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Les dessins et desseins de l’enfance chez Corin Sworn

Corin Sworn dessinait à la fois "d'après" et dans l'après-coup. Le


dessin n’était pas magistral, ni virtuose, mais appliqué, sélectif, précis.
Son dessin était copie non conforme de document. Il en gardait la
valeur documentaire, mais, paradoxalement, il parlait plus que le
document de départ. C'est que Corin Sworn dessinait aussi "après".
Après que les théories aient porté leurs étranges fruits, une fois que
les effets sont connus, passés, qu'ils sont révélés. Mais ils ne sont que
trop peu révélés, pas assez visibles, pas assez effectifs, encore trop
cachés par les idéologies du progrès, de la libération, pour que nous
puissions les voir, nous qui nous croyions critiques et qui n'en sommes
donc que plus aveugles.
Dans un premier temps, Corin Sworn a porté son regard très précis
sur les représentations de l'éducation de la petite enfance. Sur l'enfant
non-encore reconnu comme sujet achevé, occasion de projections, de
fantasmes. Sur un sujet en construction. Aussi regardait-elle plus
précisément les structures éducatives, et les écarts entre leurs
objectifs et leurs réalités. Ainsi dans son exposition de 2005 chez
ZieherSmith dessinait-elle (ou plutôt redessinait) des aires de jeux
dont elle ne reproduisait que les éléments de jeu ainsi que les
utilisateurs, omettant tout décor urbain - je les reproduisais
dernièrement dans une Anthologie sur les aires de jeux (Anthologie
Aires de jeux d'artistes, Infolio éditeur, Gollion, Suisse, 2010). Titrés
par le nom du pays dans lequel ils existaient, elle pointait le stéréotype
selon lequel les aires de jeu reflèteraient des conceptions sur l'enfance
des différentes cultures. Or il est précisément impossible de remonter
des formes aux conditions qui en auraient motivé l’émergence. Mais
Corin Sworn a aussi reproduit dans cette série une image de David
Vetter en train de jouer, enlevant là tout décor domestique. Une image
d'enfant qui joue au sein d'un équipement ludique. Or il s'agit d'un
enfant qui a grandi jusqu'à son décès à l'âge de douze ans dans une
bulle stérilisée. En quoi il n’est en rien question de liberté, mais plutôt
de carcéralité sous couvert de protection. Par son effet
décontextualisant, le dessin révèle la dimension sécuritaire, anxiogène
et disciplinaire de toute aire de jeux.
Ce serait un brin téléologique et inadéquat d'imputer ce pouvoir
révélateur à une seule technique, à un unique médium. Avec sa
sérigraphie The Rules, de 2007, elle réitérait ce mouvement de
soupçon face aux effets pervers d’un désir d’émancipation. Elle
rééditait en reprenant une mise en page et une typographie clairement
reconnaissable pour sa portée idéologique libératrice (l'art nouveau)
une sélection des règles que les élèves de la fameuse école libertaire
de Summerhill ont conçues. Alors qu'elles sont formulées dans un
contexte qui souhaite éminemment favoriser l'émancipation, les règles
choisies expriment uniquement des considérations particulières,
contextuelles, qui ridiculisent le cadre idéal dans lequel elles sont
rédigées : pas de bâtons avec des clous, les couteaux doivent être
inspectés... Dans un même esprit, elle réalisait récemment une série
de 120 sérigraphies pour l'exposition collective "Aires de jeux, la
Police ou les corsaires" que je co-curatais avec Keren Detton au
Quartier : "Attention". Ces sérigraphies, reprenant délibérément
l'esthétique des affiches de Sister Corita Kent, délivrent des
injonctions anxiogènes, inquiétantes. C'est que la sérigraphie a ceci de
commun avec le dessin qu'il s'agit d'une pratique secondaire,
laborieuse, populaire. Avec la sérigraphie The Rules, à l'occasion de sa
seconde exposition personnelle chez ZieherSmith, The Wild Ones are
so Tame Now, en 2008, l'artiste exposait une série de dessins réalisés
d'après de la documentation sur l'école de Summerhill. Enfant devant
sa réalisation plastique (It is not the Belief that is in Question but its
Efficacy), enfants dans un sous-bois ( The Grounds), allumant de petits
feux de feuilles mortes (Working with Fire). Autant de copies patientes
qui, par le seul trait du graphite, mettent en évidence un autre point de
vue, pourtant inhérent au document, ou tout du moins qui le
problématisent. Points de vue qui mettent en évidence la constitution
fragile de la subjectivité, celle des individus représentés - des enfants -
et la nôtre, spectateurs, regardeurs des dessins qui expérimentons sur
nous même l'effet du changement du point de vue, ou qui percevons le
trouble que communique et augmente la copie.

La dernière exposition de Corin Sworn a été l'occasion d'un


changement dans l'objet de ses recherches - non qu'elle se soit
cantonné spécifiquement sur la question de l'éducation jusqu'à présent
(sa précédente exposition personnelle, chez Washington Garcia à
Glasgow, Prologue : Endless Renovation, évoquait la question du
langage et de son articulation). En tout cas le dessin n'y est plus
présent de la même façon, ou tout du moins, a changé de fonction.
Le titre de l'exposition The Lens Prism (le prisme de la lentille)
annonce à la fois de ce déplacement de focale que Corin Sworn opère
dans ses recherches, et du personnage qui dans le film Working Model
of a Viewing Subject, narre en plusieurs scènes finement ciselées la
construction d'un sujet (sa propre construction ?), aux seuils de
l'histoire personnelle vécue et de l'histoire de la modernité. Alternant
cadrages et formes de discours (confidence, conférence, litanie, flux
de conscience), citations et références 1, un personnage quasi-
beckettien, filmé de loin ou en plans rapprochés, monologue, pérore,
dialogue. Autant d'étapes hétérogènes d'un même processus de
construction se nourrissant d'expériences intimes remémorées (la
visite d'un musée, une sculpture), d'événements historiques fondateurs
(les grandes expositions du XIXème siècle), de références culturelles
revécues (La Jetée), d'un sujet que l'acteur exemplifie, modélise,
transmet. Diachronique, le film joue d'allers et retours. L'acteur semble
perdu entre signe et discours : il manipule des cartons colorés qui
représentent des modes de classification d'une grande exposition,
jette des images qui en aucun cas ne correspondent à l'histoire qu'il
raconte - une disruption entre "dire" et "faire" qui n'est pas sans
rappeler les performances de Guy de Cointet sur lesquelles l'artiste
s'est documentée pendant la préparation du tournage.
On retrouve ici, séparées, l’acteur les exemplifiant l’un après
l’autre, les deux modes de signification possible, sémiotique et
sémantique2. Le signe, synchronique, et le sens, diachronique, sont
inséparables dans le discours. Ils sont dans ce film séparés, l’acteur se
situant dans l’infra-mince de leur écart que jamais il n’abolit. Il
enchaîne les signes (Raymond Roussel), cherche en eux seuls les
bases du sens (Guy de Cointet), ou bien à l’inverse il restitue une
histoire de la formation du sens (par les grands récits des grandes
expositions du siècle précédent), ou, comme au début du film, il relate
un souvenir ténu, qu’une photographie permet ensuite de corriger, bref,
doute de tout autant qu’il reconstruit et se voit se agissant (Chris
Marker)… autant de modalités de donation du sens aux choses, qu’il ne
peut que maladroitement inférer à partir d’elles seules. Cette
séparation entre sémiotique et sémantique, selon Giorgio Agamben, la
figure de l'enfance donne l'explication de leur dissociation. "En tant

1
Entre autres : La Jetée de Chris Marker, la description de la Grande
Exposition de Londres de 1851 et de son Crystal Palace, ainsi que de
l'Exposition Universelle de Paris de 1900, des extraits de Raymond
Roussel...
2
"Le sémiotique - le signe - doit être reconnu, le sémantique - le
discours - doit être compris", Enfance et histoire, Petite Bibliothèque
Payot, Paris, 2006, p. 101
qu'il a une enfance, en tant qu'il n'est pas toujours déjà parlant,
l'homme ne peut entrer dans la langue comme système de signes sans
la transformer radicalement, sans la constituer en discours 3" écrivait-il
dans Enfance et Histoire. C'est ce travail de l'enfance, ce mode de
constitution du sujet qui balbutie dans ses associations, qui opère,
cherche ces liaisons, que donne à voir le film. C'est le procès (au sens
de processus) de formation du sens qu'objective Working Model of a
Viewing Subjectif. Un procès tant subjectif qu'inter-subjectif,
dialogique (dans l'avant-dernière séquence l'acteur se dissocie entre
docteur et patient) et historique.
L'exposition The Lens Prism était accompagnée d'un dessin, The
Lookers. Un double éclairage, rouge et bleu, dirigé dessus, à l'instar
des lumières qui revenaient dans certaines scènes du film, ainsi une
séparation des couleurs pour photogravure, indiquait clairement le lien
structurel qui le liait au film. Le dessin est réalisé à partir du collage
d'un personnage vu de dos (découpé dans un magazine de mode
ancien), regardant au travers d'un cadre dans lequel, loin de se
refléter, se reproduit la scène du même personnage de dos face à un
cadre, etc... On retrouve la structure de vision de La Jetée - le
regardeur se voit regardant... En plusieurs plans emboîtés, le regardeur
démultiplié résone avec les facettes d'un même personnage que
délivre le film. Ici le dessin est ainsi un analogon du film, il en explicite
le fonctionnement : il s’agit indubitablement du même personnage (la
même image a été reproduite), mais le titre indique un pluriel : The
Lookers. En quoi l’on retrouve la même hésitation entre l’unité de
l’acteur et la multiplicité des personages qu’il incarnait dans le film,
exemplifiant les diverses modalités d’attribution du sens aux choses.
Ici, à l’inverse de ses anciens dessins sur lesquels nous commencions
ce texte, le dessin n'est plus juste le révélateur d'une théorie dont il
faut révéler les impasses. Ici, il participe de son trouble, il partage ses
inquiétudes. En quoi l’artiste à nouveau ne tombe pas dans une
conception trop étroite du dessin, dont elle veillait déjà en 2007 à ne
pas donner une forme trop positive : "Je pense aussi que le dessin est
une forme de non-pensée (a form of not thinking). Freud mentionnait
l'existence d'hallucinations négatives, dans lesquelles on ne voit pas
ce qui est là. Il peut en aller de même avec le dessin, quand on est
tellement attentif au tracé que l'ensemble disparaît... Une dissolution
dans les détails plutôt qu'une vue d'en dessus." (RETROUVER
CITATION) C’est ce même trouble que le dessin toujours et encore

3
op. cit., p. 103
distille.
Cette dernière exposition ne serait peut-être que superficiellement
en discontinuité avec ses recherches précédentes sur les théories de
l’enfance. On comprend que Corin Sworn n’était pas tant dans une
perspective critique sur les théories de l’enfance, qu’elle abordait
plutôt déjà la question de la constitution du sujet et de l'expérience.
C’est bien à ce titre qu’elle retrouve Giorgo Agamben et articule
enfance, langage et expérience : l'enfance comme puissance de parole
à partir de laquelle peut être pensée la constitution de l'expérience,
l'enfance comme possibilité d'une compréhension renouvelée d'une
expérience dont le philosophe italien, après Walter Benjamin, déplore
la pauvreté en nos temps modernes. En quoi l'on comprend aussi et a
posteriori les recherches qu'elle a pu réaliser sur le langage (ainsi dans
l'exposition Prologue : Endless Renovation, et qui, entre autres,
convoque la mémoire des poètes du groupe L=A=N=G=U=A=G=E pour
lesquels la lecture est un acte de production à part entière, et qui
insistent sur la matérialité de la langue). Car l’enfance est ce point
nodal et d’horizon pour toute construction nouvelle du langage, sa
figure originelle comme sa figure destinale. En quoi il peut être
question de l’enfance sans recours à la figure de l’enfant.

Vincent Romagny, novembre 2010

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