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En clair, les administrateurs, quel que soit leur statut


y compris celui de fonctionnaire, se voient menacés
Les salariés d’EDF entrent en rébellion
PAR MARTINE ORANGE
d’être poursuivis devant la justice s’ils se contentent
ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 22 AVRIL 2016 d’avaliser, sans s’interroger plus avant comme les
administrateurs français en ont si souvent l’habitude,
Emmanuel Macron et Jean-Bernard Lévy à Civaux le 17 mars © Reuters ce que la direction et le gouvernement veulent leur
Le conseil d’administration d’EDF de ce 22 avril faire accepter.
était annoncé sous haute tension. L’ordre du jour est • L’intégralité du document :
explosif : Hinkley Point. Ce projet de construction de Le président d’EDF, Jean-Bernard Lévy, et le
deux EPR britanniques est devenu le point de fusion de gouvernement avaient sans doute espéré que, passé
la rébellion des salariés, syndicats et cadres dirigeants le choc de la démission inédite et fracassante
confondus, face à la direction et au gouvernement qui du directeur financier du groupe, la tension
s’entêtent à défendre ce projet ruineux pour les intérêts retomberait. Erreur : les sombres avertissements de
français. Thomas Piquemal, soulignant le danger mortel que
Si ce n’est pas une déclaration de guerre, cela y courrait EDF à s’engager dans un projet d’au moins 23
ressemble étrangement. Quelques jours avant la tenue, milliards d’euros, ont brisé la loi du silence. Hinkley
ce 22 avril, d’un conseil d’administration d’EDF Point est devenu le point de fusion de la rébellion
censé faire la présentation du projet d’Hinkley Point des salariés du groupe, syndicats et cadres dirigeants
mais sans encore prendre position, l’ensemble des confondus. L’inquiétude gagne toutes les couches des
administrateurs ont reçu une lettre collective, révélée salariés (distribution, réseau, commercial) au fur et à
en partie par le Financial Times et que Mediapart mesure qu’ils découvrent l’ampleur des risques qui
publie en intégralité. Cette lettre anonyme mais menacent le groupe, leur travail, leur salaire.
soutenue, disent ses promoteurs, par 400 cadres et Plus un jour ne se passe sans qu’une nouvelle
ingénieurs dirigeants du groupe, constitue une mise en contestation n’apparaisse face à un président de plus
garde sans précédent dans l’histoire d’un groupe. en plus critiqué. « De mémoire, je n’ai jamais connu
Soulignant l’importance des répercussions que peut une telle situation de révolte dans l’entreprise, un tel
avoir la décision de construire deux EPR en Grande- rejet de son président. Des crises, des conflits, nous
Bretagne pour l’intérêt social de l’entreprise, ils en avons connu pourtant à EDF », confie un ancien
rappellent sans ménagement aux administrateurs responsable de centrale, qui totalise plus de 40 années
une responsabilité trop souvent éludée : « Votre de maison.
responsabilité personnelle serait engagée dans la [[lire_aussi]]
circonstance où vous prendriez ces décisions sans Mardi, c’est l’association des salariés actionnaires
vous acquitter du double devoir de diligence et de qui a adressé une lettre au président de l’Autorité
loyauté qui est attaché à votre fonction de membre du des marchés financiers (AMF) pour dénoncer le
conseil d’administration d’EDF SA et dans la mesure comportement l’État agissant comme actionnaire
où il serait établi que ces manquements auraient un dominant abusif, susceptible de ruiner le groupe par
lien de causalité avec la destruction de la valeur ses décisions. Elle a demandé l’examen d’une offre
d’EDF SA. Le moment est donc opportun de rappeler publique de retrait et le rachat de la participation de
l’existence et la portée de ce double devoir. La loi tous les actionnaires minoritaires, dont les salariés.
française permet à tout actionnaire d’exercer l’action L’enjeu financier ? Une paille : neuf milliards
sociale en réparation du préjudice subi contre le d’euros. Mais surtout une dégradation encore accrue
dirigeant fautif. » de l’image de l’État actionnaire, au moment où celui-

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ci trame encore de nouvelles ouvertures de capital des de construire et livrer les deux réacteurs d’Hinkley
entreprises publiques. (voir la lettre à l'AMF ici) (pdf, Point dans les temps. Hinkley Point est politiquement,
342.1 kB) économiquement et industriellement, un des projets
Jeudi, c’est le comité central d’entreprise d’EDF qui a les plus importants de notre époque », écrivent-ils
demandé la présentation du projet complet d’Hinkley dans un texte révélé à nouveau par le Financial
Point devant les organes sociaux. Car jusqu’à présent, Times.« Cette pétition a été rédigée par l’agence
le comité central d’entreprise a été tenu à l’écart de de communication Brunswick à Londres et envoyée
tout le projet par la direction. Très remontées, les directement au directeur de communication de Jean-
organisations syndicales ont adopté une résolution Bernard Lévy. Ordre a été donné de trouver 100
autorisant le secrétaire général du CCE à saisir les signataires. Ils en ont trouvé 103 ! » raconte
tribunaux pour « délit d’entrave », afin de faire ironiquement un proche du dossier, très au fait des
respecter les obligations légales, au cas où le président coulisses.
d’EDF s’y refuserait. Celui-ci a indiqué, lors du Depuis, la pression s’accentue sur l’encadrement. La
conseil d'administration qu'il consulterait les organes présidence d’EDF a demandé non seulement à tous les
représentatifs sur le projet britannique. directeurs de se déclarer favorables à Hinkley Point,
Ces résolutions ont été adoptées à l’unanimité. Dans mais exige aussi maintenant des cadres dirigeants des
cette passe d’armes, les organisations syndicales niveaux en dessous (N – 2, N – 3) qu'ils s’engagent en
font depuis des semaines front commun. La CFE- faveur du projet ainsi que de son président. « Plus le
CGC est sur la même ligne de refus que la CGT pouvoir lui échappe, plus Lévy veut centraliser tout »,
et FO, « les extrémistes » dénoncés par Pierre résume un cadre dirigeant, se demandant jusqu’où va
Gattaz. Même la CFDT d’EDF, pourtant soumise à aller la dérive dénoncée.
d’intenses pressions de la part de la direction de la Mais contrairement aux effets attendus, plus la
confédération, qui souhaiterait voir le syndicat adopter direction d’EDF entend tout contrôler, plus les langues
un « dialogue constructif » à l’égard de la direction et se délient. De plus en plus de salariés sont désormais
du gouvernement, s’est jointe aux autres. déterminés à faire la lumière sur toute l’opacité
Ces demandes officielles ont été doublées, depuis qui entoure ce projet, à obliger le gouvernement, la
quelques semaines, par des avertissements tant auprès direction, les administrateurs à assumer publiquement
de la direction que du gouvernement, selon nos les risques jusqu’à présent cachés.
informations. Le message en substance est clair : si À quoi joue l'État ?
la direction d’EDF et le gouvernement s’entêtent dans
le projet d’Hinkley Point, qui ne peut mener à terme, Emmanuel Macron et Jean-Bernard Lévy à Civaux le 17 mars © Reuters
selon les syndicats, qu’à la ruine et au démantèlement
Projet de deux EPR à Hinkley Point © EDF
d’EDF, un appel à une grève dure sera lancée, avec
coupure de courant. La dernière grève avec coupure de
Projet de deux EPR à Hinkley Point © EDF
courant remonte à 1995.
Il y a d’abord les énormes risques industriels liés à
Directement mis en cause, Jean-Bernard Lévy,
l’EPR. Depuis le début de la polémique autour de la
persuadé du soutien du gouvernement, reste « droit
construction des deux EPR en Grande-Bretagne, des
dans ses bottes ». Après la première lettre d’une
ingénieurs ne cessent de répéter qu’il est déraisonnable
centaine d’ingénieurs demandant le report du projet
de se lancer dans un tel projet, avant d’avoir au
d’Hinkley Point au moins jusqu’à la mise en marche
moins démarré l’EPR de Flamanville. Les derniers
de Flamanville (voir notre article), celui-ci a organisé
déboires autour du chantier de l’EPR français semblent
une contre-pétition en faveur du projet d’Hinkley
leur donner raison. Après la cuve, qui présente
Point.«Nous sommes convaincus qu’EDF est capable
de nombreuses fissures et malfaçons en raison

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d’un refroidissement d’acier mal contrôlé, c’est le britannique, en octobre dernier, Jean-Bernard Lévy
couvercle qui est maintenant remis en cause par avait insisté sur la garantie de prix qu’il avait obtenue :
l’Autorité de sûreté nucléaire pour les mêmes raisons. le gouvernement britannique s’engageait à payer 92,5
Dans la plus grande discrétion, Areva avait coulé dans livres (113 euros environ) le MWh pendant 35 ans.
son usine du Creusot une deuxième cuve, justement Autant dire que le contrat est sans risque, pour le
en vue du chantier futur d’Hinkley Point. Aujourd’hui, président d’EDF.
cette cuve est en pièces, dans l’espoir de démontrer
Projet de deux EPR à Hinkley Point © EDF
à l’ASN que la cuve installée à Flamanville est
conforme aux exigences de sécurité. « Areva a voulu Toutefois, soulève l’association des salariés
jouer le coup de force et mettre tout le monde devant actionnaires, il s’agit d’une garantie de prix, pas
le fait accompli. Mais ils n’y arriveront pas. Cela de volume. Elle poursuit : « Les économistes de
prendra des mois, un an peut-être. Mais l’ASN va la Toulouse School Of Economics, d'Oxford et de
les obliger à démonter la cuve », prédit cet ancien Cambridge, qui ont examiné le dispositif du Contract
responsable de centrale nucléaire. For Difference (CFD), se posent la question, non
Pour EDF, cela aurait une conséquence immédiate : pas du bien-fondé du prix ou du principe du CFD,
des coûts supplémentaires chiffrés en centaines de mais bien de l'utilisation effective des MWh produits
millions au moins et un nouveau report du démarrage par la centrale sur le marché. En effet, selon eux, le
de Flamanville. Mais la situation a d’ores et déjà un mécanisme du merit order, qui entraîne le placement
effet immédiat. Il n’y a plus de cuve disponible pour de la production face à la demande, ne garantit pas le
un éventuel EPR à Hinkley Point. « Compte tenu de recours à la pleine capacité de la centrale. À l'horizon
la perte de capacité industrielle d’Areva en matière de du mix énergétique britannique, ce mécanisme fera
forgeage, il n’y a plus désormais que les Japonais et la part belle aux énergies renouvelables en base,
les Coréens qui peuvent construire une cuve nucléaire lesquelles bénéficieront de la meilleure part des ventes
sûre. Mais construire une cuve de réacteur demande et de la marge économique des ventes. »
au moins trois ans, au départ de la commande », Cela signifie, en clair, que, même si les EPR d’Hinkley
explique-t-il. Point ont des garanties de prix, ils risquent d’être
En d’autres termes, alors qu’EDF est prêt à s’engager les derniers appelés pour fournir le réseau électrique
dans un projet de construction dans un calendrier britannique. Au lieu de fonctionner à 80 % comme
jugé irréaliste – « deux ans de moins que le planning le prévoit EDF, les EPR ne fonctionneront peut-être
chinois », rappelaient les ingénieurs contestant le qu’à 40 % et ne seront jamais rentables, même sur le
projet –, le groupe public n’a aucune garantie sur long terme. Est-ce vraiment le rôle d’EDF de jouer les
la livraison d’une pièce essentielle de son réacteur. supplétifs sur le marché électrique anglais et d’y perdre
Tout est en place pour un dérapage du chantier et de l’argent ?
des surcoûts considérables, même si tout se déroule Mais le plus énorme est l’opération de transfert
normalement à côté. des fonds propres d’EDF qui se cache derrière le
Aussi importants soient-ils, ces risques ne sont peut- contrat d’Hinkley Point. Lorsque des multinationales
être rien à côté des enjeux commerciaux et juridiques engagent des développements étrangers, elles ont
que la direction d’EDF et le gouvernement se sont recours habituellement aux mêmes montages : elles
efforcés de masquer ou de minimiser jusqu’à présent. créent une filiale indépendante, afin de limiter les
risques et de pouvoir couper les ponts en cas de
C’est l’association des salariés actionnaires qui a problème. Rien de tel dans le cas de la filiale
soulevé la première, dans sa lettre à l’AMF, les risques britannique d’EDF. Alors qu’aucune séparation claire
commerciaux liés au contrat d’Hinkley Point. Lors n’est établie entre le groupe et sa filiale britannique,
de la signature de l’accord avec le gouvernement

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comme l’a signalé la Cour des comptes dans son ils contentés de quelques business plans de
dernier rapport, celui-ci s’apprête à déléguer un banquiers conseil, qui promettent comme toujours des
pouvoir de signature sans contrôle à EDF Energy, lendemains qui chantent ? Comment expliquer que
à engager son bilan pour les aventures de l’EPR le gouvernement se dise seulement « vigilant » et
britannique. soutienne un projet, sans parler des prises de position
Alors que le groupe est déjà endetté à hauteur de 37 d’Emmanuel Macron qui, sans attendre la décision
milliards d’euros, ce projet d’au moins 23 milliards formelle du conseil d’administration d’EDF, a décidé
d’euros paraît hors de portée. D’autant qu’EDF est qu’Hinkley Point devait se faire ?
déjà à la peine. Pris entre l’effondrement des prix Certains observateurs avancent l’argument de la
de l’électricité sur les marchés, les prix garantis facilité politique. « Si le gouvernement tirait
de rachat très élevés pour les renouvelables, et ses vraiment les conséquences de la faillite d’Areva,
obligations de service public, le groupe ne dégage il devrait accepter au moins 5 000 licenciements
plus les financements nécessaires pour subvenir à ses supplémentaires. Le projet d’Hinkley Point lui permet
propres investissements. Si rien ne se passe, le groupe, de temporiser et de refiler la patate chaude aux
avant même le projet d’Hinkley Point, affichera un successeurs », explique un habitué du personnel
trou de financement de 20 milliards d’euros à l’horizon politique. D’autres mettent en avant l’argument
2020. diplomatique : la France se serait engagée auprès du
À un moment, le ministre de l’économie, Emmanuel gouvernement britannique et se sentirait obligée de
Macron, avait évoqué une recapitalisation du groupe respecter sa parole.
à hauteur de 5 milliards, afin de l’aider au Ces explications satisfont de moins en moins les
financement des EPR britanniques. Le ministre n’est salariés d’EDF. Pour eux, rien n’explique que le
plus sûr maintenant qu’« EDF ait besoin d’une gouvernement s’entête à soutenir un projet sans intérêt
recapitalisation », compte tenu de « l’effort » consenti pour les contribuables britanniques, et ruineux pour
par l’État qui accepte de voir payer ses dividendes les intérêts français au point de soustraire encore
en actions plutôt qu’en numéraire. C’est à EDF de une partie du patrimoine national. Et surtout pas la
faire des efforts, selon lui. D’abord sur les salaires, défense de la filière nucléaire française. « Ils disent
les emplois, les statuts, les fameux avantages acquis. vouloir sauver la filière nucléaire française. Mais
Et puis en cédant au moins 10 milliards d’euros s’engager à ce stade dans le projet d’Hinkley Point,
d’actifs pour financer le projet. En commençant par c’est l’assurance de la liquider définitivement, de
les barrages, les réseaux, la distribution en France, laisser la place aux Russes et aux Chinois. Ils le
naturellement. Ce qui conduirait à une désintégration savent », insiste un cadre dirigeant. « Alors, pourquoi ?
complète d’EDF, du service public, du système Quels intérêts privés, politiques se cachent derrière
électrique français. tout cela ? »
Comment imaginer que Bercy, l’Agence des
participations de l’État n’aient pas vu tous les
risques inhérents à Hinkley Point ? Se sont-

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