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LA CORRUPTION DANS L’ÉPIDÉMIE ET SES AVANT-TEXTES

Le mot « épidémie » comprend la racine « demos », qui signifie le peuple. Quand, au coeur de
la comédie intitulée L’Épidémie et créée en 1898, le maire déclare à plusieurs reprises qu’il ne
va pas aborder un thème politique, sa déclaration a une portée ironique. Les questions de santé
publique sont évidemment des enjeux essentiels pour la collectivité ; et la politique sanitaire a,
d’une manière tout aussi évidente, un impact sur la société. Dans L’Épidémie, Mirbeau (1848-
1917) a choisi de cibler un sujet qui dérange, le typhus. L’audace réaliste de l’auteur vaudra à
la pièce d’être étouffée et montée, au Théâtre Antoine, en fin de saison, en 1898. La même
année, a lieu en France une adaptation de la pièce d’Ibsen sur un sujet voisin, Un ennemi du
peuple.
Le comique de L’Épidémie et de ses avant-textes sera au cœur de cet exposé, mais ne
doit pas nous faire oublier pour autant la réalité qui préoccupait les contemporains de
Mirbeau, aux XIXe et XXe siècles : la crainte de la contagion. La « Fièvre militaire » était l’un
des très nombreux surnoms octroyés au typhus. Les surnoms de cette maladie hautement
contagieuse sont multiples et, parmi eux, on note les expressions : « fièvre des hôpitaux » et,
plus répandu encore, le syntagme « fièvre des prisons ». Ces nombreux surnoms attestent la
prégnance de la maladie et sa prolifération dans le monde.
La farce de Mirbeau intitulée L’Épidémie est donc une nouvelle illustration du haut
intérêt de cette journée de recherches, qui interroge l’inscription de la réalité sociale dans
l’œuvre de Mirbeau, et la vision que l’écrivain en propose. Particulièrement sensible aux
dialogues entre la politique, l’histoire, la société et la littérature, littéraire et enseignant-
chercheur à l’Université de La Réunion, j’ai été réceptive à l’enquête ouverte par cette journée
de recherches, remerciant donc les spécialistes de Mirbeau ici présents d’avoir suscité et
accepté ma participation. J’aurai du reste amplement recours à leurs travaux, notamment à
l’entrée thématique « Pourriture » du Dictionnaire Mirbeau. Octave Mirbeau est connu
comme un justicier – « imprécateur au cœur fidèle1 ». Or il n’est guère de procès sans
instruction, guère de procès sans pièces à convictions. On entend par là des documents, des
témoignages authentiques relatifs à des faits avérés de cette époque. La genèse de L’Épidémie
témoigne de l’ancrage historique de sa fiction dramatique. C’est donc d’abord le sens propre
du mot pourriture qu’il faut envisager. Sont apparus successivement différents états textuels
d’une même idée – depuis l’enquête journalistique sur le typhus intitulée « Au pays de la
fièvre », publiée en 1888 dans Le Figaro, et le « dialogue triste » publié dans L’Écho de Paris
en 1892. Ces deux avant-textes témoignent d’une élaboration plus ou moins poussée à partir
du même fait de société, l’épidémie de typhus qui sévit à Lorient à la fin des années 1880. Ces
documents, nous en trouvons la synthèse dans l’avant-texte du Figaro. La genèse de
L’Épidémie montre, à travers ses pré-originales, que l’activité journalistique de Mirbeau et sa
production littéraire forment un tout. La pièce révèle aussi la parfaite osmose de Mirbeau avec
son époque en matière d’histoire des idées et de poétique théâtrale.
La première partie de la conférence s’attachera à l’empreinte de la réalité des
épidémies de la Belle Époque dans la pièce de Mirbeau. On évoquera dans un deuxième
temps la place de cette conception de l’épidémie par rapport aux mentalités contemporaines et
aux progrès de la connaissance sur les bactéries et leur propagation, qui engendre une attitude
combative à l’encontre des infections. Enfin, dans la troisième partie, on abordera la question
du rapport contextuel avec l’histoire littéraire. Ce sera l’occasion d’une brève comparaison
1
Cette expression est devenue le titre d’une biographie de Mirbeau (Pierre Michel & Jean-François Nivet,
Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Séguier, 1990).
avec Ibsen ; et cette partie de la communication accentuera les différences et caractéristiques
propres à la pièce d’Octave Mirbeau tout en soulignant la dimension figurative et sociale de la
corruption.

I Un fait de société : le fléau du typhus

Des rapprochements s’imposent entre la pièce de Mirbeau et la réalité historique d’une


société en proie à de fréquentes épidémies. Les historiens nous racontent l’histoire du typhus.
Au XVIe siècle, la maladie affecte dix pour cent de la population anglaise en l’espace de deux
ans seulement2. Pendant la Révolution française, le typhus tue massivement à Nantes et,
pendant les guerres napoléoniennes, l’épidémie tue plus de soldats français que l’armée russe
elle-même. Mais, rapprochons-nous plutôt du XIX e siècle et d’une date qui a pu frapper
l’imagination de Mirbeau enfant, alors âgé de 6 à 7 ans, et le sensibiliser au problème. La
guerre de Crimée était connue par la presse, par les caricatures ; les intellectuels de l’époque
en ont beaucoup parlé. La guerre de Crimée « détermina […] une longue série d'épidémies, la
première en décembre 1854. Les Russes furent atteints les premiers, puis les Anglais et,
finalement, l'armée française. La maladie, qui s'était atténuée dans le cours du deuxième
semestre de 1855, après avoir eu son apogée en mai et en juin, prit une nouvelle extension en
décembre, pour ne plus cesser que par l'évacuation des troupes de Crimée, quant à ce qui
concerne le théâtre de la guerre, car cette même évacuation fut l'occasion de nouvelles
épidémies, par propagation, dans les hôpitaux3 », et aussi dans les navires destinés à
l’évacuation des troupes.
À travers cette épidémie consécutive à la guerre de Crimée, c’est d’abord sans doute le
contexte large des grandes pandémies lointaines qui influe sur Mirbeau. Et qui continuera à
marquer les esprits pour longtemps car, à la fin du XXe siècle, les parents continuaient à se
soucier des possibles symptômes d’une fièvre typhoïde chez leurs enfants 4. Mais L’Épidémie
a été inspiré plus directement par des faits bien localisés, qui, pour avoir concerné une échelle
plus modeste, ne l’en ont pas moins touché. On trouve sous la plume de Mirbeau, dans un
article qu’il a consacré au typhus, des considérations très proches de ce que l’on peut lire chez
les plus fidèles historiens et, notamment, le parallèle entre le fléau de la guerre et le mal du
typhus. C’est l’idée d’un fléau naturel impressionnant, plus meurtrier que l’homme lui-même.
L’article s’intitule « Au pays de la fièvre ». Il a été publié dans Le Figaro le 12 juin 1888. Le
typhus, écrit-il, « est une maladie effrayante qui, de plus en plus, se répand chez nous et nous
coûte plus d’hommes que les guerres ».
Dans ce court opus incisif et bien construit, on voit aussi se déployer la parodie d’une
utopie, à travers un jeu sur l’imaginaire spatial et sur les mots. Le Morbihan est le pays où le
typhus est devenu une fatalité pour le paysan breton. Lorient est le « pays de la fièvre », et
non le pays de la santé. Un jeu de mots sur l’identité entre « Lorient » en un seul mot et
« l’Orient » en deux mots se fait jour5. Ce jeu de mots sur « Lorient » et « l’Orient » est à
l’arrière-plan de la sociographie du paysan breton, vu comme un personnage fataliste. Mais le
peuple n’est qu’une victime ignorante. La véritable responsabilité incombe à la négligence
générale des pouvoirs publics vis-à-vis du fléau. Là-bas, on fait tout le contraire de ce qui est
2
« Puis l'épidémie s'empara du pays, dix pour cent de la population anglaise périssant entre 1557 et 1559 »
(Dossier « Le typhus, l’autre peste », dans la série « Petite histoire des grandes maladies », in Revue en ligne Le
Généraliste http://www.legeneraliste.fr/actualites/article/2014/08/09/le-typhus-lautre-peste_248696).
3
Ibid.
4
Témoignage personnel.
5
« Il y a de l’Oriental dans cet anémié, il y a du musulman dans ce catholique, dont l’esprit part sans cesse en
caravane de prière vers la Mecque de Sainte-Anne » (« Au pays de la fièvre », Le Figaro, 12 juin 1888).
souhaitable pour préserver la santé des habitants. Là-bas, on cultive la mort, pense Mirbeau,
qui n’a pas oublié, semble-t-il, la poésie des Fleurs du mal6. « Les hôpitaux et les casernes
sont les vrais conservatoires des épidémies7 », écrit-il.
La parodie des utopies est bien présente lorsque Mirbeau souligne le contraste entre
les projets mirifiques des ingénieurs, affairés autour des casernes de Lorient, et la réalité
concrète. Il ironise sur les chimères des édiles et des savants :
Au courant de la discussion, des hydrographes distingués et locaux découvraient
subitement que l’eau manquait à Lorient depuis plus de deux mille ans. Alors on votait
des canalisations, des expropriations, des achats de machines formidables. […] Lorient
allait devenir une sorte d’Eden, un pays féerique d’immortalité et de jeunesse éternelle. 8

Le château en Espagne s’affaisse comme château de cartes, avec la retombée soudaine


de cette effervescence aussitôt que les soldats ont, dit-il tragiquement, fini de mourir. Mirbeau
a toujours dénigré les études préparatoires et leurs commanditaires ; il le fera encore dans Le
Jardin des supplices, sceptique à l’égard des expéditions scientifiques.
On découvre donc ici le triste fait divers qui est à la base de la farce et que l’histoire
n’a pas oublié. L’historien Jacques Léonard, dans un article des Annales de Bretagne,
consacré à « La santé publique en Bretagne en 1889 », fait effectivement état des problèmes
de Lorient et de ses casernes : « La statistique sanitaire des villes de plus de 30 000 habitants,
établie sur la moyenne des années 1886-1890, donne à Lorient le record national absolu de
mortalité par typhoïde9. » Le verdict de l’histoire confirme les trois causes probables de la
diffusion du mal : le manque d’hygiène, l’insuffisance des moyens financiers, l’indigence des
équipements mis à la disposition des Bretons. Pas d’étuves pour désinfecter, aucun laboratoire
d’analyse bactériologique des eaux dans les hôpitaux bretons à l’époque10. Quand, dans le
même article du Figaro, Mirbeau incrimine « l’ordure », la « fiente des troupeaux », le
« fumier  » de la civilisation, l’historien Jacques Léonard, qui s’est appuyé sur les enquêtes
d’hygiène publique de l’époque, met en cause le système d’adduction d’eau : « Les casernes
de la Marine, accusées, présentent des latrines défectueuses et une eau de boisson
dangereuse11. »
Les articles, embryons de L’Epidémie, et la pièce elle-même, s’appuient sur une
connaissance précise du terrain. Les conclusions du journaliste d’hier et de l’historien
d’aujourd’hui se rejoignent. Mirbeau a su radiographier en profondeur son siècle et son pays.

II Rapport entre la pièce et l’histoire des mentalités

L’un des fers de lance de la pensée libérale et de la pensée sociale a été l’essor de la
médecine. La politique de santé est au centre des doctrines progressistes des XVIII e et XIXe
siècles. La société est pensée comme un corps malade par les tenants d’une réforme de la
santé et de la civilisation, de Quesnay à Cabanis12, tous deux médecins. La pensée sociale
s’est élaborée en partie sur les chiffres et des constats rédigés par des médecins, chargés de
6
« La fièvre typhoïde est de celles […] qu’on pourrait le mieux combattre et le mieux détruire; mais nous la
cultivons, cette immonde fleur qui pousse sur le fumier des civilisations » (Ibid.).
7
Ibid.
8
Ibid.
9
Jacques Léonard, « La santé publique en Bretagne en 1889 », Annales de Bretagne, Année 1984,  volume
91,  n° 3 p. 293.
10
Ibid.
11
Ibid.
12
Rapports du physique et du moral de l’homme, Bibliobazar, 2015 [1802].
vérifier la santé des « troupes » françaises. Le constat, que l’on retrouvera plus tard dans les
poèmes de Baudelaire, sur l’altération de la « noble machine » humaine à l’époque moderne,
est désespérant. Des mesures s’imposent pour lutter contre les malformations, le rachitisme,
les épidémies. À l’aube d’un essor de la physiologie, on pense que la circulation de l’air, de
l’eau et de la lumière est la condition sine qua non du bien-être qui est à la base du progrès
social. Les progrès de l’aérisme, du luxisme et de l’hygiénisme, venu d’Angleterre, avaient du
reste été, déjà, constatés par Alain Corbin dans Le Miasme et la jonquille13.
Dans « Au pays de la fièvre », et dans sa farce, Mirbeau penche vers l’adoption de
mesures d’hygiène. Son utopie ironique joue d’un contrepoint avec les fictions sociales du
temps : ne citons que Les Voyages de Kang-Hi du duc de Lëvis  (Premier Empire), que Paris
futur de Théophile Gautier (1851), que les News from Nowhere de William Morris (fin de
siècle). Toutes ces utopies du XIXe siècle matérialisent, par description interposée, des projets
concrets en vue d’une vie meilleure. Le progrès matériel, les avancées de l’édilité, auxquelles
prennent part l’amélioration de la distribution d’eau, de l’éclairage dans les rues et les
habitations, l’écoulement des eaux dans les rues en sont les clés. Il est évident que l’utopie
dérisoire du « pays des fièvres » entre en contraste avec ce qui est déjà devenu un poncif des
pays de nulle part – la « Franceville » des Cinq cents millions de la Bégum (Verne) émargera
elle aussi à ce credo en faveur d’une épuration et d’une démocratisation de l’eau en milieu
urbain.
La farce grotesque du pouvoir saisie depuis son huis-clos traduit la révolte de Mirbeau.
Il ne peut, contrairement à ses contemporains, se résigner à la maladie et à la mort. On a vu
plus haut la critique du « fatalisme », tout oriental, du paysan. Dans le même article, Mirbeau
y insiste, le typhus peut être combattu par des mesures d’hygiène privée et publique. Les vues
de Mirbeau, enquêteur, journaliste, et celles de l’historien contemporain suivent la même
direction : si les épidémies prolifèrent, c’est que la « propreté corporelle » demeure un
« problème aigu » en Bretagne14. Puisant ses informations aux mêmes sources que Mirbeau —
les annales de la science médicale de l’époque – , l’historien moderne met en cause,
exactement comme Mirbeau au début de son article, la « résignation fataliste des anciens
temps15 ». Il souligne les « entraves psychologiques » de la population face au progrès16, que
ce soit pour la toilette intime ou pour faire enlever les ordures, fumiers, immondices et
excreta. La connaissance des causes doit permettre d’envisager des solutions et, par là,
d’éliminer les conséquences, la maladie et la morbidité.
En somme, la voix de Mirbeau semble dans cet article concorder avec celle des
hygiénistes qui représentent les instances de décision, mais se heurtent à l’incompréhension
des autorités locales. Notre pièce, L’Épidémie, place sur la sellette les décisionnaires des
petites villes de province, complices de l’incurie et de la mort. Le fatalisme des bourgeois qui,
eux, savent, n’en est que plus scandaleux. Les travaux de Pierre Michel sur les Farces et
moralités ont déjà bien établi les cibles de ce comique grotesque, principalement des notables
bourgeois et provinciaux épris de leur intérêt et indifférents au bien commun.

III Contexte littéraire

En tant que journaliste et critique, Octave Mirbeau était au fait des avant-gardes de son
époque, et, par exemple, on l’a vu, de l’avant-garde en termes de progrès médical. Lui-même
13
Le Miasme et la jonquille, L’Odorat et l’imaginaire social, Aubier-Montaigne, 1982.
14
Jacques Léonard, op. cit.
15
Ibid.
16
Ibid., p. 294.
faisait partie de l’avant-garde en littérature. Son contexte est marqué par l’essor massif d’un
théâtre social que saluera Jaurès dans un article, au tout début du XX e siècle. La réalité des
mœurs et des types sociaux est au centre de ce théâtre, à la fois réaliste, naturaliste et
symboliste.
* Une pièce réaliste
L’Épidémie est une pièce réaliste dans la mesure où Mirbeau répond aux inquiétudes
de l’époque et greffe son intrigue sur des faits du quotidien – ce que nous avons déjà souligné
à travers l’analyse des avant-textes journalistiques. Sous la plume de Jaurès, Mirbeau apparaît
comme l’un des principaux piliers du théâtre social de son temps en ce qu’il a donné la parole
au peuple dans Les Mauvais bergers ; en ce que, représentant de l’anarchisme, il a dénoncé
certains travers de la société bourgeoise. Ici, on identifie la « coalition de la majorité
compacte » dénoncée par Ibsen dans Un ennemi du peuple. L’Éépidémie peut aussi être
considérée comme l’une de ces pièces critiques à l’égard de la société bourgeoise que
mentionne Jaurès. Mirbeau a conçu L’Épidémie juste après la clarification de son engagement
politique. Un engagement qui, selon ses biographes, se serait pleinement révélé vers 1884-
1885, après une période de journalisme mercenaire.
Un ouvrage général sur le mouvement littéraire socialiste au tournant des XIX e et XXe
siècles montre que les pièces émanant de ce courant abordent successivement toutes les
thématiques propres à la société de la Belle Époque, que ce soit la condition féminine, le
mariage ou la condition ouvrière17. Cette tradition sociale du théâtre, que Jaurès fait remonter
à l’époque des Lumières, touche pour ainsi dire tous les genres 18. Parallèlement au théâtre
idéaliste et symboliste, tout un courant dramatique de la fin du XIX e siècle entretient un
rapport étroit avec les realia de la société de la Belle Époque. Le drame social produit un
théâtre utopique, comme c’est le cas avec La Clairière, de Descaves, ou L’Oasis, de Jullien.
Il tend aussi à se rapprocher des réalités sociales dans des pièces telles que Les Mauvais
bergers de Mirbeau (1897), cette tragédie prolétarienne qui restitue une intrigue proche de
celle de Germinal. Une enquête sociale précise peut être tournée en drame, comme le
montrent, dans Les Mauvais bergers, les considérations sur le vieillissement prématuré des
plus pauvres et leur mortalité précoce. D’autres pièces du moment représentent les ouvriers,
artisans, prolétaires. Cette tendance réaliste est générale en Europe. Le Théâtre Libre
d’Antoine est réputé pour avoir favorisé la veine sociale réaliste. Ibsen est un éminent
représentant du drame social. Incendie, en 1865, est déjà une pièce dirigée contre les notables.
Parallèle à la veine folklorique ou symboliste, cette orientation culminera avec Une maison de
poupée (1879), puis avec Les Revenants, qui aborde des thèmes dérangeants – maladies
vénériennes, inceste et euthanasie, et avec Un ennemi du peuple (1882). En Silésie, Gerhart
Hauptmann représentera Les Tisserands en 1892. La société française de la Belle Époque
découvre ces théâtres venus d’ailleurs. Tout naturellement, compte tenu de son esprit
d’observation, Mirbeau se met vite au diapason de cette nouvelle vague.
17
J.-M. Gros, Le Mouvement littéraire socialiste depuis 1830, Paris, Albin Michel, sans date, p. 306.
18
C’est ainsi que le vaudeville est désigné par Jean-Claude Yon comme une « image photographique » ou un
« daguerréotype » de la société dans lequel toutes les classes sont représentées. « Les pièces se jouent parfois
seulement quelques jours et forment un miroir de l’actualité. Le vaudeville donne ainsi une image
photographique de la société, c’est un daguerréotype assez extraordinaire du temps. De ce point de vue-là, ce
répertoire, peu légitime d’un point de vue littéraire, regardé avec mépris par les critiques dramatiques, est un
magnifique corpus pour les historiens pour analyser le XIXe siècle. Ainsi, avec le vaudeville, on peut
reconstituer tous les grands thèmes de la société, mais pas seulement ceux qui touchent à la bourgeoisie. C’est
un genre écrit par des bourgeois, mais destiné à un public plus large, qui n’ignore ni le peuple ni l’aristocratie »
(Jean-Claude Yon, « Le théâtre est le fer de lance de cette suprématie culturelle française », in Philitt, Revue
[web] de philosophie et de littérature).
Mirbeau a probablement été influencé par Ibsen, qu’il admirait beaucoup, pour la
création de L’Épidémie. L’intertextualité est d’autant plus probable que Mirbeau a vu de
nombreuses pièces et a salué le génie d’Ibsen. Le précieux Dictionnaire Mirbeau, que l’on
trouve en en ligne, nous donne de nombreux éléments d’informations sur les rapports entre
Ibsen et Mirbeau. Il suffit de se reporter à l’article « Ibsen ». Dans sa « Réponse à une enquête
sur le théâtre scandinave », la comparaison de Mirbeau entre le théâtre français et le théâtre
scandinave est tout à l’avantage du second. Octave Mirbeau flétrit le chauvinisme français et
parisien, la ronde monotone des vaudevilles 19. En revanche, il formule un commentaire
élogieux sur la propension d’Ibsen à s’intéresser à « la vie sociale ». Dans Le Journal, et, plus
précisément, dans un article intitulé « Les Pintades », le 15 novembre 1896, il accable de ses
sarcasmes les critiques français de son temps. Plus préoccupés selon lui de jouir de leurs
prérogatives auprès des actrices que de se familiariser avec l’art dramatique, ils sont
littéralement éberlués face aux innovations esthétiques d’Ibsen ; et incapables d’en
reconnaître la valeur. L’article du Dictionnaire Mirbeau consacré au dramaturge nous apprend
qu’en 1898, pendant l’affaire Dreyffus, Mirbeau a été figurant dans Un ennemi du peuple,
bien après la création de cette pièce, dont la première représentation a eu lieu en 1882. On
nous dira ensuite que le biographique n’a pas d’intérêt ! Loin d’être anodin, le biographique
peut s’avérer parfois une pièce indispensable à la reconstitution de ce puzzle qu’est la
compréhension de l’écologie mentale d’une œuvre littéraire. Les points communs existant
entre les deux pièces tiennent peut-être aux affinités entre les deux auteurs. Le problème de
santé publique évoqué dans les deux pièces est un problème auquel les deux écrivains ont été
tous deux sensibilisés de par leur histoire personnelle : le père de Mirbeau était, comme
Charles Bovary, officier de santé ; quant à Ibsen, il a été préparateur en pharmacie, et a
entamé des études de médecine. Le fait est qu’ils décident de consacrer entièrement l’une de
leurs œuvres à la thématique de l’hygiène et de la santé, à la question environnementale et à
son impact sur la santé publique.
Avant toute chose, et, surtout, avant d’entrer dans le vif de l’analyse des deux pièces, il
importe de souligner que toute ressemblance de ces intrigues du passé avec la réalité
contemporaine est entièrement fortuite et indépendante de la volonté de l’auteur de cet article.

* Une dimension naturaliste


Cette pièce appartient aussi bien au réalisme qu’au courant naturaliste. Il s’agit en effet
de proposer une approche médicale de l’homme et de la société. Dans les deux oeuvres, la
souillure, l’infection d’un lieu public créent des conditions sanitaires déplorables. Dans la
pièce d’Ibsen, il s’agit de la station thermale dont les eaux sont polluées, puis on doit aussi,
dans la pièce de Mirbeau, faire face à la dégradation de la qualité de l’eau :
Le maire :
— Justement, Messieurs…et c’est là où je voulais en venir…(Confidentiel) . Le préfet
maritime est fort en colère… Je l’ai vu hier soir… Il m’a dit que les casernes sont
d’immondes foyers d’infection… (Rumeurs…) que l’eau bue par les soldats est plus
empoisonnée que le purin des étables… (Rumeur.)

On trouvait déjà dans la pièce d’Ibsen, Un ennemi du peuple, des considérations


similaires sur la contamination des eaux thermales :
Stockmann :

19
La Revue blanche, 15 février 1897.
— Tout l’établissement n’est qu’un tombeau empoisonné, blanchi à la chaux, c’est moi
qui vous le dis. Il est dangereux pour la santé, il est pernicieux ! Toutes les immondices
de la vallée et des moulins viennent infecter l’eau dans les conduites de l’établissement
de Bains, et cette maudite saleté empoisonnée s’en va de là jusqu’à la mer. 20

Dans Un ennemi du peuple, Ibsen envisage le monde du point de vue du héros lucide
et du rebelle « […] Dans Ibsen, c’est la lutte d’un individu, de l’individu qui veut la vérité,
qui veut la pensée, qui la trouve et qui la dit contre toute une société de convention,
d’oppression et de mensonge21 ». Quant à Mirbeau, il centre, dans L’Épidémie, son œil
scrutateur de journaliste sur les coulisses du pouvoir. Il abandonne son point de vue négatif
sur la passivité du peuple, présente au début de l’article du Figaro. Le peuple complice de son
triste sort disparaît. À la place, intervient la condamnation de l’autorité centrale : la préfecture
de la marine, d’une part, qui représente la responsabilité gouvernementale, et, d’autre part,
l’autorité locale, la municipalité. De ces deux tutelles, Mirbeau relève le jeu de ping-pong,
avec un maire qui souligne la colère du « préfet maritime ». À l’autorité maritime d’aviser,
s’écrie Triceps. L’État, par préfet interposé, se défausse sur la ville des mesures
d’assainissement nécessaires. Loin alors de garantir les droits des citoyens, la division du
pouvoir est plutôt devenue un obstacle à leur maintien.
Dans les deux cas, la société tente de nier les problèmes afin de protéger les intérêts
des citoyens fortunés. Ibsen souligne le caractère mafieux de cette complicité des notables –
puisque le propriétaire de la tannerie est l’oncle du médecin que l’on tente de réduire au
silence. Dans L’Épidémie, jusqu’à la mort du bourgeois, toute une rhétorique est déployée afin
de pouvoir continuer la politique de l’autruche. Les discours progressistes tenus dans le sein
du pouvoir font l’objet d’une représentation ironique. Faire figurer les lumières de la
civilisation par Triceps, digne descendant des Sganarelle et maître Diafoirus (Molière), est
visiblement LE moyen de souligner de façon drôlatique le caractère illusoire de ces mêmes
lumières. Quant aux membres du conseil, ils soutiennent leurs acolytes les plus douteux, de
Triceps à Barbaroux – boucher aussi corrompu que les viandes qu’il vend aux soldats et aux
pauvres.
Dans Mirbeau, le mensonge, la mauvaise foi se dénoncent d’eux-mêmes à travers le
baratin du médecin, qui prétend que la viande avariée est bonne pour la santé. Ils se dénoncent
encore à travers un brusque retournement de situation, un coup de théâtre. Un coup de théâtre
que Mirbeau avait, dans son article du Figaro, décelé dans la réalité même. Ce tout petit
article contenait deux épisodes de la vie en Bretagne : l’épisode du môle22 et l’épisode du
typhus : on voyait que, dans les deux cas, avec des personnages populaires, puis avec des
victimes de la bourgeoisie, on était face à des réactions opposées : l’incurie pour les victimes
du peuple vs/ une réponse express, après les accidents ou décès survenus à des notables. Il
n’était pas besoin d’en dire plus.
La focalisation des deux pièces est, nous venons de le voir, différente, mais à partir de
deux thèmes communs : le dialogue de sourds des experts de la santé avec les autorités, d’une
part, et, d’autre part, l’aveuglement d’un peuple sous-informé.

20
Henrik Ibsen, La Dame de la mer, suivie de Un ennemi du peuple, traduction Ad. Chennevière et C. Johansen,
Stock, p. 149.
21
Jean Jaurès, « Le théâtre social », in Revue d’art dramatique, décembre 1900.
22
Sur une jetée, des passants avaient été emportés par la mer. Les autorités ne finirent par réagir que lorsque la
vie de personnes de la haute société fut en jeu.
* Mirbeau symboliste
Une enquête sociologique et hygiénique nourrit L’Épidémie, dont la portée didactique,
soulignée par Pierre Michel à propos des Farces et moralités de Mirbeau, ne se limite pas aux
aspects strictement documentaires et informatifs. On rejoint ici l’une des fonctions du théâtre
médiéval, à l’heure où la presse et les moyens d’information modernes n’existaient pas
encore. Le format des Dialogues tristes, qui ont servi de noyau à L’Épidémie, est adapté au
support médiatique de l’article de presse. Il s’agit d’un théâtre de poche, d’une longueur
réduite, proportionnée aux textes sources, et d’une brièveté percutante. Le choix générique de
la farce offre un prolongement dramatique au dialogue publié dans la presse.
La pièce est symboliste parce qu’elle décolle légèrement de la précision réaliste pour
n’en garder que les situations prototypiques : la pièce se déroule dans un cadre spatio-
temporel légèrement imprécis : « […] de nos jours, dans une ville de province ». On y
reconnaît des caractères typiques de l’époque, dont les noms sont, non pas vraisemblables,
mais emblématiques et caricaturaux – ainsi en va-t-il de Triceps, par exemple. Mirbeau n’a
oublié ni les bourgeois de Molière, ni les fantoches de Musset. Et il annonce les marionnettes
de Jarry.
Dans les deux œuvres, le statut de la corruption prend un relief tout particulier, dans la
perspective d’une lecture symbolique du réel. D’après la genèse de L’Épidémie, il apparaît
que, si corruption il y a ici, c’est bien d’abord d’une corruption réelle, contamination de l’eau
et des hommes, qu’il s’agit ; mais que cet empoisonnement ne persiste que parce que les
responsables politiques sont corrompus. Pourriture et corruption sont à envisager aux sens
propre et figuré. Ibsen et Mirbeau ont mis en équivalence la décadence morale de la société et
la corruption de l’eau, de l’environnement. Ibsen parle de « scorbut moral » ; il évoque les
« empoisonneurs de nos sources intellectuelles et du sol que nous foulons23 ». L’équivalence
entre la pourriture sociale et la pourriture physique est portée par un jeu de mots du docteur
Triceps sur les « opinions avancées » de Barbaroux, membre du Conseil municipal : « Ma
conviction est que ce que l’on poursuit en notre collègue Barbaroux, ce ne sont pas ses
viandes corrompues, mais bien ses opinions avancées… Comprenez-vous ? » « Avancées »
signifie à la fois « progressiste » et « avarié ». À travers cette condamnation de la corruption
du corps social, la science n’est pas épargnée par les deux dramaturges. Face à
l’empoisonnement des eaux thermales, symbole de la corruption de la société, le médecin est,
au tout début d’Un ennemi du peuple, et tant qu’il est resté pur, la représentation imagée de
l’écrivain qui dénonce les maux de la société – tandis que tout le monde préfère se boucher les
yeux et les oreilles pour maintenir son profit. La pièce d’Ibsen est une parabole sur le métier
ingrat de l’écrivain engagé au service de la vérité. Mais le séduisant Stockmann finit par subir
l’attrait de l’argent. Du côté de Mirbeau, le nom grotesque de Triceps disqualifie d’emblée
celui qui le porte. La médecine n’est pas exemptée par la critique de Mirbeau. La pourriture
sociale est, dans L’Épidémie, l’objet d’une double métaphore : la viande avariée vendue à la
troupe avec la bénédiction du corps médical se superpose à la corruption des eaux usées qui
entraînent la mort et la putréfaction dans la cité. Nulle sphère sociale n’échappe au
pourrissement, qui se charge alors d’une forte valeur symbolique.
Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, écrivait Rabelais. Dans les deux
pièces, les notables locaux savent et, « mauvais bergers », laissent des eaux corrompues
empoisonner la population. La pièce restitue fidèlement un problème de santé publique. Mais,
en partant de situations réelles de la société de la Belle Époque, Mirbeau élargit la
23
Ibsen, op. cit., p. 236.
problématique de l’hygiène en proposant une lecture médicale à valeur symbolique des maux
de son temps. La spécificité de Mirbeau est d’avoir renoué avec la tradition médiévale de la
fable. L’épidémie est, comme la Faucheuse des danses macabres, l’actant fatal qui remet
toutes les classes sociales au même niveau. Face à la puissance de la mort, les arguties des
maîtres Pathelin du XIXe siècle n’ont plus de prise. Pour Mirbeau, le typhus ne serait-il pas la
métaphore de la puissance de mort que recèle une civilisation prête à sacrifier massivement
son peuple à la guerre ? « Malaise dans la civilisation », écrira Freud. L’antimilitarisme de
Mirbeau affleure à l’arrière-plan de cette pièce sur la question de l’hygiène, considérée
comme cause d’intérêt général.
Françoise SYLVOS
EA DIRE Université de La Réunion

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