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BATA LIBRARY
TRENT UNIVERSITY
platon, les mots et les mythes
DU MEME AUTEUR
EN COLLABORATION
\V
platon,
les mots et les mythes ''
FRANÇOIS MASPERO
1, place Paul-Painlevé
PARIS V*
1982
Si vous désirez être tenu régulièrement au courant de nos parutions, il vous suffit
d’envoyer vos nom et adresse aux Éditions François Maspero, 1, place Paul-Pain-
levé, 75005 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel Livres
Partisans.
https://archive.org/details/platonlesmotsetlOOOObris
À l’origine, ce travail, qui a pour base une enquête lexicologique
sur mûthos, ses dérivés et les composés dont il constitue le premier
terme chez Platon, devait faire partie d’une publication commune
avec Marcel Detienne. Pour des raisons diverses, cette entreprise ne
put voir le jour et, en 1981, Marcel Detienne publiait un livre
intitulé : L’Invention de la mythologie (Gallimard, Paris), dont le
chapitre V résume bon nombre de mes analyses, les conclusions
générales de Marcel Detienne étant cependant radicalement
différentes des miennes, comme on pourra le constater en lisant les
pages qui suivent.
Par ailleurs, je tiens à signaler que, durant l'année scolaire
1980-1981, ce travail a fait l'objet de communications dans le
cadre du séminaire de Pierre Vidal-Naquet à l'Ecole des hautes
études en sciences sociales. Les discussions - notamment celles
avec Pierre Vidal-Naquet - auxquelles ces communications ont
donné lieu m’ont permis de modifier mes positions sur plus d’un
point.
Enfin, je veux remercier Marie-Odile Goulet, Denis O’Brien,
Boris Oguibenine, Jean Pépin et Clémence Ramnoux qui ont bien
voulu lire le manuscrit de ce livre, en m'indiquant des corrections à
apporter et en me faisant des suggestions; et Georges Leroux qui
m’a aidé à corriger les épreuves.
9
Introduction
12
introduction
13
Ménexène; Phdo : Phédon; Phdr : Phèdre; Phlb : Philèhe; Pol : le
Politique ; Prot : Protagoras ; Resp : la République; Soph : le
Sophiste; Symp : le Banquet; Tht : Théétète; Tim : Timée.
Pour les autres auteurs cités, très peu nombreux, on se reportera à
Yindex locorum.
/
Le témoignage de Platon :
la communication du mémorable
Mon unique élève a commencé de travailler
avec moi, et je vais vous expliquer comment se
passent mes cours. Le point le plus important,
voyez-vous bien, c’est que le professeur soit revêtu
d'un air de majesté et placé à une certaine
distance de l'élève; l’élève, de son côté, doit être
ravalé aussi bas que possible.
Autrement, voyez-vous bien, l’élève n'a pas
toute l’humilité requise.
Je m'assieds donc dans le coin le plus reculé de
la pièce; derrière la porte (laquelle est fermée)
siège un appariteur; derrière une seconde porte
(laquelle est également fermée) siège un sous-
appariteur; dans l'escalier, à mi-étage, siège un
sous-sous-appariteur; et enfin, en bas, dans la
cour, est assis l’élève.
Nous nous crions de l'un à l’autre les questions,
et les réponses me parviennent par les mêmes
relais. [...]
LE PROFESSEUR. - Combien font deux fois
trois ?
L'APPARITEUR - Comment vont les foies
d'oie ?
LE SOUS-APPARITEUR. - Quand reviendront
les rois?
17
LE SOUS-SOUS-APPARITEUR. - Que prélève
Poctroi?
L'ELEVE (timidement). - Une demi-guinée!
LE SOUS-SOUS-APPARITEUR. - Voyez ma
Dulcinée !
LE SOUS-APPARITEUR. - Soyez moins mal
luné!
L'APPARITEUR. - Mouchez mieux votre nez!
[•••]
(Lettre du 31 janvier 1855 adressée par Lewis
Carroll à sa sœur et à son frère '.)
1. Ce passage est tiré d’une lettre adressée par Lewis Carroll à Henrietta et à
Edwin Dodgson, l’une de ses sœurs et l’un de ses frères. Cette lettre fut écrite le
31 janvier 1855 à Christ Church College (Oxford), où enseignait Lewis Carroll. La
traduction que j’ai donnée du passage cité est celle qu’on trouve dans Lewis Carroll,
Lettres à ses amies-enfants. Fantasmagorie et autres poèmes (Letters to his
child-friends. Phanlasmagoria and other poems), chronologie, introduction et
bibliographie par Jean-Jacques Mayoux. (Traduction par Henri Parisot, en bilingue,
Aubier-Flammarion, Paris, 1977, p. 135-137.) Mais comme cette traduction devient
rapidement une adaptation, je tiens à donner ici le texte anglais intégral de cette
lettre.
My Dear Henrietta,
My Dear Edwin,
I am very much obliged by your nice little gift - it was much better than a cane
would hâve been - 1 hâve got it on my watch-chain, but the Dean has not yet
remarked it.
My one pupil has begun his work with me, and 1 will give you a description how the
lecture is conducted. It is the most important point, you know, that the tutor should
be dignified and at a distance from the pupil, and that the pupil should be as much as
possible degraded.
Otherwise, you know, they are not humble enough.
So I sit at the further end of the room; outside the door (which is shut) sits the
scout; outside the outer door (also shut) sits the sub-scout; half-way down-stairs sits
the sub-sub-scout; and down in the yard sits the pupil.
The questions are shouted from one to the other, and the answers corne back in the
same way - it is rather confusing till you are well used to it. The lecture goes on
something like this :
Tutor. - What is twice three?
Scout. - What’s a rice-tree?
Subscout. - When is ice free?
Sub-sub-scout. - What’s a nice fee?
Pupil. - (Timidly). - Half a guinea!
Sub-sub-scout. - Can’t forge any!
Subscout. - Ho for Jinny!
Scout. - Don’t be a ninny!
18
la communication du mémorable
source
de bruits
Je tiens à l’honnêteté de dire que ce même passage est cité, dans une traduction
différente, par Jacques Poulain en exergue de son article intitulé : « Le projet
pragmatique : pragmatique de la parole et pragmatique de la vie », Dialogue. 18,
1978-1979, p. 175-207.
2. C’est en général au livre classique de Claude Elwood Shannon et Warren
Weaver, The Mathemalical Theory of Communication, Urbana, University of
Illinois Press, 1949, qui s’inspirent sur certains points fondamentaux du livre de
Charles Williams Morris, Signs. Language and Behavior, Prentice-Hall, New
York, 1946, qu’on renvoie, lorsqu’on parle de la théorie de la communication. Depuis,
un nombre impressionnant de travaux ont été publiés sur le sujet. Pour s y retrouver,
le plus simple est de consulter des bibliographies relatives d une part aux techniques
de la communication, et d’autre part à la linguistique, à la psychologie et à la
sociologie, où la communication constitue un secteur de recherche de plus en plus
important.
19
Dans le cas du discours parlé, la source d’information est le cerveau
A qui choisit un message parmi un ensemble de messages possibles.
L’émetteur, que constituent les organes de phonation, transforme ce
message en signaux, des sons en l’occurrence, lesquels sont transmis
par ce canal qu’est l’air. Le récepteur, qui correspond aux organes
auditifs, fait en sens inverse le travail de l’émetteur; il transforme les
signaux en messages qu’il transmet au destinataire, c’est-à-dire au
cerveau B.
Le code - l’ensemble organisé des signaux utilisés - s’oppose donc
au message comme la langue à la parole. Le code est le système
conventionnel de symboles et de règles grâce auxquels le message
peut être produit et correctement interprété; alors que le message
équivaut à toute instance de communication utilisant le code.
Or comme du point de vue de la théorie de la communication
deux messages doivent être mis sur le même plan, indépendamment
du fait qu’ils sont porteurs d’un sens ou non et indépendamment du
fait qu’ils ont un référent ou non, le vocable « information » renvoie
plus à ce qui pourrait être dit qu’à ce qui est dit. D’où cette
définition : l’information est la mesure du choix dont dispose celui
qui sélectionne un message. Le concept d’information ne s’applique
donc pas à un message en particulier, mais à une situation dans son
ensemble. Ainsi, quelqu’un qui se trouve dans une situation où il a à
choisir entre deux messages dispose-t-il, dans cette situation, d’une
quantité d’informations équivalant, d’un point de vue statistique, à
l’unité.
Cela dit, au cours de la transmission d’un message, il peut arriver
que certaines choses qui n’aient pas été voulues par la source
d’information soient ajoutées aux signaux, par exemple, dans le cas
du discours parlé, d’autres sons ou des obstacles engendrant une
distorsion des sons émis. Toutes ces modifications affectant les
signaux transmis sont appelés « bruits ».
Dans l’extrait de la lettre citée en exergue, Lewis Carroll illustre
de façon burlesque quels dommages, limités par l’usage de l’écriture
et/ou par l’intervention du poète, ces « bruits » peuvent causer au
mythe considéré comme instance de communication. Une telle
approche du mythe, qui est celle adoptée dans la première partie de
ce livre, implique une interprétation spécifique du modèle décrit
plus haut, lequel a été développé pour des systèmes mécaniques
(téléphone, radio, télévision, etc.).
20
la communication du mémorable
21
programme tracé par Geneviève Calame-Griaule dans un article
intitulé : « Pour une étude ethnolinguistique des littératures orales
africaines 3 * », référence sera faite au récit de la guerre que soutint
l’Athènes ancienne contre l’Atlantide que Platon rapporte au début
du Timée (17 a - 27 c) et dans le Critias. Il s’agit là d’un pastiche \
et plus précisément d’un récit pseudo-historique où Platon prend
pour modèle Hérodote5. En présentant ironiquement - Pierre
Vidal-Naquet dit : « avec une étonnante perversité » - comme vrai
le récit de la guerre soutenue par l’Athènes ancienne contre
l’Atlantide, qui relève de la fiction, Platon donne à ses lecteurs un
exemple concret de ce qu’est la fiction dont la nature, dans le
domaine littéraire, a été décrite dans la République. Mais beaucoup
de lecteurs sont restés insensibles à l’ironie - à la perversité - de
Platon, qui ont considéré comme une vérité historique le récit fait
par Cristias le jeune, en qui il est difficile de ne pas voir, ne fût-ce
que comme ombre portée, Critias le tyran, considéré comme un
sophiste (sur le sujet, cf. p. 35-36). Le génie de Platon, dans cette
affaire, aura été de montrer à quel point il est difficile, dans la
pratique, de distinguer la fiction de la vérité et le sophiste de
l’historien et du philosophe.
Le fait que ce récit soit un pastiche ne le disqualifie cependant
pas comme texte de référence. Son caractère artificiel entraîne la
mise en évidence d’un certain nombre d’éléments fondamentaux qui
interviennent effectivement dans tous les mythes, mais qui, dans les
mythes traditionnels, ne sont pas d’emblée explicites comme ici. Et
cela parce que la fabrication d’un pastiche implique une analyse
préalable du type de discours dont l’imitation est visée. Or c’est
précisément à ce genre d’analyse qui, dans l’une et l’autre parties de
ce livre, portera en priorité sur des mythes traditionnels qu’introduit
ce mythe philosophique.
22
1
Information
23
a 1), apomnêmoneûô «rappeler le souvenir» (77m 20 e 4),
diamnëmoneüô «se rappeler avec précision» (77m 22 b 3), ékhô
mnëmeion « subsister comme souvenir, rester en mémoire » (77m 26
b 3).
La mémoire qui importe alors, c’est moins la mémoire indivi¬
duelle (77m 20 e 4, 21 a 1,21 c 3, 22 b 3, 26 a 2, 26 b 1,26 b 3), que
la mémoire collective (77m 22 e 4, 23 a 5, 23 b 6, Crit 109 d 3, 110a
7). Certes il ne peut y avoir de mémoire collective sans mémoire
individuelle. Mais, pour être conservé pendant une longue période
de temps, le souvenir d’un événement doit être partagé par un
nombre important d’individus contemporains qui s’efforcent de le
transmettre à des individus de la génération suivante
Ces deux conditions permettent de pallier la faible autonomie
temporelle et le caractère contingent de la mémoire individuelle,
dont Critias décrit le fonctionnement avec beaucoup de finesse :
24
information
« Aussi tout ce qui s’est passé, soit chez vous soit ici soit en tout
autre lieu, dont nous avons pris connaissance par ouï-dire, si en
quelque manière, c’est quelque chose de beau, de grand ou qui
présente quelqu’autre différence, toutes ces choses sont mises par
écrit ici dans les temples et conservées. » (Tim 23 a 1-5.)
25
différence » viennent restreindre singulièrement cette classe. Ces
deux adjectifs évoquent un système de valeurs qui permettent de
porter un jugement sur les événements en question. Tout ce qui sort
de l’ordinaire ne peut devenir objet de mémoire collective. Il faut,
en outre, que cet événement extraordinaire soit signifiant au regard
des valeurs de la collectivité dont il s’agit. En d’autres termes, seules
sont retenues les informations qui s’intégrent dans le système de
valeurs propre à cette collectivité et qui peuvent servir à sa défense
et à son illustration, soit positivement en commandant l’adhésion,
soit négativement en agissant comme repoussoir.
Enfin, l’expression y) TyjSs rj xod xax’ àXXov totiov « soit ici
soit en tout autre lieu » apporte une précision supplémentaire. Elle
fait apparaître que les événements susceptibles de devenir objets de
mémoire collective se rapportent non seulement à cette collectivité,
mais aussi à d’autres. Autrement dit, une collectivité donnée se
définit aussi bien en étant attentive aux événements qui la
concernent qu’en tenant compte de ceux qui se produisent dans
d’autres collectivités, pourvu, bien sûr, que ces événements soient
signifiants pour elle.
Voici d’ailleurs, pour illustrer ce qui vient d’être dit, un inventaire
des différents types d’événements mentionnés dans les textes du
Timée et du Critias qui servent de point de référence dans la
première partie de ce travail. Il s’agit :
26
information
hommes et les dieux, et cela aussi bien au niveau des individus qu’à
celui des collectivités.
5. de catastrophes naturelles causées notamment par l’eau et le
feu qui, venant du ciel, se sont abattus sur terre.
27
cité-ci dans le passé, et dont la trace avait disparu sous l’effet du
temps et à cause de la destruction des hommes. Mais l’une d’elles
était la plus grande de toutes (rcàvrcov 8è £v piytaTov). » (77m
20 e 4-6.)
28
information
29
l’Athènes d’il y a 9 000 ans, dont la fondation précède de 1 000 ans
celle de Saïs, où ce récit est conservé par écrit sur les murs d’un
temple.
Une datation exacte est aussi essentielle à l’histoire que la mesure
l’est à la physique 4. Or le mythe rapporte des événements dont la
situation dans le temps présente un caractère indéterminé indiqué
par l’adverbe de temps indéfini ttote « une fois » (Resp II 359 d 1, X
614 b 4) et par l’expression fp tcote « il était une fois » (Prot 320 c
8, Phdr 259 b 6), qu’on retrouve au début de certains mythes
racontés par Platon. Et même si, dans un mythe, des nombres sont
mentionnés, la chose n’a rien à voir avec la pratique de l’historien,
comme l’explique Hermann Frankel en prenant pour exemple
Y Odyssée : « Ces nombres (ce sont pour la plupart des nombres
typiques récurrents qui indiquent toute sorte de mesures) sont en
général fortuits et ne peuvent servir de base pour des opérations de
calcul et pour établir que des événements sont contemporains. Ils
indiquent seulement un ordre de grandeur général et symbolisent
tout simplement une longue durée. Il n’y a là pratiquement aucun
intérêt pour la chronologie, relative ou absolue5. » Dans cette
perspective, la démarche du prêtre égyptien qui oppose son récit,
qu’il présente comme un discours vrai relevant de l’histoire, à celui
de Solon, qu’il qualifie de mythe, en arguant du fait que lui seul
peut dater avec précision les événements qu’il rapporte, paraît sinon
convaincante du moins tout à fait cohérente.
De plus, l’éloignement dans le temps des événements que
rapporte le mythe fait croître l’ignorance dans laquelle on se trouve
à leur égard surtout, comme on le verra dans le chapitre suivant,
lorsque l’information relative à ces événements a été l’objet d’une
30
information
31
2
Moyens de transmission
32
moyens de transmission
Dropidès I
Critias II (600?)
fils de Dropidès II
Léaidès (560?)
fils de Critias II
33
Critias III (520?)
Platon (427-348)
fils d’Ariston
34
moyens de transmission
35
postulé l’existence d’un Critias III, entre Critias II et Critias IV.
Mais les choses ne sont pas simples. Aussi n’est-ce pas sans raison
que Thomas G. Rosenmeyer 7 écrivit en 1949 un article contre John
Burnet pour en revenir à l’opinion traditionnelle, selon laquelle le
Critias qui intervient au début du Timée et dans le Critias est le
tyran Critias IV. Mais quel parti prendre dans ce débat?
l’entretien entre Socrate et Charmide se situe durant le siège de Potidée, qui a duré
de 432 à 429 av. J.-C. Il serait donc presque contemporain de celui relaté dans le
Timée et dans le Critias, lequel, comme on vient de le voir, se situerait entre 430 et
425 av. J.-C. Dans les deux cas, Critias le tyran, dont les écrits ont été classés parmi
ceux des Sophistes (DK 88). Pour une étude d’ensemble sur ce Critias, cf. Dorothy
Stephans, Critias : Life and Literary Remains. University Press, Cincinnati, 1939
(je n’ai pu consulter cet ouvrage), aurait eu dans la trentaine, c’est-à-dire à peu près le
même âge que Hermocrate qui, du côté syracusain, joue un rôle considérable durant
la guerre du Péloponnèse. En outre, Critias et Hermocrate partagent une même
hostilité à l’égard de la démocratie. À la chute d’Athènes en 404 av. J.-C., Critias
prend la tête d’un coup d’Etat oligarchique, connu comme celui des trente Tyrans;
moins d’un an après, les institutions démocratiques sont rétablies et Critias doit
s’exiler. Cependant, Xénophon nous apprend que, durant son exil d’Athènes, Critias
organisa en Thessalie la démocratie et arma les pénestes contre leurs maîtres (Hell.,
II, 3, 36).
36
moyens de transmission
37
tribus étaient divisées chacune en trois trittyes, aussi appelées
phratries. C’est donc en octobre 510 av. J.-C., que Critias II aurait
fait à Critias III le récit de la guerre que soutint l’Athènes ancienne
contre l’Atlantide.
38
moyens de transmission
dernière période de Platon 10, et qu’ils furent écrits dix ou douze ans
avant sa mort, c’est-à-dire entre 358 et 356 av. J.-C. C’est donc sur
une période de 270 ans, au cours de laquelle se succèdent 7
générations, que se serait étendue la transmission de ce récit
recueilli de la bouche d’un prêtre égyptien, prétendant faire
référence à des événements vieux de 9 000 ans, alors tombés dans un
oubli presque total en Grèce ancienne.
La valeur de ce témoignage, qui, il faut le rappeler, relève du
pastiche, réside dans le fait qu’il donne une description plausible,
parce que fondée sur une analyse préalable, complexe et minutieu¬
se, du processus de transmission sur une longue période de temps,
avec et sans intervention de l’écriture, d’un récit relatant des
(pseudo-)événements mémorables.
À partir de cet exemple, deux questions peuvent être posées.
Qu’en est-il de la transmission orale proprement dite? Et quel
rapport peut entretenir l’oralité avec l’écriture, dans ce cas précis et
plus généralement chez Platon?
La transmission orale peut se définir tout simplement comme une
transmission de bouche à oreille. Cette définition simpliste trouve
son répondant exact en ces deux termes : phëmë (Tim 27 b 4) et
akoë (Tim 21 a 6, 22 b 8, 23 a 2, 23 d 1, 25 e 1), qui respectivement
dérivent des verbes phëmt « dire », dans le sens de « manifester par
la parole » et akoüô « entendre ». La signification de ces deux
vocables apparaît avec plus de précision, lorsqu’on prend en
considération l’ensemble de leurs occurrences dans l’œuvre de
Platon.
Phëmë est un nom de la « parole », chargé de valeurs religieuses
et politiques. Chez Platon, on peut effectivement distinguer deux
usages de ce vocable : l’un qui manifeste une valeur religieuse, et
l’autre une valeur profane d’ordre collectif.
Lorsqu’il manifeste une valeur îeligieuse, phëmë signifie « révé¬
lation divine », comme on peut le constater en Lg I 624 b 2, Lg II
664 d 4, Lg V 738 c 6, Lg VII 792 d 3, Phdo 111 b 7,
10. Christopher GlLL, « Plato and Politics. The Critias and the Politicus »,
Phronesis 24, 1979, p. 148-167, s’oppose à G. E. L. Owen, «The Place of the
Timaeus in Plato’s Dialogues » [1953], Studies in Plato's Metaphysics, édité par R.
E. Allen, Londres (Routledge & Kegan Paul) / New York (Humanities Press), 1965,
p. 313-338.
39
Tim 72 b 3. Dans tous ces cas, il s’agit de la manifestation du divin
par la parole, dans le cadre de la divination.
Lorsqu’il présente une valeur profane, phêmë désigne essentiel¬
lement une « parole » collective. En ce domaine, il faut cependant
introduire une nouvelle distinction. Car cette « parole » collective
peut être celle du long terme ou celle du court terme.
Lorsqu’elle se rapporte au court terme, cette « parole » collective
correspond à la « réputation » de quelqu’un ou tout simplement aux
« bruits » qui courent sur son compte. C’est ce sens que manifestent
six occurrences de phëmë chez Platon \Ap 1 8 c 1, Ap 20 c 7, Lg IX
878 a 5, Lg XI 932 a 6, LgXI 935 a 1, Pol 309 e 8. Mais c’est
lorsqu’elle se rapporte au long terme que cette « parole » collective
présente le plus de pertinence.
En effet, phëmë désigne alors ce qu’aujourd’hui on appelle la
« tradition », que cette tradition porte sur un domaine religieux :
dieux, démons, héros et éventuellement monde de l’Hadès, ou sur un
domaine profane : institutions, hauts faits militaires, etc. Dans cette
perspective, phëmë désigne la parole collective destinée à être
conservée. C’est le sens que manifestent d’ailleurs la plupart des
occurrences de phëmë dans l’œuvre de Platon : Crat 395 e 5, Lg II
672 b 3, Lg IV 704 b 1, Lg- IV 71 3 c 2, Lg VI 771 c 7, Lg VII 822 c 4,
Lg VIII 838 c 8, Lg VIII 838 d 6, Lg IX 870 a 7, Lg IX 871 b 4,
Lg IX 878 a 5, Lg X 906 c 1, Lg X 908 a 7, Lg XI 916 d 7, Lg XI 927
a 5, Lg XII 952 b 7, LgXII 966 c 5, Phlb 16 c 8, Resp III 415 d 6,
Resp V 463 d 6, Tim 27 b 4. Phëmë reste un nom de la « parole »,
même lorsque cette parole est consignée par écrit comme l’indique
cette expression du Timée : « la tradition des écrits sacrés (yj twv
îepcov Ypap.|j.crrtov cpYjp)) » (Tim 27 b 4), où il est fait mention du
40
moyens de transmission
est aussi bien parole divine que parole collective. Mais, à la limite,
toute parole divine devient partie intégrante de la parole collective
qui, pour une bonne part, porte sur un domaine religieux. C’est le
cas, par exemple, dans neuf (Crat 395 e 5; Lg II 672 b 3, IV 704 b 1,
VI 771 c 7, VII 822 c 4, VIII 838 c 8, 838 d 6, X 906 c 1, XI 927 a 5)
des vingt et une occurrences énumérées plus haut. La chose n’a rien
de surprenant, car, dans le passé, parole divine et parole humaine
tendaient à se confondre, à cause de l'extrême proximité des dieux
avec les hommes. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut comprendre et
ce passage du Philèbe (16 c 7-8) : « En outre, les anciens qui étaient
meilleurs que nous et qui habitaient plus près des dieux nous ont
transmis cette tradition (xaÛTTjv cp7]fj.7)v ) », et cet autre du Phèdre
(274 c 1-3) :
41
tradition, comme or. peut le constater dans le Ménon (94 c 6) et dans
les Lois (VII 798 b 2, VIII 839 e 5, X 900 a 2).
Mais cette audition de la révélation ou de la tradition se réalise
dans un domaine bien précis, celui des Muses (Tim 47 c 4, d 1) et,
de façon plus restreinte, celui de la poésie (Resp III 401 c 8, X 603 b
7). Cette dernière occurrence présente le plus grand intérêt,
puisqu’elle apparaît dans le cadre d’une définition de la poésie :
11. Claude Lévi-Strauss donne un bon exemple de la chose dans un texte publié
d’abord en 1975, puis repris sous le titre : « Au-delà du Swaihwé », dans la seconde
édition de La Voie des masques. Plon, Paris, 1979, p. 153-163. Cf. aussi Jack Goody,
The Myth of the Bagre, Clarendon Press, Oxford, 1972; Une récitation du Bagré,
publiée par Jack Goody et S.W.D.K. Gandah, précédée d’une introduction de Jack
Goody, Classiques africains 20, Colin, Paris, 1980.
42
moyens de transmission
43
que les autres, c’est comme disséminés les uns indépendamment des
autres, qu’on les raconte. » (Pol 269 b 5-8.)
Comme dans le cas de la guerre menée par l’Athènes ancienne
contre l’Atlantide, l’oubli de ces faits n’est que partiel. Certains se
sont complètement « éteints ». Mais la plupart ont survécu; cepen¬
dant, on a oublié la cause unique qui les explique tous. Dans ce cas,
l’oubli porte aussi bien sur les faits eux-mêmes que sur leur rapport
à une même cause.
Toutefois, Platon ne récuse pas le témoignage de cette transmis¬
sion orale, dont il reconnaît les limites. Voici, en effet, ce qu’on peut
lire plus loin :
« Mais cette race de “ fils de la terre ”, dont il est raconté qu’un
jour elle a existé, c’est celle qui, en ce temps-là, est de nouveau
revenue [suivant un cycle] du sein de la terre. Race, dont le souvenir
a été conservé par nos ancêtres, les premiers, ceux qui avoisinaient
le temps suivant la fin de la précédente révolution, et qui venaient
au jour au début de celle-ci. Car ce sont eux, qui ont été pour nous
les hérauts de ces récits, aujourd’hui objets, bien à tort, de
l’incrédulité du grand nombre.» (Pol 271 a 5 - b 3.)
Certes, une transmission orale aussi rudimentaire, c’est-à-dire qui
se développe sans l’intervention de cette technique de communi¬
cation qu’est la poésie, implique une dégradation importante du
message transmis. Cependant, la continuité des générations entre
ceux qui ont été les témoins de ces événements et ceux qui
maintenant les racontent autorise à prêter un certain crédit aux
fragments de souvenir qui ont pu être ainsi conservés.
On ne peut espérer plus d’une transmission rustique. Seule la vie
en cité permet d’améliorer quantitativement et qualitativement la
transmission de messages relatifs à un passé très éloigné.
Avec l’apparition de la cité, le passé, que conserve la mé¬
moire collective, fait l’objet de recherche (Crit 110 a 3-4:
àva^yjTYjCTiç tcov TraXaicov). Impossible chez les montagnards
trop occupés à se procurer les choses nécessaires à la vie dont ils
manquent, ce type d’activité est exercé par des citadins qui,
jouissant du loisir que leur procure la satisfaction de leurs besoins
élémentaires, arrivent à retracer les actions qu’ont accomplies les
hommes du passé, dont les montagnards ne connaissent que les
noms.
44
moyens de transmission
45
Une chose étonne dans la description faite par Critias le jeune de
l’entretien de Solon avec un prêtre de Sais. Bien que le récit de la
guerre que soutint l’Athènes ancienne contre l’Atlantide ait été
consigné par écrit, jamais le prêtre égyptien n’est décrit en train de
lire. Il raconte (Tim 22 b 3-4, 23 d 4-5) et Solon écoute (Tim 21 d
7-8, 23 d 1-4). Et cela tout simplement parce que le prêtre
n’a pas eu le temps de recourir « aux écrits eux-mêmes
(aùxà xà ypap-p-axa) » (Tim 24 a 1). Ce prêtre connaît donc par
cœur le récit qu’il fait à Solon. Ainsi, même en Égypte, l’écriture
apparaît-elle comme un instrument de remémoration, la véritable
mémoire se trouvant ailleurs dans l’âme et dans la parole par
laquelle s’exprime directement l’âme.
Enfin, lorsque Solon revient d’Égypte, où il a été informé de la
guerre menée par l’Athènes ancienne contre l’Atlantide, le récit
qu’il rapporte est transmis oralement à Athènes pendant près de
270 ans. Et cela, même s’il existe des notes écrites relatives aux
noms des rois de l’Atlantide, et auxquelles font référence Critias II
et Critias III ou IV. Certes, on peut comprendre que Solon n’a pas
trouvé le temps, à son retour d’Égypte, de composer sur le sujet des
poèmes qui auraient sûrement été mis par écrit. Mais on s’étonne
que, par la suite, personne à Athènes, où l’écriture prenait une place
de plus en plus importante, ne se soit donné la peine de fixer ce récit
par écrit.
Dans ce cas précis, celui du récit de la guerre menée par
l’Athènes ancienne contre l’Atlantide, l’écriture joue le rôle suivant.
Elle permet de constituer une version de référence au contact de
laquelle est régénérée puis régularisée une tradition orale particu¬
lièrement lacunaire. Par là, elle rend possible le contrôle - au sens
étymologique du terme (contre-rôle : registre tenu en double) -
d’une tradition orale; elle ne la supplée jamais cependant.
Tout ce qui vient d’être dit s’accorde avec la position de Platon à
l’égard de l’écriture. Pour Platon, l’écriture ressortit à un domaine
plus vaste, celui de l’imitation (cf. chapitre 6). Car l’écriture n’est
qu’une copie; une copie de la parole de l’âme, parole silencieuse
dans le cas de la pensée, ou parole sonore, lorsque cette pensée
prend pour support la voix. Or, dans ce cas comme dans tous les
autres, l’imitation tend à transgresser ses limites, en présentant la
copie comme une réalité à part entière. Aussi Platon s’emploie-t-il
souvent non pas à discréditer complètement l’écriture - ce qui serait
46
moyens de transmission
47
qui est le contraire de celui qu’elle possède. En effet, cette
technique produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront apprise,
parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant, en effet,
leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes
étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte
de remémoration; ce n’est donc pas pour la mémoire, mais pour la
remémoration, que tu as trouvé le remède. Quant à la science, c’en
est la semblance que tu procures à tes disciples, non la réalité.
Quand, en effet, grâce à toi, ils auront entendu parler de beaucoup
de choses, sans avoir reçu d’enseignement, ils sembleront avoir
beaucoup de science, alors que, dans la plupart des cas, ils n’auront
aucune science; en outre, ils seront insupportables dans leur
commerce, parce qu’ils seront des semblants de savants, au lieu
d’être des savants. » (Phdr 274 c 1 - 275 b 2.)
Ainsi se termine ce mythe, dont Socrate doit défendre la
vraisemblance contre l’ironie de Phèdre.
Cela fait, Socrate commente ce même mythe, en insistant sur
deux points capitaux : a) l’écriture ne peut se substituer à la
mémoire, car elle se borne à déclencher son action et à assurer son
bon fonctionnement; b) l’écriture n’est qu’une image de la science
et ne doit donc pas être considérée comme la science elle-même. En
d’autres termes, en présentant à l’âme l’image de la science,
l’écriture permet à cette âme de retrouver cette science en elle. Une
telle façon de voir se fonde notamment sur le fait que, en grec
ancien, grâphein signifie à la fois « écrire », « dessiner » et « pein¬
dre ».
Par ailleurs, cette ambivalence de sentiment à l’égard de
l’écriture, dont Platon se fait l'écho, reflète une situation historique
précise en Grèce ancienne. En effet, la civilisation orale, dont
l’épopée homérique constitue le modèle, n’a pas été submergée par
une civilisation de l’écriture, dont l’introduction date du VIIIe siècle
av. J.-C. Jusqu’à la fin du Ve siècle et même au-delà, une part
importante de la culture grecque reste de type oral 13.
Le témoignage de Platon sur le mythe évolue donc sur le fil du
48
moyens de transmission
14. Jack Goody, «Mémoire et apprentissage dans les sociétés avec et sans
écriture : la transmission du Bagre », L'Homme. 1977, n° 1, p. 29-52.
15. Jack Goody et lan Watt, « The Conséquences of Literacy », dans Literacy in
Traditional Societies. édité par Jack Goody, University Press, Cambridge, 1968, p.
27-68.
16. « ... die Eule der Minerva beginnt erst mit der einbrechenden Dàmmerung
ihren Flug. » (Hegels sàmtliche Werke, hrsg. von Georg Lasson, Band VI :
Grundlinien der Philosophie des Rechts [1911], 2. Auflage, Meiner, Leipzig, 1921,
p. 17; trad. franç. par André Kaan sous le titre : Principes de la philosophie du droit
[1940], collection Idées, Gallimard, Paris, 1963, p. 45).
49
3
Fabrication
50
fabrication
51
l’orientation objective qu’il implique que poiéô se distingue de
prâttô et de drâô. En effet, le sens fondamental de poiéô est celui
d’une élaboration matérielle, qui ne prend en considération ni
l’élément subjectif de l’action entreprise ni la responsabilité qui s’y
rattache.
On atteint, par là, l’élément le plus intéressant de cette analyse
sémantique. En effet, l’orientation objective que manifeste le verbe
poiéô dans l’ordre du sensible se maintient, lors même que ce verbe
est utilisé dans un contexte cosmologique ou littéraire 3.
Dans le domaine cosmologique, l’action du démiurge est très
limitée. Elle doit prendre modèle sur les formes intelligibles, et
s’accommoder du milieu spatial. Aussi ne peut-elle s’exercer que
« dans la mesure du possible 4 ».
On retrouve les mêmes contraintes dans le domaine littéraire.
Comme on le verra, pour Platon, le poète a pour fonction de
reprendre un élément de ce qui, dans une collectivité donnée, est
transmis oralement, pour en réorganiser le contenu et lui donner une
forme particulière.
Dans le cas du démiurge, comme dans celui du poète, l’action
entreprise est similaire. Aussi est-il naturel que le producteur du
monde et le producteur du mythe notamment soient désignés par le
substantif poiëtës, dérivé nominal de poiéô, le suffixe -tës indiquant
l’agent. Ce substantif, qui désigne le « fabricant » en général (Resp
X 596 d 4), peut aussi désigner toute sorte de fabricants particuliers,
dans un sens premier ou dans un sens dérivé : qu’il s’agisse du
fabricant d’instruments divers (Resp X 601 d 9, X 601 e 7); du dieu,
« fabricant » du lit « réel » (Resp X 597 d 2), alors que le peintre
n’est le fabricant que d’une image de ce même lit (Resp X 597 d 11);
de l’imitateur, fabricant d’images (Resp X 601 b 9), dont l’action
sera décrite dans le chapitre 6 sur l’imitation; ou même de Socrate,
qu’on accuse d’être un « fabricant » de divinités (Euthph 3 b 2). La
polysémie de poiëtës recouvre donc celle de poiéô, comme cela est
naturel s’agissant d’un dérivé. En définitive, lorsque, dans la plupart
des cas, chez Platon, poiëtës désigne le poète proprement dit, il n’y a
52
fabrication
là manifestation que d’un seul des multiples sens de poiëtës, qui, par
ailleurs, se rattachent tous au sens général de « fabricant ».
Il en va de même pour le substantif poièsis, un autre dérivé
nominal de poiéô, le suffixe -sis indiquant l’action. Ce terme, tout
comme poiëtës, présente une polysémie qui recouvre celle de poiéô.
Le substantif poiësis désigne donc ou bien la « fabrication » en
général (Charm 163 b 9, 163 c 4, 163 d 3, 163 e 1, Resp X 603 b 7,
Soph 234 a 1, 265 b 1, 266 c 5, 268 d 1, Symp 196 e 5), ou bien une
« fabrication » dans un domaine particulier. Il s’agit d’abord de la
fabrication dans le domaine littéraire (Mnx 239 c 6, Phdr 267 c 2,
Lg II 656 c 4), et plus particulièrement encore de la fabrication de
mélodies (Gorg 449 d 4) et de tragédies (Phdr 268 d 1). Dans le
Politique (282 a 7), il est même fait allusion à la fabrication de
vêtements.
Mais, en ce domaine comme en bien d’autres, Platon lui-même
propose une analyse théorique des faits sémantiques qui viennent
d’être mentionnés :
53
fabrication. Dans le Gorgias, Socrate apporte la précision atten¬
due :
54
fabrication
55
classe de ceux qui racontent des mythes (xod aùxoç oùx
(jluGoXoyixoç), pour ces raisons, dis-je, les mythes (ptuOouç) que
j’avais sous la main et que je savais par cœur, ceux d’Ésope, ce
sont les premiers sur lesquels je tombai et dont je fabriquai des
poèmes (èTcotYjcra).» (Phdo 60 b 1 - 61 b 7.)
56
fabrication
séditions et par suite des autres maux qu’il trouva ici à son retour, il
ne l'avait pas complètement négligée, selon mon opinion, ni Hésiode
ni Homère ni aucun autre poète n’eût jamais été plus célèbre que
lui. » (Tim 21 c 4 - d 3.)
57
faut-il rappeler que Platon insiste plus sur la dimension religieuse de
la chose que sur sa dimension sociale.
En invoquant les Muses et surtout leur mère Mnémosyne au
début de son œuvre, le poète indique quelle est sa fonction. Comme
le devin \ auquel Platon l’assimile sur beaucoup de points, le poète
« est celui qui sait, parce qu’il se souvient et qu’il témoigne du passé
parmi les hommes8 9 ». Ayant mis son activité rationnelle hors
circuit, le poète devient l’interprète de la divinité qui se manifeste à
travers lui (cf. Ion 533 c - 534 b); à la limite, le mythe peut
véritablement être considéré comme « parole divine » (cf. p. 39-41).
Mais, pour Platon, les choses sont loin d’être aussi simples. Car le
mimétisme, auquel a recours le poète pour « fabriquer » un mythe
est gros d’ambiguïtés (cf. chapitre 6).
Le travail du poète porte aussi bien sur la forme que sur le
contenu du mythe. Dans le Phédon, Socrate explique qu’il a mis en
vers les mythes fabriqués par Esope. Pour désigner cette action, il
fait aussi usage du verbe poiéô, sans risque de confusion, puisque
ces mythes sont présentés comme étant ceux fabriqués par Esope
(Phdo 61 b 5 sq.), et que, plus haut, Socrate a déjà dit, de façon
explicite, qu’il a mis en vers les mythes d’Esope (Phdo 60 d 1).
L’usage qui est alors fait du verbe enteinô pour désigner cette
opération surprend. Ce composé verbal, formé du préverbe en-
« dans » et du verbe teinô « tendre », signifie en général « tendre,
maintenir ou assujettir dans ». C’est donc de façon tout à fait
exceptionnelle qu’en Phédon 60 d 1 il signifie « mettre en vers »,
c’est-à-dire « assujettir à un mètre ». Habituellement, c’est l’expres¬
sion évpiTpw qui évoque cette opération (Resp II 380 c 1, Phdr 258
d 10, 267 a 5, 277 e 7). Le vocable métron désigne la « mesure »,
c’est-à-dire, en poésie, un groupe de syllabes; par extension, il
désigne d’abord la nature du vers déterminée par le nombre et la
valeur des syllabes qui le composent, puis le vers lui-même. Et à
èv pixpcp « en vers », s’oppose bien évidemment aveu [iirpou « pas
en vers ».
Cette opposition renvoie à cette autre : poiëtës « poète » / idiôtës
« prosateur ». Ce dernier substantif est formé à partir de l’adjectif
58
fabrication
59
4
Narration
1. Sur les rhapsodes, cf. notamment Raphaëi Sealey, « From Phemios to Ion »,
Revue des études grecques, 70, 1957, p. 312-355; et, de façon plus générale, l’œuvre
de Milman Parry, L'Épithète traditionnelle dans Homère, Les Belles Lettres, Paris,
1928; Les Formules et la Métrique d'Homère, Les Belles Lettres, Paris, 1928; The
Making of Homeric Verse. The Collected Papers of Milman Parry, ed. by Adam
Parry, Clarendon Press, Oxford, 1971 Jesper Svenbro, La Parole et le Marbre.
Lund, 1976.
2. Arthur Pickard-cambridge, The Dramatic Festivals of Athens [1953],
Clarendon Press, Oxford, 1968 (2e éd. revue par J. Gould et D M. Lewis); et H.C.
Baldry, Le Théâtre antique des Grecs [1971], trad. Jean-Pierre Darmon, Maspero,
Paris, 1975.
60
narration
61
Car il faut distinguer entre les petites Panathénées, fête annuelle,
et les grandes Panathénées, célébrées tous les quatre ans, à la même
date, c’est-à-dire le 28 Hécatombaeon (mi-juillet, cf. p. 38), et dont
voici une description de l’organisation et du déroulement.
62
narration
63
reus, dont la statue était censée avoir été amenée d’Éleuthères, à la
frontière entre l’Attique et la Béotie, à Athènes, où elle se trouvait
dans le vieux temple de Dionysos situé dans l’enceinte du théâtre.
Pour réactualiser cette arrivée, on transportait cette statue à
l’extérieur de la ville dans un temple qui se trouvait sur la route
d’Éleuthères, non loin de l’Académie, puis on la ramenait à la lueur
des torches pour la placer dans le théâtre. Cette fête était
importante non seulement à cause des concours de poésie drama¬
tique (tragédie, comédie, drame satyrique) et lyrique (dithyrambe)
qui s’y déroulaient, mais aussi parce qu’elle était ouverte à tous les
Grecs et que, pour Athènes, dont les citoyens avaient congé, elle
était l’occasion d’un certain nombre d’actes politiques impor¬
tants.
64
narration
65
éponyme tirait un nom; les dix citoyens ainsi choisis juraient alors de
rendre un verdict impartial.
Alors, une trompette sonnait et la première pièce commençait. En
temps de paix, les représentations duraient quatre jours; l’un était
réservé aux cinq comédies et, durant chacun des trois autres, on
représentait trois tragédies et un drame satyrique. Pendant la
guerre du Péloponnèse, on réduisit la fête à trois jours, et le nombre
de comédies à trois. Le matin, trois tragédies et un drame satyrique
étaient joués, et l’après-midi une comédie.
À la fin du concours tombait le verdict. Chacun des dix juges
indiquait sur une tablette son choix par ordre de préférence. Les
tablettes étaient mises dans une urne. L’archonte-éponyme en
retirait cinq, à partir desquelles les résultats étaient proclamés. Les
noms du poète et du chorège victorieux étaient proclamés et
l’archonte-éponyme les couronnait de lierre. Une cérémonie en
l’honneur des vainqueurs suivait. Le chorège faisait graver une
inscription commémorant son succès, et le protagoniste dédiait son
masque à Dionysos.
L’événement qui clôturait les Dionysies relevait plus de la
politique que du théâtre. Le surlendemain du jour où se terminaient
les représentations, on réunissait les citoyens dans le théâtre, pour
examiner au cours d’une réunion extraordinaire de YEkklësCa
(P « Assemblée ») comment s’étaient déroulées les festivités. La
discussion portait surtout sur la gestion de l’archonte-éponyme et de
ses subordonnés qui, à cette occasion, pouvaient recevoir éloge ou
blâme.
De cette description sommaire du déroulement des Dionysies à
Athènes, on peut tirer un certain nombre d’éléments essentiels pour
déterminer en quelles circonstances les mythes étaient racontés par
des professionnels à Athènes.
De façon encore plus évidente que la comédie et le drame
satyrique, la tragédie est indissociable du mythe. En effet, la
tragédie prend naissance, comme l'a bien montré Wilhelm Nestle,
quand on commence à regarder le mythe avec l’œil du citoyen 5. Le
poète tragique reprend, pour les intégrer dans une forme littéraire
particulière et en fonction des idéaux de la cité, les grands mythes
5. Wilhelm Nestle, Vom Mythos zum Logos [1941], Krôner Verlag, Stuttgart,
1942 (2. Auflage).
66
narration
67
glissements de sens successifs, agon en vint à désigner les jeux
eux-mêmes et notamment les concours qu’ils impliquaient. Mais,
entre l’assemblée des guerriers, l’assemblée des citoyens dans l’Etat
oligarchique et VEkklësta démocratique qui s’assemble sur Vagora,
il y a une continuité évidente. Car le débat politique constitue une
lutte codifiée qui rappelle celle mise en œuvre lors des jeux
funéraires, et dont sont les avatars les différents concours organisés
par la cité. À la limite, c’est donc comme paradigmes que ces
concours s’intégrent dans la vie politique de la cité.
Et il va de soi que tout ce qui vient d’être dit sur les aspects
religieux, politiques et compétitifs des Dionysies s’applique, muta-
tis mutandis, aux grandes Panathénées.
Voilà donc ce qu’il en est des deux fêtes à l’occasion desquelles se
tenaient, à Athènes, les plus importants concours de rhapsodie, de
dithyrambe, de tragédie, de drame satyrique et de comédie, qui
donnaient lieu à des récitations de mythes par ces professionnels
qu’étaient les rhapsodes, les acteurs et les choreutes (cf., sur le sujet,
Lg VIII 834 e 2 - 835 a 1).
Mais la majorité de ceux qui racontent des mythes sont forcément
des non-professionnels, qui s’expriment en toutes circonstances. Or,
chez Platon, ces non-professionnels présentent deux caractéristi¬
ques : le grand âge et le sexe féminin.
En ce qui concerne le grand âge, voyons ce qu’il en est dans le cas
du récit de la guerre menée par l’Athènes ancienne contre
l’Atlantide. A Saïs, c’est un prêtre « tout à fait vieux » (Tint 22 b 4),
précise Critias le jeune, qui transmet ce récit à Solon. Par suite,
c’est à l’âge de quatre-vingt-dix ans (Tim 21 a 8 - b 1) que Critias
l’ancien reprend ce récit pour Critias le jeune.
Par ailleurs, Protagoras énonce ce principe : c’est par des gens
âgés que les mythes sont racontés à de plus jeunes (Prot 320 c
2-4).
Mais comment expliquer l'importance du grand âge en ce
domaine? Deux réponses peuvent être données à cette question : la
première relève du domaine de l’information, et l’autre du domaine
de la communication.
Dans une civilisation de l’écriture, le cumul des messages est
indépendant des individus; il équivaut à la conservation de traces
matérielles sur des supports matériels. En revanche, dans une
civilisation de l’oralité, tout cumul de messages ne peut être
68
narration
» Puis ceux [des mythes] qui auront été acceptés, nous persua¬
derons aux nourrices et aux meres de les raconter aux enfants, et de
façonner leurs âmes avec ces mythes, beaucoup plus que leurs corps
avec leurs mains. * (Resp II 377 c 2-4.;
69
840 c 1, Lg VIII 841 c 6-7, Lg IX 865 d 5-6, Lg IX 872 e 2, Lg XI
913 c 2, Phdr 237 a 10, Pol 272 c 6-7, Prot 320 c 3, Prot 320 c 7,
Prot 324 d 7, Prot 328 c 3-4, Resp I 330 d 7, Resp I 350 e 3, Resp II
377 a 4-6, Resp II 377 c 3, Resp II 377 d 4-5, Resp II 381 e 3, Resp
III 386 b 9, Resp III 398 b 8, Resp VIII 565 d 6-7, Tim 22 c 7.
Suivant cet usage, légô manifeste la valeur distributive de la racine
*leg- « parcourir en ordre, selon un plan », tout en restant dans le
domaine de la parole ordinaire, où il sert de présent au couple
eipeîn-ereîn « dire, parler ». Raconter, c’est parcourir en ordre, par
la parole, une suited’actionsaccomplies par un ou plusieurs sujet(s).
Par ailleurs, légô se voit relayer par phthéggomai « faire entendre
sa voix, un son », dont on ne trouve qu’une occurrence en relation
avec mûthos (Lg II 664 a 5-7) et qui indique que raconter un mythe
est, avant tout, une performance orale.
Enfin, les verbes diëgéomai « exposer en détail » (Soph 242 c 8-9)
et diérkhomai « parcourir jusqu’au bout » (Soph 242 d 6, Tim 23 b
4) comportent, grâce à leur second terme, respectivement hëgéomai
« marcher devant, conduire » et érkhomai « aller », l’idée du
mouvement manifestée par légô, dans le sens de « raconter ». Le
préverbe diâ indique par ailleurs l’intégralité du mouvement ainsi
évoqué; on verra plus loin l’importance de la chose.
Il est difficile de déterminer comment les non-professionnels
racontaient un mythe. Mais tout porte à croire qu’ils cherchaient à
imiter les professionnels. Or, voici ce qu’on sait sur la façon de
procéder de ces derniers.
Les mythes pouvaient être en prose. Mais la plupart étaient en
vers, ce qui permettait de les raconter et plus généralement de les
chanter avec accompagnement musical ou même avec exécution de
pas de danse. Ces techniques d’ordre linguistique, musical et
chorégraphique, que mettaient en œuvre, pour communiquer un
mythe, des professionnels comme les poètes, les rhapsodes, les
acteurs et les choreutes, sont évoquées par Platon, qui les distingue
avec soin (cf. Resp III 398 c 11 - d 10, 399 a 5 - c 4, Lg VIII 814 d 7
- 815 d 3; ces passages seront commentés dans le chapitre 6).
En effet, alors que, comme on l’a vu plus haut, le rhapsode se
bornait à déclamer, du haut d’une estrade, couronné d’or et
richement costumé, surtout des poèmes d’Homère, avec des
mimiques, mais sans accompagnement musical, la performance des
acteurs et des choreutes faisait intervenir le chant et la danse.
70
narration
71
« Mais, dit-on, il n’est pas permis d’abandonner même des mythes
au milieu, mais seulement après leur avoir donné une tête, afin
qu’[un mythe] n’erre pas sans tête. Continue donc encore à me
répondre, pour que ce discours reçoive de nous une tête. » (Gorg 505
c 10 - d 3.)
72
narration
73
621 b 8 - c 1.) Cette expression, on la retrouve en Théétète 164 d
8-10 : « Et c’est donc ainsi qu’a péri le mythe, celui de Protagoras et
le tien par la même occasion, selon lequel connaissance et
perception, c’est la même chose»; en Philèbe 14 a 3-5 : «Après
quoi, notre discours serait perdu, ainsi que périt un mythe, tandis
que nous, nous trouverions notre salut dans une absurdité »; et en
Lois I 645 b 1-2 : « Et c’est donc ainsi qu’aurait été sauvé le mythe
de la vertu, qui nous représente comme des marionnettes. » Les
similitudes qu’on peut relever entre ces quatre passages indiquent
qu’il doit s’agir là d’une expression familière que Platon reprend,
telle quelle, en la modifiant au minimum. Dans tous les cas, en effet,
on trouve le syntagme xod outco suivi des verbes glo^ztcu et/ou
àîtoÀXuTai. En Resp X 621 b 8 - c 1 et en Phlb 14 a 3-5, les deux
verbes apparaissent conjointement; alors qu’en Tht 164 d 8-10 seul
aTuoXXuTai. figure et en Lg I 645 b 1-2, seul atpÇeToa.
74
narration
12. Cf. Christopher Gill, «The Genre of the Atlantis Story », Classical
Philology, 72, 1977, p. 304, n. 74.
75
5
Réception
76
réception
« Tant il est vrai, dit-on, que les choses apprises par les enfants
restent en mémoire d’une façon merveilleuse. Moi, en effet, les
choses que j’ai entendues hier, je ne sais pas si je pourrais toutes me
les remettre en mémoire. Mais celles que j’ai entendues il y a très
longtemps, je serais tout à fait étonné si l’une d’elles m’échappait. »
{Tim 26 b 2-7.)
77
Socrate. - Que, de leur côté, les mères non plus, sur la foi des
poètes, n’aillent pas effrayer les petits enfants, en racontant d’une
manière qui n’est pas avantageuse ces mythes, selon lesquels des
dieux circulent de nuit, qui apparaissent sous plusieurs formes
étranges et diverses, afin à la fois de ne pas blasphémer contre les
dieux et de ne pas rendre les enfants plus peureux. (Resp II 381 e
1-6.)
78
réception
79
Qu’il soit le fait de professionnels ou de non-professionnels, le
récit d’un mythe prend donc toujours la forme d’un face à face entre
des êtres humains qui réagissent les uns en fonction des autres. Cet
état de choses rend en quelque sorte sensible l’influence qu’exerce le
destinataire d’un mythe sur celui qui fabrique et/ou interprète ce
mythe.
Dans une civilisation de l’oralité, où les sphères de la fabrication,
de l’émission et de la réception d’un message sont indissociables,
tout mythe, pour être entendu, doit être accepté par l’auditoire à qui
il est destiné. À cette « censure préventive », source de bruits,
répond, dans une civilisation où l’écriture s’est développée, 1’ « ho¬
rizon d’attente » 4 du public auquel le poète, qui « fabrique » un
mythe, s’adresse soit directement soit indirectement par l’intermé¬
diaire de ses subordonnés : rhapsodes, acteurs, choreutes.
80
6
Imitation
CRITIAS. - En effet, que n’ait pas bien été dit ce qui a été dit par toi,
quel homme de bon sens entreprendrait de le dire? Mais que ce que
je vais dire ait besoin de plus d’indulgence, en raison de sa plus
grande difficulté, voilà ce qu’il faut s’efforcer d’expliquer en
quelque manière. En effet, Timée, lorsqu’on dit quelque chose sur
les dieux à des hommes, il est plus facile de sembler dire ce qui est
adéquat, que [lorsqu’on dit quelque chose] sur les mortels à nous
[mortels]. Car l’inexpérience et l’ignorance complète des auditeurs
sur les choses qui sont dans ce cas fournissent beaucoup de
81
commodité à celui qui va dire quelque chose à leur sujet. Mais voilà,
sur les dieux nous savons où nous en sommes!
Mais, pour que je puisse vous montrer plus clairement ce que je
veux dire, suivez-moi dans la direction que voici. Une imitation
(fj.tp.7]a(.v), une copie (à7rei.xaaiav ), voilà en fait ce qu’est néces¬
sairement, je pense, ce qui est dit par nous tous. Or, en ce qui
concerne la fabrication d’images (eiSc.jXo7iouav) de corps divins et
humains que mettent en œuvre les peintres, nous savons ce qu’il en
est de la facilité et de la difficulté qu’il y a à faire apparaître à ceux
qui les voient qu’elles sont imitées (jji£fju{jû)a0a[,) comme il faut. Et
nous observons que la terre, les montagnes, les fleuves, la forêt, le
ciel dans son ensemble et ce qui se trouve autour de lui et s’y meut,
nous sommes tout de suite satisfaits si quelqu’un est capable, tant
soit peu, d’en produire une imitation (à7rop.ip.£Ï<T0ai.) qui en ait la
ressemblance (Tcpôç ôp.oioT7]Ta auxcov); qui plus est, parce que
nous ne savons rien de précis sur les choses de ce genre, nous ne
soumettons ni à examen ni à critique les peintures [qui les
représentent], mais, en ce qui les concerne, nous nous contentons
d’une peinture ombrée, imprécise et trompeuse. En revanche,
lorsque quelqu’un entreprend de produire une copie (à7T£txà^£t,v)
des corps qui sont nôtres [c’est-à-dire humains], parce que nous
percevons avec acuité ce qui a été laissé de côté, en raison de
l’observation constante à laquelle nous nous soumettons, nous
sommes des juges sévères pour celui qui ne reproduit pas en tout
point toutes les ressemblances (ôp.oiorrçTaç).
Eh bien, il en va de même pour les discours, il faut que nous le
sachions. Parce que, les choses célestes et divines, nous sommes
satisfaits, même si ce qu’on en dit n’est qu’une pâle copie (eîxo-ra);
tandis que les choses mortelles et humaines, nous les soumettons à
un examen précis.
Pour le moment donc, en ce qui concerne ce que je vais dire, si je
ne suis pas capable de reproduire en tout point ce qui convient, il
faut être indulgent. En effet, on doit se mettre dans l’esprit qu’il
n’est pas facile de produire une copie (àraxxàÇciv) des choses
mortelles qui relèvent de l’opinion (TCpoç So^av ). (Crit 107 a 4 -
e 3.)
82
imitation
2. Cf. Eva C. Keuls, Plato and Greek Painting, Brill, Leyde, 1978.
83
Mais ce n’est pas le cas. En effet, dans le domaine du discours (et
plus précisément au niveau de son contenu), il faut distinguer deux
choses : ce qui est exprimé, c’est-à-dire le logos, et la façon de
l’exprimer, c’est-à-dire la léxis. Cette distinction se fonde sur la
morphologie. Logos est un dérivé thématique de la racine *leg- au
degré o, comme c’est généralement le cas pour les racines où tous les
degrés vocaliques sont admis; il peut désigner l’action indiquée par
le verbe dont il dérive, mais habituellement il en désigne le résultat.
Par ailleurs, léxis est aussi formé sur la racine *leg- au degré e cette
fois, à partir du suffixe -sis qui indique spécifiquement l’action et
donc la manière dont cette action est exécutée 3.
Mais comment s’applique cette distinction dans le domaine de la
poésie. Pour ce qui est du logos « ce qui est exprimé dans le discours
[poétique] », on peut s’en tenir à ce qui a été dit plus haut. Mais pour
ce qui est de la léxis « la façon d’exprimer le contenu de ce
discours », il faut faire intervenir une autre espèce d’imitation.
84
imitation
85
un statut de réalité et derrière laquelle il disparaît il y*a
imitation 4.
À partir de cette opposition, Platon élabore une typologie des
genres relevant de la poésie et du récit de mythe(s) :
86
imitation
D’une part, en effet, ceux qui racontent des mythes, qu’il s’agisse de
professionnels, comme les rhapsodes, les acteurs et les choreutes, ou de
non-professionnels, prennent modèle sur le poète qui a fabriqué les
mythes qu’ils racontent.
Sur ce point, beaucoup de choses restent à dire. Ce discours
qu’est le mythe peut être fabriqué en prose ou en vers. Lorsqu’il est
raconté, il peut être récité, avec ou sans accompagnement musical,
ou chanté; lors de cette interprétation, un arrangement chorégra¬
phique peut intervenir.
En Grèce ancienne, les œuvres d’un poète pouvaient être
chantées; c’est le cas, par exemple, de celles de Solon (Tim 21 b
6-7). Or Platon analyse ainsi une interprétation de ce type.
87
but de parfaire l’imitation qui se manifeste déjà au niveau du
contenu du discours et dans la façon d’exprimer ce contenu.
En grec ancien, harmoma « harmonie » désigne non pas la
perception simultanée de deux ou plusieurs tons de hauteur
différente, mais plus largement une échelle, une certaine suite de
tons de hauteur différente. Or, en ce domaine, c’est ainsi que se
manifeste l’imitation.
88
imitation
89
en ce qui concerne l’autre mouvement de tout le corps, si, à sa partie
la plus considérable, on donnait le nom de danse, on s’exprimerait
correctement. Il faut prendre pour acquis qu’il y en a deux espèces :
l’une imite (jxqjioujjiéfXTjv) les plus beaux corps dans ce qu’il y a de
noble; tandis que l’autre [imite les corps] les plus laids, dans ce qu’il
y a de vil. Puis de nouveau [on distingue] deux [espèces] de vil et
deux [espèces] de sérieux. [Dans le genre] du sérieux donc [il y
aura] d’une part [le mouvement] de beaux corps à la guerre et
engagés dans des épreuves violentes [où intervient] une âme
vaillante; [il y aura] d’autre part [le mouvement de pareils corps]
dans les bonnes dispositions d’une âme qui est tempérante et
modérée en ce qui concerne les plaisirs. En l’appelant pacifique, on
donnerait à une telle danse un nom conforme à sa nature. Celle qui
est guerrière donc, en raison du fait qu’elle est autre que la
pacifique, on la désignerait correctement du nom de pyrrhique
parce qu’elle imite (;jup.oi>pivï)v ) les mouvements faits pour éviter
tous les coups et les traits par des esquives, par toute sorte de
rompus, par des sauts en hauteur accompagnés d’aplatissement; et
[les mouvements] contraires à ceux-là, ceux qui inversement
comportent des postures propres à l’action et qui entreprennent de
donner par imitation (p.i.fi.eï<76ai.) des images (p.t.p.Y)[i.aTa) de ce qui se
passe, quand on lance des flèches, des javelots et toute sorte de
traits. En outre, en ces postures, se manifestent la rectitude et la
vigueur, quand se produit une image (pifXY)[Aoc)de beaux corps et de
[belles] âmes. Lorsque se réalise au plus haut point la précision dans
le mouvement des membres du corps, une telle [image] possède la
rectitude; celle qui est contraire à ces dispositions, on admet qu’elle
manque de rectitude. (Lg VIII 814 d 7 - 815 b 3.)
90
imitation
91
tuent en habitudes ou en nature, selon le corps et les intonations de
la voix et selon l’esprit (xarà aa>p.a xal cpcovàç xal xaxà
ty]v Siàvoiav;)? (Resp III 395 b 8 - d 3.)
Persuasion
SOCRATE. - [...] l’imitateur ne sait rien qui soit digne d’un discours
vérifiable (Aoyou) sur ce qu’il imite : un jeu et non pas une activité
93
sérieuse, voilà plutôt ce qu’est l’imitation (ntxiSuxv -uvoc xoù où
CT7rou§y]v ttjv [ii[iy]GLv ). (RespX 602 b 7-8.)
94
persuasion
(Lg VII 796 c-d), en liaison avec le sacrifice (Lg VIII 829 b 7). C’est
dans le même contexte d’ailleurs que s’explique, en partie du moins,
le rapport établi par Platon entre jeu et pratique d’initiations
(teletë) (Euthd 277 d 9, Lg II 666 b 5, Resp II 365 a 1, Soph 235 a
6). Au cours de ces initiations, des danses étaient exécutées qui
devaient mimer la vie et la mort de Dionysos. Or, c’est un enfant que
les Titans mettent à mort, après l’avoir attiré à l’aide de jouets. D’où
la surdétermination du jeu comme thème et comme représenta¬
tion.
Du rapport entre imitation et jeu, Platon passe tout naturellement
au rapport entre communication d’un mythe et jeu. Un tel rapport
est explicitement établi par l’étranger d’Élée dans le Politique (268
d 8, 268 e 5), si on accepte la conjecture de Campbell sur
l’accentuation de paidiâ (en 268 e 5).
De toute façon, le rapport en question se retrouve dans le
Phèdre :
95
Ce passage 1 se trouve éclairé par cet autre qui le précède :
96
persuasion
97
En décrivant la destinée de l’âme après la mort, le mythe raconté
par Socrate à la fin du Phédon permet donc sinon de guérir, du
moins d’apaiser, cette crainte de la mort, que suscite l’éventualité de
la disparition de l’âme par suite de l’anéantissement du corps.
En fait, la fonction curative du mythe, telle qu’elle est évoquée
dans ces quatre passages, correspond parfaitement à celle assignée à
l’incantation dans ce passage du Charmide, que je tiens à citer
intégralement en raison de son importance pour la définition de
l’incantation :
98
persuasion
Pour être bien compris, ce texte demande à être situé dans son
contexte général.
Cousin de Critias IV (cf. le tableau généalogique de la p. 34),
Charmide est un adolescent, lorsque le rencontre Socrate, dans la
palestre de Tauréas à Athènes. Comme la multitude de ceux qui en
sont amoureux, Socrate est émerveillé par la beauté de Charmide.
Mais l’adolescent se plaint de maux de tête et demande à Socrate
s’il connaît un remède. Ce dernier revient de Potidée, ville de
Thrace sur l’isthme de la Chalcidique, où il sert comme soldat
durant le siège auquel, de 431 à 429 av. J.-C., Athènes soumet cette
ville qui a secoué sa suzeraineté. Voilà pourquoi il parle à Charmide
du médicament et de l’incantation qu’il a ramenés de là-bas. De ce
fait, il est amené à parler de Zalmoxis. Dieu thrace et législateur du
pays, Zalmoxis aurait eu une existence humaine, pendant laquelle il
aurait été soit le maître soit le disciple de Pythagore, lorsque celui-ci
se trouvait encore à Samos \ On racontait qu’il rendait un homme
immortel tous les cinq ans. D’où son rapport avec la médecine.
99
Quoi qu’il en soit, l’intérêt de ce texte réside dans l’opposition
établie par Socrate entre le médicament (cpàppaxov), qui doit
assurer la santé (ûytetajdu corps, et l’incantation (znco^-t] ), qui doit
faire naître la sagesse (aœcppoaûvy)) dans l’âme. Or cette opposition
relative à la fonction spécifique du médicament et de l’incantation
et, par voie de conséquence, à l’objet sur lequel ils portent
respectivement, se voit relayée par cette autre relative à leur nature
propre : le médicament est une substance corporelle, alors que
l’incantation est une pratique langagière destinée à agir sur le
comportement de l’âme, notamment pour y faire naître la sages¬
se.
La même idée est reprise et développée dans ce passage de
l’Euthydème :
4. Pour une analyse de l’ensemble de ce passage, cf. Luc Brisson, « Du bon usage
du dérèglement», dans Divination et Rationalité, Seuil, Paris, 1974, p. 220-248,
surtout p. 235-242.
100
persuasion
\
101
communication de mythe et charme dans ce passage du livre VIII
des Lois relatif à la tempérance sexuelle.
102
persuasion
SOCRATE. - Puis, ceux [des mythes] qui auront été acceptés, nous
persuaderons aux nourrices et aux mères de les raconter aux
enfants, et de façonner leurs âmes avec ces mythes, beaucoup plus
que leurs corps avec leurs mains. (Resp II 377 c 2-4.)
Dès lors, on comprend que, dans les Lois, Platon présente le jeu
comme la première étape de l’éducation (Lg VII 796 e -798 d) et
qu’il ait recours au jeu de mots paidiâ «jeu » et paideia « éduca¬
tion » (cf. Lg II 656 c 2, VII 803 d 5, VIII 832 d 5). Tout comme
paidiâ, en effet, paideia est formé à partir de pais, mais à l’aide du
suffixe -eia, qui s’est développé à côté du suffixe eüô, servant à
constituer des dérivés verbaux, comme paideûô « éduquer ».
Puisqu’à chacune des étapes de sa communication intervient
l’imitation, le mythe n’est qu’un jeu. Mais ce jeu, qui produit un
puissant effet sur l’âme de celui à qui il est destiné, est un jeu
sérieux. D’autant plus sérieux, d’ailleurs, que ce type de discours
s’adresse à tous les citoyens dès leur plus jeune âge et que, de ce fait,
il constitue le premier stade de leur éducation. Voilà pourquoi un
philosophe comme Platon, dont le projet principal est de réformer la
cité dans laquelle il vit, tient à réglementer la fabrication et la
diffusion du mythe avec la plus extrême rigueur.
Mais d’où vient l’efficacité qui s’attache à l’imitation intervenant
lors de la communication du mythe? La réponse à cette question est
relativement simple. La communication d’un mythe procure un
plaisir, du genre de celui que procure la pratique de n’importe quel
jeu :
103
Critias le jeune va même jusqu’à considérer le plaisir que procure la
communication d’un mythe comme un adjuvant précieux pour la
mémoire.
Nulle part ailleurs dans le corpus platonicien ce double rapport
n’est thématisé. On y trouve toutefois deux autres passages qui font
allusion au plaisir procuré par l’audition d’un mythe.
Le premier se trouve à la fin du Phédon :
104
persuasion
105
II
La critique de Platon :
le discours de et pour l’autre
-
Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss
man schweigert.
109
déterminer ou à modifier leur comportement physique et surtout
moral en fonction du modèle qui leur est ainsi proposé.
Si Platon s’intéresse tant au mythe, c’est qu’il veut en briser le
monopole pour imposer le type de discours qu’il entend développer,
c’est-à-dire le discours philosophique, à qui il reconnaît un statut
supérieur.
Pour instaurer cette opposition et en nommer les pôles, Platon est
forcé de réorganiser le vocabulaire de la « parole » en Grèce
ancienne. Car si mûthos peut être assimilé à logos entendu comme
« discours » en général, il doit cependant être opposé à logos pris
dans le sens de « discours vérifiable » et dans le sens de « discours
argumentatif ».
En dépit de cette double critique, Platon reconnaît au mythe une
utilité certaine, et cela indépendamment de toute interprétation
allégorique. Bien plus, si on tient compte de l’usage dérivé qu’il fait
du vocable mûthos, on observe que Platon va même jusqu’à
admettre que, en certains domaines, son propre discours présente
des traits qui l’apparentent au mythe.
Discours de l’autre, discours pour l’autre, ainsi apparaît le mythe
face au discours du philosophe. Mais, chez Platon, cette opposition
n’implique pas l’exclusion du mythe, même d’un point de vue
théorique. Le conteur de mythes n’est pas sommé de se taire; son
discours doit, au niveau qui est le sien, relayer celui du philosophe et
du législateur.
Chez Wittgenstein, le discours philosophique se clôt sur le silence
de la foi, alors que chez Platon il est encore bruissant de cette parole
qui vient des dieux et que partagent tous les citoyens. 11 n’en reste
pas moins que Wittgenstein est un lointain neveu de Platon, qui
exprime sous une forme extrémiste une position dont on trouve
l’origine chez son ancêtre.
8
111
ADIMANTE. - Je ne comprends pas, dit-il, ce que tu veux dire.
SOCRATE. - Tu ne comprends pas, répliquai-je, que c'est d'abord
des mythes (pùôouç) que nous racontons aux petits enfants. Or. c'est
là, je suppose, en somme dire quelque chose de faux, même si
là-dedans il y a aussi du vrai. Mais nous, c'est des mythes dont nous
faisons usage envers les petits enfants, avant les exercices du
gymnase.
ADIMANTE. - C’est cela. (Resp II 376 e 6 - 377 a S.)
112
le mythe comme discours
113
9
L’opposition :
mythe/discours vérifiable
r 14
l'opposition : mythe/discours vérifiable
116
l’opposition : mythe/discours vérifiable
discours. Pour qu’il y ait discours, il faut, en effet, que soit réalisé un
entrelacement de nom(s) et de verbe(s) :
ÉTR. d’ÉlÉE. - D’autre part, nous disons qu’il est nécessaire que
chacun des discours « Théétète est assis » (263 a 2); « Théétète, avec
qui en ce moment je dialogue, vole » (263 a 8) soit d’une certaine
qualité.
Théétète. - Oui.
ÉTR. D’ÉLÉE. - De quelle qualité faut-il dire que sont donc l’un et
l’autre de ces discours?
Théétète. - L’un, je suppose, est faux et l’autre vrai.
ÉTR. D’ÉLÉE. - Or, celui des discours qui est vrai dit, te concernant,
ce qui est, comme c’est.
ThÉÉTÈTE. - Sans contredit!
Étr. d’ÉlÉE. - Tandis que, donc, celui qui est faux dit autre chose
que ce qui est.
ThÉÉTÈTE. - Oui. (Soph 263 b 2-8.)
118
l'opposition : mythe/discours vérifiable
119
revanche, le sophiste, qui est un fabricant de simulacres, ne peut
produire qu'un discours faux, en raison même de la définition du
simulacre (Soph 266 d 9 - e 1). Enfin, l'ensemble des hommes, y
compris les philosophes, qui eux aussi ont l’expérience des choses
sensibles appréhendées par les sens, tient sur ces dernières un
discours qui se trouve dans un rapport de ressemblance avec le
discours relatif aux formes intelligibles dont elles sont les copies, et
qui, de ce fait, n’est pas stable, puisque, en fonction du devenir des
choses sensibles, un même énoncé peut être vrai à un moment et
faux à un autre : par exemple, « il pleut ».
Cette spécification du sens du vocable logos ne va pas sans poser
de nombreux problèmes, dont le plus important semble bien être le
suivant. Si le vocable logos ne désigne plus que le type de discours
défini dans le Sophiste, c’est-à-dire le discours vérifiable, celui qui
est susceptible d’être déclaré vrai ou faux, qu’il porte sur les formes
intelligibles ou sur les choses sensibles, comment pourra-t-on parler
de réalités, dont il faut bien supposer qu’elles existent, mais sur
lesquelles on ne peut tenir un discours vérifiable?
Pour répondre à cette question, une définition du sens de mûthos
sera proposée, qui prendra modèle sur celle du sens de logos donnée
dans le Sophiste (259 d - 264 b).
120
l'opposition : mythe/discours vérifiable
SOCRATE. - Et celle qui nous reste ne serait-ce donc pas celle qui
porte sur les hommes?
121
Adimante. - Manifestement. (Resp III 392 a 3-9.)
122
l'opposition : mythe/discours vérifiable
123
concernant les gens de chez vous, que, tout à l’heure, Solon, tu
passais en revue, ont bien peu de différence avec des mythes pour
enfants (toxiSoov ptûOtov).» (77m 23 b 3-5.) Mais il s’agit là d’une
déclaration qui porte sur une démarche complexe que Platon décrit
en ces termes :
Il ressort de là que le mythe, même s’il n’est pas raconté, peut, dans
la mesure bien sûr où il n’a pas été oublié, être à tout moment
évoqué pour justifier telle ou telle relation d’ordre généalogique.
Irréductible à une suite ordonnée ou non de noms propres, le
mythe l’est aussi à la phrase unique. Marcel Detienne 7 a donc tort
de soutenir que chez Platon mûthos peut désigner un proverbe. Le
seul passage qu’il invoque à l’appui de cette position implique au
contraire une distinction nette entre proverbe et mythe :
Pour ce qui est des autres « dictons » (Lg IX, 872 c 7 - e 4, 865 d 3 -
866 a 1 ) évoqués par Marcel Detienne, tous s’expliquent par l’usage
particulier fait du vocable mûthos dans les Lois pour désigner le
124
l’opposition : mythe/discours vérifiable
B. Référence
8. Dans ses Voyages aux îles du Grand Océan (I, Paris, 1833, p. 393),
J.-A. Moerenhout raconte comment un chantre sacré de Raïatéa lui a fait connaître
la cosmogonie polynésienne : « Mais je reconnus bientôt la difficulté d’écrire tout
cela; car il ne pouvait réciter que de suite et en déclamant; et, alors même, sa
mémoire le trahissait souvent. Si je l’arrêtais pour écrire, il ne savait plus rien, ne
pouvait poursuivre, et il fallait recommencer. Ce ne fut donc qu’à force de répétitions
que je parvins à jeter sur le papier les détails qu’on va lire. » Ce passage est cité en
partie par Marcel Detienne (L’Invention de la mythologie, p. 62-63).
9. Cf. Jack Goody, « Mémoire et apprentissage dans les sociétés avec et sans
écriture», L'Homme, 1977, n° 1, p. 29-52.
125
constitue correspond effectivement au référent auquel il prétend
renvoyer. Si la réponse à la question que pose ce type de vérification
est oui, le discours en question est vrai : si cette réponse est non, ce
même discours est faux. Mais pour qu’une telle vérification soit
possible, il faut que le référent qui en constitue l’un des pôles soit
accessible. Dans le cadre de la doctrine platonicienne, deux types de
référents répondent à cette exigence : les formes intelligibles et les
choses sensibles (qui se situent dans le présent ou dans un passé
proche).
Pour Platon (cf. le chapitre 9, p. 118-120) en effet, le discours du
philosophe porte sur les formes intelligibles appréhendées par
l’intellect. Ces formes intelligibles, qui constituent la véritable
réalité, sont immuables. Aussi l’acte d’intellection qui permet de les
appréhender, de même que le discours qui manifeste extérieure¬
ment cet acte d’intellection, présentent-ils une stabilité absolue. Ils
sont toujours vrais, puisqu’ils sont indifférents au temps, à l’instar
de leurs référents qui se situent hors du temps.
En revanche, les choses sensibles, qui n’ont de réalité que par leur
participation aux formes intelligibles, se situent d’emblée dans le
temps. Aussi l’acte de sensation qui permet de les appréhender, de
même que le discours qui manifeste extérieurement cet acte de
sensation, sont-ils marqués par l’instabilité. Car ce qui est vrai au
temps t peut devenir faux au temps t + /; par exemple, « il pleut ».
Contrairement au discours qui porte sur les formes intelligibles, le
discours qui porte sur les choses sensibles n’est pas indifférent au
temps; et cela parce que son référent se situe dans un monde soumis
au devenir. Une telle situation pose donc des limites à la vérification
de ce type de discours. En effet, on ne peut vérifier l’adéquation ou
l’inadéquation d’un tel discours à son référent que si ce référent est
perceptible. Mais un référent, pour être perceptible, doit se situer,
par rapport à celui qui le tient, dans le présent ou dans un passé
assez rapproché pour que l’individu en question en ait eu l’expé¬
rience ou en ait été informé par quelqu’un qui en ait eu une
expérience directe.
Le passé éloigné, dont la connaissance est affaire de tradition
exclusivement, et tout le futur ne peuvent donc être considérés
comme des référents valables pour un discours susceptible de
vérification.
Mais il est évident que Platon lui-même n’enferme pas son propre
126
l’opposition : mythe/discours vérifiable
127
sens, soit au niveau des choses sensibles, mais dans un passé dont
celui qui tient ce discours ne peut faire l’expérience directement ou
indirectement.
Encore faut-il définir en quoi consiste cette inaccessibilité.
Soutenir qu’un référent est accessible à l’intellect ou aux sens, c’est
indiquer d’une part que ce référent existe et d’autre part qu’il est tel
ou tel. En revanche, dire qu’un référent est inaccessible à l’intellect
et aux sens, c’est indiquer qu’il n’est pas possible de déterminer si ce
référent est tel ou tel, même en prenant pour acquis qu’il existe.
Bref, dans le premier cas, le référent en question existe et il peut y
avoir de lui une description définie, alors que, dans le second, le
référent en question ne peut donner lieu à aucune description
définie, même s’il faut prendre pour acquis qu’il existe.
Il est inutile de rele