Clément Gérome
Lien social et Politiques, n° 72, 2014, p. 75-90.
URI: http://id.erudit.org/iderudit/1027207ar
DOI: 10.7202/1027207ar
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Clément Gér o me
Doctorant au Laboratoire
interdisciplinaire de recherche sur
les transformations des pratiques
éducatives et des pratiques sociales
(LIRTES)
U n i v e r s i t é Pa r i s E s t C r é t e i l ( U P E C )
L ’ émer g en c e d ’ un m o uvement
d es « entrepreneurs s o c iau x »
1. L’histoire du champ de l’économie sociale a très souvent fait l’objet de récits complaisants,
voire hagiographiques, de la part d’universitaires qui accompagnaient souvent leurs analyses
de « discours performatifs » (Hély, Moulévrier, 2013 : 39). Pour une « autre sociologie » de l’éco-
nomie sociale, le lecteur pourra se reporter à l’ouvrage de M. Hély et P. Moulévrier et à la thèse
de doctorat de Fanny Darbus (Darbus, 2009).
2. La fédération des mutuelles de France rassemble la majorité des organismes mutualistes
français. Les coopératives sont regroupées au sein d’une quinzaine de fédérations nationales,
elles-mêmes rassemblées au sein du groupement national de la coopération. De nombreuses
fondations sont placées sous l’égide de la Fondation de France. Enfin, une multitude de fédéra-
tions regroupe des associations en fonction de leur domaine d’activité.
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L’entrepreneuriat social en France :
un renouvellement des discours et des pratiques au sein du secteur associatif ?
3. En 1981, une délégation dédiée à l’économie sociale est mise en place auprès du premier
ministre Pierre Mauroy. Elle se transformera en secrétariat d’État en 1984 et jusqu’en 1986.
Entre 2000 et 2002, un autre secrétariat d’État à l’économie sociale est constitué. Enfin, un
ministère délégué à l’économie sociale a été créé en 2012.
4. Les chambres régionales de l’économie sociale (CRES) sont chargées de fédérer, à l’échelon
régional, les organisations de l’économie sociale. Leurs ancêtres, les groupements régionaux
de la coopération, de la mutualité et des associations (GRCMA) existent depuis le début des
années 80.
5. Chiffres disponibles sur le site de l’INSEE à l’adresse suivante : http://www.insee.fr/fr/themes/
detail.asp ?ref_id=eco-sociale®_id=99.
6. Hugues Sibille est une figure centrale du monde de l’économie sociale et solidaire en France.
Diplômé de sciences-po Paris, H. Sibille se dit issu du catholicisme social et appartient au PSU
de Michel Rocard pour lequel il ne cache pas son admiration. Délégué interministériel à l’éco-
nomie sociale sous le gouvernement Jospin, H. Sibille occupe la fonction de directeur de l’éco-
nomie sociale à la Caisse des dépôts entre 2001 et 2006. Il est également président de l’Agence
de valorisation des initiatives socio-économiques (AVISE), laquelle participera au financement
des travaux du collectif.
7. C’est également en 2006 que la fondation nord-américaine Asokha s’implante en France. Elle
a pour objet le soutien financier et l’accompagnement d’« entrepreneurs sociaux ».
8. Sauf indication contraire, les citations entre guillemets sont extraites des documents élaborés
par les membres du Codès et du Mouves.
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Utopies économiques
L’une des « utopies emblématiques » de l’économie sociale postule que les insti-
tutions qui la composent forment « un monde à part incarnant potentiellement
une « autre économie » » (Hély et Moulévrier, 2009 : 30), un « ensemble cohérent
et homogène fondé sur une doctrine commune » (Idem : 31). Ce sont ces deux
croyances que les promoteurs de l’« entrepreneuriat social » remettent substan-
tiellement en cause en insistant sur le manque d’unité et le défaut d’intelligi-
bilité des institutions de l’économie sociale auprès des pouvoirs publics, des
milieux économiques « classiques » et des « citoyens ». Connue et comprise de ses
seuls initiés, l’économie sociale se condamnerait à l’« émiettement », au « cloison-
nement » et in fine à demeurer l’économie dominée de l’économie dominante.
Cette critique concernant l’incapacité des représentants de l’économie sociale à
construire une identité commune et à se constituer en mouvement politique est
bien résumée dans la formule employée par H. Sibille et T. Ghezali13 qui quali-
fient l’économie sociale de « puissance économique mais [de] nain politique »
(Ghezali, Sibille : 49). Les vaines « batailles idéologiques » auxquelles se livrent les
représentants des différents courants du champ de l’économie sociale, focalisés
sur la défense des intérêts particuliers des institutions qu’ils fédèrent, n’auraient
eu pour effet que de reléguer celle-ci dans un relatif anonymat.
Au-delà du cloisonnement du champ de l’économie sociale, c’est la finalité
du projet politique revendiquée par ses représentants que les « entrepreneurs
sociaux » remettent en cause. L’ambition de constituer une économie alterna-
tive, reposant sur l’affirmation des frontières entre économies marchandes et non
marchandes14, lucratives et non lucratives15, serait aujourd’hui largement désuète.
Pire, la critique systématique de l’entreprise capitaliste, figure repoussoir pour une
partie des agents du champ de l’économie sociale, conduirait à l’échec programmé
de leur projet social et politique. Aux utopies radicales des militants de l’éco-
nomie sociale, les « entrepreneurs sociaux » opposent la nécessité de « dépasser les
16. Pour H. Sibille et T. Ghezali, « le temps des anathèmes est révolu » ; il s’agit aujourd’hui de
construire des « utopies maîtrisées » (op. cit. : 29).
17. Une constante du discours recueilli auprès des entrepreneurs sociaux consiste à affirmer que
leur action permet de « révolutionner le capitalisme de l’intérieur » en infléchissant les pratiques
des agents du secteur privé lucratif.
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L’entrepreneuriat social en France :
un renouvellement des discours et des pratiques au sein du secteur associatif ?
Elle constitue l’un des fondements du travail de justification morale mené par
les membres du Mouves pour faire adhérer ces « jeunes décideurs de demain » à
l’« esprit de l’entrepreneuriat social » (Boltanski et Chiapello, 1999)18. Les interven-
tions d’entrepreneurs sociaux lors de séminaires organisés au sein des grandes
écoles et l’accueil d’étudiant stagiaires dans leurs institutions sont d’autant plus
nécessaires que certains « entrepreneurs sociaux » orientent leur stratégie de recru-
tement des cadres dirigeants prioritairement sur cette population19.
Il faut souligner la proximité sociale entre les étudiants et jeunes diplômés
des grandes écoles et les membres du conseil d’administration du Mouves. Ces
derniers peuvent être regroupés en deux catégories. La première, minoritaire, est
constituée d’individus de plus de cinquante ans, présents dans le champ de l’éco-
nomie sociale depuis les années 80 ou 90. Formés dans des écoles de travail social,
ils sont devenus cadres puis directeurs d’associations. Cette ascension profession-
nelle s’est effectuée de manière concomitante au développement des politiques
d’insertion professionnelle et sociale. Les institutions qu’ils dirigent occupent une
place singulière dans le champ des politiques sociales en raison de leur importance
en matière d’effectifs salariés et du nombre d’établissements qu’elles regroupent.
La seconde catégorie se compose d’individus de moins de quarante ans dont l’acti-
vité professionnelle au sein de l’économie sociale date au plus tôt du début des
années 2000. Leur arrivée dans le champ de l’économie sociale succède souvent à
un court passage en entreprise « classique ». L’homogénéité sociale des membres de
cette seconde catégorie – une vingtaine d’individus, soit les deux tiers du conseil
d’administration – est manifeste : tous disposent d’un diplôme universitaire de
troisième cycle, onze sont diplômés des grandes écoles, dont dix des écoles de
commerce françaises les plus cotées.
Les « entrepreneurs sociaux » s’appuient sur des travaux menés par des universi-
taires européens20 afin d’importer et d’adapter le concept d’« entreprise sociale »
au contexte français. L’usage de celui-ci a pour objectif de rendre intelligible
18. Nous nous appuyons ici sur le travail de L. Boltanski et E. Chiapello qui définissent l’ « esprit
du capitalisme » comme un « ensemble de croyances partagées inscrites dans les institutions,
engagées dans des actions » qui vise à susciter l’engagement des individus dans le système
capitaliste. Dans notre cas, il s’agit d’employer la notion élaborée par les deux auteurs afin de
cerner les principes de justification et d’adhésion morale à l’« entrepreneuriat social ».
19. Jean-Marc Borello, directeur général du Groupe SOS et ancien président du Mouves, affiche
son ambition d’« attirer les meilleurs », à savoir les jeunes diplômés des grandes écoles, en leur
offrant des perspectives d’ascension professionnelle et des niveaux de responsabilité auxquels
ils n’auraient pas pu prétendre dans les entreprises privées capitalistes du fait de leur absence
ou de leur courte expérience professionnelle.
20. Depuis 1996, le réseau belge Emes regroupe des universitaires européens afin de « construire un
corpus européen de connaissances théoriques et empiriques sur l’économie sociale et l’entre-
prenariat social » (http://www.emes.net/index.php ?id=100).
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Utopies économiques
21. L’« entreprise sociale » doit s’appuyer sur « projet économique ou entrepreneurial » nécessaire-
ment « viable et pérenne ». Son activité s’effectue en vue d’une « finalité sociale, sociétale ou
environnementale » et doit obéir au principe de « lucrativité limitée » : la rémunération du capital
apporté à l’entreprise sociale doit être encadrée, les excédents majoritairement réinvestis dans
le projet, et les disparités salariales limitées à une échelle d’un à dix. Enfin, elle adopte une
« gouvernance démocratique et participative ».
22. Si les « entrepreneurs sociaux » indiquent que les excédents de l’entreprise sociale doivent être
« majoritairement réinvestis dans le projet », dans un souci de « souplesse », ils n’établissent
aucune donnée chiffrée susceptible de quantifier leurs propos.
23. Le lecteur trouvera un condensé de ces portraits élogieux d’entrepreneurs sociaux dans le livre
de Virginie Seghers et Sylvain Allemand, L’audace des entrepreneurs sociaux.
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un renouvellement des discours et des pratiques au sein du secteur associatif ?
24. En réaction, des institutions du champ des politiques sociales ont exprimé leur mécontente-
ment et leur inquiétude vis-à-vis d’un projet de loi dont elles soulignent le manque d’ambition
et le risque de « dilution des valeurs » de l’ESS qu’il comporte.
25. Les propos de Jean-Guy Henkel, directeur national des Jardins de Cocagne, qui fédèrent 120
chantiers d’insertion, et ancien vice-président du Mouves, sont éloquents : « Il reste à inventer
le troisième temps, qui sera celui d’un nouveau social business où chacun saura s’imprégner
des qualités de l’autre [L’autre étant les grands groupes capitalistes]. Et dont le développement
pourra seul répondre aux enjeux sociaux et écologiques de notre temps. », Jean-Guy Henckel,
Dans un Pays de Cocagne, p. 120.
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26. Régine est à l’époque une figure illustre du milieu de la nuit parisienne.
27. À titre d’exemple, la Fondation de l’Armée du Salut emploie plus de 2000 salariés et gère plus
de 120 établissements et services d’action sociale dans les secteurs du handicap, de la dépen-
dance, de l’hébergement des sans-abris, de l’enfance et de la jeunesse. La Croix Rouge compte
17 700 salariés dans plus de 550 établissements ; Emmaüs compte plus de 4000 salariés et gère
également plusieurs centaines d’établissements.
28. Début 2009, le Groupe SOS comptait 2 700 salariés contre 11000 aujourd’hui. Les trois associa-
tions fondatrices du groupe contrôlent les multiples associations et entreprises qui gèrent 330
établissements couvrant tout le spectre des politiques sanitaires et sociales : centres d’héber-
gement pour sans-abris, crèches, entreprises d’insertion, maisons de retraite, centres d’action
éducative et sociale, établissements pour personnes handicapées, hôpital, etc.
29. On entend par « activités supports » l’ensemble des activités qui ne participent pas directement
à la réalisation du service et de l’activité pour lesquels les établissements sont expressément
mandatés. Il s’agit notamment des fonctions de gestion des ressources humaines, de comptabi-
lité et de communication.
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30. La circulaire Fillon du 10 janvier 2010 qui ajuste la législation européenne au plan national
favorise le recours par les pouvoirs publics aux marchés publics, dans lesquels les associations
deviennent des prestataires de services placées en situation de concurrence.
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ça donne, t’es renouvelé ou t’es viré. Et ce n’est pas parce que t’es l’association
du coin qu’il faut que tu te maintiennes dans ta nullité. (Homme, 32 ans, cadre
dirigeant au sein d’« entreprise sociale »)
31. Cette étude a été réalisée en partenariat avec la fondation Ashoka et date de mars 2012.
32. McKinsey est l’un des principaux cabinets de conseil à l’échelle mondiale. Ses employés
travaillent auprès des directions des grandes firmes et des administrations publiques. McKinsey
fait partie des cabinets de conseil qui ont participé à l’élaboration de la révision générale des
politiques publiques (RGPP).
33. Les chantiers d’insertion (ACI) ont pour objet la mise en situation de travail de chômeurs dits
« en difficulté » afin de permettre leur accès ultérieur à l’emploi.
34. Les contrats signés par les « salariés en insertion » embauchés dans les ACI n’excèdent généra-
lement pas les vingt heures de travail hebdomadaire pour une rémunération au SMIC et une
durée comprise entre 6 et 24 mois. Sur la précarisation de la relation salariale par les struc-
tures d’insertion, voir notamment l’article de Gérard Mauger : « L’insertion, une contribution
paradoxale à la déstabilisation du marché du travail ».
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L’entrepreneuriat social en France :
un renouvellement des discours et des pratiques au sein du secteur associatif ?
R ésumé | A b s t r a c t
35. Cette citation et les suivantes sont extraites d’un article de Jean-François Drapéri mis en ligne
le 18 février 2010 sur le site de la Revue des études coopératives, mutualistes et associatives
(RECMA) et disponible à l’adresse suivante : http://www.recma.org/node/974
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R É F É R E N C E S B I B L I OG R A P H I Q U E S