Vous êtes sur la page 1sur 17

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.

136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
LA QUÊTE DES PARLERS ORDINAIRES

Michelle Auzanneau

Éditions de la Maison des sciences de l'homme | « Langage et société »

2015/4 N° 154 | pages 51 à 66


ISSN 0181-4095
ISBN 9782735120697
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2015-4-page-51.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de la Maison des sciences de l'homme.


© Éditions de la Maison des sciences de l'homme. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
La quête des parlers ordinaires

Michelle Auzanneau
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, Clesthia EA 7345
mch.auzanneau@gmail.com

Introduction
Les parlers dits « ordinaires » font l’objet d’une quête constante depuis
les premières recherches de terrain concernant le langage. Un « parler or-
dinaire » est généralement défini comme un ensemble de traits (des va-
riétés, des langues) utilisés par un locuteur ou un groupe de façon ré-
gulière. Selon les objectifs des chercheurs, il est associé diversement aux
conditions de production des énoncés (à l’« informalité », à la « sponta-
néité »), au caractère local du locuteur (à son « authenticité », à sa « ty-
picité ») et/ou au caractère répétitif et quotidien de certaines relations (à
« l’identitaire », à la « normalité » ou à la « familiarité »). Cet article, en se
centrant sur les travaux portant sur la variabilité langagière, que celle-ci
concerne une ou plusieurs langues, tentera de comprendre les objectifs,
les fondements et la pertinence de cette quête. Après avoir rappelé les
grandes caractéristiques d’approches majeures développées en sociolin-
guistique à l’occasion de cette quête, on discutera de leurs apports et de
leurs limites dans la description et l’interprétation de la catégorie « parler
ordinaire ». On se demandera enfin ce qu’une analyse attentive à la fois
à la variabilité langagière en interaction, à la mobilité du locuteur et aux
mutations sociales apporterait à la compréhension de la production de
l’ordinaire langagier.

© Langage & Société n° 154 – 4e trimestre 2015


52 / MICHELLE AUZANNEAU
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
1. Le parler ordinaire : déterminismes et contraintes sociales
1. 1 Émergence d’une catégorie et recherche d’outils
L’exigence de l’« authenticité » des données orales émerge avec les pre-
mières enquêtes directes, dès le 19e siècle. Elle entraîne en dialectologie
puis en linguistique, des questions méthodologiques liées au recueil des
données. Le locuteur idéal n’est plus, comme dans le cadre des enquêtes
par correspondance du siècle précédent, le notable d’un village. Il est un
« témoin » choisi en fonction d’une certaine typicité locale et d’un prin-
cipe de « représentativité géographique »1 (Bergounioux, 1992). Le parler
ordinaire est ici un parler idéal localement normé. Plus tard, la sociolin-
guistique, qui se définit comme une linguistique de terrain, s’intéresse
à son tour aux corpus oraux et entreprend sa propre quête des parlers
ordinaires. Comme le souligne Chambers (2008 : 6): “The unmonitored
style – casual speech – is the one that sociolinguists want most to study,
and it is the one that cannot be elicited by any foolproof devices”. Les so-
ciolinguistes s’interrogent alors sur les situations dans lesquelles ces usages
peuvent se produire et sur la façon de les observer.

1. 2 Casual speech, choix de code et situation/contexte


Dès les premiers travaux variationnistes, la situation d’enquête et la
présence du chercheur (pouvant être perçu comme un « étranger »,
détenteur de la norme standard) sont vues comme des obstacles à la
production d’un parler spontané. La variation linguistique, et donc la
production d’un tel parler ordinaire sont, en effet, reliées au degré de for-
malité de la situation et à la pression normative en direction du standard.
Nombre de recherches, dans ou hors du domaine variationniste, ont dès
lors tenté d’élaborer des méthodologies permettant de minimiser les ef-
fets du « paradoxe de l’observateur » afin d’accéder au «casual speech» vs
«careful speech». Cette opposition, de même que l’importance accordée
au degré d’attention portée au langage, ont cependant été relativisées au
sein même du courant variationniste (par ex. Trudgill, 1974) tandis que
l’attention portée à l’auditeur a été soulignée (Bell, 1984 ; Giles, 1984).
Mais, en dépit de ces critiques, le « parler ordinaire » demeure une « va-
riété stylistique » dont l’usage est envisagé en termes de réponse à une
situation ou à l’une de ses composantes.
Un tel point de vue normatif est également développé par les travaux
s’intéressant aux « choix de codes » : « langue, registre, variété de langue

1. Le locuteur idéal, souvent âgé, est natif de la zone géographique enquêtée, séden-
taire, et a été peu exposé aux contacts de langues ou de variétés régionales du français.
LA QUÊTE DES PARLERS ORDINAIRES / 53
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
ou une quelconque façon de parler stabilisée et reproductible » (Wald,
1997 : 72), associés de façon stable à des fonctions et donc à des finalités
sociales au sein d’une communauté. S’agissant d’interpréter ces fonctions
et finalités, l’alternance des codes est mise en relation avec des contextes
socioculturels, des statuts des participants et des identités. Qu’elle soit
interprétée en termes de « reflet de l’organisation sociale » ou comme
« un procédé qui permet d’organiser les rapports interpersonnels dans
l’interaction » (Wald, 1997 : 73), l’alternance de codes apparaît ainsi
contrainte par des contextes socioculturels, les statuts des participants et
des identités pré-déterminées (cf. par exemple Fishman, 1972 ; Myers-
Scotton, 1983). Dans cette perspective, le code attendu dans des sphères
sociales telles que la famille ou le groupe de pairs, apparaît comme un
code identitaire et, en ce sens, un parler ordinaire.
Ces études ont en commun de renseigner sur les relations entre lan-
gage et structurations sociales (par exemple classes d’âge, classes sociales,
sexe), contexte (par exemple la formalité) ou certains aspects des relations
et des identités sociales (par exemple positionnements idéologiques, iden-
titaires, relations statutaires). Le locuteur est envisagé comme représentatif
d’un groupe construit par le chercheur et ses usages langagiers sont censés
révéler ceux de ce groupe. Parmi ceux-ci, certains « styles » ou certains
« codes » sont considérés comme plus « ordinaires » pour certains groupes
que pour d’autres. Les critères dont dépendent les productions langagières
sont supposés les mêmes pour tous les locuteurs et tous les groupes. Dans
le cadre variationniste, en particulier, la présence du chercheur est l’un de
ces critères et la relation entre enquêteur et enquêté est rendue particu-
lièrement visible. Elle concerne deux personnes dont les positions sont
inégales relativement à l’activité d’enquête mais aussi, éventuellement, aux
statuts sociaux et aux rapports à la norme légitime (Encrevé, 1976). Mais
ni cette relation ni la situation produite par la rencontre ne font l’objet
d’analyse. Le caractère ordinaire de la situation, de la relation et de l’em-
ploi de traits linguistiques est donc défini a priori par le chercheur. Si, au
contraire des précurseurs dialectologues ou linguistes, les sociolinguistes
en quête des « parlers ordinaires » tentent de comprendre les relations
entre langage et société, ils négligent l’environnement social des locuteurs
et la contribution de ceux-ci à sa définition.

1. 3. L’étude de vernaculaires: une idée du groupe et de ses relations


Le point de vue adopté diffère lorsque la quête de «the ordinary speech
of ordinary people» (Coupland, 2007 : 181) conduit le chercheur à
accéder, par l’immersion, à la vie sociale d’un groupe. Plutôt que de
54 / MICHELLE AUZANNEAU
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
s’intéresser à la distribution de variables linguistiques ou de codes selon
des groupes sociaux différenciés ou selon des situations pré-définies, ces
travaux privilégient l’étude de parlers2 habituellement employés par des
groupes socialement constitués. Labov fait à nouveau figure de précur-
seur, non seulement grâce à son étude du vernaculaire noir américain
à Harlem (Labov, 1972), mais aussi, préalablement, par son étude du
changement linguistique à Martha’s Vineyard (Labov, 1963). Il y met
en évidence le renforcement du caractère identitaire de certaines va-
riantes phonologiques dans une situation socio-économique en pleine
mutation. Nombre de travaux ont suivi cette voie, s’intéressant, avec des
objectifs divers, à des usages monolingues ou plurilingues. Sont ainsi
décrits et analysés la grammaire de vernaculaires, les phénomènes de shift
(Blom et Gumperz, 1972), l’émergence de façons de parler symboli-
sant des identités particulières (Parkin, 1977 ; Eckert, 1989) ou encore
l’usage variable de traits saillants selon les réseaux sociaux des locuteurs
(Milroy, 1980 ; Laks, 1980).
Dans ce cadre, les méthodologies adoptées tentent elles aussi de
minimiser les effets du « paradoxe de l’observateur » mais, influencées par
l’anthropologie, un bon nombre d’entre elles privilégient l’observation
participante. Optant souvent pour une perspective d’analyse micro-
sociolinguistique, ces travaux tentent parfois d’allier données qualita-
tives et données quantitatives. Lorsqu’ils se centrent sur un groupe, une
façon de parler est associée a priori par le chercheur à l’appartenance de
groupe ainsi qu’aux relations particulières qui s’y déploient (relations de
connivence, d’amitié, etc.). Le caractère ordinaire du parler relève alors
du caractère stable et régulier des relations et de l’identité au sein du
groupe. Sa description est focalisée sur l’emploi récurrent de traits ou
faisceaux de traits saillants, selon des règles développées par le groupe et
contribuant à son existence. Notons que certaines des études réalisées
dans cette perspective exagèrent la présupposition de l’unicité d’un
« parler » ou d’un « style » et son association à des types de relations et
ainsi une identité particulière. Leur démarche peut alors compromettre
la pertinence de la quête de « parlers ordinaires ». D’une façon générale,
en effet, la conception structurale de la variation et de la société présente
le risque de simplifier et de réifier des façons de parler des groupes et
même des types de relations, en durcissant le caractère déterminant des
appartenances, des identités ou des divisions sociales et donc les frontières

2. Il peut s’agir, selon les auteurs, de « variétés de langue », de « langues » ou de « mélanges


de langues ».
LA QUÊTE DES PARLERS ORDINAIRES / 55
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
sociales. Nombre d’études réalisées, par exemple, ces deux dernières
décennies, dans le domaine des youth languages studies sont tombées dans
cet écueil (voir Auzanneau et Juillard, 2012a).
Cependant lorsque des analyses simultanées des pratiques linguis-
tiques et sociales sont effectuées, elles mettent en évidence des routines
comportementales et interprétatives de leurs membres et la définition de
l’ordinaire langagier profite de cet éclairage. Certaines de ces études en
sociolinguistique ont insisté sur l’hétérogénéité des groupes, la complexité
des relations qui s’y déploient, la « dimension sociale historique » du
locuteur (Laks, 1980) et ainsi, dans une certaine mesure, sur la mobilité
relationnelle de celui-ci. On remarquera néanmoins que, dans le cadre
des deux ensembles d’études considérées dans cette première partie, le
parler ordinaire, lié ou non à l’habitus de groupe, est le fruit de la métho-
dologie de la recherche. Relevant de la normalité, de la familiarité, de la
vernacularité ou de l’identitaire, sa définition est le résultat de l’activité
catégorielle du chercheur.

2. Une construction variable et complexe : illustrations


Lorsque l’analyse prend en compte le point de vue du locuteur en in-
teraction, elle révèle certaines limites des approches pré-déterministes
de la variabilité langagière et de l’ordinaire langagier. Elle montre que
les catégories de l’ordinaire sont complexes et variables tant chez les
chercheurs que chez les locuteurs et souligne parfois l’inadéquation des
constructions méthodologiques et des constructions interactionnelles.
En témoignent les extraits d’entretiens ci-dessous, tirés de corpus pro-
duits par deux recherches en région parisienne. La première, réalisée au
début des années 2000 (FCFI3), adopte une démarche ethnographique,
décrit et analyse la variabilité des pratiques langagières dans des centres de
formation visant l’insertion ou la réinsertion sociale et professionnelle de
jeunes adultes (Auzanneau et Juillard, 2012a). La seconde, Multicultural
Paris French (désormais MPF) s’intéresse à l’influence des langues de
migration sur le français en région parisienne en s’interrogeant sur les
éventuelles spécificités d’un « parler jeune ». Elle est menée grâce à des
entretiens et à des enregistrements dits écologiques au sein de réseaux
sociaux auxquels appartenaient les interviewés et les intervieweurs. Dans
l’un et l’autre cas, la méthodologie peut être vue comme favorable à
l’observation de « parlers ordinaires ».

3. Pour les besoins de l’article, nous la nommerons, FCFI : Français en Centres de


Formation et d’Insertion.
56 / MICHELLE AUZANNEAU
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
Lors des moments d’entretiens transcrits ci-dessous, les personnes inter-
viewées traitent avec les enquêteurs de leur façon de parler. D’une façon
générale, les corpus révèlent qu’interrogés sur leurs usages langagiers, les
locuteurs mettent spontanément et assez subtilement l’accent sur la varia-
bilité de leurs usages et sur leurs facteurs plutôt que d’avoir recours à des
catégorisations indexant des traits langagiers à des groupes sociaux ou à des
situations pré-définies. Les dénominations telles que « parler des cités », leur
association à un supposé groupe de pairs et leur exemplification sont ainsi,
le plus souvent, initiées par les chercheurs. Une fois la demande de l’enquê-
teur identifiée en termes de recherche de spécificités langagières, comme
l’illustre l’extrait ci-dessous, les locuteurs tendent cependant à répondre
favorablement en s’engageant dans une activité de type lexicographique.
Ainsi Paul (MPF) 4 reformule ci-dessous la requête de l’enquêtrice, à
l’adresse d’un autre participant :
1450 Paul : Mais c’est ça qu’elle te demande (.) <elle t-> elle te demande les
mots que tu utilises et qu’est-ce qu’ils veulent dire pour toi.

En outre, lorsqu’ils sont poussés par l’intervieweur à identifier des fac-


teurs de variation, les locuteurs tendent à citer des paramètres attendus,
notamment l’audience et la situation sociale (parler avec les professeurs, les
parents, les amis, les jeunes du quartier). C’est alors à travers la catégorie
« parler normal », associée au caractère non marqué des usages, que se défi-
nit l’ordinarité du langage. Cette normalité se rapporte ainsi variablement à
l’appartenance de groupe ou à la diversité des environnements, et ainsi à la
mobilité relationnelle des locuteurs. « Parler normalement » peut alors être
associé à l’emploi de traits langagiers propres à un territoire conçu, à l’échelle
d’un quartier ou au-delà, comme une aire géographique, socio-culturelle
et sociolinguistique particulière. Le parler normal relève ainsi à la fois d’un
parler de l’entre soi et d’une norme statistique à l’échelle de ce territoire.
Tel est le cas dans l’extrait ci-dessous (MPF) ou Zorika et Ashir insis-
tent sur l’unité du parler des jeunes de la ville de Montreuil en insistant
sur leur reconnaissance mutuelle, quel que soit leur quartier de résidence,
grâce à leur partage de savoirs langagiers :

4. Conventions de transcription du corpus MPF:


< > : chevauchement de parole
xx: segments inaudibles
tiret: amorces de mots
(.) : pauses
Enq.: enquêteur
pas de modifications graphiques.
LA QUÊTE DES PARLERS ORDINAIRES / 57
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
1139 Zorika : <on se comprend tous même si c’est une personne que je
connais pas de Montreuil>.
1140 Ashir : <ça va (.) ça va jusqu’à loin>.
1141 Zorika : Je vais le rencontrer (.) tout de suite quand on va commencer
à parler ben on sait qu’on parle euh normal euh donc euh. <on va se
comprendre>.

Le « parler normal » peut, en revanche, se définir à l’opposé d’un


parler d’entre soi. Dans l’extrait ci-dessous (MPF), par exemple, Mehdi
distingue le langage du quartier et le langage normal :
484 Medhi : En fait dès qu’on arrive dans notre quartier on parle comme
dans le langage de notre quartier.
485 Enq : Hum hum.
486 Mehdi : Dès qu’on arrive euh chez des autres franchement on peut
parler comme de normal normalement.
487 Enq : D’accord (.) donc en fait normalement c’est pas comme dans le
quartier.
488 Mehdi: Ouais voilà.

La prédominance, dans cet extrait, des pronoms on et nous et l’usage


du possessif notre devant quartier (484), contribue à la construction d’un
groupe, différent d’un autre (des autres, 486) et de territoires distincts (notre
quartier, 484 / chez des autres, 486) ; le parler « normal » est associé à la
fréquentation de personnes extérieures au groupe, sur leur territoire (486).
Dans ces deux derniers extraits, la normalité est ainsi conçue comme
une façon de parler commune aux membres d’un espace relationnel par-
ticulier, dotée ou non d’une valeur identitaire. Notons que dans d’autres
extraits du corpus, la normalité est définie de façon normative : c’est
alors la forme standard, « correcte », de la langue. Dans les deux cas, elle
est associée à la « politesse » et au « respect » et s’oppose au « parler du
quartier », perçu comme déviant et « grossier ».
Une telle opposition est exprimée dans la séquence ci-dessous
(FCFI) par un stagiaire interrogé sur la variabilité de son langage. Ses
propos rendent compte, par ailleurs, de la diversité des définitions du
parler « normal » pour un même locuteur ainsi que de la complexi-
té des positionnements vis-à-vis des usages et de leurs symbolismes.
Préalablement à cet extrait, Safir oppose sa manière de parler courante
– qu’il ne dénomme pas – à un parler « recherché », employé, selon lui,
par ses formatrices et il place entre ces deux pôles une manière de parler
« normale ». Il rejette à la fois le « parler recherché » qu’il considère
« bourgeois », « trop français », et sa manière de parler courante, qu’il
décrit comme agressive et grossière. Il se situe alors de façon complexe
58 / MICHELLE AUZANNEAU
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
vis-à-vis de cette dernière ainsi que du parler « normal » qu’il déclare
faire également partie de son répertoire verbal :
1 Safir5 : La façon que j(e) parle (…) elle est imprégnée en moi \ parce que:::
j(e) arrive pas à changer de:: de vocabulaire:: c’est comme j(e) disais à
Emilie si faut qu(e) j(e) change de vocabulaire faut qu(e) j(e) change
d’environnement avec \
2 Cherc: Pourquoi++t(u) as t(u) as tu as l’impression que si tu changeais de
vocabulaire tu s(e)rais plus:: toi-même /
3 Safir: Non pa(r)c(e) que justement des fois (…) comme je parle souvent
justement c’est pas moi\ c’est::: si c’est moi mais fff comment dire /c’est
pas comment je suis vraiment/.. c’est pas comme ça normalement que
j(e) parle. (…)
4 Safir: C’est pas ma vraie façon de parler en vrai c’est pas ça \+++c’est dans
la façon DONT je devrais parler/
5 Cherc: Et comment tu devrais parler /
6 Safir: Normalement\
7 Cherc: Et c’est quoi normalement/
8 Safir: Je sais pas gentiment heu::: pff\ un langage heu:: comment on dit
ça/ ++++c’est quel langage celui-là/+le langage heu ::qu’on parle tout le
temps/
Selon Safir, sa façon de parler courante est indissociable de son envi-
ronnement quotidien, de même que l’identité qu’il adopte dans le cadre
des relations qui s’y déploient (1. « elle est imprégnée en moi\ »). Cette
variété lui servirait à se protéger mais ne reflèterait pas son identité pro-
fonde (3. « comme je parle souvent justement c’est pas moi »). Il oppose
ainsi, en quelque sorte, une identité relationnelle à une identité plus
personnelle, voilée (associée à la gentillesse, 8), correspondant davantage
à un parler normal, normé en direction du standard (4. « la façon DONT
je devrais parler », 8. « le langage heu:: qu’on parle tout le temps »).
Ces extraits de corpus illustrent le fait que l’« ordinarité », ou le caractère
« identitaire » ou « normal » des usages, résultent de l’activité interaction-
nelle des locuteurs et de leur évolution au sein d’espaces sociolinguistiques
pluriels. Ils rendent compte de la pluralité et de la variabilité des usages ainsi
que des catégories et des valeurs qui leurs sont associées et montrent que

5. Conventions de transcription du corpus FCF :


++ : pauses ;
MAJ : augmentation du volume ;
:: allongement vocalique ;
( ) élision de sons ;
tiret : amorce de mot,
(…) : coupures dans l’extrait;
cherc : chercheur.
LA QUÊTE DES PARLERS ORDINAIRES / 59
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
cette complexité peut être voilée, voire effacée, par le filtre méthodologique
du chercheur. L’association a priori d’usages langagiers et de déterminants
sociaux produit, en effet, des résultats limités à ce cadre. Au-delà de ques-
tions liées à l’étude des « parlers jeunes », c’est l’insuffisance de la prédéfi-
nition scientifique de l’ordinarité et de son association à une conception
unitaire de l’identité qui est mise en évidence par ces extraits d’entretiens
et, plus largement, par les deux recherches citées.

3. L’activité du locuteur in situ et la production de l’ordinaire


L’observation des habitudes comportementales et interprétatives des parti-
cipants dans les espaces relationnels considérés apporte d’autres éclairages
de la construction de l’ordinaire langagier. La recherche FCFI montre,
par exemple, que les énoncés des participants des centres de formation,
quel que soit leur statut, sont caractérisés par l’usage de traits linguistiques
convergents qui leur permet d’agir au cœur d’interactions habituelles en
actualisant diversement des relations statutaires. Les stagiaires emploient
également, entre eux et dans des relations de connivence, d’autres traits
linguistiques prenant ou réactualisant au sein de ces espaces une va-
leur emblématique d’ordre socio-générationnel (Auzanneau et Juillard,
2012b). Dans l’un et l’autre cas, les locuteurs se reconnaissent par cette
capacité à produire et à interpréter des manières de parler attendues. Ils
se reconnaissent aussi comme des locuteurs ordinaires agissant dans des
relations et des situations ordinaires, participant donc au processus de
«doing being ordinary» décrit par Sacks (1984). Cependant, la variabilité
langagière dans ces interactions de formation s’avère parfois peu prévi-
sible. Labile, elle est alors interprétable hic et nunc dans la dynamique
interactionnelle. Quel est donc « le parler ordinaire » des jeunes stagiaires
des centres de formation considérés ? Ni la fréquence des traits présents
dans les usages de locuteurs ou de groupes de locuteurs ni la relation entre
traits linguistiques, identité et production d’habitus de groupe ne suffit
à le dire.
Dès lors que les pratiques langagières sont observées selon une démarche
ethnographique, dans leur complexité sociale au sein d’un espace relation-
nel quotidien et dans la dynamique interactionnelle, c’est, en effet, le
caractère multiple de l’ordinarité langagière, situationnelle, relationnelle
ou identitaire qui apparait. Finalement, la variabilité langagière elle-même
semble caractériser la façon de parler la plus ordinaire pour les locuteurs.
Les travaux accordant une place prédominante aux activités des locu-
teurs in situ dans l’étude de la variabilité langagière constituent des apports
précieux pour ce type de réflexion. Ils ont, en effet, révélé que l’individu,
60 / MICHELLE AUZANNEAU
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
du fait de ses activités sociales «is not a lone ranger wobbling out there
in the social matrix, but is tied into the social matrix through structured
forms of engagement» (Eckert, 2005: 17). Dans ce cadre, la variabilité
langagière plus qu’intégrée aux activités du groupe, a été considérée comme
une ressource pour leurs activités sociales (Mondada, 2007). Grâce à ce
renversement de point de vue, la production d’un « parler ordinaire »
apparaît comme un résultat de la pratique sociale, de l’habitus et de l’idéo-
logie de ces groupes. Le rôle actif du locuteur dans la construction de cette
catégorie sociolinguistique, comme dans celui d’autres significations in
situ, a été mise en évidence lorsque l’interaction, comme espace social
dynamique, a été prise en compte par les descriptions et les analyses. Mais
on a également montré que les interactions ne s’insèrent pas simplement
dans un contexte global dont elles dépendent: la définition du contexte
lui-même résulte de sa construction / reconstruction par les interactants.
De plus, il est apparu que les significations de traits ou de faisceaux de traits
linguistiques n’étaient pas toujours pré-données en fonction d’un contexte
lui aussi prédéfini, mais pouvaient être produites dans la dynamique de
l’interaction. C’est déjà ce dont rendait compte la distinction entre code-
switching situationnel et code switching métaphorique proposée par Blom
& Gumperz, (1972). Gumperz insistait, par ailleurs, grâce à la notion
de répertoire verbal, sur la proximité des processus sociolinguistiques à
l’œuvre dans les phénomènes d’alternance ou de variation linguistique. Les
travaux en sociolinguistique interactionnelle et interprétative (Gumperz,
1982) mais aussi en anthropologie linguistique ont, en ce sens, été pion-
niers (voir à ce propos Goodwin & Duranti, 1992).
Une telle voie a été particulièrement explorée, ces deux dernières
décennies, par les études du code-switching ou style shifting interaction-
nel ou plus largement par des travaux s’intéressant à l’élaboration du sens
par la variabilité langagière en interaction. Ces travaux, optant pour une
démarche ethnographique et des analyses interactionnelles et discursives,
mettent en évidence la complexité des processus liés à l’exploitation du
répertoire verbal. L’importance des contraintes normatives et contextuelles
est reconsidérée et l’exploitation de ressources plurilingues ou monolin-
gues pour réaliser des activités en interaction apparaît comme stratégique
ou «proactive» (Milroy & Gordon, 2003) : elle produit ou reconfigure,
plutôt qu’elle n’actualise, des significations. Ainsi, en dépit d’habitudes
comportementales développées par les groupes et d’idéologies partagées,
les associations entre catégories linguistiques (variétés, langues, traits) et
catégories sociales caractérisant a priori les interactants, leurs relations et
les contextes s’avèrent insuffisantes pour rendre compte de la variabilité
LA QUÊTE DES PARLERS ORDINAIRES / 61
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
langagière. Tout trait langagier, provenant ou non de langues parlées par
le locuteur, tout faisceau de traits et toute variabilité (code-switching ou
style-shifting) apparaît, en effet, comme potentiellement significatif dans
l’élaboration discursive. Ce sont des ressources pour la production de
significations et d’indexations diverses ainsi que pour l’action. L’ordinarité
peut être vue comme le résultat de l’ensemble de ces processus.
Enfin, certains travaux ont insisté sur le fait que la production de res-
sources langagières et la construction du sens pouvaient être individuelles
et interactives. Schilling Estes (1998), par exemple, a traité du cas d’une
locutrice d’Ocrakoke (une île au large de la Caroline du Nord) qui, dans
certains contextes phonologiques, renforce certains traits dialectaux face
aux étrangers et les abandonne avec d’autres interlocuteurs. Le caractère
systématique de cette variation peut attester de la construction d’un style
propre à cette locutrice. D’autres travaux s’appuyant sur la sociolinguis-
tique interactionnelle et interprétative de Gumperz (1982) s’en distinguent
pourtant en considérant que si le code-switching peut fonctionner comme
un indice de contextualisation, la signification produite peut être propre
à l’interaction et uniquement à celle-ci. L’analyse conversationnelle et les
approches séquentielles du code-switching (Auer, 1998) s’inscrivent dans
ce cadre. Pour celles-ci, le switch contribue bien à la structuration du dis-
cours en permettant de contextualiser l’un de ses aspects – par exemple un
discours rapporté ou un changement de sujet de conversation. Cependant,
cette contextualisation peut entièrement tenir au contraste ainsi produit
vis-à-vis d’autres éléments du discours. Ces approches, qui relativisent
ainsi l’influence du contexte ou du partage de symbolismes langagiers
saisissables à un niveau global, développent un questionnement portant
sur les méthodes (au sens ethnométhodologique) des locuteurs.
Quelle que soit la diversité et les divergences de ce troisième ensemble
de travaux, l’attention n’est pas portée sur un système dont l’existence est
présupposée, mais sur le langage en tant que pratique sociale, pratique
productrice et non seulement reproductrice de significations sociales et
symboliques. Le parler ordinaire – familier, normal, identitaire, donc
vernaculaire – est, dans ce cadre, le produit des pratiques et des interpré-
tations situées des locuteurs.

4. La production de l’ordinaire langagier :


du mouvement dans l’analyse
Les réflexions développées dans cet article conduisent au constat géné-
ral de l’intrication de dimensions locales et globales dans la variabilité
des pratiques langagières et ainsi dans la construction de l’ordinaire
62 / MICHELLE AUZANNEAU
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
langagier. L’analyse peut profiter de la prise en compte de plusieurs
types de mouvements contribuant à cette construction, des mouve-
ments relatifs à l’élaboration du discours en interaction, à la mobilité
du locuteur et aux dynamiques des sociétés.
D’abord, comme nous l’avons vu, l’élaboration discursive des locu-
teurs en interaction et la variabilité langagière produisent l’ordinaire
langagier. Cette construction, complexe et variable, s’appuie notamment
sur la disponibilité de traits ou de modèles langagiers, d’habitudes com-
portementales et relationnelles (routines, symbolismes, conventions) et
de leur potentiel significatif, donc d’éléments pouvant être exploités par le
locuteur en interaction. Un premier type de mouvement est ainsi produit
en interaction par la variabilité elle-même (convergences ou divergences
linguistiques, énonciation): les locuteurs peuvent tendre vers la reproduc-
tion de façons de parler, de symbolismes. Si la routine garantit une certaine
stabilité des comportements et des relations, les pratiques des locuteurs ne
s’y limitent pas, la variabilité pouvant être moins prévisible, plus labile. Par
ailleurs, même lorsqu’ils sont orientés vers la reproduction de manières de
parler – par exemple parler comme « un jeune » à l’adresse « de jeunes »
en négociant des relations de connivence –, les ressources exploitées sont
constamment reconfigurées dans le cadre interactionnel (Nicolaï, 2001;
Gadet, 2010). L’activité du locuteur apparaît ainsi primordiale non seu-
lement dans l’usage qu’il fait de la langue mais également dans la réélabo-
ration constante de celle-ci. Même si tout ne varie pas dans la langue et
dans les pratiques sociales en général, de telles études peuvent contribuer
à comprendre en quoi l’action des locuteurs se trouve à l’origine de ce qui
fait système ou encore de ce qui fait style. Plus encore, le style apparaît
comme une pratique productrice de mouvement en discours, un style
discursif qui révèle la complexité de la variabilité langagière et de ses effets.
La mobilité des locuteurs – sociale, relationnelle et géographique –
constitue un deuxième type de mouvement dont l’étude peut enrichir
l’interprétation de l’ordinaire langagier. La notion d’espace sociolinguis-
tique proposée par Juillard (2013) explore la piste ouverte par les analyses
en termes de réseaux sociaux (Milroy, 1980) et développe, en ce sens, une
voie encore peu empruntée. Le déploiement du répertoire verbal et les
idéologies langagières du locuteur peuvent être rapportés à l’évolution de
celui-ci au sein du macro-espace sociolinguistique du locuteur, c’est-à-dire
de l’ensemble des relations développées au cours de ses activités quoti-
diennes, donc de ses déplacements. Ils peuvent également être rapportés
aux micro-espaces sociolinguistiques du locuteur, donc aux relations
déployées au sein de groupes particuliers. Les pratiques, de même que
LA QUÊTE DES PARLERS ORDINAIRES / 63
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
les interprétations des locuteurs, peuvent ainsi n’être détachées ni de la
dynamique interactionnelle, ni de l’influence de structurations sociales à
grande échelle, ni même d’une sociabilité plus complexe dans laquelle le
locuteur s’inscrit de façon plus indirecte, par l’intertextualité.
Enfin, l’éclairage produit par ce type d’analyse s’avère particulièrement
intéressant au regard de la complexité de la sociabilité urbaine et de la
mobilité contemporaine des citadins. Celles-ci entraînent, en effet, la
redéfinition des territoires symboliques (Urry, 2005) et la multiplicité
des positionnements sociaux alors que les frontières sociales et identitaires
tendent à se reconfigurer et à se démultiplier. Les recherches portant sur
des situations reconfigurées par des mutations sociales profondes6 – un
troisième type de mouvement – mettent en évidence des processus socio-
linguistiques qui sont moins visibles dans des situations à évolution lente
et apportent en ce sens une contribution intéressante.

Conclusion
Dans la perspective d’une sociolinguistique attentive à de tels mouve-
ments, le caractère d’ordinarité n’apparait pas réservé à un parler ou à
une langue, en lien avec un type de situation, de relations ou d’identité.
Comme ces dernières, l’ordinarité apparaît au contraire dans toute la
relativité et la multiplicité de ses constructions et de ses significations de
même que la situation, les appartenances et l’identité. De ce constat peut
s’ensuivre la reconsidération de toute une série de notions fondamentales
en sociolinguistique (style, normes, variétés, marqueurs, choix marqués,
parlers identitaires) ainsi que d’oppositions courantes entre catégories
(variété haute/basse, variété prestigieuse/stigmatisée, casual speech/formal
speech, we code/they code et même situations formelles/informelles).
Comme l’ont montré les recherches de terrain présentées ici, le champ
des études de « parlers jeunes » offre donc un cadre propice à la réflexion
critique concernant, d’une façon générale, le développement des questions
méthodologico-théoriques abordées et, d’une façon particulière, l’étude
de « parlers ordinaires ». Cette réflexion tient non seulement compte des
conditions de production du savoir scientifique, mais également de l’ex-
ploitation sociale de cette production ou encore de l’interrelation entre
discours scientifique et discours social (Auzanneau et Juillard, 2012a).
En se centrant sur l’étude de « parlers ordinaires », cet article tente
de faire apparaître certaines hypothèses sous-jacentes à la construction
de l’objet d’étude ainsi défini et à l’approche du terrain. La réflexion

6. Voir par exemple Le Page et Tabouret-Keller (1985).


64 / MICHELLE AUZANNEAU
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
menée ne remet pas en cause l’intérêt de la quête de « parlers ordinaires »
elle-même, mais plutôt les questions posées à propos de tels parlers et la
façon dont la méthodologie permet d’envisager l’ordinaire langagier. Les
approches de la variabilité des pratiques langagières in situ, dont celles
qui développent une sociolinguistique de la mobilité ou encore une
« sociolinguistique du mouvement » faisant progresser des plans d’analyse
différents, devraient contribuer à (ré)examiner la capacité heuristique de
la notion de « parler ordinaire » pour l’étude de la variabilité langagière.

Références bibliographiques
Auer P. (ed.) (1998), Code-Switching in Conversation: Language, Interaction
and Identity, New York, Routledge.
Auzanneau M. et Juillard C. (2012a), « Jeunes et parlers jeunes : catégories
et catégorisations », Langage et Société, 141, p. 5-20.
Auzanneau M. et Juillard C. (2012b), « Aperçu théorique et méthodolo-
gique d’une recherche sur les pratiques langagières de jeunes en Ile de
France », dans Tirvassen R., (dir), Langues des jeunes, villes et école en
contexte de contacts de langues, Paris, L’Harmattan, p. 27-41.
Bell A. (1984), “Language Style as Audience Design”, Language in Society,
13, p. 145-204.
Blom J.-P. and Gumperz J. (1972), “Social Meaning in Linguistic Struc-
ture: Code switching in Norway”, in Gumperz J. and Hymes D. (eds),
Directions in sociolinguistic, Chicago: Holt, Rinehart and Winston,
inc., p. 407-434.
Bergounioux (dir.) (1992), « Enquête, corpus et témoins en France, hier et
aujourd’hui », Langue Française, 93, p. 3-19.
Chambers J. K. (2008), Sociolinguistic Theory, Oxford, Wiley-Blackwell,
3e édition.
Coupland N. (2007), Style: Language Variation and Identity, New York,
Cambridge University Press.
Eckert P. (1989), Jocks and Burnouts: Social Categories and Identity in the
High School, New York, Columbia University Teachers College.
Eckert P. (2005), “Variation, Convention and Social Meanings”, Paper presen-
ted at the Annual Meeting of the Linguistic Society of America, http://
www.justinecassell.com/discourse09/readings/EckertLSA2005.pdf.
LA QUÊTE DES PARLERS ORDINAIRES / 65
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
Encrevé P. (1976), « Labov, linguistique, sociolinguistique », Préface, Labov
W., Sociolinguistique, Paris, Edition Minuit, p. 9-35.
Fishman J. (1972), “Domains and Relationship between Micro and Macro-
sociolinguistics”, in Gumperz J. and Hymes D. (eds), Directions in
Sociolinguistics: The Ethnography of Communication, Chicago: Holt,
Rinehart and Winston, inc., p. 435-453.
Gadet F. (2010), « Le locuteur comme champ de bataille », dans Gasquet-
Cyrus M. et alii (dirs), Pour la (socio)linguistique, pour Louis-Jean Calvet,
Paris, L’Harmattan, p. 197-212.
Giles H. (1984), “The Dynamics of Speech Accommodation”, International
Journal of The Sociology of Language, 46, p. 5-32.
Goodwin C. and Duranti A. (1992), Rethinking Context, Language as an
Interactive Phenomenon, Cambridge University Press.
Juillard C. (2013), « La description de l’empirie du langage et la question
de l’espace sociolinguistique », dans Tosco M. et Féral C. de (dirs), In
and out of Africa: Languages in Question, Louvain-la-Neuve, Peeters,
p. 173-186.
Labov W. (1963), “The Social Motivation of a Sound Change”, Word, 19,
p. 273-309.
Labov W. (1972), Language in the Inner City, Philadelphia, University of
Pennsylvania Press.
Laks B. (1980), Différenciation linguistique et différenciation sociale,
Quelques problèmes de sociolinguistique française, Thèse de 3e cycle,
Université Paris VIII - Vincennes.
Le Page R. and Tabouret-Keller A. (1985), Acts of Identity: Creole-based
Approaches to Language and Ethnicity, New York, Cambridge Uni-
versity Press.
Milroy L. (1980), Language and Social Networks, Oxford, Blackwell.
Milroy L. and Gordon M. (2003), Sociolinguistics, Method and Interpreta-
tion, Backwell Publishing.
Mondada L. (2007), « Le code-switching comme ressource pour l’orga-
nisation de la parole-en-interaction », Journal of Language Contact 1,
168-197.
66 / MICHELLE AUZANNEAU
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 09/04/2020 15:16 - © Éditions de la Maison des sciences de l'homme
Myers-Scotton C. (1983), “The Negociation of Identities in Conversation:
a Theory of Markedness and Code Choice”, International Journal of the
Sociology of Language, 44, p. 115-136.

Nicolaï R. (2001), « Exploration dans l’hétérogène: miroirs croisés », Cahier


d’Études Africaines, 163-164, XLI-3-4, p. 309-321.

Parkin D. (1977), “Emergent and Stabilized Multilingualism: Polyethnic


Peer Groups in Urban Kenya”, in Giles H. (ed.), Language, Ethnicity
and Intergroups Relations, Academic Press, p. 185-210.
Sacks H. (1984), “On Doing Being Ordinary” in Atkinson J.-M. and Heritage J.
(eds), Structure of Social Action, Cambridge University Press.
Schilling Estes N. (1998), “Self-conscious Speech in Ocracoke English”,
Language in Society, 27, p. 53-83.
Trudgill P. (1974), The Social Differentiation of English in Norwich, Cam-
bridge, CUP.
Urry J. (2005), Sociologie des mobilités, Une nouvelle frontière pour la sociolo-
gie ? Paris, Armand Colin.
Wald P. (1997), « Choix de code », dans Moreau M.-L. (dir.), Sociolinguis-
tique, Concepts de base, Liège, Mardaga, p. 71-76.

Vous aimerez peut-être aussi