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***N 62

2003

Argumenter pour convaincre se pratique couramment au lycée et dans la vie quotidienne. De


nombreuses dérives guettent cependant cette activité : on parle alors de manipulation.

Cette BT2 n'est ni une histoire, ni une recension des manipulations. Après avoir défini ses prin-
cipaux supports, elle présente ses enjeux et ses domaines privilégiés.

L'auteur s'intéresse en particulier à deux domaines de prédilection de la manipulation : il est


courant en effet de manipuler l'autre en utilisant les ressorts de l'émotion. Il est aussi facile de
manipuler le discours pour faire passer un message. C'est le moment où l'information dérape.

L'auteur donne alors des pistes pour réagir, tant il est nécessaire en démocratie de déjouer les
ruses de la manipulation.

Mots clés (compatibles Motbis 3)


information. rhétorique. argumentation . publicité. sectes. propagande

1
SOMMAIRE
PREAMBULE p. 2

DEFINITION et DOMAINES PRIVILEGIES p. 5


Les supports
L’enjeu
Les domaines de prédilection de la manipulation
Sectes
Propagande
Publicité
Institutions

MANIPULATION DES EMOTIONS p.11


Attachement à une personne
Appel à la sexualité
Stimulation de l’instinct grégaire
Identification à une catégorie sociale
Convivialité
Haine de la différence
Exploitation de la peur

MANIPULATION DU DISCOURS
les pièges de l’argumentation p.18
Ambiguïté
Argument d’autorité
Analogies
Raisonnements binaires
les dérapages de l’information
Désinformation
Tri, hiérarchisation
Interprétation
Surinformation
les ruses de la rhétorique

COMMENT RÉAGIR p.26

POUR EN SAVOIR PLUS

--------------

Auteur: Jacques BRUNET avec l'aide du chantier BT2


Coordination du projet: Michel PILORGET
Collaborateurs de l'auteur : Carole BAGGIO-THOMAS, Anne-Marie BEDET, Philippe TINGUELY, Claire
VAPILLON, Jean-François VERT, Jeanne VIGOUROUX et leurs classes, Yvette AFCHAIN, Jean-Marie
BOUTINOT, Marie- Thérèse BROISIN, Annie DHÉNIN, Claude DUMONT, Colette HOURTOLLE, Michel
MULAT, Marie-France PUTHOD, Marie-Claire TRAVERSE.
Coordination générale du chantier BT2 de l'Institut coopératif de l'École moderne : Claire VAPILLON.

Photographies, dessins: Archives A.Dhénin p. 4, 12 - F. LE MENAHÈZE : p. 26 - DR p. 15, 23

Maquette A. DHÉNIN août 2007

2
PREAMBULE
Convaincre autrui (un individu ou un groupe) un employeur, vendre un produit, participer à un
consiste à susciter chez lui une opinion différente débat public, etc.
de celle qu’il avait, essayer de le faire changer
d’avis, ou modifier un peu ses opinions, grâce à Or il s’agit d’une activité complexe. Pour convain-
une argumentation bien menée. Au collège, au cre quelqu’un, il faut argumenter de façon ob-
lycée, l’argumentation est un exercice courant : jective, rationnelle. On devrait rester dans le do-
lorsqu’on aborde l’essai, l’explication de texte, la maine intellectuel des idées et des arguments.
dissertation philosophique, l’exposé, etc. Il s’agit Mais on s’aperçoit vite que cela ne suffit pas.
alors de pratiques un peu artificielles : le destina- Nous faisons, consciemment ou non, appel au
taire est en général le professeur. Son évaluation sentiment, à l’affectivité, par notre ton, notre
porte en principe sur la manière d’argumenter et voix, nos gestes, notre physionomie. Nous es-
non sur les opinions défendues. Toutefois le dé- sayons de séduire, de plaire. Dès son plus jeune
bat en classe, certains exercices oraux (exposés âge lorsque l’enfant formule une demande à ses
de courte durée) font intervenir un dialogue plus parents , il tient instinctivement un discours diffé-
authentique avec un groupe : l’argumentation rent selon qu’il s’adresse à son père ou sa mère.
prend sa pleine signification. Il découvre qu’une bonne colère ou qu’un large
sourire sont parfois aussi efficace que de francs
Dans la vie active elle intervient très souvent, à
arguments, et il sait en jouer : il a découvert la
tous niveaux, en tous domaines (voir ses domai-
manipulation !
nes de prédilection, p.[7]) lorsqu’il faut convaincre

…………………………………………………………………………………………………………………………………………..
Nous laisserons de côté la démonstration qui appartient au domaine de la science (mathématiques, physique …)
Par la démonstration, il est possible d’arriver à une vérité contrôlable, universellement admise, fondée sur des expé-
riences renouvelables par d’autres : pas de tricherie possible.
Toutefois la recherche utilise le débat qui permet de confronter des hypothèses, et l’exposé scientifique fait souvent
appel aux procédés de l’argumentation. Un ouvrage scientifique peut chercher à convaincre. Pour cela il prévoit les ob-
jections possibles et les réponses. Il peut même chercher à séduire, par l’élégance et la clarté de son style, l ’habileté
de sa présentation.
Mais les bons vulgarisateurs scientifiques sont rares, ce qui est dommage, car cela faciliterait l’accès de la science au
grand public.
…………………………………………………………………………………………………………………………………………..

Les difficultés commencent dès qu’on passe au et d’exemples, contrairement aux croyances, non
domaine des opinions et de leur discussion à démontrables (par exemple une foi religieuse).
l’oral ou à l’écrit. Elles appartiennent au domaine Pour fuir la discussion, une esquive fréquente
du vraisemblable, du probable. consiste à faire passer une opinion pour une
croyance indémontrable.
Elles sont subjectives, personnelles, mais suscep- Par exemple : « des goûts et des couleurs on ne
tibles d’être argumentées, appuyées de preuves discute pas » : justement, on peut en discuter !

Le tableau ci-dessous résume en les schématisant la correspondance entre ces diverses activités men-
tales et les domaines concernés :

démontrer Science
argumenter Opinion
séduire, plaire Opinion
manipuler Opinion
Démonstration impossible Croyance

3
Le but de cette étude est d’attirer l’attention sur un certain nombre de dangers qui dénaturent très sou-
vent l’argumentation, et que nous englobons sous le terme de « manipulation », c’est-à-dire toute
tentative pour imposer à autrui une opinion sans qu’il s’en aperçoive.
- nos émotions, nos passions, notre affectivité interviennent aux dépens des arguments, ce que nous
verrons dans le chapitre la manipulation des émotions p. [12]
- l’argumentation elle-même n’est pas toujours très rigoureuse : voir les pièges de l’argumentation,
p.[18]
- notre information est souvent suspecte (désinformation, surinformation, censure …) ce sont les
dérapages de l’information , p. [ 20]
- des procédés de langage peuvent nous tromper. voir les ruses de la rhétorique, p. [23]
Bien que les manipulations soient très répandues de nos jours, nous voudrions montrer qu’il est tout à
fait possible et très important de les déjouer : comment réagir ( p.[26]). Mais pour cela, il est néces-
saire de les reconnaître et d’en repérer les ressorts cachés et les nombreux procédés.

…………………………………………………………………………………………………………………………………………..
Les anciens avaient bien perçu ce qui était en jeu.
Un grand débat oppose schématiquement deux tendances :
- Pour les uns, il faut, pour convaincre, faire appel aux passions, aux sentiments, aux procédés de style.
- Pour les autres 1, il faut rechercher la clarté, la pureté, se méfier des effets poétiques. Pour Socrate 2, la rigueur et le
discours vrai doivent l’emporter. La rhétorique est condamnable.
- Aristote tente de concilier les deux tendances : il faut plaire assurément, mais au service de l’argumentation.
Le problème est repris, entre autres, par Pascal (1623-1662). C’est un écrivain mais aussi un savant. En tant que sa-
vant pratiquant la méthode expérimentale, il aimerait bien qu’on se limite à des arguments rationnels. Mais il se rend
compte qu’il faut aussi agréer par l’art d’écrire : « Tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportés à croire
non pas par preuve, mais par l’agrément » 3. Il y a des « règles aussi sûres pour plaire que pour démontrer », mais des
règles infiniment complexes, car « le coeur a ses raisons, que la raison ne connaît point ».4
C’est ce qu’on a appelé la « rhétorique de Pascal ». Elle ne recule pas devant des procédés d’insinuation.
…………………………………………………………………………………………………………………………………………..

LA GUERRE EST FINIE !


titre le 12 novembre 1918 « La Métropole »,
journal belge « paraissant provisoirement à Londres ».
Sous le gros titre, l’article ci-contre :
le texte d’entrée adopte le style du télégramme ;
mais d’abord, le dessin métaphorique est plein de passions.
(l’aigle de son blason symbolise de l’Allemagne)

1
Isocrate (orateur athénien, 436-338) dans son Discours contre les sophistes
2
dans le Gorgias, dialogue de Platon. Aristote (384-322), disciple de Platon
3
Pascal, Réflexions sur la géométrie en général : de l’art de persuader.
4
Exemple célèbre d’antanaclase, figure de rhétorique qui joue sur deux sens un peu différents du même mot : raison, faculté de démontrer
et raisons, motifs de croire.
4
DEFINITIONS et DOMAINES PRIVILEGIES
Qu’est-ce donc qu’une manipulation ? Les manipulations se rencontrent en tout do-
maine, à des degrés divers d’intensité et de
gravité, au service d’intérêts variés, avec des
Le 9 avril 2003, le déboulonnage de la statue du objectifs différents. Elles ne sont pas réservées
dictateur Saddam Hussein a fait le tour des télé- aux sectes ou à la propagande politique. Les
visions du monde entier. En réalité les Irakiens médias modernes en font grand usage.
étaient à peine une vingtaine autour de la statue.
Il y avait davantage de journalistes des médias C’est une pratique aussi vieille que le men-
internationaux, leur hôtel étant tout proche. Evé- songe, la ruse… ce qui nous fait remonter aux
nement spontané ? Ou mise en scène par origines de l’humanité ! Le mensonge n’est peut-
l’armée américaine ? Sur le moment on a pu hé- être même pas le propre de l’homme : certains
siter. Or des témoignages récents et convergents animaux sont capables de ruses, selon les re-
nous apprennent qu’effectivement une centaine cherches récentes des éthologistes 7. Mais
d’Irakiens ont été rameutés par haut- l’expression « manipulation mentale » est
parleurs, « juste assez pour des images de télé- relativement récente.
vision »5. Voilà qui arrangeait bien le gouverne-
Plusieurs expressions explicitent l’idée de
ment des U.S.A. Il fallait un message fort : don-
« manipulation mentale » : conditionnement,
ner la « preuve » de l’enthousiasme des Irakiens
endoctrinement, remodelage de la pensée,
libérés. Sa diffusion mondiale l’a transformé en
persuasion coercitive, lavage de cerveau (tra-
un événement capital et en a fait un symbole.
duction de brain washing).
La manipulation consiste en une tentative
Le concept de «lavage de cerveau» date de la
pour imposer un message généralement par-
guerre de Corée (1950-1953) et des observa-
tial et partiel, de façon masquée. Or on voit,
tions faites sur les soldats américains restés
par ce premier exemple, qu’une manipulation
longtemps prisonniers dans les camps de la Co-
étant un geste intentionnel mais dissimulé, il
rée du Nord (communiste). Selon le journaliste
n’est pas toujours facile, sans preuve formelle,
Edward Hunter, il s’agissait de « modifier radica-
de porter une accusation de manipulation.
lement un esprit, de telle manière que l’individu
Si elle est prouvée, c’est une tromperie condam- devînt une marionnette vivante, un robot hu-
nable d’un point de vue moral. main… le but étant de créer un mécanisme fait
Dans une argumentation, nous sommes libres de chair et de sang, équipé de nouvelles croyan-
d’accepter ou de refuser l’opinion proposée. ces et de nouveaux processus de pensée insé-
Dans la manipulation, cette liberté n’existe plus, rés dans un corps captif. » 8 L’expression imagée
puisque nous ne sommes pas conscients de la « lavage de cerveau » frappa les esprits. En fait
manœuvre. C’est une démarche qui ne laisse aucune recette sûre n’a pu être mise au point
pas la liberté de refuser. Elle cherche d’abord à pour conditionner, puis déconditionner et condi-
identifier la résistance, puis à masquer la dé- tionner à nouveau quiconque, et c’est heureux !
marche : « On ne cherche pas, lorsque l’on ma- Le phénomène est infiniment plus complexe que
nipule, à argumenter, c’est-à-dire à échanger une ne le laisserait supposer cette expression sim-
pensée, mais à l’imposer » 6. Mais tout son art, pliste. Elle fait penser à la purge administrée à
c’est de nous influencer, nous faire prendre des Gargantua par son nouveau maître Ponocratès,
décisions, acheter tel produit, adhérer à tel sys- pour lui « nettoyer toute l’altération et perverse
tème philosophique ou politique, tout en nous habitude du cerveau » et balayer les pratiques
faisant croire que nous avons agi en toute liberté, rétrogrades de ses maîtres théologiens, avant de
et sans avoir pris conscience qu’on nous menait reprendre une éducation selon des principes plus
par le bout du nez. modernes (Gargantua, chap. 23) Il s’agit pour
Rabelais d’une purge toute symbolique, et nous
sommes sur un registre burlesque.

7
L’éthologie étudie le comportement des animaux
5 8
Florence Amalou, Le Monde, 21 mai 2003 Cité par Jean-Marie Abgrall, La mécanique des sectes, Payot,
6
Philippe Breton, La Parole manipulée, La Découverte, p. 26 2002, p. 29
5
Nous voudrions montrer que la manipulation touche des domaines très variés (propagande poli-
tique, sectes, publicité, concurrence économique …), que les objectifs sont différents, mais que
les procédés sont très proches, d’un domaine à l’autre, et ces rapprochements éclairants. D’où
une approche transversale, synchronique et non historique.

Pour chaque domaine étudié (secte/ publicité, etc.), il conviendrait d’analyser:


- les objectifs
- les ressorts cachés auxquels on fait appel
- les modes de transmission
- les procédés, techniques, méthodes
- les supports.
Exemple
Domaine Objectifs Ressorts Procédés, méthodes Supports
Secte Modifier la pensée d’un Exploitation de Charisme du gourou, Sermons, céré-
individu la fragilité, de présence du groupe monies, fêtes
la solitude surinformation, alimentation
Exploitation financière
Publicité Faire acheter Sexualité Répétition Tracts, télévi-
Identification Slogans sion
Etc.

Les procédés étant très proches, on glisse facilement d’un domaine à un autre, en particulier
entre information, publicité et propagande. La manipulation profite de ces glissements imper-
ceptibles et joue de cette confusion, pour qui n’est pas sur ses gardes.

DIVERS SUPPORTS tirer des tracts et affiches adaptés aux régions


traversées, studio de production permettant de
filmer une réunion le matin et de la projeter le
La manipulation peut s’appuyer sur tous les
soir devant les participants, wagon-salle de ci-
supports médiatiques : presse écrite, tracts,
néma… Les révolutionnaires avaient constaté
affiches, chansons, images, radio, cinéma, télé-
l’impact considérable de l’image, et de sa rétro-
vision, internet, manifestations, défilés, fêtes, etc.
action sur un public à la fois acteur et spectateur.
Nous ne les traiterons pas en tant que tels : nous
nous limiterons à quelques exemples. La radio a été utilisée à des fins de propagande
à partir de la Seconde guerre mondiale. En mars
Pendant les guerres, on utilise fréquemment le
2003, des avions équipés en « studios volants »
tract déversé par avion en territoire ennemi. Plu-
ont diffusé au-dessus de l’Irak des émissions sur
sieurs millions de tracts furent déversés en 1918
des fréquences locales. Messages pré-
sur les lignes allemandes, pour démoraliser
enregistrés, préparés par les officiers de l’action
l’adversaire. Le même procédé fut utilisé en 1940
psychologique. La veille des premiers bombar-
par des aviateurs français pendant ce qui fut
dements, on a pu capter par exemple : « Voici
appelé la « drôle de guerre »9. Lors de la guerre
venu le jour que vous avez tant attendu ! ».
contre l’Irak, depuis janvier 2003, bien avant le
déclenchement des opérations, « 17 millions de Internet a pris une importance considérable :
tracts ont été largués, notamment dans le sud de lors de la guerre contre l’Irak, de nombreux jour-
l’Irak, pour demander aux combattants de dépo- nalistes ont créé leurs propres sites pour des
ser les armes, de désobéir aux ordres de Sad- reportages non acceptés par leurs médias.
dam Hussein, et avertir les civils que les Etats- Mais internet, en diffusant immédiatement des
Unis ne sont pas un ennemi mais veulent le dé- informations dans le monde entier, facilite aussi
part du président irakien. »10 Encore faut-il que les fausses nouvelles, les rumeurs, les mauvai-
les destinataires soient capables de les lire ! ses plaisanteries, parfois difficiles à déceler. Le
site sur « l’art et la manière de rétrécir les
Lors des débuts de la Révolution soviétique,
chats », apparu en décembre 2000, proposait la
Trotsky lança un train spécial combinant tous les
vente en ligne de chats élevés dans des bocaux
moyens : expositions, imprimerie permettant de
pour les empêcher de grandir ! De nombreux
internautes y ont cru et ont protesté. 11
9
Voir le témoignage de Casamayor dans la BT sonore : 1940, la
défaite française.
10 11
Le Monde, 24 mars 2003 Revue Médias n°1 , « On rétrécit bien les chats »..
6
L’ENJEU LES DOMAINES DE PREDILEC-
TION DE LA MANIPULATION
N’y aurait-il de manipulation que dans les sectes
et dans les dictatures ?
Nous irons du plus évident au plus subtil, mais
En fait on détourne notre vigilance sur ces do-
sans le moindre jugement sur la gravité relative
maines, qui donnent des exemples évidents de
de la manipulation suivant ces domaines. Il n’est
conditionnement : « Il y aurait deux sociétés,
pas évident que la manipulation en publicité soit
l’une, la nôtre, composée d’hommes libres, ja-
moins « grave » que la propagande ! Elle est
mais soumis à aucune influence, et l’autre, celle
plus subtile et insinuante.
des sectes, où la manipulation des consciences
règne en maître »12.

Cela ne doit pas nous faire oublier tous les au- LES SECTES
tres domaines, comme nous allons le voir.
D’autre part nous avons tendance à nous aveu- Nous avons été horrifiés par les suicides collec-
gler nous-mêmes : nous n’aimons pas reconnaî- tifs des adeptes de l’Ordre du Temple Solaire (
tre que nous nous sommes « fait avoir » ; c’est 53 morts en 1994, en Suisse et au Canada, 16
vexant pour notre amour-propre ! morts en 1995 dans le Vercors). C’étaient des
cas extrêmes de conditionnement et
Or l’enjeu est d’importance : les citoyens d’un d’endoctrinement.
régime démocratique ne sont pas à l’abri des Mais la manipulation est à la base de tous les
manipulations. Si le mot propagande nous sem- intégrismes sectaires et religieux : « Ceux qui
ble d’un autre âge, la pratique est bien réelle. n’ont rien, ceux qui sont méprisés, ceux à qui
Méfions nous des simplifications : « Un régime plus personne ne s’adressait se trouvent à nou-
politique de type fasciste serait - par nature - veau en posture d’être des personnes suscepti-
propagandiste et les démocraties excluraient - bles d’être convaincues. La manipulation de la
par nature - de telles méthodes… Le fond de cet parole progresse en instaurant d’abord un renou-
argument, qui associe démocratie et absence veau de la parole ». 16 La manipulation s’effectue
naturelle de manipulation, tient à la croyance sous la forme du sermon, du prêche, de la cas-
qu’aujourd’hui dans un tel régime, l’homme mo- sette largement diffusée, du racolage17 dans la
derne est libre » 13. rue. Elle est souvent dissimulée dans des asso-
ciations sans rapport apparent
Est-ce vraiment le cas ? N’est-il pas bien souvent (« approfondissement psychique », « épanouis-
victime de la pensée dominante ? 14 Certains sement de la personne », « leçons de yoga »,
vont jusqu’à redouter une manipulation mondiale etc.)
de l’information, liée aux concentrations actuelles
des organes de presse. « Ils se souviennent des
mises en garde lancées naguère par George
Orwell et Aldous Huxley contre le faux progrès LA PROPAGANDE
d’un monde administré par une police de la pen- C’était à l’origine un mot positif. Ainsi, le Pape
sée. »15 Grégoire XIII fonde en 1572 une
Mais d’un autre côté, grâce à des publications « Congrégation pour la Propagande de la foi »,
satiriques telles que le Canard enchaîné, Charlie, organisme chargé de répandre la foi chrétienne.
ou des émissions de télévision comme les Gui- Son rôle s’élargit rapidement : surveillance de
gnols de l’info, une partie du public prend cons- toute la vie intellectuelle de l’Eglise, formation
cience du « bourrage de crâne » et exprime à la des missionnaires qui vont diffuser le christia-
fois son attirance et sa méfiance vis à vis des nisme dans le monde. Tchakotine, dans Le viol
médias. des foules par la propagande politique18,
condamne la propagande nazie, mais défend
une propagande positive, au service de la révolu-
tion. Selon lui « on peut faire de la propagande
12
Philippe Breton, p. 16 dynamique, même violente, sans violer les prin-
13
Philippe Breton, p. 19. Etienne de La Boétie, dès 1549, avait vu cipes moraux, base de la collectivité humaine ».
le problème dans son fameux Traité de la servitude volontaire.
14
Voir BT2 n° 36, Une idéologie : le libéralisme.
15 16
Ignacio Ramonet, La tyrannie de la communication, 2001. Philippe Breton, p. 48. Voir aussi BT2 n°34 , L’islamisme, une
L’auteur fait référence à deux romans d’anticipation : Le Meilleur forme d’intégrisme.
17
des mondes (Brave new world), 1932, d’Huxley, et 1984 (publié Action d’attirer quelqu’un par des moyens déshonnêtes.
18
en 1949) de George Orwell. Edition Gallimard, 1952
7
Les excès manifestes de la propagande liés aux On voit aussi se développer des rumeurs, par
régimes dictatoriaux ont fait que de nos jours ce exemple des récits inventés sur les atrocités al-
terme est devenu négatif. Mais les pratiques de- lemandes qui auraient été commises en Belgi-
meurent, à des degrés divers, quels que soient que, pendant la Première guerre mondiale (en-
les régimes politiques. Jacques Ellul rappelle fants découpés en morceaux, etc.) Bobards dé-
« les échecs nombreux subis par les démocra- noncés par quelques rares organes de presse :
ties, faute de propagande».19 Auprès de chaque le Canard enchaîné (fondé en 1916), le Cra-
parti politique existe un « service pouillot( fondé en 1915) furent créés pendant
d’information », ou « de la communication », cette guerre pour lutter contre ce qu’ils appelè-
chargé de préparer les campagnes électorales rent le « bourrage de crâne », expression qui est
(tracts, affiches, contacts avec les médias). Il restée.
soigne tout particulièrement l’image du candidat,
Un exemple, parmi d’autres, de chanson fran-
avec l’aide de spécialistes de la publicité.
çaise anti-allemande :
La manipulation a un lien étroit avec les situa- Enfant, crachez-leur au visage !
tions politiques et économiques. Avec l’invention Femme arrachez leurs poils roux !
de la démocratie (à Athènes, au 5ème siècle Hommes, traitez-les en sauvages
avant JC), chaque citoyen avait un droit égal à la Massacrez-les comme des loups.
parole. La parole devint « l’outil politique par ex- (Chants guerriers des druides, Guerz)
cellence, la clé de toute autorité dans l’Etat, le
Bien entendu on trouve alors l’équivalent du côté
moyen de commandement et de domination sur
allemand. Il va de soi que chacun, dans son
autrui »20. C’était un progrès considérable par
camp se dit victime et affirme son bon droit en se
rapport aux régimes précédents fondés sur la
défendant : « La guerre nous a été imposée », dit
force (royauté, tyrannies). Mais la manipulation
Edouard Daladier en 1939. « Nous avons tout dit,
surgit à nouveau avec l’apparition des démago-
tout fait pour l’éviter », répond Hitler en 1941 !
gues 21, et leurs discours enjôleurs. Pour lutter
La désinformation peut avoir une utilité stratégi-
contre leur influence, la démocratie athénienne
que, et se justifier à ce titre. De fausses nouvel-
inventa une sanction originale, l’ ostracisme :
les sont inventées par les services spéciaux et
l’homme politique jugé dangereux par son ambi-
diffusées pour tromper l’ennemi : ce qu’on ap-
tion était condamné à un exil de dix ans.
pelle familièrement l’intox (exemple : comment
Inversement, tout régime autoritaire repose sur les Alliés ont trompé les Nazis sur le lieu de dé-
la manipulation. L’Empire romain organisait des barquement en 1944).
jeux, des manifestations, des distributions gratui-
tes de nourriture qui détournaient le peuple des
vrais problèmes et évitaient les rassemblements LA PUBLICITE
dangereux. D’où la formule Panem et circenses (
« du pain et des jeux du cirque ») à quoi se ré- Son domaine s’agrandit régulièrement : elle
sumaient, selon le poète Juvénal, toutes les aspi- achète tous les espaces possibles (affiches,
rations politiques du peuple romain, conditionné tracts, presse écrite, parlée, télévisée, inter-
comme il se doit. Sous les régimes forts, le pou- net…). Les marques cherchent à s’imposer dans
voir restreint l’expression publique. La résistance le monde entier, en particulier en s’adressant aux
prend alors des formes originales et s’appuie sur jeunes (voir p.14). La publicité veut nous
de nombreux procédés de rhétorique : litote (dire convaincre d’acheter. Elle cherche à provoquer
moins pour faire entendre plus), insinuation, allu- un comportement d’achat. Le premier travail des
sions, ironie (voir p.23). publicitaires consiste donc à étudier les motiva-
tions du public visé (la « cible »).
Les périodes de guerre sont particulièrement
Les prétendues motivations une fois définies, les
propices à la propagande et à la manipulation, ce
publicitaires cherchent à y répondre, tout en
que l’on appelle maintenant l’action psychologi-
proposant des produits toujours nouveaux et
que. Les gouvernants se sentent obligés de dé-
dont la nécessité n’est pas toujours établie.
velopper les sentiments patriotiques et guerriers,
La publicité façonne-t-elle les consciences ?
et cultiver la haine de l’ennemi.
Elle profite en tout cas de la société de consom-
mation. Elle nous informe du même coup sur la
société qui la consomme, et dont elle est le re-
19
Jacques Ellul (1912-1994) Propagandes, p. 255 flet.22
20
Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, PUF,
1962.
21 22
La démagogie consiste à flatter les instincts, les préjugés du Voir l’étude d’Anne Sauvageot, Figures de la publicité, figures
peuple, afin de mieux assurer son pouvoir. du monde, PUF, 1987
8
LES INSTITUTIONS existé : dans la Grèce antique, il était courant
que l’accusé vienne devant le tribunal avec tous
L’armée ses enfants en pleurs pour attendrir le jury. L’
Elle peut constituer un puissant milieu avocat doit persuader les juges, convaincre et
d’endoctrinement pour un jeune homme coupé agréer, d’où l’utilisation de la rhétorique, et de
de son milieu d’origine : il est fragilisé par cette procédés parfois à la limite de l’honnêteté : « On
situation nouvelle, régie par une discipline stricte. peut agir sur les émotions, truquer les faits, men-
Il devient très perméable au discours de ses su- tir même, la seule condition étant de ne jamais
périeurs. La formation est dispensée par des rien faire qui nuise à la cause » 25. Mais cela fait
instructeurs (et non des éducateurs : le mot est partie du jeu ! Les juges et le jury doivent donc
révélateur). Le défilé du 14 juillet devient une rester très vigilants pour déjouer ces ruses, en
sorte de fête religieuse : « C’est notre messe », rester aux preuves et surtout se méfier de
disait un colonel. Le film Avoir 20 ans dans les l’émotion.
Aurès 23 montre comment de jeunes appelés tout
Les églises.
à fait ordinaires pouvaient, pendant la guerre
Lorsque l’Eglise catholique prétendait avoir un
d’Algérie, devenir des tortionnaires. Sous la 3ème
rôle politique (par exemple au Moyen-Age, ou au
et la 4ème Républiques, le service militaire obliga-
XVIIème siècle, dans plusieurs pays européens)
toire, avec son brassage des classes sociales,
elle était amenée elle aussi à faire de la propa-
constituait un facteur puissant d’exaltation col-
gande. L’imprimerie, dès le XVIème siècle, per-
lective et patriotique.
mit de diffuser de nombreux libelles et pam-
phlets26 catholiques et protestants. ( voir par
l’éducation exemple les nombreux textes de Luther 27 ).
Elle peut prendre parfois la forme d’un endoctri-
nement.
état et collectivités locales
Les régimes totalitaires ont toujours porté le plus
L’Etat lui-même s’est aperçu de l’importance de
vif intérêt à l’éducation, transformée en véritable
la communication : chaque ministère, chaque
« lavage de cerveau ». Ce n’est pas nouveau :
organisme public, les collectivités locales
des Maisons de nouveaux convertis (au catholi-
(Conseils Régionaux, Conseils Généraux dans
cisme), furent créées en 1640 pour l’éducation
les départements, municipalités) consacrent des
gratuite des enfants de protestants ou d’anciens
sommes de plus en plus importantes à
protestants. Sous la Révolution Française, l’école
l’information.
était très orientée : elle devait développer l’amour
Chaque organisme a un service de presse, fait
de la patrie et de la. République.
généralement appel à une agence de publicité
Sous l’Empire, Napoléon créa les lycées destinés
pour la réalisation de magazines, le lancement
à former des cadres pour la nation. La discipline
d’une campagne d’information sur telle ou telle
y était très rigide et d’apparence militaire (unifor-
opération : réalisation d’affiches, de brochures,
mes, exercices, etc. ). C’était pour lui une façon
organisation de conférences de presse … Où
de lutter contre un autre endoctrinement, celui
est la frontière entre information et propagande ?
des écoles gérées par l’Eglise catholique.
Franklin D. Roosevelt, président des Etats-Unis
Sous la Troisième République, « l’instituteur fut
(1933-1945) avait eu l’idée de s’adresser direc-
un grand agent de la propagande républicaine et
tement à l’ensemble du peuple américain sous
patriotique »24 Chaque semaine les enfants
forme de causeries régulières à la radio. Le pré-
s’exerçaient à la marche, au maniement des ar-
sident du conseil français Mendès France (1954-
mes, au tir dans les « bataillons scolaires ». De
55) avait tenté cette méthode. Plus récemment
nos jours, le principe de la laïcité a pour but
des chefs d’état, ou de gouvernements, des mi-
d’écarter de l’éducation toute forme
nistres, sont intervenus dans des émissions spé-
d’endoctrinement, qu’il soit politique, religieux, ou
ciales de télévision, ou par des publications très
philosophique.
largement diffusées (livres, ou lettres ouvertes
la justice publiées dans les médias). Ces procédés ont été
Même la justice peut être le lieu de manipula- contestés au nom de la démocratie : ces person-
tions : tout avocat a ses trucs pour émouvoir le nes ne présentent au simple citoyen qu’une
jury dans un procès d’assises ( rappelons que le vision particulière des problèmes ; le citoyen a
jury d’assises est formé de citoyens non spécia-
25
listes, tirés au sort). Ces « ficelles » ont toujours Olivier Reboul, La rhétorique, p. 121.
26
Libelle : petit livre satirique et violent ; pamphlet :brochure
satirique attaquant le régime, la religion, des hommes politiques
23
Film de René Vautier, 1971 …
24 27
Jacques Ellul, op.cit., p. 101) Et BT2 n°50, Héros de manuels Consulter la BT2 n ° 217, Martin Luther
9
peu de moyens pour s’informer à d’autres sour- L’objectif premier est d’informer la population sur
ces, ou pour répondre. C’est pourquoi, en pé- le point des réalisations ( grands travaux de voi-
riode électorale, des règles plus strictes ont été rie, logements, écoles, environnement…), les
votées : le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel services municipaux, l’activité sportive, la vie
rappelle à toutes les formations politiques et aux économique ( club des entreprises, création
médias les temps de parole qui ont été fixés. Il d’entreprises), les manifestations culturelles, la
surveille ensuite toutes les interventions et vie associative etc. Mais la limite est vite fran-
l’application de la loi. chie : l’information, apparemment objective,
verse rapidement dans l’éloge des réalisations
Chaque municipalité publie un magazine, diffu-
municipales. Comme la mise en page et le
sé dans tous les foyers de la commune. Sa pé-
contenu sont parfois d’excellente qualité, on peut
riodicité, sa mise en page, son illustration dépen-
facilement se laisser prendre.
dent de ses ressources.
…………………………………………………………………………………………………………………………………………
Recherches :
- Rassembler quelques bulletins municipaux, de plusieurs communes. Classer les rubriques (importance relative).
Noter la fréquence de photos d’élus.
- Interviewer le service communication de la mairie sur le bulletin municipal.
- Assister à un comité de quartier organisé par la municipalité : dans quelle mesure la parole des habitants ar-
rive-t-elle à s’exprimer? comment est organisé le débat ? la prise de parole ? Quel est le comportement du repré-
sentant de la municipalité ? quelle suite est donnée aux questions abordées ? peut-on parler de « démocratie lo-
cale » ? de « démocratie participative » ?
………………………………………………………………………………………………………………………………………

communication sociale Ces campagnes ont apparemment des objectifs


très généreux, pour le bien public. Pourtant il
Certains ministères, certains organismes para- peut arriver que ces objectifs soient ambigus et
officiels lancent chaque année dans divers mé- peu clairs.
dias des campagnes d’intérêt collectif ( sécu- Un exemple : la campagne du ministère de la
rité routière, SIDA, drogues, tabac, etc.) Pour Justice : « La prison change : changeons-la en-
cela, ils font appel à des agences spécialisées semble ». Information ? ou propagande pour une
qui utilisent tous les procédés de la publicité. certaine orientation politique ?

10
LA MANIPULATION DES EMOTIONS
L’émotion est sollicitée à tout propos : actualités, gieux sont considérés comme éveillant le désir
sport, religion, politique, devoir de mémoire, hu- de leur ressembler, de s’identifier à eux, ce qui
manitaire, etc. « Nous vivons dans un monde incite à adopter les positions qu’ils défendent. »29
d’émotions et de sensations fortes », comme
nous le montre sans difficulté Michel Lacroix 28. La déification
Après une catastrophe, le reportage privilégie en La manipulation prend des formes très particu-
général les réactions émotives des témoins, plus lières autour du chef d’état, quand le pouvoir est
que l’analyse des causes. Mais émotion n’est très concentré, comme c’est le cas à travers
pas raison : l’émotion peut déformer notre juge- l’histoire : le Pharaon égyptien, le tyran grec,
ment. l’Empereur romain, le Roi (Soleil ou pas), le Dic-
tateur, le Führer, le Duce, le Guide, le « Petit
Toutefois l’analyse reste difficile pour diverses
Père des Peuples », le Conducator roumain, par-
raisons :
fois le Président de certaines républiques peu
- Nous touchons au domaine des pulsions pro-
démocratiques.
fondes, de l’inconscient (agressivité, sexualité,
Gravitent autour de lui toute une cour, des
angoisse…)
« ministres » (au sens étymologique latin, ce sont
- Il s’agit d’un jeu de relations complexes, inte-
des serviteurs !), des écrivains chargés de la
ractives entre un « émetteur » et un
rédaction des messages officiels, des « chargés
« récepteur » , un jeu en partie conscient, admis,
de communication », etc.
codé ( dans l’attitude de séduction par exemple),
Le phénomène est particulièrement évident avec
en partie inconscient ; le « récepteur » se sent
Napoléon, dont les gestes, le costume, les habi-
l’objet des attentions de l’autre, il s’y prête en
tudes sont repris et diffusés par des images, des
partie dans la mesure où il s’en rend compte et
statuettes, des rumeurs. « Ce chef est représen-
en tire du plaisir. C’est un jeu de pouvoir entre
té à la fois comme populaire et comme radicale-
deux personnes, jeu agréable, et tout à fait admis
ment autre. Populaire il est en contact avec ses
par la société dans les relations entre personnes.
soldats, toujours accessible, il personnifie la
La manipulation commence à partir du mo- masse du peuple et l’exprime…Radicalement
ment où le jugement est paralysé, bloqué, où autre, c’est le chef inspiré, le génie, l’homme
le récepteur est aveugle, inconscient des envoyé par le destin »30. Il devient très vite l’objet
intentions profondes du message. d’un culte, qui se développe en légende31 , se
transforme en mythe. La création de mythes est
Enfin plusieurs ressorts interviennent, plusieurs
très sensible par exemple dans les manuels
procédés se combinent ; affectivité et rationalité
d’histoire de la 3ème République : ils ont inculqué
se mélangent à des degrés divers. D’où le côté
aux écoliers français l’admiration pour un certain
artificiel du classement qui suit.
nombre de héros : Vercingétorix, Jeanne d’Arc,
Dans tous les cas on peut essayer de distinguer
Henri IV, Napoléon, Pasteur, etc.32
la pulsion profonde (ex : l’agressivité), et le
procédé, la technique mise en œuvre. La manipulation peut se rencontrer aussi de la
part d’un orateur brillant. Les partis politiques
choisissent avec soin les personnalités (lettres,
arts , sciences) susceptibles de figurer dans des
ATTACHEMENT A listes de soutien, d’être les premiers à signer une
pétition, participer à un débat télévisé
UNE PERSONNE … « Puisque ces personnes prestigieuses se
Ce peut être une « star », une célébrité qui uti-
lise un produit (Emmanuelle Béart, Zinedine Zi-
dane ….).
Il n’y a pas forcément de lien entre la star et le 29
Pierre Oléron, l’Argumentation, PUF, p. 85. Pavlov (1849-
produit, mais chez le consommateur, on note un 1936), médecin et physiologiste russe, célèbre par ses travaux
transfert affectif de cette personne sur le produit. sur les « réflexes conditionnés » ou acquis, chez les animaux puis
Il existe un véritable conditionnement qui nous en psychologie humaine.
renvoie aux expériences de Pavlov sur le ré- 30
Jacques Ellul, Histoire de la propagande, p. 88
31
flexe conditionné. « Les personnages presti- Voir la légende napoléonienne dans Le Médecin de campagne,
roman de Balzac (1833)
32
BT2 n° 50, Les héros de manuels d’histoire sous la IIIème
28
Michel Lacroix, Le culte de l’émotion, Flammarion République
11
mobilisent, c’est que la cause à laquelle ils sont Le masque
associés est bonne »33. Dans la vie politique, le candidat, à toutes les
Les publicitaires font le même raisonnement en époques, a toujours soigné, son apparence, sa
engageant des vedettes du spectacle et du sport voix son abord ouvert et cordial. On fait moins
pour vanter tel ou tel produit. Si elles sont moins attention à ce qu’il dit ! Le paraître est essentiel.
connues, on se charge de les présenter comme Le « Prince » 35 peut avoir des défauts, mais
les meilleurs spécialistes du sujet qu’ils défen- l’important c’est qu’il paraisse avoir toutes les
dent qualités. « Car le peuple se prend toujours aux
apparences » (chap. XVIII). « Gouverner, c’est
On est souvent influencé par le prestige d’un
faire croire », nous dit Machiavel.
maître, d’une « autorité », y compris dans le
domaine de la recherche scientifique : on lui fait Les recruteurs de la secte Moon reçoivent des
confiance sans le moindre recul, sans le moindre conseils très proches : « Il faut impressionner les
examen critique. Magister dixit, « le maître l’a gens par notre calme, notre sûreté, notre
dit ».34 Cette soumission à l’autorité ne doit pas concentration… Nous devons avoir une
être confondue avec « l’argument d’autorité ». confiance absolue en ce que nous disons. Nous
(voir p.18) devons parler avec des sentiments forts. Donnez
à votre visage, particulièrement au regard, à la
La personnalisation peut aller jusqu’à la fascina-
bouche, une expression qui fasse impres-
tion, ce qui arrive fréquemment dans les sectes :
sion. Nous savons bien que nous sommes supé-
les adeptes se projettent sur leur chef, « mage »,
rieurs aux autres, mais nous devons garder une
« gourou », fondateur, à qui on prête des pou-
attitude humble. Personne ne doit avoir l‘idée de
voirs surnaturels, ou des talents de guérisseur, et
perdre quelque chose. Il faut que les gens aient
qui exige une obéissance absolue. Sans même
l’impression qu’ils vont gagner quelque chose en
l’exiger, son prestige fait que cette obéissance va
nous écoutant. » 36
de soi, jusqu’à la soumission totale.
Persistance de l’image du père ? Importance en
tout cas d’un certain type d’éducation, plus pro- Une relation personnalisée
che du dressage : soumission au père, à La manipulation passe parfois par le contact
l’instituteur, au professeur… On suit son ensei- physique. « Lorsqu’un expérimentateur travesti
gnement, ses préceptes, on l’imite, on répond en « démonstrateur de pizza » touche l’avant-
sans hésiter à ses caprices de tous ordres. On bras des personnes à qui il propose de goûter un
le suit parfois jusqu’à la mort : voir les suicides échantillon, la chance que celles-ci acceptent d’y
collectifs de l’Ordre du Temple Solaire. Où est goûter effectivement augmente considérable-
passée la liberté du disciple ? ment. Mieux, ces personnes, celles qui ont été
touchées, sont plus nombreuses à se présenter à
la caisse pour acheter le produit. » 37
Le recruteur s’adapte donc à tout public, change
de discours avec chacun.
Pour cela, il doit être doté d’une bonne intuition
psychologique, d’une bonne écoute d’autrui : « Il
faut… savoir lire sur un visage ».
Le discours doit être assuré, sans la moindre
hésitation, ou remise en question. « Il faut im-
pressionner les gens par notre calme, notre sûre-
té, notre concentration… » 38 Le doute ne doit
pas effleurer l’auditeur.
Quel que soit le domaine, le recruteur ( ce pour-
rait être un « commercial ») doit personnaliser la
relation, montrer son vif intérêt (apparent) pour le
candidat (pour le client) :

1917 : propagande de l’armée américaine pour l’engagement dans le


conflit (il n’y avait pas de service militaire obilgatoire) 35
« L’Oncle Sam », image moralisatrice des USA, s’adresse à nous sans Le Prince, traité de philosophe politique de Machiavel (1513)
36
détour. J.-M. Abgrall, op.cit., p. 134
37
Expérience rapportée par Robert-Vincent Joule et Jean-Léon
Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes
33
Pierre Oléron, L’Argumentation, p.81 gens, Presses universitaires de Grenoble, 1987.
34 38
Formule employée souvent au Moyen-Age, le « maître » in- Jean-Marie Abgrall, La mécanique des sectes, Payot, 2002, p.
contesté étant le philosophe grec Aristote. 133
12
« - mettez les gens dans votre poche en leur
parlant des sujets qui les intéressent, et en pre- Tout cela repose sur l’hypocrisie et le mensonge
mier lieu d’eux-mêmes ; : on peut seulement se demander dans quelle
- donnez l’illusion d’être sincère en ayant un dis- mesure ce mensonge est toujours conscient, ou
cours qui coïncide le plus souvent possible avec si le mage, le Prince, le séducteur ne se mentent
celui de votre interlocuteur ;[ …] pas en partie à eux-mêmes.
- avancez toujours deux pensées pour obtenir un
consentement sur au moins l’une des deux.
- séduisez toujours, dominez sans le laisser APPEL A LA SEXUALITE
paraître ». 39
(explicite ou implicite)
D’où l’accent mis sur la politesse : « La parole
polie et les tics de politesse opèrent une capture Publicité et sexualité font bon ménage depuis
émotionnelle et scellent un consensus de senti- longtemps. En juillet 2001 un rapport ministériel
ments » (Conseils de la secte Moon). sur l’image des femmes dans la publicité a pro-
Politesse ? l’hypocrisie ? Ne jamais heurter de posé des mesures pour « endiguer les dérives »
front son interlocuteur, ne pas vexer son amour- lorsque certaines campagnes publicitaires
propre, répondre en partant des points sur les- « franchissent la ligne jaune » et donnent une
quels on est d’accord, avant de passer aux dé- image dégradante de la femme. Mais cette ligne
saccords. L’adversaire… « voit qu’il ne se trom- jaune évolue avec le temps. Ce qui paraissait
pait pas, et qu’il manquait seulement à voir tous autrefois une audace ( voir la campagne
les côtés ; or on ne se fâche pas de ne pas tout « Demain j’enlève le haut », en 1981, par
voir, mais on ne veut pas s’être trompé ». 40 l’afficheur Avenir) devient banal au bout de quel-
ques années : en 1971, Yves Saint Laurent, pour
Le nouveau converti se retrouve très vite dans un vanter son dernier parfum, posait nu mais il ne
cocon protecteur et rassurant, ainsi que le dé- montrait pas son sexe. En 2002, la même mar-
crit un ex-adepte de Moon : « vous êtes la per- que propose pour son nouveau parfum un mo-
sonne la plus importante du monde. Vous êtes si dèle entièrement nu et de face.
heureux d’être enfin reconnu pour ce que vous
êtes. Le groupe est très dévoué et vous ne sau-
riez rien faire qui puisse le contrarier » C’est la
phase de captation qui consiste à « submerger le
STIMULATION DE
sujet de liens affectifs qui le rassurent et lui don- L’INSTINCT GREGAIRE42
nent le sentiment d’appartenance à un groupe…
une famille de substitution plus accueillante et L’exaltation de passions fortes peut être positive
compréhensive que la famille naturelle »41. Cette s’il s’agit par exemple de l’amitié entre les peu-
intégration sera souvent renforcée par des céré- ples, de la solidarité… Mais elles peuvent avoir
monies d’initiation pendant lesquelles le nouveau des conséquences plus discutables, comme
est accueilli à bras ouverts. l’exaltation exclusive de la nation.
…………………………………………………………… Cela passe par l’organisation de grands specta-
Un truc parmi d’autres, qui se perpétue à travers les cles, de grandes fêtes : défilés qui créent une
siècles : manifester sa vive considération pour le émotion collective, frappent l’imagination mais
client en l’interpellant par son nom, grâce aux servi- qui peuvent détourner l’attention du peuple des
ces d’un « nomenclator » qui vous souffle le rensei- vrais problèmes. Après plusieurs mois de prépa-
gnement ! C’est dans le manuel de campagne ration (diffusion de gravures, vente de souvenirs :
électorale de Quintus Cicéron, adressé à son frère, pavés sculptés en forme de Bastille…) la Fête de
il y a 2000 ans. Napoléon avait lui aussi l’équivalent la Fédération rassembla 200 000 personnes le
d’un « nomenclator » lors des revues, et cérémonies 14 juillet 1790. La prise de la Bastille devint le
officielles. mythe fondateur de la révolution. Autre cérémo-
Que fait d’autre le commercial de nos jours quand nie révolutionnaire : la Fête de l’Etre suprême le
vous apprenez que vous avez bien de la chance ! 8 juin 1794, qui devait aboutir à la création d’une
« Cher Monsieur Untel, Vous avez été sélectionné religion nouvelle.
…et vous gagnez … » Votre nom est même répété Les régimes et les organisations totalitaires ont
plusieurs fois dans le corps de la lettre. repris ces pratiques : défilés du 1er mai à Mos-
…………………………………………………………… cou, rassemblements nazis à Nuremberg de

39
L.Bellanger, La persuasion, PUF, 1992
40 42
Blaise Pascal, Pensées. Identification à un groupe, une communauté, une nation
41
J-M. Abgrall, loc cit., p. 156
13
1933 à 1944, défilés actuels du Front national le « Quand un nouveau arrive au collège …s’il a un
1er mai devant la statue de Jeanne d’Arc. super beau T-shirt et des super belles baskets
Nike, on se dit, celui-là, on va lui adresser la pa-
L’effet de groupe est également exploité dans les
role » 46.
sectes : par de longues cérémonies, par la répé-
……………………………………………………………
tition hypnotique de formules, par des chants,
Recherches :
des musiques appropriées, le nouvel adepte est - rassembler un certain nombre de publicités ;
ébranlé par une émotion collective qui lui paraît chercher un principe de classement.
authentique. - Se renseigner sur l’opération « Rentrée sans
…………………………………………………………… marques », par l’association Casseurs de pub (
Un procédé courant dans le monde du spectacle (théâtre, consulter le site www.antipub.net).
émissions publiques de télévision, etc.) consiste à chauf- - Autre référence : No logo, La tyrannie des mar-
fer la salle grâce à quelques personnes rémunérées qui ques, de Naomi Klein (Actes Sud, 2002)
ont pour rôle de déclencher les applaudissements aux ……………………………………………………………
moments voulus ( ce qu’on appelait la « claque » dès le
XIXème siècle). Les femmes sont souvent soucieuses de leur
« Pour qu’une émission soit jugée bonne, il faut absolu-
ligne. La mode de la minceur est souvent ex-
ment que le public applaudisse à chaque fois que quel-
qu’un dit quelque chose. Comme pour exorciser la peur du ploitée dans des magazines, des émissions de
vide, du blanc à l’antenne », reconnaît Frédéric Beigbeder, télévision, sans réflexion critique sur cet idéal,
très surpris et déçu par son expérience de télévision et la très lié au monde occidental, sans réflexion non
43
manière dont sont fabriquées certaines émissions. plus sur les dangers possibles de certains régi-
…………………………………………………………… mes amaigrissants.
L’émission J’ai décidé de maigrir (M6, janvier
2003) a renforcé le procédé d’identification en
IDENTIFICATION À UNE faisant appel à des candidates dont on suit la
tentative sous forme de feuilleton, à la façon d’un
CATEGORIE SOCIALE reality show.
Les publicitaires étudient soigneusement des
clientèles qu’ils ont choisi de cibler en priorité,
et adaptent leur message et leurs publicités à CONVIVIALITÉ
ces divers publics : un groupe ethnique, « les » La manipulation peut venir d’une mise en condi-
enfants, « les » femmes, etc. tion conviviale, euphorisante : c’est la pratique
Les enfants en principe plus malléables, plus devenue ba-
faciles à séduire, sont particulièrement visés : nale des re-
« Ils sont aujourd’hui des consommateurs et se- pas d’affaires,
ront demain des acheteurs ; ils constituent un des réunions
vaste marché pour vos produits. Entichez ces de vente avec
enfants de votre marque et ils insisteront auprès dégustation,
des parents pour qu’ils achètent »44 Les marques des petits
font de plus en plus d’efforts pour s’adresser au déjeuners
jeune public, en tablant sur les modes. Elles pour la
s’introduisent sur les cahiers de textes, les trous- presse qui
ses, les cartables, les sacs à dos… Elles sponso- visent à pro-
risent des manifestations sportives, s’intéressent voquer une
au rap et à la hip-hop, font distribuer des tracts à certaine dé-
la sortie des établissements scolaires. « Les en- tente, une
treprises comptent sur le phénomène de conta- situation
gion et d’imitation, très présent chez les adoles- agréable, une
cents »45, toujours très soucieux de faire comme écoute plus
les autres. attentive. « Il
C’est tout un conditionnement à une culture n’est pas ju-
commerciale mondiale qui semble efficace grâce dicieux
à l’attirance des jeunes pour les marques : d’entreprendr
e de convain-
43
Le Monde, 16 novembre 2002
44
Cité par Vance Packard, La Persuasion clandestine, Calmann-
46
Lévy, 1984. reportage de Martin Messonnier sur Arte du 9 mai 03 : Mc
45
Laurent Girard, Le Monde, 10.9.2002 World, la culture des marques)
14
cre quelqu’un qui est préoccupé, pressé, affa- L’EXPLOITATION DE LA PEUR
mé »47. Les fêtes, les kermesses de partis politi-
ques, de syndicats, avec des artistes, des musi- Technique particulièrement efficace, celle des
ciens, reposent sur le même principe. pouvoirs forts, mais aussi des terroristes 52. Quant
au recruteur de secte, il s’attache à développer
N’oublions pas enfin l’utilisation d’avantages
chez le candidat un sentiment d’angoisse, en lui
matériels : distribution de terres, d’argent , de
rappelant par exemple des souvenirs pénibles.
nourriture, places gratuites de spectacles… Les
empereurs romains dispensaient le pain et les La peur est facile à déclencher. Elle vient du
jeux de cirque pour occuper les nombreux jours fond des âges, liée à la survie dans des milieux
de fête (jusqu’à 175 dans une année). Il fallait hostiles. Elle reste très importante de nos jours,
nourrir et distraire toute une population de chô- complaisamment développée par de nombreux
meurs pour éviter les révoltes. De plus chaque médias : peur des vols, des agressions, de la
empereur cherchait à faire mieux que le précé- délinquance, des jeunes, des étrangers, des at-
dent. tentats ; dangers du nucléaire, du chômage, des
O.G.M. etc. Les compagnies d’assurances en
profitent et exploitent cette peur. Lors des cam-
HAINE DE LA DIFFÉRENCE pagnes électorales, certains partis politiques mo-
bilisent cette inquiétude diffuse pour attaquer
L’exaltation de la patrie, ou le malheur présent
l’adversaire incapable, selon eux, de trouver de
conduisent souvent à désigner un ennemi offi-
bonnes solutions, et pour gagner des voix.
ciel qui permet de cristalliser l’opinion publique,
de susciter la haine, et l’ indignation. Voir sous la Quelques moyens servent souvent à renfor-
Révolution, la propagande contre les Emigrés, ou cer la peur.
contre les Chouans. Ou au XXème siècle la pro-
pagande contre « les » Boches, etc. Cela per- - La provocation consiste à inciter par divers
met de mettre en mouvement toute une partie de moyens un individu ou un groupe à commettre
l’opinion qui va chercher à se venger de ses diffi- des infractions. Certains partis ont parfois utilisé
cultés du moment (chômage, pauvreté ..). On la provocation, par exemple en payant des
oublie les problèmes économiques. Mais la ma- « casseurs » qui s’infiltrent dans une manifesta-
nipulation doit être habile : « il faut que cet en- tion, un défilé, poussent aux violences, entraî-
nemi soit assez proche et relativement connu, ne nent la répression, et surtout suscitent la répro-
soit pas trop puissant, qu’il soit suffisamment bation et la peur de l’opinion (si une élection a
différent du peuple »48. lieu quelques jours après, l’efficacité est assurée
en faveur des défenseurs de l’ordre !)
On retrouve là le procédé du « bouc émis-
saire » ( rendre une personne ou un groupe res- - La technique du secret est pratiquée par
ponsable de tous les malheurs 49). Le pluriel gé- exemple par l’Inquisition 53et les « chasseurs de
néralise et englobe sans nuance toute une caté- sorcières au XVIIème siècle. « Les juges restent
gorie de personnes, en créant des stéréotypes secrets, on a même soutenu que parfois ils igno-
(« les » Arabes, « les » Juifs, « les » jeunes, etc.) raient eux-mêmes le nom de l’accusé… L’accusé
C’est un des critères de l’attitude raciste.50 ne sait pas qui l’accuse ni même parfois de quoi
exactement on l’accuse »54. Des rumeurs ré-
Même comportement dans les sectes : « La lutte pandues volontairement dans le public renforcent
contre un agresseur supposé accentue l’ambiance de terreur.
l’appartenance au groupe et accélère la fusion à La BT2 n°184 montre comment fut organisée
l’intérieur du nouveau corps social. Les doutes une chasse aux sorcières au Pays Basque, au
qui pourraient être émis par l’adepte seraient XVIIème siècle. Les sorcières de Salem, pièce
présentés comme autant de signes de collabora- de théâtre d’Arthur Miller (1953), évoque
tion avec l’ennemi, ce qui entraînerait le déve- l’atmosphère de terreur et de secret développée
loppement d’un fort sentiment de culpabilité.» 51 par les Puritains anglais du XVIIème siècle.

47
Pierre Oléron, L’Argumentation,, p. 113
48
Jacques Ellul, op.cit. p. 84
49
Par allusion à la coutume biblique qui consistait à charger un
52
bouc de tous les péchés d’Israël. Voir BT2 n°209, Les terrorismes
50 53
La revue Hermès, n°30 (CNRS, octobre 2001) analyse les Organisme judiciaire créé par la Papauté dès le XIIIème siècle
stéréotypes dans les relations Nord-Sud pour lutter contre les hérésies chrétiennes
51 54
J.-M.Abgrall, op.cit., p. 160. Jacques Ellul, op.cit., p.40
15
……………………………………………………….. Mais la peur peut prendre des formes plus dou-
Rumeur : « information non vérifiée qui circule dans un ces : le trac par exemple, qui paralyse la parole
groupe donné à un moment donné. Une rumeur n’est pas d’un invité à la radio, à la télévision. Trac très
forcément fausse » (Jean-Noël Kapferer). souvent provoqué par les questions agressives
Toutefois, selon les spécialistes, une rumeur est rare- ou impertinentes d’un journaliste qui cherche un
ment une manipulation volontaire. Les mécanismes du
affrontement, un spectacle violent, plus qu’un
« plus vieux média du monde » sont maintenant bien étu-
diés, depuis le livre d’Edgar Morin sur la Rumeur débat serein. Il essaie de déstabiliser l’invité pour
d’Orléans (1969) jusqu’à ceux de Jean-Noël Kapferer, l’amener plus facilement là où il veut. Autre
Rumeurs (1987) Jean-Noël Renard, Rumeurs et légendes exemple : dans une situation d’examen, dans un
urbaines (1999), etc. entretien d’embauche, le membre du jury, ou le
Quelques exemples de rumeurs : la disparition de jeunes chef du personnel se plait parfois à impression-
femmes dans l’arrière boutique de certains commerçants ner le candidat.
(rumeur toujours persistante dans de nombreuses villes de
France) ; les seringues infestées du virus du sida trouvées - La peur obsessionnelle des complots :
sur des sièges de cinémas ; la rumeur d’Abbeville en elle est très efficace auprès de personnes fragi-
2001(« on a inondé la Somme pour sauver Paris ») ; au- les. Ignacio Ramonet évoque la « conspiration »
cun avion ne se serait abattu sur le Pentagone le à propos de la révolution roumaine : « La préten-
11septembre 2001 ; l’explosion de l’usine chimique AZF, due conspiration est celle des hommes de la
le 21septembre 2001, à Toulouse, serait due à un attentat,
Securitate décrits comme innombrables, invisi-
etc. Lorsque se produit un événement inhabituel, on ac-
bles, insaisissables ; surgissant la nuit, à
cepte difficilement l’explication la plus logique. On a ten-
dance à y voir un phénomène mystérieux, œuvre de com- l’improviste, de souterrains labyrinthiques et té-
ploteurs et de manipulateurs : « crime par personnes in- nébreux, ou de toits inaccessibles ; des hommes
terposées, crime parfait car sans traces, sans armes, sans surpuissants, surarmés, principalement étrangers
55
preuves » . (Arabes surtout, Palestiniens, Syriens, Libyens),
En fait, selon les enquêtes, la plupart des rumeurs sont ou de nouveaux janissaires […] capables de la
spontanées, révélatrices de l’opinion dominante : an- plus totale cruauté, comme par exemple d’entrer
goisse, sentiment d’exclusion, crainte de la différence… dans les hôpitaux et de tirer sur les malades,
…………………………………………………………… d’achever les mourants, d’éventrer les femmes
enceintes, d’empoisonner l’eau des villes… » 58
- La technique de l’incertitude était régulière- L’accusation de complot est un procédé particu-
ment employée dans les procès des régimes lièrement commode : pas besoin de preuves,
totalitaires. L’accusé ne sait jamais exactement puisque un complot est secret ! On a noté
ce qu’on lui reproche. 56 l’abondance du mot « menace » dans les propos
de M. Le Pen. Mot qui englobe un certain nom-
- Les châtiments doivent être publics pour
bre d’obsessions comme : le communisme,
impressionner le peuple. C’est encore mieux
l’immigration, le sida, l’insécurité …59
quand on obtient du condamné ( à force de tortu-
res et de pressions physiques ou morales) un
aveu, un regret, une rétractation (déclarer qu’on Emotion provoquée
n’a plus l’opinion que l’on avait exprimée jusque par certaines images
là), ce qui n’empêche pas l’exécution de la L’émotion est souvent provoquée par la des-
peine. Quelques exemples : les grandes céré- cription, ou la représentation de faits frap-
monies punitives de l’ Inquisition, les bûchers du pants, voire violents : un fait bien exploité et
Moyen-Age pour les sorcières, les exécutions mis en valeur peut avoir un impact bien plus
publiques dans les régimes totalitaires. Les auto- considérable qu’un long exposé. La force mani-
rités espèrent que ce spectacle aura une action pulatoire de la télévision tient à des « images
salutaire, « exemplaire ». choc » : le passage en boucle des images sur
Mais cela peut déclencher des réactions bestia- l’attentat du 11 septembre 2001 contre les Twin
les du public, de la haine contre les déviants, les Towers de New York a donné à l’événement une
prétendus « traîtres », les hérétiques 57 dimension mondiale. La répétition de ces images
On achetait à prix d’or l’accès à une fenêtre pour avait un pouvoir de fascination hypnotique. Cette
assister au « spectacle »… Devant ces excès, la émotion a été utilisée ensuite par le gouverne-
publicité des exécutions capitales fut interdite en ment américain pour justifier sa volonté de ven-
France. geance. « Le journal télévisé […] a replongé peu
à peu l’information dans le marécage du pathéti-

55
J.N.Kapferer, op.cit.,p. 33. 58I. Ramonet, La tyrannie de la comunication, p. 194
56 59
Voir l’Aveu, d’Artur London (1968) Stéphane Wahnich et alii, Le Pen, les mots, analyse d’un dis-
57
Guiraud, Histoire de l’Inquisition au Moyen Age cours d’extrême droite, Le Monde éditions.
16
que. Il a établi insidieusement, une sorte de nou- A peine quelques morts au générique ») et sur la
velle équation […] : si l’émotion que vous ressen- chaîne Al-Jazira (« horreur souvent surexploitée,
tez en regardant le journal télévisé est vraie, gros plans insistant sur le sang, les plaies, im-
l’information est vraie ». 60 Mais qu’est-ce qu’une primant à la rétine des images à la limite du sou-
émotion « vraie » ? et quel rapport avec une tenable»)62
réalité infiniment plus complexe, liée à tout un
Certains témoignages peuvent susciter une
contexte ? Et surtout, l’émotion, l’indignation,
très forte émotion. Peuvent-ils pour autant cons-
la colère peuvent-elles remplacer la ré-
tituer par eux-mêmes des preuves ? La douleur
flexion ? suffisent-elles pour prendre une dé-
qui s’y exprime n’est pas automatiquement un
cision ?
critère de vérité.
Pourtant Jean-François Monnet, grand reporter à
TF1 revendique le droit de tout montrer, sans Dans bien des cas (en particulier dans les sec-
limite : « Les spectateurs sont capables de faire tes), il ne s’agit plus de recettes ponctuelles,
le tri. On nous accuse parfois d’être voyeurs, mais d’un conditionnement global, d’un effort
c’est une critique que j’accepte, nous sommes pour modifier complètement le comportement du
même des voyeurs professionnels. Je ne vois nouvel adepte. On l’oblige à un changement
pas pourquoi (…) on pourrait parler de génocide total de règles de vie (alimentation, sommeil,
et ne pas montrer les images d’un génocide. Ou travail, loisirs, sexualité, etc.) qui lui fait perdre
alors les Américains n’auraient pas dû tourner les tout repère. On le force à changer de lieu : il
images de charniers à leur arrivée dans les quitte son milieu pour un monastère, un ashram,
camps de concentration. »61 Ces images sont parfois à l’étranger. C’est une coupure totale
terribles, mais restent des preuves. avec tous les liens affectifs antérieurs, avec sa
famille, son milieu socio-professionnel. Il ne lui
Le procédé est contestable et manipulatoire
est pas possible d’écrire, ou de téléphoner à sa
dans la mesure où elles sont forcément le résul-
famille sauf une fois par an (c’est la règle chez
tat d’un choix (voir p.21 : le tri de l’information). Il
les Mormons).
suffit de comparer le traitement de la guerre
contre l’Irak selon une télévision américaine :
(« Sur Fox News, elle a pris le visage d’une su-
perproduction hollywoodienne, remplie de GI
virils et de populations irakiennes reconnaissan-
tes.

60
I.Ramonet, loc.cit., p. 35
61 62
Télérama, 3 octobre 2001 Télérama, 23 avril 2003
17
LA MANIPULATION DU DISCOURS
Si la manipulation est particulièrement efficace qui lave plus blanc » ( que quoi ?) est une com-
quand elle s’adresse aux émotions, à l’affectivité, paraison incomplète.
aux pulsions inconscientes, elle agit aussi à un C’est le danger des messages courts, des slo-
niveau en apparence plus rationnel et maîtrisa- gans, les mots d’ordre, des « petites phrases ».
ble : Un programme politique exige des développe-
- dans l’argumentation ments importants et longuement argumentés.
- dans le traitement de l’information (p.20) Mais c’est long, ennuyeux, parfois difficile (dans
- dans l’utilisation des procédés de rhétorique le domaine économique par exemple). D’où
(p.23) l’invention de formules condensées, faciles à
retenir, à démultiplier, à répéter par voie
d’affiches, dans les manifestations et défilés. Ces
LES PIÈGES formules prennent l’apparence d’une vérité,
d’une évidence, alors que ce sont des croyances.
DE L’ARGUMENTATION Exemples :
L’argumentation, nous l’avons vu, concerne La force tranquille.
l’opinion, et la confrontation des opinions. La fracture sociale
- Elle suppose un destinataire individuel ou col- La France aux Français.
lectif (lecteur, groupe, auditoire, jury, foule …)
La prison change…Changez- la avec nous
dont elle prend en compte le caractère, les habi-
tudes de pensée, les émotions, les croyances. La France d’en bas
Ce destinataire a son langage, sa compétence,
ses opinions propres ; si bien qu’une argumenta- Lénine voyait pourtant dans le « mot d’ordre »
tion qui marche pour un auditoire peut ne pas une portée positive : pour lui, il condense la ligne
marcher pour un autre. La démonstration au politique du moment. Il a pour but de « faire
contraire doit fonctionne quel que soit le destina- s’exprimer les désirs latents sur le thème le plus
taire. favorable, en vue de l’orienter »64. Exemple : le
-. L’argumentation - à la différence de la démons- mot d’ordre lancé en 1917 : «La terre et la paix».
tration - en reste au vraisemblable, s’appuie sur Il est vrai aussi que certains slogans sont bien
des exemples qui n’ont pas la solidité de preuves trouvés et forcent à réfléchir : « Vous prenez ma
scientifiques. place, prenez aussi mon handicap » peut-on lire
- L’argumentation utilise la langue de tous les sur des emplacements de parking réservés aux
jours et non un langage rigoureux comme celui handicapés.
des mathématiques. « Ses propositions sont
donc souvent vagues ou ambiguës », à cause L’argument d’autorité
de l’imprécision de la langue, et des nombreuses
Il n’est pas réservé aux idéologies, aux systèmes
figures de rhétorique (métaphores, litotes, ironie
autoritaires, aux religions, aux sectes, aux
…)
croyances. Quel que soit le domaine, il est im-
- « Dans l’argumentation, le lien logique n’est
possible de s’en passer : on ne peut tout vérifier
pas contraignant : il est seulement plus ou moins
par soi-même, non par paresse mais parce qu’il
fort. Il en résulte que la conclusion est rarement
est plus facile de suivre les voies déjà recon-
invincible, qu’elle peut être réfutée par une autre
nues.
argumentation. Cela ne signifie en rien que tou-
On fait confiance à l’opinion de l’expert, du spé-
tes se valent, mais seulement qu’une argumenta-
cialiste, du critique littéraire, du critique de ciné-
tion est plus ou moins valable, sans qu’aucune le
ma, d’un homme célèbre. Ce ne sont que des
soit absolument ». 63
opinions. Même dans un ouvrage scientifique - et
c’est plus critiquable - l’auteur fait référence à
Arguments volontairement ambigus. des sources qu’il n’a pas toujours eu le moyen de
L’ambiguïté se prête aux interprétations multiples contrôler.
et aux insinuations. Le « Je vous ai compris » du Dans la recherche scientifique, l’argument
Général de Gaulle à Alger fut compris de plu- d’autorité existe : il arrive qu’on suive l’autorité du
sieurs façons selon les auditeurs. « La lessive patron… parfois par intérêt de carrière, ou par
solidarité !

63 64
D’après Charles Perelman, résumé par O. Reboul, op.cit.p.66) J.Ellul, op.cit., p. 120
18
Dans l’enseignement, on fait en principe on oppose des termes – blanc ou noir, innocent
confiance au professeur parce que c’est le pro- ou coupable, démocrate ou fasciste – sans re-
fesseur, en tant que détenteur de la connais- marquer qu’il peut logiquement y avoir un troi-
sance. Toutefois dans un débat, l’enseignant doit sième terme. Par exemple, il n’est pas coupable,
être discret, pour arriver à un véritable échange en ce sens qu’il n’a pas commis de crime, mais il
dans une situation de communication. Il intervient n’est pas innocent puisqu’il l’a suggéré. Bref une
seulement pour redresser une erreur manifeste, alternative qui ne repose pas sur une contradic-
apporter une information qui manquait , aider à tion logique – blanc ou non blanc – n’est une
synthétiser une conclusion provisoire. Sans ces preuve que si elle est elle-même prouvée, si l’on
précautions, il peut manipuler complètement le a montré qu’il n’est pas d’autre choix »67.
débat.
C’est ainsi qu’une vision manichéenne du monde
On peut même utiliser l’autorité de l’adversaire : est à la base de bien des manipulations.
« On peut dire « Vous parlez comme l’ennemi », Vision simpliste et commode qui repose sur des
ce qui disqualifie l’ensemble du discours par un jugements catégoriques sur ce qui est bien et ce
argument a contrario : « Hitler disait la même qui est mal.
chose ». Ensuite on peut dire : l‘ennemi lui-même Voir la liste des « états voyous » et de « l’axe du
admet ceci, argument a fortiori qui suggère que Mal » par le président américain Bush.
vous, vous auriez mauvaise grâce de ne pas
Mais l’art suprême de la manipulation, c’est de
l’admettre. » 65 Un proverbe, une maxime relè-
nous faire croire que nous sommes libres
vent de l’argument d’autorité : il s’impose à nous
d’adhérer ou de refuser l’opinion présentée :
du fait de leur forme, ou de leur ancienneté, ou
« faire croire à l’auditoire qu’il a totalement le
de leur anonymat « lequel est comme une garan-
choix. C’est en général à ce moment précis qu’il
tie de consensus, de chose jugée. Or la sagesse
cède le plus facilement aux instances de l’orateur
des nations ne constitue en rien un système co-
ou du demandeur. la différence, dans ce cas,
hérent. Tout proverbe, toute maxime peut être
entre argumentation et manipulation tient à ce
contré par une autre formule : Prudence est mère
« faire croire que ». 68
de sûreté , mais : Qui ne risque rien n’a rien »66
N’est-ce pas ce qui arrive souvent dans
l’enseignement ?
Arguments fondés sur l’analogie, la
Le maître sait parfaitement où il veut aller par
comparaison : son jeu gradué de questions.
ils peuvent s’appuyer sur un fait réel ou sur un
fait fictif : Comme le renard de la fable… Ils ne
seraient valables que s’il y avait un rapport rigou-
reusement identique entre les deux éléments
comparés. L’analogie n’est pas à condamner, LES DÉRAPAGES
loin de là : elle a permis bien des découvertes en DE L’INFORMATION
sciences (par exemple l’analogie entre le cœur et
une pompe). Elle peut être positive dans une
La manipulation peut agir non seulement sur
démarche de recherche scientifique et de tâton-
l’argumentation mais aussi sur le contenu de
nement expérimental. Mais bien d’autres analo-
l’information. C’est ce qu’on appelle la désin-
gies ont été sources d’erreurs et de retards.
formation. Elle consiste à travestir une infor-
Comparaison n’est pas raison.
mation fausse en information vraie, avec une
intention délibérément trompeuse. C’est un
Les raisonnements binaires mensonge sur les faits. En mélangeant faits
vrais et faits inventés, il devient très difficile de
Ils consistent à opposer de façon exclusive le décrypter la réalité. Tous les régimes politiques
vrai et le faux, le bien et le mal, l’innocent et le l’ont utilisée, à des degrés divers.
coupable…
« C’est l’alternative, reposant sur le principe du En voici quelques procédés :
tiers exclu : pas de milieu entre A et non A, être les fausses informations : Le procédé n’est
ou ne pas être. Mais un tel argument n’est cor- pas nouveau mais il a été systématisé au XXème
rect que si les deux énoncés sont réellement siècle en particulier dans le domaine militaire
contradictoires. Or dans la plupart des discours, (l’« intox », pour tromper l’ennemi, voir p.8) Très

65 67
O.Reboul, op.cit., p. 68 O.Reboul op.cit., p. 71
66 68
O.Reboul, op.cit., p. 69 P. Breton, op.cit.
19
souvent une guerre, une invasion ont été déclen- Dans le domaine économique : faire courir le
chées par de fausses informations, amplifiées bruit que tel médicament de l’entreprise concur-
par les médias : l’opinion a suivi. Un exemple rente a des contre-indications dangereuses.
parmi d’autres : l’invasion de la Pologne le 1er ……………………………………………………………
septembre 1939, sur l’ordre d’Hitler, a été justi- Deux techniques :
fiée par un mensonge. Des soldats polonais au-
raient attaqué un poste de douane allemand. En Il est devenu facile, grâce à l’informatique, de retoucher
fait, c’étaient des agents nazis revêtus et de maquiller des photos, par exemple : ajouter des
barbes à quelques jeunes d’origine maghrébine pour les
d’uniformes polonais qui organisèrent toute une 70
transformer en dangereux intégristes . Ou bien ajouter
mise en scène. Ce fut le déclenchement de la une spectaculaire coulée de sang sur l’escalier du temple
Seconde guerre mondiale. de Louxor, en Egypte, dans un reportage sur l’attentat
Les « manipulations » de médias - au sens pro- contre des touristes suisses (novembre 1997). Il faut sa-
voir qu’on peut se procurer à moindres frais des « photos
pre, technique - sont très faciles. On peut faire
d’actualité» non seulement truquées, mais mises en scène
dire à quelqu’un le contraire de ce qu’il a dit (voir très loin du terrain.
ci-dessous p.20). Tous les trucages, toutes les Les raisons de cette dégradation sont multiples : censure
malhonnêtetés sont possibles : « la nécessité des autorités militaires, mais aussi prix élevé des agences.
impérative de disposer d’images conduit en effet Lors de la guerre en Afghanistan, impossible de photogra-
à élaborer des faux ou à recourir aux archives de phier ou de filmer les opérations militaires. « Lecteurs et
façon très approximative (comme lorsqu’un cor- téléspectateurs eurent droit des mois durant à une distri-
moran breton fut présenté comme une mouette bution de vraies cartes postales : gracieux ballets de car-
du Golfe victime de la marée noire volontaire- gos militaro -humanitaires, femmes libérées de leur
71
ment provoquée par M. Saddam Hussein), à re- voile,[...] rasages apaisants de barbes musulmanes… »
On peut aussi retoucher un enregistrement sonore. Un
constituer des scènes à l’aide de comédiens ou exemple souvent évoqué : l’interview prétendue de Fidel
d’images de synthèse… »69 Castro par Patrick Poivre d’Arvor, en janvier 1992, lors des
Il serait bon que les émissions d’information pré- informations de 20h sur TF1. Ce journaliste n’était pas
cisent toujours l’origine et la date des images présent lors de la conférence de presse, mais il avait in-
d’archives, chaque fois qu’elles sont utilisées. troduit ses questions, après coup, par montage.
C’est ce que les journalistes appellent un
les complots fictifs : « bidonnage » : « Truquer une enquête pour lui donner de
la force, un aspect spectaculaire ou une conclusion qu’elle
Un procédé bien connu de désinformation en n’aurait peut-être pas ; fausser un reportage en travestis-
72
politique est l’invention de complots : cela per- sant certains éléments »
met au pouvoir en place de faire un procès, de ……………………………………………………………
se débarrasser de quelques ennemis politiques,
de quelques rivaux, de faire passer dans la fou-
lée un renforcement des mesures policières . le tri de l’information
Le procédé fut utilisé par de nombreux régimes
totalitaires. L’incendie du Reichstag, en 1933, De toute façon, pour convaincre et argumenter,
permit à Hitler d’accuser les communistes, un choix est indispensable. On ne peut tout dire,
d’effectuer des milliers d’arrestations, et de ren- sous peine de passer à côté, de façon totalement
forcer les mesures répressives. Même procédé inefficace. Mais un tri peut être honnête, si on le
lors des procès de Moscou sous le régime de justifie.
Staline ( 1936). Il y a manipulation à partir du moment où le tri est
Une rumeur peut être un procédé de manipula- orienté dans un certain sens : on saute certaines
informations importantes, qui vont dans un sens
tion (mais c’est rare, nous l’avons vu p.20). Lors
des campagnes électorales, un concurrent peut contraire à notre thèse, qui seraient gênantes.
lancer une rumeur sur la vie privée de son ad-
Dans une campagne électorale, le candidat ne
versaire politique, avec l’intention de lui nuire.
Il y a des exemples lors de chaque élection. Le retient que les aspects positifs de son bilan.
procédé est efficace : il est très difficile de lutter Et l’adversaire ne retient que les côtés négatifs.
contre une rumeur. Dans le domaine financier,
une rumeur de Bourse peut être lancée volontai-
rement pour influer sur le cours des actions d’une 70
société (les revendre au plus haut, les racheter E.Roskis, « Images truquées », Le Monde diplomatique, jan-
vier 1995.
au plus bas …). 71
Edgar Roskis, « Tant de clichés, si peu d’images » , Le Monde
diplomatique, janvier 2003
72
Annick Cojean, « Choc des images, poids des trucages », Le
69
I. Ramonet, p. 49 Monde, 25 juillet 1990, cité par I. Ramonet.
20
En temps de crise, de guerre, ou dans le régimes femmes musulmanes vivant en France ne sont
totalitaires, les gouvernements imposent la cen- pas voilées ? L’effet de grossissement peut avoir
sure73. Le gouvernement anglais de Mme That- des conséquences sérieuses sur l’opinion.
cher avait entièrement contrôlé l’information pen-
dant la guerre des Malouines en 1982. De ……………………………………………………………
même, lors de la guerre du Golfe contre l’Irak en Exercice sur la UNE de plusieurs journaux du
1991, le contrôle de l’information par le Penta- même jour :
gone et l’armée américaine a été total. sélectionner les 3 plus gros titres de chaque jour-
nal ; faire autant de panneaux que de journaux, et
……………………………………………………………
comparer.
Une technique pour assurer le tri : le montage
Le tri des images et du son est indispensable dans les ……………………………………………………………
médias (on retient par exemple de 1’ à 2’ sur 15‘ de prises l’interprétation des faits
de son. L’excellente émission Strip-tease (France 3) re-
pose sur des mois de reportages et ne retient que 50 mi- Le tri des faits n’est jamais neutre, c’est toujours
nutes. L’image donne un effet de réel très particulier. une interprétation. « Ce qui est présenté
Nous avons l’impression de voir une copie fidèle de la ré- comme fait est souvent une lecture des évè-
alité. En fait, il y a reconstruction. Malgré cette fabrication,
nements marquée par la crédulité, les préju-
un montage peut être honnête et «vrai», s’il trie
l’essentiel sans déformer le témoignage. C’est un exer-
gés, l’intention du témoin de présenter une
cice de synthèse difficile mais passionnant. Mais le déra- version qui aille dans le sens de ses convic-
page est toujours possible et redoutable. tions, de ses amitiés »74 . Un témoignage en
Il faut en particulier se méfier du micro-trottoir : les per- tant que tel n’a aucune valeur absolue : le sou-
sonnes rencontrées au hasard n’ont pas réfléchi aux ques- venir peut apporter des amplifications, des dé-
tions. Le journaliste ne retient que les réactions qui sor- formations. Notre mémoire est fragile : en toute
tent de l’ordinaire, excessives, pittoresques, ou drôles. Le bonne foi, nous pouvons confondre ou intervertir
résultat est généralement très superficiel. des dates, mélanger plusieurs souvenirs, mélan-
…………………………………………………………… ger des époques, se créer de faux souvenirs
influencés par des récits ultérieurs ( très souvent
la hiérarchisation des informations. des récits familiaux, des lectures, des films) 75.
Les historiens, les hommes de loi essaient
Après avoir trié, choisi, voire censuré les informa-
d’appliquer des méthodes strictes pour vérifier
tions, il s’agit de les ordonner de les classer. Ceci
tout témoignage.
est valable en tout domaine. Dans un exposé,
Il faut multiplier les sources, contrôler les faits.
une plaidoirie, une dissertation, on ordonne les
Un examen critique est indispensable, des vérifi-
faits et les arguments selon le plan le plus effi-
cations sont nécessaires. Un journaliste n’a pas
cace. Les anciens appelaient cette hiérarchisa-
le droit de diffuser de fausses informations. Lors-
tion la dispositio : que mettre au début ? garder
qu’il n’est pas sûr, il emploie par prudence le
le meilleur argument pour la fin ; ne pas accumu-
conditionnel ou des termes d’atténuation (« peut-
ler trop d’arguments, etc. On sait tout cela intuiti-
être… », « il semble que… ») Mais n’est-ce pas
vement dès l’enfance !
une facilité qui lui permet de ne pas prendre de
La manipulation commence lorsque l’on privilégie risque pénal ? Or pris par l’urgence, il n’a pas
une information selon des critères éloignés de toujours le temps, ou ne prend pas le temps de
l’objectivité, par exemple lorsque pendant plu- faire ces vérifications.
sieurs mois – et tout particulièrement pendant
Un certain recul est nécessaire : les journalistes
une campagne électorale - on met l’accent sur
qui ont suivi l’armée américaine lors de sa pro-
l’insécurité.
gression rapide vers Bagdad (mars 2003)
n’étaient pas forcément mieux informés que leurs
Le 18 avril 2002, un vieil homme était agressé à
collègues restés dans des bureaux de rédaction.
Orléans, et sa maison incendiée. Dès le lende-
Leur vision était forcément très partielle, et ils
main et pendant deux jours une avalanche de
l’ont honnêtement reconnu. Stendhal, dans son
reportages envahissait plusieurs chaînes de télé-
roman La Chartreuse de Parme(1839), nous
vision et informait la France entière. Le 21 avait
montre le jeune Fabrice Del Dongo, au beau mi-
lieu le premier tour des élections présidentiel-
lieu de la bataille de Waterloo : il ne comprend
les…
rien à tout ce qu’il voit.
Autre exemple : interviewer longuement aux in-
formations de 20h une jeune femme voilée, n’est-
ce pas oublier que la très grande majorité des
74
P.Oléron, op.cit., p. 75
75
Voir BT2 n° 33, Souvenirs de jeunes pendant la guerre 1939-
73
Voir BT2 n° 275 Censures 1945
21
La télévision peut nous donner l’illusion qu’il suffit World Center à New York en septembre 2001, ou
de montrer les faits pour les compren- pendant la guerre contre l’Irak en 2003.
dre. « Certes il suffit de suivre le ballon pour voir La chaîne Fox News a lancé la technique du
un match, mais la politique n’est pas un match, texte qui défile constamment en bas de l’écran :
les règles du jeu ne sont pas codifiées comme ce qui triple l’information qui passe par les ima-
celles d’un sport. 76» Il faut non seulement trier ges et celle qui passe par la voix du commenta-
les faits, mais les expliquer, les situer, compren- teur. Pas une minute pour nous permettre de
dre le comment et le pourquoi. Tout cela est diffi- reprendre notre souffle !
cile, un effort est nécessaire de la part du journa-
Trop d’information (apparente) tue l’information
liste, mais aussi de la part du lecteur ou du spec-
(véritable). Comme l’écrivait paradoxalement
tateur : « S’informer fatigue, et c’est à ce prix
Jean Baudrillard, La Guerre du Golfe n’a pas eu
que le citoyen acquiert le droit de participer intel-
lieu. 79 Une conséquence grave, c’est que l’on
ligemment à la vie démocratique »77.
passe d’une affaire à une autre, d’un « scoop » à
Les statistiques (taux de la criminalité, du un autre, sans assurer le suivi du premier évé-
chômage, de l’inflation) peuvent servir à manipu- nement, qui pourtant n’est pas terminé, et dont
ler l’opinion, surtout lorsqu’on ne précise pas la les conséquences sont peut-être importantes. Un
nature des faits comptabilisés ou lorsqu’on exemple : combien de morts à l’opéra de Moscou
change les critères de référence, sans le préci- en 2002, lors de la prise d’otages par les Tchét-
ser. Croire, à la suite d’un sondage, avant une chènes ? On a tout su de la prise d’otages et de
élection, que les « jeux sont faits », peut coûter sa résolution, l’évacuation des cadavres des pre-
très cher si on s’abstient d’aller voter. Le débat neurs d’otages tchétchènes et celle des specta-
reste ouvert sur la publication, ou non, des son- teurs-otages gazés ou tués. Puis plus rien : quel
dages les jours qui précèdent les élections, ou a été le sort des spectateurs hospitalisés ? Au-
les jours qui précèdent un vote national, un réfé- tre exemple : y a-t-il toujours des « vaches fol-
rendum : ont-ils une influence ou non sur le les » ?
vote ?

la surinformation
Elle constitue une technique de manipulation
employée par exemple dans les sectes : la satu-
ration d’informations est telle que l’adepte est
incapable d’avoir une attitude critique.
De leur côté, les journalistes sont accablés
d’information venues des agences, des institu-
tions nationales et locales, des divers « services
de communication ». La masse d’informations
diffusées par internet rend illusoire toute vérifica-
tion. Par manque de temps, par fatigue, par lassi-
tude, leur tri n’est trop souvent que la recherche
du « scoop » spectaculaire, aux dépens
d’informations qui auraient dû attirer davantage
leur attention.
A leur tour ils nous accablent d’informations.
Nous aussi, nous restons incapables de faire le
tri. « L’avalanche de nouvelles – souvent creuses
– retransmises « en temps réel » surexcite le
téléspectateur (ou l’auditeur) et lui donne l’illusion
de s’informer. Mais le recul montre, pratiquement Peut-être excédé par l’omniprésence de l’homme politique dans les
chaque fois, que cela est un leurre »78. C’est ain- medias français a tous propos, l’hebdomadaire Courrier international du 2
si que nous avons eu l’illusion d’être informés au 22 août 2007 annonçait au sommaire un numéro « sarkofree ».( la
particularité de ce journal tient à une collecte « différente » des informa-
« en direct » pendant la révolution roumaine en tions, non hexagonale, et tournée vers la presse de très nmbreux autres
1989, ou lors de l’attaque contre les tours du pays)

76
I.Ramonet, op.cit., p 58
77
id, p. 280
78 79
id., p. 207 Titre de son ouvrage, éditions Galilée, 1991.
22
LES RUSES DE LA RHÉTORIQUE appel à nos références, à notre culture, ce qui
nous flatte. L’humour, la plaisanterie, le côté lu-
La rhétorique est l’art de bien parler, art qui dique sont un moyen de nous faire sourire… et
s’appuie sur toute une série de procédés, réper- de mieux faire passer l’incitation à l’achat.
toriés dès l’antiquité.
Certains jeux de mots suscitent le rire, associé
Il y a manipulation dès que le style l’emporte sur
à des préjugés raciaux. Le « Durafour créma-
l’argumentation, la fait oublier et devient
toire » inventé par M. Le Pen, coutumier des at-
l’essentiel. C’est la rhétorique prise dans un
taques contre les Juifs, a entraîné de très nom-
sens négatif, « art de manipuler les gens par un
breuses protestations. L’humour peut être mani-
discours tendancieux et piégé »80 alors qu’elle
pulatoire : « Si l’ironiste se situe au-dessus de ce
devrait être au service de l’argumentation,
qu’il ridiculise, l’humoriste, lui, commence par s’y
comme le recommandait Aristote. Certains pro-
comprendre. D’où sa force persuasive… Il met
cédés de rhétorique sont particulièrement mani-
l’auditoire de son côté parce qu’il lui inspire
pulateurs. Ce sont des condensés, des
confiance et sympathie. 82 »
« précipités d’arguments » selon la formule du
logicien Perelman. En voici quelques-uns. Les jeux sur les sonorités sont fréquents
dans les slogans politiques ou publicitaires. Lors
La litote sert souvent à atténuer ou masquer des événements de mai 68, le « CRS SS », lan-
une réalité négative, condamnable, ou désa- cé par les étudiants lors de leurs affrontements
gréable. Elle consiste à dire moins pour faire avec le service d’ordre, a été jugé excessif, voire
entendre plus. scandaleux par ceux qui rappelaient l’origine des
Exemple : « ce n’est pas très bon » pour dire Compagnies Républicaines de Sécurité, à la fin
« c’est très mauvais ». L’auditeur, en imaginant de la Seconde guerre mondiale.
ce qui manque, a tendance à en rajouter. Autres
exemples : après une rencontre entre chefs Autres exemples :
d’état, déclarer que « la discussion a été fran- I like Ike (j’aime Eisenhower : candidat à la
che » est à traduire par « ils ont été en total dé- présidence des Etats-Unis en 1952).
saccord » ! Lors de la première guerre contre Tonton, laisse pas béton (lors de la se-
l’Irak, en 1990, l’armée américaine contrôlait par- conde campagne présidentielle de François
faitement l’information et avait réussi à persuader Mitterand )
l’opinion - avec l’aide de quelques documents Quand on n’essaie pas, on ne sait pas
filmés - que les bombardements aériens tou- (pour un produit pharmaceutique).
chaient à coup sûr leurs cibles, grâce aux pro- Mettons-nous au Lee
grès de la technique. D’où une expression deve-
nue célèbre : les « frappes chirurgicales », ce qui ……………………………………………………………
devait suggérer qu’elles étaient aussi précises Recherche : Relever des slogans jouant sur les ri-
que dans une opération de chirurgie. La réalité mes, ou les sonorités.
était très différente. Consulter Les mots de la publicité, de Blanche
Grunig, 1991, CNRS
La réticence consiste à « interrompre la phrase Le Français dans tous les sens,
commencée pour laisser au destinataire le loisir d’Henriette Walter, 1988, Laffont
de la compléter[…] pour le mettre dans le coup ». ……………………………………………………………
Elle est utilisée par de nombreux slogans publici-
taires : «la lessive x lave plus blanc ». « La réti-
La répétition, qui pourrait apparaître comme
cence est la figure favorite de la médisance, de
une maladresse, peut au contraire provoquer de
la haine, de la grivoiserie ». 81
vives émotions. Olivier Reboul cite cet exemple :
La connivence consiste à chercher la complici- « Car la France n’est pas seule ! Elle n’est pas
té par des allusions, sous-entendus, détourne- seule ! Elle n’est pas seule ! » (Appel du 18 juin
ments de slogans, plaisanteries de goût parfois 1940 du Général De Gaulle). Par son rythme
douteux. Certains publicitaires récupèrent des ternaire, elle donne un sentiment d’évidence :
thèmes apparemment contestataires, comme la « Ce qui nous paraît étrange et sans fondement
dénonciation de la civilisation de consommation, la première fois – parce que non argumenté –
les inégalités Nord-Sud, le stéréotype de la beau- finit par paraître acceptable, puis normal au fil
té publicitaire, la défense de l’environnement. des répétitions. Cette technique crée l’impression
Critique de la société capitaliste ? En fait c’est un que ce qui est dit et répété a quelque part, très
en amont, été argumenté. La répétition fonc-
80
O.Reboul, op.cit., p. 5
81 82
« p. 52 « p. 61
23
tionne sur l’oubli que l’on n’a jamais expliqué ce gage figé, fait de formules stéréotypées, vides,
qu’on répète »83. loin des réalités et qui excluent toute discussion.
La répétition de formules est un procédé courant
dans les sectes : elle agit par son pouvoir hypno- la manipulation du vocabulaire : certains
tique. « Je peux convaincre n’importe qui de mots sont connotés de façon positive ou néga-
n’importe quoi si je le répète assez souvent et tive ; leur association, par amalgame, entraîne
que le sujet n’ait aucune autre source des jugements de valeur. Tout dépend parfois du
d’information » (Charles Manson, gourou d’une camp où l’on se trouve : êtes-vous « terroriste »
secte américaine). ou « résistant » ? Là où les Palestiniens parlent
de « colonies », les Israéliens parlent
En politique et dans la publicité, la répétition d’« implantations », voire de « bourgades ».
s’applique au slogan : brève formule, très
condensée. Mots à connotation positive mais souvent
Ex : « Touche pas à mon pote ». Ce n’est pas sans contenu réel, sans grand rapport avec les
nouveau : pendant la Troisième guerre punique pratiques : «démocratie participative», «citoyen-
(149-146 avant J.C.) l’homme politique romain neté», «participation », «communauté», «intégra-
Caton l’Ancien terminait tous ses discours, quel tion», « liberté »… Qu’y a t-il derrière ? Le sens
que fût le sujet, par « Delenda quoque Cartha- peut évoluer selon l’époque. Le premier travail de
go » (il faut aussi détruire Carthage). la réflexion philosophique, c’est de définir un
Tchakhotine explique ses effets par le phéno- terme ambigu.
mène du réflexe conditionné, étudié par Pavlov :
« En les accompagnant surtout d’excitations lu- ……………………………………………………………
mineuses, de couleurs criardes, de sonorités L’effet Pygmalion
rythmées, obsédantes, elles créent un état de Certains mots ont un pouvoir inattendu. A l’école, ce-
fatigue mentale qui est propice à lui qui dès le début de l’année est qualifié de « bon
l’assujettissement à la volonté de celui qui exerce élève » a des chances de le devenir réellement. In-
cette publicité tapageuse.»84 Cette « fatigue versement l’élève qualifié dès le départ de « cancre »
mentale » entraîne une baisse notable de l’esprit ne va faire aucun effort et risque de devenir effecti-
critique ! Pour éviter la lassitude et la saturation vement un cancre ! (Cet effet a été vérifié selon de
qui viendraient de la monotonie, les publicistes nombreuses études)86. Un mot peut influer sur le
introduisent de légères variantes qui nous don- comportement.
nent l’impression de la nouveauté. ……………………………………………………………

Le style prétendument clair repose sur la


croyance qu’un « format court », un message de Mots à connotation négative : « fasciste »
30 secondes, ou moins, va être plus efficace est devenu une insulte parfois un peu rapide.
qu’un discours argumenté. Exemple : les flashs Autres exemples : le « lobby anti-nucléaire », « la
d’information sur la plupart des radios. De même secte des écolos délirants », une « faute »
les logotypes, ou logos, sont des dessins faciles d’orthographe (est-ce un péché ?) etc. C’est le
à identifier, qui ont la prétention de « résumer » procédé de l’amalgame, souvent utilisé dans les
en une image simplifiée une firme, une institu- campagnes électorales pour démolir un candidat.
tion. « La clarté séduit. Elle donne l’illusion de Il y a une différence notable entre « agression
s’être adaptée au public, qui n’a pas d’effort à par 3 jeunes » et « agression par 3 jeunes
faire pour accepter ce qu ‘on lui propose. La ma- d’origine maghrébine» qui induit implicitement
nipulation commence quand la clarté n’est plus une opinion raciste passant pour une information.
un simple accompagnement de l’argumentation De même, n’est-il pas malveillant de rappeler,
mais qu’elle s’y substitue ». 85 La prétendue clarté quand il n’y a aucune nécessité pour
remplace le raisonnement. Une explication peut l’argumentation, l’origine religieuse des person-
nécessiter de longs développements, et nes concernées ? « M. X, américain d’origine
d’importantes références au contexte. juive,… M. Y , musulman d’origine maghré-
bine… »)
Le style affirmatif : accumulation d’affirmations
apparemment évidentes, répétitives, sans ana-
lyse, sans références… De nombreux program- 86
mes politiques, sont ainsi écrits en « langue de Voir Pygmalion à l’école, de Jakobson et Rosenthal. Pygma-
lion : roi de la mythologie grecque, qui devint amoureux d’une
bois » utilisée par toutes les bureaucraties, lan-
statue de femme qu’il avait sculptée. La déesse Aphrodite exau-
ça ses prières et donna la vie à la statue. Il put l’épouser. Titre
83
Ph. Breton, op.cit., p. 94 d’une pièce de Bernard Shaw (1912) : comment le professeur
84
Tchakhotine, Le viol des foules, p. 131 Higgins, par ses leçons de phonétique, transforme une femme du
85
Ph.Breton, op.cit., p. 85 peuple en dame de la haute société.
24
Enfin certains mots sont cryptés, détour-
nés par des métaphores, ou des litotes, pour
masquer des pratiques condamnables : « plan
social » (pour plan de licenciement), « solution
finale » (pour extermination d’une communauté),
« détention administrative » (prison pour des
sans papiers), « dommages collatéraux » (pour
civils tués par erreur dans des bombardements
mal ciblés), « nettoyer » ou « sécuriser » (pour
tuer), « pacification » (pour conquête militaire),
« bavures policières », etc. Le quotidien de
l’URSS portait le nom de La Pradva, c’est à dire,
en russe, la « vérité »…du moins la vérité vue
par le pouvoir soviétique !
Georges Orwell s’est inspiré de ce détournement
du vocabulaire dans son roman 1984, en créant
une langue de bois très particulière, la novlan-
gue, gérée par un « ministère de la vérité ».
Bien entendu les professionnels de la publicité et
de la propagande dosent leurs effets, les mélan-
gent, de telle sorte qu’ils sont peu perceptibles
du grand public, devenu plus exigeant et plus
conscient.
Voici les critères d’efficacité d’une campagne
publicitaire donnés par un spécialiste: « être cré-
dible, ne pas exagérer, ne pas mentir, permettre
dans la mesure du possible de vérifier ses di-
res .87»

87
A.Dayan, La publicité, Que sais-je, p. 54
25
COMMENT RÉAGIR ?
Même si le grand public est peu conscient d’être Vous ne devez pas croire que ce que je dis est
manipulé par l’idéologie libérale, la publicité, la vrai . Les notes sont là et vous permettent de
propagande masquée, il semble se rendre vérifier, si tel est votre désir. Personne ne vous
compte intuitivement des manipulations de versera la vérité dans le cerveau. » 89
l’information. L’enseignement ne peut passer par l’ingestion
autoritaire du savoir.
D’où sa méfiance grandissante envers les mé-
dias, envers la politique, comme l’attestent de
nombreux sondages, ainsi que le taux grandis- respecter la laïcité, les croyances et les in-
sant des abstentions, lors des diverses élections. croyances de chacun (elles sont du domaine du
D’où le développement de l’individualisme : « le privé).
repli sur soi, la désynchronisation sociale, des
formes inédites de néo-xénophobie. »88 S’initier à la recherche documentaire,
par une pratique qui permet d’en voir les écueils,
Or, contrairement à certaines opinions défai- à l’occasion des Travaux Personnels Encadrés,
tistes, nous pensons qu’il est possible de ré- des Itinéraires de découverte, par la réalisation de
agir, à condition de commencer, dès le collège dossiers, exposés, expositions…) :
et le lycée. multiplier les sources d’information (livres, revues,
Pour quels objectifs ? par quels moyens ? témoins, documents audio-visuels…).
Essayer d’élargir notre vision des problèmes, de
Développer l’esprit critique par l’éducation dépasser l’horizon local ou national (consulter le
… une éducation qui ne soit pas bourrage de Courrier international, écouter Radio France In-
crâne mais développement de la curiosité, de la ternationale ; l’émission Les Enjeux internatio-
recherche personnelle : « Qu’il lui fasse tout pas- naux, sur France Culture, etc )
ser par l’étamine (par le filtre de l’esprit critique ) Vérifier les sources quand c’est possible.
et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à
crédit » demande Montaigne au précepteur. Ce qu’on trouve sur un site internet n’est pas
« On se persuade mieux, pour l ’ordinaire, par les forcément garanti.
raisons qu’on a soi-même trouvées, que par cel- (Consulter le site hoax.com qui recense les
les qui sont venues dans l’esprit des autres » principales rumeurs et fausses nouvelles).
poursuit Pascal.
Dans un dossier prendre l’habitude de préciser
Ce que Noam Chomski reprend à sa manière en les références. Ne pas se contenter de photoco-
2001 : « La méthode correcte, ce n’est pas pier l’information, éclaircir le vocabulaire techni-
d’essayer de persuader les gens qu’on a raison, que…
mais de les obliger à penser par eux-mêmes […]

89
Noam Chomsky, De la propagande, ( traduit de l’américain),
88
Ph.Breton, p. 10 Fayard 2001
26
……………………………………………………………
S’initier aux médias de façon active, pour en rencontrer les problèmes, les difficultés, ce qui éviterait de les
condamner trop systématiquement : le métier de journaliste est exigeant et difficile, nous l’avons vu.
Quelques techniques :
- réaliser des reportages enregistrés sur magnétophone ou sur camescope (dans le cadre d’une classe, ou d’un club
) pour se confronter au montage : comment trier et couper tout en restant honnête ?
- Réfléchir à l’objectivité de l’information.
- Proposer le résultat de ce travail à une radio associative ( consulter la BT Sonore : Pratiquer la radio, PEMF).
- Réaliser un journal de classe ou participer au journal de l’établissement, ce qui conduira à découvrir et à respecter
les règles professionnelles : vérifier et recouper ses informations, ne rien affirmer sans preuve, proscrire l’injure et la
diffamation, donner la parole aux personnes mises en cause, respecter leur vie privée…
(voir Faire son journal au lycée et au collège, par Odile Chenevez et le CLEMI, CFPJ ; Fichier Lecture Presse, PEMF)
……………………………………………………………

Approfondir l’argumentation et la rhétorique par la pratique du débat.


Une fois de plus, rien ne remplace la pratique. Elle permettra de réfléchir sur les procédés les plus cou-
rants, les écueils, les dangers de manipulation.
Le débat nous pousse à respecter chacun. Il est normal, lors d’un premier débat dans une classe,
qu’il s’emballe entre opinions opposées, entre les « pour » et les « contre ».
Mais si l’on respecte quelques règles de bon sens, cette pratique peut être très enrichissante.
Cela dit, il ne faut pas redouter l’agressivité dans un débat : elle est moins dangereuse que la guerre !
Mais il y faut une condition : écouter l’autre, ce qui est rarement le cas dans un débat par internet, avec
des interlocuteurs invisibles, très souvent générateur d’incompréhensions, et de conflits graves.
……………………………………………………………
ORGANISER UN DEBAT
- Il peut être improvisé, mais les risques de dérapage sont plus sérieux. Il faut donc le préparer : se documenter
sur la question prévue (C.D.I., bibliothèque, documents audio-visuels qui pourront alimenter le débat ; micro-
trottoir pour recueillir des opinions spontanées, etc.) Se documenter est indispensable si l’on veut éviter d’en
rester aux banalités et aux idées reçues.
- Désigner un ou deux animateurs qui auront une certaine connaissance du sujet et auront à préparer un plan, une
liste de questions (questions ouvertes : qui évitent des réponses schématiques : oui ou non). Ils veilleront à res-
pecter le plan général, à éviter les hors sujets, les retours en arrière trop fréquents.
- Désigner un donneur de parole (qui peut être aussi le gardien du temps). Il notera dans l’ordre les demandes
d’intervention, il incitera les timides à prendre la parole, et les bavards à raccourcir leurs propos.
- La disposition des chaises en rond n’est pas une mode ou une fantaisie, mais une nécessité : il faut que chacun
puisse voir tous les autres.
- Désigner un secrétaire qui notera l’essentiel (un enregistrement est possible mais il faut prévoir ce que l’on
veut en faire : réécoute pour une auto-critique, synthèse écrite, montage pour une diffusion sur une radio, un en-
voi à des correspondants, etc.)
La discipline du débat s’apprend, mais, malgré ces règles, le débat peut dégénérer, les passions se déchaîner,
l’écoute devenir défaillante, la polémique s’installer. C’est inévitable : l’objectivité est-elle possible au niveau des
opinions ? Il est « normal que la cause la moins bonne ait ses avocats, non pas parce qu’elle est juste, mais parce
90
qu’il est juste qu’elle soit défendue ». C’est le principe même du pluralisme et de la démocratie ».
……………………………………………………………..

Les polémiques suscitées par quelques démêlés de sectes avec la justice (Scientologie, Mandarom,
Ordre du Temple Solaire, etc.) ont poussé certains à proposer de définir un « délit de manipulation
mentale ». Cette voie nous paraît dangereuse et inutile : les lois existantes semblent largement suf-
fisantes.

Nous estimons plutôt que la meilleure défense contre les manipulations repose sur tout un travail
d’éducation et des pratiques concrètes. Ces pratiques multiples constituent à notre avis la meilleure
préparation à la vie démocratique, à la participation des citoyens à la vie publique, dans un esprit vigi-
lant et critique, mais dans le respect des opinions de chacun.

90
Olivier Reboul, La rhétorique, PUF, p. 120.

27
POUR EN SAVOIR PLUS
Sur la communication :
BT2 n° 281, La communication.
La communication victime des marchands, Affairisme, information et culture de masse, La Découverte, Le Monde,
1989.
Alain Woodrow, Information Manipulation, Ed. du Félin, 1991
Philippe Breton : La parole manipulée, La Découverte/poche, 2000.
Alex Mucchielli, Les sciences de l’information et de la communication, Hachette, 2001
Sur la propagande
Jean-Marie Domenach, La propagande politique, Que sais-je, 1959
Jacques Ellul : Histoire de la propagande, Que sais-je, 1967
Noam Chomsky, De la propagande, Fayard, 2001
Ignacio Ramonet, Propagandes silencieuses, Folio actuel
Sur la publicité
Bernard Cathelat, Publicité et société, Petite bibliothèque Payot, 1992
Armand Mattelart, L’Internationale publicitaire, éd . La Découverte, 1989
Bernard Cathelat, Robert Ebguy, Styles de pub, Editions d’organisation, 1988
Max Gallo, L’Affiche, miroir de l’histoire (Parangon, 2002)
Association Résistance à l’agression publicitaire, 53, rue J.Moulin, 94300 Vincennes.
Comité des Créatifs contre la publicité et Casseurs de pub, 11 , place Croix-Paquet, 69001 Lyon. Site www.antipub.net.
Sur les sectes :
Max Bouderlique, Comprendre l’action des sectes, EVO, 1995
Jean-Marie Abgrall, La mécanique des sectes, Payot, 2002
Des associations de lutte contre les sectes :
- Le CCMM-Centre Roger Ikor, 19 rue Turgot, 75009 Paris 91
- L’UNADFI (Union nationale des associations de défense de la famille et de l’individu), 130, rue de Clignancourt,
75018 Paris. 01 44 92 35 92
Sur l’argumentation :
Lionel Bellanger, La Persuasion, PUF, 1985
Pierre Oléron, L’argumentation, PUF, 2001
Pierre Oléron, Le raisonnement, Que sais-je , 1996
Bernard Meyer , Maîtriser l’argumentation, A. Colin, 1996
A. Nysenholc, Argumenter, De Boeck Université, 2000
Sur les rumeurs :
Jean-Noel Kapferer, Rumeurs, le plus vieux média du monde, Points, 1995
Jean-Bruno Renard, Rumeurs et légendes urbaines, Que sais-je , 2002
Un site : www.hoaxbuster.com essaie de recenser les rumeurs et canulars qui circulent sur le net. (fausses pétitions,
etc)
Oeuvres littéraires, témoignages
Diderot : Jacques le Fataliste (1773). Un épisode en particulier : le piège tendu par la marquise de la Pommeraye au
marquis des Arcis.
Georges Perec : Les Choses, 1965
Frédéric Beigbeder, 99 francs
Yasmina Khadra : Les Agneaux du seigneur, 1998 ; A quoi rêvent les loups, 1999
Olivier Rollin : Tigre en papier, Seuil, 2002
Une pièce de théâtre :
L’Alchimiste, par la Compagnie Apsaras, 155, rue Naujac, Bordeaux ; 05 56 48 58 05. La pièce démonte et met en
scène toutes les recettes des sectes.
Une émission de télévision (sur la 5)
Arrêt sur image (Daniel Schneidermann) supprimée en juillet 2007 dans la controverse
Des films
Le destin (Youssef Chahine)
Bowling for Columbine (Mickael Moore, Oscar 2003).

91
Roger Ikor, écrivain, perdit son fils de 20 ans victime d’une secte. Il écrivit un témoignage qui suscita de nombreux témoignages analo-
gues. D’où sa décision de créer en 1981 un Centre de documentation, d’éducation et d’action contre les manipulations mentales.
28

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