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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

ÉCOLE DOCTORALE Concepts et Langages (ED 433)


Centre de recherches sur la pensée antique – Centre Léon Robin

THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

Discipline : Histoire de la Philosophie

Présentée et soutenue par :


Irina SOLNTSEVA
le 18 septembre 2015

Les récits de Platon sur le passé :


entre le mythe et l'histoire

Sous la direction de :
M. André LAKS – Professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne

Membres du jury :
M. Paul DEMONT – Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne
Mme Marie-Laurence DESCLOS – Professeur à l'Université Grenoble II
M. Dimitri EL MURR – Maître de conférences HDR à l'Université de Paris I

Position de thèse
Lorsque l'on aborde la question de l'histoire chez Platon, on constate, d'une part, un

nombre relativement restreint d'ouvrages consacrés au sujet et, d'autre part, une multitude

des perspectives sous lesquelles on l'envisage. Il paraît qu'il existe deux facteurs en partie

liés qui rendent l'étude de l'histoire chez Platon une tâche particulièrement difficile et qui

déterminent cette diversité des approches existantes.

D'une part, la philosophie platonicienne est traditionnellement considérée comme

profondément anhistorique. Le statut de l'histoire est en effet extrêmement problématique

dans le cadre d'un système philosophique qui oppose radicalement l'être et le devenir, le

monde sensible et le monde intelligible, tant sur le plan ontologique que sur le plan

épistémologique. Il existe néanmoins des tentatives pour rendre compte de ce statut

particulier.

D'autre part, les textes platoniciens qui peuvent être considérés comme historiques,

posent problème de l'ordre différent : premièrement, ils sont hétérogènes par leur sujet et

leur genre (les reconstructions de l'origine et de l'évolution de l'État dans le Protagoras, la

Republique, les Lois ; le discours funèbre dans le Ménexène ; le mythe cosmologique dans
le Politique ; les récits sur le passé récent des cités doriennes, de la Perse et d'Athènes dans

les Lois ; le récit atlante dans le Timée et le Critias) ; deuxièmement, ils n'ont pas de

caractère autonome. En effet, il n'existe pas chez Platon de dialogue qui serait consacré

dans son intégralité à un récit de passé, il s'agit toujours des passages historiques inscrits

dans le contexte déterminé de la discussion sur une question politique, éthique,

métaphysique précise. Face à cette diversité des textes et des contextes, il paraît

extrêmement difficile de proposer une base interprétative globale. Il n'est donc pas

étonnant si les chercheurs qui étudient le récit historique platonicien arrivent souvent à la

conclusion que celui-ci n'est pour lui qu'une forme, pourvue de cet « effet de vrai », dont

parle M.-L. Desclos, qui permet de l'utiliser dans l'argumentation.

En effet, les passages platoniciens sur le passé sont loin de ce qu'un lecteur moderne

attendrait d'un texte historique. Certains d'entre eux ne remplissent pas les conditions de

la véracité et de l'objectivité historiques, les faits y sont simplifiés et déformés en fonction

des buts argumentatifs. D'autres encore présentent plutôt des modèles rationnels, qui se

proposent de reconstruire, avec un degré plus ou moins grand de probabilité, l'origine et


l'évolution de la cité. Dans les deux cas, l'établissement des faits concrets du passé se

trouve apparemment hors du champ de l'intérêt de Platon : le récit sur le passé se réfère à

un modèle idéal de la cité, ce qui brouille la frontière entre l'histoire et le mythe, la réalité

et l'idéal. Une telle attitude vis-à-vis du récit historique paraît être inscrite dans le contexte

de son temps : l'histoire à l'époque n'est pas une science distincte et bien définie, comme

elle l'est pour nous, mais présente plutôt un domaine à l'entrecroisement de traditions très

diverses, mythopoétique, rhétorique et anthropologique. Comprendre la fonction et le

statut de ces récits particuliers chez Platon nous paraît mériter une étude détaillée.

C'est le mythe du Politique qui a été le plus souvent considéré comme la clé de

lecture de la philosophie de l'histoire platonicienne, une sorte de schéma global où

d'autres textes peuvent trouver leur place. On pourrait notamment évoquer les études des

chercheurs comme K. Gaiser et F. Lisi qui se sont donné comme tâche d'établir l'ordre

chronologique des événements décrits dans le récit atlante et les Lois III – IV au sein de la

cosmologie du mythe du Politique. D'autres encore, refusant la lecture cosmologique, se

sont interrogés sur la relation de ce groupe de textes avec la pensée anthropologique

grecque qui oppose l'idée archaïque de l'âge d'or à l'idée du progrès technique. Les deux

courants s'accordent pour dire que le monde où l'on vit est pour Platon un monde dégradé

par rapport à l'état antérieur de l'âge d'or. Platon idéaliserait donc le passé lointain et

partagerait l'idée de la décadence et de la nature corruptrice de l'État. Assez curieusement,

cette interprétation ressemble beaucoup à celle de K. Popper qui se basait sur une lecture

historisante, fortement critiquée, de la République VIII – IX. Ne s'agit-il pas aussi d'une

historisation injustifiée dans le cas du Politique ?


Nous proposons de changer de point de départ et de nous appuyer sur le premier

des textes platoniciens consacrés à l'origine de la cité, c'est-à-dire le mythe dans le

Protagoras. Fruit du positionnement platonicien par rapport à deux traditions


concurrentes, celle de Protagoras et celle d'Hésiode, dont les thèmes et parfois les

expressions même vont être ré-exploités par Platon dans les textes plus tardifs du même

groupe, le mythe du Protagoras peut servir de modèle pour analyser la forme et l'objectif

du récit platonicien sur l'origine de l'État.

Tout d'abord, il convient de s'attarder sur la forme même du mythe : la forme

diachronique du texte n'est en effet qu'apparente ; il serait plus juste d'y voir une analyse

génétique, comme c'est le cas pour d'autres textes du même groupe (la République II, VIII

– IX, les Lois IV), mais aussi, comme ceci a été parfois suggéré, pour le mythe des races

d'Hésiode.

L'étude de la réaction platonicienne face à la double tradition, archaïque et

sophistique, suggère que le récit sur l'origine de l'État a été systématiquement considéré

comme une forme d'analyse de ce qu'est la nature humaine, participant ainsi au débat sur

l'antithèse φύσις vs νόμος, la nature et la convention, fructueuse par ses implications

éthiques. De manière caractéristique, l'homme se définit chez Platon, comme chez

Protagoras et Hésiode, dans son rapport à l'animalité et au divin : la problématique du

choix moral et de la vie la plus heureuse transparaît alors à travers le récit sur la genèse de

la cité. Les idées d'âge d'or et de progrès technique s'avèrent ainsi relever pour Platon non

de la philosophie de l'histoire, mais du domaine de l'éthique, la vie dans la cité étant une

partie composante de la formation morale de l'homme.

Platon reviendra aux motifs hésiodiques exploités par le mythe de Protagoras et à la

forme analytique d'apparence historique pour s'opposer à la doctrine du sophiste dans les

autres textes platoniciens sur le passé que nous appelons « génétiques » : la République II,

le mythe du Politique et la partie « mythique » du récit des Lois III.

Si pour le premier groupe de textes, la lecture unitaire est la plus répandue, les

textes du second groupe que nous désignons comme « protréptiques » (le Ménexène, le

récit atlante et les Lois III), ont été traditionnellement considérés séparément : le premier

interprété comme une parodie ou un pamphlet sur la rhétorique athénienne, le second


comme un mythe philosophique et le troisième comme le seul vrai texte historique chez

Platon. Les trois textes présentent cependant des similitudes remarquables qu'on pourrait

expliquer dans le cadre de la réaction platonicienne à la tradition mythopoétique et

rhétorique.

Le Discours funèbre dans le Ménexène et le récit atlante s'ouvrent tous les deux par

un examen critique de la tradition poétique et rhétorique des éloges des actes glorieux des

hommes du passé, ce qui n'est pas sans rappeler l'analyse critique de la poésie dans la

République II – III. La critique se complète par l'alternative : le récit atlante, ce « poème »


attribué à Solon, une fois achevé, aurait remplacé les épopées d'Homère et d'Hésiode, alors

que les «lambeaux» du discours péricléen (c'est-à-dire ce que Périclès n'a pas dit) dans le

Ménexène incarnent une opposition à l'idéal de l'État loué dans le fameux discours
funèbre de Périclès. Dans ses « mythes sur Athènes », Platon réutilise les motifs

traditionnels pour critiquer indirectement la Selbstdarstellung athénienne (la comparaison

avec l'Éloge funèbre de Lysias et Thucydide et les Lois III est très éclairante à cet égard), en

attribuant les caractéristiques de l'idéal traditionnel à l'ennemi d'Athènes, en opposant par

là deux modèles de la cité, l'Athènes réelle et l'Athènes idéale.

Parmi les traits les plus frappants que partagent l'Oraison funèbre du Ménexène et

le récit atlante, on peut citer la combinaison de l'historicité prétendue du récit avec son

caractère apparemment fictif : le Ménexène suit la tradition rhétorique dans la sélection

des faits, leur interprétation athénocentrée et leur utilisation aux buts argumentatifs, le

récit atlante est, quant à lui, une pure fiction, étonnamment insistante dans ses tentatives

de prouver sa véracité. Sous cet aspect, les deux textes sont directement liés à l'idée de la

République de « noble mensonge », auquel les gouvernants de la cité ont le droit de


recourir, si l'intérêt de l'État l'exige, comme les médecins recourent au remède. Ces

« mythes sur Athènes » permettent à Platon de décrire un régime politique idéal en

s'adressant à l'élément irrationnel de l'âme du lecteur et d'illustrer la possibilité du choix

entre le vice et la vertu aussi bien pour la cité que pour l'homme.

Le récit sur le passé chez Platon apparaît, à l'issue de notre analyse, comme une

forme complexe, au croisement des observations de l'histoire et des reconstructions du

passé lointain, de l'analyse logique et des théories politiques et psychologiques. Au lieu


d'une conception historique unie ou d'une forme rhétorique simple, on trouve dans

l’œuvre platonicienne une multitude de temporalités : le temps mythique de la cité idéale

séparée de la réalité dans le Ménexène ou le récit atlante, le « temps » logique des

arguments a contrario des mythes du Politique et de Protagoras, le temps des Urformen,

de la structure première d'un État et d'une âme humaine dans la République et les Lois.

Notre étude nous permettrait donc d'affirmer l'existence d'une catégorie séparée des

mythes platoniciens portant sur le passé. Là où la science historique moderne se donne

comme objet l'événement, Platon s'intéresse au phénomène de la cité, dont la nature

double requiert pour sa description la plus complète deux types de textes

complémentaires, la cité étant en effet à la fois un phénomène du devenir, qui subit de ce

fait les changements et la ruine, mais aussi un « modèle dans le ciel » (Resp. 592 b). Les

textes « génétiques » de Platon sont centrés sur la structure de l'État, les textes

« protreptiques » discutent la mise en œuvre de cette structure, la « psychologie » de la

cité, les désirs et les peurs qui la poussent soit vers la vertu et l'épanouissement, soit vers le

vice et la ruine.

Virginia Hunter évoque le rôle joué dans la formation de la méthodologie de

l'histoire moderne par le modèle de la physique avec son idée de mesures exactes. Dans le

cas de Platon, un rôle comparable serait sans doute joué par la médecine qui, elle aussi,

s'intéresse à la fois à la structure et aux changements vers le meilleur et vers le pire. Un des

remèdes utilisés par l'homme politique-médecin platonicien serait le mythe sur le passé de

la cité.

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