Jusqu’à 1830, le communisme primitif existait encore en Algérie mais c’était à sa phase de
dégénérescence c'est-à-dire le : « communisme primitif dégénéré» comme l’appelait Rosa
Luxembourg.
TEXTE DE MARX :
C’est l’Algérie qui conserve les traces les plus importantes – après l’Inde-de la forme
archaïque de la propriété foncière. La propriété tribale et familiale indivise y était la forme la
plus répandue. Des siècles de domination arabe, turque et enfin française ont été impuissants
– sauf dans la toute dernière période, officiellement depuis la loi de 1873 – à briser
l’organisation fondée sur le sang et les principes qui en découlent: l’indivisibilité et
l’inaliénabilité de la propriété foncière.
Dans la première moitié du VIIe siècle, irruptions des Arabes en Algérie, mais sans
colonisation, donc sans influence sur les institutions locales; mais:
Au milieu du XIe siècle, soumission volontaire de l’un des chefs berbères au Kalifat de
Bagdad; les premiers Arabes fixés dans le nord de l’Algérie furent les Hilal et les Solaïm.
L’absence de rapports amicaux de la part des Berbères autochtones donna à la conquête arabe,
provisoirement arrêtée à la fin du XIe siècle par la fondation d’un empire maure unique, la
possibilité de se soumettre progressivement tous les pays de la côte nord d’Afrique parmi
lesquels l’Algérie. Dans leurs différends intérieurs, les principicules berbères se tournèrent
souvent vers les milices arabes et les récompensèrent de leur appui par la cession, en toute
propriété, de territoires importants, à la condition qu’elles se soumettent désormais à
l’obligation militaire à leur profit. C’est ainsi que dès la fin du XIIe siècle, on trouvait de
nombreux colons arabes dans la partie côtière de l’Algérie actuelle, que l’on nomme le Tell. A
la fin du XIVe siècle, les migrations des tribus arabes, aussi bien partielles que générales,
cessèrent complètement. C’est pourquoi elles vivent encore aux mêmes endroits qu’il y a cinq
siècles. Se mêlant largement aux autochtones, les Arabes occupèrent dès cette époque toute la
côte nord de l’Afrique, où ils se trouvent encore. La vie pastorale, qu’ils avaient apportée
d’Arabie, trouva dans les caractéristiques physiques du pays qu’ils occupaient la possibilité
d’un nouveau développement. Le plateau nord-africiain, que ne coupe aucune grande
montagne, est riche en vastes pâturages.
Ceux-ci restèrent, du peuplement arabe initial à nos jours, la possession indivise des tribus
nomades qui les parcouraient; la propriété tribale est transmise chez ces Arabes de génération
en génération. Elle ne se modifia qu’à la suite des changements suivants: 1. Fractionnement
(graduel) de la tribu en plusieurs branches; 2. Inclusion de membres appartenant à des tribus
étrangères. Donc: détachement des pâturages tribaux de parcelles d’importance secondaire
(par la superficie) et en certains endroits remplacement de la propriété tribale par la propriété
de voisinage, autrement dit, communautaire.
Le système foncier développé chez les Kabyles sous l’influence arabe se distingue du système
arabe en ce qu’il s’est éloigné davantage du type primitif de la propriété tribale. Certes, chez
eux également : la responsabilité collective pour les droits et prestations en nature; il n’est pas
rare de trouver l’achat, sur les fonds de la communauté, de bœufs, chèvres et moutons, dont la
viande est ensuite répartie entre les familles composantes. L’autonomie judiciaire et
administrative des tribus leur était également connue; on voit apparaître chez eux comme
arbitres dans des procès de succession les conseils tribaux; les autorités tribales peuvent seules
accorder à quelqu’un la permission de s’établir parmi les Kabyles; aucune personne étrangère
à la tribu n’est admise sans leur autorisation à acquérir de la propriété; ce sont les mêmes
dirigeants qui répartissent les terres en friche en propriété entre des personnes qui les avaient
rendues cultivables et les avaient travaillées trois années de suite. De plus: pâturages et forêts
sont chez les Kabyles sous régime d’exploitation communautaire; en ce qui concerne la terre
arable, il existe encore le droit de préemption des parents et alliés, l’achat tribal ou
communautaire, le droit d’héritage de toute la communauté sur les biens laissés par l’un de
ses membres; ce dernier droit est réglé différemment selon les "kanoun" – règlements
coutumiers – des différentes branches familiales. Chez certains, la subdivision tribale – le
village – est appelée à hériter concurremment aux frères du défunt; chez d’autres, cela n’est
possible qu’en l’absence de tout autre parent jusqu’au sixième degré. D’autre part, seule la
famille et la famille indivise, apparaît encore chez les Kabyles comme sujet de droit pour ce
qui touche les terres arables, donc la famille indivise est propriétaire de la terre; elle comprend
le père, la mère, les fils, leurs femmes, enfants et enfants des enfants (petits-enfants), les
oncles, tantes, neveux et cousins. Ordinairement, les biens de la famille sont gérés par le plus
âgé, après élection par tous les membres de la famille. Il achète et vend, afferme des terres,
préside à l’ensemencement et à la récolte des céréales, conclut des accords commerciaux, paie
pour la famille et encaisse les paiements qui lui sont dus; ses pouvoirs ne sont nullement
illimités; pour tous les cas importants, en particulier pour l’achat et la vente de biens
immeubles, il est tenu de consulter tous les membres de la famille. A part cela, il peut
disposer sans entrave des biens familiaux. Si sa gestion paraît préjudiciable aux intérêts de la
famille, elle a le droit de le destituer et de nommer à sa place un nouvel administrateur. Le
ménage de la famille indivise est entièrement entre les mains de la femme la plus âgée (Cf
chez les Croates) ou de la plus qualifiée pour le diriger, chaque fois élue par tous les membres
de la famille; il n’est pas rare non plus que les femmes se succèdent dans cette fonction.
La famille fournit à chacun de ses membres les instruments de travail, une arme à feu, les
capitaux nécessaires au commerce ou à l’artisanat. Chacun de ces membres doit consacrer son
travail à la famille, c’est-à-dire qu’il doit remettre tous les revenus tirés de ce travail entre les
mains du chef de famille, sous peine d’expulsion de la famille. Pour ce qui est de la propriété
INDIVIDUELLE, elle se limite pour les hommes – en ce qui concerne les biens meubles –
aux habits; pour les femmes aux vêtements de tous les jours et à la parure qu’elles reçoivent
en DOT (OU PLUTOT en cadeau) le jour du mariage; exception seulement pour les
vêtements de luxe et les colliers de prix: ceux-ci demeurent propriété commune de la famille
et ne peuvent faire l’objet que d’un usufruit de la part de l’une ou l’autre des femmes (cf
CHEZ LES SLAVES DU SUD). En ce qui concerne les biens immeubles reçus par l’un des
membres, en donation ou héritage, ils sont considérés comme sa propriété INDIVIDUELLE,
mais c’est la famille entière qui en a la jouissance. Si la famille n’a que peu de membres, les
repas sont pris à une table commune et la fonction de cuisinière revient à tour de rôle à tous
les membres féminins. Les mets une fois prêts sont servis à chaque membre par la maîtresse
de maison (le chef de famille FEMME).
Lorsque les effectifs sont nombreux, on partage chaque mois les provisions, à l’exception de
la viande, répartie crue entre les membres de la famille, à intervalle indéterminés, après
chaque achat et abattage de bétail. Lors de la répartition des provisions, le père de famille
observe une stricte égalité entre les membres. Ensuite: existence de la vendetta comme
institution: chacun peut être rendu responsable, c’est-à-dire payer de sa vie, le meurtre
perpétré par un autre membre de la famille. La famille indivise chez les Kabyles étant une
union à la fois des personnes et des biens, reste phénomène bien vivant. A leur mort, les pères
de famille enjoignent à leurs enfants de demeurer sous le régime de l’indivision. Cependant,
dans la pratique, la séparation et le partage ne sont pas rares; à en croire la sagesse populaire,
ce sont les femmes qui en seraient les principales responsables; dicton kabyle: "Trop parler au
lit mène les familles au partage". Le partage des biens de famille est régi habituellement par
les mêmes règles que le partage des héritages. On prend souvent en considération non
seulement le degré de parenté, mais l’importance du bien apporté au patrimoine commun par
une personne privée. L’égalité des parts n’est observée que pour le partage des provisions
annuelles, du grain, de l’huile d’olive, etc. Plus courante que le partage est la sortie de la
communauté, qu’aux termes du droit coutumier tout membre peut revendiquer. Dans ce cas, il
lui est attribué la part qui lui serait revenue par héritage légal, idem pour l’ensemble du bien
individuel qu’il a mis à la disposition de la famille. Après le départ d’un de ses membres, la
communauté familiale continue à vivre comme avant, à l’état indivis.
Donc, si la propriété individuelle du sol est connue des Kabyles, ce n’est qu’à titre
d’exception. Là comme partout, elle apparaît comme le produit du lent processus de
décomposition de la propriété tribale, communautaire et familiale.
La dégradation des formes collectives du statut foncier, résultant ici comme partout ailleurs,
de causes internes, fut considérablement accélérée, chez les Arabes et les Kabyles d’Algérie,
par la conquête turque de la fin du XVIe siècle. Conformément à ses lois, le Turc laissa en
règle générale le pays aux mains des tribus qui l’avaient; mais une partie importante des terres
non cultivées, qui appartenaient jusque-là aux tribus devint propriété domaniale. Ces terres –
nommées haouch ou azib-el-beylik (terres du bey, ou "Beg") – furent cultivées aux frais du
gouvernement turc. Les beys locaux reçurent à cet effet, sur les fonds des caisses d’Etat, du
bétail de trait et des instruments agricoles, et la population autochtone fournit la main-
d’œuvre nécessaire à la récolte. Cependant, la plus grande partie des terres domaniales ne
resta pas sous l’administration directe du gouvernement; elle passa entre les mains de fermiers
dont une partie était tenue chaque année de verser une certaine somme d’impôts en argent aux
caisses d’Etat, et l’autre de fournir certains droits et prestations en nature au profit de
l’administration domaniale. Donc, deux catégories de terres affermées: 1. L’ "azel" qui paie
une rente en argent; 2. Le "touizza", qui n’est tenu qu’à des droits et prestations en nature. Les
fermiers des deux sortes ne sont admis qu’à la condition qu’ils cultivent le sol. Si cela n’était
pas fait pendant trois ans, on leur retirait leurs arpents, qui étaient remis par le fisc à des tiers.
Pour se protéger des émeutes, outre les milices locales, qui existaient encore, les Turcs
fondèrent des colonies militaires (que Kowalevski qualifie à tort de "féodales" sous le
mauvais prétexte qu’elles auraient pu donner quelque chose de comparable – toutes
proportions gardées – aux jaghirs indous); elles se nommaient des zmalas. Donc implantées
au milieu de la population autochtone, des colonies militaires turques complétées peu à peu
par des cavaliers arabes et kabyles. Chaque colon recevait du gouvernement, avec sa parcelle,
le grain nécessaire à l’ensemencement, un cheval et un fusil; en retour, il était astreint au
service militaire à vie à l’intérieur des limites du district – du caïdat; ce service dispensait sa
terre de l’impôt. La grandeur de la parcelle variait avec les obligations de son propriétaire;
une parcelle entière obligeait à se présenter au premier appel de troupe dans les rangs de la
cavalerie turque; une demi-parcelle n’obligeait qu’au service dans l’infanterie.
Une zoudja de terre arable équivalait à une parcelle entière; les membres de la zmala était
appelés "makhzen".
La superficie du territoire occupé par le domaine et les colonies militaires grandit avec chaque
génération, à la suite des confiscations de biens appartenant à des tribus rebelles, ou
simplement suspectées de rébellion. La majeure partie des terres confisquées était vendue par
les autorités sur le marché public par l’intermédiaire des begs (alias beys). D’où essor
(commencé par les Romains)de la propriété privée du sol. Les acheteurs étaient le plus
souvent des personnes privées appartenant à la population turque. Ainsi naquit peu à peu une
catégorie importante de propriétaires fonciers privés; leur titre de propriété consistait
uniquement en une quittance de l’administration des impôts, laquelle quittance constatait le
fait de l’achat de la parcelle au marché public et la remise à l’autorité de la somme due pour
cela par l’acheteur; ces quittances se nommaient "beil-el-mal", elles étaient reconnues
juridiquement au même titre que les autres documents fonciers (d’achat, de donation, de mise
en gage). En même temps, le gouvernement turc favorisa grandement la concentration de la
propriété privée entre les mains d’institutions religieuses ou de bienfaisance. Le poids des
impôts et la facilité avec laquelle le gouvernement procédait à la confiscation incitèrent
souvent les propriétaires privés à céder leurs titres de propriété à des institutions de ce genre,
c’est-à-dire à fonder des "wakuf" ou "habous". [Sidi Halil, une des plus grandes autorités
d’Algérie dans l’exégèse de la doctrine malékite, admet la possibilité de la cession par des
personnes privées de telle ou telle terre, de tel ou tel revenu, non seulement en propriété
héréditaire, mais aussi en usufruit temporaire à vie.] Ces biens devenaient par là même libres
d’impôts et soustraits à la confiscation; la cession se faisait sous la condition que l’ancien
propriétaire de la terre donnée en "wakuf" en aurait l’usage à vie, mais le plus souvent à titre
héréditaire, en revanche, il devait les prestations en argent et en nature (Robotzahlung)à la
fondation (...)
En ce qui concerne le Sahara, seulement trois millions d’hectares situés à l’intérieur des oasis,
en partie propriété familiale indivise, en partie propriété privée;le reste du Sahara, vingt-trois
millions d’hectares, étant constitué uniquement par un désert de sable.
L’institution de la propriété foncière privée était (aux yeux du bourgeois français)la condition
indispensable de tout progrès dans les domaines politique et social. Le maintien de la
propriété communautaire, "forme qui encourage dans les esprits les tendances communistes"
(débats de l’Assemblée nationale, 1873)est dangereux aussi bien pour la colonie que pour la
métropole; on pousse au partage des propriétés familiales, on le prescrit même; premièrement
comme moyen d’affaiblir les tribus soumises, toujours au bord de la révolte; deuxièmement
comme unique voie pour faire passer ultérieurement la terre des mains des autochtones dans
celles des colons européens. Politique qui fut suivie par les Français à travers tous les
changements successifs de régime de 1830 à nos jours. Les moyens ont souvent varié, le but
est resté toujours le même: anéantissement de la propriété collective autochtone par la liberté
d’achat et de vente, ce qui facilite son passage final aux mains des colons français (loc.cit.).
Le député Humbert déclarait à la séance du 30 juin 1873 à l’occasion de la discussion d’un
projet de loi: "Cette loi n’est que le couronnement d’une série d’ordonnances, de décrets, de
lois et de senatus-consultes, ayant tous pour objet de préparer l’organisation de la propriété
individuelle sur les terres arabes de l’Algérie" (loc.cit.).
Le premier souci des Français, après avoir conquis une partie de l’Algérie, fut de déclarer la
majeure partie du territoire conquis propriété du gouvernement (français). Prétexte: la
doctrine, courante chez les musulmans, selon laquelle l’imam possède le droit de déclarer le
territoire des autochtones "wakuf" national; ce qui est en effet le dominium eminens (pouvoir
suprême)de l’imam, reconnu aussi bien par le droit malékite que par le droit hanefitique. Mais
ce droit[...]ne lui permet que de lever des impôts (capitation)sur la population soumise. Et ce,
dit Khalil, "pour conserver des moyens de satisfaire les besoins des descendants du Prophète
et de toute la communauté musulmane". Louis-Philippe, en qualité de successeur de l’imam,
ou plutôt des deys soumis, met la main, bien entendu, non seulement sur la propriété
domaniale, mais aussi sur toutes les terres non travaillées – y compris celles de la commune:
pâturages, forêts et friches.
Lorsqu’un droit étranger, extra-européen, leur est "profitable", les européens – comme c’est le
cas ici pour le droit musulman – non seulement le reconnaissent – immédiatement! – mais "se
trompent dans son interprétation" à leur seul bénéfice, comme dans le cas présent. La rapacité
française saute aux yeux: si le gouvernement était et reste le propriétaire initial de tout le pays,
on n’est pas obligé de reconnaître les prétentions des tribus arabes et kabyles sur telle ou telle
parcelle de terre, dès lors qu’elles ne pouvaient justifier leurs titres par des documents écrits.
Ainsi: d’une part les propriétaires communaux antérieurs réduits à l’état d’occupants
temporaires d’un domaine gouvernemental; d’autre part, pillage par la force des parties
considérables du territoire occupées par les tribus et implantation sur elles de colons
européens. Arrêtés du 8 septembre 1830, 10 juin 1831 dans ce sens, etc. D’où le système du
cantonnement, c’est-à-dire la division du territoire tribal en deux parties: l’une laissée aux
membres des tribus, l’autre conservée par le gouvernement, aux fins d’y installer des colons
européens. Les terres communales furent laissées – sous Louis-Philippe – à la libre
disposition de l’administration civile-militaire établie dans la colonie. Par des ordonnances du
21 juillet 1846, dans le district d’Alger, dans les communes de Blida, d’Oran, Mostaganem et
Bône, la propriété foncière privée fut au contraire déclarée inviolable; mais là aussi le
gouvernement français se réserva le droit d’expropriation, non seulement pour les cas prévus
par le Code civil, mais chaque fois que cela était nécessaire pour l’extension d’anciennes
colonies ou la fondation de nouvelles, pour la défense militaire ou si les intérêts du fisc
souffraient de ce que des propriétaires ne cultivaient pas leurs parcelles [arrêtés du 8
septembre 1830, 10 juin et 11 juillet 1831, 1er et 3 décembre 1840; ordonnances royales des
31 octobre et 28 novembre 1845, 1er octobre 1844, 21 juillet 1846].
La plupart des acquéreurs de terre français (privés) ne songeaient nullement à cultiver; ils
spéculaient sur la revente au détail des terres; acheter à des prix ridiculement bas, revendre à
des prix relativement élevés, cela leur semblait un placement rentable de leurs capitaux. Ces
Messieurs, sans tenir compte de l’inaliénabilité des possessions tribales, se hâtaient de
conclure en série des contrats d’achat avec des familles isolées. Exploitant la fièvre de
spéculation montée subitement avec l’arrivée des chacals français, et comptant que le
gouvernement français ne pourrait tenir le pays bien longtemps, les autochtones aliénaient
complaisamment, souvent à deux ou trois acheteurs simultanément telle ou telle parcelle de
terre, ou totalement inexistante ou encore faisant partie des possessions collectives de la tribu.
Quand on entreprit la vérification des titres de propriété devant les tribunaux, il apparut que
plus des trois quarts des terrains vendus appartenaient en même temps à différentes personnes
(...). Que fit le gouvernement français ? L’infame! Il commença par sanctionner la violation
du droit coutumier en légitimant toutes les cessions et aliénations, effectuées illégalement!
Dans la loi du 1er octobre 1844,[ce même gouvernement bourgeois qui s’était déclaré
propriétaire exclusif du sol algérien en vertu d’une fausse interprétation du droit musulman],
déclare: "Aucun acte translatif de propriété d’immeuble consenti par un indigène (même
quand il vendait ce qui ne lui appartenait pas! K.M.) au profit d’un européen ne pourra être
attaqué par le motif que les immeubles étaient inaliénables aux termes de la loi musulmane".
Outre l’intérêt des colons, le gouvernement avait en vue l’affaiblissement de la population
soumise par la dégradation de l’organisation tribale communautaire (c’est ainsi que le député
Didier déclare en 1851 dans un rapport à l’Assemblée nationale: "Nous devons activer la
destruction des communautés fondées sur le sang: c’est là que se trouvent les chefs de
l’opposition contre notre domination". Par ailleurs, la crainte de soulever la population contre
lui et le désir d’assurer à l’avenir le marché monétaire contre les ébranlements entraînés
inévitablement par les spéculations sur des titres de propriétés fictifs, ont conduit le
gouvernement français à renoncer à l’utilisation ultérieure de son système de colonisation. A
cela s’ajoute: les Arabes réussirent dans la majorité des cas à racheter, pour partie aux colons
européens et pour partie au gouvernement lui-même, toutes les terres qui avaient été aliénées
ou qui leur avaient été arrachées. C’est ainsi que le système des cantonnements finit par un
fiasco retentissant. C’est précisément cette tentative qui fit mettre le nez sur la réalité du mode
de propriété foncière tribo-communautaire très vivace; il ne suffisait plus de l’ignorer, il fallut
passer à des mesures concrètes pour le liquider. C’est à quoi visait le senatus-consulte du 22
avril 1863; il reconnaît la légitimité du droit à la propriété des tribus en ce qui concerne les
portions occupées par elles, mais cette propriété collective devait être partagée non seulement
entre les familles, mais aussi entre les membres de chaque famille. Le général Allard, chargé
par le Conseil d’Etat de défendre le projet de loi déclara entre autre au Sénat: "Le
gouvernement ne perdra pas de vue que la tendance de sa politique doit en général être
l’amoindrissement de l’influence des chefs, et la désagrégation de la tribu. C’est ainsi qu’il
dissipera ce fantôme de féodalité que les adversaires du sénatus-consulte semblent vouloir lui
opposer...La constitution de la propriété individuelle, l’immixtion des européens dans la
tribu... seront un des plus puissants moyens de désagrégation". L’article 11 du senatus-
consulte de 1863 prévoit, dans un proche avenir, par décret impérial: 1°délimitation des
territoires des tribus; 2°répartition entre les différents douars de chaque tribu du Tell et des
autres pays de culture, avec réserve des terres qui devront conserver le caractère de biens
communaux; 3°l’établissement de la propriété individuelle entre les membres de ces douars,
partout où cette mesure sera reconnue possible et opportune. Napoléon III lui-même était
contre ce troisième point: voir sa lettre au maréchal Mac-Mahon, 1865. Par ukase
gouvernemental, promulgué avec l’assentiment du Conseil d’Etat, Badinguet ordonna la
création de commissions spéciales pour procéder aux partages; chaque commission
comprenait un général de brigade ou un colonel comme président, un sous-préfet ou un
conseiller de préfecture, un fonctionnaire d’un bureau départemental ou militaire arabe et un
fonctionnaire de l’administration des domaines. La nomination des membres de la
commission était confiée au général-gouverneur d’Alger; seuls les présidents étaient
directement ratifiés par l’Empereur; les sous-commissions comprenaient des fonctionnaires de
l’administration locale d’Algérie (Règlement d’administration publique du 23 mai 1863). La
sous-commission était chargée de tous les travaux préparatoires: recueillir les données pour la
fixation exacte des frontières des tribus, de chacune de ces fractions, des terres arables et des
pâturages à l’intérieur de ces dernières, enfin des possessions privées et domaniales comprises
dans le rayon du district tribal. Ensuite intervient la commission: définition sur place, en
présence de délégués des tribus voisines, des frontières des terres familiales soumises au
partage; d’autre part: confirmation des accords à l’amiable entre les possesseurs privés de
terres (comprises à l’intérieur des limites du domaine tribal) et la tribu; enfin: décisions
judiciaires en cas de plaintes des tribus voisines au sujet de la fixation injuste des frontières
des possessions qui leur étaient attribuées. La commission doit rendre compte de toutes les
mesures qu’elle adoptait au gouverneur général d’Algérie, qui décide en dernier ressort (...).
Eugène Robe: Les lois de la propriété foncière en Algérie, page 77, fait observer à ce sujet:
"Mais bientôt le chef ne fut plus un patriarche; il dégénéra en caïd; l’autorité paternelle devint
une autorité légale, politique, officielle; un travail de dislocation commença peu à peu, et se
fit insensiblement, d’abord dans les idées, puis dans les faits; le sentiment de la consanguinité
s’affaiblit et se rétrécit; les rameaux se détachèrent du tronc; on se cantonna (villages) par
groupes de parents; chaque tente devint le centre d’un intérêt spécial, d’une famille
particulière qui eut naturellement ses besoins propres, ses aspirations égoïstes et des tendances
plus étroites. C’est ainsi que la tribu cessa d’être une grande famille, une communauté, pour
n’être plus qu’un centre de population, qu’une confédération de tentes avec un caractère
politique et officiel plus déterminé". La commission se trouva ainsi, pour l’application de ce
point du règlement du 23 mai 1863, en présence de tribus déjà fragmentées d’elles-mêmes en
leurs subdivisions; elle n’eut qu’à donner force de loi à ce qui existait déjà en fait depuis
longtemps.
Il en alla bien autrement de ses autres tâches: l’instauration de la propriété privée à l’intérieur
des frontières de ces subdivisions. Ceci devait se faire, d’après le titre V, article 26 du
Règlement, en tenant compte des différents types de droits coutumiers historiques, donc
seulement après leur constatation préalable. Il n’en fut rien. Ce point fut abandonné sous
Badinguet.
Il faut mentionner ici dans le rapport Warnier: que la difficulté des partages en Algérie résulta
entre autres des conditions économiques extrêmement différentes des membres des tribus.
Dans 142 tribus, il y avait de 1 à 4 hectares par personne; dans 143, il y en avait de 4 à 8; dans
8, de 8 à 16; dans 30, de 16 à 185[le partage crée en même temps de grands et de petits
propriétaires fonciers, les uns à peine capables de s’assurer leur subsistance par l’agriculture,
les autres hors d’état d’utiliser entièrement les terres qui leur revenaient en propriété]. Ainsi, il
ne résulta pratiquement rien de ces mesures d’expropriation des tribus arabes au profit des
colons européens. Entre 1863 et 1871, les colons européens n’achetèrent aux indigènes qu’en
tout et pour tout même pas 20.000 hectares de plus qu’ils ne leur en vendirent; annuellement,
en fait, seulement 2 170 hectars, 29 ares et 22 centiares, même pas assez de terrain pour y
établir un seul village, comme le note Warnier.
1873. La première préoccupation de l’ "Assemblée des ruraux" de 1873 fut donc d’adopter
des mesures plus efficaces pour enlever la terre aux Arabes.[Les débats de cette honteuse
assemblée sur le projet "d’introduction de la propriété privée" en Algérie, cherchent à
masquer les filouteries commises sous le couvert de prétendues lois éternelles de l’économie
politique. Il en résulte de ces débats de la "Rurale" que tous sont unanimes, sur l’objectif à
atteindre: la destruction de la propriété collective; le débat ne porte que sur les moyens d’en
finir avec elle. Le député Clapier, par exemple, veut y arriver en appliquant les modalités du
senatus-consulte de 1863, selon lesquelles la propriété privée ne doit être indroduite que dans
les communes dont les parcelles sont déjà détachées du bien tribal; la commission des
"ruraux", dont le président et rapporteur est Warnier, insiste au contraire, pour commencer
cette opération par la fin, c’est-à-dire par les déterminations du lot individuel de chaque
membre de la communauté, et simultanément dans les 700 tribus.]
Les artifices esthétiques par lesquels le sieur Warnier veut farder une mesure dont le but est
l’expropriation des Arabes sont notamment les suivants:
1° Les Arabes eux-mêmes ont souvent émis le vœu de passer au partage de leurs terres
communautaires. Or, ceci est un mensonge éhonté. C’est le député Clapier qui lui répond
(séance du 30 juin 1873): "Mais, en définitive, cette constitution de la propriété privée que
vous voulez faire, sont-ce les Arabes qui la demandent? Nous a-t-on apporté les vœux émis
par les tribus, par les djemma ? Non, ils sont satisfaits de leur situation, de leur législation,
leurs coutumes leur suffisent. Ce sont les spéculateurs et les prêteurs qui vous demandent le
projet de loi".
2° Le système de la libre disposition par chaque Arabe de la terre lui appartenant par droit de
propriété lui donnerait à la rigueur la possibilité de se procurer le capital qui lui manque par
l’aliénation ou la mise en gage: cela n’était-il pas souhaitable dans l’intérêt même des
algériens? Comme si on ne rencontrait pas, dans tous les pays à système de production non
capitaliste, l’exploitation la plus ignominieuse de la population rurale par de petits usuriers et
des propriétaites terriens voisins disposant de capitaux disponibles. Voir l’Inde, voir la Russie
où le paysan emprunte au "koulak", à des intérêts de 20, 30 et souvent 100%, la somme qu’il
lui faut pour payer l’impôt d’Etat. Par ailleurs, le gros propriétaire terrien profite des
circonstances qui accablent le paysan pour le lier par contrat au cours de l’hiver, pour toute la
période des foins et de la moisson, pour le tiers ou la moitié du salaire habituel, qu’il lui paye
d’avance, l’argent allant remplir encore une fois les caisses sans fond de l’Etat russe. Le
gouvernement anglais travaille, dans les provinces nord-ouest de l’Inde et au Pendjab, grâce à
l’ "aliénation" et la "mise en gage" – sanctionnées par la loi – à la dissolution de la propriété
collective paysanne, à l’expropriation finale des paysans, à faire de la terre communautaire la
propriété privée des usuriers – lettre de Badinguet à Mac-Mahon de 1865 – porte témoignage
d’une activité analogue d’un usurier d’Alger dont la charge des impôts d’Etat sert
d’instrument pour passer à l’attaque (lettre citée par Clapier dans son discours à l’Assemblée
du 30 juin 1873).
Au moins, sous le gouvernement musulman, le paysan ne pouvait pas être exproprié par les
usuriers spéculateurs. On n’en reconnaissait pas la mise en gage de la terre (hypothèque),
puisque la propriété communale (conformément à la propriété familiale indivise) était
reconnue indivisible et inaliénable. [Cependant, il reconnaissait le "rhène", celui-ci donnait au
prêteur d’argent un droit préférentiel sur les autres créanciers; il obtenait d’être remboursé
avant eux sur les revenus de la fortune meuble et immeuble du débiteur: ce qui ouvrait un
champ d’action relatif à l’usure, comme en Russie, etc. Le senatus-consulte de 1863, article 6,
reconnaît tout d’abord le droit de libre aliénation aussi bien pour la propriété privée de la
terre, tout Arabe peut maintenant disposer librement du terrain qui lui était attribué en toute
propriété; le résultat sera: l’expropriation des terres des populations autochtones par les colons
et spéculateurs européens. Mais c’était là le but conscient de la "loi" de 1873.
3° L’introduction de la propriété privée de la terre chez une population qui n’y est pas
préparée et qui éprouve de l’antipathie à son égard devait être la panacée infaillible pour
améliorer le travail de la terre et, par conséquent pour élever la productivité de l’agriculture.
C’était là la cri général de l’économie politique de l’Europe occidentale, mais aussi des soi-
disant "classes cultivées" de l’Europe orientale! Mais pas un seul fait de l’histoire de la
colonisation n’a été évoqué à l’appui de cette thèse au cours des débats de l’Assemblée des
ruraux. Warnier se réfère à l’amélioration des moyens de culture des domaines de colons
européens, de peu de superficie mais bien situés pour l’écoulement de la production. Le
chiffre de toutes les terres appartenant aux colons européens en Algérie = 400.000 hectares,
dont 120.000 appartiennent à deux compagnies, celle d’Alger et celle de Sétif, ces vastes
domaines, situés loin des marchés comme Warnier lui-même le reconnaît – étaient travaillés
par des fermiers arabes avec leurs méthodes anciennes et traditionnelles, celles qui existaient
avant l’arrivée des Français "porteurs de lumières". Les 280.0000 hectares restants étaient
émiettés de façon fort inégale entre 122.000 Français, dont 35.000 fonctionnaires et citadins
ne s’occupant pas d’agriculture. Restent 87.000 colons français agriculteurs; mais même chez
eux, pas de culture intensive, qui ne paye pas là où l’étendue du sol inculte est grande et la
population relativement réduite (cf débat du 30 juin 1873). L’expropriation des Arabes par la
loi poursuivait deux buts: 1) fournir aux colons français le maximum de terre; 2) en arrachant
les Arabes à leurs liens naturels avec la terre, briser ce qui restait de la puissance des liens
tribaux déjà en décomposition, et éliminer ainsi tout danger de rébellion. Warnier démontre
que les terres mises à la disposition des colons ne suffisent pas à la satisfaction des besoins de
ceux qui affluent chaque année de France. Il était donc impossible de multiplier le nombre de
colons tout en conservant le système de propriété foncière arabe. Pour accélérer le processus
de passage des anciennes terres tribales aux mains des colons, la loi (1873)prescrit, sinon
d’abroger entièrement le droit d’achat par chaque membre de la "ferka" (fraction de tribu)
d’une terre vendue par tel ou tel membre de la ferka (cf discours du député Humbert, séance
du 30 juin 1843, Annales de l’Assemblée nationale, tome XVIII, page 336), droit exactement
semblable à celui qui subsiste encore aujourd’hui dans certaines parties du canton des
Grisons],du moins de le limiter aux degrés de parenté auxquels le Code civil français
reconnaît le droit de préemption. Enfin, pour agrandir les domaines du gouvernement, le
projet de loi de 1873 déclara propriétés gouvernementales les friches, en en laissant l’usage
communataire aux tribus arabes, mais en ne les partageant pas entre leurs territoires.
Brigandage pur et simple! C’est bien pour cette raison que l’Assemblée des ruraux, par
ailleurs si tendre pour la sacro-sainte "propriété" adopta ce projet de loi violant la propriété
communale sans la moindre modification et devait le faire entrer en vigueur dans le courant
même de l’année 1873 (troisième délibération de la séance du 26 juillet 1873, Annales de
l’Assemblée nationale, tome XIX, page 230). Le maréchal Niel remarqua à juste titre au cours
des débats de l’Assemblée nationale de 1879: "La société algérienne est fondée surle sang
[c’est-à-dire sur la parenté]". Ainsi, par l’individualisation de la propriété foncière, on atteint
du même coup l’objectif politique: anéantir les bases mêmes de cette société.
TEXTE DE ROSA :
ROSA LUXEMBOURG
Ce texte a été écrit par Rosa Luxembourg en 1912 dans son œuvre monumentale
"L’accumulation du Capital", chapitre XXVII intitulé "La lutte contre l’économie naturelle".
(...) A côté du martyre des Indes britanniques, l’histoire de la politique française en Algérie
mérite une place d’honneur dans la colonisation capitaliste.
Lorsque les Français conquirent l’Algérie, les anciennes institutions économiques et sociales
primitives étaient encore prédominantes dans la population arabe et kabyle. Elles ont été
préservées jusqu’au XIXe siècle et, en dépit de la longue et turbulente histoire du pays, elles
survivent encore en partie à ce jour même.
Bien que la propriété privée existât dans les villes chez les Maures et les Juifs, parmi les
marchands, les artisans et les usuriers, et que de larges zones agricoles aient été saisies par
l’Etat sous souveraineté turque, il n’en restait pas moins que la moitié des terres productives
était la propriété indivise des tribus arabes et kabyles, qui conservaient toujours les séculaires
coutumes patriarcales. Beaucoup de familles arabes menaient au XIXe siècle la même vie
nomade qu’elles menaient depuis des temps immémoriaux et que seuls des observateurs
superficiels peuvent trouver agitée et irrégulière, – car, en fait, elle est strictement réglée et
extrêmement monotone. En été, ils avaient l’habitude, hommes, femmes et enfants, de prendre
leurs troupeaux et leurs tentes et d’émigrer vers les rivages battus par la mer de la région du
Tell, en hiver ils repartaient vers la chaleur protectrice du désert. Ils voyageaient en
empruntant des routes bien définies et les lieux de campement d’été et d’hiver étaient fixés
pour chaque tribu et pour chaque famille. Les champs des Arabes devenus sédentaires étaient,
dans la plupart des cas, propriété commune des tribus, et les grandes associations familiales
kabyles vivaient suivant les vieilles règles traditionnelles sous la conduite de leurs chefs élus.
L’économie domestique de ces grands ensembles familiaux était dirigée de façon indivise soit
par le membre féminin le plus ancien, soit sur la base d’un choix fait par la famille, ou suivant
l’ordre hiérarchique parmi les femmes.
Cette organisation des associations familiales kabyles sur la bordure du désert africain a une
ressemblance saisissante avec celle de la "zadruga" des Slaves du sud. Outre les champs, tous
les outils, les armes et l’argent, tout ce que les membres de la communauté produisaient et
tout ce dont ils avaient besoin dans leur métier était la propriété commune du clan. La
propriété personnelle était réduite à un vêtement, et pour les femmes aux vêtements et aux
bibelots reçus en cadeau de fiançailles. Les atours et les bijoux plus précieux étaient
cependant propriété commune et les individus ne pouvaient s’en servir que si la famille
entière le permettait. Si le clan n’était pas trop nombreux les repas étaient pris en commun, les
femmes cuisinant à tour de rôle et les plus âgées faisant le service. Quand un cercle de famille
était trop large, le chef distribuait chaque mois des quantités rigoureusement mesurées de
nourriture à l’état brut aux différentes familles qui les préparaient ensuite. Les liens les plus
étroits de solidarité, d’aide mutuelle et d’égalité, enserraient cette collectivité, et les
patriarches, sur leur lit de mort, avaient coutume de rappeler aux fils le maintien fidèle du lien
familial, comme dernière recommandation.
Ces relations sociales avaient déjà été sérieusement altérées par la domination turque, établie
en Algérie au XVIe siècle. Pourtant, le conquérant turc n’avait nullement confisqué toutes les
terres. Bien entendu, ce n’est là qu’une fable inventée plus tard par les Français, selon
lesquels tout le sol avait été confisqué par les Turcs pour leur fisc. En effet, seul un esprit
européen est capable d’une invention aussi fantaisiste qui est contraire au fondement
économique de l’Islam et de ses fidèles.
En vérité, les faits sont tout à fait différents. Les Turcs ne touchèrent en général pas aux
champs des associations de familles et des communautés villageoises. Ils confisquèrent
simplement une grande part des terres non cultivées et les convertirent en domaines d’Etat,
transformés en beyliks sous la direction d’administrateurs locaux turcs.
L’Etat faisait travailler ces terres sous sa contrainte par des indigènes, ou bien les affermait
contre une rente ou contre paiement en nature. Ultérieurement, les Turcs prétextèrent la
moindre révolte des familles soumises et le moindre désordre dans le pays pour agrandir leurs
possessions par des confiscations sur une large échelle, soit pour des établissements militaires,
soit pour des ventes aux enchères publiques, où les terres tombaient le plus souvent entre les
mains des Turcs et autres usuriers. Pour échapper au fardeau de la taxation et de la
confiscation, beaucoup de paysans se placèrent sous la protection de l’Eglise, comme ils
l’avaient fait dans l’Allemagne médiévale. Par suite, des superficies considérables devinrent
des propriétés d’Eglise. Tous ces changements aboutirent finalement à la répartition suivante
à l’époque de la conquête française: les terres du Grand Turc occupaient environ 1 500.000 ha
et 3 millions d’ha de terres non cultivées étaient également sous la dépendance de l’Etat en
tant que "propriété commune de tous les Croyants" (Bled-el-Islam). Trois millions d’hectares
étaient la propriété privée des Berbères depuis l’époque romaine et, sous la domination
turque, 1 500.000 hectares étaient en outre devenus propriété privée. Cinq millions d’hectares
restaient propriété communautaire des clans arabes. Dans le Sahara quelques trois millions
d’hectares de terres fertiles au sein des oasis sahariens étaient possédés en commun par les
clans, et, sous forme de propriétés privées. Les 23 millions d’hectares restants étaient
principalement des terres incultes.
Les Français, lorque l’Algérie fut transformée en colonie, commencèrent à grand bruit leur
œuvre civilisatrice. Depuis que, au XVIIIe siècle, la domination turque avait commencé de
s’écrouler, l’Algérie n’était-elle pas devenue un nid de pirates qui menaçaient la sécurité de la
Méditerranée et pratiquaient le commerce des esclaves chrétiens ? Même l’Espagne et
l’Amérique du nord, qui, pourtant, en fait de commerce des esclaves en avaient fait de toutes
les couleurs, déclarèrent une guerre implacable à ce manque de scrupules; durant la grand
révolution française une croisade contre l’anarchie algérienne fut également entreprise. La
soumission de l’Algérie fut donc menée à bien sous le drapeau de la "lutte contre
l’esclavagisme" et de l’ "introduction de rapports d’ordre et de civilisation". La pratique
devait bien vite dévoiler ce qui se cachait derrière ces mots d’ordre. Dans les quarante ans
passés à la conquête de l’Algérie, aucun Etat européen ne passa au travers de tant de
changements de système politique que la France. A la Restauration firent suite la Révolution
de Juillet et la monarchie bourgeoise, à celle-ci la Révolution de Février, la Deuxième
République, le Second Empire, enfin l’écroulement de 1870 et la Troisième République.
Noblesse, haute finance, petite bourgeoisie et l’ample couche de la bourgeoisie moyenne
s’étaient alternés au pouvoir. Mais dans cette succession d’évènements, la politique française
en Algérie resta un pôle immuable; du début à la fin elle eut un seul but, et dévoila de la
meilleure façon, aux limites du désert africain, que tous les bouleversements de la
superstructure politique de la France du XIXe siècle tournaient autour d’un intérêt
fondamental unique: la domination de la bourgeoisie capitaliste et de ses formes de propriété.
"La proposition de loi soumise à votre étude – déclarait le député Humbert le 30 juin 1873 à
l’Assemblée Nationale française, en qualité de rapporteur de la Commission pour le règlement
des problèmes agraires en Algérie – n’est que le couronnement d’un édifice dont les bases
furent jetées par une série d’ordonnances, décrets, lois et senatus-consultes, qui tous ensemble
et respectivement poursuivaient le même but: l’introduction de la propriété privée chez les
Arabes".
La suppression et la division des propriétés collectives, voilà le pôle immuable vers lequel la
boussole de la politique coloniale française, malgré toutes les tempêtes de la vie intérieure de
l’Etat, resta orientée pendant un demi-siècle, et ceci par suite de deux intérêts lucidement
compris. Avant tout, la destruction de la propriété collective devait mettre fin à la puissance
des tribus arabes en tant qu’organismes sociaux, et donc briser la résistance obstinée à la
domination française qui, malgré la toute-puissance militaire de la France, se manifestait par
les interminables révoltes et maintenait un état de guerre ininterrompu dans la colonie ("Nous
devons nous presser – déclarait le député Didier en 1851 à l’Assemblée Nationale – de
dissoudre les communautés tribales, parce qu’elles sont le levier de toute opposition à notre
domination"). En second lieu, la destruction de la propriété collective était la prémisse de
l’exploitation économique de la terre conquise, elle était nécessaire pour arracher aux Arabes
la terre qu’ils possédaient depuis un millénaire et la transférer aux capitalistes français. Dans
ce but, on se servit de la fiction que nous avons déjà rappelée, suivant laquelle l’intégralité du
sol était, d’après les lois musulmanes, propriété du souverain de fait. Exactement comme les
Anglais aux Indes britanniques, les gouverneurs de Louis Philippe, en Algérie, proclamèrent
"impossible" l’existence d’une propriété collective de tribus et de familles entières, et, sur la
base de cette fiction, la plus grande partie des terres incultes, mais surtout les terres
communales, les bois et les pâturages furent déclarés propriété d’Etat et mis à la disposition
de la colonisation. Il surgit ainsi tout un système de cantonnements, dans lesquels, au milieu
des terres des tribus, s’installaient des colons français, tandis que les tribus recevaient une
surface réduite. Ces vols au détriment de la propriété collective des tribus arabes furent
légalisés par les décrets de 1830, 1831, 1840, 1844, 1845 et 1846, mais ce système
d’installation, loin d’amener une colonisation de la terre, eut pour seul effet d’alimenter la
spéculation et l’usure. Dans la majorité des cas, les Arabes réussirent à racheter les terres
qu’ont leur avait dérobées, mais, pour le faire, durent s’endetter lourdement. La charge fiscale
imposée par la France agit dans le même sens. Par la suite, la loi du 16 Juin 1851, qui
déclarait propriété d’Etat tous les bois et dérobait aux indigènes 2,4 millions d’hectares de
pâturages et de bruyères, priva l’élevage des ovins de ses propres bases. Sous la pluie des
décrets, des ordonnances et des mesures administratives un chaos indescriptible s’installa
dans les rapports de propriété de la terre. En exploitant la fébrile spéculation sur les terrains,
et dans l’espoir de reconquérir rapidement ce qu’ils perdaient, de nombreux indigènes
cédèrent leurs fonds, souvent en vendant à deux ou trois acheteurs différents le même terrain
qui, par la suite, se révélait n’être pas leur propriété, mais la propriété collective et inaliénable
d’une tribu. Ainsi une société de spéculateurs rouannais qui croyait avoir acquis 20.000 ha,
n’en possédait en définitive que 1370. Dans un autre cas, un fonds vendu pour 1330 ha se
réduisait au moment de la division à 2 ha. Il s’ensuivit une série interminable de procès, au
cours desquels les tribunaux français appuyèrent par principe toutes les divisions et toutes les
prétentions des acquéreurs. L’incertitude des rapports de propriété, l’usure, la spéculation,
l’anarchie devinrent générales. Mais le plan du gouvernement métropolitain qui visait à
s’appuyer sur une masse de colons français implantés au milieu de la population arabe, fit
misérablement faillite. C’est pourquoi, sous le Second Empire, la politique parisienne changea
de registre: le gouvernement qui, après trente ans de négation entêtée de la propriété
collective, avait ouvert les yeux, reconnut officiellement l’existence de la propriété indivise
des tribus, mais seulement pour proclamer, dans le même acte, la nécessité de sa division
forcée. C’est là le double sens du senatus-consulte du 22 avril 1863. "Le gouvernement –
déclara au Conseil d’Etat le général Allard – ne perd pas de vue que le but de sa politique est
d’affaiblir l’influence des chefs de tribu et de dissoudre les associations familiales. De cette
façon sera éliminé le dernier résidu de féodalisme (!) que défendent les ennemis des
propositions du gouvernement. La création de la propriété privée, l’installation de colons
européens au milieu des tribus arabes... sont les moyens les plus surs pour accélérer le
processus de dissolution des associations familiales". La loi de 1863 créa, afin de diviser la
terre, des commissions spéciales composées comme suit: un général de brigade ou un colonel
comme président, puis un sous-préfet, un fonctionnaire de l’autorité militaire arabe et un
fonctionnaire des Domaines. C’est à ces experts nés des questions économiques et sociales
africains que fut confiée la triple tâche de fixer les limites précises des territoires des grandes
familles, de distribuer les territoires de chaque clan à ses différentes branches, et enfin de
répartir ces terres collectives en lots privés. La campagne des généraux de brigade à l’intérieur
de l’Algérie fut menée scrupuleusement. Les commissions se déplaçaient avec des géomètres,
des répartisseurs de lots et des juges pour les contestations, et les plans de division furent
soumis à l’approbation du gouverneur général de l’Algérie en dernière instance. Après avoir
sué sang et eau durant dix ans, les commissions parvinrent au résultat suivant: de 1863 à
1873, des 700 territoires de tribus, 400 furent divisés entre les grandes familles arabes. Les
bases de l’inégalité future, de la grande possession foncière et de la petite propriété parcellaire
étaient jetées. En effet, suivant l’extension du territoire et le nombre des membres des tribus,
il revenait à chaque famille soit 1 à 4 hectares, soit 100 ou même 180. Toutefois, la division
s’arrêta là. Le morcellement ultérieur du terrain familial se heurta à l’obstacle insurmontable
représenté par les coutumes arabes. En dépit de tous les colonels et généraux, le but de la
politique française, créer la propriété individuelle, et dans une seconde phase, la transférer aux
mains des Français, échoua une nouvelle fois.
Deux arguments servirent surtout à soutenir la nouvelle loi. Les Arabes eux mêmes désiraient
ardemment l’introduction de la propriété privée, déclarèrent les défenseurs du projet
gouvernemental. En réalité, c’étaient les spéculateurs et les usuriers algériens qui la désiraient,
car ils avaient un intérêt urgent à "libérer" leurs victimes des liens protecteurs de la solidarité
de tribu. Tant que le droit musulman restait en vigueur, l’inscription d’hypothèques sur la
terre se heurtait à l’obstacle insurmontable de l’inaliénabilité des possessions familiales ou
tribales. La loi de 1863 y avait ouvert une brèche: maintenant il s’agissait d’enlever tout frein
à l’usure. Le second argument était de nature "scientifique", et il était tiré de ce même arsenal
où le grave James Mill avait puisé son incompréhension des rapports de propriété en Inde –
l’économie politique anglaise classique. La propriété privée est la prémisse nécessaire d’une
agriculture plus intensive et rationnelle, l’unique moyen pour éliminer la famille, car il est
clair que personne n’investira du capital ou du travail dans une terre qui n’est pas sa propriété
individuelle et dont il ne jouisse pas exclusivement des produits, déclamaient avec emphase
les nouveaux disciples de Smith-Ricardo. Mais les faits parlèrent une tout autre langue, en
montrant que les spéculateurs français se servaient de la propriété privée constituée en Algérie
pour tout autre chose qu’une culture meilleure et plus intensive du sol. Des 400.000 hectares
appartenant en 1873 aux Français, 120.000 étaient aux mains de deux compagnies capitalistes,
la Compagnie Algérienne et la Compagnie du Sétif, qui ne les administraient pas directement
mais les concédaient en métayage aux indigènes, lesquels les cultivaient selon des méthodes
traditionnelles. Il en était de même pour les 25% des propriétaires français restants. Ni les
rapports sociaux capitalistes, ni l’investissement de capitaux dans la terre et son exploitation
intensive ne pouvaient être créés de rien. Ils n’existaient que dans l’imagination assoiffée de
profit des spéculateurs métropolitains, et dans les doctrines nébuleuses de leurs idéologues
scientifiques de l’économie politique. Débarassée de ses prétextes et de sa rhétorique, la loi de
1873 ne trahissait que le désir nu et cru d’arracher aux Arabes la base même de leur existence:
la terre. Et, malgré l’inconsistance de l’argumentation et l’évidente fausseté des thèses
invoquées pour l’étayer, la loi qui devait donner le coup de grâce à la population algérienne et
à son bien-être matériel, fut votée à la quasi-unanimité le 26 Juillet 1873.
Mais l’échec du coup de force ne se fit pas attendre. La politique de la Troisième République
se heurta à la difficulté d’introduire la propriété privée bourgeoise d’un coup dans les grandes
communautés familiales à base communiste, exactement de la même manière que la politique
du Second Empire avait fait faillite. La loi du 26 Juillet 1873, complétée par une seconde loi
du 28 Avril 1887 donna, après 17 ans d’application, le résultat suivant: jusqu’en 1890, 14
millions de francs avaient été investis dans les 1,6 millions d’hectares "libérés"; et l’on
calculait que la poursuite de cette politique aurait dû durer jusqu’en 1950 et coûter encore 60
millions de francs; mais l’objectif d’élimination du communisme des clans ne fut toujours pas
atteint. Une seule chose avait été obtenue sans aucun doute possible: une folle spéculation,
l’épanouissement de l’usure et la ruine économique des indigènes.