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visible un autre Mexique, qui continue de faire tourner


ces quartiers aisés désormais assoupis. Un Mexique de
Mexique: les invisibles n’ont pas le luxe de
portiers, femmes de ménages, de balayeurs et vendeurs
se confiner de nourriture de rue : au total, 56 % des travailleurs,
PAR MARIE HIBON
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 7 AVRIL 2020 soit trente millions de Mexicains, pour qui se confiner
ne fait pas partie du champ des possibles.
Dans un pays où plus de la moitié des travailleurs
n’ont ni contrat, ni couverture sociale, l'épidémie
de coronavirus agit comme un terrible révélateur,
exacerbant les inégalités du pays.

Un homme vend des vêtements d'occasion sur l'avenue Lazaro


Cardenas à Mexico le 1er avril 2020. © Alfredo Estrella/AFP

Maria Eugenia, ceinte du tablier brodé à encolure


carrée qui caractérise les ménagères du pays, astique
Un homme vend des vêtements d'occasion sur l'avenue Lazaro
Cardenas à Mexico le 1er avril 2020. © Alfredo Estrella/AFP les vitres du hall d’entrée d’une résidence haut de
Mexico (Mexique), correspondance.– Catalina gamme de la Condesa, le quartier le plus gentrifié de
s’adosse à son petit chariot réfrigéré. Ce jeudi 26 la capitale. Elle se réjouit d’avoir encore du boulot,
mars, comme tous les jours, elle a revêtu son costume car tant qu’il y en a, il y a de l’argent. D’autres ont
de vendeuse, bleu électrique, comme la glacière été moins chanceuses : de nombreuses travailleuses
piquée d’un parasol qu’elle trimballe dans les rues de domestiques ont été remerciées sans autre forme
Pachuca, une petite ville à une heure au nord de la de procès par leurs employeurs dès les premières
capitale Mexico. Elle est seule, debout sous un soleil contagions.
de plomb en cette fin mars, sur la place Juarez désertée. Car au Mexique, être employé ne garantit pas la
« Les glaces, ce sont les enfants qui les achètent », sécurité. « Dans ce pays, on peut être salarié
soupire-t-elle. Les écoles de tout le pays ont fermé et pauvre », explique Rogelio Gómez Hermosillo,
quatre jours plus tôt, la laissant sur le carreau. coordinateur de l’ONG Action citoyenne contre la
Chaque jour, le Mexique rejoint un peu plus la cohorte pauvreté. Quatre salariés sur dix ne bénéficient pas
des autres pays à l’arrêt. Le pays est entré en « état de contrat stable ni de couverture sociale. Le résultat
d’urgence sanitaire pour cas de force majeure » lundi de « décennies de violation du droit du travail »
30 mars, les autorités enjoignant à la population de face à un État faible, incapable de faire respecter
rester chez elle et suspendant toutes les activités non ses lois, développe Gómez Hermosillo. « Au bout du
essentielles. Un à un, les magasins de la capitale ont compte, cela revient moins cher aux entreprises de
baissé le rideau. Les derniers restaurants ouverts ont violer le code du travail, en incluant le coût d’une
barré leur entrée et retourné les chaises sur les tables, condamnation en justice, que d’employer les gens
n’offrant plus que des articles à emporter. Les bureaux dans les règles. »
des tours de l’avenue Reforma à Mexico, sur laquelle Depuis la mise en place des mesures sanitaires
défilent les costumes-cravate, se sont vidés. pour lutter contre la propagation du coronavirus,
Mais en se retirant chez soi, ce Mexique qui a fait 94 morts pour 2 143 cas confirmés au
moderne, équipé pour télétravailler et au portefeuille 5 avril, chaque jour apporte son lot d’entreprises
suffisamment garni pour stocker rouleaux de papier qui, face à la crise, se défont de leurs employés.
toilette et kilos de farine dans le garde-manger, a rendu Alsea, un conglomérat regroupant une dizaine de

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chaînes de restaurants (Domino’s Pizza, Burger King, Des réponses destinées à tenir le danger à distance
Starbucks…), proposait fin mars à ses employés de faute de pouvoir s’en prémunir, théorise le chercheur
« s’absenter un mois sans versement de leur salaire ». Patricio Solís, du centre d’études sociologiques du
Dans les secteurs de la restauration et du tourisme, Colegio de Mexico. « Au Mexique, la notion de
c’est l’hécatombe : sur les plages de la Riviera Maya, service public a été démantelée petit à petit sous
joyau du tourisme mexicain, l’occupation hôtelière les précédents gouvernements. L’État est peu présent
en berne a causé le licenciement de près de 60 000 dans la vie des gens. Alors, quand il appelle la
employés du secteur en dix jours. population à rester chez elle pour combattre un virus,
Le gouvernement a pourtant été péremptoire : tout il se heurte à un immense secteur qui vit sans lui, et
travailleur non essentiel doit se confiner en avril et qui lui répond : “Pourquoi devrait-on vous croire?
son employeur « est tenu de lui verser un salaire en Quelle autorité avez-vous pour venir bouleverser
ce mois d’épidémie ». Un vœu pieux, s’amuse Maria notre équilibre?” »
Eugenia. « Qui ne voudrait pas être chez soi en ce Une personnalité en particulier a entretenu ce discours
moment ? Mais ici, c’est le Mexique… si on me renvoie de défiance vis-à-vis du virus pendant de longues
à la maison, ce sera sans ma paie. » Chaque jour, elle semaines : le président mexicain Andrés Manuel
prie, en passant le pas de la porte, de ne pas ramener López Obrador en personne. Élu fin 2018 sur un rejet
avec elle le virus qui contaminerait ses filles. de la classe politique corrompue, AMLO, comme on
Depuis plusieurs semaines, les autorités sanitaires le désigne au Mexique, a fondé sa légitimité sur sa
tentent donc de jongler entre les impératifs de proximité avec le peuple mexicain. Celui qui se vante
santé et la réalité économique du pays, dont d’avoir visité « toutes les communes du pays » a refusé
le PIB s’est contracté de 0,1 % l’an dernier. de mettre un terme à ses bains de foule aux quatre
Le sous-secrétaire à la santé Hugo López-Gatell, coins du pays, brouillant allègrement le message des
épidémiologiste réputé et tête de proue de la réponse autorités sanitaires, qui tentaient de faire infuser l’idée
gouvernementale, l’a lui-même plusieurs fois répété : d’une crise sanitaire à venir dans la population. En
« Asphyxier l’économie et la société pourrait avoir trois semaines, le président a incité les Mexicains à ne
des conséquences dévastatrices, plus encore que pas renoncer aux accolades ; brandi des amulettes en
l’épidémie de coronavirus. » Le produit de cette clamant qu’elles le protègent du virus ; et encouragé
stratégie hybride : un décret – par nature, obligatoire – les gens à se rendre au restaurant pour soutenir une
demandant à la population d’observer un confinement économie « familiale et populaire ».
volontaire, sans mention de sanctions. Une déclaration Un discours « attractif pour une partie de cette
toute en contorsions pour envoyer ceux qui le peuvent économie informelle, ainsi que la classe moyenne
chez eux sans acculer les autres. engagée qui cherche à la soutenir », décrypte Patricio
Ivan Aguilar Ortiz, la vingtaine, cireur de chaussures Solís, pour qui « le problème de ce discours, c’est
de Pachuca, n’a aucune intention de rentrer chez lui. qu’il a beau se placer du côté des plus faibles, il
Le jeune homme, qui attend encore son premier client est contreproductif ». En continuant à sortir de chez
de la journée, est persuadé que le coronavirus n’est eux pour gagner leur vie, les travailleurs s’exposent
pas une maladie, mais un complot de la Chine pour plus que jamais au virus, alors qu’ils sont précisément
voler aux États-Unis le statut de première puissance ceux qui manquent d’une couverture sociale. « Le
mondiale. Il n’est pas le seul : à quelques mètres de confinement doit devenir un droit, et pour ce faire,
là, le vendeur de « pastes », ces chaussons en pâte le président doit assumer ses responsabilités de chef
feuilletée typiques de la ville, y croit lui aussi dur de l’exécutif, et mettre un place un programme de
comme fer. compensation, afin que ce secteur de la population
puisse rester chez lui. »

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Dimanche 5 avril, après une semaine plus sobre à ce qui vient, mais le système hospitalier manque
employée à visiter des hôpitaux, López Obrador s’est de tout. Le pays ne compte à l’heure actuelle que
solennellement adressé à la nation. À contre-courant 1 000 spécialistes en soins intensifs, quand il en
des ambitieux plans de soutien à l’économie locale faudrait dix fois plus, a notamment reconnu samedi
déployés dans plusieurs pays de la région, le président le président, avant de lancer un appel à candidatures
a dressé le portrait d’un Mexique inchangé par la destiné à recruter en trois semaines 20 000 médecins et
crise sanitaire, qu’il a qualifiée de « transitoire », infirmiers qui suivront une formation express en ligne.
appelant à « une récupération rapide » du pays. Face Le système hospitalier, dans un scénario optimiste, se
à la crise économique qui s’annonce, il a dégainé prépare à absorber sur plusieurs semaines un peu plus
son programme d’austérité, annonçant de nouvelles de 10 000 malades en soins intensifs. Mais l’absence
coupes dans les salaires des hauts fonctionnaires, ainsi de mesures ambitieuses pour aider les PME et les
que la création de 2 millions d’emplois d’ici à la fin travailleurs précaires à rentrer chez eux, afin d’aplanir
de l’année. la courbe, risque d’alourdir un scénario auquel le
Pendant ce temps, Catalina, la vendeuse de glaces de Mexique peine déjà à se préparer.
Pachuca, se désinfecte les mains avec une mixture Boite noire
d’eau, de savon et de Javel, et se douche longuement Nous avons corrigé une coquille, mardi 7 avril : le
dès son retour à la maison. « Plus, je ne peux pas nombre de cas est de 2 143 et non de 21 430 comme
faire », confesse-t-elle. Les services de santé du indiqué dans la première version du papier.
pays, eux, travaillent d’arrache-pied pour se préparer

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