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THOMAS J.

BATA LIBRARY
TRENT UNIVERSITY
platon, les mots et les mythes
DU MEME AUTEUR

Le même et l’autre dans la structure ontologique du Timée de Platon. Un


commentaire systématique du Timée de Platon, Paris, Klincksieck,
1974.
Le mythe de Tirésias. Essai d'analyse structurale, Leyde, Brill, 1976.
Platon 1958-1975 [Bibliographie analytique], Lustrum, 20, 1977
[1979],

EN COLLABORATION

Plotin, Traité Sur les nombres (Ennéade VI 6 [34]), introduction, texte


grec, traduction, commentaire et index grec par Janine Bertier, Luc
Brisson, Annick Charles, Jean Pépin, H.-D. Saffrey et A.-Ph. Segonds,
Paris, Vrin, 1980.
Porphyre, La vie de Plotin I, travaux préliminaires et index grec complet
par Luc Brisson, Marie-Odile Goulet-Cazé, Richard Goulet et Denis
O’Brien, Paris, Vrin, 1982.
lue brisson

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platon,
les mots et les mythes ''

Ouvrage publié avec le concours du


Centre national des lettres
et du Centre national de la recherche scientifique

Yrant Unlv*r*iîy Llbrary


OMI.

FRANÇOIS MASPERO
1, place Paul-Painlevé
PARIS V*
1982
Si vous désirez être tenu régulièrement au courant de nos parutions, il vous suffit
d’envoyer vos nom et adresse aux Éditions François Maspero, 1, place Paul-Pain-
levé, 75005 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel Livres
Partisans.

© Librairie François Maspero, Paris, 1982


ISBN 2-7071-1326-3
- Eh bien, mon cher Albert dit Franz 2 3 4, en se
retournant vers son ami. que pensez-vous main¬
tenant du citoyen Luigi Vampa l?
- Je dis que c’est un mythe, répondit Albert, et
qu'il n’a jamais existé.
- Qu’est-ce qu’un mythe? demanda Pastri-
ni*.
- Ce serait trop long à vous expliquer, mon
cher hôte, répondit Franz.
Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo,
fin du chapitre 33.

1. Le vicomte Albert de Morcerf.


2. Le baron Franz d’Épinay.
3. Chef de brigands romains dont Pastrini (cf. note 4) vient de raconter les
aventures. Au service du comte de Monte-Cristo, il séquestrera Danglars, qui
cependant bénéficiera de l’indulgence du comte.
4. Propriétaire de l’hôtel de Londres, place d’Espagne, à Rome, où sont descendus
Albert et Franz.
Digitized by the Internet Archive
in 2019 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/platonlesmotsetlOOOObris
À l’origine, ce travail, qui a pour base une enquête lexicologique
sur mûthos, ses dérivés et les composés dont il constitue le premier
terme chez Platon, devait faire partie d’une publication commune
avec Marcel Detienne. Pour des raisons diverses, cette entreprise ne
put voir le jour et, en 1981, Marcel Detienne publiait un livre
intitulé : L’Invention de la mythologie (Gallimard, Paris), dont le
chapitre V résume bon nombre de mes analyses, les conclusions
générales de Marcel Detienne étant cependant radicalement
différentes des miennes, comme on pourra le constater en lisant les
pages qui suivent.
Par ailleurs, je tiens à signaler que, durant l'année scolaire
1980-1981, ce travail a fait l'objet de communications dans le
cadre du séminaire de Pierre Vidal-Naquet à l'Ecole des hautes
études en sciences sociales. Les discussions - notamment celles
avec Pierre Vidal-Naquet - auxquelles ces communications ont
donné lieu m’ont permis de modifier mes positions sur plus d’un
point.
Enfin, je veux remercier Marie-Odile Goulet, Denis O’Brien,
Boris Oguibenine, Jean Pépin et Clémence Ramnoux qui ont bien
voulu lire le manuscrit de ce livre, en m'indiquant des corrections à
apporter et en me faisant des suggestions; et Georges Leroux qui
m’a aidé à corriger les épreuves.

9
Introduction

Au contraire (de la poésie), la valeur du mythe


comme mythe persiste, en dépit de la pire
traduction. Quelle que soit notre ignorance de la
langue et de la culture de la population où on l'a
recueilli, un mythe est perçu comme mythe par
tout lecteur, dans le monde entier. La substance
du mythe ne se trouve ni dans le style, ni dans le
mode de narration, ni dans la syntaxe, mais dans
/'histoire qui y est racontée. Le mythe est un
langage; mais un langage qui travaille à un
niveau très élevé, et où le sens parvient, si l'on
peut dire, à décoller du fondement linguistique
sur lequel il a commencé par rouler.
Claude Lévi-Strauss,
Anthropologie structurale, p. 232.

Qu’est-ce qu’un mythe? Cette question porte sur le sens de


l’énoncé « x est un mythe ». Mais le sens de cet énoncé n’est pas
indépendant du fait de son énonciation
Quel acte est donc accompli par le fait de produire l’énoncé « x
est un mythe »? Pour Claude Lévi-Strauss1 2, cet énoncé sert à
identifier un certain type de contenu discursif, dont il estime qu’il
peut être perçu indépendamment de toutes les circonstances
particulières qui en expliquent l’origine et la constitution. Or cette
identification équivaut à l’attribution du prédicat « mythe » au type
de contenu discursif en question. Et cela sans qu’aucune définition
ne soit donnée de ce qu’est un mythe.
En fait, cette absence de définition résulte d’une difficulté
véritable relative au sens du terme « mythe ».

1. Ce type de question relève de la « pragmatique », terme qui désigne un courant


actuel de la philosophie du langage. Pour une bonne introduction en français sur le
sujet, on peut lire F. RÉCanati, La Transparence et l'énonciation. Pour introduire à
la pragmatique, Seuil, Paris, 1979.
2. Le passage cité en exergue est tiré de « La structure des mythes» [1955],
Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, chap. XI, p. 232.
Le terme « mythe » résulte d’une transcription du grec ancien
püOoç; et cette situation prévaut non seulement en français, mais
aussi dans la plupart des autres langues européennes modernes : par
exemple, mythos (en allemand), myth (en anglais), mito (en
espagnol), mito (en italien) et mif (en russe).
Par suite, lorsqu’en français, par exemple, on utilise le prédicat
« mythe » pour l’attribuer à un sujet autre que celui qui aurait pu
être le sien en Grèce ancienne, on établit une comparaison entre
deux faits de culture relevant de deux civilisations différentes, dont
l’une est toujours celle de la Grèce ancienne. Ainsi, dire « x est un
mythe », revient à dire « x est un mythe (tout comme z en Grèce
ancienne) ». L’ « hellénocentrisme », dont rend conscient une ana¬
lyse pragmatique de l’usage du terme « mythe », met donc en
évidence la nécessité d’une enquête sur son origine.
En Grèce ancienne, le sens de mûthos s’est modifié en fonction
des transformations qui ont affecté le vocabulaire du « dire » et de la
« parole » au cours d’une évolution historique dont le terme est
Platon. Chez Platon, en effet, le sens de mûthos est fixé une fois
pour toutes.
Lorsqu’il fait un usage premier du vocable mûthos, Platon
accomplit deux opérations : l’une descriptive, l’autre critique. À
l’aide de ce vocable, il décrit une pratique discursive d’un certain
type, tout en émettant un jugement sur son statut par rapport à celui
d’une autre pratique discursive considérée comme dotée d’un statut
supérieur. D’où la division de ce livre en deux parties.
Une première partie décrit le témoignage de Platon sur ce qu’est
le mythe comme instance de communication. Le mythe apparaît
alors comme ce discours par lequel est communiqué tout ce qu’une
collectivité donnée conserve en mémoire de son passé et transmet
oralement d’une génération à l’autre, que ce discours ait été élaboré
par un technicien de la communication comme le poète, ou non.
Prenant la suite, une seconde partie analyse les critiques faites
par Platon à ce type de discours qu’est le mythe, à partir du discours
qui est le sien comme philosophe, et que, par voie de conséquence, il
considère comme doté d’un statut supérieur. De ce point de vue, il
est reproché au mythe de n’être ni un discours vérifiable ni un
discours argumentatif. Cela n’empêche cependant pas Platon de
reconnaître une utilité au mythe, qui devient souvent partie
intégrante de son propre discours.

12
introduction

Ces conclusions ont été obtenues à la suite d’une enquête


lexicologique, dont les résultats ont été consignés dans les annexes 1
et 2. Au cours de cette enquête, n’ont été prises en considération que
les occurrences de mûthos et celles de ses dérivés et des composés
dont il constitue le premier terme dans les œuvres de Platon
généralement considérées comme authentiques; et cela, bien évi¬
demment, en tenant toujours compte du contexte, où se manifestent
un certain nombre de relations récurrentes entre ces vocables et
plusieurs autres, eux aussi analysés en raison de leur pertinence.
Le choix de cette méthode explique le nombre important de
citations, quelquefois assez longues qui parsèment chacun des
chapitres de ce livre. Tous ces passages ont été traduits sans
chercher l’élégance. Pour mettre en évidence un certain nombre de
rapports inédits et importants entre vocables pertinents, l’ordre des
mots dans la phrase grecque a été préservé quand la chose était
possible. Et, pour faire ressortir l’originalité du sens de certains de
ces mêmes vocables, des termes français ont été choisis, dont la
correspondance étymologique était plus évidente, de préférence à
d’autres plus élégants; en outre, les composés ont été rendus par des
paraphrases qui en explicitent chacun des termes. C’est enfin par
souci de précision que certains termes grecs ont été non pas traduits
mais translittérés, et que dans certaines citations des extraits du
texte grec traduit ont été rappelés.
Dans cette perspective, et pour éviter un certain nombre
d’inconvénients liés à cette pratique, c’est le procédé de translit¬
tération adopté par É. Benveniste 3 qui a été retenu.
Voici enfin une liste des abréviations que j’ai retenues pour
désigner les titres des œuvres de Platon :Alc I : le premier Alcibiade;
Ap : l'Apologie de Socrate; Charm : Charmide; Crat : Cratyle; Crit :
Critias; Dem : Dèmodocos; Epin : Épinomis; Epist : Lettres VII,
VIII, XII; Euthd : Euthydème; Euthph : Euthyphron; Gorg :
Gorgias; Hipp I : le petit Hippias; Hipp II : le grand Hippias;
Lach : Lâchés; Lg : les Lois; Men: Ménon; Min: Mi nos; Mnx :

3. Cf. Émile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, I et II,


Éditions de Minuit, Paris, 1969. Ce procédé ne s’applique pas aux noms propres, dont
la graphie traditionnelle a été respectée, pour éviter d’embrouiller le lecteur qui ne
connaît par le grec ancien.

13
Ménexène; Phdo : Phédon; Phdr : Phèdre; Phlb : Philèhe; Pol : le
Politique ; Prot : Protagoras ; Resp : la République; Soph : le
Sophiste; Symp : le Banquet; Tht : Théétète; Tim : Timée.
Pour les autres auteurs cités, très peu nombreux, on se reportera à
Yindex locorum.
/

Le témoignage de Platon :
la communication du mémorable
Mon unique élève a commencé de travailler
avec moi, et je vais vous expliquer comment se
passent mes cours. Le point le plus important,
voyez-vous bien, c’est que le professeur soit revêtu
d'un air de majesté et placé à une certaine
distance de l'élève; l’élève, de son côté, doit être
ravalé aussi bas que possible.
Autrement, voyez-vous bien, l’élève n'a pas
toute l’humilité requise.
Je m'assieds donc dans le coin le plus reculé de
la pièce; derrière la porte (laquelle est fermée)
siège un appariteur; derrière une seconde porte
(laquelle est également fermée) siège un sous-
appariteur; dans l'escalier, à mi-étage, siège un
sous-sous-appariteur; et enfin, en bas, dans la
cour, est assis l’élève.
Nous nous crions de l'un à l’autre les questions,
et les réponses me parviennent par les mêmes
relais. [...]
LE PROFESSEUR. - Combien font deux fois
trois ?
L'APPARITEUR - Comment vont les foies
d'oie ?
LE SOUS-APPARITEUR. - Quand reviendront
les rois?

17
LE SOUS-SOUS-APPARITEUR. - Que prélève
Poctroi?
L'ELEVE (timidement). - Une demi-guinée!
LE SOUS-SOUS-APPARITEUR. - Voyez ma
Dulcinée !
LE SOUS-APPARITEUR. - Soyez moins mal
luné!
L'APPARITEUR. - Mouchez mieux votre nez!
[•••]
(Lettre du 31 janvier 1855 adressée par Lewis
Carroll à sa sœur et à son frère '.)

1. Ce passage est tiré d’une lettre adressée par Lewis Carroll à Henrietta et à
Edwin Dodgson, l’une de ses sœurs et l’un de ses frères. Cette lettre fut écrite le
31 janvier 1855 à Christ Church College (Oxford), où enseignait Lewis Carroll. La
traduction que j’ai donnée du passage cité est celle qu’on trouve dans Lewis Carroll,
Lettres à ses amies-enfants. Fantasmagorie et autres poèmes (Letters to his
child-friends. Phanlasmagoria and other poems), chronologie, introduction et
bibliographie par Jean-Jacques Mayoux. (Traduction par Henri Parisot, en bilingue,
Aubier-Flammarion, Paris, 1977, p. 135-137.) Mais comme cette traduction devient
rapidement une adaptation, je tiens à donner ici le texte anglais intégral de cette
lettre.
My Dear Henrietta,
My Dear Edwin,
I am very much obliged by your nice little gift - it was much better than a cane
would hâve been - 1 hâve got it on my watch-chain, but the Dean has not yet
remarked it.
My one pupil has begun his work with me, and 1 will give you a description how the
lecture is conducted. It is the most important point, you know, that the tutor should
be dignified and at a distance from the pupil, and that the pupil should be as much as
possible degraded.
Otherwise, you know, they are not humble enough.
So I sit at the further end of the room; outside the door (which is shut) sits the
scout; outside the outer door (also shut) sits the sub-scout; half-way down-stairs sits
the sub-sub-scout; and down in the yard sits the pupil.
The questions are shouted from one to the other, and the answers corne back in the
same way - it is rather confusing till you are well used to it. The lecture goes on
something like this :
Tutor. - What is twice three?
Scout. - What’s a rice-tree?
Subscout. - When is ice free?
Sub-sub-scout. - What’s a nice fee?
Pupil. - (Timidly). - Half a guinea!
Sub-sub-scout. - Can’t forge any!
Subscout. - Ho for Jinny!
Scout. - Don’t be a ninny!

18
la communication du mémorable

Le vocable « communication » est pris ici dans un sens très large.


11 désigne tous les procédés par lesquels un esprit peut exercer une
influence sur un autre esprit; parmi ces procédés, il faut ranger non
seulement le discours parlé ou écrit, mais aussi la musique, la danse,
etc., c’est-à-dire en définitive tous les comportements humains * 2.
Le modèle qui permet de représenter de la façon la plus simple le
système de la communication est le suivant :

message signal signal message

source
de bruits

Tutor (looks offended. but tries another question). - Divide a hundred by


twelve!
Scout. - Provide wonderful bells!
Subscout. - Go ride under it yourself.
Sub sub-SCOUT. - Déridé the dunderheaded elf!
Pupil (surprised). - Who do you mean?
Sub-sub-scout. - Doings between!
Subscout. - Blue is the screen!
Scout. - Soup-tureen!
And so the lecture proceeds.
Such is life.
From
Your most affect, brother
Charles L. Dodgson.

Je tiens à l’honnêteté de dire que ce même passage est cité, dans une traduction
différente, par Jacques Poulain en exergue de son article intitulé : « Le projet
pragmatique : pragmatique de la parole et pragmatique de la vie », Dialogue. 18,
1978-1979, p. 175-207.
2. C’est en général au livre classique de Claude Elwood Shannon et Warren
Weaver, The Mathemalical Theory of Communication, Urbana, University of
Illinois Press, 1949, qui s’inspirent sur certains points fondamentaux du livre de
Charles Williams Morris, Signs. Language and Behavior, Prentice-Hall, New
York, 1946, qu’on renvoie, lorsqu’on parle de la théorie de la communication. Depuis,
un nombre impressionnant de travaux ont été publiés sur le sujet. Pour s y retrouver,
le plus simple est de consulter des bibliographies relatives d une part aux techniques
de la communication, et d’autre part à la linguistique, à la psychologie et à la
sociologie, où la communication constitue un secteur de recherche de plus en plus
important.

19
Dans le cas du discours parlé, la source d’information est le cerveau
A qui choisit un message parmi un ensemble de messages possibles.
L’émetteur, que constituent les organes de phonation, transforme ce
message en signaux, des sons en l’occurrence, lesquels sont transmis
par ce canal qu’est l’air. Le récepteur, qui correspond aux organes
auditifs, fait en sens inverse le travail de l’émetteur; il transforme les
signaux en messages qu’il transmet au destinataire, c’est-à-dire au
cerveau B.
Le code - l’ensemble organisé des signaux utilisés - s’oppose donc
au message comme la langue à la parole. Le code est le système
conventionnel de symboles et de règles grâce auxquels le message
peut être produit et correctement interprété; alors que le message
équivaut à toute instance de communication utilisant le code.
Or comme du point de vue de la théorie de la communication
deux messages doivent être mis sur le même plan, indépendamment
du fait qu’ils sont porteurs d’un sens ou non et indépendamment du
fait qu’ils ont un référent ou non, le vocable « information » renvoie
plus à ce qui pourrait être dit qu’à ce qui est dit. D’où cette
définition : l’information est la mesure du choix dont dispose celui
qui sélectionne un message. Le concept d’information ne s’applique
donc pas à un message en particulier, mais à une situation dans son
ensemble. Ainsi, quelqu’un qui se trouve dans une situation où il a à
choisir entre deux messages dispose-t-il, dans cette situation, d’une
quantité d’informations équivalant, d’un point de vue statistique, à
l’unité.
Cela dit, au cours de la transmission d’un message, il peut arriver
que certaines choses qui n’aient pas été voulues par la source
d’information soient ajoutées aux signaux, par exemple, dans le cas
du discours parlé, d’autres sons ou des obstacles engendrant une
distorsion des sons émis. Toutes ces modifications affectant les
signaux transmis sont appelés « bruits ».
Dans l’extrait de la lettre citée en exergue, Lewis Carroll illustre
de façon burlesque quels dommages, limités par l’usage de l’écriture
et/ou par l’intervention du poète, ces « bruits » peuvent causer au
mythe considéré comme instance de communication. Une telle
approche du mythe, qui est celle adoptée dans la première partie de
ce livre, implique une interprétation spécifique du modèle décrit
plus haut, lequel a été développé pour des systèmes mécaniques
(téléphone, radio, télévision, etc.).

20
la communication du mémorable

Le mythe apparaît comme un message (chapitre 1) par l’inter¬


médiaire duquel une collectivité donnée transmet de génération en
génération ce qu’elle garde en mémoire de son passé.
L identification de ce message comme mythe dépend en grande
partie de la nature du signal (chapitre 2) qui en a été le moyen de
transmission privilégié pendant une longue période de temps.
Dans une civilisation orale, la fabrication d’un message est
indissociable de son émission, alors que, dans une civilisation écrite,
ces deux sphères sont bien distinguées. L’ambiguïté du vocabulaire
platonicien à cet égard (cf. annexe 2) témoigne du passage graduel
de la Grèce ancienne à l’écriture. Il n’en demeure pas moins que
Platon distingue souvent et assez clairement la fabrication d’un
mythe de son émission. Voilà pourquoi, dans le corpus platonicien,
on trouve un certain nombre de renseignements de premier ordre
sur la fabrication (chapitre 3) du mythe.
Distinguée de sa fabrication, l’émission (chapitre 4) d’un mythe
devient le fait soit de ces professionnels que sont les rhapsodes, les
acteurs et les choreutes, soit de non-professionnels qui présentent
deux caractéristiques essentielles : le grand âge et le sexe féminin.
La réception (chapitre 5) du mythe qui, dans une civilisation
orale, ne peut être séparée de son émission et donc de sa fabrication
est fondamentalement affaire d’audition pour ceux, le plus grand
nombre ou les enfants, à qui s’adressent professionnels ou non-
professionnels.
Globalement, la communication d’un mythe est affaire de
mimétisme (chapitre 6). À la réalité évoquée par le moyen de la
parole, de la musique et/ou de la danse par ceux qui fabriquent,
racontent et/ou interprètent un mythe, même le destinataire de ce
mythe tend à s’identifier par suite d’une fusion émotive (chapitre 7)
qui efface pratiquement toutes les distinctions inhérentes au modèle
sur lequel se fonde une analyse théorique.
Cette fusion émotive est présentée par Platon comme l’effet d’un
charme, d’une incantation, ou plus simplement d’une persuasion
que suscite le plaisir procuré par la communication du mythe à la
partie la plus basse de l’âme humaine. L’efficacité qu’il reconnaît
ainsi au mythe, Platon en dénonce avec vigueur les effets nocifs,
sans pour autant s’interdire d’y avoir recours comme alternative à la
violence dans les domaines de l’éthique et de la politique.
Tout au long de cette description qui s’inspire notamment du

21
programme tracé par Geneviève Calame-Griaule dans un article
intitulé : « Pour une étude ethnolinguistique des littératures orales
africaines 3 * », référence sera faite au récit de la guerre que soutint
l’Athènes ancienne contre l’Atlantide que Platon rapporte au début
du Timée (17 a - 27 c) et dans le Critias. Il s’agit là d’un pastiche \
et plus précisément d’un récit pseudo-historique où Platon prend
pour modèle Hérodote5. En présentant ironiquement - Pierre
Vidal-Naquet dit : « avec une étonnante perversité » - comme vrai
le récit de la guerre soutenue par l’Athènes ancienne contre
l’Atlantide, qui relève de la fiction, Platon donne à ses lecteurs un
exemple concret de ce qu’est la fiction dont la nature, dans le
domaine littéraire, a été décrite dans la République. Mais beaucoup
de lecteurs sont restés insensibles à l’ironie - à la perversité - de
Platon, qui ont considéré comme une vérité historique le récit fait
par Cristias le jeune, en qui il est difficile de ne pas voir, ne fût-ce
que comme ombre portée, Critias le tyran, considéré comme un
sophiste (sur le sujet, cf. p. 35-36). Le génie de Platon, dans cette
affaire, aura été de montrer à quel point il est difficile, dans la
pratique, de distinguer la fiction de la vérité et le sophiste de
l’historien et du philosophe.
Le fait que ce récit soit un pastiche ne le disqualifie cependant
pas comme texte de référence. Son caractère artificiel entraîne la
mise en évidence d’un certain nombre d’éléments fondamentaux qui
interviennent effectivement dans tous les mythes, mais qui, dans les
mythes traditionnels, ne sont pas d’emblée explicites comme ici. Et
cela parce que la fabrication d’un pastiche implique une analyse
préalable du type de discours dont l’imitation est visée. Or c’est
précisément à ce genre d’analyse qui, dans l’une et l’autre parties de
ce livre, portera en priorité sur des mythes traditionnels qu’introduit
ce mythe philosophique.

3. Geneviève Calame-Griaule, « Pour une étude ethnolinguistique des littéra¬


tures orales africaines», Langages, 18, 1970, p. 22-45.
4 Sur le sujet, cf. Pierre Vidal-Naquet, « Athènes et l’Atlantide », Revue des
études grecques, 77, 1964, p. 420-444, repris dans Le Chasseur noir, Maspero, Paris,
1981, p. 335-360; et Christopher Gill, « The Genre of the Atlantis Story », Classical
Philology, 72, 1977, p. 287-304.
5. Pierre Vidal-Naquet, « Hérodote et l’Atlantide : entre les Grecs et les Juifs.
Réflexions sur l’historiographie du siècle des Lumières», Quaderni di Storia 16,
juillet-décembre 1982, p. 3-76.

22
1

Information

Un mythe ne rapporte jamais une expérience actuelle ou récente;


il évoque toujours un souvenir conservé en mémoire par une
collectivité tout entière qui l’a transmis oralement de génération en
génération pendant une longue période de temps. Aussi, pour
définir ce qu’est un mythe, faut-il commencer par déterminer sur
quels critères se fonde une collectivité pour conserver en mémoire le
souvenir de tel ou tel événement.
Tous les événements réels ou supposés tels ne sont pas suscep¬
tibles de devenir instance de communication au titre de mythe.
Certains de ces événements ne sont connus que d’un groupe
restreint d’individus. D’autres intéressent l’ensemble d’une collec¬
tivité. La plupart de ces événements tombent assez rapidement dans
l’oubli. Il en est cependant dont cette collectivité s’efforce de
conserver le souvenir.
C’est le cas, par exemple, de la guerre menée par l’Athènes
ancienne contre l’Atlantide, comme en témoignent et l’usage de ces
verbes : sôizô «conserver» (Tim 22 e 4, 23 a 5; Crit 109 d 3),
diasôizô « conserver fidèlement » (Crit 110 a 7); et la richesse du
vocabulaire relatif à la mémoire : mimnëiskomai « se souvenir »
(Tim 21 c 3, 23 b 6, 26 a 2), anamimnëiskomai « se remémorer »
(Tim 26 b 1), epimimnëiskomai « se remettre en mémoire » (Tim 21

23
a 1), apomnêmoneûô «rappeler le souvenir» (77m 20 e 4),
diamnëmoneüô «se rappeler avec précision» (77m 22 b 3), ékhô
mnëmeion « subsister comme souvenir, rester en mémoire » (77m 26
b 3).
La mémoire qui importe alors, c’est moins la mémoire indivi¬
duelle (77m 20 e 4, 21 a 1,21 c 3, 22 b 3, 26 a 2, 26 b 1,26 b 3), que
la mémoire collective (77m 22 e 4, 23 a 5, 23 b 6, Crit 109 d 3, 110a
7). Certes il ne peut y avoir de mémoire collective sans mémoire
individuelle. Mais, pour être conservé pendant une longue période
de temps, le souvenir d’un événement doit être partagé par un
nombre important d’individus contemporains qui s’efforcent de le
transmettre à des individus de la génération suivante
Ces deux conditions permettent de pallier la faible autonomie
temporelle et le caractère contingent de la mémoire individuelle,
dont Critias décrit le fonctionnement avec beaucoup de finesse :

CRITIAS. - Ce qu’en vérité, Socrate, Critias l’ancien, d’après ce


qu’il avait ouï dire de Solon, raconta, c’en est un résumé que tu viens
d’entendre. Ainsi, quand hier tu parlais de la constitution politique
et des hommes que tu disais, j’étais émerveillé, alors que je me
rappelais ce que je viens de raconter, en observant par quel hasard
divin et sans en avoir le dessein tu t’es rencontré sur beaucoup de
points avec ce que Solon a raconté. Cependant, je ne souhaitais pas
faire ce récit sur-le-champ. Car, à cause du temps [passé], je n’en
avais pas un souvenir suffisant. Je réfléchis donc qu’il fallait que
d’abord, moi-même, je reprenne tout d’une façon suffisante, pour le
raconter comme j’ai fait. De là vient que j’ai vite consenti à tes
prescriptions d’hier, en pensant que précisément toujours en
pareilles circonstances la tâche la plus importante est de poser pour
base un discours convenant aux souhaits (exprimés); en cela, nous
sommes pourvus comme il faut. Ainsi donc, comme l’a dit
Hermocrate, hier tout de suite en partant d’ici, je leur [à
Hermocrate et à Timée] faisais part de ce dont je me souvenais, et,
après les avoir quittés, je repris à peu près tout en y réfléchissant
pendant la nuit. Tant il est vrai, dit-on, que les choses apprises par
les enfants restent en mémoire d’une façon merveilleuse. Moi, en
effet, les choses que j’ai entendues hier, je ne sais pas si je pourrais
toutes me les remettre en mémoire. Mais celles que j’ai entendues il
1. Cf Maurice Halbwachs, La Mémoire collective. PUF, Paris, 1950.

24
information

y a très longtemps, je serais tout à fait étonné si l’une d’elles


m’échappait. C’était au reste avec tant de plaisir et de jeu qu’alors
j’avais entendu ces choses, et le vieillard me renseignait de si bon
cœur, alors que souvent je le pressais de questions, que, comme les
représentations d’une peinture à l’encaustique qu’on ne peut
effacer, elles persévèrent en moi; et c’est ainsi qu’à eux, dès le point
du jour, j’ai raconté ces mêmes choses, afin qu’ils soient pourvus de
discours comme moi. (Tim 25 d 7 - 26 c 5.)

L’effort consenti par Critias le jeune pour se souvenir de ce que


lui a raconté son grand-père, il y a longtemps, constitue un acte
individuel. Mais cet acte individuel est la manifestation ponctuelle
d’un effort plus vaste fourni par une collectivité tout entière, la
Grèce en l’occurrence (cf. Crit 109 d 3, 110 a 7).
Un tel effort ne peut qu’être sélectif. Dans une civilisation de
l’oralité, en effet, la mémoire est indissociable de l’oubli2. Alors que
l’écriture permet un stockage de messages infini, en théorie du
moins, le cumul de messages transmis oralement ne peut être
qu’individuel et se voit donc limiter par les capacités de la mémoire
individuelle. Mais sur quels critères se fonde une collectivité pour
faire un tri parmi les événements dont le souvenir mérite d’être
conservé? Le prêtre de Saïs est explicite à cet égard :

« Aussi tout ce qui s’est passé, soit chez vous soit ici soit en tout
autre lieu, dont nous avons pris connaissance par ouï-dire, si en
quelque manière, c’est quelque chose de beau, de grand ou qui
présente quelqu’autre différence, toutes ces choses sont mises par
écrit ici dans les temples et conservées. » (Tim 23 a 1-5.)

Qu’en est-il dans le détail?


Est susceptible de devenir objet de mémoire collective tout ce
« qui présente une différence (riva Siacpopàv ’éyov) » par rapport
à l’ordre habituel des choses. C’est là, il faut le reconnaître, une
classe qui englobe un nombre particulièrement important d’événe¬
ments.
Cependant, les adjectifs xaÀoç « beau » et piyaç « grand »
coordonnés à l’expression riva Stacpopàv zjov « qui présente une

2. Jack Goody et Ian Watt, « The Conséquences of Literacy », dans Literacy in


Traditional Societies. édité par Jack Goody, Cambridge University Press, 1968,
p. 28-34.

25
différence » viennent restreindre singulièrement cette classe. Ces
deux adjectifs évoquent un système de valeurs qui permettent de
porter un jugement sur les événements en question. Tout ce qui sort
de l’ordinaire ne peut devenir objet de mémoire collective. Il faut,
en outre, que cet événement extraordinaire soit signifiant au regard
des valeurs de la collectivité dont il s’agit. En d’autres termes, seules
sont retenues les informations qui s’intégrent dans le système de
valeurs propre à cette collectivité et qui peuvent servir à sa défense
et à son illustration, soit positivement en commandant l’adhésion,
soit négativement en agissant comme repoussoir.
Enfin, l’expression y) TyjSs rj xod xax’ àXXov totiov « soit ici
soit en tout autre lieu » apporte une précision supplémentaire. Elle
fait apparaître que les événements susceptibles de devenir objets de
mémoire collective se rapportent non seulement à cette collectivité,
mais aussi à d’autres. Autrement dit, une collectivité donnée se
définit aussi bien en étant attentive aux événements qui la
concernent qu’en tenant compte de ceux qui se produisent dans
d’autres collectivités, pourvu, bien sûr, que ces événements soient
signifiants pour elle.
Voici d’ailleurs, pour illustrer ce qui vient d’être dit, un inventaire
des différents types d’événements mentionnés dans les textes du
Timée et du Critias qui servent de point de référence dans la
première partie de ce travail. Il s’agit :

1. d’événements concernant les dieux, considérés notamment


comme agents de la génération, de la préservation et de la
destruction de ces deux collectivités que forment l’Athènes
ancienne et l’Atlantide;

2. d’événements concernant plus précisément ces deux collecti¬


vités, engagées notamment dans ces deux types d’activités :
militaires et politiques;

3. d’événements relatifs à des individus humains, qui se sont


trouvés dans des situations exceptionnelles (Phoronée et Niobé, le
premier homme et la première femme; Deucalion et Pyrrha, le seul
homme et la seule femme qui survécurent au déluge), ou qui ont
accompli des hauts faits (Thésée);

4. de généalogies qui permettent d’établir des relations non


seulement entre les hommes et entre les dieux, mais aussi entre les

26
information

hommes et les dieux, et cela aussi bien au niveau des individus qu’à
celui des collectivités.
5. de catastrophes naturelles causées notamment par l’eau et le
feu qui, venant du ciel, se sont abattus sur terre.

Cet inventaire, qui est loin d’être exhaustif, permet cependant de


se faire une idée du type d’événements susceptibles de devenir
objets de mémoire collective.
On notera, par ailleurs, que plusieurs de ces événements donnent
lieu à des jugements de valeur explicites appelant la louange ou le
blâme.
1. L’insistance qu’il met à rapporter que le partage de toute la
terre par régions entre les dieux s’est fait sans dispute en vertu
des lots de la justice (dikë) (Crit 109 b-c) indique que le prêtre
égyptien rejette d’autres versions connues par ailleurs et selon
lesquelles les dieux entrèrent en conflit à cette occasion. D’où le
rappel en négatif de cette règle : il ne peut y avoir de conflit
entre les dieux.
2. De plus, il est dit d’Héphaistos et d’Athéna que « l’amour du
savoir (cpiÀocrocpia) et l’amour de la technique (cpiXore/via) les
orientent dans le même sens » (Crit 109 c 7-8), et qu’ils reçurent en
lot l’Attique « en tant que naturellement elle s’apparentait et
correspondait à leur vertu et à leur sagesse (ape-nj xoù cppov/jaei ) »
(Crit 109 c 9 - d 1).
3. Il n’est donc pas étonnant que les anciens Athéniens, qui en
sont les descendants, constituent « la plus belle et la meilleure des
races parmi les hommes (xb xàXAuttov xoù êcpiaxov yévcç etc’
<xv6pa)7iouç) » (Tim 23 b 7).
4. D’où il suit tout naturellement que leur cité « était la meilleure
(àpLCTTY) ) pour la guerre et à tout égard celle qui avait les meilleures
lois (eùvopiojTàTTj ), et cela au-delà de toute comparaison » (Tim 23 c
5-6). D’ailleurs, le prêtre égyptien précise : « Ses actions furent les
plus belles (xotAXiaxoc), dit-on, de même que ses institutions
politiques qui surpassaient en beauté (xâXkiaxai) toutes celles, dont
sous le ciel nous avons recueilli l’écho. » (Tim 23 c 6 - d 1.)
5. Enfin, voici comment est qualifiée la guerre que soutint
l’Athènes ancienne contre l’Atlantide : « ...grandes et merveilleuses
(qeyàÀot xoù baupioccrrà) étaient les actions accomplies par cette

27
cité-ci dans le passé, et dont la trace avait disparu sous l’effet du
temps et à cause de la destruction des hommes. Mais l’une d’elles
était la plus grande de toutes (rcàvrcov 8è £v piytaTov). » (77m
20 e 4-6.)

Cet inventaire de jugements de valeur, où il faut faire la part belle


à l’exagération, montre bien à quel point les informations rapportées
à Solon par le prêtre égyptien sont indissociables d’un système de
valeurs qui leur donne sens et qu’elles servent, dans les cas
énumérés, à illustrer.
Bref, ne devient objet de mémoire collective qu’un événement qui
sort de l’ordinaire et qui par ailleurs présente une signification dans
le cadre du système de valeurs reconnu par la collectivité en
question, que cet événement se soit déroulé à l’intérieur de cette
collectivité ou ailleurs. En d’autres termes, les critères qui permet¬
tent à la mémoire collective de faire un tri parmi l’ensemble des
événements sont de deux ordres. Il s’agit d’un critère objectif : Ja
singularité, ce qui présente une différence par rapport à l’ordre
habituel des choses; et d’un critère éthique : l’exemplarité, ce qui
peut être intégré dans le système de valeurs reconnu par la
collectivité en question.
Le contexte temporel, où se situent ces événements, ne peut être
que le passé. Car « se souvenir » p.tfi.vY)(7X£<70at, c’est « faire men¬
tion » 3 d’événements qui se sont déroulés « dans le passé » rraXai
(Tim 23 d 3, Crit 110 a 2), de « choses du passé »7TaÀaiâ (Tim 20 e
5, 21 a 7, 22 a 1, 22 b 8, 22 e 5, 23 a 4, 23 b 3, Crit 110 a 4, 110 a 6)
ou de « choses de l’antiquité » àpxaia (Tim 21 a 6, 22 a 5, 22 b 7).
Mais en quoi le passé qui ressortit au mythe diffère-t-il de celui dont
parle l’histoire? Quelles en sont les limites?
Dans un sens, le passé en question remonte à l’origine absolue,
celle des dieux, comme on peut le constater en lisant la Théogonie
d’Hésiode, par exemple. Mais jusqu’où peut-on aller dans l’autre
sens? Les événements sur lesquels sont censés porter les mythes
doivent s’être déroulés dans un passé assez éloigné pour que celui
qui raconte ce mythe se trouve dans l’impossibilité d’en vérifier la
validité, que ce soit directement, parce qu’il en a été le témoin, ou

3. Émile Benveniste, « Formes et sens de fJ.vaop.at. », Sprachgeschichte und


Wortbedeutung. Festschrift Albert Debrunner, Francke, Berne, 1954, p. 13-18.

28
information

indirectement par l’intermédiaire de quelqu’un qui en a été le


témoin. Voici un exemple. Platon parle souvent de ces événements
décisifs que furent pour Athènes les guerres médiques et les guerres
du Péloponnèse sans jamais utiliser, à leur égard, le vocable mûthos.
Mais il utilise ce même vocable ou l’un de ses composés, au livre III
des Lois, pour désigner le mode de vie des Cyclopes (680 d 3), la
fondation et la chute de Troie (682 a 8) ainsi que la fondation des
cités doriennes (682 e 5, 683 d 3) - Argos, Messène et Sparte -, tout
en indiquant qu’il se situe sur un autre plan (683 e 10 - 684 a 1)
quand il passe à la description de la constitution de ces mêmes
États.
Le fait qu’un mythe évoque le souvenir d’événements qui se sont
déroulés dans un passé, objet non de témoignage direct ou indirect
mais de tradition, entraîne deux conséquences qui permettent
d’établir l’opposition mythe/discours vrai sur le passé (c’est-à-dire
histoire) : l’absence de toute datation précise et surtout l’ignorance
de ce qui s’est réellement produit.
Le mythe se distingue d’un discours vrai sur le passé par
l’incapacité où il se trouve de situer avec précision dans le temps les
événements dont il fait mention. A cet égard, l’opposition
Solon/prêtre égyptien est exemplaire. Solon reste impuissant à
établir à l’aide de généalogies une chronologie des événements qu’il
évoque :

CRITIAS. - Et un jour qu’il souhaitait les [les prêtres de Sais]


amener à parler de l’antiquité, il entreprit de parler de ce qui ici
remonte à la plus haute antiquité. Il raconta les mythes (p-uGoÀoYEâv )
de Phoronée, qu’on dit être le premier homme, et de Niobé; et ceux
qui décrivent comment Deucalion et Pyrrha survécurent au déluge.
Il fit aussi la généalogie de leurs descendants, et il essaya de calculer
à combien d’années remontaient les choses qu’il racontait en se
remettant en mémoire leurs âges. (Tim 22 a 4 - b 3.)

Aussi le prêtre égyptien n’hésite-t-il pas à porter ce jugement sur


sa démarche : « En tout cas, ces généalogies concernant les gens de
chez vous, que, tout à l’heure, Solon, tu passais en revue, ont bien
peu de différence avec des mythes pour enfants. » (Tim 23 b 3-5.)
D’ailleurs, tout de suite après avoir fait cette déclaration, le prêtre
de Saïs (Tim 23 d-e) commence son récit de la guerre menée par
l’Athènes ancienne contre l’Atlantide en prétendant qu’il parle de

29
l’Athènes d’il y a 9 000 ans, dont la fondation précède de 1 000 ans
celle de Saïs, où ce récit est conservé par écrit sur les murs d’un
temple.
Une datation exacte est aussi essentielle à l’histoire que la mesure
l’est à la physique 4. Or le mythe rapporte des événements dont la
situation dans le temps présente un caractère indéterminé indiqué
par l’adverbe de temps indéfini ttote « une fois » (Resp II 359 d 1, X
614 b 4) et par l’expression fp tcote « il était une fois » (Prot 320 c
8, Phdr 259 b 6), qu’on retrouve au début de certains mythes
racontés par Platon. Et même si, dans un mythe, des nombres sont
mentionnés, la chose n’a rien à voir avec la pratique de l’historien,
comme l’explique Hermann Frankel en prenant pour exemple
Y Odyssée : « Ces nombres (ce sont pour la plupart des nombres
typiques récurrents qui indiquent toute sorte de mesures) sont en
général fortuits et ne peuvent servir de base pour des opérations de
calcul et pour établir que des événements sont contemporains. Ils
indiquent seulement un ordre de grandeur général et symbolisent
tout simplement une longue durée. Il n’y a là pratiquement aucun
intérêt pour la chronologie, relative ou absolue5. » Dans cette
perspective, la démarche du prêtre égyptien qui oppose son récit,
qu’il présente comme un discours vrai relevant de l’histoire, à celui
de Solon, qu’il qualifie de mythe, en arguant du fait que lui seul
peut dater avec précision les événements qu’il rapporte, paraît sinon
convaincante du moins tout à fait cohérente.
De plus, l’éloignement dans le temps des événements que
rapporte le mythe fait croître l’ignorance dans laquelle on se trouve
à leur égard surtout, comme on le verra dans le chapitre suivant,
lorsque l’information relative à ces événements a été l’objet d’une

4. Cf. I. Meyerson, « Le temps, la mémoire, l’histoire », Journal de psychologie


normale et pathologique, 53, 1956, p. 337.
5. Hermann Frànkel, « Die Zeitauffassung in der frühgriechischen Litera-
tur »[ 1931 ], Wege und Formen frühgriechischen Denkens, hrsg. Franz Tietze [1955]
Beck, Munich, 1960 (zweite erweiterte Auflage), p. 2. Voici le texte allemand de
cette citation que j’ai traduite : « Diese Zalhen (meist sind es typische Zahlen, die für
aile môglichen Masse wiederkehren) sind im allegemeinen unverbindlich, und nicht
als Grundlagen für Rechenoperationen und Synchronismen gemeint. Sie bezeichnen
nur allgemein die Grôssenordnung, und symbolisieren mit ihrer stilgerechten
Scheinprâzision einfach eine lange Dauer. Es besteht so gut wie gar kein Interesse an
Chronologie, weder an relativer noch gar an absoluter. »

30
information

transmission exclusivement orale où, par ailleurs, n’est pas inter¬


venue la poésie. Et c’est cette ignorance à l’égard du passé éloigné
qui permet à celui qui raconte un mythe un certain nombre de
manipulations qui vont ou non dans le sens souhaité par Pla¬
ton :

SOCRATE. - Et dans le récit de ces mythes (èv ... roue,


[xu6oXoyiat,ç), dont nous parlions tout à l’heure, quand, parce que
nous ne savons pas ce qu’il en est de la vérité des choses de
l’antiquité, nous rendons le plus possible le faux semblable au vrai,
ne le rendons-nous pas ainsi utilisable? (Resp II 382 c 10
-d 3.)

À la limite donc, un mythe présente une autonomie telle par


rapport à la réalité à laquelle il est censé renvoyer qu’on peut parler
d’autoréférence.
La chose s’explique par le fait que, dans une civilisation orale, le
passé devient présent chaque fois qu’il est transmis, et que,
fabrication, émission et réception d’un message ne pouvant alors
être distinguées, la teneur du message transmis est reconstruite en
fonction des exigences du contexte (religieux, politique, social,
économique, etc.) de son énonciation. Dans cette perspective, pour
celui qui fabrique et/ou raconte un mythe, le passé n’est pas un
objet, comme pour l’historien, mais un projet, qui doit s’adapter aux
circonstances de sa réalisation.
En objectivant le passé, l’écriture rend impossible cette adapta¬
tion constante du passé au présent et tue le mythe, dont le rapport
avec la réalité est alors dénoncé comme invérifiable.

31
2
Moyens de transmission

En définitive, sur le même événement, par exemple la guerre


soutenue par l’Athènes ancienne contre l’Atlantide racontée au
début du Timée et dans le Critias, on peut tenir un discours
considéré comme un mythe ou comme un discours vrai, suivant la
façon dont en fut transmis le souvenir. En Grèce, où des
catastrophes détruisent périodiquement les cités au sein desquelles
seuls certains citoyens peuvent connaître le loisir nécessaire à la
recherche sur le passé et au développement de l'écriture et de la
poésie, cette transmission fut exclusivement orale. En revanche, en
Egypte, le souvenir de ce haut fait fut consigné en un écrit, qui est
devenu source et instrument de contrôle de la tradition dont Platon
se prétend tributaire. Aussi est-ce en Egypte, de la bouche d’un
prêtre de Saïs, que Solon, qui jusqu’alors ne pouvait raconter que
des mythes sur le sujet, prend connaissance de la véritable histoire
d’Athènes; et cela même si la position de Platon à l’égard de
l’écriture présente une ambiguïté qui reflète la situation historique
eq ce domaine dans la Grèce des Ve et IVe siècles avant J.-C.
Voici d’ailleurs, comme point de référence, ce qu’il en est, dans le
détail, de la double tradition relative à la guerre soutenue par
l’Athènes ancienne contre l’Atlantide.
L’événement auquel renvoie le récit de la guerre soutenue par

32
moyens de transmission

l’Athènes ancienne contre l’Atlantide a eu lieu 9 000 ans avant que


Solon n’en soit informé lors de son passage à Sais, au cours de son
voyage en Égypte. C’est ce que lui explique le prêtre égyptien qui
lui fait ce récit (Tint 23 e 4-6, Crit 108 e 1-2).
Selon les écrits auxquels se réfère le prêtre, Sais a été fondée il y a
8 000 ans (Tim 23 e 2-4); et Athènes est plus ancienne que Sais de
1 000 ans (Tim 23 d 7-e 1). Par conséquent, le récit de la guerre que
soutint l’Athènes ancienne contre l’Atlantide, d’abord transmis
oralement pendant 1 000 ans ou presque, fut mis par écrit à Sais
(Tim 23 a 1-5) il y a près de 8 000 ans. Ces écrits, le prêtre de Sais
les considère comme la source de son récit. Mais il n’en fait pas
lecture à Solon : le loisir lui en manque (Tim 23 e 6-24 a 2).
C’est donc sans intervention directe de l’écriture que Solon
apprend ce haut fait dont la transmission jusqu’à Platon se fera
oralement dans le cadre de la même famille puisque Solon « était
parent (oikeîos) et grand ami de Dropidès (II) » (Tim 20 e 1-2),
même s’il est impossible de déterminer avec exactitude le lien de
parenté impliqué par le terme oikeîos. Quoi qu’il en soit sur ce point
précis, voici un tableau généalogique où se trouve résumé tout ce
que l’on sait sur cette famille 1 :

Dropidès I

Critias 1 Dropidès II (630?)


fils de Dropidès fils de Dropidès I

Critias II (600?)
fils de Dropidès II

Léaidès (560?)
fils de Critias II

Critias III (520?)


fils de Léaidès

1. Warman Welliver, Character, Plot and Thought in Plato’s « Timaeus-


Critias ». Brill, Leyde, 1977, p. 51. W. Welliver se fonde sur J. K. Davies, Athenian
propertied families (600-300 B C.), Clarendon Press, Oxford, 1971, p. 322-335.

33
Critias III (520?)

Callaischros (490) Glaucon (489)


fils de Critias III fils de Critias III

Critias IV (le tyran 460-403) Périctionè (459) Charmide


fils de Callaischros fille de Glaucon fils de Glaucon

Platon (427-348)
fils d’Ariston

Selon toute vraisemblance, la vie de Solon s’étend de 630 à


558 av. J.-C. On peut situer son voyage en Égypte aux alentours de
600 av. J.-C., en prenant appui sur cette phrase : «et si, à cause
des séditions et par suite des autres maux qu’il trouva ici à son
retour, ... » (77m 21 c 6-7), qui doit faire référence aux troubles qui
ont précédé son archontat (594 av. J.-C.). Si cette hypothèse est
juste, la première étape de la transmission orale du récit de la guerre
que soutint l’Athènes ancienne contre l’Atlantide, dans le cadre de
la famille de Platon, se situe aux alentours de 600 av. J.-C. Car c’est
au cours de son voyage en Égypte que Solon ré-apprend ce récit
(77m 21 c 5 - d 1,21 d 7-8, Criî 108 d 5, 110 b 3, 113 a 5), qui est
alors tombé dans un oubli presque total en Grèce.
La seconde étape de cette transmission orale ne peut être située
avec précision dans le temps. Mais on en connaît les protagonistes. Il
s’agit de Solon et de Critias II, qui doit être né aux alentours de 600
av. J.-C. et qui, dans ce livre, est cité sous le nom de Critias l’ancien.
Ainsi, le récit de la guerre menée par l’Athènes ancienne contre
l’Atlantide aurait-il été fait, entre 600 et 558 av. J.-C., à Critias
l’ancien par Solon suivant la version qu’il avait ramenée de Sais.
Dans le Timée. quatre passages font allusion à cet événement (77m
20 d 8 - e 1, 20 e 3-4, 21 a 4-6, 25 d 7 - e 2).
La troisième étape de cette transmission pose de redoutables
problèmes relatifs à l’identification de Critias le jeune. Jusqu’à
John Burnet \ on a généralement pensé, à l’instar de Proclus (77m I

2. John Burnet, Greek Philosophy : from Thaïes to Plato [1914], MacMillan,


Londres, 1928, p. 338, n. 1.

34
moyens de transmission

70.20 sq.), qu’il s’agissait de Critias le tyran (460-403 av. J.-C.), le


Critias IV du tableau de W. Welliver. Cette interprétation n’a
toutefois pas fait l’unanimité 3. À la suite de John Burnet, Alfred E.
Taylor4, Francis M. Cornford 5 et surtout Warman Welliver 6 ont
3. Pour deux raisons au moins. 1) En Timée 20 e 1-4, Critias déclare: «Il
(Solon) était parent et grand ami de Dropidès, mon arrière-grand-père
(rjfitv Apa>7Û8ou toü 7Tp07T(X7r7T0u ) ... Devant Critias, mon grand-père
(rtpoç 8è Kpirtav tov Yjp.érepov rrdtTTTtov), il raconta ... » Or il est impossible que
Critias le tyran ait eu pour arrière-grand-père un contemporain de Solon (6307-558?
av. J.-C.). 2) De plus, dans le corpus platonicien, le nom propre Kpirtaç n’apparaît
que dans cinq dialogues : le Charmide, le Protagoras, le Timée, le Critias et
YÉryxias. De l’avis général, Y Éry xi as est un apocryphe; aussi ne faut-il pas en tenir
compte. Or, dans le Charmide (153 c 7, 169 b 5) et dans le Protagoras (316 a 5), le
Critias dont il est question est clairement identifié : il s’agit de Critias, le fils de
Callaischros (Kpmaç ô KaXXaîaxpou), Critias le tyran, c’est-à-dire Critias IV.
Le Charmide apporte d’autres précisions sur la généalogie de ce Critias : il est parent
avec Solon (155 a 2-3), il descend d’un Critias, fils de Dropidès (157 e 4-5), qui fut
célébré par Solon et par Anacréon, et il est, comme neveu de Glaucon, le cousin de
Charmide et Périctionè (154 a-b), la mère de Platon.
À ces deux premiers arguments, il faut en ajouter deux autres. 1) En Timée 21 b
5-6, Critias dit des poèmes de Solon qu’ils étaient « nouveaux (véa) », alors que
lui-même était enfant. Cette affirmation n’a aucun sens s’il s’agit de Critias le tyran
(460-403 av. J.-C.). Aux alentours de 450 av. J.-C. (ce Critias aurait eu dans les dix
ans), des poèmes que Solon aurait écrits tout à la fin de sa vie (en 560 av. J.-C. par
exemple) auraient daté de plus de cent dix ans. Mais, même s’il s’agit d’un autre
Critias (III), né aux alentours de 520 av. J.-C., toutes les difficultés ne sont pas
levées. Vers 510 av. J.-C. en effet, les poèmes de Solon auraient daté d’au moins
cinquante ans; l’invraisemblance est moins patente, mais elle subsiste. En fait,
comme l’a expliqué I. M. Linforth (Solon the Athenian, Berkeley, 1919, p. 11), il faut
comprendre ainsi Timée 21 b 5-6 : « The explanation is to be found in the fact that
these poems would hâve been thought of as modem in contrast with Homer and
Hesiod. Plato may also hâve been led to speak as he does by the fact that in his own
day Solon’s poems were no longer recited on such occasions, having become old
fashioned in the midst of the Athenian poetry of the fifth century. » 2) En Timée 26 b
5-6, Critias le jeune déclare : * Mais les choses que j’ai entendues il y a
très longtemps (tocüti* 8è â 7tâjj.7roXuv /povov 8',axr)xoa)... » Ce membre de
phrase, comme son contexte, laisse supposer que Critias le jeune est un homme très
âgé lorsqu’il reprend devant Socrate et Hermocrate le récit de Critias l’ancien. Mais,
comme la chose n’est jamais dite explicitement, il faut se garder de toutes
conclusions hâtives sur ce point, comme sur le point précédent.
4. Alfred E. Taylor, A Commentary on Plato's « Timaeus », Clarendon Press,
Oxford, 1928.
5. Francis M. Cornford, Plato’s Cosmology, Routledge & Kegan Paul, Londres,
1937.
6. Warman Welliver (cf. n. 1) s’est employé à rechercher des références
historiques assurant la validité de cette hypothèse. Il en a découvert deux. 1) Une

35
postulé l’existence d’un Critias III, entre Critias II et Critias IV.
Mais les choses ne sont pas simples. Aussi n’est-ce pas sans raison
que Thomas G. Rosenmeyer 7 écrivit en 1949 un article contre John
Burnet pour en revenir à l’opinion traditionnelle, selon laquelle le
Critias qui intervient au début du Timée et dans le Critias est le
tyran Critias IV. Mais quel parti prendre dans ce débat?

scholie au vers 128 du Prométhée enchaîné d’Eschyle rapporte qu’Anacréon


(5727-488? av. J.-C.) vint à Athènes, « parce qu’il était épris de Critias
(èpwv Kpinou)», et qu’il fut charmé par les œuvres d’Eschyle (525-456 av. J.-C.).
2) Un oslrakon, trouvé sur l’agora d’Athènes en 1936 et publié en 1949 par Eugène
van der Pool (« Some ostraka from the Athenian Agora », Commémorative Studies
in Honor of Théodore Leslie Shear, Hesperia supplément VIII, American school of
classical studies at Athens, p. 399, n. 12 fig. 5 and plate 58), indique qu’un certain
« Critias, fils de Léaidès (Kpmccç AeaîSofo])», fut candidat à l’ostracisme aux
alentours de 480 av. J.-C. Warman Welliver suppose donc que ces deux témoignages
font référence au même personnage, un Critias III, qui serait né aux alentours de 520
av. J.-C., qui aurait eu comme grand-père Critias II et comme arrière-grand-père
Dropidès II, et qui aurait été le grand-père de Critias IV.
7. Thomas G. Rosenmeyer, « The Family of Critias », American Journal of
Philology, 70, 1949, p. 404-410. L’argumentation de Thomas G. Rosenmeyer est
essentiellement négative, puisqu’elle s’oppose point par point à celle de John Burnet.
De ce point de vue, elle ne laisse pas de décevoir. Toutefois, on peut en retenir ceci.
On ne sait rien de ce Critias III, qui serait né aux alentours de 520 av. J.-C. En
revanche, ce que dit Socrate de Critias IV dans le Charmide (162 e 1-2) : « loi, au
contraire (de Charmide), je suppose, il est naturel que tu saches (définir ce qu’est la
sagesse), en raison de ton âge et de ta culture (xocl ï)Xlxlocç xod iniy.eXü<xç) »
correspond à la présentation qu’il en fait dans le Timée (20 a 6-7) : « Quant à Critias,
je suppose, nous tous qui sommes d’ici (d’Athènes) savons qu’il n’est novice
(18icüt7)v) en rien de ce dont nous parlons (en philosophie et en politique). » Or

l’entretien entre Socrate et Charmide se situe durant le siège de Potidée, qui a duré
de 432 à 429 av. J.-C. Il serait donc presque contemporain de celui relaté dans le
Timée et dans le Critias, lequel, comme on vient de le voir, se situerait entre 430 et
425 av. J.-C. Dans les deux cas, Critias le tyran, dont les écrits ont été classés parmi
ceux des Sophistes (DK 88). Pour une étude d’ensemble sur ce Critias, cf. Dorothy
Stephans, Critias : Life and Literary Remains. University Press, Cincinnati, 1939
(je n’ai pu consulter cet ouvrage), aurait eu dans la trentaine, c’est-à-dire à peu près le
même âge que Hermocrate qui, du côté syracusain, joue un rôle considérable durant
la guerre du Péloponnèse. En outre, Critias et Hermocrate partagent une même
hostilité à l’égard de la démocratie. À la chute d’Athènes en 404 av. J.-C., Critias
prend la tête d’un coup d’Etat oligarchique, connu comme celui des trente Tyrans;
moins d’un an après, les institutions démocratiques sont rétablies et Critias doit
s’exiler. Cependant, Xénophon nous apprend que, durant son exil d’Athènes, Critias
organisa en Thessalie la démocratie et arma les pénestes contre leurs maîtres (Hell.,
II, 3, 36).

36
moyens de transmission

D’un point de vue dramatique, on gagne beaucoup à voir dans


Critias le jeune, le tyran, Critias IV. En revanche, cette identifi¬
cation pose des problèmes chronologiques insolubles que seule
permet de résoudre l’hypothèse d’un Critias III rendant plausible
une véritable continuité dans la transmission orale du récit de la
guerre que soutint l’Athènes ancienne contre l’Atlantide.

Cette ambiguïté a été envisagée de plusieurs façons. On a tenté


de la lever avec l’hypothèse d’un Critias III. On l’a considérée
comme résultant de l’ignorance de Platon, qui écrit le Tintée et le
Critias près de quatre-vingts ans (entre 358 et 356 av. J.-C.) après
l’entretien qu’il y met en scène (entre 430 et 425 av. J.-C.). Reste
une dernière possibilité. Cette ambiguïté est intentionnelle. Elle
aurait été voulue par Platon, d’une part pour faire remonter plus
directement ce récit à l’ancêtre fameux, Solon, qui « était devenu au
milieu du IV' siècle le grand homme des modérés, des partisans de la
patrios politeia 8 », et d’autre part pour donner à ce même récit une
actualité que seul pouvait lui conférer Critias le tyran, qui prit part
à la guerre du Péloponnèse et qui relança la guerre civile à Athènes;
guerres dont celle entre l’Athènes ancienne et l’Atlantide est le
paradigme 9.

Suivant l’hypothèse d’un Critias III, il faut interpréter ainsi


Timée 21 a 8 - b 1 : « En effet, en ce temps-là, Critias, à ce qu’il
disait, était déjà tout près de ses quatre-vingt-dix ans, alors que moi
j’en avais environ dix. » Puisque la naissance de Critias II doit être
placée aux alentours de 600 av. J.-C., alors que celle de Critias III
date de 520 av. J.-C., l’événement se situe vers 510 av. J.-C. Bien
plus, c’est le jour de Couréotis, pendant les Apatouries, que le
vieillard fait ce récit à l’enfant ( Tim 21 b 1 -2). Les Apatouries, fêtes
athéniennes et ioniennes, étaient célébrées durant le mois de
Pyanepsion (octobre) et duraient trois jours. Le troisième jour,
appelé Couréotis, les jeunes garçons (trois ou quatre ans), auxquels
on coupait les cheveux pour la première fois, étaient admis dans les
phratries (ç/parpia est évoqué en Tim 21 b 7); à Athènes, les quatre

8. Pierre Vidal-Naquet, « Athènes et l’Atlantide », Revue des études grecques,


77, 1964, p. 433; Le Chasseur noir, Maspero, 1981, p. 348.
9. Pierre Vidal-Naquet, «Athènes et l’Atlantide», op. cit.

37
tribus étaient divisées chacune en trois trittyes, aussi appelées
phratries. C’est donc en octobre 510 av. J.-C., que Critias II aurait
fait à Critias III le récit de la guerre que soutint l’Athènes ancienne
contre l’Atlantide.

Par suite, voici ce qu’on peut dire de la quatrième étape de la


transmission orale de ce récit. En fait, la date de cet événement
correspond à celle à laquelle doit s’être déroulé l’entretien entre
Socrate, Timée, Hermocrate et Critias III ou IV, que rapportent le
Timée et le Critias. Si on laisse de côté le problème posé par le
rapport entre cet entretien et celui rapporté dans la République, il
faut situer l’action durant les Panathénées (Tim 26 e 3, cf. 21 a 2).
Les Panathénées, fêtes athéniennes en l’honneur d’Athéna, étaient
célébrées le 28 Hécatombaeon (mois lunaire athénien qui commen¬
çait avec la nouvelle lune après le solstice d’été, le 20-21 juin),
c’est-à-dire à la mi-juillet : on doit distinguer entre les grandes
Panathénées, célébrées tous les quatre ans, et les petites, célébrées
les autres années, sans qu’il soit possible de savoir desquelles il s’agit
dans le cas présent. Reste maintenant à déterminer en quelle année
est censé avoir eu lieu l’entretien relaté dans le Timée et le Critias.
Selon toute probabilité, cette date se situe entre 430 et 425 av. J.-C.
Critias III aurait alors été âgé de quatre-vingt-dix ou quatre-
vingt-quinze ans, Critias IV de trente ou trente-cinq ans et Socrate
(470-399 av. J.-C.), de quarante à quarante-cinq ans.

L’intérêt d’une telle datation réside dans le fait qu’elle rend


plausible la présence à Athènes d’Hermocrate, le général syracusain
de ce nom (mort en 407 av. J.-C.) que Thucydide (VI, 72) présente
comme un homme d’une intelligence hors du commun, d’un courage
remarquable et d’une grande expérience militaire. Lors du congrès
de Géla en 424 av. J.-C., Hermocrate (Thcd IV, 58) intervient pour
conseiller aux cités de Sicile de conclure une paix pour faire face au
danger d’une agression athénienne. À cette date, il est déjà un
homme politique important, ce qui correspond à ce que donne à
entendre Socrate en Timée 20 a 7 - b 1 : « Et, pour Hermocrate, ses
dons naturels et son éducation sont à la hauteur de toutes ces
questions; beaucoup de témoins en font foi. » Les questions dont il
s’agit touchent à la politique et à la philosophie.

Enfin, il semble bien que le Timée et le Critias appartiennent à la

38
moyens de transmission

dernière période de Platon 10, et qu’ils furent écrits dix ou douze ans
avant sa mort, c’est-à-dire entre 358 et 356 av. J.-C. C’est donc sur
une période de 270 ans, au cours de laquelle se succèdent 7
générations, que se serait étendue la transmission de ce récit
recueilli de la bouche d’un prêtre égyptien, prétendant faire
référence à des événements vieux de 9 000 ans, alors tombés dans un
oubli presque total en Grèce ancienne.
La valeur de ce témoignage, qui, il faut le rappeler, relève du
pastiche, réside dans le fait qu’il donne une description plausible,
parce que fondée sur une analyse préalable, complexe et minutieu¬
se, du processus de transmission sur une longue période de temps,
avec et sans intervention de l’écriture, d’un récit relatant des
(pseudo-)événements mémorables.
À partir de cet exemple, deux questions peuvent être posées.
Qu’en est-il de la transmission orale proprement dite? Et quel
rapport peut entretenir l’oralité avec l’écriture, dans ce cas précis et
plus généralement chez Platon?
La transmission orale peut se définir tout simplement comme une
transmission de bouche à oreille. Cette définition simpliste trouve
son répondant exact en ces deux termes : phëmë (Tim 27 b 4) et
akoë (Tim 21 a 6, 22 b 8, 23 a 2, 23 d 1, 25 e 1), qui respectivement
dérivent des verbes phëmt « dire », dans le sens de « manifester par
la parole » et akoüô « entendre ». La signification de ces deux
vocables apparaît avec plus de précision, lorsqu’on prend en
considération l’ensemble de leurs occurrences dans l’œuvre de
Platon.
Phëmë est un nom de la « parole », chargé de valeurs religieuses
et politiques. Chez Platon, on peut effectivement distinguer deux
usages de ce vocable : l’un qui manifeste une valeur religieuse, et
l’autre une valeur profane d’ordre collectif.
Lorsqu’il manifeste une valeur îeligieuse, phëmë signifie « révé¬
lation divine », comme on peut le constater en Lg I 624 b 2, Lg II
664 d 4, Lg V 738 c 6, Lg VII 792 d 3, Phdo 111 b 7,

10. Christopher GlLL, « Plato and Politics. The Critias and the Politicus »,
Phronesis 24, 1979, p. 148-167, s’oppose à G. E. L. Owen, «The Place of the
Timaeus in Plato’s Dialogues » [1953], Studies in Plato's Metaphysics, édité par R.
E. Allen, Londres (Routledge & Kegan Paul) / New York (Humanities Press), 1965,
p. 313-338.

39
Tim 72 b 3. Dans tous ces cas, il s’agit de la manifestation du divin
par la parole, dans le cadre de la divination.
Lorsqu’il présente une valeur profane, phêmë désigne essentiel¬
lement une « parole » collective. En ce domaine, il faut cependant
introduire une nouvelle distinction. Car cette « parole » collective
peut être celle du long terme ou celle du court terme.
Lorsqu’elle se rapporte au court terme, cette « parole » collective
correspond à la « réputation » de quelqu’un ou tout simplement aux
« bruits » qui courent sur son compte. C’est ce sens que manifestent
six occurrences de phëmë chez Platon \Ap 1 8 c 1, Ap 20 c 7, Lg IX
878 a 5, Lg XI 932 a 6, LgXI 935 a 1, Pol 309 e 8. Mais c’est
lorsqu’elle se rapporte au long terme que cette « parole » collective
présente le plus de pertinence.
En effet, phëmë désigne alors ce qu’aujourd’hui on appelle la
« tradition », que cette tradition porte sur un domaine religieux :
dieux, démons, héros et éventuellement monde de l’Hadès, ou sur un
domaine profane : institutions, hauts faits militaires, etc. Dans cette
perspective, phëmë désigne la parole collective destinée à être
conservée. C’est le sens que manifestent d’ailleurs la plupart des
occurrences de phëmë dans l’œuvre de Platon : Crat 395 e 5, Lg II
672 b 3, Lg IV 704 b 1, Lg- IV 71 3 c 2, Lg VI 771 c 7, Lg VII 822 c 4,
Lg VIII 838 c 8, Lg VIII 838 d 6, Lg IX 870 a 7, Lg IX 871 b 4,
Lg IX 878 a 5, Lg X 906 c 1, Lg X 908 a 7, Lg XI 916 d 7, Lg XI 927
a 5, Lg XII 952 b 7, LgXII 966 c 5, Phlb 16 c 8, Resp III 415 d 6,
Resp V 463 d 6, Tim 27 b 4. Phëmë reste un nom de la « parole »,
même lorsque cette parole est consignée par écrit comme l’indique
cette expression du Timée : « la tradition des écrits sacrés (yj twv
îepcov Ypap.|j.crrtov cpYjp)) » (Tim 27 b 4), où il est fait mention du

récit de la guerre menée par l’Athènes ancienne contre l’Atlantide,


conservé par écrit pendant 8 000 ans dans un temple de Sais en
Égypte.
En définitive, cette « parole », que désigne phëmë est une
« parole » divine ou une parole « collective ». Dans le premier cas
phëmë équivaut à une « révélation » et dans le second à une
« tradition »; cette « parole » collective pouvant se dégrader dans le
court terme et équivaloir à une « réputation », c’est-à-dire aux
« bruits » qui courent sur quelqu’un.
Voilà donc quelle est la véritable teneur du message transmis
dans ce type de récit que constitue le mythe; c’est une phëmë, qui

40
moyens de transmission

est aussi bien parole divine que parole collective. Mais, à la limite,
toute parole divine devient partie intégrante de la parole collective
qui, pour une bonne part, porte sur un domaine religieux. C’est le
cas, par exemple, dans neuf (Crat 395 e 5; Lg II 672 b 3, IV 704 b 1,
VI 771 c 7, VII 822 c 4, VIII 838 c 8, 838 d 6, X 906 c 1, XI 927 a 5)
des vingt et une occurrences énumérées plus haut. La chose n’a rien
de surprenant, car, dans le passé, parole divine et parole humaine
tendaient à se confondre, à cause de l'extrême proximité des dieux
avec les hommes. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut comprendre et
ce passage du Philèbe (16 c 7-8) : « En outre, les anciens qui étaient
meilleurs que nous et qui habitaient plus près des dieux nous ont
transmis cette tradition (xaÛTTjv cp7]fj.7)v ) », et cet autre du Phèdre
(274 c 1-3) :

SOCRATE. - Je suis à même, du moins, de raconter quelque chose


que j’ai entendu des anciens (àxoyjv tüv 7rpoTÉptov ). Or, le vrai,
ce sont eux qui le savent. Si, cela, nous pouvions le trouver
nous-mêmes, est-ce que, en vérité, nous nous soucierions encore des
croyances de l’humanité?

Ainsi s’explique la valorisation qui affecte le passé et qui en fait le


paradigme du présent et du futur, comme objet de cette parole
collective qu’est la tradition.
Mais qui dit « parole » dit aussi « écoute », la communication
n’étant possible que si ces deux pôles sont en liaison. Cette « action
d’écouter » est désignée par le vocable akoè, qui lui aussi présente
plusieurs sens.
Dans le plus grand nombre des cas, chez Platon, le vocable akoë
signifie tout simplement 1’ « ouïe » ou 1’ « audition », par opposition à
la vue et à la vision : Charm 167 d 4, Charm 167 d 5, Charm 167 d
5, Charm 168 d 3, Charm 168 d 4, Charm 168 e 9, Crat 431 a 2,
Lach 190 a 7, Lach 190 b l,LgXII961 d 8, Phdo 65 b 2, Phdo 65 c
6, Phdo 98 d 7, Phdo 111 b 3, Phdr 227 c 3, Phdr 228 b 7, Phdr 235
d 1, Phdr 243 d 5, Resp I 342 a 3, Resp V Ail c 3, Resp VI 507 c 3,
RespVI 507 c 10, Tht 142 d 1, Tht 156 b 4, Tht 156 c 1, Tht 185 a
2, Tht 185 a 2, Tht 185 b 8, Tht 185 c 2, Tht 201 c 1, Tht 206 a 6,
Tim 33 c 3, Tim 64 c 6, Tim 67 b 1, Tim 67 b 5. Mais il arrive que
cette audition soit beaucoup plus spécifique.
C’est alors une audition qui a pour objet la révélation ou la

41
tradition, comme or. peut le constater dans le Ménon (94 c 6) et dans
les Lois (VII 798 b 2, VIII 839 e 5, X 900 a 2).
Mais cette audition de la révélation ou de la tradition se réalise
dans un domaine bien précis, celui des Muses (Tim 47 c 4, d 1) et,
de façon plus restreinte, celui de la poésie (Resp III 401 c 8, X 603 b
7). Cette dernière occurrence présente le plus grand intérêt,
puisqu’elle apparaît dans le cadre d’une définition de la poésie :

Socrate. - Est-ce, dis-je, seulement [l’art d’imitation] qui


s’adresse à la vue ou aussi [l’art d’imitation] qui s’adresse à l’ouïe
(xotxà t/)v àxo7)v ), que nous appelons ttoiy)ctiv [dans le double sens
de « fabrication » et de « poésie »]?
GLAUCON. - Vraisemblablement, dit-il, ce dernier aussi. (Resp X
603 b 6-8.)

Et, puisque le mythe, comme contenu de la poésie, constitue


l’élément du discours dans le domaine de la musique, il est naturel
que le vocable akoë désigne 1’ « audition » du récit en quoi il
consiste : Crit 109 e 2, Phdo 61 d 9, Phdr 274 c 1, Tim 20 d 1, Tim
21 a 6, Tim 22 b 8, Tim 23 a 2, Tim 23 d 1, Tim 25 e 1.
On observera que six de ces huit occurrences se rapportent au
récit de la guerre menée par l’Athènes ancienne contre l’Atlantide,
et dont le processus de transmission orale vient d’être décrit.
Les sens d'akoë répondent donc point par point à ceux de phëmë.
Et il n’y a rien de surprenant à cela, si on se place d’emblée dans la
perspective de la transmission orale, où l’émission d’un message ne
peut être séparée de sa réception.
Dans cette perspective, chaque fois qu’un message est transmis, il
subit un certain nombre de transformations dues essentiellement au
fait qu’il n’existe aucun point de référence écrit permettant de
contrôler l’oralité, chaque version orale recouvrant et effaçant la
précédente ". Deux éléments de perturbation (de bruits, suivant le
vocabulaire propre à la théorie de la communication, cf. p. 19-20)

11. Claude Lévi-Strauss donne un bon exemple de la chose dans un texte publié
d’abord en 1975, puis repris sous le titre : « Au-delà du Swaihwé », dans la seconde
édition de La Voie des masques. Plon, Paris, 1979, p. 153-163. Cf. aussi Jack Goody,
The Myth of the Bagre, Clarendon Press, Oxford, 1972; Une récitation du Bagré,
publiée par Jack Goody et S.W.D.K. Gandah, précédée d’une introduction de Jack
Goody, Classiques africains 20, Colin, Paris, 1980.

42
moyens de transmission

entrent alors en ligne de compte : les pressions qu’exerce directe¬


ment - puisque fabrication, émission et réception sont indissocia¬
bles - le public sur celui qui s’adresse à lui 12; et les handicaps de
toute sorte - l’ignorance notamment -, dont peut être atteint l’agent
de transmission.
Platon évoque deux cas au moins où un message rapportant des
événements remontant à un passé très éloigné subit une détériora¬
tion importante par suite d’une longue transmission orale qui n’a
donné lieu à aucune recherche et au cours de laquelle ne sont
intervenues ni la poésie ni l’écriture.
Il s’agit d’abord, bien sûr, du message relatif à la guerre menée
par l’Athènes ancienne contre l’Atlantide. En Grèce en général et à
Athènes en particulier, ce message transmis oralement n’a pas
subsisté (où Siapxw, Tim 21 d 6), mais a disparu (àcpavtÇco, 77m 20 e
6, Crit 109 d 4), c’est-à-dire a été oublié (XavOàvco, Tim 23 c 2).
Platon donne pour causes de cet oubli, d’une part la longueur du
temps écoulé (Tim 20 e 5, 21 d 6, 26 a 1, Crit 109 d 4) et d’autre part
la destruction des êtres humains (Tim 20 e 6, 21 d 6, 23 c 3, Crit 109
d 3-4) susceptibles d’assurer une bonne transmission de ce message,
en l’occurrence les citadins.
Cependant, l’oubli, dans lequel tombe le message relatif à la
guerre menée par l’Athènes ancienne contre l’Atlantide, n’est pas
complet. Il ne porte que sur les actions accomplies (epya, Tim 20 e
5, 21 a 4, Crit 109 d 3, 109 d 8, 110 a 7), sur la geste elle-même
(îrpaÇiç, Tim 21 d 5). Les noms (ovopiaTa, Crit 109 d 3, d 7, d 8, 110
a 6) de ceux qui ont accompli ces actions (Tim 21 d 6) sont en effet
conservés par les montagnards qui les donnent volontiers à leurs
enfants (Crit 109 d 8 - e 1).
À ce premier exemple, il faut en adjoindre un autre, tout aussi
intéressant. Il s’agit du message relatif à un ensemble de faits qui
relèvent d’un même phénomène : le renversement du cours du
monde. Platon commence par indiquer les méfaits causés par
1’ « immensité » du temps écoulé depuis ces faits :

« Or donc, tous ces faits en bloc relèvent du même phénomène,


sans parler de milliers d’autres plus merveilleux encore. Mais, en
raison de la masse du temps (écoulé), les uns se sont éteints, alors

12. Jesper Svenbro, La Parole et le Marbre, Lund, 1976, p. 16-35.

43
que les autres, c’est comme disséminés les uns indépendamment des
autres, qu’on les raconte. » (Pol 269 b 5-8.)
Comme dans le cas de la guerre menée par l’Athènes ancienne
contre l’Atlantide, l’oubli de ces faits n’est que partiel. Certains se
sont complètement « éteints ». Mais la plupart ont survécu; cepen¬
dant, on a oublié la cause unique qui les explique tous. Dans ce cas,
l’oubli porte aussi bien sur les faits eux-mêmes que sur leur rapport
à une même cause.
Toutefois, Platon ne récuse pas le témoignage de cette transmis¬
sion orale, dont il reconnaît les limites. Voici, en effet, ce qu’on peut
lire plus loin :
« Mais cette race de “ fils de la terre ”, dont il est raconté qu’un
jour elle a existé, c’est celle qui, en ce temps-là, est de nouveau
revenue [suivant un cycle] du sein de la terre. Race, dont le souvenir
a été conservé par nos ancêtres, les premiers, ceux qui avoisinaient
le temps suivant la fin de la précédente révolution, et qui venaient
au jour au début de celle-ci. Car ce sont eux, qui ont été pour nous
les hérauts de ces récits, aujourd’hui objets, bien à tort, de
l’incrédulité du grand nombre.» (Pol 271 a 5 - b 3.)
Certes, une transmission orale aussi rudimentaire, c’est-à-dire qui
se développe sans l’intervention de cette technique de communi¬
cation qu’est la poésie, implique une dégradation importante du
message transmis. Cependant, la continuité des générations entre
ceux qui ont été les témoins de ces événements et ceux qui
maintenant les racontent autorise à prêter un certain crédit aux
fragments de souvenir qui ont pu être ainsi conservés.
On ne peut espérer plus d’une transmission rustique. Seule la vie
en cité permet d’améliorer quantitativement et qualitativement la
transmission de messages relatifs à un passé très éloigné.
Avec l’apparition de la cité, le passé, que conserve la mé¬
moire collective, fait l’objet de recherche (Crit 110 a 3-4:
àva^yjTYjCTiç tcov TraXaicov). Impossible chez les montagnards
trop occupés à se procurer les choses nécessaires à la vie dont ils
manquent, ce type d’activité est exercé par des citadins qui,
jouissant du loisir que leur procure la satisfaction de leurs besoins
élémentaires, arrivent à retracer les actions qu’ont accomplies les
hommes du passé, dont les montagnards ne connaissent que les
noms.

44
moyens de transmission

Mais, une fois ce passé restitué dans son intégralité, il faut le


transmettre sans une trop grande dégradation. Deux solutions sont
alors possibles. Ou bien ce passé est consigné par écrit. Ou bien il
fait l’objet d’une transmission orale non pas d’une façon rudimen¬
taire comme chez les montagnards, mais après avoir été soumis au
travail d’un poète.
Cette dernière remarque se fonde sur des observations tirées du
Timée et du Critias. D’une part, les montagnards y sont présentés
comme illettrés (àypap.p.àTouç, Tim 23 a 8, cf. Crit 109 d 6),
c’est-à-dire ignorants de l’écriture, et étrangers aux Muses
(àfxoÛCTouç, Tim 23 b 1), c’est-à-dire ignorants de la poésie. En outre,
il y est dit que « le fait de raconter des mythes ((i.u0oXoyia) et la
recherche des choses du passé firent en même temps que le loisir
leur entrée dans les cités » (Crit 110 a 3-4). Or il faut noter que, chez
Platon (cf. annexe 2), le terme muthologia, relié, une fois au moins,
au terme poiësis « poésie », désigne non seulement « le fait de
raconter des mythes », mais aussi « le fait de fabriquer des mythes ».
L’intervention du poète comme « fabricant de mythes » étant
pour l’instant mise entre parenthèses, il est possible de s’interroger
spécifiquement sur la façon dont intervient l’écriture dans la
transmission du mémorable, à partir de l’exemple que constitue le
récit fait à Solon par un prêtre de Sais. Ce récit qui se fonde sur une
version écrite des faits est présenté comme un discours vrai face à
une version orale de ces mêmes faits, assimilée pour sa part à un
mythe. Cependant, trois choses sont à noter en ce qui concerne ce
récit : 1) la version écrite sur laquelle il se fonde dépend elle-même
d’une tradition orale vieille de 1 000 ans; 2) le prêtre égyptien se
réfère à cette version écrite, mais il n’en fait pas lecture à Solon, car
il la connaît par cœur; 3) enfin, le récit du prêtre de Sais donne lieu,
en Grèce ancienne, à une version orale transmise pendant près de
270 ans, de Solon à Platon.
Lorsqu’elle intervient dans la transmission du mémorable, l’écri¬
ture est toujours postérieure. Elle se borne à fixer avec des traces
matérielles sur un support matériel le dernier état en date de la
tradition sur le sujet. C’est en ce sens qu’il faut comprendre
l’expression yj tüv îeptàv ypap.p.aTa>v cprjp.-/) « la tradition des
écrits sacrés », c’est-à-dire, si on paraphrase « la tradition consignée
par écrit dans un temple de Sais ». Tout cela, parce que l’écriture
n’est qu’une représentation de la parole.

45
Une chose étonne dans la description faite par Critias le jeune de
l’entretien de Solon avec un prêtre de Sais. Bien que le récit de la
guerre que soutint l’Athènes ancienne contre l’Atlantide ait été
consigné par écrit, jamais le prêtre égyptien n’est décrit en train de
lire. Il raconte (Tim 22 b 3-4, 23 d 4-5) et Solon écoute (Tim 21 d
7-8, 23 d 1-4). Et cela tout simplement parce que le prêtre
n’a pas eu le temps de recourir « aux écrits eux-mêmes
(aùxà xà ypap-p-axa) » (Tim 24 a 1). Ce prêtre connaît donc par
cœur le récit qu’il fait à Solon. Ainsi, même en Égypte, l’écriture
apparaît-elle comme un instrument de remémoration, la véritable
mémoire se trouvant ailleurs dans l’âme et dans la parole par
laquelle s’exprime directement l’âme.
Enfin, lorsque Solon revient d’Égypte, où il a été informé de la
guerre menée par l’Athènes ancienne contre l’Atlantide, le récit
qu’il rapporte est transmis oralement à Athènes pendant près de
270 ans. Et cela, même s’il existe des notes écrites relatives aux
noms des rois de l’Atlantide, et auxquelles font référence Critias II
et Critias III ou IV. Certes, on peut comprendre que Solon n’a pas
trouvé le temps, à son retour d’Égypte, de composer sur le sujet des
poèmes qui auraient sûrement été mis par écrit. Mais on s’étonne
que, par la suite, personne à Athènes, où l’écriture prenait une place
de plus en plus importante, ne se soit donné la peine de fixer ce récit
par écrit.
Dans ce cas précis, celui du récit de la guerre menée par
l’Athènes ancienne contre l’Atlantide, l’écriture joue le rôle suivant.
Elle permet de constituer une version de référence au contact de
laquelle est régénérée puis régularisée une tradition orale particu¬
lièrement lacunaire. Par là, elle rend possible le contrôle - au sens
étymologique du terme (contre-rôle : registre tenu en double) -
d’une tradition orale; elle ne la supplée jamais cependant.
Tout ce qui vient d’être dit s’accorde avec la position de Platon à
l’égard de l’écriture. Pour Platon, l’écriture ressortit à un domaine
plus vaste, celui de l’imitation (cf. chapitre 6). Car l’écriture n’est
qu’une copie; une copie de la parole de l’âme, parole silencieuse
dans le cas de la pensée, ou parole sonore, lorsque cette pensée
prend pour support la voix. Or, dans ce cas comme dans tous les
autres, l’imitation tend à transgresser ses limites, en présentant la
copie comme une réalité à part entière. Aussi Platon s’emploie-t-il
souvent non pas à discréditer complètement l’écriture - ce qui serait

46
moyens de transmission

une attitude paradoxale de la part de quelqu’un qui en fait un usage


si important et si remarquable -, mais à en rappeler l’ambi¬
guïté.
Voilà d’ailleurs à quoi sert le mythe sur l’invention de l’écriture
par Theuth, que raconte Socrate dans le Phèdre. Grâce à ce mythe,
Socrate définit avec précision l’utilité de l’écriture, dont le rapport
privilégié avec l’Égypte est une fois de plus mis en évidence :

SOCRATE. - Je suis à même, du moins, de raconter quelque chose


que j’ai entendu des anciens. Or, le vrai, ce sont eux qui le savent. Si
cela, nous pouvions le trouver nous-mêmes, est-ce que, en vérité,
nous nous soucierions encore des croyances de l’humanité?
PHÈDRE. - Quelle drôle de question! Allons, ce que tu déclares avoir
entendu, raconte-le.
SOCRATE. - Eh bien! J’ai entendu que, du côté de Naucratis en
Égypte, il y a une des vieilles divinités de là-bas, celle dont
l’emblème sacré est un oiseau qu’ils appellent, tu le sais, l’ibis; le
nom de cette divinité est Theuth. C’est lui donc qui, le premier,
découvrit le nombre et le calcul et la géométrie et l’astronomie, et
encore le tric-trac et les dés, et enfin, sache-le, l’écriture. Or, d’autre
part, en ce temps-là, régnait sur l’Égypte entière Thamous, qui
résidait dans cette grande cité du haut pays que les Grecs appellent
Thèbes d’Égypte, comme [ils appellent] le dieu [Thamous] Ammon.
Theuth, étant venu le trouver, lui fit montre de ces techniques et lui
dit qu’il fallait les communiquer aux autres Égyptiens. Mais
Thamous lui demanda quelle pouvait être l’utilité de chacune [de
ces techniques]; et, alors que Theuth donnait des explications, selon
qu’il les jugeait bien ou mal fondées, Thamous prononçait tantôt le
blâme tantôt l’éloge. Nombreuses, raconte-t-on, furent donc les
réflexions, dont, au sujet de chaque technique, Thamous fit part à
Theuth dans les deux sens, et dont une relation détaillée ferait un
long discours. Mais, quand on en fut à l’écriture : « Voici, ô roi, dit
Theuth, un savoir qui fournira aux Égyptiens plus de science et plus
de mémoire; oui, pour la science et pour la mémoire le remède a été
trouvé. » Mais Thamous répliqua : « Ô Theuth, le plus grand maître
ès techniques, autre est celui qui peut engendrer une technique,
autre, celui qui [peut] juger quel est le lot de dommage et d’utilité
pour ceux qui doivent s’en servir. Et voilà maintenant que toi, qui es
le père de l’écriture, tu lui attribues, par complaisance, un pouvoir

47
qui est le contraire de celui qu’elle possède. En effet, cette
technique produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront apprise,
parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant, en effet,
leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes
étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte
de remémoration; ce n’est donc pas pour la mémoire, mais pour la
remémoration, que tu as trouvé le remède. Quant à la science, c’en
est la semblance que tu procures à tes disciples, non la réalité.
Quand, en effet, grâce à toi, ils auront entendu parler de beaucoup
de choses, sans avoir reçu d’enseignement, ils sembleront avoir
beaucoup de science, alors que, dans la plupart des cas, ils n’auront
aucune science; en outre, ils seront insupportables dans leur
commerce, parce qu’ils seront des semblants de savants, au lieu
d’être des savants. » (Phdr 274 c 1 - 275 b 2.)
Ainsi se termine ce mythe, dont Socrate doit défendre la
vraisemblance contre l’ironie de Phèdre.
Cela fait, Socrate commente ce même mythe, en insistant sur
deux points capitaux : a) l’écriture ne peut se substituer à la
mémoire, car elle se borne à déclencher son action et à assurer son
bon fonctionnement; b) l’écriture n’est qu’une image de la science
et ne doit donc pas être considérée comme la science elle-même. En
d’autres termes, en présentant à l’âme l’image de la science,
l’écriture permet à cette âme de retrouver cette science en elle. Une
telle façon de voir se fonde notamment sur le fait que, en grec
ancien, grâphein signifie à la fois « écrire », « dessiner » et « pein¬
dre ».
Par ailleurs, cette ambivalence de sentiment à l’égard de
l’écriture, dont Platon se fait l'écho, reflète une situation historique
précise en Grèce ancienne. En effet, la civilisation orale, dont
l’épopée homérique constitue le modèle, n’a pas été submergée par
une civilisation de l’écriture, dont l’introduction date du VIIIe siècle
av. J.-C. Jusqu’à la fin du Ve siècle et même au-delà, une part
importante de la culture grecque reste de type oral 13.
Le témoignage de Platon sur le mythe évolue donc sur le fil du

13. Comme essaie de le montrer E. A. Havelock, Préfacé to Plato, Oxford


(Clarendon Press) / Cambridge Mass. (Belknap Press, Harvard University Press),
1963; pour une critique, cf. Alfred Burns, « Athenian Literacy in the Fifth Century
B. C. », Journal of the History of Ideas. 42, 1981, p. 371-387.

48
moyens de transmission

rasoir. À la charnière entre deux civilisations, l’une fondée sur


l’oralité et l’autre sur l’écriture, Platon décrit, en fait, le crépuscule
des mythes, c’est-à-dire ce moment où, en Grèce ancienne en
général et à Athènes en particulier, la mémoire change sinon de
nature du moins de mode de fonctionnement. À une mémoire
partagée par tous les membres d’une collectivité est opposée une
mémoire qui est l’apanage du nombre plus limité de ceux pour qui
l’écriture est d’un usage courant. Une mémoire qui ne peut
s’empêcher de transformer ce qu’elle répète est concurrencée par
une activité mnémonique qui consiste à emmagasiner et à repro¬
duire fidèlement tel ou tel passage. Enfin, à une mémoire pour
laquelle toute répétition équivaut à une re-création est confrontée
une mémoire pour laquelle le passé, objectivé par l’écriture,
constitue une donnée de fait u.
Une telle objectivation, permettant de distinguer nettement le
passé du présent, a favorisé, à partir du VIe siècle, des recherches
« philosophiques et historiques », lesquelles, par choc en retour, ont
engendré un scepticisme généralisé concernant le passé et la vision
du monde que ce passé véhiculait. C’est d’ailleurs contre ce
scepticisme, responsable en grande partie de la crise qui secoue
l’Athènes dans laquelle il vit, que Platon réagit tout en intégrant
dans son propre discours un discours qu’il dénonce comme
invérifiable et non argumentatif IS.
Ces quelques remarques étaient destinées à « relativiser » le
témoignage de Platon, le premier philosophe grec dont l’ensemble
de l’œuvre écrite nous est parvenue, sur une civilisation orale dont il
contribue, en la décrivant et en la critiquant, à assurer la perte. Mais
n’est-ce pas là l’occasion de rappeler le mot fameux de Hegel : « Ce
n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend
son vol 16 »?

14. Jack Goody, «Mémoire et apprentissage dans les sociétés avec et sans
écriture : la transmission du Bagre », L'Homme. 1977, n° 1, p. 29-52.
15. Jack Goody et lan Watt, « The Conséquences of Literacy », dans Literacy in
Traditional Societies. édité par Jack Goody, University Press, Cambridge, 1968, p.
27-68.
16. « ... die Eule der Minerva beginnt erst mit der einbrechenden Dàmmerung
ihren Flug. » (Hegels sàmtliche Werke, hrsg. von Georg Lasson, Band VI :
Grundlinien der Philosophie des Rechts [1911], 2. Auflage, Meiner, Leipzig, 1921,
p. 17; trad. franç. par André Kaan sous le titre : Principes de la philosophie du droit
[1940], collection Idées, Gallimard, Paris, 1963, p. 45).

49
3

Fabrication

Dans la mesure où un message n’est objet que de transmission


orale, sa fabrication est aussi indissociable de son émission que son
émission l’est de sa réception. En revanche, lorsqu’intervient
l’écriture, fabrication, émission et réception d’un même message
peuvent être clairement distinguées : le vocabulaire de Platon
relatif au mythe garde la trace du passage du premier état au
second, entre le VIIIe et le IVe siècle av. J.-C. en Grèce.
Quoi qu’il en soit, Platon assimile le travail du poète, dans le
domaine littéraire, à celui du démiurge dans le domaine cosmique.
Voilà pourquoi il qualifie le poète de « père » (patër) (Tht 164 e 2) et
surtout de « fabricant (poiëtës) » (Phdo 61 b 3, 4; Resp II 379 a 3)
de mythes, à l’instar d’ailleurs du démiurge qui, dans le Timée, est
présenté comme « le père et le fabricant de ce tout (tov Tcoc/jTrjv
xai, TcaTÉpa toGSe toG 7ravToç) » (Tim 28 c 3 - 4) qu’est le monde.
Par ailleurs, chez Platon, sont spécifiquement présentés comme des
fabricants de mythes : Homère (Resp II 377 d 4), Hésiode (Resp II
377 d 4) et Ésope (Phdo 60 c 1,61 b 6). Enfin, il est à noter que,
dans le Phédon, poiëtës dans le sens de « fabricant de mythes » est
opposé à philôsophos (Phdo 60 b - 61 c), le « philosophe », alors que,
dans la République, il l’est à oikistës (Resp II 378 e 7 - 379 a 4), le
« fondateur (de cité) ».

50
fabrication

Le parallèle entre le producteur du monde et le producteur de


mythes se prolonge au niveau des verbes qui désignent leur action.
L’action du fabricant du monde est décrite à l’aide des verbes plâttô
(Tint 42 d 6, 73 c 8, 74 a 2, 78 c 3), poiéô {Tim 31 b 2, 31 b 2, 31 b 8,
31 c 3, 34 b 3, 35 b 1,36 c 4,37 d 5,37 d 6, 38 c 7, 45 b 7,71 d 7, 76 c
6, 91 a 4) et suntithêmi (Tim 33 d 2, 69 d 6, 72 e 5). Ce sont aussi les
verbes plâttô (Resp II 377 b 6, Tim 26 e 4), poiéô (Phdo 61 b 4,
Resp II 377 c 1, II 379 a 3-4) et suntithêmi (Phdo 60 c 2, Resp II
377 d 6) qui décrivent l’action du fabricant de mythes.
L’usage du verbe plâttô pour désigner l’action de « fabriquer » un
mythe remonte au moins jusqu’à Xénophane qui qualifie les
combats des Titans, des Géants et des Centaures de « façonnages
des anciens (7rXàcrfxaTa tüv 7tpoTÉpcov) » (DK 21 B 1.22). Le verbe
plâttô ', lorsqu’il désigne l’action de « fabriquer » un mythe, est
utilisé dans un sens dérivé. Dans son sens premier, plâttô désigne
l’action de façonner, de modeler, de donner une forme à des
matériaux malléables, par l’exemple de l’or, de la cire, de l’argile,
etc. Pour conserver ce sens, tout en le transposant sur le plan du
discours, il faut traduire plâttô par « façonner ».
Pour sa part, sun-tithëmi est un composé verbal, facile à analyser.
Il résulte de la jonction du verbe tithëmi « poser » et du préverbe sûn
« ensemble ». Dans son sens premier, ce composé désigne l’action de
construire avec des matériaux qui se présentent comme des pièces
qu’on doit assembler. Transposé sur le plan du discours, ce verbe
signifie « composer ».
Mais le verbe le plus important de cette série est poiéô 1 2. En
général, ce lexème a pour sens « faire ». Par là, il s’apparente à
prâttô et à drâô. Alors que prâttô implique l’effort vers un
achèvement et présente une orientation subjective, drâô, qui est
proche de prâttô, exprime l’idée d’agir avec, chez Homère, la
spécification du service rendu et, en attique, celle de la responsa¬
bilité prise plutôt que celle de la réalisation d’un acte; drâô
s’emploie aussi pour l’accomplissement de rites. C’est donc par

1. Pour tout ce qui touche à l’étymologie et à la morphologie dans ce chapitre, ma


source d’information est Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la
langue grecque, Klincksieck, Paris, 1968-1980; La Formation des noms en grec
ancien. Champion, Paris, 1933.
2. Sur ce verbe et ses dérivés, cf. Paul Vicaire, Recherches sur les mots
désignant la poésie et le poète dans l’œuvre de Platon, PUF, Paris 1964.

51
l’orientation objective qu’il implique que poiéô se distingue de
prâttô et de drâô. En effet, le sens fondamental de poiéô est celui
d’une élaboration matérielle, qui ne prend en considération ni
l’élément subjectif de l’action entreprise ni la responsabilité qui s’y
rattache.
On atteint, par là, l’élément le plus intéressant de cette analyse
sémantique. En effet, l’orientation objective que manifeste le verbe
poiéô dans l’ordre du sensible se maintient, lors même que ce verbe
est utilisé dans un contexte cosmologique ou littéraire 3.
Dans le domaine cosmologique, l’action du démiurge est très
limitée. Elle doit prendre modèle sur les formes intelligibles, et
s’accommoder du milieu spatial. Aussi ne peut-elle s’exercer que
« dans la mesure du possible 4 ».
On retrouve les mêmes contraintes dans le domaine littéraire.
Comme on le verra, pour Platon, le poète a pour fonction de
reprendre un élément de ce qui, dans une collectivité donnée, est
transmis oralement, pour en réorganiser le contenu et lui donner une
forme particulière.
Dans le cas du démiurge, comme dans celui du poète, l’action
entreprise est similaire. Aussi est-il naturel que le producteur du
monde et le producteur du mythe notamment soient désignés par le
substantif poiëtës, dérivé nominal de poiéô, le suffixe -tës indiquant
l’agent. Ce substantif, qui désigne le « fabricant » en général (Resp
X 596 d 4), peut aussi désigner toute sorte de fabricants particuliers,
dans un sens premier ou dans un sens dérivé : qu’il s’agisse du
fabricant d’instruments divers (Resp X 601 d 9, X 601 e 7); du dieu,
« fabricant » du lit « réel » (Resp X 597 d 2), alors que le peintre
n’est le fabricant que d’une image de ce même lit (Resp X 597 d 11);
de l’imitateur, fabricant d’images (Resp X 601 b 9), dont l’action
sera décrite dans le chapitre 6 sur l’imitation; ou même de Socrate,
qu’on accuse d’être un « fabricant » de divinités (Euthph 3 b 2). La
polysémie de poiëtës recouvre donc celle de poiéô, comme cela est
naturel s’agissant d’un dérivé. En définitive, lorsque, dans la plupart
des cas, chez Platon, poiëtës désigne le poète proprement dit, il n’y a

3. Bruno Snell, « Das Bewusstsein von eigenen Entscheidungen im frühen


Griechentum », Philologus, 39, 1930, p. 141-158.
4. Luc Brisson, Le Même et l'Autre dans la structure ontologique du « Timée »
de Platon, Klincksieck, Paris, 1974, chap. I et plus spécialement p. 31, 35-50.

52
fabrication

là manifestation que d’un seul des multiples sens de poiëtës, qui, par
ailleurs, se rattachent tous au sens général de « fabricant ».
Il en va de même pour le substantif poièsis, un autre dérivé
nominal de poiéô, le suffixe -sis indiquant l’action. Ce terme, tout
comme poiëtës, présente une polysémie qui recouvre celle de poiéô.
Le substantif poiësis désigne donc ou bien la « fabrication » en
général (Charm 163 b 9, 163 c 4, 163 d 3, 163 e 1, Resp X 603 b 7,
Soph 234 a 1, 265 b 1, 266 c 5, 268 d 1, Symp 196 e 5), ou bien une
« fabrication » dans un domaine particulier. Il s’agit d’abord de la
fabrication dans le domaine littéraire (Mnx 239 c 6, Phdr 267 c 2,
Lg II 656 c 4), et plus particulièrement encore de la fabrication de
mélodies (Gorg 449 d 4) et de tragédies (Phdr 268 d 1). Dans le
Politique (282 a 7), il est même fait allusion à la fabrication de
vêtements.
Mais, en ce domaine comme en bien d’autres, Platon lui-même
propose une analyse théorique des faits sémantiques qui viennent
d’être mentionnés :

DlOTlME. - Tu sais que la « fabrication » ( 71017] cn.ç), c’est quelque


chose de multiple. Sans aucun doute, en effet, tout ce qui est cause,
pour quoi que ce soit, du fait d’aller du non-être à l’être est
« fabrication », en sorte que les opérations qui sont le fait de tous les
arts sont des « fabrications » (7roiY)oet,<;), et que tous les « démiurges »
(§7]p.t.oupYCH) de ces opérations sont des «fabricants» (ttoi^tocl).
SOCRATE. - Tu dis vrai.
DlOTlME. - Mais pourtant, dit-elle, tu sais qu’ils ne sont pas appelés
«poètes» (7roiY]Tod), mais qu’ils ont d’autres noms. Mais, de la
« fabrication » (7toiY)cr£o:>ç ) en sa totalité, une seule partie ayant été
séparée, celle qui concerne la musique et les mètres, c’est elle qu’on
désigne du nom de l’ensemble. En effet, cela seulement est appelé
« poésie » (Tio'irjGic; ) et ceux qui ont [pour domaine] cette partie de la
« fabrication » (ttoitjgecoç ) [sont appelés] « poètes » (7rot.7]Toa ).
SOCRATE - Tu dis vrai, fis-je. (Symp 205 b 8 - c 10.)

Ce passage du Banquet explique clairement comment le terme


poiësis, qui désigne l’action de fabriquer en général, en vient à
désigner cette action particulière : la fabrication de discours dans le
domaine de la musique.
Encore faut-il préciser en quoi consiste ce type particulier de

53
fabrication. Dans le Gorgias, Socrate apporte la précision atten¬
due :

SOCRATE. - Allons donc, si on retranche de toute « poésie » la


mélodie (piAoç), le rythme (puOpov) et le mètre (pirpov), ce qui
reste n’est-ce rien d’autre que des discours (Aoyot.)?

CalliclÈS.- Forcément. (Gorg 502 c 5-7.)

Il n’est pas nécessaire de spécifier le sens des termes mélos,


rhuthmôs et métron, pour comprendre ce que veut dire Socrate : la
poésie implique un discours, en vers dans la plupart des cas, qu’on
récite ou qu’on chante, sur un accompagnement musical, avec
quelquefois intervention de la danse.
Pour l’instant, on laissera de côté, chant, accompagnement
musical et danse, qui relèvent du domaine de l’interprétation, pour
se limiter, dans le domaine de la fabrication, au discours envisagé du
point de vue de son contenu et de sa forme. Le texte le plus éclairant
dans cette perspective est sûrement ce passage du Phédon, qu’il
convient de citer dans son entièreté.

Phédon. - Pour sa part, Socrate, s’étant assis sur le lit, replia sa


jambe et la frotta vivement avec sa main. Et, tout en frottant, il dit :
« Que cela, mes amis, semble étrange, ce que les humains appellent
l’agréable. Comme la nature en est surprenante, en regard de ce qui
semble être son contraire, le pénible. Ils n’acceptent pas d’être
présents ensemble, en même temps, dans l’être humain, mais si
quelqu’un poursuit l’un et l’attrape, il est presque forcé que toujours
il attrape aussi l’autre, comme si les deux étaient attachés à une
seule tête. Et il me semble, dit-il, que si Esope avait songé à cela, il
aurait composé un mythe (p.G0ov àv cruvbeüva!. ) : “La divinité
souhaitant réconcilier ces êtres qui se faisaient la guerre, et n’y
parvenant pas, attacha ensemble leurs têtes en un seul morceau. Et,
à cause de cela, chez celui chez qui l’un est présent, l’autre aussi suit
par derrière. ” De fait, il semble bien qu’il en soit ainsi pour
moi-même. Alors que, sous l’effet du lien, il y avait, dans ma.jambe,
le pénible, à sa suite semble arriver l’agréable. »
A ce moment, Cébès prit la parole et dit : « Par Zeus, Socrate, tu
as bien fait de me l’avoir rappelé. Oui, car au sujet de ces poèmes
que tu as fabriqués (tcov 71017) p-axtov cov 7t£7rol7)xaç), en mettant en
vers (evreivaç ) les récits d’Ésope (xoùç xou Alocoîtou Aoyouç) et le

54
fabrication

prélude à Apollon, d’autres personnes aussi m’ont déjà demandé, en


particulier Évènos avant-hier, dans quelle idée tu as, depuis que tu
es arrivé ici, fabriqué ces poèmes (èTroLrjaaç aura), alors qu’aupa-
ravant tu n’en avais jamais fabriqués (Ttoi^craç). Si donc tu te
soucies, tant soit peu, que je sois à même de répondre à Évènos,
quand il me posera encore cette question - je sais en effet qu’il le
fera -, dis-moi ce qu’il faut répondre. »
« Eh bien! Cébès, dis-lui la vérité, répliqua-t-il. Ce n’est pas parce
que je souhaitais, dans cet art, rivaliser ni avec lui ni même
avec ses poèmes (toTç 7roir]p.a<nv), que j’ai fabriqué ces poèmes
(eTcotrjaa xaura), car je savais que ce ne serait pas facile.
Mais c’est pour mettre en pratique ce que disaient certains songes,
et pour m’acquitter d’un devoir religieux, si par hasard c’était
cette musique que souvent ils me prescrivaient de fabriquer
(xaUTTJV T7]V [XOU CUXTJV [XOl ETCtTOCTTOt 7TO!.eZv).

« Voici, en effet, ce qu’il en était. Souvent, au cours de ma vie, j’ai


eu la visite du même songe, se présentant chaque fois à moi sous un
aspect différent, mais me disant la même chose : “ Socrate, disait-il,
fabrique de la musique et produis ((jlouctixtjv noiei xod ÈpyàÇou).”
Et moi, du moins dans le passé, ce dont précisément je m’occupais
(Ô7rEp E7rpaTxov ), je comprenais que c’était cela que le songe
me recommandait et à quoi il m’exhortait. Comme on encourage
les coureurs, ainsi le songe m’exhortait à m’occuper de ce
dont précisément je m’occupais, à fabriquer de la musique
([i.oucrt,xy)v 7Tot.Etv)en ce sens que la philosophie est la plus grande
musique, et que c’est de la philosophie dont je m’occupais. Mais
maintenant, alors que le jugement est prononcé et que la fête du
dieu m’empêche de mourir, il m’a semblé qu’il fallait, si, par hasard,
c’était cette musique populaire que le songe m’avait souvent
prescrit de fabriquer (tocÙt7)v tt)v St^coSy) p.ouaix7)v 7toieïv), ne
pas lui désobéir, mais en fabriquer (tzoibïm). En effet, il est plus
prudent de ne pas partir avant de m’être acquitté de ce devoir
religieux, en fabriquant des poèmes (TroiYjaavTa 7ionr)fxaTa) [et] en
obéissant au songe. Ainsi donc ai-je d’abord fabriqué un poème
(Ê7t(xr)cra) pour le dieu dont se présentait la fête. Puis, après le dieu,
faisant réflexion que le poète devait, si toutefois poète il veut
être, fabriquer des mythes et non des discours argumentatifs
(£VVOY]<Ta£; OTt, XOV 7U017)T/)V SéoL, EÏTTEp (J.ÉXXot. 7T017)T7)Ç ELVOtl, TTOLELV

pùOouç àXX’ où Xoyouç), et que moi, je n’appartenais pas à la

55
classe de ceux qui racontent des mythes (xod aùxoç oùx
(jluGoXoyixoç), pour ces raisons, dis-je, les mythes (ptuOouç) que
j’avais sous la main et que je savais par cœur, ceux d’Ésope, ce
sont les premiers sur lesquels je tombai et dont je fabriquai des
poèmes (èTcotYjcra).» (Phdo 60 b 1 - 61 b 7.)

Ce passage, récemment commenté par D. Sabbatucci5, recèle


nombre d’informations importantes.
La poésie y est d’abord présentée comme un élément de ce
domaine qu’est la musique, qui comprend aussi l’harmonie et le
rythme. Par ailleurs, il apparaît que le processus de fabrication mis
en œuvre dans la poésie présente deux moments distincts. Il s’agit
d’une fabrication qui porte sur le contenu d’un discours, comme
dans le cas d’Ésope; et d’une fabrication qui porte sur la forme de ce
même discours, comme dans le cas de Socrate. Enfin, Platon met en
évidence les liens qui existent entre la musique et une certaine
forme d’inspiration.
Mais revenons à ce qui est le plus important dans ce passage,
c’est-à-dire la fabrication en poésie. Le premier procès de cette
action porte sur le contenu de la poésie. Ce contenu est forcément
un discours que Socrate appelle « mythe » et qu’il oppose au type de
discours que doit fabriquer le philosophe, c’est-à-dire un « discours
argumentatif » désigné ici par le terme logos. Ce « mythe », le poète
le fabrique non pas en créant quelque chose à partir de rien, mais en
reprenant sur le mode du récit un (ou plusieurs) éléments(s) d’une
tradition donnée - déjà objet d’une élaboration poétique ou non -,
pour en préserver ou en rappeler le souvenir, en fonction d’un
certain contexte.
Ainsi, selon Critias l’ancien, aurait procédé Solon avec le récit
que lui avait fait le prêtre de Sais :

« Et si encore, Amynandre, il n’avait pas fait de la poésie un


passe-temps, mais s’y était appliqué comme d’autres, ce récit qu’il a
rapporté d’Égypte, il l’aurait mené à sa fin; et si, à cause des

5. Dario Sabbatucci, « Aspetti del rapporto mythos-logos nella cultura greca »,


I, Il mito greco. Atti del Convegno internazionale (Urbino 7-12 maggio 1973) a cura
di Bruno Gentili & Giuseppe Paione : Quaderni Urbinati di cultura classica. Centra
internazionale di semiotica & linguistica, Istituto di filologia classica, Rome (ed.
dell’Ateneo & Bizzarri), 1977, p. 57-62.

56
fabrication

séditions et par suite des autres maux qu’il trouva ici à son retour, il
ne l'avait pas complètement négligée, selon mon opinion, ni Hésiode
ni Homère ni aucun autre poète n’eût jamais été plus célèbre que
lui. » (Tim 21 c 4 - d 3.)

Cette pratique n’aurait pas fondamentalement différé de celle de


poètes comme Homère et Hésiode. C’est en effet par une invocation
aux Muses, les filles de Zeus et de Mnémosyne (Mémoire)6, que
s’ouvre le catalogue des vaisseaux dans XIliade (II, 484-493) et que
débute Y Odyssée (I, 1-10); et il en va de même pour la Théogonie
(1-2, 22-23, 36-55) d'Hésiode.
C’est d’ailleurs à la façon d’un poète, il faut le noter, que Critias
le jeune, prenant le relais de Solon, introduit le récit qu’il fait dans le
Critias de la guerre menée par l’Athènes ancienne contre l’Atlan¬
tide par une invocation aux Muses et à Apollon (pour un lien
explicite entre ces divinités, cf. YHymne homérique aux
Muses) :

HERMOCRATE. - [...] Ainsi donc, il faut que, allant de l’avant avec


courage, tu abordes ton récit et que, en invoquant le Secourable
[Péan = Apollon] et les Muses, tu fasses apparaître que tes anciens
concitoyens étaient bons et que tu chantes un hymne [en leur
honneur].
CRITIAS. - [...] Et, en plus des dieux que tu as nommés, il faut
invoquer les autres et, comme de juste, surtout Mnémosyne. Car à
peu près tout ce qu’il y a de plus important dans nos propos ressortit
à cette déesse. En effet, si nous nous souvenons comme il faut et si
nous rappelons la teneur de ce qui jadis fut raconté par les prêtres
[de Sais] et fut rapporté chez nous par Solon, je suis à peu près
certain qu’il apparaîtra à ce public [cf. Crit 108 b 3-7] que nous
avons mené à son terme, de la manière qu’il convient, notre tâche.
(Crit 108 c 2 - d 7.)

Critias le jeune semble bien ici « comprendre la Muse comme une


sorte de représentation religieuse du contrôle social7 ». Encore

6. Sur ce sujet, cf. E. A. Havelock, Préfacé to Plato, Oxford (Blackwell) /


Cambridge, Mass. (Belknap Press, Harvard University Press), 1963, ch. VI, p.
97-114; et Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque [1967],
Maspero, Paris, 1973, ch. II, p. 9-27.
7. Jesper Svenbro, La Parole et le Marbre, Lund, 1976, p. 32.

57
faut-il rappeler que Platon insiste plus sur la dimension religieuse de
la chose que sur sa dimension sociale.
En invoquant les Muses et surtout leur mère Mnémosyne au
début de son œuvre, le poète indique quelle est sa fonction. Comme
le devin \ auquel Platon l’assimile sur beaucoup de points, le poète
« est celui qui sait, parce qu’il se souvient et qu’il témoigne du passé
parmi les hommes8 9 ». Ayant mis son activité rationnelle hors
circuit, le poète devient l’interprète de la divinité qui se manifeste à
travers lui (cf. Ion 533 c - 534 b); à la limite, le mythe peut
véritablement être considéré comme « parole divine » (cf. p. 39-41).
Mais, pour Platon, les choses sont loin d’être aussi simples. Car le
mimétisme, auquel a recours le poète pour « fabriquer » un mythe
est gros d’ambiguïtés (cf. chapitre 6).
Le travail du poète porte aussi bien sur la forme que sur le
contenu du mythe. Dans le Phédon, Socrate explique qu’il a mis en
vers les mythes fabriqués par Esope. Pour désigner cette action, il
fait aussi usage du verbe poiéô, sans risque de confusion, puisque
ces mythes sont présentés comme étant ceux fabriqués par Esope
(Phdo 61 b 5 sq.), et que, plus haut, Socrate a déjà dit, de façon
explicite, qu’il a mis en vers les mythes d’Esope (Phdo 60 d 1).
L’usage qui est alors fait du verbe enteinô pour désigner cette
opération surprend. Ce composé verbal, formé du préverbe en-
« dans » et du verbe teinô « tendre », signifie en général « tendre,
maintenir ou assujettir dans ». C’est donc de façon tout à fait
exceptionnelle qu’en Phédon 60 d 1 il signifie « mettre en vers »,
c’est-à-dire « assujettir à un mètre ». Habituellement, c’est l’expres¬
sion évpiTpw qui évoque cette opération (Resp II 380 c 1, Phdr 258
d 10, 267 a 5, 277 e 7). Le vocable métron désigne la « mesure »,
c’est-à-dire, en poésie, un groupe de syllabes; par extension, il
désigne d’abord la nature du vers déterminée par le nombre et la
valeur des syllabes qui le composent, puis le vers lui-même. Et à
èv pixpcp « en vers », s’oppose bien évidemment aveu [iirpou « pas
en vers ».
Cette opposition renvoie à cette autre : poiëtës « poète » / idiôtës
« prosateur ». Ce dernier substantif est formé à partir de l’adjectif

8. Luc Brisson, « Du bon usage du dérèglement », dans Divination et Rationalité,


Seuil, Paris, 1974, p. 220-248.
9. Pierre Vidal-Naquet, Préface à Homère, Iliade (trad. de Paul Mazon reprise
dans la collection Folio), Gallimard, Paris, 1975, p. 19.

58
fabrication

t'dios « simple » et du suffixe -tes, qui indique l’agent; et il désigne


celui qui fabrique un discours simple par opposition à celui qui
fabrique un discours soumis à une forme particulière. À cet égard,
Socrate, dans le Phèdre, est tout à fait explicite :

SOCRATE. - Mais quelle est la manière de bien écrire et de ne pas


bien écrire? Devons-nous, Phèdre, sur ce sujet, examiner et Lysias et
quiconque a jamais écrit ou écrira quelque chose, un écrit d’ordre
politique ou d’ordre privé, qu’il ait recours au mètre, comme un
poète, ou non, comme un prosateur (èv pixpcp, wç tcoiyjt^ç, y)
aveu [xéxpou, coç îSuutyjç; )? (Phdr 258 d 7-11.)

Cette opposition est reprise en Lg X 890 a 4. Le poète apparaît


donc, face au prosateur, comme un spécialiste, dont l’activité
consiste, entre autres, à donner une forme particulière au récit qu’il
fabrique, en le soumettant à un mètre défini.
Par son travail sur la forme, le poète complète son travail sur le
contenu. En plus de réorganiser une tradition orale, pour en
fabriquer un récit qui s’adapte au contexte de son énonciation, ce
spécialiste de la communication collective du mémorable peut faire
intervenir, au niveau de la forme de ce récit, ces procédés
mnémotechniques que sont la métrique, la récurrence formulaire,
etc. Son efficacité en est alors accrue d’autant.

59
4

Narration

Pour décrire comment est raconté un mythe, il faut pouvoir


répondre à ces trois questions : 1) Qui raconte un mythe? 2) Quels
verbes désignent cette action? 3) Comment un mythe est-il
raconté?
Ceux qui racontent un mythe peuvent être soit des professionnels
soit des non-professionnels.
Parmi les professionnels, se trouvent ceux qui fabriquent le
mythe : les poètes (Resp II 377 d 4-6), et leurs subordonnés : les
rhapsodes ', les acteurs et les choreutes 1 2 (Resp II 373 b 6-8). On ne
peut, chez Platon, trouver aucun texte où ces professionnels sont
décrits en train de raconter un mythe; mais chaque fois qu’ils sont

1. Sur les rhapsodes, cf. notamment Raphaëi Sealey, « From Phemios to Ion »,
Revue des études grecques, 70, 1957, p. 312-355; et, de façon plus générale, l’œuvre
de Milman Parry, L'Épithète traditionnelle dans Homère, Les Belles Lettres, Paris,
1928; Les Formules et la Métrique d'Homère, Les Belles Lettres, Paris, 1928; The
Making of Homeric Verse. The Collected Papers of Milman Parry, ed. by Adam
Parry, Clarendon Press, Oxford, 1971 Jesper Svenbro, La Parole et le Marbre.
Lund, 1976.
2. Arthur Pickard-cambridge, The Dramatic Festivals of Athens [1953],
Clarendon Press, Oxford, 1968 (2e éd. revue par J. Gould et D M. Lewis); et H.C.
Baldry, Le Théâtre antique des Grecs [1971], trad. Jean-Pierre Darmon, Maspero,
Paris, 1975.

60
narration

mentionnés, la chose peut leur être imputée sans l’ombre d’un


doute.
À la limite, si on en croit Ion qui parle plus spécifiquement du
rhapsode qu’il est, ces professionnels ne sont que les interprètes de
cet interprète de la divinité qu’est le poète; aussi sont-ils, comme lui,
possédés par cette divinité (Ion 533 c- 534 b). D’ailleurs, leur
intervention se produit surtout à l’occasion de fêtes religieuses, dans
le cadre de concours notamment. C’est ce qu’indique Critias le
jeune au début du Timée :

« Nous nous trouvions le jour de Couréotis pendant les Apatou-


ries. Le programme accoutumé de la fête se déroula cette fois-là
comme chaque fois, pour nous autres enfants. En effet, nos pères
nous proposèrent des prix pour un concours de rhapsodie. De
plusieurs poètes, plusieurs poèmes furent récités, et comme, en ce
temps-là, ceux de Solon étaient nouveaux, beaucoup d’entre nous,
les enfants, en chantèrent. » (Tim 21 b 1-7.)

Certes, Critias l’ancien ne parle pas de véritables rhapsodes, mais


d’enfants qui se comportent en rhapsodes, le jour de Couréotis,
pendant les Apatouries. Il n’en reste pas moins qu’il y a là, à n’en
point douter, une allusion aux concours de rhapsodies qui se
tenaient lors des grandes Panathénées 3.
Les Panathénées commémoraient la naissance d’Érichthonios.
Athéna était allée rendre visite à Héphaistos, dont le père était aussi
Zeus, pour lui commander des armes; ce dernier voulut la violenter.
La déesse s’enfuit, mais Héphaistos la rattrapa; au cours de la lutte,
du sperme se répandit sur la jambe de la déesse. Athéna l’essuya
avec de la laine, et la jeta par terre. Ainsi fécondée, Gè (la Terre)
produisit un fils, Erichthonios, l’ancêtre commun des Athéniens (cf.
Tim 23 e 1-2), le véritable garant de leur autochthonie. Voilà
pourquoi les Panathénées peuvent être considérées comme la « fête
nationale » du peuple athénien, à laquelle participaient aussi les
colonies et les tributaires d’Athènes qui reconnaissaient leur
dépendance par l’envoi des brebis et des bœufs destinés aux
sacrifices. C’est aussi à l’occasion de cette fête que les alliés
connaissaient le montant de leur tribut pour les quatre ans à
venir.
3. J. A. Davison, « Notes on the Panathenaea », Journal of Hellenic Studies, 78,
1958, p. 23-42.

61
Car il faut distinguer entre les petites Panathénées, fête annuelle,
et les grandes Panathénées, célébrées tous les quatre ans, à la même
date, c’est-à-dire le 28 Hécatombaeon (mi-juillet, cf. p. 38), et dont
voici une description de l’organisation et du déroulement.

L’organisation de la fête était confiée à plusieurs magistrats


ordinaires : l’archonte-éponyme (celui qui « donne son nom à
l’année »), l’archonte-roi et la Boulé (le « Conseil »); mais ce sont des
magistrats spéciaux, les athlothètes (ceux qui « organisent les
jeux ») et les hiéropes (ceux qui « s’occupent des cérémonies
religieuses ») qui jouaient les rôles les plus importants.

Le point culminant consistait en l’offrande à la « vieille statue »


de la déesse d’un vêtement, un péplos, dont la confection avait
commencé neuf mois plus tôt, le jour des Chalcheia, fête en
l’honneur d’Héphaistos et d’Athéna. Au point du jour, le 28
Hécatombaeon, une procession partait du Céramique, un faubourg
d’Athènes, pour monter à l’Acropole. Là, deux sacrifices successifs
étaient offerts à la déesse. Le plus modeste comportait une
répartition hiérarchisée des parts. Et le second était la grande
hécatombe (sacrifice de «100 bœufs»); les viandes y étaient
distribuées de façon indifférenciée au peuple athénien. Alors avait
lieu la présentation du nouveau péplos à la « vieille statue » de la
déesse, qui se trouvait d’abord dans le « vieux temple » d’Athéna
détruit par les Perses en 480 av. J.-C., puis, après 421 av. J.-C., dans
l’Érechtheion.

Ces cérémonies religieuses étaient précédées par des concours qui


se tenaient les jours précédents. Il y avait trois concours principaux :
le concours musical, le concours hippique, le concours gymnique, et
plusieurs petits concours : le concours de danse pyrrhique, la course
aux flambeaux et la régate. La course aux flambeaux avait lieu le
soir du 27 Hécatombaeon, avant la veillée sacrée, en quoi consistait
la nuit du 27 au 28.

On ne sait pas exactement à quel moment avait lieu et combien de


temps durait le concours de rhapsodie, au cours duquel seuls des
poèmes d’Homère étaient récités. Dans le dialogue qui porte son
nom, Ion, qui arrive d’Épidaure où il a participé à un autre
concours, lors des fêtes d’Asclépios, célébrées elles aussi tous les
quatre ans, vient à Athènes (Ion 532 a-b) pour participer à ce

62
narration

concours. Les renseignements fournis dans ce dialogue permettent


de se représenter ainsi le comportement du rhapsode. Le rhapsode
déclamait du haut d une estrade {Ion 535 e 2), en costume d’apparat
et la tête ceinte d’une couronne en or {Ion 530 b 6-8, 535 d 2-3), sans
accompagnement musical {Ion 533 b 5-7), - même si, par la suite,
Phémios {Ion 533 c 1) est qualifié de rhapsode -, mais avec des
mimiques qui l’apparentent à un acteur {Ion 532 d 6, 536 a 1, cf.
Resp III 395 a 8), des poèmes, ceux d’Homère principalement {Ion
531 a 1-3). Ayant subi un entraînement rigoureux, les rhapsodes
étaient soumis au contrôle des Homérides {Ion 530 d 7, cf. Resp X
599 e 6, Phdr 252 b 4). Et, si on en croit Diogène Laërce (I, 57), les
concours de rhapsodie qui avaient lieu lors des Panathénées furent
codifiés par Solon.

Par ailleurs, c’est au concours de tragédie qui se tenait à Athènes


lors des Dionysies que fait référence Socrate, lorsqu’il assimile
Timée, Critias et Hermocrate aux trois poètes choisis par l’archon-
te-éponyme pour participer à ce concours {Crit 108 b 3-7, cf. 108 d
3-6).

Trois fêtes de Dionysos étaient célébrées à Athènes 4. La plus


archaïque, les Anthestéries, célébrées les 11, 12, 13 Anthestérion
(fin février) n’entretenait aucun lien avec le théâtre. À l’occasion
des Lénéennes, qui avaient lieu durant le mois de Gamélion (fin
janvier), des concours dramatiques furent organisés pour la tragédie
(à partir de 442? av. J.-C.) et pour la comédie (à partir de 432? av.
J.-C.). Mais la fête de Dionysos, où les concours dramatiques
jouaient le rôle le plus important, est sans contredit celle des
Dionysies. Encore faut-il distinguer entre les Dionysies rurales et les
Dionysies urbaines. Les Dionysies rurales se déroulaient durant le
mois de Poséidon (décembre). L’élément central de cette fête était
un komos, cortège de gens ivres qui chantaient et dansaient en
transportant par les rues un phallôs monumental. A un moment
donné, des représentations dramatiques y furent introduites, mais
on ne connaît pas la date de cette innovation. Pour leur part, les
Dionysies urbaines, appelées grandes Dionysies ou tout simplement
Dionysies, avaient lieu durant le mois d’Élaphébolion (fin mars).
Cette fête avait été instituée en l’honneur de Dionysos Eleuthé-

4. A. Pickard-Cambridge, The Dramatic Festivals of Athens, p. 1-125.

63
reus, dont la statue était censée avoir été amenée d’Éleuthères, à la
frontière entre l’Attique et la Béotie, à Athènes, où elle se trouvait
dans le vieux temple de Dionysos situé dans l’enceinte du théâtre.
Pour réactualiser cette arrivée, on transportait cette statue à
l’extérieur de la ville dans un temple qui se trouvait sur la route
d’Éleuthères, non loin de l’Académie, puis on la ramenait à la lueur
des torches pour la placer dans le théâtre. Cette fête était
importante non seulement à cause des concours de poésie drama¬
tique (tragédie, comédie, drame satyrique) et lyrique (dithyrambe)
qui s’y déroulaient, mais aussi parce qu’elle était ouverte à tous les
Grecs et que, pour Athènes, dont les citoyens avaient congé, elle
était l’occasion d’un certain nombre d’actes politiques impor¬
tants.

L’archonte-éponyme s’occupait de l’organisation des Dionysies.


Sur les concours de dithyrambe, on possède moins d’informations
que sur les concours de tragédie et de comédie. La première étape
dans la préparation de ces concours consistait à choisir un chorège
pour chacune des dix tribus, dont cinq fournissaient les chœurs des
hommes, et cinq les chœurs des garçons. Le chorège trouvait alors
un poète et un joueur de flûte, puis formait un chœur de cinquante
membres appartenant à sa tribu. Le chorège vainqueur recevait, au
titre de représentant de sa tribu, un trépied sur lequel on gravait une
inscription, et qu’on érigeait sur un monument à ses frais.

Pour les concours de tragédie et de comédie, les poètes


demandaient un chœur à l’archonte-éponyme. L’archonte-éponyme
choisissait trois poètes tragiques et cinq poètes comiques. Les poètes
tragiques devaient présenter quatre pièces : trois tragédies et un
drame satyrique, alors que les poètes ne préparaient qu’une
comédie.

Pour chaque auteur, l’archonte-éponyme trouvait un chorège qui


se chargeait de recruter un chœur de quinze membres, un joueur de
flûte et, vers la fin du Ve siècle, un chef de chœur professionnel.

Enfin, pour chaque pièce, il fallait trois acteurs (protagoniste,


deutéragoniste, tritagoniste). Au début, les poètes jouaient dans
leurs pièces. Mais, vers le milieu du Ve siècle, l’archonte-éponyme
intervint, en choisissant les protagonistes en vue du concours de
tragédie et en les attribuant, par tirage au sort, à chacun des trois

64
narration

poètes. Pour ce qui est de la comédie, on ne sait pas grand-


chose.
Une autre formalité préliminaire était impliquée par le fait qu’il
s’agissait là de concours. Toute sorte de précautions étaient prises
pour éviter la corruption. La Boulé dressait une liste de noms pris
dans chacune des dix tribus; on ne connaît pas les critères qui
présidaient à ce choix. Les noms choisis étaient mis dans dix urnes,
une pour chaque tribu, et ces urnes étaient scellées par le président
de la Boulé et par les chorèges. Elles étaient alors déposées dans le
Trésor de l’Acropole, où elles restaient jusqu’au moment du
concours.
Enfin, pour informer la cité de tous ces préparatifs, un jour ou
deux avant le début des festivités se tenait une cérémonie officielle,
le proâgôn « prélude au concours ». Poètes, chorèges, acteurs,
musiciens et membres du chœur venaient à l’Odéon, qui se trouvait
tout près du théâtre. Et il semble que chaque poète, accompagné de
ses acteurs non masqués et non costumés, venait sur scène annoncer
le titre de sa pièce et peut-être aussi en donner un résumé.
Le premier jour des Dionysies, la cérémonie commençait dès le
matin par une procession accompagnée de danses et de chants, au
cours de laquelle on transportait d’énormes phalloi jusqu’au
théâtre, où avait lieu un sacrifice en l’honneur de Dionysos. Alors
commençait le concours de dithyrambe, suivi dans la soirée par un
kbmos.
Le lendemain, un rituel complexe ouvrait le concours dramati¬
que. Un cochon de lait était sacrifié pour purifier le théâtre et on
versait des libations. Comme c’était le moment de l’année où les
alliés apportaient à Athènes le tribut dont le montant avait été fixé
pour quatre ans lors des dernières grandes Panathénées, de jeunes
Athéniens défilaient devant le public, chacun portant un talent
d’argent dans une jarre pour montrer l’excédent du tribut sur les
dépenses de l’année précédente. On proclamait les honneurs
conférés aux citoyens ou aux étrangers qui avaient rendu des
services importants à la cité. Les fils de ceux qui étaient morts pour
Athènes sur le champ de bataille paradaient dans une armure qui
leur était offerte par la cité et écoutaient une courte exhortation
avant d’aller s’asseoir aux places qui leur étaient réservées. Enfin,
on procédait à l’élection définitive des juges. Les dix urnes,
apportées de l’Acropole, étaient ouvertes et de chacune l’archonte-

65
éponyme tirait un nom; les dix citoyens ainsi choisis juraient alors de
rendre un verdict impartial.
Alors, une trompette sonnait et la première pièce commençait. En
temps de paix, les représentations duraient quatre jours; l’un était
réservé aux cinq comédies et, durant chacun des trois autres, on
représentait trois tragédies et un drame satyrique. Pendant la
guerre du Péloponnèse, on réduisit la fête à trois jours, et le nombre
de comédies à trois. Le matin, trois tragédies et un drame satyrique
étaient joués, et l’après-midi une comédie.
À la fin du concours tombait le verdict. Chacun des dix juges
indiquait sur une tablette son choix par ordre de préférence. Les
tablettes étaient mises dans une urne. L’archonte-éponyme en
retirait cinq, à partir desquelles les résultats étaient proclamés. Les
noms du poète et du chorège victorieux étaient proclamés et
l’archonte-éponyme les couronnait de lierre. Une cérémonie en
l’honneur des vainqueurs suivait. Le chorège faisait graver une
inscription commémorant son succès, et le protagoniste dédiait son
masque à Dionysos.
L’événement qui clôturait les Dionysies relevait plus de la
politique que du théâtre. Le surlendemain du jour où se terminaient
les représentations, on réunissait les citoyens dans le théâtre, pour
examiner au cours d’une réunion extraordinaire de YEkklësCa
(P « Assemblée ») comment s’étaient déroulées les festivités. La
discussion portait surtout sur la gestion de l’archonte-éponyme et de
ses subordonnés qui, à cette occasion, pouvaient recevoir éloge ou
blâme.
De cette description sommaire du déroulement des Dionysies à
Athènes, on peut tirer un certain nombre d’éléments essentiels pour
déterminer en quelles circonstances les mythes étaient racontés par
des professionnels à Athènes.
De façon encore plus évidente que la comédie et le drame
satyrique, la tragédie est indissociable du mythe. En effet, la
tragédie prend naissance, comme l'a bien montré Wilhelm Nestle,
quand on commence à regarder le mythe avec l’œil du citoyen 5. Le
poète tragique reprend, pour les intégrer dans une forme littéraire
particulière et en fonction des idéaux de la cité, les grands mythes

5. Wilhelm Nestle, Vom Mythos zum Logos [1941], Krôner Verlag, Stuttgart,
1942 (2. Auflage).

66
narration

qu’Homère, Hésiode et les auteurs des cycles épiques avaient


« fabriqués ». Les héros tragiques sont tous des personnages
mythiques, « et l’on peut dire que lorsque Agathon, jeune contem¬
porain d’Euripide, qui incarne la Tragédie dans Le Banquet de
Platon, écrivit pour la première fois une tragédie dont les person¬
nages étaient de son cru, la tragédie classique est morte, ce qui ne
l’empêche pas de subsister en tant que forme littéraire 6 ». Dans
chaque tragédie, ce sont donc des mythes connus qui sont repris et
racontés en fonction des préoccupations de la cité à ce moment-là, et
dans un contexte marqué par les aspects religieux, politiques et
compétitifs suivants.
Les Dionysies, comme les Lénéennes où interviennent aussi des
concours dramatiques, sont avant tout une fête religieuse en
l’honneur de Dionysos, au cours de laquelle un certain nombre de
rites - cortège, procession, sacrifice, etc. - sont accomplis.
Par ailleurs, les Dionysies ne sont pas seulement une fête
religieuse, elles constituent aussi un événement politique de
première importance. L’intervention de l’archonte-éponyme, un
certain nombre d’actes ayant une signification politique - honneurs
conférés aux citoyens et aux étrangers méritants, hommage rendu
aux fils des soldats tués au combat, etc. - et la réunion de l'Ekklesîa
après les festivités ne laissent aucun doute sur l’importance du rôle
que jouent les Dionysies dans le cours de la politique intérieure
athénienne. Et, comme c’est à ce moment de l’année que les alliés
paient le tribut qui leur a été fixé pour quatre ans aux grandes
Panathénées, les Dionysies jouent aussi un rôle important dans le
cours de la politique extérieure d’Athènes.
Enfin, c’est dans le cadre d’un concours (agôn)7 que sont
représentés tragédies, drames satyriques et comédies. Il s’agit là
d’une institution qui remonte à des pratiques de la vie militaire, dont
on retrouve le modèle dans Y Iliade et dans Y Odyssée. C’est en effet
au cours d’un agôn « réunion », que se déroulent les épreuves des
jeux organisés lors des funérailles de Patrocle (II. XXIII, 507, 685,
710, 799) et d’Achille (Od. XXIV, 80-89). Or, par suite de

6. Pierre Vidal-Naquet, Préface à Sophocle, Tragédies, Gallimard, Paris,


1973, p. 13.
7. Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, PUF, Paris 1969,
p. 41-42; Marcel DETIENNE, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque,
Maspero, Paris, 1967, p. 82-84.

67
glissements de sens successifs, agon en vint à désigner les jeux
eux-mêmes et notamment les concours qu’ils impliquaient. Mais,
entre l’assemblée des guerriers, l’assemblée des citoyens dans l’Etat
oligarchique et VEkklësta démocratique qui s’assemble sur Vagora,
il y a une continuité évidente. Car le débat politique constitue une
lutte codifiée qui rappelle celle mise en œuvre lors des jeux
funéraires, et dont sont les avatars les différents concours organisés
par la cité. À la limite, c’est donc comme paradigmes que ces
concours s’intégrent dans la vie politique de la cité.
Et il va de soi que tout ce qui vient d’être dit sur les aspects
religieux, politiques et compétitifs des Dionysies s’applique, muta-
tis mutandis, aux grandes Panathénées.
Voilà donc ce qu’il en est des deux fêtes à l’occasion desquelles se
tenaient, à Athènes, les plus importants concours de rhapsodie, de
dithyrambe, de tragédie, de drame satyrique et de comédie, qui
donnaient lieu à des récitations de mythes par ces professionnels
qu’étaient les rhapsodes, les acteurs et les choreutes (cf., sur le sujet,
Lg VIII 834 e 2 - 835 a 1).
Mais la majorité de ceux qui racontent des mythes sont forcément
des non-professionnels, qui s’expriment en toutes circonstances. Or,
chez Platon, ces non-professionnels présentent deux caractéristi¬
ques : le grand âge et le sexe féminin.
En ce qui concerne le grand âge, voyons ce qu’il en est dans le cas
du récit de la guerre menée par l’Athènes ancienne contre
l’Atlantide. A Saïs, c’est un prêtre « tout à fait vieux » (Tint 22 b 4),
précise Critias le jeune, qui transmet ce récit à Solon. Par suite,
c’est à l’âge de quatre-vingt-dix ans (Tim 21 a 8 - b 1) que Critias
l’ancien reprend ce récit pour Critias le jeune.
Par ailleurs, Protagoras énonce ce principe : c’est par des gens
âgés que les mythes sont racontés à de plus jeunes (Prot 320 c
2-4).
Mais comment expliquer l'importance du grand âge en ce
domaine? Deux réponses peuvent être données à cette question : la
première relève du domaine de l’information, et l’autre du domaine
de la communication.
Dans une civilisation de l’écriture, le cumul des messages est
indépendant des individus; il équivaut à la conservation de traces
matérielles sur des supports matériels. En revanche, dans une
civilisation de l’oralité, tout cumul de messages ne peut être

68
narration

qu’individuel; et il en va de même pour la transmission de messages.


Dans cette perspective, le grand âge apparaît comme la condition
nécessaire, sinon suffisante, de l’ampleur des connaissances chez un
individu donné.
A cette première réponse qui relève du domaine de l’information,
vient s’en ajouter une autre ressortissant au domaine de la
communication proprement dite La vieillesse du narrateur permet
de réduire au minimum la dégradation qui affecte tout message
transmis oralement pendant une longue période de temps et qui
résulte de la traasformation que subit tout récit à chacune des
étapes de sa traasmission orale. Entre grands-parents et petits-
enfants, une étape est sautée.
La seconde caractéristique de ceux qui racontent en priorité des
mythes est le sexe féminin. Selon Platon, en effet, les mythes sont
aussi racontés par une mère (meter) (Resp fl 377 c 2-4. 381 e 1-6,
LgX 887 d 2-3), une nourrice (trophôs) (Resp II 377 c 2-4. LgX 887
d 2-3; ou une vieille femme (graûs) (Gorg 527 a 5-6, Resp l 350 e
2-4;. En ce qui concerne la description en cours, il est évident que
c’est la vieille femme qui présente le plus d’intérêt. En elle, en effet,
se conjuguent les deux traits mentionnés plus haut : le grand âge et
le sexe féminin.
Mais comment rendre compte de cette seconde caractéristique?
Si ce sont des femmes qui, en priorité, racontent des mythes, c’est
tout simplement en raison de leur rapport privilégié avec ceux a qui
sont destinés en priorité les mythes, c’est-a-dire les enfants, comme
nous le verrons dans un autre chapitre. D’ailleurs, selon Platon, pour
la mere et la nourrice, raconter des mythes fait partie des premiers
soins à dispenser a un enfant :

» Puis ceux [des mythes] qui auront été acceptés, nous persua¬
derons aux nourrices et aux meres de les raconter aux enfants, et de
façonner leurs âmes avec ces mythes, beaucoup plus que leurs corps
avec leurs mains. * (Resp II 377 c 2-4.;

Cette remarque fournit des indications précises sur le rôle du


mythe dans l'éducation en Grece ancienne.
Mais quels verbes décrivent, chez Platon, l’action de raconter un
mythe. C'est, en priorité, légô, dont voici une liste des occurrences,
ou se manifeste ce sens : Gorg 523 a 3, Gorg 527 a 5. Rhdo 110 b I,
Lg III 683 d 2, Lg IV 712 a 4, Lg IV 719 c 2, Lg VII 790 c 3. Lg VIII

69
840 c 1, Lg VIII 841 c 6-7, Lg IX 865 d 5-6, Lg IX 872 e 2, Lg XI
913 c 2, Phdr 237 a 10, Pol 272 c 6-7, Prot 320 c 3, Prot 320 c 7,
Prot 324 d 7, Prot 328 c 3-4, Resp I 330 d 7, Resp I 350 e 3, Resp II
377 a 4-6, Resp II 377 c 3, Resp II 377 d 4-5, Resp II 381 e 3, Resp
III 386 b 9, Resp III 398 b 8, Resp VIII 565 d 6-7, Tim 22 c 7.
Suivant cet usage, légô manifeste la valeur distributive de la racine
*leg- « parcourir en ordre, selon un plan », tout en restant dans le
domaine de la parole ordinaire, où il sert de présent au couple
eipeîn-ereîn « dire, parler ». Raconter, c’est parcourir en ordre, par
la parole, une suited’actionsaccomplies par un ou plusieurs sujet(s).
Par ailleurs, légô se voit relayer par phthéggomai « faire entendre
sa voix, un son », dont on ne trouve qu’une occurrence en relation
avec mûthos (Lg II 664 a 5-7) et qui indique que raconter un mythe
est, avant tout, une performance orale.
Enfin, les verbes diëgéomai « exposer en détail » (Soph 242 c 8-9)
et diérkhomai « parcourir jusqu’au bout » (Soph 242 d 6, Tim 23 b
4) comportent, grâce à leur second terme, respectivement hëgéomai
« marcher devant, conduire » et érkhomai « aller », l’idée du
mouvement manifestée par légô, dans le sens de « raconter ». Le
préverbe diâ indique par ailleurs l’intégralité du mouvement ainsi
évoqué; on verra plus loin l’importance de la chose.
Il est difficile de déterminer comment les non-professionnels
racontaient un mythe. Mais tout porte à croire qu’ils cherchaient à
imiter les professionnels. Or, voici ce qu’on sait sur la façon de
procéder de ces derniers.
Les mythes pouvaient être en prose. Mais la plupart étaient en
vers, ce qui permettait de les raconter et plus généralement de les
chanter avec accompagnement musical ou même avec exécution de
pas de danse. Ces techniques d’ordre linguistique, musical et
chorégraphique, que mettaient en œuvre, pour communiquer un
mythe, des professionnels comme les poètes, les rhapsodes, les
acteurs et les choreutes, sont évoquées par Platon, qui les distingue
avec soin (cf. Resp III 398 c 11 - d 10, 399 a 5 - c 4, Lg VIII 814 d 7
- 815 d 3; ces passages seront commentés dans le chapitre 6).
En effet, alors que, comme on l’a vu plus haut, le rhapsode se
bornait à déclamer, du haut d’une estrade, couronné d’or et
richement costumé, surtout des poèmes d’Homère, avec des
mimiques, mais sans accompagnement musical, la performance des
acteurs et des choreutes faisait intervenir le chant et la danse.

70
narration

Les acteurs, qui portaient des masques en tissu, en écorce ou en


bois, des costumes qui attiraient le regard et des bottines souples à
fines semelles, s’apparentent en fait à des chanteurs d’opéra.
Le texte qu’ils avaient à communiquer pouvait être chanté, récité
avec l’accompagnement d’un instrument de musique - en général
flûte, quelquefois lyre - ou chanté. Les acteurs cultivaient donc leur
voix avec beaucoup de soin pour lui assurer puissance, clarté,
correction, expressivité et musicalité. D’ailleurs, il leur fallait avoir
une formation musicale, puisqu’ils psalmodiaient les récitatifs sur
divers rythmes, et que, aux moments de fortes émotions, ils devaient
chanter dans un solo lyrique ou en réponse au chœur. Pour illustrer
ce qu’ils disaient, les acteurs exécutaient un certain nombre de
gestes et de mouvements; il leur arrivait même de danser.
Pour sa part, le chœur des tragédies, et peut-être des drames
satyriques et des comédies, était composé dans la seconde moitié du
vc siècle, de quinze membres costumés et masqués, disposés en un
rectangle comprenant trois rangs de cinq choreutes: ainsi se
distinguait-il du chœur des dithyrambes qui comprenait cinquante
membres non masqués, disposés en cercle.
Après une tirade introductive, le chœur faisait son entrée précédé
par son accompagnateur, un joueur de flûte; il sortait de la même
façon. On sait très peu de choses sur ce qu’il faisait entre-temps. Il
semble bien que, durant certains récitatifs d’un acteur, le chœur
dansait au son de la flûte qui accompagnait l’acteur. Par ailleurs,
c’est à l’unisson qu’il chantait le pârodos « chant d’entrée », ainsi
que les stâsima, c’est-à-dire les odes chorales exécutées après que le
chœur eut atteint sa place (stâsis) dans Yorkhëstra, en exécutant
des pas de danses 8.
Qu’il soit le fait de professionnels ou de non-professionnels, une
règle gouverne le récit de tout mythe. Cette règle est évoquée par
deux types d’expressions qui, par la suite, se retrouveront comme
proverbes dans des recueils byzantins.
La première de ces expressions consiste en une prescription, dont
on trouve la formulation la plus explicite dans le Gorgias où
Socrate, s’efforçant de persuader Calliclès de ne pas abandonner la
discussion en cours, déclare :

8. A. Pickard-Cambridge, The Dramatic Festivals of Athens, p. 126-152.

71
« Mais, dit-on, il n’est pas permis d’abandonner même des mythes
au milieu, mais seulement après leur avoir donné une tête, afin
qu’[un mythe] n’erre pas sans tête. Continue donc encore à me
répondre, pour que ce discours reçoive de nous une tête. » (Gorg 505
c 10 - d 3.)

Par ailleurs, dans le Timée, et plus précisément dans l’introduc¬


tion qu’il donne à la troisième et dernière partie de ce dialogue,
Timée déclare :

« Maintenant donc que, tel le bois devant les charpentiers, devant


nous se trouvent les genres de causes qui constituent le bois de
construction dont il faut que soit confectionné ce qui reste de ce
discours, retournons brièvement au début, et revenons rapidement à
l’endroit même d’où nous étions partis; et à ce mythe tâchons, à
partir de là, de donner une tête et une fin qui s’accorde avec ce qui
précède. » (77m 69 a 6 - b 2.)

À ces deux passages, vient s’en ajouter un troisième qui se trouve


au livre VI des Lois. Le mythe, dont l’étranger d’Athènes désire
poursuivre le récit jusqu’à son terme, c’est la description qu’il est en
train de faire de la cité que veulent fonder les Crétois :

« En tout cas, je suppose, puisque je raconte un mythe, je ne le


laisserais pas de plein gré sans tête, car, à vagabonder dans cet état
en tous lieux, il paraîtrait informe. » (Lg VI 752 a 2-4.)

Ces trois passages sont donc unanimes sur un point. Lorsqu’on


raconte un mythe, il faut en poursuivre le récit jusqu’à la fin; cette
fin étant assimilée à une tête. L’expression où 0ép,iç ècm « il n’est
pas permis », indique qu’il s’agit là d’une prescription de nature
religieuse.
Mais, si on fait abstraction de cet élément religieux, absolument
essentiel dans le cas du mythe, une telle prescription s’applique à
tout discours, comme on peut le constater en relisant ce passage du
Phèdre :

Socrate. - Voici pourtant une chose au moins que tu déclare¬


rais, je crois; il faut que tout discours soit composé comme un être
vivant doté d’un corps qui lui soit propre, de façon à n’être ni sans
tête ni sans pied, mais à avoir un milieu et des extrémités, écrits
pour convenir entre eux et au tout. (Phdr 264 c 2-5.)

72
narration

La comparaison entre le discours et un être vivant permet donc


d’établir une série d’autres rapports générateurs de métaphores. Le
début d’un discours correspond à ses pieds, et sa fin à sa tête; le
même discours a un milieu qui pourrait bien être son tronc. Toutes
ces parties doivent, comme chez un vivant, être organisées de façon
à entretenir entre elles des rapports harmonieux.
C’est d’ailleurs à cette prescription que doit penser l’étranger
d’Élée, lorsqu’il déclare, à la fin du mythe qu’il raconte dans le
Politique, d’abord : « Et mettons donc ainsi fin à ce mythe » (Pol
274 e 1); puis, critiquant ce qu’il vient de faire; «Nous n’avons
absolument pas attribué une fin à ce mythe. » (Pol 277 b 7.) 11 en va
de même, au livre VII des Lois, où cependant l’étranger d’Athènes
fait un usage dérivé de mûthos : « Que, pour moi, se termine ici et
ainsi ce mythe, qui traite à la fois des professeurs de lettres et des
études littéraires. » (Lg VII 812 a 1-3.) Dans ces trois passages, le
substantif télos « fin » (Pol 274 e 1, 277 b 7) et le verbe teleutâô
« avoir une fin, prendre fin » (Lg VII 812 a 2) expriment la même
idée que l’expression « avoir une tête ».
Par ailleurs, comme l’a fait remarquer E. R. Dodds dans son
commentaire9 à Gorgias 505 c 10, il faut mettre en relation
l’expression prescrivant de ne pas laisser un mythe sans tête
(àxécpaXoç p.ü0oç)avec cette autre qui clôt le récit d’un mythe:
ô p.G6oç crojÇeToa. Cette relation n’est possible que dans la mesure
où on comprend que Platon joue sur le double sens du passif aôfexcu
(pour un exemple de la chose, cf. Gorgias 515 c - e) qui signifie non
seulement « être sauvé », c’est-à-dire « n’avoir pas péri »
(oox à7roXÀuTai), mais aussi « être arrivé sain et sauf » (cf. Hdt IV,
97; V, 98; IX, 104: Eschyle, Perses 737; Euripide, Phéniciennes
725; Sophocle, Trachiniennes 611; Xénophon, Anabase VI, 5, 20).
En d’autres termes, le récit d’un mythe est assimilé à un voyage qui
constitue un danger dont on est sauvé, lorsqu’on est arrivé sain et
sauf à bon port.
Dans le corpus platonicien, on trouve quatre passages où apparaît
cette expression. À la fin du mythe d’Er, Socrate déclare : « Et c’est
ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé et qu’il n’a pas péri; et nous,
il pourra nous sauver, si nous sommes persuadés par lui. » (Resp X

9. Gorgias, introduction, texte et commentaire par E. R. Dodds, Clarendon Press,


Oxford, 1959.

73
621 b 8 - c 1.) Cette expression, on la retrouve en Théétète 164 d
8-10 : « Et c’est donc ainsi qu’a péri le mythe, celui de Protagoras et
le tien par la même occasion, selon lequel connaissance et
perception, c’est la même chose»; en Philèbe 14 a 3-5 : «Après
quoi, notre discours serait perdu, ainsi que périt un mythe, tandis
que nous, nous trouverions notre salut dans une absurdité »; et en
Lois I 645 b 1-2 : « Et c’est donc ainsi qu’aurait été sauvé le mythe
de la vertu, qui nous représente comme des marionnettes. » Les
similitudes qu’on peut relever entre ces quatre passages indiquent
qu’il doit s’agir là d’une expression familière que Platon reprend,
telle quelle, en la modifiant au minimum. Dans tous les cas, en effet,
on trouve le syntagme xod outco suivi des verbes glo^ztcu et/ou
àîtoÀXuTai. En Resp X 621 b 8 - c 1 et en Phlb 14 a 3-5, les deux
verbes apparaissent conjointement; alors qu’en Tht 164 d 8-10 seul
aTuoXXuTai. figure et en Lg I 645 b 1-2, seul atpÇeToa.

Cette hypothèse se voit d’ailleurs confirmée par le fait que


l’expression en question est consignée dans les recueils byzantins de
proverbes, où, apparaissant sous la forme 6 fxùOoç aTrcoXeTo 10 « le
mythe a péri », elle est ainsi glosée : « [proverbe] relatif à ceux qui
ne mènent pas leur exposé (SiTjyYjcnv ) jusqu’à son terme ». Une note
à ce proverbe (CGL II 91) indique que 6 p.ij0oç èaoj07) exprime
l’idée contraire, et cela en dépit d’une scholie qui donne de Resp X
621 b 8 une autre interprétation. C’est d’ailleurs dans le même
sens qu’est glosée l’expression àxÉ9aXoç p.u0oç * 11 « un mythe sans
tête » : « [proverbe] relatif à ceux dont le récit n’a pas de fin ».

Dans ces expressions familières, le mythe, comme tout autre


discours d’ailleurs, est assimilé à un être vivant. Aussi ne doit-il pas
errer sans tête; et lui faut-il, sans périr, arriver sain et sauf, à bon
port. Par ailleurs, il est à noter que Platon lui-même violerait cette
prescription de nature religieuse, suivant laquelle le récit d’un
mythe ne peut être interrompu avant d’avoir atteint son terme, s’il
avait suspendu le récit de la guerre que soutint l’Athènes ancienne

10. Cf. Herbert Jennings Rose, «A Colloquialism in Plato, Rep 621 b 8 »,


Harvard Theological Review. 31, 1938, p. 91-92, sur ce proverbe qui se trouve dans
Paroemiographi graeci, ed. E. L. Leutsch et F. G. Schneidewin, Gôttingen (Van-
denhoeck und Ruprecht), 1, 1839; II, 1851. Cf. 6 p.ùOoç à7rd)XeTO, dans les
indices.
11. Paroemiographi graeci. I et II Cf. àxécpocXoç p.üOoç dans les indices.

74
narration

contre l’Atlantide là où il s’arrête dans les manuscrits qui nous


restent du Critias 12.
Cette assimilation du mythe à un être vivant explique, selon toute
vraisemblance, les deux formules suivantes. Dans le Politique,
l’étranger d’Élée déclare : « La raison pour laquelle nous avons
réveillé ce mythe (tov p.ù0ov 7]yetpap.ev ), il faut la dire [...] » (Pol
272 d 5). Et, dans les Lois, l’étranger d’Athènes exprime son
opposition au mythe de Ganymède en disant : « Aussi bien, au revoir
à ce mythe (to piv oùv tou p.û0ou xaiP^T(0 ) [•••] » (Lg 1 636 d 4-5).
On réveille un mythe en entreprenant son récit, et on le congédie
sous prétexte d’immoralité.

12. Cf. Christopher Gill, «The Genre of the Atlantis Story », Classical
Philology, 72, 1977, p. 304, n. 74.

75
5
Réception

Qui sont les destinataires du mythe et quels verbes décrivent


l’attention de ces sujets? En fait, les destinataires du mythe varient
selon la nature de ceux qui racontent ce mythe.
Si ces derniers sont des professionnels : poètes, rhapsodes, acteurs
ou choreutes, leur public rassemblé à l’occasion de concours, lors de
fêtes religieuses, présente une très grande diversité. Pour les
concours dramatiques des Dionysies, par exemple, le public était
composé aussi bien de non-Athéniens, riches et pauvres, accompa¬
gnés de leur femme et de leurs enfants; peut-être même y avait-il des
esclaves dans l’assistance '.
En revanche, si ceux qui racontent ce mythe ne sont pas des
professionnels, leur public est beaucoup plus restreint et corres¬
pond, point pour point, aux caractéristiques qui sont les leurs,
c’est-à-dire le grand âge et/ou le sexe féminin.
En effet, c’est forcément à un plus jeune que le mythe est raconté
par quelqu’un de plus âgé (Proî 320 c 3, Resp III 392 a 1). Par
ailleurs, c’est aux enfants, dont elles ont la garde, que s’adressent les
femmes, jeunes ou vieilles, qui racontent des mythes.
1. Sur le sujet, cf. Arthur Pickard-Cambridge, The Dramatic Festivals of
Athens [1953], (Clarendon Press), Oxford, 1968 (2' éd. revue par J. Gould et
D.M. Lewis), VI, «The Audience», p. 268-285.

76
réception

Dans cette perspective, on comprend qu’effectivement, Platon


désigne, comme sujet privilégié de la réception du mythe, l’enfant
(pais) ou le petit-enfant {paidion), le suffixe -ion, servant, entre
autres, à fabriquer des diminutifs du grec ancien : Resp II 377 a 4,
Resp II 377 a 6, Resp II 377 c 3, Pol 268 e 5, Soph 242 c 8, Tim 23 b
5, Lg VIII 840 c 1, Lg X 887 d 2-3. Platon va même jusqu’à préciser
qu’il s’agit de jeunes enfants encore au sein (Lg X 887 d 2-3), et qui
ne vont pas encore au gymnase (Resp II 377 a 6-7); c’est-à-dire des
enfants qui arrivent à comprendre ce qu’on leur raconte, mais qui
n’ont pas encore sept ou huit ans, âge où généralement, en Grèce
ancienne, on commençait à aller au gymnase 2.
Plus haut, c’est ainsi qu’a été expliqué pourquoi l’âge du
narrateur jouait un rôle essentiel dans la transmission orale d’un
récit. D’une part, dans une civilisation de l’oralité, la vieillesse est
une condition du cumul de messages. Par ailleurs, le grand âge
permet une économie importante dans le domaine de la commu¬
nication. À la condition, bien sûr, que le grand âge du narrateur soit
confronté avec l’extrême jeunesse de l’auditeur. Alors une généra¬
tion peut être sautée entre les deux. Bien plus, en ce qui concerne
l’information, le jeune âge se caractérise par une très grande
réceptivité. Critias le jeune ne déclare-t-il pas :

« Tant il est vrai, dit-on, que les choses apprises par les enfants
restent en mémoire d’une façon merveilleuse. Moi, en effet, les
choses que j’ai entendues hier, je ne sais pas si je pourrais toutes me
les remettre en mémoire. Mais celles que j’ai entendues il y a très
longtemps, je serais tout à fait étonné si l’une d’elles m’échappait. »
{Tim 26 b 2-7.)

La même idée est exprimée dans le II' livre de la République (378


d 7 - e 1). Ainsi donc, en ce qui concerne la transmission orale d’un
mythe, les raisons invoquées pour expliquer le grand âge du
narrateur et le jeune âge de l’auditeur se répondent-elles aussi bien
sur le plan de l’information que sur celui de la communication.
D’ailleurs, une observation comme celle-ci se comprendrait
difficilement dans un autre contexte :

2. Henri-Irénée Marrou, Histoire de l'éducation dans l’Antiquité [1949], Seuil,


Paris, 1965 (6e éd. revue et augmentée), p. 182.

77
Socrate. - Que, de leur côté, les mères non plus, sur la foi des
poètes, n’aillent pas effrayer les petits enfants, en racontant d’une
manière qui n’est pas avantageuse ces mythes, selon lesquels des
dieux circulent de nuit, qui apparaissent sous plusieurs formes
étranges et diverses, afin à la fois de ne pas blasphémer contre les
dieux et de ne pas rendre les enfants plus peureux. (Resp II 381 e
1-6.)

Il semble bien que, dans ce passage, Platon fasse référence à des


personnages similaires à celui du croque-mitaine, qu’on évoque pour
effrayer les enfants et s’en faire obéir. En Grèce ancienne, ces
personnages ont pour nom notamment : Empousa, Gélo, Lamia,
Mormo et Mormolycée.
Empousa est un spectre qui fait partie de l’entourage d’Hécate;
elle appartient au monde infernal et répand la terreur, la nuit. Elle
peut prendre toutes sortes de formes et apparaît surtout aux femmes
et aux enfants pour les terrifier. Gélo est l’âme en peine d’une fille
de Lesbos, qui, morte jeune, revient dérober les enfants. Lamia est
un monstre féminin, qui passe pour voler et dévorer les enfants, et à
qui on attribue maintes aventures. Mormo est aussi un monstre
féminin, qu’on accuse de mordre les enfants et de les rendre boiteux;
elle est parfois identifée à Gélo ou encore à Lamia. Enfin,
Mormolycée, c’est-à-dire la Louve-Mormo est un autre monstre
féminin, dont on menace les enfants, et qui passe pour être la
nourrice de l’Achéron; elle se trouve donc ainsi en rapport avec le
monde des morts et des fantômes. C’est d’ailleurs dans ce contexte
que, dans le Phédon (77 e 7), Socrate évoque Mormolycée.
Tout ce qui vient d’être dit vaut pour le règne de Zeus, sous lequel
nous vivons, mais non pour celui de Cronos, qui lui est antérieur. En
effet, alors que maintenant la communication d’un mythe ne peut
être le fait que d’humains, sous le règne de Cronos les êtres humains
racontaient des mythes même aux bêtes (Pol 272 c 5 - d 1),
l’étroitesse des rapports entre bêtes et hommes faisant ainsi pendant
à l’étroitesse des rapports entre hommes et dieux (Phlb
16 c 7-8).
Mais que l’action se situe sous le règne de Cronos ou sous celui de
Zeus, c’est le même verbe qui désigne la réception du mythe. Il
s’agit bien évidemment d'akoûô « entendre, écouter. » (Gorg
523 a 1, Phdo 110 b 1, Phdo 110 b 4, Resp III 415 a l,Z.gVII 804 e

78
réception

4, Lg X 887 d 3.) Ce verbe fait effectivement référence à une


transmission orale de ce discours qu’est le mythe.
Par ailleurs, il est peut-être intéressant de rappeler cette notation
pittoresque de Platon à la fin du Ier livre de la République. Socrate
vient de faire admettre à Thrasymaque que la justice est vertu et
sagesse, alors que l’injustice est vice et ignorance. Thrasymaque en
convient, mais à contrecœur. Et comme Socrate veut examiner un
second point : l’injustice a la force en partage, Thrasymaque, à bout
de patience, cherche à définir l’attitude qu’il doit prendre pendant
cet examen. Il évoque deux possibilités :

« Cela étant, ou bien laisse-moi dire tout ce que je souhaite ou, si


tu souhaites m’interroger, interroge-moi; quant à moi, je te dirai,
comme à de vieilles femmes qui racontent des mythes : “ Allons-y ”,
et je ramènerai la tête en avant et en arrière, en signe d’assentiment
et de refus. » (Resp I 350 e 1-4.)

C’est donc, semble-t-il, l’auditeur qui signifie à celui qui raconte


un mythe, quand il doit commencer son récit; par la suite, ce même
auditeur se contente d’exprimer par un signe de la tête son
assentiment ou son refus, lorsqu’il est pris à partie par celui, ou
celle, qui raconte le mythe en question.
Cette attitude diffère sensiblement de celle, beaucoup plus
active, de Critias le jeune, lorsque son grand-père, Critias l’ancien,
lui fait le récit de la guerre menée par l’Athènes ancienne contre
l’Atlantide :

« C’était au reste avec tant de plaisir et de jeu qu’alors j’avais


entendu ces choses, et le vieillard me renseignait de si bon cœur,
alors que souvent je le pressais de questions, que, comme les
représentations d’une peinture à l’encaustique qu’on ne peut
effacer, elles persévèrent en moi; (...) » (Tim 26 b 7 - c 3.)

Ici, ce n’est plus le narrateur qui interpelle l’auditeur, mais


l’inverse.
Et au théâtre, comme en témoigne aussi Platon (Resp VII 492
b-c, Lg III 700 c - 701 a), le public exprimait bruyamment ses
émotions et ses appréciations 3.

3. Cf. Arthur Pickard-Cambridge, The Dramatic Festivals ofAthens. p. 272-


278.

79
Qu’il soit le fait de professionnels ou de non-professionnels, le
récit d’un mythe prend donc toujours la forme d’un face à face entre
des êtres humains qui réagissent les uns en fonction des autres. Cet
état de choses rend en quelque sorte sensible l’influence qu’exerce le
destinataire d’un mythe sur celui qui fabrique et/ou interprète ce
mythe.
Dans une civilisation de l’oralité, où les sphères de la fabrication,
de l’émission et de la réception d’un message sont indissociables,
tout mythe, pour être entendu, doit être accepté par l’auditoire à qui
il est destiné. À cette « censure préventive », source de bruits,
répond, dans une civilisation où l’écriture s’est développée, 1’ « ho¬
rizon d’attente » 4 du public auquel le poète, qui « fabrique » un
mythe, s’adresse soit directement soit indirectement par l’intermé¬
diaire de ses subordonnés : rhapsodes, acteurs, choreutes.

4. Cf. Hans Robert Jauss, Pour une Esthétique de la réception, traduit de


l’allemand par Claude Maillard, Gallimard, Paris, 1978.

80
6

Imitation

Quel que soit le mode de son exercice, l’activité mise en œuvre


dans la communication d’un mythe ressortit toujours, selon Platon,
à la mîmësis, P « imitation »'.
C’est d’abord dans le discours en général que se manifeste
l’imitation, comme l’explique Critias le jeune dans le préambule du
Critias :

CRITIAS. - En effet, que n’ait pas bien été dit ce qui a été dit par toi,
quel homme de bon sens entreprendrait de le dire? Mais que ce que
je vais dire ait besoin de plus d’indulgence, en raison de sa plus
grande difficulté, voilà ce qu’il faut s’efforcer d’expliquer en
quelque manière. En effet, Timée, lorsqu’on dit quelque chose sur
les dieux à des hommes, il est plus facile de sembler dire ce qui est
adéquat, que [lorsqu’on dit quelque chose] sur les mortels à nous
[mortels]. Car l’inexpérience et l’ignorance complète des auditeurs
sur les choses qui sont dans ce cas fournissent beaucoup de

1. Cf. J.-P. Vernant, « Image et apparence dans la théorie platonicienne de la


mi'mësis », Journal de psychologie normale et pathologique. 2,1975,p. 133-160; repris
sous le titre « Naissance d’images », dans Religions, histoires, raisons. Maspero, Paris,
1979, p. 105-137.

81
commodité à celui qui va dire quelque chose à leur sujet. Mais voilà,
sur les dieux nous savons où nous en sommes!
Mais, pour que je puisse vous montrer plus clairement ce que je
veux dire, suivez-moi dans la direction que voici. Une imitation
(fj.tp.7]a(.v), une copie (à7rei.xaaiav ), voilà en fait ce qu’est néces¬
sairement, je pense, ce qui est dit par nous tous. Or, en ce qui
concerne la fabrication d’images (eiSc.jXo7iouav) de corps divins et
humains que mettent en œuvre les peintres, nous savons ce qu’il en
est de la facilité et de la difficulté qu’il y a à faire apparaître à ceux
qui les voient qu’elles sont imitées (jji£fju{jû)a0a[,) comme il faut. Et
nous observons que la terre, les montagnes, les fleuves, la forêt, le
ciel dans son ensemble et ce qui se trouve autour de lui et s’y meut,
nous sommes tout de suite satisfaits si quelqu’un est capable, tant
soit peu, d’en produire une imitation (à7rop.ip.£Ï<T0ai.) qui en ait la
ressemblance (Tcpôç ôp.oioT7]Ta auxcov); qui plus est, parce que
nous ne savons rien de précis sur les choses de ce genre, nous ne
soumettons ni à examen ni à critique les peintures [qui les
représentent], mais, en ce qui les concerne, nous nous contentons
d’une peinture ombrée, imprécise et trompeuse. En revanche,
lorsque quelqu’un entreprend de produire une copie (à7T£txà^£t,v)
des corps qui sont nôtres [c’est-à-dire humains], parce que nous
percevons avec acuité ce qui a été laissé de côté, en raison de
l’observation constante à laquelle nous nous soumettons, nous
sommes des juges sévères pour celui qui ne reproduit pas en tout
point toutes les ressemblances (ôp.oiorrçTaç).
Eh bien, il en va de même pour les discours, il faut que nous le
sachions. Parce que, les choses célestes et divines, nous sommes
satisfaits, même si ce qu’on en dit n’est qu’une pâle copie (eîxo-ra);
tandis que les choses mortelles et humaines, nous les soumettons à
un examen précis.
Pour le moment donc, en ce qui concerne ce que je vais dire, si je
ne suis pas capable de reproduire en tout point ce qui convient, il
faut être indulgent. En effet, on doit se mettre dans l’esprit qu’il
n’est pas facile de produire une copie (àraxxàÇciv) des choses
mortelles qui relèvent de l’opinion (TCpoç So^av ). (Crit 107 a 4 -
e 3.)

Par rapport à la réalité à laquelle il fait référence, le discours ne


constitue qu’une imitation, une copie. Par là, il s’apparente à la

82
imitation

peinture. Comme la peinture 2, à l’aide de formes et de couleurs, le


langage, à l’aide de sons, fait apparaître la réalité, mais sur un autre
mode, celui de la présence d’absence.
Le problème se complique si on tient compte de la nature des
réalités imitées. Dans le cas des choses sensibles, l’imitation mise
en œuvre équivaut à une représentation, alors que dans le cas
de réalités qui, tout en ne relevant pas du monde sensible, ne
sont cependant pas des formes intelligibles - le divin, la partie
immortelle de l’âme humaine et tout le passé en tant qu’il n’est plus
qu’objet de tradition -, l’imitation devient évocation, puisqu’elle fait
apparaître dans le monde sensible, et comme s’il s’agissait de
réalités sensibles, des réalités qui sont par nature d’un autre ordre.
Une activité de ce type présente d’entrée de jeu le plus grand
intérêt : elle permet de rendre accessible à tous ce qui autrement
échapperait à toute appréhension. Mais Platon ne l’entend pas ainsi,
et cela au nom d’une vérité dont il se prétend le détenteur. Avant de
rappeler la critique de Platon à cet égard, il faut suivre à la trace
toutes les manifestations de l’imitation à l’œuvre dans la commu¬
nication d’un mythe.
Le matériau de base du poète est donc le discours, dont Platon
vient de faire apparaître le caractère imitatif, plus important encore
dans le cas du discours écrit, l’écriture n’étant qu’une copie de la
parole. Or c’est précisément cette absence effective qui s’attache à
toute représentation de la réalité à travers le discours (oral et
surtout écrit) que cherche à faire oublier le poète par des procédés
qui ressortissent aussi à l’imitation :

SOCRATE. - Est-ce, dis-je, seulement [l’art d’imitation (y]


[xl(jly)T(,x7) lé’/yy] ) ] qui s’adresse à la vue, ou aussi [l’art d’imitation]
qui s’adresse à l’ouïe, que nous appelons noiy]aiç, [dans les deux sens
de « fabrication » et de « poésie »]?
GLAUCON. - Vraisemblablement, dit-il, ce dernier aussi. (Resp
X 603 b 6-8.)

Cette définition de la poésie, comme art d’imitation s’adressant à


l’ouïe, paraît au premier abord ne présenter aucune pertinence, dans
la mesure où elle semble reprendre ce qui a été dit plus haut,
concernant le discours en général.

2. Cf. Eva C. Keuls, Plato and Greek Painting, Brill, Leyde, 1978.

83
Mais ce n’est pas le cas. En effet, dans le domaine du discours (et
plus précisément au niveau de son contenu), il faut distinguer deux
choses : ce qui est exprimé, c’est-à-dire le logos, et la façon de
l’exprimer, c’est-à-dire la léxis. Cette distinction se fonde sur la
morphologie. Logos est un dérivé thématique de la racine *leg- au
degré o, comme c’est généralement le cas pour les racines où tous les
degrés vocaliques sont admis; il peut désigner l’action indiquée par
le verbe dont il dérive, mais habituellement il en désigne le résultat.
Par ailleurs, léxis est aussi formé sur la racine *leg- au degré e cette
fois, à partir du suffixe -sis qui indique spécifiquement l’action et
donc la manière dont cette action est exécutée 3.
Mais comment s’applique cette distinction dans le domaine de la
poésie. Pour ce qui est du logos « ce qui est exprimé dans le discours
[poétique] », on peut s’en tenir à ce qui a été dit plus haut. Mais pour
ce qui est de la léxis « la façon d’exprimer le contenu de ce
discours », il faut faire intervenir une autre espèce d’imitation.

SOCRATE. - Mettons donc un terme à ce qui concerne [ce qui est


exprimé dans] les discours (Àoywv); c’est la question de la façon de
l’exprimer (àé^eojç) qu’il faut, à ce que je pense, examiner après
cela. Et nous aurons fait un examen complet de ce qu’il faut dire et
de la façon dont il faut le dire.
ADIMANTE. - Je ne comprends pas, dit-il, ce que tu veux dire.
SOCRATE. - Mais pourtant, dis-je, il le faut bien. Mais peut-être
comprendras-tu mieux de cette manière-ci. Est-ce que tout ce
qui est raconté par des conteurs de mythe(s) ou des poètes
(u7io puOoÀoYtov y) 7roi7]Twv ) ne se trouve pas être une exposition
(S(,7)Y7]ctiç) d’événements soit passés, soit présents, soit futurs (cf.
Hésiode, Thg 38; cf. p. 57)?
ADIMANTE. - En effet, que pourrait-ce être d’autre? dit-il.
SOCRATE. - Mais est-ce qu’ils [conteurs de mythe(s) ou poètes] ne
procèdent pas par une exposition qui ou bien n’est -qu’exposi-
tion ou bien équivaut soit à une imitation (£71X7] S^Y^esi 7) Stà

3. Guy Richard Vowles,« Studies in Greek Noun-Formation. Dental Terminations


V. Wordsin-^/Tand-t/T » .Classical Philology, 23,1928, p. 34-59, et plus spécialement
p. SS-SSjPierreCHANTRAiNE.LaFormat/oA! des noms en grec ancien, Champion, Paris,
1933, p. 281.

84
imitation

tAi[i.y]<7£Qç yiYvofjivr)), soit à un mélange d’exposition et d’imi¬


tation?
Adimante. - Ceci aussi, j’ai besoin d’en être informé plus
clairement.
[•••]

SOCRATE. - Donc, n’est-ce pas, il y a exposition (ScrçyYjaLç) quand il


[le conteur de mythe(s) ou le poète] dit les paroles prononcées
(fnrjcreu;) en chaque occasion et quand il dit ce [qui s’est passé] entre
les paroles prononcées.
Adimante. - Comment le nier?

SOCRATE. - Mais, quand, à la vérité, il dit une parole prononcée


(pyjaiv), comme s’il était quelqu’un d’autre, ne déclarons-nous pas
qu’alors il rend le plus possible sa façon de s’exprimer semblable
(Ôp-OLOUV ... T7)V aûxou Xé£lv ) [à celle] de celui dont il nous avertit
qu’il va prendre la parole?

Adimante. - Nous le déclarerons; pourquoi pas en effet?

SOCRATE. - Mais assurément le fait de se rendre soi-même


semblable à un autre soit par la voix soit par l’attitude, n’est-ce pas
imiter celui à qui on se rendra semblable (Oùxoüv ro ye ôp.oioüv
èauTOV aXXœ y) xarà «pawjv 7^ xorrà cr^p-a p.tp.£L(iGai ecmv exelvov
â> àv TLÇ Ô|i.OLOL;)?

Adimante. - Sans doute. (Resp III 392 c 6 - 393 c 7.)

Voici donc ce qu’il en est de l’imitation mise en œuvre par les


« conteurs de mythe(s) » et les poètes dans leur façon d’exprimer le
contenu de leur discours.
Alors que l’imitation qui intervient au niveau du lôgos « ce qui est
exprimé dans le discours » implique un rapport entre un objet-copie
et un objet-modèle, l’imitation qui intervient au niveau de la léxis
« la façon d’exprimer le contenu de ce discours » concerne le rapport
qu’entretient un sujet, le poète en l’occurrence, avec l’objet dont il
fabrique la copie. En termes d’énonciation, l’opposition exposition/
imitation se laisse ainsi définir. Tant que l’énoncé dénonce son
auteur, il y a exposition. En revanche, quand l’auteur aliène son
« je » au profit d’une autre instance d’énonciation à laquelle il donne

85
un statut de réalité et derrière laquelle il disparaît il y*a
imitation 4.
À partir de cette opposition, Platon élabore une typologie des
genres relevant de la poésie et du récit de mythe(s) :

SOCRATE. - Tu comprends parfaitement, dis-je, et je pense qu’à


présent je te fais voir ce qu’auparavant j’étais incapable [de te faire
voir], à savoir que, dans le domaine de la poésie et du récit
de mythe(s) (7roi7]a£a)ç te xaî puGoXoYtaç), une forme procède
intégralement par imitation (Sià fj.(.[i.Y)<TEcoç) [celle dont relèvent],
comme tu dis, la tragédie et la comédie. Tandis qu’une autre
consiste en une relation que fait le poète lui-même (St.’
àTraYyeXLaç aùxoù tou 7roiY]Tou): tu le trouveras surtout, je pense,
dans les dithyrambes. Une autre encore procède des deux autres;
c’est dans la poésie épique que tu le trouveras, ainsi qu’en maint
autre genre. Tu me comprends? (Resp III 394 b 8 - c 5.)

Cette typologie ne présente d’intérêt dans le cadre de ce travail que


dans la mesure où elle confirme et explicite ce qui vient d'être dit sur
l’imitation dans le domaine de la léxis.
Par cet artifice, conteurs de mythe(s) et poètes cherchent à faire
oublier l’absence effective de cet autre au profit duquel ils aliènent leur
identité non seulement en paroles mais aussi en actes, puisqu’il leur
arrive de prendre les attitudes qui correspondent aux paroles qu’ils
prononcent. Or ce mode d’expression est insupportable à Platon en tant
qu’il est, au niveau du sujet, générateur d’illusion, par la confusion qu’il
instaure entre la réalité et le discours, entre le même et l’autre. Et
l’exaspération de Platon croît, lorsqu’il rappelle qu’on peut s’exprimer
de façon à imiter non seulement les discours d’hommes méchants ou
tenus pour inférieurs, mais aussi les cris des animaux et les bruits de la
nature (Resp III 395 b - 397 e).
En ce domaine, conteurs de mythe(s) et poètes sont forcément suivis
non seulement par ceux qui racontent les mythes ainsi fabriqués, mais
aussi et surtout par ceux qui sont les destinataires de ces
mythes.

4. Sur le sujet, cf. R. Dupont-Roc, « Mimesis et énonciation », Écriture et théorie


poétiques, Presses de l’École normale supérieure, Paris,. 1976, p. 6-14; Jacques
Brunschwig, « Diégésis et mi'mësis dans l’œuvre de Platon.», résumé d’une
communication faite le 4 mars 1974, dans Revue des. études grecques. 77, i974,.
p. xvn-xix.

86
imitation

D’une part, en effet, ceux qui racontent des mythes, qu’il s’agisse de
professionnels, comme les rhapsodes, les acteurs et les choreutes, ou de
non-professionnels, prennent modèle sur le poète qui a fabriqué les
mythes qu’ils racontent.
Sur ce point, beaucoup de choses restent à dire. Ce discours
qu’est le mythe peut être fabriqué en prose ou en vers. Lorsqu’il est
raconté, il peut être récité, avec ou sans accompagnement musical,
ou chanté; lors de cette interprétation, un arrangement chorégra¬
phique peut intervenir.
En Grèce ancienne, les œuvres d’un poète pouvaient être
chantées; c’est le cas, par exemple, de celles de Solon (Tim 21 b
6-7). Or Platon analyse ainsi une interprétation de ce type.

SOCRATE. - En tout cas, dis-je, voici, je suppose, un premier point


sur lequel tu es en mesure de dire la chose convenablement, à savoir
que la mélodie (péXoç) est constituée de trois éléments : le discours
(Xoyou), l’harmonie (àpp.ovta<;) et le rythme (puOp.ou).
GLAUCON. - Au moins sur ce point, oui! dit-il.

SOCRATE. - Mais pour autant que, à la vérité, celle-ci [la mélodie]


comporte du discours, il [ce discours] ne diffère en rien, je suppose,
du discours qui n’est pas chanté (p.)) àSopivoo), pour ce qui est du
fait qu’il doit être raconté suivant les règles dont nous avons déjà
parlé, et de la même façon.
GLAUCON. - C’est la vérité, dit-il.
SOCRATE. - Quant à l’harmonie et au rythme, ils doivent
assurément suivre le discours.
GLAUCON. - Comment d’ailleurs n’en serait-il pas ainsi? (Resp III
398 c 11 - d 10.)

Trois choses ressortent de cette analyse. 1) La mélodie comporte


trois éléments : le discours, l’harmonie et le rythme. 2) L’harmonie
et le rythme n’ont aucune autonomie; ils se déterminent en fonction
du discours auquel ils sont rattachés 5 : ce postulat sera réaffirmé
avec force un peu plus loin (Resp III 400 d 1-4). 3) De là suit que
l’imitation à l’œuvre dans l’harmonie et le rythme doit avoir pour

5. Richard Lewis Nettleship, Lectures on the «Republic » of Plato [1897],


Papermac 14, Londres (MacMillan) / New York (St. Martin’s Press), 1964,
p. 118-123.

87
but de parfaire l’imitation qui se manifeste déjà au niveau du
contenu du discours et dans la façon d’exprimer ce contenu.
En grec ancien, harmoma « harmonie » désigne non pas la
perception simultanée de deux ou plusieurs tons de hauteur
différente, mais plus largement une échelle, une certaine suite de
tons de hauteur différente. Or, en ce domaine, c’est ainsi que se
manifeste l’imitation.

SOCRATE. - Je ne m’y connais pas en harmonie, dis-je, mais laisse


[-nous] cette harmonie qui imiterait (p.ip.y](7aLTO ),comme il convient,
les sons de la voix et les accents (cpOÔYyouç te xal 7rpoawSlaç) du
courageux, engagé dans une action guerrière ou dans toute
opération violente, qui, abandonné par la fortune, va au-devant des
blessures ou de la mort ou tombe dans quelqu’autre malheur et qui,
en toutes ces occasions, de pied ferme et avec résolution, repousse
les assauts de la fortune. Laisse [-nous-en] encore une autre [qui
imiterait les sons de la voix et les accents] de celui qui est engagé
dans une action pacifique et non violente, mais volontaire, soit qu’il
persuade et demande quelque chose à quelqu’un, qu’il s’adresse à un
dieu par une prière ou à un homme par l’enseignement et
l’admonestation, soit au contraire que lui-même se soumette à un
autre qui lui fait une demande, l’enseigne ou le convainc, et qui,
ayant, par ces moyens, réussi à son gré, ne devient pas orgueil¬
leux, mais se conduit avec sagesse et modération en toutes circons¬
tances. Ces deux harmonies, l’une violente, l’autre volontaire, qui
imiteront de la façon la plus avantageuse les sons de la voix
(cpOoyyouç fi.ifi.7)crovTa(. xàXÀicrra) de ceux que la fortune éprouve ou
comble, qui sont sages et courageux, celles-là laisse-les-nous. (Resp
111 399 a 5 - c 4.)

Aucun doute n’est possible sur ce point. L’harmonie doit imiter le


discours.
Dans cette perspective, la musique se borne à reprendre, dans le
domaine qui lui est propre, pour en augmenter l’efficacité,
l’imitation mise en œuvre dans le discours qu’elle illustre aussi bien
au niveau du contenu qu'à celui de l’expression. 11 s’agit donc là
d’une imitation d’imitation. Et il en va de même en ce qui concerne
le rythme.
En grec ancien, rhuthmôs est relié étymologiquement à des

88
imitation

termes qui ont à voir avec le mouvement *. La forme typique d’un


mouvement rythmé est la danse. L’essence du rythme réside dans le
fait qu’une certaine suite de mouvements ou de sons est mesurée,
selon le temps, en portions qui se répètent selon un principe
déterminé. Appliqué aux mouvements du corps, le rythme constitue
la danse. Quand il l’est aux sons, dans le domaine du discours, il sert
à définir le mètre, et, dans le domaine de la musique, le rythme
proprement dit.
Mais c’est lorsqu’il est appliqué aux mouvements du corps, dans
la danse, que le rythme met en œuvre un type nouveau d’imita¬
tion :

Étr. D’AthÈNES. - Maintenant donc, en ce qui concerne l’effica¬


cité de la lutte, que ce qui a été dit jusqu’ici on en convienne. Mais

6. Dans un article intitulé : « La Notion de “ rythme ” dans son expression


linguistique». Journal de psychologie normale et pathologique, 43, 1950-1951,
p. 401-410, É. Benveniste tente de déterminer les rapports de rhuthmôs avec rhéô,
verbe à partir duquel il est constitué grâce au suffixe -(th)môs. Pour ce faire, il insiste
sur le fait que ce suffixe indique « non l’accomplissement de la notion, mais la
modalité particulière de son accomplissement, telle qu’elle se présente aux yeux »
(p. 407). D’où le sens de rhuthmôs, comme « forme », c’est-à-dire « manière
particulière de fluer ». É. Benveniste termine son article en étudiant la transforma¬
tion que fait subir Platon au sens de rhuthmôs. Après avoir cité Phlb 17 d, Symp 187
b et Lg 665 a, il conclut ainsi : « Platon emploie encore rhuthmôs au sens de “ forme
distinctive, disposition, proportion ”. Il innove en l’appliquant à la forme du
mouvement que le corps humain accomplit dans la danse, et à la disposition des
figures en lesquelles ce mouvement se résout. La circonstance décisive est là, dans la
notion d’un rhuthmôs corporel associé au métron et soumis à la loi des nombres :
cette “ forme ” est désormais déterminée par une “ mesure ” et assujettie à un ordre.
Voilà le sens nouveau de rhuthmôs : la “ disposition ” (sens propre du mot) est chez
Platon constituée par une séquence ordonnée de mouvements lents et rapides, de
même que 1’ “ harmonie ” résulte de l’alternance de l’aigu et du grave. Et c’est l’ordre
dans le mouvement, le procès entier de l’arrangement harmonieux des attitudes
corporelles combiné avec un mètre qui s’appelle désormais rhuthmôs. On pourra
alors parler du “ rythme ” d’une danse, d’une démarche, d’un chant, d’une diction,
d’un travail, de tout ce qui suppose une activité continue décomposée par le mètre en
temps alternés. La notion de rythme est fixée. A partir de rhuthmôs. configuration
spatiale définie par l’arrangement et la proportion distinctifs des éléments, on
atteint le “ rythme ”, configuration des mouvements ordonnés dans la durée :
tcolc, puQp.oç à)pta(i.év7) piETpeÏToa xivrjaei “ tout rythme se mesure par un mou¬
vement défini” (Aristote, Probl., 882 b 2) » (p. 409). Repris dans Problèmes de
linguistique générale, I, Bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, Paris, 1966,
p. 364-365; puis collection Tel, n°7, Gallimard, Paris, 1979, p. 334-335.

89
en ce qui concerne l’autre mouvement de tout le corps, si, à sa partie
la plus considérable, on donnait le nom de danse, on s’exprimerait
correctement. Il faut prendre pour acquis qu’il y en a deux espèces :
l’une imite (jxqjioujjiéfXTjv) les plus beaux corps dans ce qu’il y a de
noble; tandis que l’autre [imite les corps] les plus laids, dans ce qu’il
y a de vil. Puis de nouveau [on distingue] deux [espèces] de vil et
deux [espèces] de sérieux. [Dans le genre] du sérieux donc [il y
aura] d’une part [le mouvement] de beaux corps à la guerre et
engagés dans des épreuves violentes [où intervient] une âme
vaillante; [il y aura] d’autre part [le mouvement de pareils corps]
dans les bonnes dispositions d’une âme qui est tempérante et
modérée en ce qui concerne les plaisirs. En l’appelant pacifique, on
donnerait à une telle danse un nom conforme à sa nature. Celle qui
est guerrière donc, en raison du fait qu’elle est autre que la
pacifique, on la désignerait correctement du nom de pyrrhique
parce qu’elle imite (;jup.oi>pivï)v ) les mouvements faits pour éviter
tous les coups et les traits par des esquives, par toute sorte de
rompus, par des sauts en hauteur accompagnés d’aplatissement; et
[les mouvements] contraires à ceux-là, ceux qui inversement
comportent des postures propres à l’action et qui entreprennent de
donner par imitation (p.i.fi.eï<76ai.) des images (p.t.p.Y)[i.aTa) de ce qui se
passe, quand on lance des flèches, des javelots et toute sorte de
traits. En outre, en ces postures, se manifestent la rectitude et la
vigueur, quand se produit une image (pifXY)[Aoc)de beaux corps et de
[belles] âmes. Lorsque se réalise au plus haut point la précision dans
le mouvement des membres du corps, une telle [image] possède la
rectitude; celle qui est contraire à ces dispositions, on admet qu’elle
manque de rectitude. (Lg VIII 814 d 7 - 815 b 3.)

On remarquera que ce qui est ici dit de la danse correspond point


pour point à ce qui est dit de l’harmonie dans le IIIe livre de la
République (399 a 5 - c 4). À cela, rien de surprenant, la danse
devant s’accorder à la musique sur laquelle elle évolue.
Voici donc, en ce qui concerne la narration du mythe, ou plutôt
son interprétation, lorsqu’interviennent musique et danse, ce qu’il
en est de la mimësis, 1’ « imitation ».
Musique et danse qui par ailleurs s’accordent l’une à l’autre
doivent « se rendre semblable à », c’est-à-dire « imiter » le discours
qu’elles illustrent. L’imitation, que l’une et l’autre mettent en

90
imitation

œuvre, est donc une imitation d’imitation, dans la mesure où le


discours se présente déjà, aussi bien au niveau de son contenu qu’à
celui de l’expression de ce contenu, comme une imitation de la
réalité. Prenant appui sur la structure métrique du discours, la
musique et la danse prolongent l’imitation parlée en une imitation
agie, dont la danse constitue l’aboutissement.
Plus radicalement encore que celle qui affecte ce type de discours
qu’est le mythe, l’imitation à l’œuvre dans la musique et la danse qui
peuvent intervenir lors de l’interprétation du mythe fait oublier
l’absence inhérente à l’apparaître de la réalité évoquée, pour donner
l’illusion de sa présence effective. Ainsi donc l’interprétation d’un
mythe n’est-elle que le prolongement de sa fabrication, en ce sens
qu’elle cherche à provoquer, par le moyen de l’imitation, le même
effet.
Du rapport entre la réalité imitée et l’imitateur, que ce dernier
fabrique un mythe ou qu’il se borne à le raconter, on passe
insensiblement chez Platon au rapport entre l’imitateur et celui à
qui il s’adresse, auditeur et/ou spectateur. Une telle imitation
parlée et/ou agie, l’imitateur la met en œuvre pour susciter une
réaction bien précise chez celui à qui il s’adresse. Cette réaction est
du même ordre que l’action qui la provoque. C’est aussi une
imitation :

SOCRATE. - Si donc nous restons fidèles à ce que nous avons dit


(Resp II 374 a - d), il faut que les gardiens, que nous avons
déchargés de toutes les autres tâches (tgW àXAoov 7raatov
S7]fi.t,oupYuov), soientles artisans (SrjpuoupYoùç) tout à fait conscien¬
cieux de la liberté de la cité et qu’ils ne remplissent aucune autre
fonction qui ne s’y rapporte pas; il faudrait donc qu’ils n’aient
aucune autre activité et qu’ils ne soient pas non plus imitateurs
(oùSè pu(jL£Lt70ai ). Mais, s’il arrive qu’ils soient imitateurs (pupLcovrai ),
qu’ils imitent ((jujjieïcrOai) ce qui leur convient dès le jeune âge,
des hommes courageux, sages, saints, libres et tout ce qui est tel.
En revanche, ce qui est indigne d’un homme libre, [ils ne devront]
ni le faire ni être en mesure de l’imiter (p.qjnf)<Tacj0ai) non plus que
rien d’autre qui soit mauvais; et cela pour éviter que, à partir de
cette imitation (èx [U|xy)ctscüç), ils ne prennent goût à cette
façon d’être. Ne t’es-tu pas aperçu que les imitations
s’il arrive que, depuis le jeune âge, elles se poursuivent, se consti-

91
tuent en habitudes ou en nature, selon le corps et les intonations de
la voix et selon l’esprit (xarà aa>p.a xal cpcovàç xal xaxà
ty]v Siàvoiav;)? (Resp III 395 b 8 - d 3.)

Il ne fait aucun doute que l’imitation, dont il s’agit dans ce passage,


est celle que pratiquent ceux à qui s’adressent les poètes et leurs
subordonnés. Et cela parce que le plan où se situe le débat est celui
de l’éthique et non celui de la narration ou de la fabrication.
Ainsi apparaît le terme du processus imitatif mis en œuvre dans le
mythe, comme fait de communication. Il ne s’agit plus de fabriquer
un discours qui imite la réalité, ni d’imiter effectivement cette
réalité, dans le cadre d’une narration ou d’une interprétation, au
moyen de ce discours accompagné de musique et/ou de danse. De
l’émetteur, quelle que soit la technique dont il fait usage, on passe
au récepteur. L’imitation mise en œuvre par l’émetteur affecte le
récepteur qui cherche à se rendre effectivement semblable à la
réalité à laquelle fait référence le discours qu’il écoute. Voilà
pourquoi se pose alors un problème d’ordre éthique.
À travers le processus de communication, la réalité qui fait l’objet
du message communiqué devient présente au récepteur d’une façon
si intense que son absence effective est oubliée et que, par voie de
conséquence, elle déclenche un processus d’identification qui
modifie le comportement physique et moral du récepteur en
question.
À la limite donc, les personnages et les êtres qui interviennent
dans le mythe ne sont l’analogue d’aucune réalité accessible à
l’intellect ou au sens. Ce sont des entités spécifiques, douées de
consistance ontologique. Or, c’est précisément ce caractère illusoire
que Platon dénonce en traquant l’imitation à l'œuvre à chaque étape
de la communication d’un mythe. Et ses conclusions sont d’autant
plus sévères que, pour lui, la réalité sensible n’est déjà qu’une image
de l’être véritable.
Mais le caractère illusoire qui s’attache au mythe ne l’empêche
pas d’être doté d’une efficacité redoutable.
7

Persuasion

Cette ambivalence du mythe, qui présente un caractère illusoire


tout en étant doté d’une efficacité redoutable, amène Platon à
décrire le mythe à la fois comme un jeu et comme une activité
sérieuse, en l’assimilant par là au charme et à l’incantation.
Car le mythe, dont la communication procure du plaisir, s’adresse
aux enfants et au plus grand nombre des adultes chez qui la raison
n’a pas encore atteint ou n’atteindra jamais le stade ultime de son
développement, auquel ne parvient qu’une minorité d’adultes (les
philosophes), et chez qui, par voie de conséquence, prédomine la
partie appétitive de l’âme, celle qui n’est sensible qu’à la douleur et
à la peine et que, pour cette raison, Platon décrit comme une bête
sauvage.
À la limite, le mythe est ce discours qui seul peut permettre une
intervention efficace sur ce qu’il y a de sauvage en l’homme : la
sauvagerie n’étant pas d’ordre ethnique, mais d’ordre psychique.
Au livre X de la République, Platon assimile l’imitation mise en
œuvre par un imitateur comme le poète à un jeu, c’est-à-dire à une
activité non sérieuse :

SOCRATE. - [...] l’imitateur ne sait rien qui soit digne d’un discours
vérifiable (Aoyou) sur ce qu’il imite : un jeu et non pas une activité

93
sérieuse, voilà plutôt ce qu’est l’imitation (ntxiSuxv -uvoc xoù où
CT7rou§y]v ttjv [ii[iy]GLv ). (RespX 602 b 7-8.)

Dans le corpus platonicien, on trouve quinze autres occurrences de


l’opposition jeu {paidiâ) / activité sérieuse (spoudê). (Lg I 647 d 6,
Lg II 659 e 4, Lg V 732 d 6, Lg VII 795 d 2, Lg VII 796 d 4, Lg VII
798 b 6, Lg VII 803 c 7, Lg VII 803 d 3, Lg VII 803 d 5, Lg X 887 d
4, Lg XII 942 a 8, Phlb 30 e 7, Resp X 602 b 8, Soph 237 b 10,
Symp 197 e 7). Mais l’intérêt particulier de ce passage réside dans
le fait qu’il situe cette opposition sur deux plans à la fois : celui du
discours et celui de l’action.
En effet, le sérieux, dans le domaine de l’action, correspond au
vérifiable dans le domaine du discours. Un discours vérifiable est
celui qui a sa fin hors de lui-même dans le réel qu’il sert à décrire ou
à expliquer; et, mutatis mutandis, une activité sérieuse est celle qui
a sa fin hors d’elle-même dans le réel qu’elle sert à transformer. En
revanche, le jeu, même s’il se déploie dans le réel, a sa fin en
lui-même et ne cherche pas à transformer le réel. De façon similaire,
l’imitation ne cherche ni à décrire ni à expliquer le réel, mais à faire
oublier l’absence effective de la réalité imitée pour donner à
l’apparence ainsi produite le statut de réalité à part entière.
Cette mise entre parenthèses du réel caractérise entre autres
l’activité de l’enfant, comme en rend compte l’étymologie. Paidiâ
est un dérivé de pais « enfant », fabriqué à l’aide du suffixe -ia
accentué sur la finale, - particularité qui reste inexplicable. Dans
son sens le plus immédiat, paidiâ signifie donc «jeu (d’enfant) ».
Mais Platon fait de ce terme un usage beaucoup plus large, en
assimilant à un jeu tout ce qui relève de l’imitation proprement
dite.
Pour Platon, en effet, sont des jeux, non seulement la léxis mise
en œuvre en poésie (Resp III 396 e 2), mais aussi la musique
instrumentale (Lach 188 d 4) et surtout l’art choral, c’est-à-dire
l’interprétation des chants par un groupe qui exécute aussi des pas
de danse sur un accompagnement musical : Lg II 656 c 3, Lg II 657
c 4, Lg II 657 d 3, Lg II 673 d 4, Lg VI 764 e 4, Lg VI 771 e 6,
Lg VII 803 e 1. Dans ce contexte, Platon rappelle que les Courètes,
en Crète, les Dioscures, à Lacédémone, et Athéna, à Athènes, se
sont adonnés à ce jeu qu’est la danse (Lg VII 796 b-c); et cela, pour
justifier la fonction de l’art choral au cours des fêtes religieuses

94
persuasion

(Lg VII 796 c-d), en liaison avec le sacrifice (Lg VIII 829 b 7). C’est
dans le même contexte d’ailleurs que s’explique, en partie du moins,
le rapport établi par Platon entre jeu et pratique d’initiations
(teletë) (Euthd 277 d 9, Lg II 666 b 5, Resp II 365 a 1, Soph 235 a
6). Au cours de ces initiations, des danses étaient exécutées qui
devaient mimer la vie et la mort de Dionysos. Or, c’est un enfant que
les Titans mettent à mort, après l’avoir attiré à l’aide de jouets. D’où
la surdétermination du jeu comme thème et comme représenta¬
tion.
Du rapport entre imitation et jeu, Platon passe tout naturellement
au rapport entre communication d’un mythe et jeu. Un tel rapport
est explicitement établi par l’étranger d’Élée dans le Politique (268
d 8, 268 e 5), si on accepte la conjecture de Campbell sur
l’accentuation de paidiâ (en 268 e 5).
De toute façon, le rapport en question se retrouve dans le
Phèdre :

SOCRATE. - Tu parles là d’un jeu (noaSc/xv) splendide en compa¬


raison d’un jeu misérable, Socrate, celui de l’homme capable de
jouer « aux » discours, en racontant des mythes ((j.u0oXoYoùvxa)
sur la justice et sur les autres choses que tu dis. (Phdr 276 e
1-3.)

Quelle que soit l’interprétation donnée à cette phrase, on ne peut pas


ne pas observer l’étroitesse du rapport établi entre «jouer» et
« raconter des mythes », et donc entre « jeu » et « communication de
mythe ».
La même idée est reprise dans ce passage du Xe livre des
Lois :

Étr. D’ATHÈNES. - Poursuivons donc! Comment ne parlerait-on


pas sans colère des dieux, pour dire qu’ils sont? Car assurément,
c’est une nécessité de supporter difficilement et de haïr ceux qui ont
été et sont maintenant pour nous causes de ces discours, parce qu’ils
n’ont pas été persuadés par les mythes que, depuis qu’ils sont jeunes
enfants, encore nourris au lait, ils ont entendu de la bouche de leurs
nourrices et de leurs mères, qui les racontaient, comme dans
des incantations, avec jeu et sérieux (olov èv ÈTrwSaïç p.exà xe
TcaiStôcç xal pexà CT7rou89)<; Acyopivcov). (LgX 887 c 7 - d 5.)

95
Ce passage 1 se trouve éclairé par cet autre qui le précède :

ÉTR. D’ATHÈNES. - Voilà pourquoi ce que nous appelons chants


(4>8àç), cela maintenant est réellement devenu, pour les âmes,
incantations (ÈTrwSai.) dont le but, quand elles sont pratiquées avec
sérieux, est de produire cette harmonie concertante (crufxcpamav)
dont nous parlons (cf. Lg II 653 b-c), mais qui, parce que les âmes
des jeunes ne peuvent y apporter du sérieux, sont appelées jeux et
chants (7rat.8t.a1 te xaî côSaî), et pratiquées de la sorte. (Lg II 659
e 1-5.)

Dans ces deux derniers passages, la communication d’un mythe


apparaît paradoxalement à la fois comme un jeu et comme une
activité sérieuse, dans la mesure où elle est assimilée à une
incantation 2.
Platon évoque de nouveau ce rapport un peu plus bas :

ÉTR. d’Athènes. - Il me semble que, dès à présent, nous avons de


façon tout à fait suffisante discuté avec celui qui aime chicaner à
propos des dieux sur leur négligence.
Clinias. - Oui.

ÉTR. D’ATHÈNES. - Dans la mesure assurément où nous le forçons


par nos discours à convenir que le sien n’est pas juste. Toutefois, il
me semble qu’il a besoin en outre de mythes incantatoires
(ÊTOOSCOV ... pttJ0COV ETt TIVCOV).

Clinias. - Desquels, mon bon? (Lg X 903 a 7 - b 3.)

En réponse à cette dernière question de Clinias, l’étranger d’Athè¬


nes évoque effectivement plusieurs éléments mythiques (Lg X 903 c
- 905 b). Force donc est de conclure que ces éléments mythiques
servent d’incantations, pour modifier l’opinion de celui qui ne croit
pas en la providence divine.
Dans le Phédon, ce n’est pas de l’impiété, mais de la crainte de la
mort, dont veut se délivrer Socrate, en défendant la validité du
1. Avec England, je considère olov ... Xeyop.évwv comme un génitif absolu,
dont Platon fait usage à la place de la construction plus régulièrement attendue :
oûç exouov Xeyopivouç, et cela à l’instar de Ouovtcov en d 7.
2. Malgré une approche qui manque de rigueur, le livre de Pierre BoyancÉ, Le
Culte des Muses chez les philosophes grecs, de Boccard, Paris, 1936 (réimpression
1972), constitue une bonne introduction générale au problème de l’incantation en
Grèce ancienne (sur l’incantation chez Platon, cf. p. 155-165).

96
persuasion

mythe eschatologique qu’il raconte à la fin de ce dialogue (Phdo 108


d - 114 c):

Socrate. — Sans doute, soutenir de toutes ses forces qu’il en est de


cela ainsi que je l’ai exposé ne convient pas à un homme doué
de raison (voùv e^ovti dcvSpi). Que cependant ce soit cela ou
quelque chose de tel en ce qui concerne nos âmes et leurs demeures,
c’est ce qui, puisque précisément l’âme paraît bien être quelque
chose d’immortel, me semble et convenable et digne d’être risqué
par celui qui estime qu’il en est ainsi. Car ce risque est avantageux.
Et il faut [qu’on se raconte] des choses de ce genre, comme si on se
faisait à soi-même des incantations (ajcrTrep èTraikiv saurai). C’est
justement pourquoi, quant à moi, je prolonge ce mythe depuis
longtemps. (Phdo 114 d 1-7.)

Or, ces incantations, ce sont celles déjà évoquées par Socrate en


réponse à Cébès et à Simmias au début du Phédon.

SOCRATE. - Malgré tout, Cébès et toi Simmias, il me semble que


vous auriez plaisir à soumettre à un examen encore plus approfondi
ce discours, et que votre crainte est celle de ces enfants [qui
craignent] que véritablement le vent ne disperse l’âme, au moment
où elle sort du corps et ne [la] dissipe, surtout lorsqu’il arrive à
quelqu’un de mourir non par temps calme, mais par grand vent.
(Cébès se mit à rire.)

CÉBÈS. - Fais, Socrate, dit-il, comme si cette crainte était la nôtre,


et tâche de nous réconforter. Bien plutôt, ne fais pas comme si
c’était nous qui avions cette crainte, mais comme s’il pouvait bien
encore y avoir en nous un enfant qui a peur des choses de ce genre.
Cet enfant donc, tâche de le réconforter, pour qu’il ne craigne pas la
mort comme [il craint] Mormolycée.

SOCRATE. - Mais, oui, répliqua Socrate, il faut faire des incanta¬


tions à cet enfant (ÈîraSeiv aurai), chaque jour jusqu’à ce qu’il soit
calmé par ces incantations (ëcoç av è^eTtaaTjre ).

CÉBÈS. - Mais alors, Socrate, dit-il, d’où tirerons-nous quel¬


qu’un qui exécute bien une incantation de cette sorte
(rcov toioutcov àyaOov èîccpSov), puisque toi, ajouta-t-il, tu nous
abandonnes? (Phdo 77 d 5 - 78 a 2.)

97
En décrivant la destinée de l’âme après la mort, le mythe raconté
par Socrate à la fin du Phédon permet donc sinon de guérir, du
moins d’apaiser, cette crainte de la mort, que suscite l’éventualité de
la disparition de l’âme par suite de l’anéantissement du corps.
En fait, la fonction curative du mythe, telle qu’elle est évoquée
dans ces quatre passages, correspond parfaitement à celle assignée à
l’incantation dans ce passage du Charmide, que je tiens à citer
intégralement en raison de son importance pour la définition de
l’incantation :

SOCRATE. - Eh bien! Charmide, dis-je, il en est de même aussi en


ce qui concerne cette incantation (xai tô xaüxigç xrjç £7ra>§7Îç).
Pour ma part, je l’ai apprise là-bas, à l’armée, d’un des médecins
thraces de Zalmoxis, qui, dit-on, rendent même immortel.
Or, ce Thrace disait que les [médecins] grecs ont raison de
soutenir ce que je disais tout à l’heure. « Mais, poursuivait-il,
Zalmoxis, notre roi, qui est un dieu, affirme que tout ainsi qu’il ne
faut pas entreprendre de soigner les yeux sans [soigner] la tête, et
[qu’il ne faut pas] non plus [entreprendre de soigner] la tête sans
[soigner] le corps, ainsi [il ne faut pas] non plus [entreprendre de
soigner] le corps sans [soigner] l’âme. Mais encore la cause du fait
que la plupart des maladies échappent aux médecins chez les Grecs,
c’est qu’ils négligent le tout dont il faut prendre soin, ce tout sans le
bon état duquel il est impossible que la partie se porte bien. En effet,
disait-il, tout résulte de l’âme, et les maux et les biens pour le corps
et pour l’homme, et c’est de là qu’ils découlent, comme de la tête
[découlent] ceux qui se rapportent à la vue. Par conséquent, c’est de
cela qu’il faut, et d’abord et surtout, prendre soin, si on veut que se
trouvent en bon état et ce qui est relatif à la tête et ce qui est relatif
au reste du corps. Or, disait-il, c’est avec des incantations
(e-ruoSau; Ticnv),mon cher, qu’il faut donner des soins à l’âme
(OepoaTEÜEcrOai 8è xtjv ^uyy]v); et ces incantations, ce sont les
discours qui sont avantageux (xàç S’ ÈTCwSàç xaûxaç xoùç Xoyouç
elvai xoùç xaXouç). Or les discours de cette sorte font naître dans
les âmes la sagesse (dtocp'poaûvrjv), dont la naissance et la présence
font qu’il est dorénavant facile de procurer la santé à la tête et au
reste du corps. »
Or, tout en m’enseignant et le médicament et les incanta¬
tions (xo t£ cpàpfxaxov xaî xàç èîccoSàç), il disait: «Qu’avec ce

98
persuasion

médicament (x<o cpapptaxco toutco) personne n’aille te persuader de


donner des soins à sa tête, qui n’eût d’abord livré son âme pour qu’au
moyen de l’incantation (ty) È7rcp89)) tu lui donnes des soins.» Il
ajoutait : « En effet, à présent, l’erreur réside dans le fait que
c’est pour [procurer] aux êtres humains la sagesse et la santé
(crcocppoCTÛvrçç te xai ûyiEtaç), l’une indépendamment de l’autre, que
certains prétendent être médecins. » Et il me recommandait, avec
beaucoup d’insistance, de ne me laisser persuader de faire autre¬
ment par personne, si riche, si noble et si beau fût-il.
Pour ma part, je lui obéirai donc, car je lui en ai fait le serment, et
c’est pour moi une nécessité de lui obéir. Quant à toi, si tu consens,
selon les recommandations de l’étranger, à d’abord livrer ton
âme, pour qu’elle soit soumise aux incantations du Thrace
(ÈTcaaai. Tau; tou ©paxoç e-rcpSau;), je te donnerai ce médicament
pour la tête (Tipoaoiao) to cpocpfxaxov ty] xEcpaXji). Sinon, il n’y
aura pas moyen pour moi de rien faire pour toi, mon cher
Charmide. (Chrm 156 d 3 - 157 c 6.)

Pour être bien compris, ce texte demande à être situé dans son
contexte général.
Cousin de Critias IV (cf. le tableau généalogique de la p. 34),
Charmide est un adolescent, lorsque le rencontre Socrate, dans la
palestre de Tauréas à Athènes. Comme la multitude de ceux qui en
sont amoureux, Socrate est émerveillé par la beauté de Charmide.
Mais l’adolescent se plaint de maux de tête et demande à Socrate
s’il connaît un remède. Ce dernier revient de Potidée, ville de
Thrace sur l’isthme de la Chalcidique, où il sert comme soldat
durant le siège auquel, de 431 à 429 av. J.-C., Athènes soumet cette
ville qui a secoué sa suzeraineté. Voilà pourquoi il parle à Charmide
du médicament et de l’incantation qu’il a ramenés de là-bas. De ce
fait, il est amené à parler de Zalmoxis. Dieu thrace et législateur du
pays, Zalmoxis aurait eu une existence humaine, pendant laquelle il
aurait été soit le maître soit le disciple de Pythagore, lorsque celui-ci
se trouvait encore à Samos \ On racontait qu’il rendait un homme
immortel tous les cinq ans. D’où son rapport avec la médecine.

3. Sur Zalmoxis, cf. François Hartog, « Salmoxis : le Pythagore des Gètes ou


l’autre de Pythagore? »,Annali délia Scuola normale superiore di Pisa. Classe di
Lettere e Filosofia, série III, vol. VIII, 1, 1978, p. 15-42; Le Miroir d'Hérodote,
Gallimard, Paris, 1980, p. 102-127.

99
Quoi qu’il en soit, l’intérêt de ce texte réside dans l’opposition
établie par Socrate entre le médicament (cpàppaxov), qui doit
assurer la santé (ûytetajdu corps, et l’incantation (znco^-t] ), qui doit
faire naître la sagesse (aœcppoaûvy)) dans l’âme. Or cette opposition
relative à la fonction spécifique du médicament et de l’incantation
et, par voie de conséquence, à l’objet sur lequel ils portent
respectivement, se voit relayée par cette autre relative à leur nature
propre : le médicament est une substance corporelle, alors que
l’incantation est une pratique langagière destinée à agir sur le
comportement de l’âme, notamment pour y faire naître la sages¬
se.
La même idée est reprise et développée dans ce passage de
l’Euthydème :

SOCRATE. - Et pour moi, en effet, ces hommes eux-mêmes, les


fabricants de discours (oi ’koytmot.o'i), chaque fois que je me trouve
en leur compagnie, me semblent être, Clinias, supérieurement
savants; et leur art, lui-même, être divin et sublime. Et pourtant il
n’y a rien de surprenant à cela. Car c’est une partie de l’art des
incantations (ëcm yàp ttje, tcov È7rcpScov Téyv-rjç popiov), et s’il
lui est inférieur, c’est de peu. En effet, l’art des incantations
(y; pev yàp xcov èrccoSêav), c’est l’art de charmer (xyjAïjaiç) les
vipères, les tarentules, les scorpions et les autres bêtes sauvages de
même que les maladies, alors que l’autre [art, celui des fabricants de
discours], c’est l’art de charmer (xtjAtjctiç) les juges, les membres de
l’assemblée du peuple et ceux des autres foules, et il se trouve
constituer [pour eux] une exhortation (xapapuOia ).(Euthd 289 e 1 -
290 a 4.)

Socrate présente donc l’art des fabricants de discours comme une


partie de l’art des incantations, lequel est défini comme l’art de
charmer les bêtes sauvages (07)pioov) et les maladies (vocrcov). Cette
référence aux bêtes sauvages constitue un élément nouveau de
première importance, puisqu’elle suscite, dans ce contexte, l’évo¬
cation de ce passage du Timée (70 d 7 - 72 b 5)4, où est décrite la
partie appétitive de l’âme humaine comme une bête sauvage

4. Pour une analyse de l’ensemble de ce passage, cf. Luc Brisson, « Du bon usage
du dérèglement», dans Divination et Rationalité, Seuil, Paris, 1974, p. 220-248,
surtout p. 235-242.

100
persuasion

attachée à sa mangeoire dans la région qui se situe entre le


diaphragme et le nombril :

TlMÉE. - Pour sa part, la partie de l’âme qui désire- nourriture,


boisson et tout ce dont la nature du corps lui fait éprouver le besoin,
ils [les aides du démiurge] l’ont établie dans l’espace intermédiaire
entre le diaphragme et la frontière du nombril; c’est une espèce de
mangeoire que, dans toute cette région, en vue d’[assurer] la
nourriture du corps, ils construisirent. Et c’est là qu’ils ont attaché
cette partie de l’âme comme une bête sauvage (0pé[xp,a àypiov),
mais qu’il est nécessaire de nourrir en la rattachant [au reste de
l’âme] si .jamais doit subsister une espèce mortelle. ( Tim 70 d 7 - e
5.)

Timée poursuit en expliquant pourquoi la partie appétitive de l’âme


humaine a été assignée à résidence en cet endroit du corps
humain.
Là, en effet, cette partie appétitive se trouve le plus loin possible
de ce qu’il y a d’immortel dans l’âme humaine, c’est-à-dire la raison,
qui ainsi risque moins d’être troublée par les désordres de
l’irrationnel. Par ailleurs, devant la partie appétitive de l’âme
humaine se trouve le foie, sorte d’écran sur lequel la divinité, après
avoir entravé l’exercice normal de la raison, fait apparaître des
images destinées à effrayer ou à apaiser ce qui, en l’âme humaine,
résiste le plus à la raison.
Et, comme l’incantation produite par le mythe constitue un
charme destiné à modifier le comportement de la partie appétitive
de l’âme humaine, elle s’apparente par là à la fascination qu’exer¬
cent sur cette partie de l’âme humaine, la plus éloignée de la raison,
les images qu’à son intention projette sur le foie la divinité. En effet,
incantation et fascination ont l’une et l’autre pour but de guérir
l’âme humaine de cette maladie qu’est la déraison (Tim 86 b 2-4).
Ramener la partie de l’âme humaine sous le contrôle de la raison,
voilà donc la fonction essentielle de l’incantation produite par le
mythe. C’est d’ailleurs ce qu’indique Socrate dans le Charmide,
lorsqu’il présente l’incantation comme un médicament destiné à
faire apparaître la sagesse dans l’âme humaine.
Et, puisque dans le passage de l’Euthydème qui vient d’être cité
l’art de l’incantation est défini comme l’art de charmer, il n’est pas
étonnant qu’un rapport explicite ait été établi par Platon entre

\
101
communication de mythe et charme dans ce passage du livre VIII
des Lois relatif à la tempérance sexuelle.

ÉTR. D’ATHÈNES. - Mais quoi? Ces hommes, de toute évidence, en


vue d’une victoire à la lutte, à la course et dans les compétitions de
ce genre, ont eu le courage de s’abstenir de la chose qui est dite, pai
le grand nombre, être un bonheur, alors que nos propres enfants ne
pourront pas être tempérants en vue d’une victoire beaucoup plus
belle, au charme de laquelle vraisemblablement nous les soumet¬
trons en leur racontant dans des mythes et des maximes et en leur
chantant dans des mélodies qu’elle est la plus belle (XéyovTtç, èv
[J.Û0OI.Ç re xoù èv pyjfjiacav xal èv piXecnv qtSovTeç ooç dxoç, xrjXrj-
aopev; ). (Ig VIII 840 b 5 - c 3.)
Que ressort-il de tout cela?
Dans les quatre cas qui viennent d’être examinés, c’est-à-din
en Lois X 887 c 7 - d 5, 903 a 7 - b 3, Phédon 114 d 1-7 et Loi.
VIII 840 b 5 - c 3, l’action qu’exerce sur l’âme humaine h
communication d’un mythe est présentée dans un contexte où le:
effets produits sont spectaculaires. En effet, Platon assimile cett<
action à celle qu’exercent l’art de charmer (këlësis) et l’art di
l’incantation (epôidê), pratiques qui permettent à ceux qui ei
font usage de modifier de façon inhabituelle, par le moyen dt
son, le comportement physique ou moral des bêtes sauvages oi
d’êtres humains.
Mais cet aspect spectaculaire de l’effet produit par le mythe su
celui qui en est le destinataire ne doit pas nous abuser. Habituel
lement, Platon utilise tout simplement le verbe peithô 5, « persua
der », pour désigner cet effet : Resp III 415 c 7, Resp X 621 c 1
Phdr 265 b 8, Ig VII 804 e 5, Lg X 887 d 2, Ig XI 913 c 1-2, Ig X
927 c 7-8. C’est d’ailleurs le même effet que décrivent de façon plu
développée ces deux périphrases : « [...] les enfants écoutent e
reçoivent [ces mythes] dans leurs âmes » (Resp II 377 b 6-7); e
« Mais alors, tourne sans restriction ton esprit vers mon mythe
comme [font] les enfants » (Pol 268 e 4-5). Il est à noter que, dan
les deux cas, les destinataires du mythe sont (ou devraient) être de:
enfants.
5. Sur peithô, cf. Marcel DETIENNE, Les Maîtres de vérité dans la Grec
archaïque, Maspero, Paris, 1967, ch. IV, « L’Ambiguïté de la parole », p. 51-80, e
surtout p. 62-68.

102
persuasion

Et cela pour une raison évidente. L’enfance et la jeunesse


constituent la part sauvage de la vie humaine (Lg VIII 808 c 7 - 809
a 6). Alors, en effet, la partie appétitive de l’âme prédomine (Tim
43 a 6 - 44 d 2). Dans ces conditions, ce jeu qu’est le mythe apparaît
comme l’unique recours pour la refréner :

SOCRATE. - Puis, ceux [des mythes] qui auront été acceptés, nous
persuaderons aux nourrices et aux mères de les raconter aux
enfants, et de façonner leurs âmes avec ces mythes, beaucoup plus
que leurs corps avec leurs mains. (Resp II 377 c 2-4.)

Dès lors, on comprend que, dans les Lois, Platon présente le jeu
comme la première étape de l’éducation (Lg VII 796 e -798 d) et
qu’il ait recours au jeu de mots paidiâ «jeu » et paideia « éduca¬
tion » (cf. Lg II 656 c 2, VII 803 d 5, VIII 832 d 5). Tout comme
paidiâ, en effet, paideia est formé à partir de pais, mais à l’aide du
suffixe -eia, qui s’est développé à côté du suffixe eüô, servant à
constituer des dérivés verbaux, comme paideûô « éduquer ».
Puisqu’à chacune des étapes de sa communication intervient
l’imitation, le mythe n’est qu’un jeu. Mais ce jeu, qui produit un
puissant effet sur l’âme de celui à qui il est destiné, est un jeu
sérieux. D’autant plus sérieux, d’ailleurs, que ce type de discours
s’adresse à tous les citoyens dès leur plus jeune âge et que, de ce fait,
il constitue le premier stade de leur éducation. Voilà pourquoi un
philosophe comme Platon, dont le projet principal est de réformer la
cité dans laquelle il vit, tient à réglementer la fabrication et la
diffusion du mythe avec la plus extrême rigueur.
Mais d’où vient l’efficacité qui s’attache à l’imitation intervenant
lors de la communication du mythe? La réponse à cette question est
relativement simple. La communication d’un mythe procure un
plaisir, du genre de celui que procure la pratique de n’importe quel
jeu :

CRITIAS. - C’était au reste avec tant de plaisir et de jeu


((XETà -KoXkric, ÿ]8ovyjç xai. raci&iaç) qu’alors j’avais entendu ces
choses, et le vieillard me renseignait de si bon cœur, alors que
souvent je le pressais de questions, que, comme les représentations
d’une peinture à l’encaustique qu’on ne peut effacer, elles persé¬
vèrent en moi... (Tim 26 b 7 - c 3.)

103
Critias le jeune va même jusqu’à considérer le plaisir que procure la
communication d’un mythe comme un adjuvant précieux pour la
mémoire.
Nulle part ailleurs dans le corpus platonicien ce double rapport
n’est thématisé. On y trouve toutefois deux autres passages qui font
allusion au plaisir procuré par l’audition d’un mythe.
Le premier se trouve à la fin du Phédon :

SOCRATE. - Si donc, en effet, c’est aussi une chose avantageuse


(xaXôv) que de raconter un mythe, cela vaut la peine, Simmias,
d’écouter de quelle nature se trouvent être les choses qui sont sur
cette terre située au-dessus du ciel.

Simmias. - Mais bien sûr, Socrate, dit Simmias, pour nous du


moins, ce serait un plaisir (ÿjSécoç)d’écouter ce mythe. (Pho 110 b
1-4.)

Dans ce passage, l’adverbe rjSécoç « avec plaisir » correspond au


syntagme perà qu’on trouve dans le passage du Timée cité
plus haut.
Mais, sur ce point précis, le témoignage de Protagoras est plus
explicite que celui de Simmias :

SOCRATE. - [...] Sidonc tu es en mesure de nous démontrer plus


clairement que la vertu est une chose qui peut s’enseigner, ne te
dérobe pas, mais donne-nous cette démonstration.

Protagoras. - Mais, Socrate, répondit Protagoras, je ne me


déroberai pas. Mais cette démonstration, vous la ferai-je, comme
quelqu’un de plus âgé à des plus jeunes, en racontant un mythe, ou
bien en l’exposant dans un discours argumentatif (àXXà TOTepov
ûplv icpeaêÜTspoç vewxépotç, [xùOov Xéytov £7u8ei£co rj Xoyq>
SiE^eX0a)v;)?
(Beaucoup de ceux qui étaient assis auprès de lui lui répondirent
de faire son exposé de celle des deux façons qui lui plairait.)

PROTAGORAS. - Eh bien, dit Protagoras, il me semble qu’il sera


plus agréable (yapticnxpov) de vous raconter un mythe. (Prot 320 b
8 - c 7.)

En effet, à la différence de Simmias, Protagoras ne se contente pas


d’affirmer que l’audition d’un mythe procure du plaisir; il va même

104
persuasion

jusqu’à situer ce plaisir dans un contexte, où se manifestent


plusieurs oppositions qui ont été ou seront explicitées.
Mais d’où résulte en définitive le plaisir que procure la com¬
munication d’un mythe?
Il s’agit d’abord d’un plaisir esthétique, celui que suscitent une
narration passionnante, un beau chant, une musique agréable et une
danse fascinante. Mais à ce plaisir esthétique, sur lequel il y aurait
beaucoup à dire, vient s’ajouter le plaisir qui s’attache au jeu. Le
jeu, en effet, présente deux caractéristiques essentielles. Il permet
un degré de liberté inégalable, dans la mesure où il est une activité
qui se déploie dans le réel, dont cependant il ignore délibérément les
contraintes, et qu’il ne cherche pas à transformer dans le sens de
l’utile. En outre, le jeu constitue, à l’intérieur des limites qu’il s’est
fixées et en fonction des règles qu’il s’est données, une totalité
fermée où toute activité peut atteindre ses limites et trouve toujours
son sens dans un ensemble fini et clos : n’est-ce pas là un autre motif
justifiant l’obligation faite à celui qui raconte un mythe d’aller
jusqu’au bout de son récit (cf. la fin du chapitre 4)? Ces deux
dernières modalités propres au jeu confèrent au mythe un attrait
renforçant le plaisir esthétique procuré par sa communication.
Enfin, faut-il le rappeler, ce jeu se déploie toujours, même si c’est
à des degrés divers, dans un contexte religieux, où dans une même
fusion émotive interprète (et/ou fabricant) et destinataire du mythe
retrouvent un passé qui ne connaît pas de frontières précises entre le
monde des hommes, son au-delà : le monde des dieux, et son
en-deçà : le monde des bêtes.

105
II
La critique de Platon :
le discours de et pour l’autre
-
Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss
man schweigert.

L. Wittgenstein, Logisch-philosophische Ab-


handlung, prop. 7

Dans la première partie de ce livre, j’ai décrit le témoignage de


Platon sur le mythe comme fait de communication.
Le mythe est alors apparu comme ce discours par lequel est
communiquée toute information sur le passé lointain, conservée
dans la mémoire d’une collectivité donnée qui la transmet oralement
d’une génération à l’autre, que ce discours ait été élaboré par un
technicien de la communication comme le poète, ou non.
Et, d’un bout à l’autre de ce processus de communication,
intervient l’imitation qui, se manifestant lors de la fabrication et de
l’interprétation du mythe aussi bien par le moyen de la parole que
par celui du geste, dispose ceux qui en sont les destinataires à

1. « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » (Traduit par P. Klossowski,


Gallimard, Paris, 1961.)

109
déterminer ou à modifier leur comportement physique et surtout
moral en fonction du modèle qui leur est ainsi proposé.
Si Platon s’intéresse tant au mythe, c’est qu’il veut en briser le
monopole pour imposer le type de discours qu’il entend développer,
c’est-à-dire le discours philosophique, à qui il reconnaît un statut
supérieur.
Pour instaurer cette opposition et en nommer les pôles, Platon est
forcé de réorganiser le vocabulaire de la « parole » en Grèce
ancienne. Car si mûthos peut être assimilé à logos entendu comme
« discours » en général, il doit cependant être opposé à logos pris
dans le sens de « discours vérifiable » et dans le sens de « discours
argumentatif ».
En dépit de cette double critique, Platon reconnaît au mythe une
utilité certaine, et cela indépendamment de toute interprétation
allégorique. Bien plus, si on tient compte de l’usage dérivé qu’il fait
du vocable mûthos, on observe que Platon va même jusqu’à
admettre que, en certains domaines, son propre discours présente
des traits qui l’apparentent au mythe.
Discours de l’autre, discours pour l’autre, ainsi apparaît le mythe
face au discours du philosophe. Mais, chez Platon, cette opposition
n’implique pas l’exclusion du mythe, même d’un point de vue
théorique. Le conteur de mythes n’est pas sommé de se taire; son
discours doit, au niveau qui est le sien, relayer celui du philosophe et
du législateur.
Chez Wittgenstein, le discours philosophique se clôt sur le silence
de la foi, alors que chez Platon il est encore bruissant de cette parole
qui vient des dieux et que partagent tous les citoyens. 11 n’en reste
pas moins que Wittgenstein est un lointain neveu de Platon, qui
exprime sous une forme extrémiste une position dont on trouve
l’origine chez son ancêtre.
8

Le mythe comme discours

Si logos est compris dans son sens large, celui de « discours », et


que, par voie de conséquence, il désigne tout simplement : « [...] le
fait de rendre sa pensée (8t,àv<nav) manifeste au moyen de la voix
(8ià cpojvYjç) avec des verbes et des noms (p.exà p-rçjxàxcov xe xal
ovopiaxcov ) » (Tht 206 d 1-2), on peut alors considérer que tout
mythe est un logos.
C’est ce que fait Platon, notamment dans ce passage du livre II de
la République :

SOCRATE. - Mais n’allons-nous pas commencer cette éducation par


la musique plutôt que par la gymnastique?
ADIMANTE. - Comment faire autrement?
Socrate. - Or, dans la musique, dis-je, places-tu les discours
(Xoyouç), ou non?
ADIMANTE. - Je les y place.
SOCRATE. - Mais n’y a-t-il pas deux espèces de discours, l’une vraie,
l’autre fausse?
ADIMANTE. - Oui.
SOCRATE. - Or, l’éducation devra-t-elle être le fait de ces espèces,
mais, avant tout, des discours faux?

111
ADIMANTE. - Je ne comprends pas, dit-il, ce que tu veux dire.
SOCRATE. - Tu ne comprends pas, répliquai-je, que c'est d'abord
des mythes (pùôouç) que nous racontons aux petits enfants. Or. c'est
là, je suppose, en somme dire quelque chose de faux, même si
là-dedans il y a aussi du vrai. Mais nous, c'est des mythes dont nous
faisons usage envers les petits enfants, avant les exercices du
gymnase.
ADIMANTE. - C’est cela. (Resp II 376 e 6 - 377 a S.)

Ce passage sera analysé en détails dans le chapitre 9. section C.


qui portera sur le problème de la valeur de vérité et 'ou de fausseté
du mythe.
Pour l’instant, un seul point sera retenu. Le mythe se situe, dans le
domaine de la musique, c’est-à-dire, selon l’étymologie, dans le
domaine de tout ce qui ressortit aux Muses, et de tout ce qui. avec la
gymnastique, constitue, en Grèce ancienne, l’élément essentiel de
l’éducation traditionnelle que Platon veut réformer pour en faire
celle des gardiens de la cité décrite dans la République. Et en ce
domaine le mythe correspond à l’élément * discours ». la musique
comprenant, comme nous l’avons vu, deux autres éléments : le
rythme et l’harmonie (cf. chapitre 6).
Il y a donc là assimilation de mùthos à lôgos pris dans le sens de
« discours » en général, mais non identification.
Pour rendre compte de la chose, il faut replacer ces deux vocables
dans l’ensemble auquel ils ressortissent naturellement, c’est-à-dire
le vocabulaire du « dire » et de la « parole » en grec ancien. Cet
ensemble doit être envisagé non seulement d’un point de vue
synchronique, comme l’état d’un système auquel se réfère Platon,
mais aussi d’un point de vue diachronique, puisque cet état résulte
d’un processus de transformation sémantique qui a affecté un
certain nombre de vocables présentant entre eux une grande
interdépendance '.
Le sens de mùthos. dont on ne connaît pas l’étymologie, a subi de
profondes modifications entre Homère et Platon, en fonction de la
place de plus en plus importante prise par lôgos dans le vocabulaire

1. Ce court chapitre reprend, pour l’essentiel, les conclusions de H. Fournier,


Les Verbes « dire » en grec ancien. Exemple de conjugaison supplétive. Klincksieck,
Paris, 1946.

112
le mythe comme discours

de la « parole ». À la limite, en effet, logos recueille l’héritage de


épos et de mûthos. Ce qui explique pourquoi Platon peut assimiler
mûthos à logos pris dans le sens de « discours » en général. Mais les
valeurs attachées à la racine *leg- et l’évolution sémantique de
logos, rendent non seulement impossible toute identification de
mûthos à logos, mais suscitent aussi un certain nombre d’opposi¬
tions, dont les deux principales : mûthos comme discours invéri-
fiablt/logos comme discours vérifiable, et mûthos comme récit/lo¬
gos comme discours argumentatif, vont être explicitées dans les
chapitres qui suivent.
En définitive, lorsque Platon assimile mûthos à logos, il en
réactualise l’ancien sens, celui de « discours » comme « pensée qui
s’exprime, avis ». Ce sens qui se manifeste notamment chez Homère
sera repris par logos. Mais, en opposant mûthos à logos, comme le
discours invérifiable au discours vérifiable et comme le récit au
discours argumentatif, Platon réorganise de façon originale et
décisive le vocabulaire de la parole en grec ancien en fonction de son
objectif principal : faire du discours du philosophe l’étalon permet¬
tant de déterminer la validité de tous les autres types de discours, y
compris et surtout celui du poète.

113
9

L’opposition :
mythe/discours vérifiable

Chez Platon, logos désigne non seulement le langage comme


performance, c’est-à-dire le discours en général, mais aussi et
surtout le discours vérifiable. Il est bien évident que les relations
qu’entretient mûthos avec logos pris en ce sens sont très différentes
de celles décrites dans le chapitre précédent.
C’est dans le Sophiste (259 d - 264 b) que Platon définit lôgos au
sens de « discours vérifiable ». L’analyse mise en œuvre à cet effet
servira donc de modèle à une définition du mythe comme discours
invérifiable, impliquant, en fonction du modèle retenu, l’examen de
ces trois questions. Quelles classes de sujets et de verbes intervien¬
nent dans ce type de discours qu’est le mythe? Quels en sont les
référents? Quelle valeur de vérité et/ou de fausseté peut-on lui
assigner?
Le Sophiste s’ouvre sur un prologue. Théétète et Théodore
viennent au rendez-vous que leur a donné Socrate, la veille,
c'est-à-dire à la fin du Théétète (210 d 3-4). Le premier est
accompagné de son condisciple, le jeune Socrate, qui ici encore
restera muet,- mais dont, depuis le Théétète (147 d 1), on prépare
l’apparition comme répondant dans le Politique (Pol 257 c 7-8) et
dans le Philosophe. Cette fois, cependant, Théodore amène un
étranger qu’il présente comme un philosophe qui vient d’Élée, et qui

r 14
l'opposition : mythe/discours vérifiable

est le disciple de Parménide et de Zénon (Soph 216 a 1-4). Socrate


prend alors la parole pour demander comment on définit le
philosophe et, par conséquent, comment on le distingue du sophiste
et du politique.
Après les excuses d’usage sur la nouveauté et la difficulté d’une
telle enquête, l’étranger d’Élée essaie de définir ce qu’est un
sophiste : c’est là, bien entendu, l’objet du Sophiste. Puis, dans le
Politique, il cherche à donner une définition de l’homme royal et
politique. Enfin, dans le Philosophe, dialogue qui, semble-t-il, n’a
pas été écrit *, il aurait défini ce qu’est le philosophe.
À la suite de ce prologue (Soph 216 a - 218 b), l’étranger d’Élée
met donc en œuvre une longue enquête destinée à donner une
définition de ce qu’est le sophiste. Voici le plan de ce développe¬
ment.

1. La méthode utilisée (218 b - 221 c)


2. Application de la méthode (221 c - 222 a)
- Définition 1 (222 b - 223 b)
- Définition 2 (223 b - 224 d)
- Définition 3 (224 d-e)
- Définition 4 (224 e - 226 a)
- Définition 5 (226 a - 231 c)
a. Récapitulation (231 c - 233 a)
b. Problèmes posés par la définition 5 (233 a - 237 a)

/. La réalité du non-être (237 a - 259 d)


a) L’erreur et le problème du non-être (237 a - 242 b).
b) La critique des théories de l’être (242 b - 250 e).
c) Le problème de la prédication et le problème
de la communauté des genres (251 a - 254 b).
d) La réalité et la nature du non-être (254 b - 259 d).

1. Sur l’existence, l’objet et la structure supposés de ce dialogue, cf. F. M. Corn-


FORD, Plalo’s Theory of Knowledge [1935], Routledge & Kegan Paul, Londres,
1964, p. 165-170; E. A. Wyller. «The Parmenides is the Philosopher. A thesis
concerning the inner relatedness of the late platonic dialogues », Classica &
Mediaevalia, 29, 1968 [1972], 27-39; S. Panagiotou, «The Parmenides is the
Philosopher. A reply », Classica & Mediaevalia, 30, 1969 [1974], 187-210; F.
SontaG, « Plato’s unwritten dialogue : the Philosopher », Congrès international de
philosophie, 12, 1960, XI, 159-167.
2. La possibilité de l’erreur dans le discours et l’opinion (259
d - 264 b)
- Définition 6 (264 b - 268 d)

La partie centrale de ce long développement est occupée par la


cinquième définition du sophiste. Le sophiste y apparaît comme un
charlatan de la parole : il rend vrai ce qui est faux et fait être ce qui
n’est pas. D’où la nécessité de démontrer, contre Parménide
notamment, qu’il y a du non-être aussi bien dans la réalité que dans
l’opinion et dans le discours (Soph 259 d - 264 b)2, où il équivaut à
l’erreur.
Pour l’étranger d’Élée, une définition du discours, au niveau de
son composant primitif, comprend trois éléments, le troisième
équivalant à la relation entre les deux premiers : 1) le discours est un
entrelacement de nom(s) et de verbe(s); 2) il porte toujours sur
quelque chose; 3) par conséquent, il doit être vrai ou faux.
Le discours se compose fondamentalement de nom(s) et de
verbe(s) (Soph 262 a 1). Le verbe se voit ainsi défini : « Le verbe
(rhêma), disons-nous, je suppose, est le moyen de signification qui
s’applique aux actions » (Soph 262 a 3-4); et le nom : « Quant au
signe de la voix qui est appliqué à ceux qui font ces actions, c’est le
nom (ônoma) » (Soph 262 a 6-7). Mais une suite de verbe(s) :
« marche », « court », « dort », ou de nom(s) : « lion », « cerf »,
« cheval » par exemple, mis bout à bout ne feront jamais un

2. Ce passage a donné lieu à de multiples interprétations qui ont suscité beaucoup


de discussions. Voici, sur le sujet, une bibliographie sommaire : J. L. Ackrill,
Sop.7rXoxï) etSwv [1955], Studies in Plato's Metaphysics, ed. by R. E. Allen,
Londres (Routledge & Kegan Paul)/New York (The Humanities Press), 1965, p.
199-206, repris dans Plato. A Collection of Critical Essays, ed. by G. Vlastos,
Garden City, New York (Doubleday & Anchor), 1971 /Londres (MacMillan), 1972,
I, Metaphysics and Epistemology, 201-209; J. L. Ackrill, « Plato and the Copula ;
Sophist 251-259 » [1957], Studies in Plato’s Metaphysics. 207-218; Plato. 1,
Metaphysics and Epistemology, 210-222; D. Keyt, « Plato on Falsity : Sophist
263 b », Exegesis and Argument. Studies in Greek Philosophy presented to G.
Vlastos. ed. by E. N. Lee, A.P.D. Mourelatos, R. M. Rorty, Phronesis, suppl. vol. I,
Assen (Van Gorcum), 1973, 285-305; J. M. E. Moravcsik, « Hup.7rXox7) eiSwv and
the Genesis of \oyoc,», Archiv für Geschichte der Philosophie. 42, 1960, 117-129;
A. L. Peck, «Plato’s Sophist. The cnjpjrXoxY) tcov elSwv », Phronesis, 7, 1962,
46-66.

116
l’opposition : mythe/discours vérifiable

discours. Pour qu’il y ait discours, il faut, en effet, que soit réalisé un
entrelacement de nom(s) et de verbe(s) :

Étr. d’ÉlÉE. - Quand on dit : « l’homme apprend », dis-tu que cela


est le discours le plus petit et le premier?
ThÉÉTÈTE. - C’est mon avis.

Étr. d’ÉlÉE. - En effet, il peut désormais faire apparaître, je


suppose, dans ces conditions, quelque chose concernant les choses
qui sont ou qui ont été ou qui seront; et il ne se borne pas à nommer,
mais il effectue un achèvement, en entrelaçant les noms aux verbes.
Voilà pourquoi nous avons dit qu’il discourt et qu’il ne se borne pas à
nommer; voilà aussi pourquoi notamment à cet entrelacement nous
avons donné le nom de discours.

ThÉÉTÈTE. - C’est à juste titre. (Soph 262 c 9 - d 7.)

Par suite de cet entrelacement de nom(s) et de verbe(s) est


constitué un discours, dont le propre est de renvoyer à une réalité
extra-linguistique qui se situe dans le présent, le passé ou le
futur, le présent pouvant par ailleurs indiquer l’intemporalité
(cf. Tint 37 c - 38 c).
Voici donc évoqué le second élément de la définition du discours :
« Un discours, c’est nécessaire, dès que précisément il est, est
discours sur quelque chose, tandis qu’il est impossible qu’il ne porte
pas sur quelque chose. » (Soph 262 e 5-6.) Et c’est à la relation entre
ce second élément et le premier que correspond le troisième élément
de la définition du discours : sa valeur de vérité ou de fausseté.
On atteint là le point culminant de la démonstration :

ÉTR. d’ÉlÉE. - D’autre part, nous disons qu’il est nécessaire que
chacun des discours « Théétète est assis » (263 a 2); « Théétète, avec
qui en ce moment je dialogue, vole » (263 a 8) soit d’une certaine
qualité.
Théétète. - Oui.

ÉTR. D’ÉLÉE. - De quelle qualité faut-il dire que sont donc l’un et
l’autre de ces discours?
Théétète. - L’un, je suppose, est faux et l’autre vrai.

ÉTR. D’ÉLÉE. - Or, celui des discours qui est vrai dit, te concernant,
ce qui est, comme c’est.
ThÉÉTÈTE. - Sans contredit!
Étr. d’ÉlÉE. - Tandis que, donc, celui qui est faux dit autre chose
que ce qui est.
ThÉÉTÈTE. - Oui. (Soph 263 b 2-8.)

En d’autres termes, est vrai tout entrelacement de nom(s) et de


verbe(s), dont la relation avec ce sur quoi il porte est adéquate; et
faux, tout entrelacement de nom(s) et de verbe(s), dont la relation
avec ce sur quoi il porte est inadéquate. Dans ce dernier cas, le
discours ne porte pas sur rien, mais sur autre chose que ce qu’il
énonce.
Enfin, il convient de signaler que, pour Platon, le domaine du
discours et celui de la pensée sont homogènes : « Donc, pensée et
discours, n’est-ce pas la même chose, sauf que c’est le dialogue
intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même que nous avons
dénommé ainsi : “ pensée ”? » (Soph 263 e 3-5.) De ce fait, tout ce
qui a été dit du discours s’applique aussi à la pensée.
L’analyse proposée ici de ce passage du Sophiste (259 d -
264 b) reste très superficielle dans la mesure où elle n’en retient que
l’essentiel. En outre, à l’intérieur de ces limites, certains problèmes
ne sont pas abordés. Platon définit le discours, au niveau de son
composant primitif, sans distinguer entre grammaire et logique; en
définissant la phrase : l’entrelacement de verbe(s) et de nom(s),
c’est aussi la proposition qu’il définit : l’attribution d’un (ou de
plusieurs) prédicat(s) à un (ou plusieurs) sujet(s). Par ailleurs,
Platon traite trop brièvement et de façon trop vague de ce
qu’aujourd’hui on appelle « référent », sujet particulièrement ardu,
sur lequel le consensus est loin d’être obtenu, en raison de la
complexité des difficultés logiques et ontologiques qu’il suscite 3.
Enfin, la question de la vérité ou de la fausseté du discours présente
une complexité sans commune mesure avec ce qui vient d’en être
dit.
Malgré tout, la conséquence de ce long développement est claire.
La définition du discours vérifiable, qui restreint en le spécialisant
le sens du vocable logos, permet de distinguer le sophiste du
philosophe.

3. L. Linsky, Le Problème de la référence [1967], traduit de l’anglais par S.


Stern-Gillet, Ph. Devaux et P. Gochet, Seuil, Paris, 1974.

118
l'opposition : mythe/discours vérifiable

C’est le discours faux qui caractérise le sophiste. Le discours faux


porte sur autre chose que ce qu’il énonce. Il donne de la réalité qu’il
prétend dépeindre une image non ressemblante. Et comme chez lui
cette fausseté est volontaire, le sophiste se voit définir à la fin du
dialogue qui porte son nom comme un fabricant humain de
simulacres dans le domaine du discours (Soph 268 c-d).
En revanche, c’est le discours vrai qui caractérise le philosophe.
Encore faut-il, dans le cadre de la doctrine platonicienne, faire
intervenir une distinction entre le discours qui porte sur les formes
intelligibles et celui qui porte sur les choses sensibles. C’est dans le
* Timée qu’on trouve l’un des textes les plus explicites à cet
égard.

Timée. - Donc, au sujet de la copie et de son modèle, il faut faire la


distinction, suivante. De toute évidence, les discours qui en sont les
interprètes ont avec ces objets mêmes aussi une parenté. Par suite,
d’un côté, ce qui demeure, ce qui est stable et translucide pour
l’intellect, les discours qui en sont les interprètes sont stables et
invincibles; pour autant qu’il se peut et qu’il convient à des discours
d’être irréfutables et inébranlables, ils n’y doivent en rien manquer.
D’un autre côté, ceux [des discours qui sont les interprètes] de ce
qui est la copie de ce [monde intelligible], parce qu’il s’agit d’une
copie, se trouvent dans un rapport de ressemblance avec les
premiers [discours]. Ce qu’est précisément au devenir l’être, à la
croyance l’est la vérité. (Tint 29 b 3 - c 3.)

Ce passage se voit complété par un aytre (Tim 51 d 3 - e 6), où


l’intellect, qui a pour objet les formes intelligibles, est opposé à
l’opinion vraie, ayant pour objet les choses sensibles perçues par le
corps. Cette opposition d’ordre épistémologique se voit relayée par
cette autre d’ordre sociologique : « [à l’opinion vraie] c’est tout
homme qui a part, il faut le dire, alors qu’à l’intellection ce sont les
dieux [qui ont part] et, parmi les hommes, une petite classe
seulement» (Tim 51 e 5-6). Cette toute petite classe d’hommes,
c’est évidemment celle des philosophes.
Platon spécifie donc le sens du vocable logos. De discours au sens
large, ce vocable, tel que défini dans le Sophiste, en vient à désigner
un discours vérifiable, c’est-à-dire susceptible d’être déclaré vrai ou
faux. Le philosophe qui contemple le monde des formes intelligibles
ne peut tenir qu’un discours vrai, dont la stabilité est absolue. En

119
revanche, le sophiste, qui est un fabricant de simulacres, ne peut
produire qu'un discours faux, en raison même de la définition du
simulacre (Soph 266 d 9 - e 1). Enfin, l'ensemble des hommes, y
compris les philosophes, qui eux aussi ont l’expérience des choses
sensibles appréhendées par les sens, tient sur ces dernières un
discours qui se trouve dans un rapport de ressemblance avec le
discours relatif aux formes intelligibles dont elles sont les copies, et
qui, de ce fait, n’est pas stable, puisque, en fonction du devenir des
choses sensibles, un même énoncé peut être vrai à un moment et
faux à un autre : par exemple, « il pleut ».
Cette spécification du sens du vocable logos ne va pas sans poser
de nombreux problèmes, dont le plus important semble bien être le
suivant. Si le vocable logos ne désigne plus que le type de discours
défini dans le Sophiste, c’est-à-dire le discours vérifiable, celui qui
est susceptible d’être déclaré vrai ou faux, qu’il porte sur les formes
intelligibles ou sur les choses sensibles, comment pourra-t-on parler
de réalités, dont il faut bien supposer qu’elles existent, mais sur
lesquelles on ne peut tenir un discours vérifiable?
Pour répondre à cette question, une définition du sens de mûthos
sera proposée, qui prendra modèle sur celle du sens de logos donnée
dans le Sophiste (259 d - 264 b).

A. Composition (noms et verbes)

Dans le Sophiste, le discours en général est donc défini, au niveau


de son composant primitif, comme un entrelacement de verbe(s) et
de nom(s), les verbes désignant des actions, et les noms les sujets de
ces actions (Soph 261 e - 262 d). Sur ce plan, qu’en est-il de ce type
de discours auquel renvoie le vocable mûthos quand, dans soixante-
neuf occurrences, Platon en fait un usage propre (cf. annexe 1)?
Au niveau de son composant primitif, le mythe est aussi constitué
d’un entrelacement de verbe(s) et de noms(s).
Or, aux livres II et III de la République, qui portent notamment
sur la place de la musique dans l’éducation des gardiens, Platon,
dans la section qu’il consacre alors au type de discours propre à la

120
l'opposition : mythe/discours vérifiable

musique, énumère les cinq classes de noms entre lesquelles se


répartissent les sujets de ce type de discours qu’est le mythe. Pour
faire bien comprendre la chose, voici un plan schématique du
développement des livres II et III de la République.

Musique (376 e - 403 c)


A. Introduction (376 e).
B. Développement (376 e - 400 e).
1. Discours (376 e - 398 b).
a. Contenu (376 e - 392 c).
1. Dieux (et démons) (376 e - 383 c).
a) Critique du passé (376 e - 378 e).
b) Principe du contrôle proposé : représenter le dieu (ou le
démon) tel qu’il est (378 e - 379 a).
1. Dieu est cause du bien seulement (379 b - 380 c).
2. Dieu ne change pas (380 d - 382 c).
2. L’Hadès (383 a - 387 c).
3. Les héros (387 d - 392 a).
4. Les hommes (392 a-c).
b. Forme (392 c - 398 b).
2. Mélodie (398 c - 399 e).
3. Rythme (399 e - 400 e).
C. Conclusion (401 a - 403 c).

Par conséquent - et cet inventaire est de Platon lui-même -, les


noms des sujets de ce type de discours qu’est le mythe sont ceux de
dieux, de démons, de héros, d’habitants de l’Hadès et d’hom¬
mes.
Tout ce développement est d’ailleurs résumé dans ce passage où
sont énumérées les cinq classes en question :

SOCRATE. - Mais quoi, repris-je, ne nous reste-t-il pas une espèce


de discours à nous qui déterminons, à leur sujet, lesquels on peut
raconter et lesquels non? En effet, au sujet des dieux, comment il
faut parler, on l’a dit, et aussi au sujet des démons, des héros et des
choses de l’Hadès.
ADIMANTE. - Parfaitement.

SOCRATE. - Et celle qui nous reste ne serait-ce donc pas celle qui
porte sur les hommes?

121
Adimante. - Manifestement. (Resp III 392 a 3-9.)

Or tous les noms qui désignent les sujets de ce type de discours


qu’est le mythe, qu’ils soient cités par Platon (cf. annexe 3) ou non,
présentent une caractéristique essentielle : ce sont des noms
propres.
Par suite, ils renvoient non pas à des classes : « dieux, héros, etc. »,
mais à des individus : « Zeus, Œdipe, etc. » ou à des collectivités
considérées comme des individus : « Muses, Troyens, etc. ». Aussi la
plupart de ces noms propres sont-ils, à de rares exceptions près, du
genre masculin ou du genre féminin, et ont-ils pour référents des
êtres animés.
En outre, tous ces êtres animés sont dotés d’une âme rationnelle et
donc immortelle. De là suit que les bêtes, les plantes et les êtres
inanimés sont absents de cet inventaire.
Cette absence ne signifie pas que bêtes, plantes et êtres inanimés
ne jouent aucun rôle dans les mythes. Il arrive en effet que ces êtres
animés et inanimés y interviennent de façon décisive. Mais leurs
interventions se font sur le modèle de celle des êtres animés
appartenant à l’une ou l’autre des cinq classes énumérées plus haut,
et non (exclusivement) suivant leurs modes d’action répertoriés par
la zoologie, la botanique, la physique, etc.; d’où un anthropomor¬
phisme permanent4.
Qu’en est-il par ailleurs des verbes auxquels sont entrelacés les
noms propres dont les caractéristiques viennent d’être décrites?
En règle générale, ces verbes expriment des actions similaires à
celles auxquelles correspondent les fonctions dont V. Propp 5 a
dressé une typologie pour le conte populaire russe. Rien n’empê¬
cherait de faire de même pour la mythologie grecque.
4. Le cas d’Ésope présente un intérêt particulier. Dans le Phédon. Platon qualifie
le type de discours fabriqué par Ésope, tantôt de logos (Phdo 60 d 1) comme
Hérodote (I 141) et Aristophane (Guêpes 1258, 1399; Oiseaux 651), tantôt de
mûthos (Phdo 61 b 6) comme Eschyle (Myrmidons, fr. 231 Mette). Par ailleurs,
Ésope est qualifié de logopoiôs, de muthopoiôs et même de logomuthopoiôs. Sur
tout ceia, cf. B. E. Perry, Studies in the Text History of the Life and Fables of
Aesop, Haverford (American Philological Association) 1936; Aesopica, Urbana
(Univ. of Illinois Press), 1952.
5. V. Propp, Morphologie du conte [1928], suivi de Les Transformations des
contes merveilleux [ 1928], avec, en annexe, E. MÉlÉtinski, L'Étude structurale et
typologique du conte [1969], traductions de M. Derrida, T. Todorov et C. Kahn,
collection Poétique, Seuil, Paris, 1970, 225 p.

122
l'opposition : mythe/discours vérifiable

En dressant cette typologie des fonctions et en la couplant avec


l’inventaire des noms propres établi par Platon, on s’apercevrait, il y
a tout lieu de le croire, que, tout comme le conte populaire, le mythe
est composé d’un nombre relativement restreint d’éléments de base
dont, cependant, les possibilités de relation permettent une pro¬
duction pratiquement infinie de récits.
Mais Platon qui classe avec soin les sujets de ce type de discours
qu’est le mythe ne fait pas de même pour les verbes qui décrivent les
actions accomplies par ces sujets. Pourquoi?
En tant que philosophe, Platon a quelque chose à dire sur les
dieux, les démons, les héros, les habitants de l’Hadès et les hommes,
mais du point de vue qui est le sien. Or les actions décrites par les
verbes dont fait usage ce type de discours qu’est le mythe se
déroulent dans le monde sensible qui, pour Platon, n’a d’existence
que par sa participation au monde des formes intelligibles. Aussi
n’en tient-il pas compte et leur préfère-t-il des verbes désignant des
relations entre formes intelligibles. En outre, tout message faisant
l’objet d’une transmission exclusivement orale - sans intervention
de ce technicien de la communication collective du mémorable
qu’est le poète -, pendant une très longue période de temps, est
affecté d’une dégradation plus ou moins importante, mais qui porte
plutôt sur les actions accomplies que sur ceux qui les ont accomplies
(sur le sujet, cf. chapitre 2).
La chose explique jusqu’à un certain point que les généalogies
soient indissociables des mythes, dont elles constituent en quelque
sorte l’armature, mais avec lesquels il ne faut pas les confondre,
comme tend à le faire Marcel Detienne 6. Certes, le prêtre égyptien
dit à Solon : « En tout cas, ces généalogies (xà YeveaÀoyiQOévxa)

6. L’assurance de Marcel Detienne dans la conclusion de son livre (L’Invention de


la mythologie, Gallimard, Paris, 1981, p. 236) : « L’illusion mythique triomphe de
faire croire aux inventeurs modernes de la mythologie que rien n’est plus concret,
plus réel, plus évident que le mythe. Dans l’enquête sociologique menée au pays du
mûthos par un sage indigène, le mythe, au contraire, récite sa diversité, si complète
qu’il fait, à vrai dire, flèche de tout bois. N’est-il pas dispersé entre le nom propre et
l’épopée, le proverbe et la théogonie, la fable et la généalogie? » contraste avec la
modération de son interprétation de Timée 23 b 3-5 et 22 a 4 - b 3 (id., p. 166-167),
interprétation d’ailleurs en retrait par rapport à ce qu’on pouvait lire dans « Une
mythologie sans illusion » (Le Temps de la réflexion, 1, 1980, p. 51) : « [Mytho-
logiser, c’est] en même temps que Deucalion, Niobé et Phoroneus, égrener les
généalogies... »

123
concernant les gens de chez vous, que, tout à l’heure, Solon, tu
passais en revue, ont bien peu de différence avec des mythes pour
enfants (toxiSoov ptûOtov).» (77m 23 b 3-5.) Mais il s’agit là d’une
déclaration qui porte sur une démarche complexe que Platon décrit
en ces termes :

CRITIAS. - Et un jour qu’il [Solon] souhaitait les [les prêtres de


Sais] amener à parler de l’antiquité, il entreprit de parler de ce qui
ici [en Grèce] remonte à la plus haute antiquité. 11 raconta les
mythes ([xuboXoyeïv) de Phoronée, qu’on dit être le premier homme,
et de Niobé; et ceux qui décrivent comment Deucalion et Pyrrha
survécurent au déluge. Il fit aussi la généalogie de leurs descendants
(xod roùç è£, aÙTwv yeveaXoyecv ), et il essaya de calculer à com¬
bien d’années remontaient les choses qu’il racontait en se remettant
en mémoire leurs âges. (77m 22 a 4 - b 3.)

Il ressort de là que le mythe, même s’il n’est pas raconté, peut, dans
la mesure bien sûr où il n’a pas été oublié, être à tout moment
évoqué pour justifier telle ou telle relation d’ordre généalogique.
Irréductible à une suite ordonnée ou non de noms propres, le
mythe l’est aussi à la phrase unique. Marcel Detienne 7 a donc tort
de soutenir que chez Platon mûthos peut désigner un proverbe. Le
seul passage qu’il invoque à l’appui de cette position implique au
contraire une distinction nette entre proverbe et mythe :

Étr. d’Athènes. - Car nombreux sont les cas où il convient de


dire : « Il ne faut pas bouger ce qui ne doit pas être bougé »
(proverbe concernant le sacré, souvent allégué par Platon, cf.
notamment Lg III 684 e 1. Tht 181 b 1), et le cas dont il s’agit [la
recherche et la découverte de trésors] est, pourrait-on dire, un de
ceux-là. Mais il faut aussi être persuadé par les mythes qu’on
raconte à ce sujet (7re{0ecr0oa Sè ^prj xod xotç ntpl tocûtoc Xeyo-
(iivoiç [j.û0oi,ç ) : [mythes qui montrent] que se conduire ainsi n’est
pas avantageux pour la postérité [de celui qui le fait], (Lg XI
913 b 8 - c 3.)

Pour ce qui est des autres « dictons » (Lg IX, 872 c 7 - e 4, 865 d 3 -
866 a 1 ) évoqués par Marcel Detienne, tous s’expliquent par l’usage
particulier fait du vocable mûthos dans les Lois pour désigner le

7. L'Invention de la mythologie, n. 95, p. 177, cf. p. 168 et n. 52.

124
l’opposition : mythe/discours vérifiable

préambule que le législateur doit donner à chaque loi (sur le sujet,


cf. chapitre 11, p. 149-150).
Chaque fois qu’il fait un usage «premier» (cf. annexe 1) du
vocable mûthos, Platon désigne un discours qui comprend plus
d’une phrase. Or, tout comme la phrase ne peut se réduire à la
somme des mots qui la composent, le discours présente une unité
originale, assimilable à une longue phrase et irréductible à
l’ensemble des éléments qu’il comprend. De ce point de vue, le
mythe apparaît, en raison de la nature de ses référents (cf.
chapitre 9, section B), comme un discours invérifiable (cf. chapi¬
tre 9, section C), qui, parce qu’il relate des événements dont
l’enchaînement ne respecte pas un ordre rationnel, peut être qualifié
de récit.
Qualifier le mythe de récit revient donc tout simplement à dire
qu’il ne s’agit pas d’un discours argumentatif (cf. chapitre 10).
Même s’il ne se conforme pas à un ordre rationnel, le mythe obéit
cependant toujours à un ordre que cherche à faire affleurer
l’analyse (structurale entre autres) et qui constitue, sans aucun
doute, l’un des ressorts les plus puissants de la mémoire orale 8.
Seule une mémoire se référant à l’écriture peut en effet se souvenir
d’une liste de noms sans lien narratif, de tableaux, de formules,
etc.9.

B. Référence

Le discours vérifiable, suivant la définition qu’en donne Platon


dans le Sophiste porte sur une réalité extra-linguistique, sur un
référent. Il est alors possible de vérifier si le signe linguistique qu’il

8. Dans ses Voyages aux îles du Grand Océan (I, Paris, 1833, p. 393),
J.-A. Moerenhout raconte comment un chantre sacré de Raïatéa lui a fait connaître
la cosmogonie polynésienne : « Mais je reconnus bientôt la difficulté d’écrire tout
cela; car il ne pouvait réciter que de suite et en déclamant; et, alors même, sa
mémoire le trahissait souvent. Si je l’arrêtais pour écrire, il ne savait plus rien, ne
pouvait poursuivre, et il fallait recommencer. Ce ne fut donc qu’à force de répétitions
que je parvins à jeter sur le papier les détails qu’on va lire. » Ce passage est cité en
partie par Marcel Detienne (L’Invention de la mythologie, p. 62-63).
9. Cf. Jack Goody, « Mémoire et apprentissage dans les sociétés avec et sans
écriture», L'Homme, 1977, n° 1, p. 29-52.

125
constitue correspond effectivement au référent auquel il prétend
renvoyer. Si la réponse à la question que pose ce type de vérification
est oui, le discours en question est vrai : si cette réponse est non, ce
même discours est faux. Mais pour qu’une telle vérification soit
possible, il faut que le référent qui en constitue l’un des pôles soit
accessible. Dans le cadre de la doctrine platonicienne, deux types de
référents répondent à cette exigence : les formes intelligibles et les
choses sensibles (qui se situent dans le présent ou dans un passé
proche).
Pour Platon (cf. le chapitre 9, p. 118-120) en effet, le discours du
philosophe porte sur les formes intelligibles appréhendées par
l’intellect. Ces formes intelligibles, qui constituent la véritable
réalité, sont immuables. Aussi l’acte d’intellection qui permet de les
appréhender, de même que le discours qui manifeste extérieure¬
ment cet acte d’intellection, présentent-ils une stabilité absolue. Ils
sont toujours vrais, puisqu’ils sont indifférents au temps, à l’instar
de leurs référents qui se situent hors du temps.
En revanche, les choses sensibles, qui n’ont de réalité que par leur
participation aux formes intelligibles, se situent d’emblée dans le
temps. Aussi l’acte de sensation qui permet de les appréhender, de
même que le discours qui manifeste extérieurement cet acte de
sensation, sont-ils marqués par l’instabilité. Car ce qui est vrai au
temps t peut devenir faux au temps t + /; par exemple, « il pleut ».
Contrairement au discours qui porte sur les formes intelligibles, le
discours qui porte sur les choses sensibles n’est pas indifférent au
temps; et cela parce que son référent se situe dans un monde soumis
au devenir. Une telle situation pose donc des limites à la vérification
de ce type de discours. En effet, on ne peut vérifier l’adéquation ou
l’inadéquation d’un tel discours à son référent que si ce référent est
perceptible. Mais un référent, pour être perceptible, doit se situer,
par rapport à celui qui le tient, dans le présent ou dans un passé
assez rapproché pour que l’individu en question en ait eu l’expé¬
rience ou en ait été informé par quelqu’un qui en ait eu une
expérience directe.
Le passé éloigné, dont la connaissance est affaire de tradition
exclusivement, et tout le futur ne peuvent donc être considérés
comme des référents valables pour un discours susceptible de
vérification.
Mais il est évident que Platon lui-même n’enferme pas son propre

126
l’opposition : mythe/discours vérifiable

discours dans les limites qu’il a tracées dans le Sophiste. En effet, il


mentionne des événements qui se sont déroulés dans un passé très
éloigné et qu’il n’a pu connaître que par l’intermédiaire de la
tradition. Et surtout, l’une des composantes les plus importantes de
sa philosophie, c’est-à-dire le domaine de l’âme dans tout ce qu’elle
a d’immortel, se situe à un niveau intermédiaire entre le monde des
formes intelligibles et celui des choses sensibles l0.
Or, c’est précisément à ces deux types de référents que renvoient
les cinq classes de noms : dieux, démons, héros, habitants de l’Hadès
et hommes, énumérées aux livres II et III de la République. En
effet, les mythes rapportent des hauts faits accomplis dans un passé
très éloigné par des hommes vivant dans le monde sensible, et dont
la tradition a gardé le souvenir. Et c’est bien entre le monde des
formes intelligibles et celui des choses sensibles, au niveau de l’âme
dans tout ce qu’elle a d’immortel, que se situent les dieux, les
démons, les héros et les habitants de l’Hadès. D’une part, en effet,
les dieux, les démons et les héros sont soit des immortels à part
entière, soit des rejetons d’immortels immortalisés. En outre,
l’homme est doté d’une âme dont une partie, qui s’apparente par là
aux dieux, aux démons et aux héros, est immortelle et dont, par
conséquent, il faut décrire la destinée avant qu’elle ne tombe dans
un corps, et surtout après qu’elle a quitté ce corps, c’est-à-dire, selon
la croyance populaire en Grèce ancienne, lorsqu’elle se trouve dans
l’Hadès. En définitive, le domaine du mythe recouvre en gros le
territoire que revendiqueront par la suite l’histoire et la théologie, la
théologie se prolongeant dans l’histoire qui n’en est qu’un ava¬
tar.
De là procèdent deux conséquences, dont la première entraîne la
seconde. L’une sur le rapport qu’entretient ce discours qu’est le
mythe avec son référent. Et l’autre sur le caractère autoréférentiel
d’un discours de ce type.
Le mythe est un discours invérifiable, car son référent se situe soit
à un niveau de réalité inaccessible aussi bien à l’intellect qu’aux

10. C’est ce qu’illustre bien la constitution ontologique de l’âme du monde, sur le


modèle de laquelle est façonnée la partie immortelle de l’âme de l’homme; cf., sur le
sujet, L. Brisson, Le Même et I Autre dans la structure ontologique du « Timée » de
Platon. Klincksieck, Paris, 1974, p. 270 et s. Sur le rapport entre l’âme et le mythe
chez Platon, cf. W. Hirsch, Platons Weg zum Mythos, Habil.-Schr., Kôln,
Berlin/New York (De Gruyter), 1971.

127
sens, soit au niveau des choses sensibles, mais dans un passé dont
celui qui tient ce discours ne peut faire l’expérience directement ou
indirectement.
Encore faut-il définir en quoi consiste cette inaccessibilité.
Soutenir qu’un référent est accessible à l’intellect ou aux sens, c’est
indiquer d’une part que ce référent existe et d’autre part qu’il est tel
ou tel. En revanche, dire qu’un référent est inaccessible à l’intellect
et aux sens, c’est indiquer qu’il n’est pas possible de déterminer si ce
référent est tel ou tel, même en prenant pour acquis qu’il existe.
Bref, dans le premier cas, le référent en question existe et il peut y
avoir de lui une description définie, alors que, dans le second, le
référent en question ne peut donner lieu à aucune description
définie, même s’il faut prendre pour acquis qu’il existe.
Il est inutile de rele