrent l'impuissance de toutes les tentati-
fique, s'inaugura en Allemagne, entre autres, ves d'animation, que ce soit par l'innovation
avec Max Weber. Or cette science de la ville architecturale, par l'information, par l'anima-
n’a pas tenu ses promesses. Elle a suscité ce tion culturelle ou la vie associative. Les mu-
qu'on appelle aujourd'hui « l’urbanisme », nicipalités, comme chacun peut le constater,
qui se résume en consignes très contraignan- s'organisent sur le modèle étatique; elles re-
tes pour la création architecturale et en in- produisent en petit les habitudes de gestion
formations très vagues pour les autorités et et de domination de la haute bureaucratie
pour les gestionnaires. Malgré quelques ef- d'État. Les citadins voient s’y amenuiser leurs
forts méritoires, l'urbanisme n'a pas accédé droits théoriques de citoyen et la possibilité
au statut d'une pensée de la ville. Et même, il de les exercer pleinement. On parle beaucoup
s'est peu à peu rétréci jusqu'à devenir une de décision et des pouvoirs de décision, alors
sorte de catéchisme pour technocrates. que, en fait, ces pouvoirs restent aux mains
Comment et pourquoi tant de recher- des autorités. On parle encore plus de l'in-
ches et de mises en perspective n’ont-elles formation et des techniques informationnel-
pas abouti à la réalisation d'une cité vivante les à l'échelle municipale. Le câblage, par
et vivable ? Il est facile d'incriminer le capita- exemple, s'il donne un droit nouveau à
lisme et le critère de rentabilité et de contrôle consommer de l'information, ne donne aucun
social. Cette réponse semble d'autant plus droit à en produire. Sinon sous la forme déri-
insuffisante que le monde socialiste connaît soire de cette supercherie de la communica-
les mêmes difficultés et les mêmes échecs en tion que l'on nomme « interactivité ». Le
la matière. Dès lors, ne faut-il pas interroger consommateur de l'information n'en produit
et mettre en question le mode de pensée oc- pas, et le citoyen reste séparé du producteur.
cidental ? Après tant de siècles, chez nous la Une fois de plus, on a changé les formes de la
pensée dépend encore de ses origines ter- communication en milieu urbain mais non
riennes. Elle n'est pas encore devenue com- pas les contenus.
plètement citadine et n'a su produire qu'une Autre menace : la planétarisation de
conception étroitement instrumentaliste de l'urbain. Il s'étendra à l'espace entier au cours
l'urbain. Cette conception règne depuis les du prochain millénaire si rien ne vient

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contrôler ce mouvement. Cette extension communiquer et parler, c'est à la fois sérieux


mondiale ne va pas sans un grand risque et ludique.
d'homogénéisation de l'espace et de dispari- Le citoyen et le citadin ont été dissociés.
tion des diversités. Or l'homogénéisation Etre citoyen, cela voulait dire séjourner lon-
s'accompagne d'une fragmentation. L'espace guement sur un territoire. Or, dans la ville
se divise en parcelles qui s'achètent et se moderne, le citadin est en mouvement per-
vendent. Leur prix dépend d'une hiérarchie. pétuel; il y circule; s'il se fixe, bientôt il se
C'est ainsi que l'espace social, tout en déprend du lieu ou cherche à s'en déprendre.
s’homogénéisant, se fragmente en espaces de De plus, dans la grande ville moderne, les
travail, de loisirs, de production matérielle, rapports sociaux tendent à devenir interna-
de services divers. Au cours de cette différen- tionaux. Non seulement en raison des phé-
ciation, autre paradoxe : les classes sociales se nomènes migratoires mais aussi, et surtout,
hiérarchisent en s'inscrivant dans l'espace, et en raison de la multiplicité des moyens tech-
cela de façon croissante, et non pas, comme niques de communications, sans parier de la
on le prétend si souvent, de façon dépéris- mondialisation du savoir. À partir de telles
sante. Bientôt, il ne restera plus à la surface données, n'est-il pas nécessaire de reformuler
de la Terre que des îles de production agri- les cadres de la citoyenneté ? Le citadin et le
cole et des déserts de béton. D'où l'impor- citoyen doivent se rencontrer sans pour au-
tance des questions écologiques : il est exact tant se confondre. Le droit à la ville n'impli-
d'affirmer que le cadre de vie et la qualité de que rien de moins qu'une conception
l'environnement passent au rang des urgen- révolutionnaire de la citoyenneté.
ces et de la problématique politique. Dès
qu'on accepte une telle analyse, les perspecti-
ves et l'action se modifient en profondeur. Il
faut restituer la place éminente de formes
bien connues mais quelque peu négligées,
telles que la vie associative ou l'autogestion, Sommaire du No 1
qui prennent un autre contenu dès lors ACTUALITÉS – PUBLICATIONS
- N. Guterman, H. Lefebvre : Comment
qu'elles s'appliquent à l'urbain. La question devient-on électeur du Front national ?
est alors de savoir si le mouvement social et Comprendre 2
politique peut se formuler et se réarticuler - Programme d’études sur Henri Lefebvre
au L.A.B.U.R. (Brésil) 6
sur des problèmes ponctuels mais cependant - Arnaud Spire : Henri Lefebvre, le retour 8
concrets concernant toutes les dimensions de COLLOQUES (St-Denis - Paris VIII – juin 2001)
la vie quotidienne. - Rémi Hess : Vue panoramique sur
la vie et l’œuvre d’Henri Lefebvre 11
Au premier abord, la quotidienneté - Lucien Bonnafé : La tête de la passion 17
semble très simple. Elle est fortement mar- - Laurent Devisme : Lire Henri Lefebvre 19
quée par le répétitif. Celui qui l'analyse en TEXTES
- Henri Lefebvre : A propos du centenaire
découvre bientôt la complexité et les multi- de la mort de Marx (1984) 20
ples dimensions : physiologiques, biologi- COURRIER - DÉBATS
ques, psychiques, morales, sociales, - A. Ajzenberg: Comment naît un Manifeste? 27
esthétiques, sexuelles, etc. Aucune de ces Sommaire du No 2
dimensions n'est fixée une fois pour toutes, et ACTUALITÉS – PUBLICATIONS
- Jean-Paul Monferran : La révolte et le crime. 2
chacune d'elles peut faire l'objet de multiples - Lucien Bonnafé : Diviser pour régner ? 3
revendications, cela dans la mesure où la vie COLLOQUES (St-Denis - Paris VIII – juin 2001)
quotidienne constitue le lieu le plus traversé - José de Souza Martins : Les temporalités de
l’histoire dans la dialectique de Lefebvre. 6
par les contradictions de la pratique sociale. - Eulina Pacheto Lutfi : Lefebvre et les
Ces contradictions elles-mêmes se décou- fondements théoriques des représentations. 13
- Ana Cristina Arantes Nasser :Travail, famille
vrent peu à peu. Par exemple, entre le jeu et et loisir (relation et représentation dans
le sérieux, mais aussi entre l'usage et la vie des exclus sociaux). 18
l'échange, le mercantile et le gratuit, le local TEXTES
- Henri Lefebvre : Justice et vérité 22
et le mondial, etc. Dans la ville, notamment, - Alain Anselin : Nous sommes tous des
le jeu et le sérieux tous deux présents sont Haïtiens. 26
opposés et mêlés; habiter, aller dans la rue, COURRIER - DÉBATS
- Sebastien Raoul : Lettre 29

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