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Le secret de la chambre 101 du ministère de l’Amour

Claude Lefort et les apories irréductibles de la critique du totalitarisme

L’analyse du totalitarisme par Claude Lefort présente, sous un aspect, l’inverse symétrique de
celle d’Hannah Arendt. Les origines du totalitarisme avaient été conçues et élaborées avec
pour matériau et pour objet le national-socialisme allemand. Ce n’est que tardivement que HA
modifia sa démarche en y intégrant le stalinisme soviétique. Le déséquilibre qui en résulte est
très sensible non seulement par la disproportion des sources et du matériel historique mais en
ce que certaines thèses paraissent une cote mal taillée lorsqu’elles sont appliquée à l’URSS.
A l’inverse, le totalitarisme dont traite Lefort, c’est le stalinisme. Non seulement il ne fait
jamais qu’effleurer le national-socialisme et le fascisme, de même d’ailleurs que le maoïsme,
mais il affirme qu’il est le seul à pleinement exprimer la nature du totalitarisme :

« Comment ne pas observer que ce totalitarisme, en Union soviétique, dans le régime


attaché au nom de Staline, a atteint à un degré qui, de loin, n’a pas été égalé par le
fascisme ni par le nazisme ? » (Un homme en trop, 50).

A un autre endroit, il précise que la différence n’est pas seulement une question de degré,
mais de déploiement de toutes les fins de ce système. Parlant des valeurs humanistes et
socialistes inscrites sur le fronton du régime soviétique, il s’exclame :

« Sans doute aucun, il le faut, dans ce totalitarisme, qu’elles y restent ! C’est ainsi qu’il
s’accomplit, mène à son terme la tâche universelle dont les systèmes fasciste et nazi
n’étaient pas capables » (Ibid., 16).

Mon analyse prend en compte quatre moments de la réflexion de Claude Lefort sur le
totalitarisme :
1. ses articles de Socialisme ou Barbarie de la période 1953-1958, avant tout « Le
totalitarisme sans Staline » (SoB n° 19), repris dans Eléments pour une critique de la
bureaucratie [ECB].
2. le livre Un homme en trop développant ses réflexions sur l’Archipel du Goulag de
Soljenitsyne (1976) [UHT]
3. l’article « Orwell, le corps interposé » consacré à 1984 dans la revue Passé Présent n°
3 (1984), repris dans Ecrire à l’épreuve du politique [EEP].
4. le livre La complication. Retour sur le communisme (1999) [Compl].

Les textes recueillis dans la première partie de L’invention démocratique (1981) [ID] sont
issus de communications qui résument ou synthétisent les thèses de CL sur le totalitarisme,
sans poser de nouveaux jalons dans sa réflexion.

A chaque fois, il s’est agi pour CL d’interpréter l’événement :

1. février 1956 : le XXe Congrès du Parti communiste soviétique, marqué tout


particulièrement par le rapport secret de Khrouchtchev et le lancement de la
déstalinisation
2. automne 1956 : le bouleversement politique et social en Pologne, la révolution
hongroise et son écrasement par l’armée soviétique
3. 1973 : la publication de l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne et ses immenses
répercussions (en particulier sur la scène intellectuelle française)
4. 1989-1991 : l’implosion de l’URSS et des régimes communistes européens.et ses
implications

Seule exception : l’article de 1984 écrit à l’occasion d’une commémoration du roman


d’Orwell.

Il faut en tout premier lieu souligner l’importance déterminante pour CL de la sollicitation et


de la saisie de la pensée politique par l’événement. A propos de la réception du rapport secret
de Khrouchtchev par les militants communistes, il note :

« Déjà nous percevons toutes les ruses par lesquelles le militant cherche à se
dissimuler la rudesse de l'évènement, à dominer son vertige, les yeux détournés
obstinément de la fosse stalinienne… ‘‘Tous les ‘‘mécanismes de défense’’, comme dit
le psychologue, tendent à préserver le militant des sollicitations brutales de la réalité.
On ne saurait sans légèreté sous-estimer leur efficacité et les ressources infinies de
l'automystification » (ECB, 163-64).

De même, il note au sujet de l’interprétation donnée par Sartre de la révolution hongroise dans
son long article « Le fantôme de Staline » :

« Ce qu’il y a de remarquable dans l’interprétation sartrienne, ce n’est pas seulement


qu’elle esquive le problème essentiel – la démolition d’un régime pseudo-socialiste par
des ouvriers qui s’assignent des buts socialistes -, c’est surtout qu’elle est conçue de
telle manière qu’en aucun cas l’événement ne saurait la déranger. … Comment donc
attendre que les événements provoquent la réflexion de Sartre ? Il ne pense pas sur
l’événement, il pense sur la représentation stalinienne de l’événement » (ECB, 256-
57).

Le choc de l’événement, l’ouverture à ce qu’il fait surgir de celé jusqu’alors ou de nouveau


est la première source où s’abreuve l’interprétation.

En même temps, aucun interprète ne peut accueillir l’événement dans un état de virginité
politique et théorique retrouvée. CL décrit bien le cercle herméneutique dans lequel il faut
inévitablement se mouvoir :

« Ces discours [au XXe Congrès] et la politique qu'ils inaugurent posent précisément
par leur nouveauté le problème décisif de l'interprétation. On imagine qu'ils viennent
répondre à des problèmes posés par le développement antérieur de l'URSS. Mais pour
déterminer le sens de la réponse il faut avoir déjà une idée des problèmes posés... Nous
disons ouvertement que nous avons une certaine idée du développement de l'URSS,
une certaine idée de la société totalitaire et des conflits qu'elle engendre et que ces
idées nous éclairent les transformations actuelles ; nous disons aussi que l'examen de
la nouvelle politique non seulement nous confirme ces idées mais les éclaire à son
tour. Seule la cohérence de l'analyse peut garantir sa validité et le passage que nous
opérons du passé au présent, de la théorie aux faits ». (ECB, 167)

La dernière phrase marque cependant un point de suspension de la réflexion de CL : si la


cohérence est une condition nécessaire de la validité de l’analyse (des analyses qui se
contredisent elles-mêmes ne peuvent être valides), elle ne la garantit pas, ce n’en est point une
condition suffisante : les productions de l’idéologie ou les délires paranoïaques sont le plus

2
souvent absolument cohérents. Dans un autre passage, il précisera beaucoup plus justement
que le va-et-vient entre la théorie et l’évènement est nécessaire lorsqu’il « s’inscrit dans la
continuité du sens, dans la connexion intime du présent et du passé, le présent ne pouvant
s’interpréter que dans le cadre des problèmes engendrés par le passé » (ECB, 196).
Il faut évidemment rappeler que cette « continuité du sens » comporte immanquablement des
moments cruciaux de discontinuité, qui sont produits par toute confrontation authentique avec
l’événement. J’essayerai de le montrer dans l’exposé détaillé du premier grand texte de
Claude Lefort sur le sujet, « Le totalitarisme sans Staline ».

Les éléments théoriques ou politiques nouveaux acquis avec l’expérience de l’événement sont
insérés ensuite dans la problématique initiale en la remaniant et parfois en en altérant la
nature. Il est alors possible qu’un regard rétrospectif sur le parcours suivi ne retrouve pas les
traces de son cheminement sinueux. C’est, en fait, le cas de Claude Lefort lui-même, qui au
terme du long avant-propos de L’invention démocratique où il situait ses textes sur le
totalitarisme en opposition à toutes les variantes de la gauche française, concluait : « Un
argument les ordonne : l’Etat totalitaire ne se laisse concevoir qu’en regard de la démocratie
et sur le fond de ses ambigüités » (ID, 41). L’étude de l’évolution de la pensée de Lefort à
partir des premiers textes démontre en réalité exactement le contraire : l’analyse du
totalitarisme est première, l’essentiel est dit dès 1956 et ce n’est que par la suite et en fonction
d’elle que sa conception de la démocratie prendra figure.1

Dans le « Le totalitarisme sans Staline », alors même qu’il voit le XXe Congrès du PCUS
comme un « événement révolutionnaire » et même un « moment décisif dans l’histoire
mondiale », puisqu’il traduit une « transformation totale qui affecte le fonctionnement de la
bureaucratie en tant que classe, la marche des institutions essentielles, l’efficacité de la
planification, le rôle du parti totalitaire, les rapports de l’Etat et de la société » (ECB, 155),
Claude Lefort ne peut que partir de « l’idée du développement de l’URSS » et, plus
généralement, de « l’idée de la société totalitaire et des conflits qu’elle engendre » qui étaient
les siennes auparavant. Ces idées sont celles élaborées par Socialisme ou Barbarie, en
particulier la théorie du capitalisme bureaucratique développée par Castoriadis dans son étude
« Les rapports de production en Russie » (1949).

1
On le constatera aisément à la lecture de l’article « L’insurrection hongroise » (SoB n° 20) repris dans la
première édition des Eléments pour une critique de la bureaucratie, puis dans L’invention démocratique. CL y
justifie la nécessité des revendications démocratiques générales (y compris celles relatives à l’indépendance
nationale) dans la révolution hongroise par deux facteurs : l’importance dans un premier temps de « la liberté
politique en général contre le totalitarisme, quitte à définir plus précisément quelle doit être cette liberté dans une
seconde phase » (ID, 224) et le poids occupé dans la révolution par « les paysans, les intellectuels, les petits
bourgeois » qui combattaient contre la dictature de la bureaucratie aux côtés du prolétariat et soutenaient de
telles revendications. Mais dans son jugement d’alors, si la révolution n’avait pas été écrasée par les chars
soviétiques, une décantation de classe et un clivage politique se seraient rapidement produits : « Dans une
deuxième phase de la révolution, le contenu contradictoire de ces revendications serait apparu ; à ce moment, il
aurait fallu qu’une solution s’impose brutalement aux dépens de l’autre, que s’impose le parlement de type
bourgeois ou les conseils, une armée et une police comme corps spécialisés de coercition ou une organisation
armée de la classe ouvrière. Au départ, l’insurrection portait en elle les germes de deux régimes absolument
différents » (ID, 213-14). Vingt ans plus tard, dans l’article de Libre, « Une autre révolution » [n° 1, 1977], il
autocritiquera sa position initiale en affirmant qu’il était resté aveugle au fait que l’action des conseils ouvriers
hongrois était aussi mue par la « représentation du danger que recelait un pouvoir concentrant toutes les
décisions qui affectent le sort de la société » et que « cette représentation est issue de la critique du totalitarisme,
lequel n’apparaît pas comme un simple régime de fait à détruire, comme l’adversaire extérieur qui a figure
visible sous les traits d’un Etat et d’un Parti établis, mais comme le possible interne du socialisme » (ID, 253 &
256).

3
La notion de totalitarisme fait depuis le début partie du bagage théorique de SoB et de Lefort
personnellement, dans une acception héritée de Trotsky, tout en acquérant par la suite des
différences spécifiques importantes. Trotsky utilise la notion de totalitarisme, à propos du
régime de l’URSS, à partir de 1936. Dans son principal ouvrage consacré à l’analyse de
l’URSS, La révolution trahie (1936), le mot « totalitaire » apparaît six fois et Trotsky y
souligne que « le régime [soviétique] avait acquis un caractère totalitaire plusieurs années
avant que le terme ne nous vint d'Allemagne ». La notion est utilisée presque uniquement sous
forme d’adjectif, en tant que caractéristique du régime politique dictatorial, de la terreur qu’il
exerce et du contrôle exercé sur tous les aspects de la vie sociale, intellectuelle et privée. Le
totalitarisme n’a donc pas trait à la structure de la société mais au type de pouvoir exercé par
le groupe social dominant. Mais à ce niveau-là, Trotsky établit une équivalence entre le
régime stalinien et les régimes fasciste et national-socialiste, en parlant par exemple dans
Programme de transition (1938) des « pays fascistes, dont l'appareil politique de Staline ne se
distingue en rien, sinon par une plus grande frénésie ».
La définition la plus complète du totalitarisme par Trotsky est fort tardive puisqu’on ne la
trouve que dans un texte du 17 août 1940, rédigé trois jours avant son assassinat par un agent
de Staline :

« L’oligarchie du Kremlin a un caractère totalitaire, c’est-à-dire que lui sont


subordonnées toutes les fonctions sociales, politiques et idéologiques de la vie du pays
et qu’elle écrase la moindre manifestation de critique et d’opinion indépendante. Le
caractère totalitaire de la politique du Kremlin ne découle pas du caractère personnel
de Staline, mais de la situation de la nouvelle couche dirigeante face au peuple. (…)
La situation de cette caste est profondément contradictoire. Elle parle au nom du
communisme et elle agit en luttant pour s’approprier un pouvoir illimité et les
privilèges matériels immenses qui y sont rattachés. Encerclée par la méfiance et
l’hostilité des masses trompées, la nouvelle aristocratie ne peut tolérer la moindre
fissure dans son système. Dans l’intérêt de sa propre conservation, elle est amenée à
étouffer la moindre lueur de critique et d’opposition. D’où la tyrannie asphyxiante,
l’esclavage universel devant le chef et l’hypocrisie générale : d’où le rôle gigantesque
de la Guépéou en tant qu’instrument de domination totalitaire. » (Trotsky, L’appareil
policier du stalinisme, 10/18, 1976, p. 256-57).

C’est de cette définition du totalitarisme que les partisans de Trotsky à travers le monde
hériteront après sa mort, certains s’efforçant par la suite de l’adoucir, d’autres d’en maintenir
tout le tranchant. Mais on trouve dans l’œuvre tardive de Trotsky une ouverture vers une autre
approche, énoncée sous forme presque aphoristique dans les ébauches inachevées de son
dernier livre, la biographie de Staline :

« ‘‘L'État, c'est moi’’ est presque une formule libérale en comparaison avec les réalités
du régime totalitaire de Staline. Louis XIV ne s'identifiait qu'avec l'État. Les papes de
Rome s'identifient à la fois avec l'État et avec l'Église - mais seulement durant les
époques du pouvoir temporel. L'État totalitaire va-bien au-delà du césaro-papisme, car
il embrasse l'économie entière du pays. A la différence du Roi Soleil, Staline peut dire
à bon droit : ‘‘La Société, c'est moi’’ » (Trotsky, Staline, t. II, 10/18, 1979, p. 338).

Lefort parlera plus tard de ces lignes de Trotsky comme d’une « étonnante transgression de sa
problématique » (ID, 127) et d’une « percée en direction d’une analyse du totalitarisme », en
ce qu’elle « laisse entrevoir sa spécificité en regard de l’absolutisme et la force des
mécanismes d’identification qui font que rien désormais n’échappe au Pouvoir » (ID, 88).

4
Nous verrons comment sa réflexion ultérieure entrera en dialogue avec cette seconde
approche, restée à l’époque sans prolongement.

Socialisme ou barbarie et CL partagent avec Trotsky la première définition, la détermination


du totalitarisme comme un régime politique. En ce sens, une distinction doit être établie entre
celui-ci et la domination sociale de la bureaucratie telle qu’elle est réalisée en URSS. Par
exemple, assez curieusement, le manifeste fondateur de Socialisme ou barbarie évoque
explicitement le totalitarisme non à propos de la Russie, mais des Etats-Unis ou, plus
exactement, à propos du développement d’après-guerre qui conduit à l’identification des deux
systèmes et des « facteurs [qui] poussent les Etats-Unis vers le monopole universel
s’identifiant à l’Etat, en même temps qu’ils les conduisent vers un régime politique
totalitaire » (C. Castoriadis, La société bureaucratique, Christian Bourgois, 1990, p. 121).
A l’inverse, les premiers indices des changements entrepris en URSS après la mort de Staline,
conduisent Castoriadis et Lefort, dans un texte co-écrit en 1953, à envisager l’hypothèse d’une
disparition du régime politique totalitaire en Russie dans le cadre d’une domination perpétuée
de la bureaucratie :

« Il serait faux d'identifier le régime bureaucratique russe et la dictature policière


stalinienne. Un système ne se définit pas d'abord par son régime politique. En théorie,
il n’est pas inéluctable que l'étape du capitalisme que nous appelons capitalisme
bureaucratique - pour rendre compte du nouveau caractère de la couche dominante -
soit partout et toujours associée à une politique de terreur totalitaire du style de celle à
laquelle Staline a associé son nom… Jusqu’à quel point le contrôle de l’Etat s’exerce-
t-il et requiert la violence, ceci ne dépend pas mécaniquement de la structure
économique mais aussi de facteurs historiques (origines de la bureaucratie, situation
internationale, etc.) » (C. Castoriadis, La société bureaucratique, op. cit., p. 322-23).

En revanche, CL diverge de Trotsky sur deux aspects majeurs du totalitarisme stalinien : sa


fonction historique et la temporalité dans laquelle il s’inscrit.

Pour Trotsky, la fonction sociale du régime stalinien est d’exprimer la domination de la


bureaucratie qui est un groupe social (une « caste » dira-t-il) sans autonomie historique,
dépendant à la fois de la bourgeoisie internationale et des structures économiques
postcapitalistes mises en place par la révolution de 1917 :

La fonction de Staline (…) a un caractère double. Staline sert la bureaucratie et par là-
même la bourgeoisie mondiale, mais il ne peut servir la bureaucratie sans préserver le
fondement social que la bureaucratie exploite dans ses propres intérêts. Dans cette
mesure Staline défend la propriété nationalisée contre l’impérialisme et contre les
couches trop impatientes et trop avides de la bureaucratie. Il réalise cependant cette
défense par des méthodes qui préparent l’effondrement général de la société
soviétique » (Défense du marxisme [1940]).

Avec les progrès économiques et culturels de l’URSS, la domination bureaucratique prend un


caractère de plus en plus parasitaire et réactionnaire.

« Plus l’économie s’est développée, plus ses exigences sont devenues complexes et
plus le régime bureaucratique est apparu comme un obstacle insupportable. La
contradiction croissante entre eux mène à des convulsions politiques permanentes, à
l’extermination systématique des éléments créateurs les plus éminents dans tous les

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domaines d’activité. Ainsi avant même de pouvoir arriver à se transformer en ‘‘classe
dirigeante’’ la bureaucratie est entrée irrémédiablement en contradiction avec les
exigences du développement. Cela s’explique précisément parce que la bureaucratie ne
se présente pas comme la porteuse d’un nouveau système d’économie, qui lui serait
propre et qui serait impossible sans elle, mais comme une excroissance parasitaire sur
le corps de l’État ouvrier » (Ibid.).

Politiquement, le totalitarisme traduit l’aggravation de la dégénérescence de l’Etat soviétique :


« Cette dégénérescence, comme le montre l’actuelle bacchanale de terreur bonapartiste,
s’approche du point critique » (Ibid.). Du point de vue de la régulation sociale le totalitarisme
représente un gigantesque dysfonctionnement qui assure cependant une fonction : préserver à
tout prix le pouvoir et les privilèges de la caste bureaucratique dominante.

Quelle était alors la place du totalitarisme dans l’histoire ? Pour Trotsky, il s’agissait d’un
régime d’exception, correspondant à un état de crise permanente et de plus en plus aigüe de la
domination bureaucratique :

« Le régime totalitaire, de type stalinien ou fasciste, ne peut être, de par sa nature,
qu'un régime temporaire, transitoire. Dans l'histoire la dictature a en général été le
résultat et le signe d'une crise sociale particulièrement aiguë et absolument pas un
régime stable. Une situation de crise aiguë ne peut constituer l'état permanent d'une
société. L'Etat totalitaire peut, pendant un certain temps, étouffer les contradictions
sociales, mais il est incapable de se perpétuer. Les purges monstrueuses en URSS sont
le témoignage le plus convaincant que la société soviétique tend, de façon organique, à
rejeter la bureaucratie de son sein » (Ibid.).

Cette fragilité du totalitarisme déterminait son caractère temporaire. Trotsky estimait


inconcevable que le régime de Staline puisse survivre à la deuxième guerre mondiale. A
l’échelle de l’histoire, le totalitarisme devrait se révéler n’avoir été qu’un détour monstrueux
dans la voie de la révolution socialiste mondiale.

Dans « Le totalitarisme sans Staline », Lefort reconnaît, comme Trotsky, l’existence d’une
« fonction historique du stalinisme », mais, loin qu’elle corresponde à une excroissance
parasitaire, il la détermine comme relative à la création d’une structure sociale complètement
nouvelle et, en premier lieu, au procès de constitution d’une classe dominante sui generis :

« Il a été l'agent inconscient d'abord, puis conscient et sûr de soi, d'un formidable
bouleversement social au terme duquel une structure entièrement nouvelle a émergé.
D'une part, il a conquis un terrain social nouveau en dépossédant simultanément les
anciens maitres de la production et le prolétariat de tout pouvoir. D'autre part il a
aggloméré des éléments arrachés à toutes les classes au sein d'une nouvelle formation
et les a impitoyablement subordonnés à la tâche de direction que leur donnait la
nouvelle économie. Dans les deux cas la terreur dominait nécessairement
l’entreprise… La terreur n'était pas un moyen de défense utilisé par une poignée
d'individus menacés dans leurs prérogatives par les forces sociales en présence, elle
était constitutive d'une force sociale neuve dont l'avènement supposait un arrachement
par les fers à la matrice de l'ancienne société et dont la subsistance exigeait le sacrifice
quotidiennement entretenu des nouveaux membres à l'unité de l'organisme déjà
formé » (ECB, 176).

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Le totalitarisme stalinien est l’agent à la fois de la « cristallisation de la nouvelle classe » et de
la « révolution de la société entière » (ECB, 182).

En ce qui concerne la temporalité dans laquelle s’inscrit le totalitarisme, CL récuse à la fois la


thèse de sa nécessité et celle de son accidentalité.
La première était sous-jacente à la vision des marxistes critiques du courant « conseilliste »
qui y voyaient la « superstructure » adéquate de la tendance irréversible à la croissance du
capitalisme d’Etat. Paul Mattick par exemple l’indiquait très clairement :

« The origins of the State Party, Russian or otherwise, are not secret ; they are
identical with those that gave impetus to the accumulation and expansion of world
capitalism. Russian state-capitalism, like German fascism, is a national reaction to the
shifts in international power constellations brought on by large-scale competition.
There is nothing specifically Russian, Bolshevistic or Stalinistic in the development of
state-capitalism, which implies the State Party. To single out the Stalinist Party as
originator and carrier of totalitarianism is to obscure the nature of present-day
capitalism, whose general trend is towards totalitarian rule » (P. Mattick, « Stalin and
German Communism », 1949).

On retrouvait d’ailleurs l’expression d’une telle approche dans les textes de SoB, notamment
son manifeste fondateur : « Du point de vue de l'économie, le bureaucratisme stalinien
exprime le fait que la continuation de la production dans le cadre périmé de la propriété
bourgeoise devient de plus en plus impossible, et que l'exploitation du prolétariat peut
s'organiser infiniment mieux dans le cadre d'une économie ‘‘nationalisée’’ et ‘‘planifiée’’ (C.
Castoriadis, La société bureaucratique, op. cit., p. 136).

Pour Claude Lefort, en revanche, une telle interprétation pèche doublement : par économisme,
c’est-à-dire par réduction de la totalité sociale à l’économique, et par finalisme historique,
comme si l’histoire effective de la genèse et de l’affermissement du totalitarisme ne
représentait que l’effectuation inéluctable d’une « loi idéale » :

« Dans une telle perspective le Parti (…) se présenterait plutôt comme un instrument
historique, celui du capitalisme d'Etat… Si nous épousions la seule perspective
économique, nous nous laisserions abuser par l'image d’une pseudo-nécessité
historique. S’il est vrai en effet que la concentration du capitalisme est repérable dans
toutes les sociétés contemporaines, on n'en peut conclure qu'elle doive aboutir en
raison de quelque loi idéale à son étape finale. … Les tendances de l'économie aussi
déterminantes soient-elles, ne peuvent être séparées de la vie sociale totale : les
‘‘protagonistes’’ du Capital, comme dit Marx, sont aussi des groupes sociaux auxquels
leur passé, leur mode de vie, leur idéologie façonnent la conduite économique elle-
même. En ce sens il serait artificiel de ne voir dans les transformations qu'a connues
l'URSS à partir de 1930 que le passage d'un type de gestion capitaliste à un autre, bref
que l'avènement du capitalisme d'Etat. Ces transformations constituent une révolution
sociale. Il serait donc tout aussi artificiel de présenter le Parti comme l'instrument de
ce capitalisme d'Etat, en laissant entendre que celui-ci inscrit dans le ciel de l'Histoire
attendait pour s'incarner l'occasion propice que lui offrit le stalinisme (ECB, p. 174-
75).2

2
Ce qui n’empêche pas Lefort d’écrire dans la conclusion du même article : « Le totalitarisme n’est pas une
forme accidentelle qui viendrait s’ajouter à la structure sociale capitaliste, il en est à nos yeux la forme achevée  »
(ECB, 231). Les tensions suscitées par le changement de problématique sont ici palpables.

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Aucune nécessité, relevant soit d’un déterminisme économique, soit d’une tendance
historique inéluctable, n’a donc présidé à l’avènement du totalitarisme stalinien.

Parallèlement, CL n’accepte pas de limiter celui-ci à la contingence de son apparition. Le


totalitarisme n’est pas un détour ou une anomalie par rapport à la transition canonique du
capitalisme au socialisme, il n’est pas cette « formation accidentelle dépourvue de toute
signification historique » (ECB, 169) à laquelle le réduit finalement l’interprétation
« exceptionnaliste » de Trotsky. On retrouvera d’ailleurs chez lui en 1999 la même critique de
cette appréhension en termes d’accident historique, à partir de prémisses toutes différentes,
exposée par des historiens libéraux après 1991 :

« Du constat que ce régime s’était soudainement effondré ou, plus précisément, du
constat qu’il n’avait pas succombé en conséquence d’une défaite militaire de la Russie,
mais qu’il s’était purement et simplement désagrégé, la conclusion se tirait qu’il
n’avait jamais eu de consistance, ni d’un point de vue historique, ni d’un point de vue
sociologique. Resitué dans le cours des événements du XXe siècle, il apparaissait
comme une parenthèse (le terme est de Furet) ou comme une digression » (Compl, 9-
10).

Pour Trotsky, la norme de l’histoire moderne était l’avènement de la société sans classes par
la révolution prolétarienne dénouant les contradictions du capitalisme. Pour François Furet et
Martin Malia, la norme de l’histoire moderne consiste dans l’universalisation des régimes
libéraux. Mais les uns comme l’autre partagent l’appréhension du cours suivi par la Russie au
XXe siècle comme anomalie de l’histoire.

Lefort ne se contente pas, bien entendu de penser ce cours dans sa singularité pure. Il lit aussi
dans le totalitarisme soviétique l’accomplissement d’une « tâche universelle » (UHT, 16).
Mais sa compréhension ne relève pas d’une théorie de l’histoire et échappe à l’antinomie de la
contingence et de la nécessité :

« Il n’y a pas lieu de penser l’avènement et l’essor du communisme en termes de


nécessité, ni en termes de contingence – ce qui serait reverser d’une manière ou d’une
autre à une théorie de l’histoire : seule l’investigation du phénomène devrait guider. Je
ne m’en détache pas pour saisir – de quelle place le pourrais-je ? – un enchaînement
réglé des transformations de l’humanité ou bien, pour perdre son sens, en quête
d’accidents à défaut desquels il ne se serait pas formé. Je demande seulement ce qu’il
révèle » (Compl, 251).

Dans « Le totalitarisme sans Staline », CL détermine les deux caractéristiques fondamentales
du totalitarisme : la « terreur dictatoriale » et le rôle du parti en tant qu’ « agent essentiel du
totalitarisme moderne ». Le stalinisme

1. incarne « une forme de pouvoir qu'on peut résumer sommairement par la


concentration de toutes les fonctions, politiques, économiques, judiciaires en une seule
autorité, la subordination forcée de toute les activités à un modèle imposé par la
direction, le contrôle policier des individus et des groupes et l'élimination physique de
toutes les oppositions (et de toutes les formes d'opposition). C'est ce complexe de traits
qu'on nomme ordinairement terreur dictatoriale » (ECB, 169)

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2. apparaît « quand le parti concentre entre ses mains tous les pouvoirs, s'identifie avec
l'Etat, et, en tant qu'Etat, se subordonne rigoureusement toutes les autres institutions,
échappe à tout contrôle social, quand, dans le même temps, à l'intérieur du parti, la
direction se délivre de toutes les oppositions et fait prévaloir une autorité incontestée »
(Ibid., 170).

Le choix de ces deux caractéristiques en exclut d’autres, en particulier le rôle de l’idéologie et


le constructivisme planificateur, qui n’occupent ni l’un ni l’autre une position centrale chez
Lefort (contrairement à d’autres grandes approches du totalitarisme), bien, nous le verrons,
qu’il s’interroge sur leurs positions dans le dispositif totalitaire.
En outre la définition donnée ici de ces caractéristiques est en quelque sorte « statique ». La
« terreur dictatoriale » désigne une « forme de pouvoir » et non la terreur en tant que
« mouvement », en tant que procès de bouleversement incessant de la société par la violence
étatique. Le rôle du parti totalitaire coïncide avec la mise en place du Parti/Etat en tant que
mode de domination spécifique.
Toutefois, dans la réflexion de Lefort en 1956, dans la genèse du totalitarisme, tant le rôle de
la terreur que celui du parti ne sont pas seulement, ni même principalement, envisagés comme
d’ordre politique (au sens de régime politique, de mode d’exercice du pouvoir) mais dans leur
fonction sociologique d’accoucheurs d’une nouvelle société et, d’abord, de sa nouvelle classe
dominante.
« La terreur retournée contre les bureaucrates », rappellera CL dans Un homme en trop, « m’a
paru depuis longtemps répondre à une nécessité du développement de la bureaucratie, celle-ci
s’affirmant comme classe au dépens de la sécurité et de l’indépendance de ses membres »
(UHT, 47). Elle a représenté une condition essentielle (« en l’absence de la terreur stalinienne
le développement de la bureaucratie est inconcevable ») pour produire « la fusion de toutes les
couches de la bureaucratie dans le moule d’une nouvelle classe dirigeante ». Les épurations
internes en particulier l’attestent :

« La terreur exercée sur les couches dominantes n’est pas un trait accidentel : elle est
inscrite dans le développement de la nouvelle classe (…) qui est contrainte d’accepter
ses privilèges par le truchement d’un appareil collectif d’appropriation et dont la
dispersion, à l’origine, ne peut être surmontée que par la violence… Si les
représentants de la bureaucratie ont accepté de vivre sous la menace permanente de
l’extermination ou de la destitution, en dépit de leurs privilèges, c’est que prévalait aux
yeux des victimes et aux yeux de tous l’idéal de transformation sociale qu’incarnait le
parti » (ECB, 178-79).

Si la terreur a été un des instruments essentiels de la cristallisation de la nouvelle classe, le


parti en aura été l’acteur déterminant. Contrairement à la genèse de la bourgeoisie dans
l’histoire, celle de la bureaucratie ne pouvait procéder d’un procès purement
socioéconomique :

« Assurément, le mode de travail de ces nouvelles couches, les statuts qui leur sont
accordés en raison de leur position dominante dans la société ne peuvent que créer à la
longue une véritable communauté de classe. Mais, dans le temps où s’accomplit ce
bouleversement, l’action du parti se révèle déterminante. C’est lui qui, par la discipline
de fer qu’il instaure, par l’unité incontestée qu’il incarne, peut seul cimenter ces
éléments hétérogènes. Il anticipe l’avenir, proclame aux yeux de tous que les intérêts
particuliers sont strictement subordonnés aux intérêts de la bureaucratie prise dans son
ensemble » (ECB, 178).

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En synthèse, la genèse du totalitarisme a représenté une « accumulation sociale », notion que
Lefort forge en opposition à ceux qui plaquent sur cette histoire la notion marxienne
d’« accumulation primitive », pour indiquer qu’il s’est agi non seulement des conditions
socioéconomiques (expropriation des paysans, création d’un prolétariat, etc.) mais surtout de
la création d’une structure sociologique et politique totalement nouvelle :

« Les traits actuels de la bureaucratie ne pouvaient advenir que par le truchement du


parti qui les dégagea et les maintint par la violence jusqu’à ce qu’ils se stabilisent dans
une nouvelle figure historique » (ECB, 182).

La question maintes fois posée, surtout dans la période 1953-1968, de savoir si avec la fin de
cette « accumulation sociale », une fois la Russie industrialisée et la domination de la
bureaucratie stabilisée, les exigences de sa modernisation ultérieure n’impliqueraient pas le
renoncement à la terreur, l’allègement de la répression, une libéralisation graduelle, bref la
disparition des traits les plus marquants du totalitarisme initial, n’était pas esquivée par
Claude Lefort. Mais avant de l’envisager pour elle-même, il développait sa réflexion sur le
caractère nécessairement totalitaire du mode de domination propre de la bureaucratie,
indépendamment du « taux de violence » dont elle faisait usage.

La nécessité de la terreur au cours du procès de constitution de la bureaucratie en tant que


classe dominante n’était que le corollaire des déterminations essentielles de celle-ci.
L’examen de ces déterminations doit permettre de montrer rétrospectivement le caractère
indispensable de cette terreur durant la genèse du système et les raisons pour lesquelles il
pourrait éventuellement s’en dispenser pour assurer son fonctionnement et sa reproduction par
la suite. Il y a dans la démarche de Lefort un parallèle avec la distinction méthodologique
introduite par Marx au sujet du capitalisme : « Dès que ce mode de production a acquis un
certain développement, son mécanisme brise toute résistance… Parfois on a bien encore
recours à la contrainte, à l'emploi de la force brutale, mais ce n'est que par exception. Dans le
cours ordinaire des choses, le travailleur peut être abandonné à l'action des ‘‘lois naturelles’’
de la société, c'est-à-dire à la dépendance du capital, engendrée, garantie et perpétuée par le
mécanisme même de la production. Il en est autrement pendant la genèse historique de la
production capitaliste. La bourgeoisie naissante ne saurait se passer de la violence constante
du pouvoir d’Etat ». (Le capital, Pléiade, I, 1195-96).

Quelles sont les déterminations essentielles de la domination bureaucratique que CL dégage à


ce stade ?

1. Contrairement à la bourgeoisie, la bureaucratie ne procède pas de l’économique mais


du politique : « La communauté bureaucratique n’est pas garantie par le mécanisme
des activités économiques ; elle s’établit dans l’intégration des bureaucrates autour de
l’Etat, dans la discipline absolue à l’égard de l’appareil de direction. Sans cet Etat,
sans cet appareil, la bureaucratie n’est rien » (ECB, 183).
2. Contrairement à la bourgeoisie, le rapport entre les bureaucrates et la classe sociale
dont ils font partie est d’ordre « holistique » et non pas « interactionniste » : « La
classe bourgeoise se constitue et se développe en tant qu’elle résulte des activités des
individus capitalistes… La division du travail intercapitaliste et le marché rendent les
capitalistes strictement dépendants les uns des autres et collectivement solidaires en
face de la force de travail. En revanche, (…) ce n’est pas en tant qu’individus agissants
que [les bureaucrates] tissent le réseau des relations de classe ; c’est la classe

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bureaucratique dans sa généralité qui, a priori, convertit les activités particulières des
bureaucrates en activités de classe » (ECB, 182-83). CL trouvera ultérieurement une
heureuse formule pour le dire : « les grandes purges staliniennes révélaient que la
bureaucratie était idéalement tout et les bureaucrates rien » (ID, 160-61).
3. Contrairement à la société bourgeoise, qui repose sur la séparation entre la société
civile et l’Etat, la société bureaucratique abolit cette séparation, « l’Etat est devenu
consubstantiel à la société civile » (ECB, 184), « l’Etat est devenu la société civile »
(ECB, 185). Ou, vu autrement, « le pouvoir s’affirme comme le pouvoir social, il
figure en quelque sorte la Société elle-même en tant que puissance consciente et
agissante » ID, 98).
4. Contrairement à la société bourgeoise, où les capitalistes et les groupes et fractions de
la classe capitaliste conditionnent et influencent les décisions de l’Etat en proportion
de leur puissance économique, les membres de la classe bureaucratique sont en
position d’aliénation radicale par rapport à leur Etat : « L'Etat est bien l'âme de la
bureaucratie et celle-ci le sait qui n'est rien sans ce pouvoir suprême. Mais l'Etat
dépossède chaque bureaucrate de toute puissance effective. Il le nie en tant
qu'individu, lui refuse toute créativité dans son domaine particulier d'activité, le
soumet en tant que membre anonyme aux décrets irrévocables de l'autorité centrale …
Chaque fonctionnaire peut bien dire : l’Etat c’est moi, mais l’Etat est l’Autre et sa
règle domine comme une fatalité inintelligible » (ECB, 184).
5. Dans la société bureaucratique les signes de la division sociale, de la division entre
dominants et dominés sont effacés beaucoup plus radicalement que dans la société
bourgeoise : « les procédés de mystification dont l’Etat dispose sont plus subtils et
plus efficaces dans le nouveau système. Dans le raisonnement social que développe la
structure en vertu de ses articulations formelles, des chaînons essentiels sont
dissimulés aux yeux du prolétariat ; il rencontre partout les signes de son pouvoir alors
qu’il en est radicalement dépossédé » (ECB, 187).
6. Contrairement à la société bourgeoise, caractérisée par une séparation au sein de la
société entre toutes les sphères d’activité, la société bureaucratique réalise l’intégration
de celles-ci (ECB, 185) et le totalitarisme « prétend nier la séparation des divers
domaines de la vie sociale ; du politique, de l’économique, du juridique, de
l’idéologique, etc. Il effectue une identification permanente entre l’un et l’autre »
(ECB, 190). CL insistera constamment sur cet aspect : dans la société totalitaire sont
effacés « tous les signes d’une différenciation des sphères de l’activité humaine » ((La
complication, 12). Le système est agencé « pour dissoudre tout élément particulier
dans la généralité du social et annuler enfin la différence du politique, de
l’économique, du juridique, du pédagogique, de l’esthétique… (UHT, 74). Cette
dédifférenciation entraîne aussi une confusion normative généralisée, la « dénégation
de la différence des normes en fonction desquelles se définit chaque mode d’activité et
chaque institution où il s’exerce » (ID, 99).
7. La société bureaucratique est organisée autour d’une institution centrale totalement
nouvelle, sans précédent dans l’histoire, qui assure une fonction décisive pour la
cohésion du système : « Le Parti incarne dans la société bureaucratique une fonction
historique d'un type absolument nouveau. Il est l'agent d'une pénétration complète de
la société civile par l'Etat. Plus précisément il est le milieu dans lequel l'Etat se change
en société ou la société en Etat » (ECB, 191). Ou, énoncé du point de vue de la
dynamique, le Parti est « l’agent privilégié du processus d’identification entre le
pouvoir et le peuple et du processus d’homogénéisation du champ social » (ID, 104).
8. La société bureaucratique se représente sous une nouvelle présentation-figuration
imaginaire : le peuple-Un. Elle s’exprime au premier abord comme une figure

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organiciste : « Un Grand Vivant, la société conçue comme individu collectif, agissant,
se faisant, prenant possession de toutes ses facultés pour s’accomplir, en se
débarrassant de tout ce qui lui est étranger : un corps qui a la ressource de contrôler les
mouvements de chacun de ses organes et de chacun de ses membres » (ID, 121-22).

Claude Lefort débouche désormais sur une troisième étape de sa réflexion. Il était parti de la
conception du totalitarisme comme régime politique, « superstructure » du capitalisme
bureaucratique. Il avait ensuite envisagé sa fonction sociologique et historique dans la
constitution et la cohésion de la bureaucratie en tant que classe dominante et de la « société
bureaucratique » qu’elle avait créée « à son image ». En dégageant les traits essentiels de cette
formation, une nouvelle conclusion s’impose :

« Le totalitarisme n'est pas un régime politique: il est une forme de société - cette
forme au sein de laquelle toutes les activités sont immédiatement reliées les unes aux
autres, délibérément présentées comme modalités d'un univers unique, dans laquelle
un système de valeurs prédomine absolument en sorte que toutes les entreprises
individuelles ou collectives doivent de toute nécessité y trouver un coefficient de
réalité, dans laquelle enfin le modèle dominant exerce une contrainte totale à la fois
physique et spirituelle sur les conduites des particuliers. » (ECB, 190-91).

Dans la société totalitaire, le politique est à la fois aboli et métastasé comme une tumeur
cancéreuse à travers toutes les cellules de la vie sociale. A quelques pages de distance les
formulations en tension de CL font ressortir cette dualité :

- d’une part, le totalitarisme « n'est pas tant une excroissance monstrueuse du pouvoir
politique dans la société qu'une métamorphose de la société elle-même par laquelle le
politique cesse d'exister comme sphère séparée » (ECB, 190-91).
- d’autre part, le totalitarisme correspond à « un divorce radical de la société et de l’Etat
qui rétablit une contrainte de l’appareil dirigeant sur toutes les activités concrètes et
une monstrueuse autonomie du politique » (Ibid., 195).

Cette tension, énoncera-t-il ultérieurement, manifeste « la contradiction fondamentale d’un


régime qui prétend effacer la division du pouvoir et de la société et la rétablit à tous les
niveaux avec une acuité inconnue dans les autres modes de domination » (UHT, 47).

Cette étrange Aufhebung (soulignée par la réitération du terme « monstrueux ») du politique


prend sa chair et son sang lorsqu’on envisage le rôle et la fonction du parti dans la société.
D’une part, le parti devrait représenter l’instance unificatrice unique et universelle : « par sa
médiation, l’Etat tend à devenir immanent à la société » (ECB, 192) et « il est le milieu dans
lequel l'Etat se change en société ou la société en Etat » (ECB, 191). Il a la charge d’introduire
la politique dans toutes les cellules, même les plus infimes, de la vie sociale. Chaque secteur,
chaque collectif, chaque individu se trouvent, de par l’action du parti, « arrachés aux cadres
étroits de leur spécialité et resitués ensemble dans celui de la société totale et de ses horizons
historiques. La vie de l’Etat, les objectifs de l’Etat font partie de leur monde quotidien. Ainsi
l’activité la plus modeste comme la plus haute se trouve valorisée, posée comme moment
d’une entreprise collective » (ECB, 191-92).
D’autre part, dans la réalité, le parti, loin d’être un médiateur du particulier et de l’universel,
« se comporte comme un groupe particulier (…), un groupe dont la véritable spécialité est de
n’avoir pas de spécialité » et dont l’action se traduit par « un contrôle de ceux qui produisent,
quel que soit leur domaine, par des professionnels de l’incompétence (…), l’obéissance

12
aveugle à la norme imposée par les chefs (…), l’inhibition collective ». Loin d’être un agent
unificateur, le parti œuvre à la scission de chaque institution, chaque cellule de la vie sociale
et finalement chaque individu entre son être réel et son double « politico-idéologique » :

« Ainsi la pénétration par le parti de tous les domaines signifie seulement que chaque
individu productif se trouve doublé par un fonctionnaire politique dont le rôle est
d’attribuer à son activité un coefficient idéologique… Le parti introduit ainsi une
scission radicale au sein de la vie sociale. Chacun a son double idéologique… Peu
importe, au demeurant que ce double soit un autre. Chacun peut en jouer le rôle vis-à-
vis de soi… L’activité du parti réengendre ainsi une séparation de la fonction
politique, alors qu’elle voulait l’abolir, et en un sens elle l’accuse…. Sa principale
fonction devient de justifier sa fonction, en se mêlant de tout, en niant tout problème
particulier, en affirmant constamment le leitmotiv de l’idéal officiel. En même temps
qu’il se persuade que son activité est essentielle, il se trouve rejeté en vertu de son
comportement en dehors de la société réelle… C’est qu’il est efficace là où il ne sait
pas l’être, en tant qu’il travestit la société en Etat, en tant qu’il simule une unité sociale
et historique par-delà les divisions et les conflits du monde réel, ou comme aurait dit
Marx, il est réel en tant qu’imaginaire. A l’inverse, il est imaginaire en tant qu’il est
réel, dépourvu de toute efficacité historique là où il croit l’appliquer, sur le terrain de
la vie productive de la société qu’il hante comme un perpétuel perturbateur » (ECB,
193-94).

CL concluait ainsi cette remarquable analyse du dédoublement radical du monde social


suscité par l’action unificatrice du parti : « c’est par cette contradiction que le parti accomplit
l’essence du totalitarisme » (Ibid., 194).

Dans Un homme en trop, lorsque Lefort veut exposer les « principes de la logique politique »
(UHT, 72) du totalitarisme soviétique, c’est presque cette même dialectique qu’il va exposer
et développer plus largement.

Les deux principes en question sont :

1. « La consubstantialité de l’Etat et de la société civile » (UHT, 72).


2. Le rôle de l’Etat en tant qu’ « agent incessant de l’unification », « grand Organe qui
est censé détenir seul la force d’engendrer une vie sociale » (UHT, 75)

Soulignons immédiatement une différence importante avec le texte de 1956 : ce qui était
analysé comme le rôle du parti est désormais attribué par CL à « l’Etat total ». Dans les textes
ultérieurs le parti apparaît moins comme l’agent essentiel du totalitarisme que comme la
préfiguration et, si l’on veut, le « Moi idéal » de l’Etat total :

« Le système de représentations qui gouverne le parti gouverne pareillement la société.


Tout y paraît organisable, incorporable de proche en proche. Le modèle s’impose
d’une société sans divisions (…) ; le pouvoir politique et le pouvoir d’Etat sont
confondus ; la notion d’une vie civile s’y efface en même temps que celle d’une
divergence de principe entre les modes de l’activité humaine comme entre les voies de
la connaissance » (Compl., 183).

L’articulation des deux principes délimite bien la contradiction qui fait l’essence du
totalitarisme :

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« Indivision de l’Etat et de la société, division radicale de l’un et de l’autre : ces deux
représentations sont indissociables. Et l’on ne saurait même dire que l’une s’inscrit
dans l’imaginaire et l’autre dans le réel – comme si de l’impossibilité de la fusion de
l’Etat et de la société advenait par un choc en retour, dans la pratique, la séparation de
l’Etat. Non pas : l’unité n’est censée s’instaurer qu’autant qu’elle est produite – conçue
et fabriquée ; et la créature n’est unie au créateur que parce qu’il est juché sur son dos
et gouverne chacun de ses mouvements. L’Etat imprime à la société sa volonté, il la
rassemble en soumettant la diversité et le détail des ses activités aux mêmes normes,
en l’assujettissant à l’image du but commun » (UHT, 75).

Le célèbre axiome avancé par Staline en janvier 1933 : « le dépérissement de l’Etat se fera,
non par l’affaiblissement du pouvoir d’Etat, mais par son renforcement maximum » (Les
questions du léninisme, Moscou, 1949, 536) représente l’expression à peine mystifiée de cette
contradiction :

« L’Etat, entendons-nous, ne pénétrera entièrement la société (c’est ça, le


dépérissement à la stalinienne) que dans l’exacte mesure où le pouvoir saura s’élever
absolument au-dessus d’elle, se donner les moyens d’une domination entière » (UHT,
76)

Aussi bien, le totalitarisme échappe-t-il aux paradigmes classiques de la philosophie de


l’Etat :
« Organicisme d’un côté : la société étatisée apparaît comme un grand corps dont les
organes et les membres fonctionneraient d’une seule pièce.. Artificialisme, de l’autre
côté : les rapports sociaux résultent de l’action, de la décision souveraines qui tirent
l’être du néant. L’un et l’autre s’échangent sans heurt. » (UHT, 75-6).

La dialectique de ces deux principes a pour effet une représentation totalement mystifiée, à
travers un double mouvement de déni et de réaffirmation de la division sociale sur un mode
encore bien plus mystifiant que celui de l’idéologie bourgeoise, telle qu’analysée par Lefort :

« Ce que [le totalitarisme] dénie ce sont toutes les oppositions que l’idéologie
bourgeoisie prenait en charge dans une représentation faite à chaque fois pour en
désamorcer les effets, et qui faisait peser une menace sur les fondements de chaque
terme à l’exposant à l’exigence d’en rendre raison » (« Esquisse d’une genèse de
l’idéologie dans les sociétés modernes », Textures, n° 8-9, 1974, p. 35).

En revanche, dans l’idéologie soviétique :

« Les concepts de ‘‘socialisme’’, de ‘‘dictature du prolétariat’’, de ‘‘peuple


soviétique’’, de ‘‘pouvoir soviétique’’ se substituent l’un à l’autre de telle manière que
la division de classes se trouve tour à tour niée et rétablie, l’Etat confondu avec la
société et sa domination réaccentuée » (UHT, 74).

On peut distinguer plusieurs moments de cette dialectique :

Premier moment, la division sociale réelle, la division entre classe dominante et classes
dominées est niée, ni les unes ni l’autre ne doivent être repérables ou distinguables dans leur
être réel.

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C’est le cas du prolétariat :

« Pas plus que les paysans ou toute autre couche sociale, les ouvriers de l’industrie ne
sauraient voir reconnue leur identité dans la société, pas davantage ne désignent-ils
une collectivité, liée à des intérêts spécifiques en raison d’un mode spécifique
d’activité et susceptible de formuler des revendications propres… La représentation de
leur place dans le mode de production est rigoureusement effacée » (UHT, 73)

C’est le cas des bureaucrates :

« La prétendue dictature du prolétariat cherche à dissoudre en elle toutes les couches
sociales à travers lesquelles se propagent les directives étatiques… Cette dictature a
notamment la vertu de convertir l’immense masse des fonctionnaires voués aux tâches
d’encadrement de la force de travail, de gestion, d’administration ou de direction
politique, en une bureaucratie ‘‘prolétarienne’’ » (UHT, 73).

En définitive, « la distinction entre gouvernants et gouvernés se présente elle-même comme


un simple fait qui ne saurait renvoyer à une division sociale » (UHT, 73).

Et, au-delà de la division de classes et de la division politique, c’est toute la surface de la vie
sociale qui est aspirée par l’image de la société Une :

« C’est la notion même d’une hétérogénéité sociale qui est récusée, la notion d’une
variété de modes de vie, de comportements, de croyance, d’opinion, dans la mesure où
elle contredit radicalement l’image d’une société accordée avec elle-même. Et là où se
signale l’élément le plus secret, le plus spontané, le plus insaisissable de la vie sociale,
dans les mœurs, dans les goûts, dans les idées, le projet de maîtrise, de normalisation,
d’uniformisation va au plus loin » (ID, 100).

Deuxième moment, tout ce qui met l’unité de la société en défaut doit être rapporté à un pôle
antagoniste (« l’ennemi de classe ») :

« Tout ce qui s’avère ou risque de s’avérer un foyer de résistance à l’ouvrage


d’unification et d’homogénéisation de l’Etat, tout groupe qui paraît porteur de
revendication spécifiques se voit rapporté à la bourgeoisie… [La lutte de classes] est
donc constamment et bruyamment reconnue comme elle ne l’est dans aucun autre
système social, en même temps que sont dissimulés, déniés tous les signes d’une
division interne… L’Etat qui tend à absorber en soi la société civile se présente
simultanément comme dictature du prolétariat, l’Etat total comme Etat de classe dont
l’existence ne se justifie que dans la mesure où cette classe reste menacée par un
adversaire » (UHT, 72-3).

Enfin, troisième moment, l’unité imaginaire de la totalité sociale nécessite la construction


d’une figure imaginaire de l’altérité. L’unité du peuple est essentialisée :

« Le régime stalinien a porté à son accomplissement la représentation d’un peuple


entièrement rassemblé, sans division interne, tout actif, mobilisé en direction d’un but
commun à travers la diversité de ses activités » (UHT, 51).

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Cette unanimité n’est pas d’ordre empirique, elle renvoie à l’essence du peuple soviétique qui
« incarne le socialisme » et donc chez qui « s’affirme l’expression du social venant à sa pleine
réalisation » (Ibid.). Pour soutenir cette représentation d’un « peuple uni, sans division », il
faut lui opposer l’image d’un autre, d’un ennemi :

« L’opération qui instaure la ‘‘totalité’’ requiert toujours celle qui retranche les
hommes ‘‘en trop’’ ; celle qui affirme l’Un requiert celle qui supprime l’Autre » (Ibid).

Cet autre, ce n’est même plus « l’ennemi de classe » réel ou prétendu, mais « l’ennemi du
peuple », « l’élément étranger au socialisme », le « représentant de l’antisocial » :

« Il vient figurer une extériorité imaginaire, une altérité imaginaire ; c’est un substitut
de l’autre effectif, de l’agent social qui s’engendre dans le mouvement de la
socialisation effective, lequel implique non seulement la différenciation, mais la
division ; c’est, à la limite, le citoyen quelconque qui se trouve converti en ennemi
potentiel du peuple » (UHT, 54).

Conformément au second principe, l’Etat, en tant qu’« agent incessant de l’unification » du


tout social, doit sans cesse produire des ennemis et les éliminer :

« Cet ennemi, il faut le produire, c’est-à-dire le fabriquer et l’exhiber, pour que la


preuve soit là, publique, réitérée non seulement qu’il est la cause de ce qui risquerait
d’apparaître comme signe de conflit ou même d’indétermination, mais encore, qu’il est
éliminable en tant que parasite, nuiseur, déchet. Grand procès donc, par-delà les procès
publics spectaculaires, qui s’instruit dans toute l’étendue du social, dont l’enjeu est
l’affirmation de l’intégrité du peuple et le ressort la production des ennemis, non pas
certes comme des opposants – ce qui laisserait supposer qu’ils puissent détenir une
autre vue sur la société de l’intérieur d’elle-même, incarner en elle un autre possible –
mais comme symboles de l’altérité » (UHT, 51-2).

Cette nécessité de la production constante d’ennemis comme opération corollaire de la


production d’un peuple Un est ce qui alimente les purges périodiques et la répression diffuse
dans tous les pores de la société totalitaire.

Appartient-elle pour autant à l’essence de celle-ci ? En URSS, à partir de 1953, dès le premier
mois qui a suivi la mort de Staline, des dizaines de milliers de prisonniers et de déportés ont
été libérés, l’action des Organes soumise à des contrôles et à des restrictions, les grandes
campagnes d’épuration ont pris fin, les luttes de pouvoir au sommet de l’appareil (après les
ultimes liquidations de Beria et d’Abakoumov en 1954) conduites sans exécutions ni
emprisonnements, le taux de violence étatique très considérablement allégé et rationalisé.
Bref, si les mots ont un sens, il faut dire que la terreur a pris fin pour ne plus réapparaître et on
ne peut se contenter, comme l’a fait parfois CL, d’euphémiser ce fait (« A présent il s’agit
d’une violence plus feutrée », UHT, 47).
Impossible dès lors d’échapper à cette aporie : ou bien avec la disparition de la terreur, le
totalitarisme s’est aussi dissipé et un autre système a pris sa place, ou bien la terreur n’était
qu’un élément accidentel, transitoire et le totalitarisme peut se poursuivre sans elle.
Dans « Le totalitarisme sans Staline », CL ne tranchait pas cette aporie ou, plutôt, la tranchait
sans trancher – par une pirouette :

16
« La société bureaucratique (…) a engendré un monstre qu’elle contemple sans
reconnaître son image, la dictature. Ce monstre s'est appelé Staline. On veut persuader
qu'il est mort. Peut-être laissera-t-on son cadavre embaumé dans le mausolée comme
témoin du passé révolu. C'est en vain toutefois que la bureaucratie espérerait échapper
à sa propre essence. Elle peut bien enterrer sa peau morte dans les sous-sols du
Kremlin et parer son nouveau corps d'oripeaux aguichants : totalitariste elle était,
totalitariste elle demeure (ECB, 185-86).

La question de la place du Leader dans le totalitarisme est évidemment par excellence celle de
Staline. Elle a été très souvent traitée depuis qu’au XIVe Congrès du parti communiste russe,
dans la deuxième moitié de décembre 1925, Kamenev, le successeur de Lénine à la
présidence du Conseil des commissaires du peuple, s’était écrié « je suis arrivé à la conclusion
que le camarade Staline ne saurait remplir le rôle d’unificateur de l’état-major bolchévique.
Nous sommes contre la création d’une théorie du ‘‘Chef’’ [Vojhd], nous sommes contre
l’érection d’un Chef » (cité dans K. Papaioannou, L’idéologie froide. J.-J. Pauvert, 1967, 73).
On pourrait écrire des volumes simplement pour recenser les diverses interprétations données
du rôle historique de Staline. A un bord du spectre, il y avait celle des staliniens de la grande
époque selon lesquels l’URSS, le système social et politique le plus parfait de l’histoire de
l’humanité, était guidée par Staline, « le plus grand philosophe de tous les temps » [Aragon],
« le grand maître incontesté de la science », « le coryphée des arts », « l’homme que nous
aimons le plus » [Maurice Thorez] (K. Papaioannou, ibid.). Vinrent le XXe Congrès et son
« rapport secret sur le culte de la personnalité de Staline ». Le système social et politique de
l’URSS restait le plus progressiste de l’histoire, mais pas son Chef : Khrouchtchev à partir de
1956 disait de Staline qu’il avait été « un assassin », « un criminel », « un bandit », « un
joueur », « un despote du type d’Ivan le Terrible », « le plus grand dictateur de l’histoire
russe », « un imbécile », « un idiot » … Comment le culte de la personnalité s’était-il
développé et comment un régime politique socialiste avait-il eu à sa tête pendant 25 ans un tel
dirigeant, étaient des questions qui n’avaient pas à être posées. Comme le notait Lefort :

« De toute évidence les dirigeants actuels, par ce mode d’explication, ne se sont pas
affranchis du fameux culte, ils sont seulement passés, pourrait-on dire du rite positif au
rite négatif : le premier consistant à charger un homme de toutes les vertus, le second à
le charger de tous les vices, l'un et l'autre lui attribuant la même 1iberté fantastique de
gouverner à son gré les évènements… Staline monstrueux n'a plus aucun répondant
dans la société, il devient un phénomène absurde, dépourvu de toute justification
historique » (ECB, 168)

A l’autre bord du spectre des interprétations, on trouvera celle de Trotsky, pour qui Staline,
« la plus éminente médiocrité de notre parti », n’était que l’incarnation et le dirigeant de la
bureaucratie : « Staline ne fut jamais et ne pouvait, par sa nature, être un chef de masses : il
est le chef des "chefs" bureaucratiques, leur couronnement, leur personnification » (« L’Etat
ouvrier, Thermidor et bonapartisme », février 1935). Par rapport aux premières années, un
changement s’était certes produit :

« La domination de la bureaucratie sur le pays comme la domination de Staline sur la


bureaucratie ont atteint une perfection presque absolue… C'est dans ce sens qu'on peut
parler de dictature de la bureaucratie et même de dictature personnelle de Staline…
S'appuyant sur la couche supérieure de la nouvelle hiérarchie sociale contre la couche
inférieure --et parfois inversement-- Staline est parvenu à une complète concentration
du pouvoir entre ses mains. Comment appeler ce régime autrement que bonapartisme

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soviétique ?... Staline est l'arbitre suprême, le dispensateur des bienfaits et le défenseur
contre des oppositions possibles. … Telle est la mécanique actuelle du pouvoir. C'est
une mécanique bonapartiste, il n'a pas encore été possible de trouver d'autre terme
pour elle dans le vocabulaire politique » (Ibid.).

Claude Lefort se détache de l’analyse de Trotsky sur deux points. D’abord, dans celle-ci,
l’interprétation du stalinisme absorbe en quelque sorte entièrement celle de Staline. Du fait à
la fois de sa position sociale de bureaucrate en chef et de sa médiocrité intellectuelle, Staline
serait « privé de toute intelligence de l’histoire et seulement capable de manœuvrer pour
préserver sa position personnelle » (ECB, 169). Même lorsqu’il convient du caractère
bonapartiste du pouvoir de Staline – c’est-à-dire d’un type de pouvoir qui correspond par
excellence à une dictature personnelle, Trotsky le « dépersonnalise » en quelque sorte, surtout
par contraste avec le modèle : « Pour faire une telle analogie il n'est pas besoin d'attribuer à
Staline les traits de Napoléon Ier ; quand les conditions sociales l'exigent, le bonapartisme
peut se former autour d'axes de calibre bien différent » (Ibid.).
Au contraire, pense CL, « dans le cas de Staline, l’important serait de rechercher en quoi le
personnage échappe au cadre que semble lui fixer son rôle politique, dans quelle mesure
notamment son autoritarisme forcené détourne, à une époque donnée la terreur de ses buts
primitifs et en altère l’efficacité » (ECB, 170).

Le second point, plus essentiel, porte sur la fonction historique de Staline dans le cadre du
totalitarisme. Celui-ci n’est pas réductible à la formule : T = (dictature de la bureaucratie +
excès de Staline). La question est alors de savoir si ces excès ne seraient pas l’effet ou
l’expression d’une domination exorbitée par rapport à elle-même. C’est à ce point que CL
s’attaquera dans Un homme en trop. La question qu’il y soulève est de savoir « s’il est dans la
nature du système [totalitaire] d’engendrer un pouvoir exorbitant, de rendre possible le
détachement de quelqu’un et son retranchement dans le fantasme de la toute-puissance »
(UHT, 64).

CL reprend la dénomination inventée par Soljenitsyne pour désigner Staline : « l’Egocrate ».


Terme forgé en opposition à Autocrate, le titre historique des Tsars de Russie, dont le
pouvoir, - absolu certes, non soumis aux lois certes – était inscrit dans une généalogie, inscrit
aussi dans un rapport à la terre et donc « était censé émaner d’un foyer à distance des hommes
et offrir la garantie d’un accord substantiel entre l’ordre de la société et l’ordre de la nature »
(UHT, 67). En revanche, dans un cadre social où ont été rompus les liens de l’homme avec la
terre, les liens communautaires, les hiérarchies prétendument naturelles, le pouvoir de
l’Egocrate ne peut être un avatar de celui de l’Autocrate du passé :

« Staline règne sous les traits d’un individu en qui se réalise fantastiquement l’unité
d’une société purement humaine. Avec lui s’institue le miroir parfait de l’Un. Tel est
ce que suggère le mot Egocrate : non pas un maître qui gouverne seul, affranchi des
lois, mais celui qui concentre en sa personne la puissance sociale et, en ce sens,
apparaît (et s’apparaît) comme s’il n’avait rien en-dehors de soi, comme s’il avait
absorbé la substance de la société, comme si, Ego absolu, il pouvait indéfiniment se
dilater sans rencontrer de résistance dans les choses » (UHT, 68)

L’Egocrate Staline est « conjoint à la société entière ». Son opération est double, il est
« occupé fantastiquement à l’engendrer et à la dévorer » :

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- A l’engendrer : il apparaît comme « le génie par la vertu duquel l’Etat tient ensemble,
existe, le peuple est Un »
- A la dévorer : « il broie en nombre indéfini des ‘‘ennemis’’, des hommes quelconques
qui, en tant qu’individus, rendent manifeste l’élément particulier, étranger, intolérable
à la représentation de l’Un ; mieux encore, il broie ses propres agents, y compris les
plus proches de lui, ceux qui, identifiés à lui, travaillaient à exterminer les autres ; il
broie les bureaucrates les plus fidèles à sa cause sitôt qu’ils sont perçus par lui comme
des personnes, comme doués d’une existence indépendante » (UHT, 69).

Les « excès » de Staline reçoivent ainsi une nouvelle interprétation. Ils sont réellement des
excès si l’on se place du point de vue d’une rationalité élémentaire dans le fonctionnement et
la préservation du système bureaucratique, par exemple lorsque Staline en 1937-1938 fait
liquider 60 généraux de corps d'armée sur 67, 136 généraux de division sur 199 et 223
généraux de brigade sur 397. Au total, 35 000 officiers, soit près de la moitié de l'ensemble du
corps, sont en cette veille de la guerre, arrêtés et, pour une part, exécutés. Mais les « excès »
n’en sont pas du point de vue de la logique du système. Cette logique est avant tout d’ordre
imaginaire et non instrumentalement rationnel. De ce point de vue, il ne s’agit pas d’excès
mais de jouissance (dans l’acception lacanienne du terme) : « le fantasme de l’Etat totalitaire
s’épanouit quand il se conjugue avec la folie de Staline » (UHT, 66). Les excès sont le fait
d’un individu qui excède le système totalitaire, qui s’en détache et qui se déchaîne, « un
individu dont les fantasmes sont déchaînés par le fantasme totalitaire » (ID, 126).

Le rapport des bureaucrates à Staline répond donc lui aussi à une dialectique. D’une part, « en
incarnant le tout du social », Staline « fournit un modèle auquel s’identifient en chaîne les
bureaucrates, chacun devenant, devant ceux qu’il domine, un micro-Egocrate ». D’autre part,
soumis eux-mêmes à l’arbitraire de la terreur, les bureaucrates « se trouvent cruellement
ramenés, en tant qu’individus, au sentiment de leur contingence et contraints de découvrir
qu’ils ne sont rien hors des organes de domination » (UHT, 70). Mais cette dialectique ne
connaît « aucune limite objective », elle peut s’emballer, se détraquer :

« Monstrueux produit d’un système auquel il assure son fonctionnement, l’Egocrate


fait simultanément peser sur lui une menace telle qu’il peut devenir monstrueux dans
son propre cadre et risque de le mettre en ruine » (UHT, 70).

La fin de la terreur et la déstalinisation trouvent ici leur explication. Elles représentent une
tentative d’autolimitation du pouvoir totalitaire, qui s’impose à lui-même des freins sans
remettre en cause la nature des rapports qu’il entretient avec la société :

« A la poussée devenue incontrôlable du pouvoir, sur laquelle se greffe la puissance


délirante d’un homme, des freins se trouvent opposés. Mais, détaché de la société, ce
pouvoir demeure le centre de toute initiative, le seul pourvoyeur des normes qui
régissent chaque secteur d’activité. La tentative se résume à une neutralisation des
conséquences de sa propre démesure » (UHT, 77).

Avec la déstalinisation impulsée au XXe Congrès, la bureaucratie russe s’est réservée d’autres
épreuves, à commencer par les révoltes de 1956 dans plusieurs pays du « camp socialiste » et
par l’entame de la désagrégation du mouvement communiste international. Au fil des
décennies qui suivirent, sa puissance de cohésion allait s’effriter, de manière souvent
invisible, mais néanmoins continue jusqu’à l’implosion finale. Que Staline ait peut-être été
assassiné par Beria avec le consentement tacite des autres dirigeants relève finalement de

19
l’histoire anecdotique, mais sa destitution symbolique leur aura coûté cher ! Avec le recul,
Lefort se demande « l’idéal n’eût-il pas été pour [la bureaucratie] de rendre un culte au défunt,
de sorte que la foi en l’Un s’entretienne paisiblement de la mémoire du grand Autre ? »
(UHT, 78)
On trouve là certainement une voie d’accès encore peu explorée à la différence des destinées
du communisme en Chine par rapport à l’URSS : alors que du point de vue du contenu des
politiques dans la plupart des domaines, la rupture avec Mao introduite par Deng Xiaoping en
1978 est immensément plus radicale que ce n’avait été le cas en URSS par rapport à Staline,
sa figure historique a été pour l’essentiel préservée et sur le plan symbolique il s’est agi d’une
neutralisation plutôt que d’une destitution.

Claude Lefort considère que l’érection d’un Egocrate est inhérente à toute formation
totalitaire, de la Chine à Cuba, en tout cas dans une première phase. Il va sans doute un peu
vite ici car il y a des contre-exemples (le Vietnam notamment) qu’il néglige.

La question se pose alors si la représentation organiciste initiale qu’il a proposée de la


société, du peuple-Un en tant que corps (cf. le point 8, p. 11-12) peut être préservée inaltérée.
C’est une question très importante puisque comme il le dit très justement « le pouvoir ne
détient pas seulement une puissance de fait ; le fait est logé dans la représentation » (ID, 123).
Que devient l’image du corps lorsque sa constitution même nécessite l’extranéation d’une
figure Autre ?

« S’il est vrai que le système est régi par la représentation de la non-division, par le
fantasme de l’Un, il requiert, à distance, la figure de quelqu’Un, une figure qui assure
la société de son identité, de ses contours, de son homogénéité ; un nom propre par
lequel celle-ci se trouve énoncée ; et cette figure, ce nom sont ceux d’un Autre, d’un
individu qui, possédé par le corps social est simultanément retranché dans son
existence privée » (ID, 126).

Dans une conférence prononcée en 1979 devant des psychanalystes (« L’image du corps et le
totalitarisme »), Lefort va osciller entre deux réponses, celle du corps et celle de la machine,
sans me semble-t-il parvenir à les articuler (quoi qu’il dise : « je dirai que l’image du corps se
combine avec celle de la machine », ID, 169).

La première réponse préserve l’idée d’une image du corps, mais il s’agit d’un corps
schizophrène, un corps deleuzo-guattarien sorti tout droit de L’Anti-Œdipe :

« La représentation du peuple-Un n’est pas en contradiction avec celle d’un pouvoir
tout-puissant, omniscient, avec celle de l’Egocrate, figure dernière de ce pouvoir. Un
tel pouvoir, détaché de l’ensemble social, qui surplombe le tout, se confond avec le
part, se confond avec le peuple, avec le prolétariat. Il se confond avec le peuple entier
tandis qu’il en est la tête. Tout un enchaînement de représentations se découvre ici,
dont la logique ne saurait nous échapper. Identification du peuple au prolétariat, du
prolétariat au parti, du parti à la direction, de la direction à l’Egocrate. A chaque fois
un organe est à la fois le tout et la partie détachée qui fait le tout » (ID, 167).

Dans cette représentation, l’« homme socialiste » « se trouve dissous dans un nous qui parle,
entend – lit le réel – à travers lui, s’identifiant ainsi au parti, au corps du peuple, et, dans le
même temps, se figurant, par la même identification, la tête de ce corps » (ID, 170).

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La seconde réponse a substitué au Grand Vivant un Grand Automate. L’homme socialiste
« s’avère à la fois pièce de la machine ou d’un de ses organes, ou courroie de transmission et
machiniste activiste, qui décide du fonctionnement et de la production de la société ». Il ne
s’agit plus d’une logique de l’identification mais d’une logique de l’organisation, le « nous »
censé faire la substance du socius s’est dissous et le « social apparaît à la limite de
l’inorganique » (ibid.).

Quelle que soit l’image retenue, elle fait exploser la représentation organiciste traditionnelle et
ne laisse place qu’à l’anéantissement :

« Un impossible engloutissement du corps dans la tête se dessine comme un


impossible engloutissement de la tête dans le corps. L’attrait du tout ne se dissocie
plus de celui du morcellement. Une fois évanouie la vieille constitution organique,
l’instinct de mort se déchaîne dans l’espace imaginaire clos et uniforme du
totalitarisme » (ID, 175).

xxxxx

Le texte « Orwell, le corps interposé » consacré au roman 1984 appartient aux plus belles
pages, d’un point de vue littéraire, que Claude Lefort ait jamais écrites. C’est aussi un texte
dont je conseille avec beaucoup d’insistance la lecture à tous ceux qui ont lu et aimé le roman
de George Orwell, un texte qui non seulement lui rend pleinement justice en tant qu’œuvre
littéraire (en opposition à ceux qui n’y voient qu’un essai politique habillé en fiction), mais en
éclaire certains contenus latents essentiels sans que jamais l’interprétation ne lui fasse
violence.

CL dégage un fil du roman, qui le traverse dès la première ligne (« la fin du roman est
impliquée dans son commencement ») et correspond à une double quête du héros de la
narration, Winston Smith, de la vérité sur la société totalitaire où il vit et de la vérité sur lui-
même : « La volonté de savoir ce qu’il en est du secret du régime ne fait qu’un avec la volonté
de savoir ce qu’il en est de son propre secret » (EEP, 21). Dès le commencement aussi,
Winston sait que sa quête et sa tentative de se libérer du pouvoir totalitaire sont vouées à
l’échec, « le dernier pas serait quelque chose qui aurait lieu au ministère de l’Amour » - la
plus terrifiante institution d’Oceania, de la Chambre 101 duquel personne ne peut sortir
indemne.
Dans la Chambre 101, ce n’est pas seulement par la torture que O’Brien, son tortionnaire, le
brisera « la souffrance par elle-même […] ne suffit pas toujours. Il y a des cas où les êtres
humains supportent la douleur même jusqu’à la mort. Mais il y a pour chaque individu
quelque chose qu’il ne peut supporter, qu’il ne peut contempler » (EEP, 31-32). Pour
« éplucher jusqu’à l’os » Winston, O’Brien conjugue à la torture qui fait hurler le corps et à la
menace de son anéantissement sous l’aspect pour lui le plus insoutenable (la dévoration par
les rats), l’offre d’un objet imaginaire, fantasmatique, qui répond à son désir de vérité et de
liberté.

Pour Winston la vérité est d’abord celle du passé, de la certitude de l’événement qui a eu lieu,
et la liberté est celle de la conscience de soi étayée sur l’expérience du corps. Le totalitarisme
représente la négation de cette vérité (« qui a le contrôle du passé a le contrôle de l’avenir, qui
a le contrôle du présent a le contrôle du passé »). Il représente la négation de cette liberté (sur
ordre deux et deux font cinq, l’individu torturé doit voir cinq doigts là où quatre lui sont mis
sous les yeux). Mais le désir de vérité et le désir de liberté de Winston sont liés à sa finitude,

21
« sa passion de la finitude est au service de sa liberté ». Au contraire, dans le totalitarisme, la
vérité n’est que la représentation du pouvoir (« cette réalité [du passé] n’existe que dans
l’esprit du Parti qui est collectif et immortel »). Le Parti et Big Brother incarnent une réalité
immortelle :

« Big Brother existe-t-il ? – Naturellement, il existe. Le Parti existe. Big Brother est la
personnification du Parti. – Existe-t-il de la même façon que j’existe ? – Vous
n’existez pas. - Je pense que j’existe, dit Winston, Je suis né, je mourrai. J’ai des bras
et des jambes, j’occupe un point de l’espace. Aucun autre objet solide ne peut en
même temps que moi occuper le même point. Dans ce sens, Big Brother existe-t-il ? –
Ce sens n’a aucune importance, Big Brother existe. – Big Brother mourra-t-il jamais ?
– Naturellement, non. Comment pourrait-il mourir ? »

Selon l’interprétation donnée par Claude Lefort, le désir de liberté et de vérité de Winston est
porté par une ambivalence fondamentale :

« La quête de la vérité est guidée par une certitude de l’indestructibilité de ce qui
apparaît et de ce qui a été, qui à la fois s’oppose à la certitude totalitaire et ne lui est
pas étrangère. Le sens de l’indestructible est lié à la conscience de la finitude – celle de
la délimitation du corps dans l’espace et le temps, celle de l’irréversibilité de l’histoire
ou de l’impossibilité d’effacer l’événement. Mais la conscience de la finitude trouve
en elle une force d’affirmation qui la soustrait à toute limite, et cette force tend
toujours à s’attester dans un savoir commun, dans une communion des pensées de
chacun » (EEP, 35).

O’Brien va faire fond sur cette ambivalence du fantasme pour finalement parvenir à
« retourner » Winston. Celui-ci en viendra « à préférer à la certitude de ce qui est la certitude
que l’autre – fût-ce pour sa perte – partage ses pensées » (EEP, 35). En échappant à la
dévoration par les rats, Winston s’est laissé envahir par l’image de Big Brother. Le corps
immortel de Big Brother est devenu un corps protecteur, « un nouveau corps interposé entre
lui et la mort », Ou, en d’autres termes, l’Autre l’a dépossédé de lui-même et « engloutit dans
l’être-ensemble du Parti » (34).
C’est en ce point que le totalitarisme, aussi monstrueux soit-il, représente une réponse
possible au besoin psychique de conjurer la mort :

« C’est le fait d’être ensemble absolument unis devant l’écran (visible et invisible) du
régime qui permet à chacun de faire l’économie du sacrifice de l’être aimé, de
conserver son corps sexué et de cohabiter avec ses rats » (36).

Jean Vogel

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