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L'héritage de Allan Kaprow

Les signes qu'émettent les oeuvres des artistes quand ceux-ci disparaissent sont paradoxaux :
plus encore que du vivant de leurs auteurs ils oscillent entre inflation et atténuation (deux formes
de dissémination). Quand ils laissent des objets, leurs destins sont au moins garantis a minima
par leur matérialité - ce qui n'est pas toujours une garantie de pérennité, loin de cela. Quand les
artistes prônaient un art d'attitude, les questions se corsent. Pour immatérielles qu'elles soient, la
mémoire a besoin de supports et la pensée d'objets. Mais l'esprit de l'oeuvre ne risque-t-il pas de
pâtir de ces supports et objets, et de leur survie aux artistes ? A moins que les artistes ne l'aient
prévu. Mais le peuvent-ils vraiment ?

Le cas de Allan Kaprow est des plus intéressants en ce qu'il concentre des potentialités de vie et
survie d'oeuvres à plusieurs niveaux. Théoricien connu et reconnu du happening (version
antérieure de la filliouesque et très citée litanie du "l'art, c'est ce qui rend la vie plus intéressante
que l'art"), il considéra qu'il fallait réinventer (et non reconduire) les procédures très codées de
ses environnements, happenings puis activités (pour reprendre chronologiquement l'évolution de
ses termes, reflets de la précision de sa pensée). Son but était en effet d'éviter tout fétichisme,
de s'assurer que le spectateur soit toujours participant, afin, pour reprendre les termes de
l'analyse deweyienne, que le spectateur fasse, véritablement, une expérience. Depuis une
extériorité contraignante (garde-fou pour que le participant ne redevienne pas spectateur) vers
une intériorité non romantique (car défaite de tout contenu de subjectivité ou pathos), Kaprow
forçait puis accompagnait, pédagogiquement puis poétiquement, ses spectateurs de l'expérience
extérieure à l'expérience intérieure. De sorte que Kaprow avait déjoué la prédiction de Claes
Oldenburg selon laquelle : "An art of non-artistic reality or philosophical reality is
impossible" (correspondance de Kaprow avec Oldenburg citée par Annette Ledy in Intimate : The
Allan Kaprow Papers, in cat. Art as Lifr, op.cit., p. 42 - 53 par Piece for Coryl's Birthday, 1985., p.
43).
Quel héritage laisse celui dont le premier des nombreux et riches texte était précisément
"L'Héritage de Jackson Pollock" mais dont Jackson Pollock aurait été assez surpris. En effet,
l'analyse de Kaprow s'écartait de son travail, pour cerner la spécificité d'un geste, pas juste lu
comme expressionniste, mais comme incitant à sortir de l'espace du tableau pour s'attacher à
être "ébloui par l'espace et les objets de notre quotidien" (L'Héritage de Jackson Pollock", in l'Art
et la vie confondus, Allan Kaprow, trad. Jacques Donguy, Paris, éditions du Centre Georges
Pompidou, 1996, p. 38). Quels sont ses héritages à lui, et, plus prosaïquement, mais dans tous
les sens du terme, ses héritiers ? Quelle est la vie de ses oeuvres depuis sa mort ?

On distinguera 4 types d'héritiers : les héritiers au sens légal (la succession), les marchands, les
conservateurs/curateurs et enfin les chercheurs. Si leurs logiques sont parfois discordantes,
elles n'en sont pas moins garantes de plusieurs formes de survie de son oeuvre. Ainsi ses
archives sont conservées à la Fondation Getty de Los Angeles. Quant à l'Estate, il veille aux
différentes "réinventions" de ses happenings qui sont organisées par différents musées et
conserve leur documentation précieusement. L'Estate est représenté par la galerie Haüser &
Wirth, qui rejouait Fluids de 1967 à ArtBasel Unlimited en juin 2005, et présentait dernièrement
l'exposition Yard dans son espace new-yorkais. La rétrospective Kaprow - Art as Life (Haüs der
Kunst Munich 2006, Van Abbemuseum Eindhoven, Kunsthalle Bern, 2007, Museo d'Arte
Contemporanea di Villa Croce, Gênes 2007, MOCA LA 2008) était, à chacune de ses
occurrences, l'occasion de réinvention de ses happenings. Enfin, le monde universitaire n'est
pas en reste puisque les écrits de Kaprow sont étudiés à l'occasion de colloques, thèses et
articles, en particulier en philosophie de l'art en France (citons : Barbara Formis, "Esthétique
des gestes ordinaires dans l'art contemporain", thèse de doctorat non publiée, 18 décembre
2007, UFR 10 de Philosophie, dir. Anne Moeglin-Delcroix, 599 p.) et, aux Etats-Unis, dans le
cadre des Performance studies. Ainsi en novembre 2007, Andre Lepecki réorganisait
18 Happenings in 6 Parts dans le cadre de PERFORMA 07, suivant scrupuleusement
les annotations de l'artiste pour sa présentation en 1959 dans la Reuben Gallery ,
donnant ainsi à voir la complexité de l'oeuvre et permettant à un public averti de
revivre un événement historique dans toute sa complexité, puisque, telle une
chorégraphie, Kaprow avait alors tout minuté, et faisait participer le public qui tirait
au sort sa conduite à tenir. On pourrait rapidement remarquer qu'un tel compagnonnage
post-mortem n'est pas sans incidence sur la diffusion d'une oeuvre : la succession comme les
archives soumettent au crible de l'accord ou de l'autorisation (parfois monétaire), le marchand
soumet au crible du marché : une activité de Kaprow n'est-elle alors pas affectée de spectateurs
et plus juste de participants ? Quel sens accorder au fait que la galerie Haüser & Wirth rejoue
Yard dans l'espace qui était à l'époque celui de la galerie Martha Jackson ? Les curateurs
promeuvent de jeunes artistes dont le travail s'auréole d'une auguste filiation. Enfin, la recherche
universitaire, pour comprendre minutieusement les élans, peine par nature à les faire pleinement
partager. C'est que ces stratégies - légales/morales, marchandes/commerciales, curatoriales/
artistiques, scientifiques/universitaires - pour mémorielles qu'elles soient, peinent à ressaisir un
souffle dont la singularité en apparaît encore plus vivace. Entre l'autorisation, le fac similé, le re-
enactment et l'étude, a-t-on véritablement répondu à la question de savoir ce qu'il en est de
l'oeuvre de Allan Kaprow ?

Mais ne seraient-ce pas les artistes qui sont les mieux à mêmes de porter un héritage ? Alors il
faut changer de compréhension du terme héritage, car ici, nul leg, nul testament, nulle obligation
morale, nulle indication aussi ouverte soit elle (qui sont respectivement les garde-fous des
acteurs précédemment cités). Il faudrait comprendre l'héritage comme fonctionnant non
temporellement, mais à rebours. Qui ne suive pas une impulsion, mais remonte à son fondement
et la renouvelle depuis là. Tout artiste réécrit l'histoire de l'art, réinvente son héritage plus qu'il
n'en reçoit un. En matière d'art, un héritage n'est pas un dépôt ni même une transmission (qui
sont tout de même deux formes directives), c'est une incitation non à s'approprier une brèche
découverte, un filon déterré, mais à investir une zone noire, inconnue de l'artiste, et à émettre
l'hypothèse qu'elle pourrait être le moteur, sinon de sa recherche, du moins d'une recherche -
celle reprise à partir de là. Le terrain d'exploration de Kaprow était la vie ("Doing life,
consciously"), mais sa zone d'ombre n'était-elle pas SA vie ? La lecture par Annette Ledy des
archives que l'artistes a vendues à la Fondation Getty à la fin de sa vie fait comprendre le net
infléchissement de ses activités des dimensions sociales et communautaires vers un
approfondissement plus personnel de la vie. Ainsi, ses indications changent de forme dans ce
sens : les partitions, instructions et livrets (Activity booklets) laissent place aux lettres, dans le
sens épistolaire (Annette Ledy finit son article op.cit. par Piece for Coryl's Birthday, 1985). Mais il
n'y a là qu'infléchissement, non un saut vers la matière même de la vie, sa vie. Peut être
craignait-il que l'aspect biographique et personnel ne gomme la dimension universelle et large de
cette abstraction (à la Contre Sainte-Beuve de Proust). Mais toute abstraction a ses racines
dans le réel. Là n'était pas son but (la vie de tout un chacun, la vie dans ce qu'elle a de
générique et non de spécifique), mais là était peut-être le point aveugle de ses recherches.

C'est précisément de ce point - la vie non comme une abstraction mais comme sa propre vie (en
l'occurrence la leur) que le couple d'artistes australiens A Constructed World, formé par
Jacqueline Riva et Geoff Lowe depuis 1994, a comme point de mire mais aussi de départ. Ainsi
leurs pièces (performances, installations, actions) sont-elles directement liées à leurs
expériences d'artistes australiens ayant quitté le climat politique délétère de l'Australie du début
des années 2000 pour les Etats-Unis, puis l'Italie (Ecstatic Torino, 2004) et enfin Paris.
Hautement biographiques - mais pas littérales pour autant, leurs oeuvres peuvent être le re-
enactment de situations qu'ils ont vécues (Baptism, 2003), la mise en abîme de leur situation
d'exilé (Le Feu scrupuleux, 2008). ACW étend le champ de l'art des objets du quotidien (objets
de l'article de Kaprow) et des expériences humaines (objets de ses recherches postérieures à la
publication de ce premier article) à leurs conditions : la vie n'est plus cet élan d'inspiration
vitaliste qu'il s'agit de saisir ou retrouver (dans une optique de recherche d'authenticité) mais un
tissu de contradictions qu'il n'importe plus de recréer artificiellement. Entre la vie comme
universel abstrait et la vie comme biographie, la vie de chacun, ACW révèle ce toutes les vies
ont en commun : la tension. Une tension ainsi partagée. La "participation" prend alors un autre
sens que chez Kaprow : elle est basée sur le principe du "not knowing as a shared space" (la
non connaissance comme espace commun). Autre précepte : "No need to be great" (pas besoin
d'être génial). Comprenons : pas besoin qu'un maître quelconque nous dise quoi faire - fût-ce à
l'aide de partitions, indications ou textes. L'art n'est pas l'occasion d'un effort de surpassement,
mais d'acceptation. Mais que s'agit-il d'accepter ? La vie comme un état de contradictions,
paradoxes : "We are attempting to open up to a material or materialistic discourse that may
include contradictions and paradoxes and to see that fragmentation doesnt destroy our being
together, but points to different, altered ways of being in contact. What we are most interested in
is how a small group (through an event, workshop, contact) might decide what to do for
themselves." (email des artistes avec l'auteur, 9 novembre 2009). Ainsi leur exposition en 2007 à
l'ACCA de Melbourne s'intitulait-elle : "Increase Your Uncertainty". Le spectateur n'a alors plus
nécessairement à participer pour être ébranlé, le procès des indications/applications est
reconduit dans l'esprit de chaque chaque sujet, pour reprendre une terminologie telquelienne.

Emettons ainsi l'hypothèse qu'en renversant un certain nombre préceptes des recherches de
Kaprow, ACW en sont les plus fidèles "héritiers", en ce qu'ils sont fidèles à la finalité de sa
recherche : toucher le public. Plus de situation en face à face (l'artiste donne des indications, le
public les suit ou interprète), mais une situation de groupe, de communauté ("Stay in groups").
Cette identité de statut trouve son fondement dans le constat que "what we don’t know yet may
be the best thing we have (together)". Loin de savoir ce que ces situations produiront, ACW crée
les conditions nécessaires pour que leur issue soit non pas leur fait, mais celui de leur public -
alors véritablement participant. La partition est remplacée par la création de situations,
workshops, dans lesquels divers opérateurs sont invités à participer non selon des indications
mais selon un schéma général (comme reproduire les émeutes du concert d'Altamont avec 120
employés de BNP Paribas Assurances dans le cadre d'un workshop au Cneai en 2009). La
logique temporelle de l'archive s'en trouve aussi inversée : les actions ne créent pas une
mémoire, (accumulation), mais les archives déjà constituées sont alors le lieu où rechercher que
conserver du passé (sélection). La publication n'est plus transmission de consignes à suivre,
mais le moyen de faire exploser les points de vue (Artfan, 1993-2002, donnait à connaître les
avis sur des expositions de non-connaisseurs, Errors Deceits Mistakes, 2007, compilait des
interventions d'artistes sur la question de l'erreur, du mensonge, de la tromperie).

Kaprow contredisait Oldenburg ("An art of non-artistic reality or philosophical reality is


impossible") disions nous plus haut ; indubitablement, mais de façon contradictoire, ACW en fait
de même de nos jours.

Vincent Romagny, novembre 2009

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