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B.

A-BA pour Buenos Aires


Joaquín Manzi
(D)écrire une ville étrangère en deux pages est littéralement une gageure. Tenter de le faire
pour la sienne semble encore plus chimérique. Me voici donc perdu avec les chimères de la ville
que je connais pourtant le mieux, sans même m’y trouver en chair et os. En regardant des
photos, je reste pensif ; en suivant des plans urbains ou en feuilletant des livres, je divague. Et
tout à coup je m’arrête à la lettre B d’un dictionnaire où je lis l’expression “ne savoir ni A ni B”
et ça tombe bien. Puis, je passe à B. A. qui désigne une bonne action et s’utilise en abréviation
du nom de la capitale argentine. Je continue avec BABA, signifiant “frappé d’étonnement”, ce qui
là-bas vous arrive très souvent. Et enfin, je trouve B.A-BA, qui arrive à point nommé, puisque la
locution désigne une première connaissance élementaire, celle que je vais chercher à noter ici.
C’est décidé, je ferai mon B.A-BA de Buenos Aires avec des entrées alphabétiques en guise de
parcours dans la ville, de ballades qui resteront forcément arbitraires, mais qui vous
accompagneront du regard, les yeux ouverts, face à l’écran de cinéma, pendant la projection,
mais aussi derrière les yeux lorsque, après la séance, vous repenserez à l’un de ces soixante-dix
films projetés à Rennes pendant ce 19ème festival de Travelling.
AIRS (BONS) : la ville a été fondée sous ce nom en référence aux bons vents qui facilitaient
partiellement le travail des navigateurs à voile, alors que tout le reste rendait la vie difficile aux
Conquérants : l’estuaire fluvial peu profond et sablonneux, le paysage plat et boueux, les Indiens
nomades et intraitables. Ce nom de Buenos Aires est longtemps resté un beau rêve ou pire, un
mythe, car les vents qui y soufflaient ont été hostiles, rasant entièrement la ville quelques années
plus tard. La refondation eut lieu en 1580, sur la base d’un plan en damier qui était étendu
régulièrement vers les confins infinis de la pampa. Pendant deux siècles, ce grand village aux
confins sud de l’empire espagnol n’est sorti de son sommeil que très lentement pour faire du
commerce illégal de denrées et d’idées avec la lointaine Europe, jusqu’à ce que l’indépendance
ait été définitivement arrachée aux colonisateurs en 1816 et qu’il ait pu aspirer à un destin autre
que marchand.
BABEL : Devenue officiellement capitale de la république en 1880, la ville reprit ces bons vieux
airs — imaginaires — d’origine, attirant des immigrés européens venus en masse à la recherche
des bienfaits du “grenier du monde” qu’était alors l’Argentine. La population étrangère y
dépassait celle autochtone dans les années 20 et changea à jamais le visage urbain, déjà
cosmopolite, mais à présent bigarré, chaotique. La ville parlait alors une multitude de langues
diversement entendues par les avant-gardes littéraires de Florida et Boedo — deux quartiers
socialement et esthétiquement opposés —, et par les compositeurs et musiciens du tango, alors
en plein essor. C’est alors que se façonne la modernité périphérique d’une cité qui aujourd’hui
encore, en suivant certains de ses écrivains — Borges parmi d’autres — croit être un “port de
l’extrême Europe”.
CYCLES : Depuis ses origines, engluée dans des épisodes de grande faim, de cannibalisme et de
menaces de destruction venues des environs — par ailleurs réalisées —, la vie sociale et
politique de Buenos Aires semble avoir connu régulièrement des catastrophes et de nouveaux
départs traumatiques : guerres civiles au XIXème, massacres d’ouvriers en 19190, coups d’Etat
militaires à répétition depuis 1930, soulèvements populaires violents en 2001 et 2002. Le tissu
urbain en garde trace malgré les politiques d’embrigadement des mémoires et d’effacements
sélectifs. Ainsi les portègnes — comme ils s’appellent eux-mêmes en référence au port — se
réjouissent que le bâtiment de l’Ecole de Marine (ESMA), où a fonctionné dans les années 70
un centre clandestin de détention et de torture, ait été transformé récemment en musée, mais
plus personne ne s’étonne de la démolition de telle vieille bâtisse ou de l’énième changement
de nom de telle rue au cours des dernières décennies.
DEDANS /DEHORS : La ville aime à être le théâtre de batailles à l’échelle du pays tout entier,
étant donné son rôle de capitale de l’activité économique et politique de la république. Pays
fédéral alors que tout y porte vers le centralisme, Buenos Aires a voulu longtemps incarner la
“civilisation” européenne — lire non hispanique, donc française tout d’abord — délaissant la
“barbarie” à ses portes, en suivant l’antinomie forgée par Sarmiento, autre de ses grands
écrivains. La ville elle-même entretient une relation semblable avec sa propre périphérie
urbaine, celle des quartiers environnants et celle des villes de banlieue, où se concentre un tiers
de la population du pays. L’exode rural, accru sous la présidence de Perón (1946-1955), est
venu colorer d’une souche métisse et d’une peau basanée, une population majoritairement
blanche et encore aujourd’hui, fortement sectaire voire raciste.
EXCES: A vue d’œil, le gigantisme horizontal et vertical est l’une des caractéristiques les plus
frappantes de la ville : elle s’étend sur plus de 200 km2, tout hérissés de tours, aux hauteurs et
aux formes hétérogènes, voire discordantes. Sans autre centre que l’ancienne place d’armes,
aujourd’hui Plaza de Mayo, la ville se prête difficilement à un parcours à pied, à moins de suivre
un axe ancien, vers le Sud, vers San Telmo et le parc Lezama, cher à l’écrivain Sábato et aux
joueurs d’échecs à ciel ouvert. D’autres parcours, plus sinueux — et saccadés, dans les bus
frénétiques qui traversent la ville à toute allure —, longent la face fluviale de la ville, entre la
Costanera et la Ciudad universitaria, ou pénètrent vers l’ouest, au départ de la gare de Retiro
vers Palermo. Si l’on veut se poser quelque part, sans toutefois se calmer complètement, il
convient de choisir un café parmi le millier qui s’offre à vous et de suivre le bourdonnement des
conversations autour. Les clients y passent des heures à refaire le monde — celui du foot, de la
politique ou de la planète Terre tout entière —. Car à Buenos Aires, l’excès est aussi temporel
— et philosophique —, avec des séances de cinéma à minuit et des librairies ouvertes jusqu’à
deux ou trois heures du matin avenueCorrientes.
Avec une autre bonne vingtaine de lettres, on pourrait aborder d’autres excès de Buenos
Aires, sans pour autant l’épuiser.
Et, ne m’en déplaise, un B.A.-BA n’est que cela, une première connaissance, un simple début et
non pas un véritable abécédaire. Pour le compléter, rendez-vous là bas, à Buenos Aires, ou ici,
en France, dans un café, une librairie, ou une salle de cinéma, avec d’autres (vrais/faux)
portègnes.

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