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JEAN-PAUL SARTRE
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S 1 3 FEV.01
INTRODUCTION
© 1995 Hermann.
Psychologie, phénoménologie
et psychologie phénoménologique
essences ou des valeurs ou une expérience qui viserait à définir l'essence d'homme et
religieuse. Le psychologue n'entend uti- la condition humaine, la psychologie
liser que deux types d'expérience bien - même la psychologie de l'homme -
définis : celle que nous livre la percep- n'est pas et ne sera jamais une anthropo-
tion spatio-temporelle des corps organi- logie. Elle n'entend pas définir et limiter
sés, et cette connaissance intuitive de a priori l'objet de sa recherche. La notion
nous-mêmes qu'on nomme expérience d'homme qu'elle accepte est toute empi-
réflexive. S'il existe entre les psychologues rique : il y a de par le monde un certain
des débats de méthode, ils portent nombre de créatures qui offrent à l'expé-
presque uniquement sur le problème sui- rience des caractères analogues. D'autres
vant: ces deux types d'information sont- sciences, d'ailleurs, la sociologie et la phy-
ils complémentaires? doit-on subordon- siologie, viennent nous apprendre qu'il
ner l'un à l'autre ? ou faut-il écarter existe certains liens objectifs entre ces
résolument l'un d'eux ? Mais ils sont créatures. Il n'en faut pas plus pour que
d'accord sur un principe essentiel : leur le psychologue, avec prudence et à titre
enquête doit partir avant tout des faits. Si d'hypothèse de travail, accepte de limiter
nous nous demandons ce que c'est qu'un provisoirement ses recherches à ce
fait, nous voyons qu'il se définit par ceci groupe de créatures. Les moyens d'in-
qu'on doit le rencontrer au cours d'une formation dont on dispose sur elles, en
recherche et qu'il se présente toujours effet, sont plus facilement accessibles
comme un enrichissement inattendu et puisqu'elles vivent en société, possèdent
une nouveauté par rapport aux faits anté- un langage et laissent des témoignages.
rieurs. Il ne faut donc pas compter sur les Mais le psychologue ne s'engage point: il
faits pour s'organiser d'eux-mêmes en une ignore si la notion d'homme n'est pas
totalité synthétique qui livrerait d'elle- arbitraire. Elle peut être trop vaste : rien
même sa signification. Autrement dit, si ne dit que le primitif australien peut être
l'on appelle anthropologie une discipline rangé dans la même classe psychologique
que l'ouvrier américain de 1939. Elle peut être envisagé que comme couronnement
être trop étroite : rien ne dit qu'un abîme d'une science faite, c'est-à-dire qu'il est
sépare les singes supérieurs d'une créa- renvoyé à l'infini. Encore ne serait-il
ture humaine. En tout cas le psychologue qu'une hypothèse unificatrice inventée
se défend rigoureusement de considérer pour coordonner et hiérarchiser la collec-
les hommes qui l'entourent comme ses tion infinie des faits mis en lumière. C'est
semblables. Cette notion de similitude à dire que l'idée d'homme, si jamais elle
'
partir de quoi l'on pourrait peut-être prend un sens positif, ne sera qu'une
construire une anthropologie, lui paraît conjecture visant à établir des connexions
dérisoire et dangereuse. Il admettra entre des matériaux disparates et qui ne
volontiers, sous les réserves faites plus tirera sa vraisemblance que de sa réussite.
haut, qu'il est un homme, c'est-à-dire qu'il PIERCE définissait l'hypothèse: la somme
fait partie de la classe provisoirement iso- des résultats expérimentaux qu'elle per-
lée. Mais il considérera que ce caractère met de prévoir. Ainsi l'idée d'homme ne
d'homme doit lui être conféré a posteriori pourra être que la somme des faits
et qu'il ne peut, en tant que membre de constatés qu'elle permet d'unir. Si pour-
cette classe, être un objet d'étude privilé- tant certains psychologues usaient d'une
gié, sauf pour la commodité des expé- certaine conception de l'homme avant
riences. Il apprendra donc des autres qu'il que cette synthèse ultime ne fût possible,
est homme et sa nature d'homme ne lui ce ne pourrait être qu'à titre rigoureuse-
sera pas révélée de façon particulière sous ment personnel et comme fil conducteur
le prétexte qu'il est lui-même ce qu'il étu- ou mieux comme idée au sens kantien et
die. L'introspection ne fournira ici, leur premier devoir serait de ne jamais
comme là l'expérimentation « objective », perdre de vue qu'il s'agit d'un concept
que des faits. S'il doit y avoir plus tard un régulateur.
concept rigoureux d'homme - et cela Il résulte de tant de précautions que la
même est douteux - ce concept ne peut psychologie, pour autant qu'elle se pré-
tend une science, ne peut fournir qu'une gique, ils sont en pleine contradiction
somme de faits hétéroclites dont la plu- avec eux-mêmes. On dira que c'est préci-
part n'ont aucun lien entre eux. Quoi de sément la méthode et l'ambition des
plus différent par exemple que l'étude de sciences de la nature. A cela il faut
l'illusion stroboscopique et celle du com- répondre que les sciences de la nature ne
plexe d'infériorité ? Ce désordre ne vient visent pas à connaître le monde mais les
pas du hasard mais des principes mêmes conditions de possibilité de certains phé-
de la science psychologique. Attendre le nomènes généraux. Il y a beau temps que
fait, c'est, par définition, attendre l'isolé, cette notion de monde s'est évanouie sous
c'est préférer, par positivisme, l'accident à la critique des méthodologistes et cela
l'essentiel, le contingent au nécessaire, le précisément parce qu'on ne saurait à la
désordre à l'ordre ; c'est rejeter, par prin- fois appliquer les méthodes des sciences
cipe, l'essentiel dans l'avenir: « c'est pour positives et espérer qu'elles conduiront un
plus tard, quand nous aurons réuni assez jour à découvrir le sens de cette totalité
de faits ». Les psychologues ne se rendent synthétique qu'on appelle monde. Or
pas compte, en effet, qu'il est tout aussi l'homme est un être du même type que le
impossible d'atteindre l'essence en entas- monde, il est même possible, comme le
sant les accidents que d'aboutir à l'unité croit HEIDEGGER, que les notions de
en ajoutant indéfiniment des chiffres à la monde et de « réalité-humaine » (Dasein)
droite de 0,99. S'ils n'ont pour but que soient inséparables. Précisément pour
d'accumuler les connaissances de détail, cela la psychologie doit se résigner à man-
il n'y a rien à dire ; simplement on ne voit quer la réalité-humaine, si du moins cette
pas l'intérêt de ces travaux de collection- réalité-humaine existe.
neur. Mais s'ils sont animés, dans leur Appliqués à un exemple particulier,
modestie, de l'espoir louable en soi qu'on l'étude des émotions, par exemple, que
réalisera plus tard, sur la base de leurs vont donner les principes et les méthodes
monographies, une synthèse anthropolo- du psychologue ? Tout d'abord notre
connaissance de l'émotion s'ajoutera du précisément elle est ? C'est à l'expérience
dehors aux autres connaissances sur l'être également que le psychologue s'adressera
psychique. L'émotion se présentera pour établir les limites des phénomènes
comme une nouveauté irréductible par émotifs et leur définition. A vrai dire, il
rapport aux phénomènes d'attention, de pourrait s'apercevoir ici qu'il a déjà une
mémoire, de perception, etc. Vous pou- idée de l'émotion puisqu'après inspection
vez, en effet, inspecter ces phénomènes et des faits il tracera une ligne de démarca-
la notion empirique que nous nous en fai- tion entre les faits d'émotion et ceux qui
sons d'après les psychologues, les tourner ne sont point tels: comment l'expérience,
et retourner à votre gré, vous n'y décou- en effet, pourrait-elle lui fournir un prin-
vrirez pas la moindre liaison essentielle cipe de démarcation s'il ne l'avait déjà ?
avec l'émotion. Toutefois, le psychologue Mais le psychologue préfère s'en tenir à la
admet que l'homme a des émotions parce croyance que les faits se sont groupés
que l'expérience le lui apprend. Ainsi d'eux-mêmes sous son regard. Il s'agit à
l'émotion est d'abord et par principe un présent d'étudier ces émotions qu'on vient
accident. Elle fait dans les traités de psy- d'isoler. Pour cela on conviendra de réali-
chologie l'objet d'un chapitre après ser des situations émouvantes ou de
d'autres chapitres, comme le calcium s'adresser à ces sujets particulièrement
dans les traités de chimie après l'hydro- émotifs que nous offre la pathologie.
gène ou le soufre. Quant à étudier les Nous nous appliquerons alors à détermi-
conditions de possibilité d'une émotion, ner les facteurs de cet état complexe, nous
c'est-à-dire à se demander si la structure isolerons les réactions corporelles, que
même de la réalité-humaine rend les émo- nous pourrons d'ailleurs établir avec la
tions possibles et comment elle les rend plus grande précision, les conduites et
possibles, cela paraîtrait au psychologue l'état de conscience proprement dit. A par-
une inutilité et une absurdité : à quoi bon tir de là, nous pourrons formuler nos lois
chercher si l'émotion est possible, puisque et proposer nos explications, c'est-à-dire
1 i::,
que nous essaierons de relier ces trois une trentaine d'années, une discipline
types de facteurs dans un ordre irréver- nouvelle, la phénoménologie. Son fonda-
sible. Si je suis partisan de la théorie intel- teur, HUSSERL, a été frappé d'abord par
lectualiste, par exemple, j'établirai une cette vérité: il y a incommensurabilité
succession constante et irréversible entre entre les essences et les faits, et celui qui
l'état intime considéré comme antécédent commence son enquête par les faits ne
et les troubles physiologiques considérés parviendra jamais à retrouver les
comme conséquents. Si je pense, au essences. Si je cherche les faits psy-
contraire, avec les partisans de la théorie chiques qui sont à la base de l'attitude
périphérique : « Une mère est triste parce arithmétique de l'homme qui compte et
qu'elle pleure», je me bornerai, au fond, qui calcule, je n'arriverai jamais à recons-
à inverser l'ordre des facteurs. Ce qui est tituer les essences arithmétiques d'unité,
sûr, en tout cas, c'est que je ne chercherai de nombre et d'opérations. Sans toutefois
pas l'explication ou les lois de l'émotion renoncer à l'idée d'expérience (le principe
dans des structures générales et essen- de la phénoménologie est d'aller « aux
tielles de la réalité humaine, mais au choses elles-mêmes » et la base de sa
contraire dans les processus de l'émotion méthode est l'intuition eidétique), au
même, en sorte que, même dûment moins faut-il l'assouplir et faire une place
décrite et expliquée, elle ne sera jamais à l'expérience des essences et des valeurs ;
qu'un fait parmi d'autres, un fait fermé il faut reconnaître même que seules les
sur soi qui ne permettra jamais ni de com- essences permettent de classer et d'ins-
prendre autre chose que lui, ni de saisir à pecter les faits. Si nous ne recourions
travers lui, la réalité essentielle de implicitement à l'essence d'émotion, il
l'homme. nous serait impossible de distinguer,
C'est par réaction contre les insuffi- parmi la masse des faits psychiques, le
sances de la psychologie et du psycholo- groupe particulier des faits d'émotivité.
gisme que s'est constituée, il y a environ La phénoménologie prescrira donc,
puisqu'aussi bien on a eu implicitement transcendantale et constitutive que nous
recours à l'essence d'émotion, d'y faire un atteignons par la « réduction phénoméno-
recours explicite et de fixer une bonne fois logique » ou « mise du monde entre
par des concepts le contenu de cette parenthèses ». C'est cette conscience qu'il
essence. On conçoit assez que pour elle faut interroger et ce qui donne du prix à
l'idée d'homme ne saurait être non plus ses réponses c'est qu'elle est précisément
un concept empirique, produit de généra- mienne. Ainsi HUSSERL sait tirer parti de
lisations historiques, mais que nous avons cette proximité absolue de la conscience
besoin, au contraire, d'utiliser sans le dire par rapport à elle-même, dont le psycho-
l'essence « a priori» d'être humain pour logue n'avait pas voulu profiter. Il en tire
donner une base un peu solide aux géné- parti à bon escient et avec une totale sécu-
ralisations du psychologue. Mais en outre rité, puisque toute conscience existe dans
la psychologie, envisagée comme science la mesure exacte où elle est conscience
de certains faits humains, ne saurait être d'exister. Mais, là comme plus haut, il se
un commencement parce que les faits refuse à interroger la conscience sur des
psychiques que nous rencontrons ne sont faits : nous retrouverions sur le plan
jamais premiers. Ils sont, dans leur struc- transcendantal le désordre de la psycho-
ture essentielle, des réactions de l'homme logie. Ce qu'il va tenter de décrire et de
contre le monde ; ils supposent donc fixer par des concepts, ce sont précisé-
l'homme et le monde et ne peuvent ment les essences qui président au dérou-
prendre leur sens véritable que si l'on a lement du champ transcendantal. Il y
d'abord élucidé ces deux notions. Si nous aura donc, par exemple, une phénoméno-
voulons fonder une psychologie il faudra logie de l'émotion qui, après avoir « mis
remonter plus haut que le psychique, plus le monde entre parenthèses », étudiera
haut que la situation de l'homme dans le l'émotion comme phénomène transcen-
monde, jusqu'à la source de l'homme, du dantal pur, et cela, non pas en s'adressant
monde et du psychique : la conscience à des émotions particulières, mais en
sible, peut-être même pour qu'elle soit signification de l'émotion. Que faut-il
nécessaire ? entendre par là?
Nous pouvons comprendre, à présent, Signifier c'est indiquer autre chose ; et
les raisons de la méfiance du psychologue l'indiquer de telle sorte qu'en développant
pour la phénoménologie. La précaution la signification on trouvera précisément le
initiale du psychologue consiste en effet à signifié. Pour le psychologue l'émotion ne
considérer l'état psychique de telle sorte signifie rien parce qu'il l'étudie comme
qu'il lui ôte toute signification. L'état psy- fait, c'est-à-dire en la coupant de tout
chique pour lui est toujours un fait et, le reste. Elle sera donc dès l'origine
comme tel, toujours accidentel. Ce carac- non-signifiante, mais si vraiment tout
tère accidentel est même ce à quoi le psy- fait humain est signifiant, l'émotion par
chologue tient le plus. Si on demande à le psychologue est, par nature, morte,
un savant : pourquoi les corps s'attirent- non-psychique, inhumaine. Si nous vou-
ils selon la loi de NEWTON? il répondra : lons faire de l'émotion, à la manière
je n'en sais rien; parce que c'est ainsi. Et des phénoménologues, un véritable phé-
si on lui demande: et qu'est-ce que cette nomène de conscience, il faudra au
attraction signifie ? il répondra : elle ne contraire la considérer comme signifiante
signifie rien, elle est. Pareillement le psy- d'abord. C'est-à-dire que nous affirme-
chologue, interrogé sur l'émotion, est tout rons qu'elle est dans la stricte mesure où
fier de répondre : « elle est ; pourquoi ? je elle signifie. Nous ne nous perdrons pas
n'en sais rien, je le constate simplement. d'abord dans l'étude des faits physiolo-
Je ne lui connais pas de signification ». Au giques parce que précisément, pris en
contraire, pour le phénoménologue, tout eux-mêmes et isolément, ils ne signifient
fait humain est par essence significatif. Si presque rien : ils sont, voilà tout. Mais, au
vous lui ôtez la signification vous lui ôtez contraire, nous tenterons, en développant
sa nature de fait humain. La tâche d'un la signification des conduites et de la
phénoménologue sera donc d'étudier la conscience émue, d'expliciter le signifié.
Ce signifié nous savons dès l'origine ce humaine. Mais nos ambitions sont plus
qu'il est : l'émotion signifie à sa manière le limitées. Nous voudrions essayer de voir,
tout de la conscience ou, si nous nous pla- sur un cas précis et concret, celui de
çons sur le plan existentiel, de la réalité- l'émotion, justement si la psychologie
humaine. Elle n'est pas un accident parce pure peut tirer une méthode et des ensei-
que la réalité-humaine n'est pas une gnements de la phénoménologie. Nous
somme de faits ; elle exprime sous un demeurons d'accord que la psychologie
aspect défini la totalité synthétique ne met pas l'homme en question ni le
humaine dans son intégrité. Et par là il ne monde entre parenthèses. Elle prend
faut point entendre qu'elle est l'effet de la l'homme dans le monde, tel qu'il se pré-
réalité-humaine. Elle est cette réalité- sente à travers une multitude de situa-
humaine elle-même se réalisant sous la tions : au café, en famille, à la guerre.
forme « émotion ». Dès lors il est impos- D'une façon générale ce qui l'intéresse
sible de considérer l'émotion comme un c'est l'homme en situation. En tant que
désordre psycho-physiologique. Elle a son telle, elle est, nous l'avons vu, subordon-
essence, ses structures particulières, ses née à la phénoménologie, puisqu'une
lois d'apparition, sa signification. Elle ne étude vraiment positive de l'homme en
saurait venir du dehors à la réalité- situation devrait avoir élucidé d'abord les
humaine. C'est l'homme au contraire qui notions d'homme, de monde, d'être-
assume son émotion et par conséquent dans-le-monde, de situation. Mais enfin la
l'émotion est une forme organisée de phénoménologie est à peine née et toutes
l'existence humaine. ces notions sont fort loin de leur élucida-
Il n'entre pas dans notre intention de tion définitive. La psychologie doit-elle
tenter ici une étude phénoménologique de attendre que la phénoménologie soit arri-
l'émotion. Cette étude, si on devait vée à maturité ? Nous ne le croyons pas.
l'esquisser, porterait sur l'affectivité Mais si elle n'attend pas la constitution
comme mode existentiel de la réalité- définitive d'une anthropologie, elle ne doit
27
pas perdre de vue que cette anthropologie significations, elle abandonnera les
est réalisable et que, si un jour elle est réa- méthodes d'introspection inductive ou
lisée, toutes les disciplines psycholo- d'observation empirique externe pour
giques devront y puiser leur source. Pour chercher seulement à saisir et à fixer
l'instant elle ne doit pas tant viser à récol- l'essence des phénomènes. Elle se don-
ter les faits qu'à interroger les phéno- nera donc, elle aussi, pour une science
mènes, c'est-à-dire précisément les événe- eidétique. Seulement, à travers le phéno-
ments psychiques dans la mesure où ils mène psychique, elle ne visera pas le
sont significations et non dans celle où ils signifié en tant que tel, c'est-à-dire préci-
sont faits purs. Par exemple elle reconnaî- sément la totalité humaine. Elle ne dis-
tra que l'émotion n'existe pas en tant que pose pas des moyens suffisants pour ten-
phénomène corporel, puisqu'un corps ne ter cette étude. Ce qui l'intéressera
peut pas être ému, faute de pouvoir confé- seulement c'est le phénomène en tant qu'il
rer un sens à ses propres manifestations. signifie. De même je puis chercher à sai-
Elle recherchera tout de suite un au-delà sir l'essence du « prolétariat » à travers le
aux troubles vasculaires ou respiratoires, mot « prolétariat ». En ce cas je ferai de
cet au-delà étant le sens de la joie ou de la sociologie. Mais le linguiste étudie le
la tristesse. Mais comme ce sens n'est pré- mot prolétariat en tant qu'il signifie prolé-
cisément pas une qualité posée du dehors tariat et il s'inquiétera des vicissitudes du
sur la joie ou la tristesse, comme il mot en tant que porteur de signification.
n'existe que dans la mesure où il s'appa- Une telle science est parfaitement pos-
raît, c'est-à-dire où il est« assumé »parla sible.
réalité-humaine, c'est la conscience Que lui manque-t-il pour être réelle ?
même qu'elle interrogera, puisque la joie D'avoir fait ses preuves. Nous avons mon-
n'est joie qu'en tant qu'elle s'apparaît tré que si la réalité-humaine apparaît au
comme telle. Et, précisément parce psychologue comme une collection de
qu'elle ne recherche pas les faits mais les données hétéroclites, c'est que le psycho-
logue s'est placé volontairement sur le ter-
rain où cette réalité devait lui apparaître
comme telle. Mais cela n'implique pas
nécessairement que la réalité-humaine
soit autre chose qu'une collection. Ce que
nous avons prouvé c'est seulement qu'elle
ne peut pas apparaître autrement au psy- Esquisse d'une théorie des émotions
chologue. Reste à savoir si elle supporte
en son fond une enquête phénoméno-
logique, c'est-à-dire si l'émotion, par
exemple, est véritablement un phéno-
mène signifiant. Pour en avoir le cœur
net, il n'est qu'un moyen, celui, d'ailleurs,
que préconise le phénoménologue, « aller
aux choses elles-mêmes ». Que l'on veuille
bien considérer les pages qui suivent
comme une expérience de psychologie
phénoménologique. Nous allons essayer
de nous placer sur le terrain de la signi-
fication et de traiter l'émotion comme
phénomène.
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'N
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rien de plus qu'un changement de voie l'accent plus que JAMES sur l'échec. Mais
pour l'énergie nerveuse libérée. que faut-il entendre par là? Si nous consi-
Et pourtant que d'obscurités dans ces dérons objectivement l'individu comme
quelques notions, si claires en apparence. un système de conduites, et si la dériva-
A mieux considérer les choses, on s'aper- tion se fait automatiquement, l'échec n'est
çoit que JANET ne parvient à dépasser rien, il n'existe pas, il y a simplement rem-
JAMES qu'en usant implicitement d'une placement d'une conduite par un
finalité que sa théorie repousse explicite- ensemble diffus de manifestations orga-
ment. Qu'est-ce en effet qu'une conduite niques. Pour que l'émotion ait la signifi-
d'échec ? Devons-nous entendre seule- cation psychique d'échec, il faut que la
ment par là le substitut automatique conscience intervienne et lui confère cette
d'une conduite supérieure que nous ne signification, il faut qu'elle retienne
pouvons tenir? En ce cas, l'énergie ner- comme un possible la conduite supé-
veuse se déchargerait au hasard et selon rieure et qu'elle saisisse l'émotion précisé-
la loi du moindre effort. Mais alors ment comme un échec par rapport à cette
l'ensemble des réactions émotives serait conduite supérieure. Mais ce serait don-
moins une conduite d'échec qu'une ner à la conscience un rôle constitutif, ce
absence de conduite. Il y aurait une réac- que JANET ne veut à aucun prix. Si l'on
tion organique diffuse à la place d'une voulait garder un sens à la théorie de
réaction adaptée, un désordre. Mais n'est- JANET, on serait logiquement conduit à
ce pas précisément ce que dit JAMES ? adopter la position de M. WALLON. Dans
I.:émotion n'intervient-elle pas précisé- un article de la Revue des Cours et Confé-
ment pour lui au moment d'une désadap- rences, M. WALLON propose cette interpré-
tation brusque et ne consiste-t-elle pas tation : il existerait un circuit nerveux pri-
essentiellement dans l'ensemble de mitif, chez l'enfant. L'ensemble des
désordres que cette désadaptation amène réactions d'un nouveau-né au chatouille-
dans l'organisme? Sans doute JANET met ment, à la douleur, etc. seraient toujours
commandées par ce circuit (frissons, nique qui relierait toutes les manifesta-
contractions musculaires diffuses, accélé- tions émotives. Il va sans dire que JAMES
rations du rythme cardiaque, etc.) et eût accepté sans embarras l'existence d'un
constitueraient ainsi une première adap- pareil circuit, si elle avait été prouvée. Il
tation organique, adaptation héritée, aurait tenu cette modification à sa propre
naturellement. Par la suite, nous appren- théorie pour peu importante parce qu'elle
drions des conduites et réaliserions des était d'ordre strictement physiologique.
montages nouveaux, c'est-à-dire de nou- Ainsi donc JANET, si nous nous en tenons
veaux circuits. Mais, lorsque, dans une aux tennes mêmes de sa thèse, est beau-
situation neuve et difficile, nous ne sau- coup plus proche de JAMES qu'il ne veut
rions trouver la conduite adaptée qui lui bien le dire, il a échoué dans sa tentative
convient, il se ferait un retour au circuit pour réintroduire le « psychique » dans
nerveux primitif. On voit que cette théo- l'émotion; il n'a pas expliqué non plus
rie représente la transposition des vues de pourquoi il y a diverses conduites
JANET sur le plan de behaviourism pur, d'échec ; pourquoi je peux réagir à une
puisque, en somme, les réactions émo- agression brusque par la peur ou par la
tionnelles sont données non pas comme colère. Les exemples qu'il cite d'ailleurs
un pur désordre, mais comme une reviennent presque tous à des bouleverse-
moindre adaptation : premier système ments émotionnels peu différenciés (san-
organisé de réflexes défensifs, le circuit glots, crise de nerfs, etc.) beaucoup plus
nerveux de l'enfant est désadapté par rap- proches du choc émotionnel proprement
port aux besoins de l'adulte, mais en lui- dit que de l'émotion qualifiée.
même il est une organisation fonction- Mais il semble qu'il y ait chez JANET une
nelle, analogue au réflexe respiratoire par théorie sous-jacente de l'émotion - et
exemple. Mais on voit aussi que cette d'ailleurs des conduites en général - qui
thèse ne se différencie de celle de JAMES réintroduirait sans la nommer la finalité.
que par la supposition d'une unité orga- Dans ses exposés généraux sur la psychas-
--1,..-
ou s'ils n'apportent pas de résolution suf- I..:évasion n'est qu'une solution brutale
fisante, la tension persistante se manifeste puisqu'il faut briser la barrière générale et
par la tendance à renoncer à l'épreuve, à accepter une diminution du moi. Le repli
s'évader du champ ou à se replier sur soi- sur soi-même, l'enkystement qui élève
même dans une attitude passive. Nous entre le champ hostile et moi une barrière
avons dit, en effet, que le sujet se trouve de protection, est une autre solution éga-
soumis à l'attraction positive du but et à lement médiocre.
l'action répulsive, négative de la barrière; La continuation de l'épreuve peut abou-
de plus, le fait d'avoir accepté de se sou- tir dans ces conditions à des désordres
mettre à l'épreuve a conféré à tous les émotionnels, autres formes encore plus
autres objets du champ une valeur néga- primitives de libération de tensions. Les
tive, en ce sens que toutes les diversions accès de colère parfois très violents qui
étrangères à la tâche sont ipso facto
surviennent chez certaines personnes
impossibles. Le sujet est donc en quelque
sont bien étudiés dans le travail de
sorte enfermé dans une enceinte close de
T. DEMB0. La situation subit une simplifi-
toutes parts : une seule issue positive
existe, mais elle est fermée par la barrière cation structurale. Il y a dans la colère, et
spécifique. Cette situation correspond au sans doute dans toutes les émotions, un
diagramme ci-dessous. affaiblissement des barrières qui séparent
les couches profondes et superficielles du
moi et qui, normalement, assurent le
contrôle des actes par la personnalité pro-
fonde et la domination de soi-même ; un
affaiblissement des barrières entre le réel
et l'irréel. Par contre, du fait que l'action
est bloquée, les tensions entre l'extérieur
et l'intérieur continuent à augmenter : le
caractère négatif s'étend uniformément à
tous les objets du champ qui perdent leur état de haute tension, la solution délicate
valeur propre ... La direction privilégiée et précise d'un problème, nous agissons
du but ayant disparu, la structure diffé- sur nous-mêmes, nous nous abaissons et
renciée que le problème imposait au nous nous transformons en un être tel que
champ est détruite ... Les faits particuliers des solutions grossières et moins adaptées
notamment les réactions physiologiques lui suffiront (par exemple déchirer la
variées qu'on s'est plu à décrire en leur feuille qui porte l'énoncé du problème).
attribuant une signification particulière Ainsi la colère apparaît ici comme une
ne sont intelligibles qu'à partir de cette évasion: le sujet en colère ressemble à un
conception d'ensemble de la topologie de homme qui, faute de pouvoir défaire les
l'émotion ... )) nœuds des cordes qui l'attachent, se tord
Nous voici donc arrivés, au terme de en tout sens dans ses liens. Et la conduite
cette longue citation, à une conception « colère » moins bien adaptée au pro-
fonctionnelle de la colère. Certes, la colère blème que la conduite supérieure - et
n'est pas un instinct, ni une habitude, impossible - qui le résoudrait est cepen-
ni un calcul raisonné. Elle est une solu- dant précisément et parfaitement adaptée
tion brusque d'un conflit, une façon de au besoin de rompre la tension, de
trancher le nœud gordien. Et nous retrou- secouer cette chape de plomb qui pèse sur
vons, certes, la distinction de JANET entre nos épaules. On pourra comprendre,
les conduites supérieures et les conduites désormais, les exemples que nous citions
inférieures ou dérivées. Seulement cette plus haut : la psychasthénique qui vient
distinction, ici, prend tout son sens : c'est voir JANET veut lui faire sa confession.
nous qui nous mettons nous-mêmes Mais la tâche est trop difficile. La voici
en état de totale infériorité, parce qu'à donc dans un monde étroit et menaçant
ce niveau très bas nos exigences sont qui attend d'elle un acte précis et qui le
moindres, nous nous satisfaisons avec repousse en même temps. JANET lui-
moins de frais. Ne pouvant trouver, en même signifie, par son attitude, qu'il
"1l
1
prendre cette transformation sans poser nous renvoie enfin à la conscience. C'est
d'abord la conscience. Elle seule peut par par là que nous aurions dû commencer et
son activité synthétique rompre et recons- il convient à présent de formuler le véri-
table problème.
tituer des formes sans cesse. Elle seule
peut rendre compte de la finalité de l'émo-
tion. En outre, nous avons vu que toute la
description de la colère faite par
GUILLAUME d'après DEMBO nous montre
celle-ci comme visant à transformer
l'aspect du monde. Il s'agit « d'affaiblir les
barrières entre le réel et l'irréel », de
« détruire la structure différenciée que le
problème imposait au champ». A mer-
veille, mais dès qu'il s'agit de poser un
rapport du monde au moi, nous ne pou-
vons plus nous contenter d'une psycholo-
gie de la forme. Il faut de toute évidence
recourir à la conscience. Et d'ailleurs
n'est-ce pas à elle, en fin de compte, que
GUILLAUME a recours lorsqu'il dit que le
coléreux « affaiblit les barrières qui
séparent les couches profondes et super-
ficielles du moi » ? Ainsi la théorie physio-
logique de JAMES nous a conduit, par son
insuffisance même, à la théorie des
conduites de JANET, celle-ci à la théorie de
l'émotion-forme fonctionnelle et celle-ci
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est pour soi) mais il est possible de le par rapport à sa signification, c'est-à-dire
déchiffrer par des techniques appro- la recevoir du dehors comme une qualité
priées, comme on déchiffre un langage extérieure, - comme c'est une qualité
décrit. En un mot le fait conscient est extérieure pour le bois brûlé d'avoir été
par rapport au signifié comme une chose, brûlé par des hommes qui voulaient se
effet d'un certain événement, est par rap- réchauffer? Il semble que d'abord le pre-
port à cet événement : par exemple mier résultat d'une semblable interpréta-
comme les vestiges d'un feu allumé dans tion c'est de constituer la conscience en
la montagne sont par rapport aux êtres chose par rapport au signifié, c'est
humains qui ont allumé ce feu. Les pré- admettre que la conscience se constitue
sences humaines ne sont pas contenues en signification sans être consciente de la
dans les cendres qui demeurent. Elles y signification qu'elle constitue. Il y a là une
sont liées par un rapport de causalité : le contradiction flagrante, à moins que l'on
rapport est externe, les vestiges du foyer ne considère la conscience comme un
sont passifs par rapport à cette relation existant du même type qu'une pierre ou
causale comme tout effet par rapport à sa qu'une bâche. Mais dans ce cas il faut
cause. Une conscience qui n'aurait pas entièrement renoncer au cogito cartésien
acquis les connaissances techniques et faire de la conscience un phénomène
nécessaires ne pourrait pas saisir ces ves- secondaire et passif. Pour autant que la
tiges comme signes. En même temps ces conscience se fait, elle n'est jamais rien
vestiges sont ce qu'ils sont, c'est-à-dire que ce qu'elle s'apparaît. Si donc elle
qu'ils existent en soi en dehors de toute possède une signification, elle doit la
interprétation signifiante : ils sont des contenir en elle comme structure de
morceaux de bois à demi calcinés, voilà conscience. Cela ne veut point dire que
tout. cette signification doive être parfaitement
Pouvons-nous admettre qu'un fait de explicite. Il y a bien des degrés possibles
conscience puisse être comme une chose de condensation et de clarté. Cela veut
A')
dire seulement que nous ne devons pas de saisir un lien immanent de compréhen-
interroger la conscience du dehors, sion entre la symbolisation et le symbole.
comme on interroge les vestiges du foyer Seulement il faudra convenir de ce que la
ou le campement, mais du dedans, qu'on conscience se constitue en symbolisation.
doit chercher en elle la signification. La Dans ce cas, il n'y a rien derrière elle et le
conscience, si le cogito doit être possible, rapport entre symbole, symbolisé et
est elle-même, le fait, la signification et le symbolisation est un lien intrastructural
signifié. de la conscience. Mais si nous ajoutons
A vrai dire ce qui rend difficile une réfu- que la conscience est symbolisante sous la
tation exhaustive de la psychanalyse, c'est pression causale d'un fait transcendant
que le psychanalyste ne considère pas la qui est le désir refoulé, nous retombons
signification comme conférée entière- dans la théorie précédemment signalée
ment du dehors à la conscience. Il y a tou- qui fait du rapport du signifié au signi-
jours pour lui une analogie interne entre fiant un rapport causal. C'est la contradic-
le fait conscient et le désir qu'il exprime tion profonde de toute psychanalyse que
puisque le fait conscient symbolise avec le de présenter à la fois un lien de causalité
complexe exprimé. Et ce caractère de sym- et un lien de compréhension entre les
bole, pour le psychanalyste, n'est évidem- phénomènes qu'elle étudie. Ces deux
ment pas extérieur au fait de conscience types de liaison sont incompatibles. Aussi
lui-même : il en est constitutif Sur ce le théoricien de la psychanalyse établit-il
point nous sommes tout à fait d'accord des liens transcendants de causalité rigide
avec lui : que la symbolisation soit consti- entre les faits étudiés (une pelote à
tutive de la conscience symbolique, cela épingles signifie toujours dans le rêve des
ne fait aucun doute pour qui croit à la seins de femme, entrer dans un wagon
valeur absolue du cogito cartésien. Mais il signifie faire l'acte sexuel), tandis que le
faut s'entendre : si la symbolisation est praticien s'assure des réussites en étu-
constitutive de la conscience, il est loisible diant surtout les faits de conscience en
compréhension, c'est-à-dire en cherchant tion comme un certain type de réponse
avec souplesse le rapport intra-conscient adaptée à une situation extérieure, com-
entre symbolisation et symbole. ment. se fait-il donc qu'elle n'ait pas
Pour notre part nous ne repoussons pas conscience de cette adaptation ? Et il faut
les résultats de la psychanalyse lorsqu'ils reconnaître que leur théorie rend parfai-
sont obtenus par la compréhension. Nous tement compte de ce décalage entre la
nous bornons à nier toute valeur et toute signification et la conscience, ce qui ne
intelligibilité à sa théorie sous-jacente de doit pas nous étonner puisqu'elle est pré-
la causalité psychique. Et, par ailleurs, cisément faite pour cela. Mieux encore
nous affirmons que, dans la mesure où le diront-ils, dans la plupart des cas:
psychanalyste fait usage de compréhen- nous luttons en tant que spontanéité
sion pour interpréter la conscience, consciente contre le développement des
mieux vaudrait franchement reconnaître manifestations émotionnelles : nous
que tout ce qui se passe dans la essayons de maîtriser notre peur, de cal-
conscience ne peut recevoir son explica- mer notre colère, de réfréner nos sanglots.
tion que de la conscience elle-même. Ainsi non seulement nous n'avons pas
Nous voilà donc revenus à notre point de conscience de cette finalité de l'émotion
mais encore nous repoussons l'émotion
départ : une théorie de l'émotion qui
de toutes nos forces et elle nous envahit
affirme le caractère signifiant des faits
malgré nous. Une description phénomé-
émotifs doit chercher cette signification
nologique de l'émotion se doit de lever ces
dans la conscience elle-même. Autrement contradictions.
dit c'est la conscience qui se fait elle-même
conscience, émue pour les besoins d'une
signification interne.
A vrai dire les partisans de la psychana-
lyse soulèveront aussitôt une difficulté de
principe: si la conscience organise l'émo-
à chaque instant, à travers tous ses actes. plus que l'objet agi. Ensuite, toutes les dif-
S'il échoue dans ses essais, s'il s'irrite, son ficultés nouvelles, tous les échecs partiels
irritation même est encore une façon dont qui exigent un resserrement de l'adapta-
le monde lui apparaît. Et il n'est pas tion nous renverraient sur le plan réfléchi.
nécessaire que le sujet, entre l'action qui De là, un va-et-vient constant qui serait
échoue et la colère, fasse un retour sur constitutif de l'action.
soi, intercale une conscience réflexive. Il Or, il est certain que nous pouvons
peut y avoir passage continu de la réfléchir sur notre action. Mais une opé-
conscience irréfléchie « monde-agi » (ac- ration sur l'univers s'exécute le plus sou-
tion) à la conscience irréfléchie « monde- vent sans que le sujet quitte le plan irré-
odieux » (colère). La seconde est une fléchi. Par exemple, en ce moment, j'écris
transformation de l'autre. Pour mieux mais je n'ai pas conscience d'écrire. Dira-
comprendre le sens de ce qui va suivre, il t-on que l'habitude m'a rendu inconscient
est nécessaire que le lecteur se rende pré- des mouvements que fait ma main en tra-
sente l'essence de conduite-irréfléchie. On çant les lettres ? Ce serait absurde. J'ai
a trop tendance à croire que l'action peut-être l'habitude d'écrire, mais non
est un passage constant de l'irréfléchi point celle d'écrire tels mots dans tel
au réflexif, du monde à nous-même. ordre. D'une manière générale, il faut se
Nous saisirions le problème (irréflexion- méfier des explications par l'habitude. En
conscience du monde) puis nous nous sai- réalité, l'acte d'écrire n'est nullement
sirions nous-même comme ayant le pro- inconscient, c'est une structure actuelle
blème à résoudre (réflexion), à partir de de ma conscience. Seulement il n'est pas
cette réflexion nous concevrions une conscient de lui-même. Ecrire, c'est
action en tant qu'elle doit être tenue par prendre une conscience active des mots en
nous (réflexion) et nous redescendrions tant qu'ils naissent sous ma plume. Non
ensuite dans le monde pour exécuter pas des mots en tant qu'ils sont écrits par
l'action (irréfléchie) en ne considérant moi: j'appréhende intuitivement les mots
7.l,,
en tant qu'ils ont cette qualité de structure saisie intuitive des mots que j'écris me les
de sortir ex nihilo et cependant de n'être livre comme certains. Il s'agit d'une certi-
pas créateurs d'eux-mêmes, d'être passi- tude un peu particulière : il n'est pas cer-
vement créés. Au moment même où j'en tain que le mot « certitude » que je suis en
trace un, je ne prends pas garde isolément train d'écrire va apparaître (je peux être
à chacun des jambages que ma main dérangé, changer d'idée, etc.), mais il est
forme : je suis dans un état spécial certain que, s'il apparaît, il apparaîtra tel.
d'attente, l'attente créatrice, j'attends que Ainsi l'action constitue une couche
le mot - que je sais à l'avance - d'objets certains dans un monde pro-
emprunte la main qui écrit et les jam- bable. Disons, si l'on veut, qu'ils sont pro-
bages qu'elle trace pour se réaliser. Et bables en tant qu'êtres réels futurs, mais
certes, je ne suis pas conscient des mots certains en tant que potentialités du
de la même façon que lorsque je lis ce monde. En second lieu, les mots qu'écrit
qu'écrit une personne en regardant par- mon vo1sm n'exigent rien, je les
dessus son épaule. Mais cela ne veut pas contemple dans leur ordre d'apparition
dire que je sois conscient de moi comme successif, comme je regarderais une table
écrivant. Les différences essentielles sont ou un portemanteau. Au contraire, les
celles-ci : d'abord mon appréhension mots que j'écris sont des exigences. C'est
intuitive de ce qu'écrit mon voisin est du la façon même dont je les saisis à travers
type « évidence probable ». Je saisis les mon activité créatrice qui les constitue
mots que sa main trace bien avant qu'elle comme tels : ils apparaissent comme des
les ait tracés complètement. Mais, au potentialités devant être réalisées. Non pas
moment même où, lisant « indép ... » je devant être réalisées par moi. Le moi
saisis intuitivement « indépendant », le n'apparaît point ici. Je sens simplement la
mot « indépendant » se donne comme traction qu'ils exercent. Je sens objective-
une réalité probable (à la manière de la ment leur exigence. Je les vois se réaliser
table ou de la chaise). Au contraire, ma et en même temps réclamer de se réaliser
davantage. Et je puis bien penser les mots conscient de soi comme agissant pour
que trace mon voisin comme exigeant de agir - bien au contraire. En un mot,
lui leur réalisation : je ne sens pas cette une conduite irréfléchie n'est pas une
exigence. Au contraire, l'exigence des conduite inconsciente, elle est consciente
mots que je trace est directement pré~ d'elle-même non-thétiquement, et sa
sente, pesante et sentie. Ils tirent et façon d'être thétiquement consciente
conduisent ma main. Mais non pas à la d'elle-même c'est de se transcender et de
manière de petits démons vivants et actifs saisir sur le monde comme une qualité de
qui la pousseraient et tireraient en effet : choses. Ainsi peut-on comprendre toutes
ils ont une exigence passive. Quant à ma ces exigences et ces tensions du monde
main j'en ai conscience, en ce sens que je qui nous entoure, ainsi peut-on dresser
la vis directement comme l'instrument une carte « hodologique » 1 de notre
..
.,
que les Allemands appellent Umwelt - le A présent nous pouvons concevoir ce
monde de nos désirs, de nos besoins et de qu'est une émotion. C'est une transforma-
nos actes apparaît comme sillonné de che- tion du monde. Lorsque les chemins tra-
mins étroits et rigoureux qui conduisent à cés deviennent trop difficiles ou lorsque
tel ou tel but déterminé, c'est-à-dire à nous ne voyons pas de chemin, nous ne
l'apparition d'un objet créé. Naturelle- pouvons plus demeurer dans un monde si
ment, çà et là, un peu partout sont des urgent et si difficile. Toutes les voies sont
pièges et des embûches. On pourrait com- barrées, il faut pourtant agir. Alors nous
parer ce monde aux plateaux mobiles des essayons de changer le monde, c'est-
appareils à sous sur lesquels on fait rouler à-dire de le vivre comme si les rapports
des billes : il y a des chemins tracés par des des choses à leurs potentialités n'étaient
haies d'épingles et souvent, aux croise- pas réglés par des processus détermi-
ments des chemins, on a percé des trous. nistes mais par la magie. Entendons bien
Il faut que la bille parcoure un trajet déter- qu'il ne s'agit pas d'un jeu : nous y
miné en empruntant des chemins détermi- sommes acculés et nous nous jetons dans
nés et sans tomber dans les trous. Ce cette nouvelle attitude avec toute la force
monde est difficile. Cette notion de diffi- dont nous disposons. Entendons aussi
culté n'est pas une notion réflexive qui que cet essai n'est pas conscient en tant
impliquerait un rapport à moi. Elle est là, que tel, car il serait alors l'objet d'une
sur le monde, c'est une qualité du monde réflexion. 11est avant tout la saisie de rap-
qui se donne dans la perception (exacte- ports nouveaux et d'exigences nouvelles.
ment comme les chemins vers les potentia- Simplement la saisie d'un objet étant
lités et les potentialités elles-mêmes et les impossible ou engendrant une tension
exigences des objets : livres devant être lus, insoutenable, la conscience le saisit ou
souliers devant être ressemelés, etc.), c'est tente de le saisir autrement, c'est-à-dire
le corrélatif noématique de notre activité qu'elle se transforme précisément pour
entreprise ou seulement conçue. transformer l'objet. En soi ce changement
78
dans la direction de la conscience n'a rien cherchons le fusil sans quitter le plan irré-
d'étrange. Nous trouvon~ mille exen:iple.s fléchi. C'est-à-dire qu'un fusil potentiel
de pareilles transformations dans 1 acti- apparaît, vaguement localisé dans
vité et dans la perception. Chercher, par l'image. Il faut concevoir le changement
exemple, un visage dissimulé dans une d'intention et de conduite qui caractérise
gravure-devinette ( « où est le fusil ? ») l'émotion sur le même mode. L'impossibi-
c'est nous conduire perceptivement lité de trouver une solution au problème,
devant la gravure d'une façon nouvelle, appréhendée objectivement comme une
c'est nous comporter en face des branches qualité du monde, sert de motivation à la
d'arbre, des poteaux télégraphiques, de nouvelle conscience irréfléchie qui saisit
l'image comme en face d'un fusil, c'est maintenant le monde autrement et sous
réaliser les mouvements des yeux que un aspect neuf et qui commande une nou-
nous ferions en face d'un fusil. Mais nous velle conduite - à travers laquelle cet
ne saisissons pas ces mouvements comme aspect est saisi - et qui sert de hylé à
tels. A travers eux une intention qui les l'intention nouvelle. Mais la conduite
transcende et dont ils constituent la hylé émotive n'est pas sur le même plan que les
se dirige sur les arbres et les poteaux qui autres conduites, elle n'est pas effective.
sont saisis comme « fusils possibles » Elle n'a pas pour fin d'agir réellement sur
jusqu'à ce que soudain la perception cris- l'objet en tant que tel par l'entremise de
tallise et que le fusil apparaisse. Ainsi à moyens particuliers. Elle cherche à confé-
travers un changement de l'intention, rer à l'objet par elle-même, et sans le
comme dans un changement de conduite, modifier dans sa structure réelle, une
nous appréhendons un objet nouveau ou autre qualité, une moindre existence, ou
un objet ancien d'une façon nouvelle. Il une moindre présence ( ou une plus
n'est pas besoin de se placer d'abord sur grande existence, etc.). En un mot dans
le plan réflexif. La légende de la vignette l'émotion, c'est le corps qui, dirigé par la
sert de motivation directement. Nou~ conscience, change ses rapports au
q1
monde pour que le monde change ses grappe. Alors je saisis cette âcreté du rai-
qualités. Si l'émotion est un jeu c'est un sin trop vert à travers une conduite de
jeu auquel nous croyons. Un exemple dégoût. Je confère magiquement au raisin
simple fera comprendre cette structure la qualité que je désire. Ici cette comédie
émotive : j'étends la main pour prendre n'est qu'à demi sincère. Mais que la situa-
une grappe de raisins. Je ne puis l'attra- tion soit plus urgente, que la conduite
per, elle est hors de ma portée. Je hausse incantatoire soit accomplie avec sérieux:
les épaules, je laisse retomber ma main, voilà l'émotion.
je murmure « ils sont trop verts » et je Soit par exemple la peur passive. Je vois
m'éloigne. Tous ces gestes, ces paroles, venir vers moi une bête féroce, mes
cette conduite ne sont point saisis pour jambes se dérobent sous moi, mon cœur
eux-mêmes. Il s'agit d'une petite comédie bat plus faiblement, je pâlis, je tombe et
que je joue sous la grappe pour conférer je m'évanouis. Rien ne semble moins
à travers elle aux raisins cette caractéris- adapté que cette conduite qui me livre
tique « trop verts » qui peut servir de rem- sans défense au danger. Et pourtant c'est
placement à la conduite que je ne puis une conduite d'évasion. L'évanouisse-
tenir. Ils se présentaient d'abord comme ment ici est un refuge. Mais qu'on ne
« devant être cueillis ». Mais cette qualité croie pas que ce soit un refuge pour moi,
urgente devient bientôt insupportable, que je cherche à me sauver, à ne plus voir
parce que la potentialité ne peut être réa- la bête féroce. Je ne suis pas sorti du plan
lisée. Cette tension insupportable, à son irréfléchi : mais faute de pouvoir éviter le
tour, devient un motif pour saisir sur le danger par les voies normales et les
raisin une nouvelle qualité « trop vert », enchaînements déterministes, je l'ai nié.
qui résoudra le conflit et supprimera la J'ai voulu l'anéantir. I.:urgence du danger
tension. Seulement cette qualité je ne puis a servi de motif pour une intention anni-
la conférer chimiquement aux raisins, je hilante qui a commandé une conduite
ne puis agir par les voies ordinaires sur la magique. Et, par le fait, je l'ai anéanti
82 83
86
formes. Mais celle que cite JANET (la psy- exagération magique des difficultés du
chasthénique qui prend une crise de nerfs monde. Celui-ci conserve donc sa struc-
parce qu'elle ne veut pas faire sa confes- ture différenciée, mais il apparaît comme
sion) peut se caractériser comme un refus. injuste et hostile, parce qu'il exige trop de
Il s'agit avant tout d'une conduite négative nous, c'est-à-dire plus qu'il n'est possible
qui vise à nier l'urgence de certains pro- humainement de lui donner. L'émotion de
blèmes et à les remplacer par d'autres. La tristesse active en ce cas est donc comé-
malade veut émouvoir JANET. Cela signi- die magique d'impuissance, le malade
fie qu'elle veut remplacer l'attitude ressemble à ces domestiques qui, après
d'attente impassible qu'il prend par une avoir introduit des voleurs chez leur
attitude d'empressement affectueux. Elle maître, se font ligoter par eux, pour qu'on
le veut et use de son corps pour l'y ame- voie bien qu'ils ne pouvaient pas empê-
ner. En même temps, en se mettant dans cher ce vol. Seulement ici, le malade se
un état tel que la confession serait impos- ligote lui-même par mille liens ténus. On
sible, elle rejette l'acte à faire hors de sa dira peut-être que ce sentiment pénible de
portée. A présent, tant qu'elle sera liberté dont il veut se débarrasser est for-
secouée de larmes et de hoquets, toute cément de nature réflexive. Mais nous
possibilité de parler lui est ôtée. Ici donc, n'en croyons rien et il suffit de s'observer
la potentialité n'est pas supprimée, la pour s'en rendre compte: c'est l'objet qui
confession demeure « à faire ». Mais elle se donne comme devant être créé libre-
a reculé hors de la portée du malade, il ne ment, la confession qui se donne devant et
peut plus vouloir la faire, mais seulement pouvant à la fois être faite. Il y a naturel-
souhaiter la faire un jour. Ainsi le malade lement d'autres fonctions et d'autres
s'est-il délivré du sentiment pénible que formes de la tristesse active. Nous n'insis-
l'acte était en son pouvoir, qu'il était libre terons pas sur la colère, dont nous avons
de le faire ou non. La crise émotionnelle si longuement parlé et qui est peut-être,
est ici abandon de responsabilité. Il y a de toutes les émotions, celle dont le rôle
fonctionnel est le plus évident. Mais que ne se livre que peu à peu, bientôt le plai-
dire de la joie ? Rentre-t-elle dans notre sir que nous avons à le revoir va s' émous-
description ? A première vue, il ne le ser: jamais nous n'arriverons à le tenir là,
semble pas puisque le sujet joyeux n'a pas devant nous, comme notre propriété
à se défendre contre un changement absolue et à le saisir d'un coup comme
amoindrissant, contre un péril. Mais tout une totalité (jamais non plus nous ne
d'abord il faut d'abord distinguer entre la réaliserons d'un coup notre nouvelle
joie-sentiment, qui représente un équi- richesse, comme une totalité instantanée.
libre, un état adapté, et la joie-émotion. Elle se livrera à travers mille détails et,
Or, celle-ci, à bien la considérer, se carac- pour ainsi dire, par « Abschattungen » ).
térise par une certaine impatience. Enten- La joie est une conduite magique qui tend
dons par là que le sujet joyeux se conduit à réaliser par incantation la possession de
assez exactement comme un homme en l'objet désiré comme totalité instantanée.
état d'impatience. Il ne tient pas en place, Cette conduite est accompagnée de lacer-
fait mille projets, ébauche des conduites titude que la possession sera réalisée tôt
qu'il abandonne aussitôt, etc. C'est qu'en ou tard, mais elle cherche à anticiper sur
effet sa joie a été provoquée par l'appari- cette possession. Les diverses activités de
tion de l'objet de ses désirs. On lui la joie, ainsi que l'hypertonus musculaire,
annonce qu'il a gagné une somme impor- la vaso-dilatation légère, sont animées et
tante, ou bien il va revoir quelqu'un qu'il transcendées par une intention qui vise à
aime et qu'il n'a pas revu depuis long- travers elles le monde. Celui-ci apparaît
temps. Mais bien que cet objet soit comme facile, l'objet de nos désirs appa-
« imminent » il n'est pas encore là, il n'est raît comme proche et aisé à posséder.
pas encore à lui. Une certaine durée le Chaque geste est une approbation plus
sépare de l'objet. Et même s'il est là, poussée. Danser, chanter de joie, repré-
même si l'ami tant désiré apparaît sur le sentent des conduites symboliquement
quai de la gare, encore est-ce un objet qui approximatives, des incantations. A tra-
91
vers elles, l'objet - qu'on ne saurait pos- citer sont loin d'épuiser la variété des
séder réellement que par des conduites émotions. Il peut y avoir beaucoup
prudentes et malgré tout difficiles - est d'autres peurs, beaucoup d'autres tris-
possédé d'un coup et symboliquement. tesses. Nous affirmons seulement que
C'est ainsi, par exemple, qu'un homme à toutes reviennent à constituer un monde
qui une femme vient de dire qu'elle magique en utilisant notre corps comme
l'aimait peut se mettre à danser et à chan- moyen d'incantation. Dans chaque cas le
ter. Ce faisant il se détourne de la conduite problème est différent, les conduites sont
prudente et difficile qu'il devrait tenir différentes. Pour en saisir la signification
pour mériter cet amour et le faire grandir, et la finalité, il faudrait connaître et ana-
pour en réaliser la possession lentement lyser chaque situation particulière. D'une
et à travers mille petits détails (sourires, manière générale il n'y a pas quatre
petites attentions, etc.). Il se détourne grands types d'émotions. Il y en a beau-
même de la femme qui représente, coup plus et ce serait un travail utile et
comme réalité vivante, précisément le fécond que de les classer. Par exemple, si
pôle de toutes ces conduites délicates. Il la peur du timide se mue soudain en
se donne un répit : plus tard il les tiendra. colère (changement de conduite motivé
Pour l'instant il possède l'objet par magie, par un changement de situation), cette
la danse en mime la possession. colère n'est pas une colère du type banal :
Toutefois nous ne saurions nous elle est peur dépassée. Cela ne veut point
contenter de ces quelques remarques. dire qu'elle soit réductible en quelque
Elles nous ont permis d'apprécier le rôle manière à la peur. Simplement, elle
fonctionnel de l'émotion, mais nous ne retient la peur antérieure et la fait entrer
savons pas grand-chose encore sur sa dans sa propre structure. Mais c'est seule-
nature. ment lorsqu'on se sera persuadé de la
Il nous faut d'abord remarquer que les structure fonctionnelle de l'émotion,
quelques exemples que nous venons de qu'on parviendra à comprendre l'infinie
variété des consciences émotionnelles. malgré tout de ceux de l'acteur. L'acteur
D'autre part, il convient d'insister sur un mime la joie, la tristesse, mais il n'est pas
fait capital : les conduites pures et simples joyeux, ni triste parce que ces conduites
ne sont pas l'émotion, pas plus que la pure s'adressent à un univers fictif. Il mime la
et simple conscience de ces conduites. S'il conduite, mais il ne se conduit pas. Dans
en était ainsi, en effet, le caractère fina- les différents cas d'émotions fausses que
liste de l'émotion apparaîtrait bien plus je viens de citer, les conduites ne sont sou-
clairement et, d'autre part, la conscience tenues par rien, elles existent seules et
pourrait facilement s'en libérer. D'ailleurs, sont volontaires. Mais la situation est
il y a des émotions fausses qui ne sont que vraie et nous la concevons comme exi-
des conduites. Si l'on me fait un cadeau geant ces conduites. Aussi, à travers ces
qui ne m'intéresse qu'à demi, il se peut conduites, intentionnons-nous magique-
que j'extériorise une joie intense, que je ment certaines qualités sur des objets
batte des mains, que je saute et que je vrais. Mais ces qualités sont fausses.
danse. Il s'agira cependant d'une comédie. Il ne faut pas entendre par là qu'elles
Je m'y laisserai un peu prendre et il serait soient imaginaires, ni non plus qu'elles
inexact de dire que je ne suis pas joyeux. doivent forcément s'anéantir plus tard.
Cependant ma joie n'est pas vraie, je la Leur fausseté vient d'une faiblesse essen-
quitterai, je la rejetterai de moi dès que tielle qui se donne pour violence. L'agré-
mon visiteur sera parti. C'est exactement ment de l'objet qu'on vient de me donner
ce que nous conviendrons d'appeler une existe beaucoup plus comme exigence
joie fausse en nous rappelant que la faus- que comme réalité; il a une sorte de réa-
seté n'est pas une caractéristique logique lité parasitaire et tributaire que je sens
de certaines propositions, mais une qua- fort bien, je sais que je le fais apparaître
lité existentielle. De la même façon, je sur l'objet par une manière de fascina-
peux avoir de fausses peurs, de fausses tion; que je cesse mes incantations, il dis-
tristesses. Ces états faux se distinguent paraîtra aussitôt.
9S
La véritable émotion est tout autre : elle séparés de la conduite : d'abord ils pré-
s'accompagne de croyance. Les qualités sentent avec elle une certaine analogie.
intentionnées sur les objets sont saisies Les hypotonus de la peur ou de la tris-
comme vraies. Que faut-il au juste tesse, les vaso-constrictions, les troubles
entendre par là? Ceci, à peu près: c'est respiratoires symbolisent assez bien, avec
que l'émotion est subie. On ne peut pas en une conduite qui vise à nier le monde ou
sortir à son gré, elle s'épuise d'elle-même à le décharger de son potentiel, la fron-
mais nous ne pouvons l'arrêter. En outre, tière entre les troubles purs et les
les conduites réduites à elles seules ne conduites. Enfin ils entrent avec la
font que dessiner schématiquement sur conduite dans une forme synthétique
l'objet la qualité émotionnelle que nous totale et ne sauraient être étudiés pour
lui conférons. Une fuite qui serait simple- eux-mêmes: c'est précisément l'erreur de
ment course ne suffirait pas à constituer la théorie périphérique de les avoir consi-
l'objet comme horrible. Ou plutôt elle lui dérés isolément. Et pourtant ils ne sont
conférerait la qualité formelle d'horrible, pas réductibles à des conduites : on peut
mais non pas la matière de cette qualité. s'arrêter de fuir, non de trembler. Je puis,
Pour que nous saisissions vraiment l'hor- par un violent effort, me lever de ma
rible, il ne faut pas seulement le mimer, il chaise, détourner ma pensée du désastre
faut que nous soyons envoûtés, débordés, qui m'accable et me mettre au travail :
par notre propre émotion, il faut que le mes mains resteront glacées. 11 faut donc
cadre formel de la conduite soit rempli considérer que l'émotion n'est pas simple-
par quelque chose d'opaque et de lourd ment jouée, ce n'est pas un comportement
qui lui serve de matière. Nous compre- pur; c'est le comportement d'un corps qui
nons ici le rôle des phénomènes purement est dans un certain état: l'état seul ne pro-
physiologiques : ils représentent le sérieux voquerait pas le comportement, le com-
de l'émotion, ce sont des phénomènes de portement sans l'état est comédie ; mais
croyance. Certes, ils ne doivent pas être l'émotion paraît dans un corps bouleversé
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qui tient une certaine conduite. Le boule- velle conscience en face du monde nou-
versement peut survivre à la conduite veau et c'est avec ce qu'elle a de plus
mais la conduite constitue la forme et la intime en elle qu'elle le constitue, avec
signification du bouleversement. D'autre cette présence à elle-même, sans distance,
part sans ce bouleversement la conduite de son point de vue sur le monde. La
serait signification pure, schème affectif. conscience qui s'émeut ressemble assez à
Nous avons bien affaire à une forme syn- la conscience qui s'endort. Celle-ci,
thétique : pour croire aux conduites comme celle-là, se jette dans un monde
magiques il faut être bouleversé. nouveau et transforme son corps, comme
Pour comprendre clairement le proces- totalité synthétique, de façon qu'elle
sus émotionnel à partir de la conscience puisse vivre et saisir ce monde neuf à tra-
il faut se rappeler ce caractère double du vers lui. Autrement dit la conscience
corps, qui est d'une part un objet dans le change de corps ou, si l'on préfère, le
monde et d'autre part le vécu immédiat de corps - en tant que point de vue sur l'uni-
la conscience. Dès lors nous pouvons sai- vers immédiatement inhérent à la
sir l'essentiel : l'émotion est un phéno- conscience - se met au niveau des
mène de croyance. La conscience ne se conduites. Voilà pourquoi les manifesta-
borne pas à projeter des significations tions physiologiques sont au fond des
affectives sur le monde qui l'entoure : elle troubles d'une grande banalité : ils res-
vit le monde nouveau qu'elle vient de semblent à ceux de la fièvre, de l'angine de
constituer. Elle le vit directement, elle s'y poitrine, de la surexcitation artificielle,
intéresse, elle souffre les qualités que les etc. Ils représentent simplement le boule-
conduites ont ébauchées. Cela signifie versement total et vulgaire du corps en
que, lorsque toutes voies étant barrées, la tant que tel (la conduite seule décidera si
conscience se précipite dans le monde le bouleversement sera en « diminution
magique de l'émotion, elle s'y précipite de vie » ou en « accroissement » ). En lui-
tout entière en se dégradant ; elle est nou- même il n'est rien, il représente tout sim-
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possédant des qualités. Or toute qualité tielle, c'est qu'il y ait de l'horrible dans le
n'est conférée à un objet que par un pas- monde. Ainsi, dans chaque émotion, une
sage à l'infini. Ce gris par exemple repré- foule de protensions affectives se dirigent
sente l'unité d'une infinité d'Abschattun- vers l'avenir pour le constituer sous un
gen réelles et possibles dont certaines jour émotionnel. Nous vivons émotive-
seront gris-vert, gris vu à une certaine ment une qualité qui nous pénètre, que
lumière, noir, etc. Pareillement les quali- nous souffrons et qui nous dépasse de
tés que l'émotion confère à l'objet et au toute part. Du coup l'émotion est arrachée
monde, elle les leur confère ad œtemum. à elle-même, elle se transcende, elle n'est
Certes si je saisis brusquement un objet pas un banal épisode de notre vie quoti-
comme horrible, je n'affirme pas explici- dienne, elle est intuition de l'absolu.
tement qu'il restera horrible pour l'éter- C'est ce qui explique les émotions fines.
nité. Mais la seule affirmation de l'hor- Dans celles-ci, à travers une conduite à
rible comme qualité substantielle de peine esquissée, à travers une légère oscil-
l'objet est déjà en elle-même un passage à lation de notre état physique, nous appré-
l'infini. Maintenant l'horrible est dans la hendons une qualité objective de l'objet.
chose, au cœur de la chose, c'est sa tex- L'émotion fine n'est point appréhensive
ture affective, il en est constitutif. Ainsi à d'un déplaisant léger, d'un admirable
travers l'émotion, une qualité écrasante et réduit, d'un sinistre superficiel: c'est un
définitive de la chose nous apparaît. Et déplaisant, un admirable, un sinistre
c'est là ce qui dépasse et maintient notre entrevu, saisis à travers un voile. C'est une
émotion. L'horrible n'est pas seulement intuition obscure et qui se donne pour
l'état actuel de la chose, il est menacé telle. Mais l'objet est là, il attend et
pour le futur, il s'étend sur tout l'avenir et demain, peut-être, le voile s'écartera, nous
l'obscurcit, il est révélation sur le sens du le verrons en pleine lumière. C'est ainsi
monde. « L'horrible », c'est précisément qu'on peut être assez peu ému, si l'on
que l'horrible soit une qualité substan- entend par là les bouleversements du
corps ou les conduites, et cependant à tra- conduite à tenir, il semble que l'émotion
vers une dépression légère, appréhender n'ait point de finalité. D'une façon géné-
notre vie tout entière comme sinistre. Le rale d'ailleurs, la saisie de l'horrible sur
sinistre est total, nous le savons, il est pro- des situations ou des visages a quelque
fond mais pour aujourd'hui nous l'entre- chose d'immédiat et ne s'accompagne
voyons seulement. En ce cas et dans beau- ordinairement pas de fuite ou d' évanouis-
coup d'autres semblables l'émotion se sement. Ni même de sollicitations à la
donne pour beaucoup plus forte qu'elle ne fuite. Pourtant si l'on y réfléchit il s'agit de
l'est réellement, puisque, malgré tout, phénomènes très particuliers mais sus-
nous saisissons un sinistre profond à tra- ceptibles de recevoir une explication qui
vers elle. Naturellement les émotions cadre avec les idées que nous venons
fines diffèrent radicalement des émotions d'exposer. Nous avons vu que dans l' émo-
faibles qui sont saisies d'un caractère tion, la conscience se dégrade et trans-
affectif léger sur la chose. C'est l'intention forme brusquement le monde déterminé
qui différencie émotion fine et émotion où nous vivons en un monde magique.
faible, car la conduite et l'état somatique Mais il y a une réciproque: c'est ce monde
peuvent être identiques dans l'un et lui-même qui parfois se révèle à la
l'autre cas. Mais cette intention, à son conscience comme magique au lieu qu'on
tour, est motivée par la situation. l'attendait déterminé. Il ne faut pas croire
Cette théorie de l'émotion n'explique en effet que le magique soit une qualité
pas certaines réactions brusques d'hor- éphémère que nous posons sur le monde
reur et d'admiration qui nous saisissent au gré de nos humeurs. Il y a une struc-
parfois devant des objets apparus tout à ture existentielle du monde qui est
coup. Par exemple un visage grimaçant magique. Nous ne voulons pas nous
apparaît soudain et se colle à la vitre étendre ici sur ce sujet que nous nous
de la fenêtre ; je me sens envahi de ter- réservons de traiter ailleurs. Toutefois
reur. Ici évidemment, il n'y a pas de nous pouvons dès à présent faire remar-
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quer que la catégorie « magique » régit les ce monde magique des superstructures
rapports interpsychiques des hommes en rationnelles. Mais cette fois ce sont elles
société et plus précisément notre percep- qui sont éphémères et sans équilibre, ce
tion d'autrui. Le magique, c'est l'« esprit sont elles qui s'écroulent dès que l'aspect
traînant parmi les choses », comme dit magique des visages, des gestes, des situa-
Alain, c'est-à-dire une synthèse irration- tions humaines est trop fort. Qu'arrive-t-il
nelle de spontanéité et de passivité. C'est donc lorsque les superstructures laborieu-
une activité inerte, une conscience passi- sement construites par la raison
visée. Or c'est précisément sous cette s'écroulent et que l'homme se trouve brus-
forme que nous apparaît autrui, et cela quement replongé dans la magie origi-
non pas à cause de notre position par rap- nelle ? Cela est facile à deviner : la
port à lui, non pas par l'effet de nos pas- conscience saisit le magique comme
sions, mais par nécessité d'essence. En magique, elle le vit avec force comme tel.
effet la conscience ne peut être objet Les catégories de « louche », d' « inquié-
transcendant qu'en subissant la modifica- tant », etc., désignent le magique en tant
tion de passivité. Ainsi le sens d'un visage qu'il est vécu par la conscience, en tant
c'est d'abord de la conscience (et non pas qu'il sollicite la conscience de le vivre. Le
un signe de la conscience) mais une passage brusque d'une appréhension
conscience altérée, dégradée, qui est pré- rationnelle du monde à une saisie du
cisément passivité. Nous reviendrons plus même monde comme magique, s'il est
tard sur ces remarques et nous espérons motivé par l'objet lui-même et s'il
montrer qu'elles s'imposent à l'esprit. s'accompagne d'un élément désagréable,
Ainsi l'homme est toujours un sorcier c'est l'horreur; s'il s'accompagne d'un élé-
pour l'homme et le monde social est ment agréable, ce sera l'admiration (nous
d'abord magique. Il n'est pas impossible citons ces deux exemples, il y a naturelle-
de prendre du monde interpsychologique ment beaucoup d'autres cas). Ainsi y a-t-il
une vue déterministe ni de construire sur deux formes d'émotion, suivant que c'est
nous qui constituons la magie du monde ments du corps de l'autre qui viennent for-
pour remplacer une activité déterministe mer un tout synthétique avec le boulever-
qui ne peut se réaliser, ou que c'est le sement de notre organisme. Nous
monde lui-même qui ne peut se réaliser, retrouvons donc ici les mêmes éléments
· ou que c'est le monde lui-même qui se et les mêmes structures que celles que
révèle brusquement comme magique nous décrivions tout à l'heure. Simple-
autour de nous. Dans l'horreur, par ment la magie première et la signification
exemple, nous saisissons soudain le ren- de l'émotion viennent du monde, non de
versement des barrières déterministes : ce nous-même. Naturellement la magie
visage qui apparaît derrière la vitre, nous comme qualité réelle du monde n'est pas
ne le prenons pas d'abord comme appar- strictement limitée à l'humain. Elle
tenant à un homme qui devrait pousser la s'étend aux choses, en tant qu'elles
porte et faire trente pas pour arriver peuvent se donner comme humaines
jusqu'à nous. Mais au contraire il se (sens inquiétant d'un paysage, de certains
donne, passif comme il est, comme agis- objets, d'une chambre qui garde la trace
sant à distance. Il est en liaison immé- d'un visiteur mystérieux) ou qu'elles
diate par-delà la vitre avec notre corps, portent la marque du psychique. Naturel-
nous vivons et subissons sa signification lement aussi cette distinction entre deux
et c'est avec notre propre chair que nous grands types d'émotion n'est pas absolu-
la constituons, mais en même temps elle ment rigoureuse : il y a souvent des
s'impose, elle nie la distance et entre en mélanges des deux types et la plupart des
nous. La conscience plongée dans ce émotions sont impures. C'est ainsi que la
monde magique y entraîne le corps en conscience en réalisant par finalité spon-
tant que le corps est croyance. Elle y croit. tanée un aspect magique du monde peut
Les conduites qui donnent son sens à créer l'occasion de se manifester pour une
l'émotion ne sont plus les nôtres : c'est qualité magique réelle. Et réciproque-
l'expression du visage, ce sont les mouve- ment si le monde se donne comme
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magique d'une façon ou de l'autre, il se d'abord être brisé», les dix mètres comme
peut que la conscience précise et achève « distance qui doit d'abord être franchie »
la constitution de cette magie, la diffuse soient anéantis. Cela ne veut point dire
partout, ou au contraire, la ramasse et la que la conscience dans sa terreur rap-
renforce sur un seul objet. proche le visage au sens où elle réduirait
De toute façon il faut noter que l'émo- la distance de ce visage à mon corps.
tion n'est pas une modification acciden- Réduire la distance, c'est encore penser
telle d'un sujet qui serait plongé, par selon la distance. De même, encore que le
ailleurs, dans un monde inchangé. Il est sujet apeuré puisse penser de la fenêtre:
facile de voir que toute appréhension « on peut la briser facilement, on peut
émotionnelle d'un objet apeurant, irri- l'ouvrir du dehors», ce ne sont que des
tant, attristant, etc., ne peut se faire que interprétations rationnelles qu'il propose
sur le fond d'une altération totale du de sa peur. En réalité la fenêtre et la dis-
monde. Pour qu'un objet apparaisse tance sont saisies « en même temps » dans
comme redoutable, en effet, il faut qu'il se J'acte par lequel la conscience saisit le
réalise comme présence immédiate et visage derrière la fenêtre. Mais dans cet
magique devant la conscience. Par acte même de le saisir, elles sont désar-
exemple, il faut que ce visage apparu à dix mées de leur caractère d'ustensiles néces-
mètres de moi derrière la fenêtre soit vécu saires. Elles sont saisies autrement. La
comme immédiatement présent à moi distance n'est plus saisie comme distance,
dans sa menace. Mais cela n'est possible parce qu'elle n'est plus saisie comme « ce
précisément que dans un acte de qui se doit parcourir d'abord ». Elle est sai-
conscience qui détruit toutes les struc- sie comme fond unitaire de l'horrible. La
tures du monde qui peuvent repousser le fenêtre n'est plus saisie comme « ce qui
magique et réduire l'événement à des doit être d'abord ouvert ». Elle est saisie
justes proportions. Par exemple, il faut comme le cadre du visage terrible. Et
que la fenêtre comme « objet qui doit d'une façon générale, des régions s'orga-
1 •. ,,
l 1-
nisent autour de moi à partir desquelles complexus. Dans ce cas, chaque ustensile
l'horrible s'annonce. Car l'horrible n'est renvoie à d'autres ustensiles et à la tota-
pas possible dans le monde déterministe lité des ustensiles, il n'y a pas d'action
des ustensiles. L'horrible ne peut paraître absolue ni de changement radical qu'on
que sur un monde tel que ses existants puisse introduire immédiatement dans ce
soient magiques dans leur nature et que monde. Il faut modifier un ustensile par-
les recours possibles contre les existants ticulier et ceci au moyen d'un autre usten-
soient magiques. C'est ce que montre sile qui renvoie à son tour à d'autres
assez bien l'univers du rêve où portes, ser- ustensiles et ainsi de suite à l'infini.
rures, murailles, armes ne sont pas des -Mais le monde peut aussi lui apparaître
recours contre les menaces du voleur ou comme une totalité non-ustensile, c'est-
de la bête fauve parce qu'elles sont saisies à-dire modifiable sans intermédiaire et
dans un acte unitaire d'horreur. Et par grandes masses. En ce cas les classes
comme l'acte qui les désarme est le même du monde agiront immédiatement sur la
que celui qui les crée, nous voyons les conscience, elles lui sont présentes sans
assassins traverser ces murs et ces portes, distance (par exemple, ce visage qui nous
nous pressons en vain la gâchette de notre fait peur à travers la vitre, il agit sur nous
revolver, le coup ne part pas. En un mot, sans ustensiles, il n'est pas besoin qu'une
saisir un objet quelconque comme hor- fenêtre s'ouvre, qu'un homme saute dans
rible, c'est le saisir sur le fond d'un monde la chambre, marche sur le plancher). Et
qui se révèle comme étant déjà horrible. réciproquement, la conscience vise à
Ainsi la conscience peut « être-dans-le- combattre ces dangers ou à modifier ces
monde » de deux façons différentes. Le objets sans distance et sans ustensiles par
monde peut lui apparaître comme un des modifications absolues et massives du
complexus organisé d'ustensiles tels que monde. Cet aspect du monde est entière-
si l'on veut produire un effet déterminé il ment cohérent, c'est le monde magique.
faut agir sur des éléments déterminés du Nous appellerons émotion une chute
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