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Texte paru dans F. Tarby et I. Vodoz (ed.), Autour d’Alain Badiou, Germina, 2011, pp.

81-102.

Tous ensemble ? Sur le rapport d’Alain Badiou aux mathématiques


David Rabouin
Laboratoire SPHERE, UMR 7219
CNRS – Université Paris Diderot

1. « Mathématiques = ontologie »

En première approche, le rapport de la philosophie d’Alain Badiou aux mathématiques se


trouve tout entier ramassé, au moins à partir de L’Etre et l’événement1, dans la formule
célèbre et provocante : « les mathématiques sont l’ontologie » (EE, p. 10). Selon une telle
conception, positiviste en son sens le plus noble, le philosophe doit abandonner la prétention à
dire « ce qui est » à partir de l’inspection de son seul esprit et se mettre à l’école des
scientifiques, en l’occurrence des mathématiciens, qui se donnent les moyens d’une
description rigoureuse des formes de l’être ou, plus exactement, de « l’être en tant qu’être ».
Elle n’implique a priori aucun choix parmi les théories mathématiques qui sont toutes en droit
des modalités d’effectuation de l’ontologie : « un traité sur l’être (…), écrit Badiou, n’est
jamais qu’un traité de mathématique, par exemple, la formidable Introduction à l’analyse en 9
volumes, de Jean Dieudonné » (EE, p. 20). Pas plus ne privilégie-t-elle un certain état des
mathématiques qui ont toujours décrit les formes de l’être et continuent à enrichir leurs modes
de description au fur et à mesure de leur développement.

Contrairement à une lecture très répandue – dont on verra qu’elle semble avoir fini par
devenir paradoxalement celle de l’auteur lui-même –, la théorie des ensembles ne se trouve
donc pas identifiée à l’ontologie et notre slogan initial dit bien que les mathématiques sont
l’ontologie. Si cette théorie est privilégiée, ce n’est pas non plus parce qu’il s’agirait d’y
réduire les mathématiques, mais très clairement parce qu’elle a constitué un discours unifiant
que le mathématicien est parvenu à mettre au point pour la description de toutes les entités
qu’il rencontrait. La « révolution cantorienne » ne consiste donc pas à avoir permis
soudainement à la mathématique d’être une ontologie (elle l’a toujours été, si notre slogan est
vrai !), mais d’avoir fourni, dit Badiou, « un langage universel pour toutes les branches des
mathématiques » (EE, p. 49). Là où la mathématique antérieure croyait parler de nombres, de
grandeurs, de quantités, d’espaces, s’est peu à peu dessiné la claire conscience qu’il ne
s’agissait, sous ces différentes figures, que d’un seul type d’être : le multiple pur (ou
« ensemble »). Ainsi « l’être en tant qu’être » se manifeste-t-il à nous sous la forme qu’il a
toujours eue (celle du multiple pur), mais que tel ou tel nom (grandeur, quantité, nombre),
telle ou telle croyance (il n’y a de multiples que composée d’unités irréductibles, un infini ne
peut être donné en acte) a pu empêcher de saisir dans sa pleine évidence – où se reconnaît,

1
L’Etre et l’événement, Paris, Seuil, 1988, coll. « L’ordre philosophique » [désormais EE].
soit dit en passant, une forme de téléologie du vrai (ou « récurrence historique ») typique de
l’école française de philosophie des mathématiques.

Certes, le paradigme ensembliste implique un certain nombre de choix qui, en apparence,


semblent limiter la portée du slogan « mathématiques = ontologie ». Même à titre de simple
discours, l’adoption d’un vocabulaire de description ne nous condamne-t-elle pas à limiter a
priori les formes possibles de ce qui peut être décrit ? Certes, mais il est frappant – et heureux
pour le philosophe – que les alternatives à la théorie des ensembles dans les débats
fondationnels se soient généralement présentées comme des restrictions (finitisme,
constructivisme, intuitionnisme, refus de l’axiome du choix…). Parallèlement, l’éventail des
possibles dessinés par cette théorie permettait des développements féconds dont le
mathématicien au travail peine à accepter de se passer (d’où la célèbre formule de Hilbert :
« Personne ne pourra nous chasser du paradis que Cantor a créé pour nous »). De ce point de
vue, il y a certainement un sens à qualifier la théorie des ensembles de langage « universel »
et la position de Badiou, en ce point très proche de celle des bourbakistes, est plus neutre qu’il
n’y paraît. Elle ne réduit pas la mathématique à la théorie des ensembles, ni n’exclut que le
discours réflexif (ou fondationnel ou méta-ontologique) du mathématicien ne puisse évoluer,
mais elle prend acte d’un certain état des mathématiques (celui que nous connaissons
d’ailleurs encore aujourd’hui) dans lequel la description des objets en termes d’ensembles
s’avère féconde - description qu’elle refuse de restreindre a priori pour des motifs extérieurs
au développement de la pratique elle-même. Que ce discours puisse ensuite évoluer
n’implique nullement que l’on se débarrassera alors des ensembles, pas plus que la notion de
grandeur formalisée par Euclide et Archimède n’est devenue soudainement caduque avec le
développement de concepts plus larges de quantité (incluant même éventuellement la
possibilité de grandeurs « non-archimédiennes ») ou que la géométrie euclidienne n’est
devenue fausse avec le développement des géométries non-euclidiennes.

Je ne reviendrai pas ici sur la manière dont, fort du soutien fourni par cette mathématique
unifiée par le paradigme ensembliste, Alain Badiou a pu alors s’appuyer sur la description
axiomatique standard de ses fondements (Théorie dite « ZFC » pour « Zermelo-Fraenkel avec
Axiome du Choix ») pour déployer les éléments de sa théorie philosophique propre. Une telle
démarche ne serait qu’une paraphrase de l’Etre et l’événement qui, à bien des égards, n’est
lui-même qu’un long commentaire de cette théorie, depuis ces postulats de base (axiome du
vide, d’extensionalité, de remplacement, de séparation, etc.) jusqu’à la difficile question de
l’organisation de ses « modèles » (via la méthode du forcing mise au point par Cohen en 1963
et qui sert de support aux concepts centraux de « vérité », d’« événement » et de « sujet » chez
Badiou). Tout ceci a déjà été abondamment explicité et commenté. Mon propos est plutôt
d’interroger la manière dont se joue ici un certain rapport de la philosophie aux
mathématiques.

Or deux aspects rendent la description précédente immédiatement problématique, même


quand on fait effort, comme je m’y astreins ici, pour accepter une approche des
mathématiques qui peut sembler excessivement « fondationnelle » et « logique ». Le premier,
que je ne ferai pour le moment que mentionner, tient au fait que l’unification (ou
« l’universalité ») fournie par le paradigme ensembliste procède en fait de deux ressorts assez
différents : de fait, les « ensembles » ont d’abord procuré, on l’a vu, un certain langage de
description et ne se sont trouvés formalisés dans une théorie axiomatisée que dans un second
temps. Or si « révolution cantorienne » il y eut, c’est indéniablement sur le premier plan
qu’elle opéra2, alors que c’est sur le second que se place Badiou pour déployer sa réflexion
philosophique. On peut d’ailleurs se demander si ce niveau du discours n’est pas, encore
aujourd’hui, celui où se place le mathématicien au travail (il est bien connu que la plupart des
mathématiciens ignorent, en fait, la simple liste des axiomes de la théorie des ensembles)3.
Techniquement, la question est alors de déterminer ce qui est réellement nécessaire de la
théorie des ensembles dans la pratique que les mathématiciens décrivent avec un langage
ensembliste – en se gardant donc de supposer trop vite que l’acceptation du second implique
ipso facto le soutien de la première. Comme nous le verrons, la question est encore largement
ouverte aujourd’hui, mais le seul fait qu’elle le soit change très profondément le sens du geste
badiousien : derrière son positivisme affiché, il récupère, en effet, tous les traits d’une
décision philosophique (sur la transparence du langage ensembliste à la théorie sous-jacente)4.

Le second aspect problématique, déjà pointé par Desanti5, se situe directement au seul niveau
de la théorie des ensembles : à supposer, en effet, que cette théorie agisse en qualité de
fondements et que ces fondements soient remplacés par d’autres, comme cela est arrivé si
souvent au cours de l’histoire des mathématiques, comment pourrait-on maintenir son
universalité ? Si le concept de grandeur formalisé par Euclide au livre V des Eléments n’est
pas rendu caduque par la possibilité de grandeurs « non archimédiennes », son universalité,
elle, ne peut survivre à une telle extension. Dans le cas des ensembles, le doute apparaît
d’autant plus justifié qu’émerge précisément dans les années 1960 un nouveau prétendant au
titre de « langage universel » avec la théorie dite « des catégories », dont une axiomatisation
est alors proposée par William Lawvere à partir de la notion de « topos élémentaire » et dont
Alexandre Grothendieck indiquait, au même moment, la très grande fécondité dans la
résolution de problèmes ardus de géométrie algébrique6. Autrement dit, il nous faut ici vérifier

2
Du simple fait que Cantor et Dedekind intervinrent avant l’axiomatisation de la notion d’ensemble pour
élaborer leurs théories propres (théorie des cardinaux transfinis, théorie des coupures, théorie des idéaux,
premiers pas de la topologie générale).
3
Sur l’histoire de la théorie des ensembles et la distinction entre langage et théorie dans ce contexte, voir J.
Ferreiros, Labyrinth of Thought: A History of Set Theory and its Role in Modern Mathematics, Basel and Boston,
Birkhäuser Verlag, 1999 (Science Networks. Historical Studies, Volume 23).
4
Pour bien saisir le problème, on pourra s’aider d’un exemple historique célèbre : tout le monde sait que le
calcul différentiel s’est développé à partir d’intuitions, qui restent encore très profondément ancrées dans le
discours mathématique, selon lesquelles une fonction « tend » vers une certaine limite (quand la variable « tend »
elle-même vers une certaine valeur) ou encore selon lesquelles on regarde ce qui se passe dans un voisinage
« infiniment petit » d’un certain point. Le style weierstrassien des « epsilon/delta » permet de paraphraser les
expressions de ce type de sorte qu’elles ne fassent plus référence à ce qui apparaît alors comme des métaphores
dynamiques ou infinitésimales. Pour autant, on peut également mettre au point, comme le propose l’analyse non-
standard ou la géométrie différentielle synthétique, des théories des infinitésimaux cohérentes dans lesquelles ces
descriptions retrouvent tout leur sens. On voit bien dans ce cas que le langage de surface ne nous dit rien sur
l’ontologie sous-jacente et que la vraie question est de savoir dans quelle mesure nous sommes contraints par le
langage à accepter telle ou telle théorie d’arrière-plan.
5
Jean-Toussaint Desanti, « Quelques remarques à propos de l’ontologie intrinsèque d’Alain Badiou », Les
Temps Modernes, vol. 45, n° 526, 1990.
6
Sur cette histoire, voir R. Krömer, Tool and object. A history and philosophy of Category theory, Basel and
Boston, Birkhäuser, 2007 (Science Network. Historical Studies, volume 27).
que la réflexion philosophique fondée sur l’acceptation de la théorie des ensembles comme
langage universel peut résister à l’apparition de nouveaux discours unifiants.

2. Hésitations et difficultés dans la réalisation du programme

Je commencerai par ce second aspect parce qu’il est au principe d’une évolution du rapport de
Badiou aux mathématiques sur laquelle on s’est encore assez peu penché, alors qu’elle est
pourtant particulièrement visible. Il est frappant, en effet, que la première réaction avancée
face à cette objection simple et massive qu’il pouvait exister d’autres prétendants au titre de
discours unifiants, fut qu’il s’agissait d’autres options ontologiques. L’article "Platon et/ou
Aristote/Leibniz: Théorie des ensembles et théorie des Topos sous l'œil du philosophe"7
l’annonce très clairement dès son titre : la théorie des catégories, fondée sur le maniement de
flèches entrant dans des diagrammes et l’oubli de la constitution interne des objets (donc, d’un
point de vue ensembliste, de leurs « éléments »), est présentée par Badiou comme une
ontologie relationnelle typique d’une tradition philosophique que l’on peut faire remonter à
Aristote et courir jusqu’à Deleuze en passant par Leibniz. La même ligne est défendue en
ouverture du fascicule de cours consacré par Badiou dans ces années à la théorie des
catégories et intitulé TOPOS. Sa première page, dont on doit peser tous les mots, nous dit en
effet que la théorie des catégories « s’avère détenir une telle puissance universelle qu’elle se
développe comme exposition de l’ontologie (de la mathématique) tout entière » (c’est moi qui
souligne). Je ne m’attarderai pas sur cette interprétation, dont on va voir qu’elle a ensuite
profondément évolué. Elle n’en marque pas moins un moment d’hésitation saisissante :
comment pourrait-on tenir à la fois que les mathématiques sont l’ontologie et qu’il existe, au
sein des mathématiques, plusieurs ontologies ? N’est-ce pas revenir à la position la plus
traditionnelle qui soit selon laquelle l’ontologie, loin d’être consubstantielle aux
mathématiques, se formule indépendamment d’elle et y trace des grandes lignes de décisions
quant à l’universel ?

Il aura fallu attendre quelques années pour que se dessine une forme plus stable et beaucoup
plus forte de réponse à la montée en puissance de notre nouveau prétendant. C’est l’objet de
Logiques des Mondes (Paris, Seuil, 2006 [désormais LDM]) d’en déployer les différents
aspects. Dans cette approche, la théorie des catégories n’est plus présentée comme une
ontologie, mais comme une logique : elle est un langage de description des mondes possibles
(un monde étant une certaine structure de l’apparaître). Cette position est déjà présentée dans
un livre dont le titre dit à lui seul le moment d’hésitation sur la question de l’ontologie, Cours
traité d’ontologie transitoire (Seuil, 1998) : « La théorie des topoi décrit les univers possibles
et leurs règles de possibilité. Elle est comme l’inspection des univers possibles contenus, pour
Leibniz, dans l’entendement de Dieu. C’est pourquoi elle n’est pas une mathématique de
l’être, mais une logique mathématique » (p. 198).

S’il s’agit d’une théorie des mondes possibles, c’est parce que la théorie des catégories offre a
priori un éventail plus grand de possibilités que ceux que le mathématicien déploie réellement

7
In M. Panza and J.-M. Salanskis, L'objectivité Mathématique, Paris, Masson, 1995, pp. 63-81.
dans sa pratique et qui sont encore aujourd’hui largement indexés sur les ensembles (mondes
que Badiou qualifie donc de « réels »). D’où l’idée qu’il faut prélever à l’intérieur de ce
langage général une portion qui colle autant que possible aux situations mathématiques
existantes et qui se trouve décrite dans la théorie des « oméga-ensembles », c’est-à-dire
d’ensembles qu’on fait varier par rapport à une structure d’ordre (structure que Badiou appelle
un « transcendantal » et que le mathématicien appelle une « algèbre de Heyting complète »).
L’idée fondamentale est donc que les différentes situations sont analysables en dernier ressort
en termes d’ensembles8, mais que ces ensembles se combinent de manière complexe selon
une « logique » qui n’est pas purement et simplement celle que décrit la théorie des
ensembles. On sépare ainsi, de l’intérieur des mathématiques, un niveau de description
présenté comme « ontologique » (de quoi sont fait les constituants élémentaires de toute
situation) et un autre présenté comme « phénoménologique » (selon quelle logique doivent-ils
se combiner pour constituer une structure d’apparaître ou « monde »)9.

On remarquera, au passage, que cette évolution mouvementée ne se sera pas accomplie sans
conséquence, voire sans dommage, pour la notion d’ontologie. Logiques des mondes
consacre, en effet, un passage à la description d’un monde très particulier : le « monde de
l’ontologie » (LDM, p. 197-198). Voilà une expression pour le moins curieuse puisque,
combiné au slogan « mathématiques = ontologie », elle semble désigner un monde où
apparaitraient rien moins que les mathématiques elles-mêmes. Que pourrait bien être un tel
monde ? Et comment est-il même pensable si l’on tient, comme Badiou ne cesse d’y insister
depuis l’Etre et l’événement, à l’ouverture constitutive qu’a porté dans les mathématiques le
paradoxe de Russell10 ? Ne savons-nous pas qu’en termes d’ensembles, il n’existe rien de tel
qu’un ensemble de tous les ensembles ? Comment pourrait-il donc exister un monde où
apparaitraient toutes les mathématiques ? C’est qu’il ne s’agit évidemment pas de cela. Le
« monde de l’ontologie » ne fait pas apparaître toutes les mathématiques, mais la logique
extensionnelle propre au point de vue ensembliste qui les décrit ultimement. L’appeler monde
de l’ontologie n’en est pas moins significatif quand on pose par ailleurs « mathématiques =
ontologie ».

Plus généralement, on remarquera que la théorie des ensembles n’est plus convoquée, dans ce
nouveau dispositif, comme le discours unifiant les différentes situations mathématiques, mais
comme un discours qu’on doit avoir à disposition pour décrire les différentes composantes
d’un monde avant qu’elles n’entrent dans ces différentes situations. Certes, cette réponse au
fait qu’il existe alors deux prétendants à l’universalité est subtile puisqu’elle consiste à leur
assigner deux fonctions de description différentes, mais elle n’en modifie pas moins en
profondeur le sens de notre slogan « mathématiques = ontologie ». Nous avons maintenant
des « mondes » pourtant mathématiques qui vont se partager entre un aspect « ontologique »

8
Ceci doit néanmoins faire l’objet d’un postulat propre, appelé « postulat du matérialisme » (LDM, p. 264), car
la théorie des oméga-ensembles est encore trop vaste pour le garantir à soi seule.
9
Pour une présentation générale du formalisme de LDM, je me permets de renvoyer à mon article : « Objet,
relation, transcendantal. Une introduction au formalisme de Logiques des mondes » dans D. Rabouin, O. Feltham
et L. Lincoln (dir.), Autour de « Logiques des Mondes », Paris, Editions des Archives contemporaines, 2011.
10
Cette impossibilité de totaliser les univers mathématiques est reprise en ouverture de la « Grande logique »
dans LDM (II.1.1 « Inexistence du Tout », p. 119-121).
et un aspect « phénoménologique ». Tout ceci annonce une forme de rigidification de la thèse
initiale puisque l’ontologie se réduit ici clairement à la théorie des ensembles. En outre, force
est de se demander si la théorie des ensembles peut encore vraiment tenir son rôle de
« langage universel » dans ce nouveau dispositif. A proprement parler, elle n’est plus le, mais
un discours unifiant des mathématiques : elle unifie ce qui des mathématiques est purement
« ontologique » (par différence avec ce qui y est « phénoménologique ») – le risque de
circularité dans l’entre-détermination du mathématique et de l’ontologique devenant alors
patent.

Quoi qu’il en soit, la réponse à l’objection du « nouveau prétendant » avancée dans LDM
n’est reste pas moins puissante et l’on ne peut qu’être impressionné par la manière dont Alain
Badiou a finalement réussi à répliquer à ses critiques tout en ménageant un accès à ce que sa
première philosophie semblait conjurer : le monde du devenir, de l’apparaître, du
« phénoménologique ». Reste à savoir si cet accès n’aura pas consisté à ouvrir trop grand la
porte à des éléments étrangers à la détermination initiale des rapports philosophie-
mathématiques. De fait, la réponse badiousienne est à double tranchant pour au moins trois
raisons sur lesquelles je voudrais m’appuyer pour poursuivre ma réflexion :

1. Tout d’abord, comme je l’ai souligné pour commencer, tant qu’à s’en tenir aux
mondes que le mathématicien déploie réellement, autant poser la question du décalage
entre langage de description et théorie effective dès le niveau des ensembles. De ce
point de vue, il n’est pas exclu que la théorie des ensembles doive elle-même être
qualifiée de « logique » plutôt que de mathématique (au nouveau sens que Badiou
vient de lui donner, c’est-à-dire d’une théorie des mondes possibles). C’est d’ailleurs
le sentiment de nombre de mathématiciens (ce qui ne les empêchent nullement de
considérer que la logique est une théorie mathématique à part entière).
2. Ensuite, poser que la théorie des catégories est une logique, comme le propose Badiou,
suppose une modification du sens traditionnel du mot « logique » dans son articulation
au « mathématique ». Logiques des mondes s’y arrête brièvement en distinguant une
« petite logique » indexée sur les structures du langage et une « grande logique » (la
théorie des topos) indexée sur la structure des mondes (C’est l’objet de la section 4 du
livre II, p. 185-194)11. Mais cette distinction pose deux problèmes redoutables que
Badiou n’évoque pas : tout d’abord, sous la conception « non langagière » de la
« logique », qu’est-ce qui différencie désormais cette dernière d’une mathématique (et
donc de l’ontologie) ? Ensuite, que penser du fait que la théorie des ensembles, soutien
de l’ontologie, est, sous sa forme standard, formulée dans le cadre de… la « petite
logique » ? Quelle est donc le discours unifiant en dernière instance ici ?
3. Enfin, dans le prolongement de cette remarque, on doit mesurer le déplacement qui se
joue de la « petite » à la « grande » logique en ce qui concerne leur structuration

11
Une différence se marque clairement du fait que la vision « langagière » de la logique accorde un net primat au
calcul des prédicats du premier ordre interprétée selon une sémantique classique, posant les autres formes de
logiques (intuitionnistes, paraconsistantes, faibles…) comme autant de déviations par rapport à cette norme. La
« grande logique », pour sa part, reconnaît constitutivement l’existence de mondes dont le langage de description
n’est pas « classique » (LDM, p. 181). Bien plus, il est assez facile de voir, à cause de la forme même de ces
mondes, que c’est la structure « classique » qui apparaît désormais comme une exception.
fondamentale. Dans le premier cas, en effet, la qualification de « logique » découle
immédiatement de son origine langagière : par son ancrage dans une syntaxe, elle se
donne immédiatement sous la forme d’un langage universel de description qu’il s’agit
ensuite d’interpréter (sémantique) et dont on étudie les mécanismes déductifs (théorie
de la preuve). La théorie des ensembles, on l’a vu, se présente clairement comme un
prolongement de ce langage qui, sous sa forme de calcul des prédicats du premier
ordre, est à lui seul trop pauvre pour permettre la description mathématique. Il n’en va
pas de même dans le cas de la « grande » logique dont la structure est celle d’une
forme généralisée d’espace12. Or cela pose immédiatement le problème de savoir à la
fois quel est le lien du « géométrique » au « logique » et pourquoi il s’impose ici dans
l’articulation du niveau ontologique au niveau phénoménologique, ou, pour reprendre
une expression mystérieuse de Logiques des mondes, dans le tiret qui relie et sépare
désormais le tout d’une « onto-logie » (LDM, p. 433)13. Il n’y a, en effet, aucune
raison a priori pour que la forme générale d’une logique soit celle d’un espace. En
tout état de cause, cela pose le problème de la compatibilité entre ce type d’approche
et celle par l’idée de « langage universel », dont on a vu qu’elle servait de soutien
initial au privilège accordé aux ensembles.

3. Creusement des problèmes

Comme je l’ai déjà signalé en ouverture de cette note, le problème 1. a fait l’objet d’un
questionnement parfaitement thématisé de l’intérieur de la logique mathématique elle-même.
Sous sa forme spécifique, il consiste à demander quelle dose de théorie des ensembles est
vraiment nécessaire dans la pratique mathématique effective. Mais, d’une manière plus
générale, on peut se demander pour chaque portion de mathématiques quels axiomes elle
exige vraiment pour sa réalisation. Tel est le fondement du grand programme de reverse
mathematics auquel est attaché le nom du logicien Harvey Friedman. Les résultats obtenus
depuis plusieurs décennies dans ce domaine sont tout à fait étonnants. Friedman a notamment
démontré que certains théorèmes d’apparence anodine (en combinatoire) exigeait pour leur
démonstration toute la puissance de la théorie abstraite des ensembles (répondant du même
coup à une interrogation qu’avait ouvert le second théorème de Gödel : l’incomplétude est-
elle une propriété constitutive de l’arithmétique ou l’effet secondaire d’une axiomatisation
trop puissante pour ce qu’elle cherche à capturer ?). Mais il a également obtenu des résultats
symétriques montrant que la majeure partie des mathématiques peut être réalisée dans des
théories logiques beaucoup moins puissantes que ZFC. Ce programme de recherche a abouti à

12
Voici la manière dont J-P. Marquis présente le chapitre consacré à la théorie des topos dans son ouvrage From
a Geometrical Point of View : a study in the history and philosophy of category theory, Springer, 2009 (p. 14-
15) : “Topos theory gives rise to a fascinating interplay between logic, set-theoretical thinking, and geometry.
Indeed a topos can be thought of as a higher-order type theory or a local set theory, but it can also be thought of
as a generalized space. Topos theory, in turn, can be thought of as a generalization of topology, as Grothendieck
has emphasized from the beginning, and a proper framework for the foundations of mathematics.”
13
Le problème de l’articulation du « géométrique » au « logique » provoquée par l’adoption de la théorie des
topos avait déjà été soulevé par J.-M. Salanskis en conclusion de « Les mathématiques chez x avec x=Alain
Badiou », in Charles Ramond (dir.), Penser le multiple, Paris, L'Harmattan, 2002, pp. 81-106.
un vaste catalogage des théories logiques, notamment en ce qui concerne les sous-systèmes de
l’arithmétique du second ordre, qui est encore en cours de réalisation14. Par ailleurs, il a
entraîné des débats très importants, obligeant les adversaires à produire des résultats
techniques sur ces questions d’apparence philosophique. Tel fut notamment le cas de
Solomon Feferman démontrant, par des moyens de théorie de la preuve, que la pratique des
mathématiques ordinaires ne nécessite pas le recours à la théorie du transfini de Cantor15 et
qu’il est possible de caractériser des formes plus pauvres de théorie des ensembles
(« mathématiques prédicatives ») qui suffisent amplement pour les besoins du working
mathematician. Comme on peut l’imaginer, tous ces résultats sont l’objet de vives
discussions, notamment parce qu’on peut toujours questionner la légitimité d’une approche
qui présuppose que la logique nous donne les moyens d’évaluer la puissance des théories
mathématiques les unes par rapport aux autres (soit en terme d’interprétabilité, soit en termes
de réduction). Mais le simple fait que ces débats soient ouverts modifie très profondément le
sens du geste inaugural badiousien. Ce que montre, en effet, ces différents résultats, c’est que
personne ne sait vraiment aujourd’hui quelle dose de théorie des ensembles se cache sous
l’adoption du langage ensembliste et qu’il y a de fort soupçon pour penser que la très grande
partie des mathématiques existantes peut se formuler dans des théories moins puissantes (la
question étant plutôt de savoir si la partie restante est vraiment significative ou, autre option,
si elle ne pourrait pas se trouver reformulée afin d’entrer dans des cadres logiques plus
pauvres)16.

On peut évidemment se poser également la question symétrique et demander s’il n’y a pas des
parties des mathématiques qui échappent irréductiblement, dans leur mode de description, au
langage ensembliste. Ici encore, il s’agit de questions largement ouvertes aujourd’hui et qui
font l’objet de programmes de recherche. On peut néanmoins mentionner ici le travail récent
de Jean-Pierre Marquis qui s’est intéressé à une théorie centrale à la fois pour les
mathématiques contemporaines et pour le formalisme catégorique, la théorie de l’homotopie,
en montrant qu’elle ne se laissait pas bien décrire dans un langage ensembliste (au sens le plus
élémentaire du terme puisqu’elle ne satisfait pas au critère d’extensionalité)17. Comme le note
Marquis, marquant d’emblée la distinction entre langage et théorie : cela ne signifie pas que la
notion d’ensemble est inadéquate, mais qu’elle n’est pas suffisante dans le cadre d’une théorie
standard fondée sur l’extensionalité18.

Ces résultats sont d’une grande technicité et il ne s’agit pas d’en déployer les détails ici (ce
dont je serai d’ailleurs bien incapable !). On peut néanmoins remarquer qu’ils s’inscrivent

14
Pour un panorama de ces questions, voir John Burgess, Fixing Frege, Princeton, Princeton University Press,
2005.
15
“Infinity in mathematics: Is Cantor necessary?” in In the Light of Logic, Oxford University Press, 1998 (Logic
and Computation in Philosophy series).
16
Voyez l’article de Colin McLarty qui étudie ainsi les instruments nécessaires à la démonstration du grand
théorème de Fermat et évoque différents programmes de « réduction » de ces outils : “What does it take to prove
Fermat’s Last Theorem ? Grothendieck and the Logic of Number Theory”, Bulletin of Symbolic Logic, n. 16 (3),
pp. 359-377.
17
“Mathematical Forms and Forms of Mathematics: the metaphysics and epistemology of homotopy types”
(preprint).
18
“I should emphasize immediately that this does not mean that I am claiming that sets as such are inadequate,
only that sets together with the axiom of extensionality are inadequate” (ibid.).
aussi remarquablement dans notre problème 2. L’approche des théories mathématiques par les
questions d’interprétabilité a montré, en effet, qu’il existe des théories intuitionnistes tout
aussi puissantes que les théories classiques (Friedman a ainsi proposé dès 1973 une théorie
intuitionniste des ensembles, dites IZF de puissance égale à ZF). L’idée originelle selon
laquelle ces options impliquaient nécessairement des choix restrictifs nous empêchant de
développer les mathématiques formulables dans le cadre ensembliste standard est donc tout
simplement fausse. Dans le même ordre d’idées, les résultats de consistance relative nous
montrent que l’on peut élaborer des théories des ensembles non-standard parfaitement
cohérentes : c’est notamment ce que montre le résultat d’Aczel selon lequel la théorie des
ensembles avec négation de l’axiome de fondation (ou axiome d’« anti-fondation ») est
consistante si ZF l’est19. Mais un autre résultat se dégage de ces recherches : lorsque l’on
évalue la puissance respective des théories logiques nécessaires à l’effectuation de telle ou
telle partie des mathématiques, on voit se dégager assez naturellement une sorte de noyau qui
constitue une partie suffisamment riche pour faire des mathématiques intéressantes et
suffisamment pauvre pour ne pas mobiliser d’axiomes trop suspects (i.e. posés de manière ad
hoc). Or toutes les théories de ce type, qu’on pense à la mathématique « prédicative » de
Feferman ou à l’arithmétique récursive (PRA pour « primitive recursive arithmetic ») dont on
verra qu’elle est une sorte d’« invariant » des topos, sont des théories de type constructivistes
ou finitistes. Le jugement initial s’inverse donc ici complètement : au lieu d’apparaître comme
des choix hétérodoxes, les théories de ce type apparaissent comme la partie la plus
consensuelle des mathématiques ! Ceci consonne d’ailleurs fortement avec l’idée que la
structure sous-jacente à un « monde » au sens de LDM est de type intuitionniste, le cas
« classique » apparaissant comme cas particulier.

Le problème 3 (rôle du paradigme « spatial » vs paradigme langagier) rejoint le problème 1


(écart entre langage et théorie ensembliste) d’une manière assez subtile que je voudrais
indiquer d’abord d’une manière non technique. Comme je l’ai déjà rappelé et comme il est
bien connu, le langage ensembliste s’est développé largement avant qu’on ait une théorie des
ensembles axiomatique. Ce développement complexe s’est fait essentiellement selon trois
directions : tout d’abord, il a été une manière de reformuler la question : « Qu’est-ce qu’un
nombre (Cantor et Dedekind) ? » ; il a ensuite été une manière tout à fait nouvelle de travailler
avec les objets algébriques qui a conduit à l’approche par les « structures » (Dedekind et son
« école ») ; enfin, il a été une manière de reformuler la question de l’espace (Raumproblem,
avec Cantor à nouveau, mais surtout Hausdorff). Les connaisseurs reconnaîtront ici ce que
Bourbaki désigne dans son manifeste de 1948 comme les trois « structures mères » des
mathématiques (et ce n’est pas un hasard, je crois, qu’il n’ait pas dit qu’il y avait une structure
mère donné par la théorie des ensembles, mais bien trois structures coexistantes – de même

19
P. Aczel, Non-Well-Founded Sets, Stanford, CSLI Publications, 1988 (CSLI Lecture Notes Number 14). Ce
résultat est évidemment tout à fait dommageable pour la réflexion philosophique de Badiou puisque sa définition
de l’événement repose très directement sur l’impossibilité pour un ensemble de s’appartenir à lui-même, c’est-à-
dire sur l’axiome de fondation.
qu’il ne faut pas oublier que leur manifeste consiste à dire que l’intéressant en mathématiques
commence quand ces structures se mélangent20).

Maintenant, on ne remarque pas assez que ces trois structures ne fonctionnent pas sur le
même plan conceptuel : le langage du multiple est le langage naturel pour parler des nombres
(et cela depuis les Grecs au moins) ; de même le langage des nombres est le langage naturel
pour parler des structures algébriques (l’algèbre ayant été conçue comme une généralisation
de systèmes d’opérations portant initialement sur des nombres et pouvant être généralisée à
des « domaines d’objets » plus vastes). Le tour de force ensembliste (cantorien et
dedekindien) consiste à étendre suffisamment ce langage pour qu’il puisse intégrer l’infini et
des formes de plus en plus riches de nombres ou d’objets algébriques. Mais dans l’un et
l’autre cas, on ne perd jamais une forme de « naturalité » au sens suivant : en parlant le
langage du multiple, nous pouvons dériver toutes les propriétés attendues (attendues par le
mathématicien bien sûr) des nombres. C’est précisément ce que fait la théorie cantorienne :
elle déploie les fondements qui formalisent l’enchaînement de ces gestes par lesquels nous
comptons et il est alors tout à fait naturel de voir les structures algébriques comme
généralisant les opérations sur des objets de ce genre. Or il n’en va pas de même pour la
thématisation de l’espace, que nous appelons depuis cette époque fondatrice « topologie ».
Dans la topologie, nous devons déjà restreindre la logique du multiple en interdisant certaines
opérations que la logique du multiple pur tolère : ainsi il est bien connu que si l’union de
plusieurs ensembles est toujours possible en droit, même si l’on en a une infinité (c’est un
axiome de la théorie des ensembles !), il n’en va pas de même des « fermés » d’un espace
topologique dont une union infinie n’a aucune raison de produire un « fermé » (et
symétriquement pour l’intersection des « ouverts »). Mais on peut s’en tenir à des remarques
plus simples encore : quand nous commençons à détailler les propriétés corrélatives de cette
thématisation « topologique » de la spatialité, nous rencontrons des caractéristiques (la
continuité, la connexité, la compacité…) qu’on peut bien exprimer en termes d’ensembles,
mais qui ne sont pas par elles-mêmes conceptuellement dérivables de la notion de multiple
(contrairement à ce qui peut se passer pour la théorie des cardinaux ou des ordinaux par
exemple). Ici encore, nous retrouvons ce problème que le fait d’exprimer un contenu
mathématique dans un certain langage de surface ne nous donne pas a priori accès à la
« nature » de ce contenu (repensons à notre exemple des « infiniment petits »). Autant un
« cardinal » est une notion intrinsèquement ensembliste et autant on voit comment les
structures algébriques peuvent se penser comme un prolongement des structures numériques,
autant les notions « topologiques » ne le sont pas21.

20
N. Bourbaki, « l’architecture des mathématiques », dans François Le Lionnais, Les Grands courants de la
pensée mathématique, Cahiers du Sud, 1948 et D. Rabouin, « Structuralisme et comparatisme en sciences
humaines et en mathématiques : un malentendu ? », dans P. Maniglier (dir.), Le moment philosophique des
années 1960, Paris, P.U.F., 2011.
21
On peut tout à fait développer ces remarques à un niveau plus technique. C’est précisément ce que fait J.-P.
Marquis à propos de la théorie de l’homotopie dans l’article cité note 17 : “The situation is considerably different
from what we find, for instance, when we examine the natural numbers. It is of course easy to describe natural
numbers as types based on the standard equivalence relation of equinumerosity. Two crucial differences have to
be underlined. First, in the case of numbers, one can provide a uniform description of numbers in terms of sets,
e.g. Von Neumann ordinals, whereas it is hard to see how this could be done for homotopy types. Second, and
Ces remarques peuvent sembler naïves et sans conséquence, mais elle touche en fait très
directement à notre problème 3. De fait, la structure des « mondes » que Badiou présente
résolument sous sa forme la plus « algébrique » et « logique » (« Algèbre de Heyting
complète ») est en fait exactement ce qui reste de la structure opératoire d’un espace
topologique quand on « oublie » que cette structure opère sur des multiples. Elle est la
logique intrinsèque des « ouverts » d’un espace topologique, une fois qu’on a « oublié », en
quelque sorte, qu’elle était prélevée dans la logique du multiple. Dit d’une autre manière : les
restrictions que l’on doit faire porter sur les opérations ensemblistes classiques pour décrire la
manière dont les composantes d’un espace topologique se combinent entre elles sont ce qui
forme l’armature des « mondes » (telle que définit par Logiques des mondes). Or, comme je
viens de le dire, il n’y a rien dans la structure de l’être comme multiple pur qui puisse
expliquer ce « passage » au topologique. Dans le vocabulaire platonicien de l’auteur, on
pourrait dire que ce problème est celui de la « participation » et qu’il touche à la nature de ce
qui relie l’être à l’apparaître – ou encore qu’il questionne le tiret ajointant le logique et
l’ontologique dans une « onto-logique ».

Alain Badiou ne s’attarde pas beaucoup sur cette question, sinon pour poser de manière assez
abrupte au livre III que tout ce qui a été décrit jusqu’à présent en termes de « degrés
d’existence » (structure d’ordre) peut tout aussi bien se dire en termes de localisation. La
position d’ensemble de Logiques des mondes semble ici assez orthodoxe au regard du dogme
structuraliste classique : on pose une première couche qui est celle du multiple pur – neutre –,
les « structures », comme celle d’espace, advenant ensuite comme des spécifications. Soit,
mais d’un point de vue épistémologique, cette approche suppose que ce qui est donné pour
commencer est précisément la structure elle-même, si bien que le caractère neutre et premier
de la couche « ontologique » apparaît immédiatement comme problématique. De fait, au
moment de présenter la lecture spatialisante des « mondes », Badiou n’hésite pas à dire
qu’elle est en fait « plus fondamentale » (LDM III.3.7, p. 267). On pourrait donc tout aussi bien
poser que la couche prétendument « ontologique » est ce qui apparaît de la structure
« fondamentale » (le topos comme « espace généralisé ») comme son domaine de réalisation
de telle sorte que les « entités » sur lesquelles elle opère ne seraient, au bout du compte,
qu’une modalité de l’apparaître lui-même22.

On voit alors qu’il y aurait donc une autre interprétation qui, il faut y insister, ne changerait
rien au formalisme utilisé par Badiou : on pourrait, en effet, envisager de partir de la structure
de monde elle-même (en reprenant, par exemple, le type de justification proposée au début de
Logiques des mondes sur ce que doit être une structure d’apparaître) et on retrouverait
« l’ontologie » comme une certaine modalité de l’apparaître. Quand on y songe, c’est
précisément la porte qu’ouvre la mention si curieuse d’un « monde de l’ontologie », c’est-à-
dire, littéralement, d’une structure de l’apparaître de l’« ontologie » elle-même. L’ontologie

this is probably even more important for our purpose, in the case of the natural numbers, the equivalence
relation between tokens of numbers, i.e. sets, is essentially a bijection, thus sitting right at the core of the
extensional point of view”.
22
Ceci présente alors l’avantage énorme de ne pas avoir à supposer que la structure est nécessairement liée à ce
type de domaine de réalisation et c’est précisément un avantage souvent avancé de la théorie de catégories de
pouvoir suspendre un attachement jugé parfois plus encombrant qu’utile à des « ensembles » sous-jacents.
n’est plus ici une description de « l’être en tant qu’être », mais un certain mode de description
(une certaine modalité du règlement des identités et des différences). On pourrait donc
complètement renverser la présentation et demander, comme nous l’avions fait avec Patrice
Maniglier quand le livre est sorti : finalement, « à quoi bon l’ontologie ? »23. Pourquoi ne pas
franchir le pas que permet Logiques des mondes et accepter tout de bon qu’il n’y a rien
d’autre que des mondes (donc de l’apparaître) et que le langage de l’être n’est qu’une manière
de parler d’un certain régime d’apparaître (une certaine fixité des régimes d’identité et de
différence réglés par le critère d’extensionalité) ? Certes, un tel pas serait très coûteux pour la
philosophie de Badiou, puisqu’il a appuyé sur sa conception de l’ontologie des concepts
centraux de son système, comme ceux d’« événement » et de « vérité »24 ; mais il est tout à
fait remarquable que ce pas soit possible en conservant exactement le même cadre logico-
mathématique sous-jacent. De ce point de vue, il suffit, à soi seul, à montrer que l’équation
« mathématiques = ontologie » n’est pas tenable.

4. Mathématiques « locales » vs. mathématiques « absolues »

Je ne vais pas reprendre ici les arguments développés avec P. Maniglier dans notre recension,
mais plutôt les compléter, en guise de conclusion, en évoquant ici brièvement leur versant
mathématique. Pour cela, je suivrai un article du mathématicien John Bell
intitulé significativement : « Des mathématiques absolues aux mathématiques locales »25. La
thèse centrale de l’article est qu’il s’est produit récemment en mathématiques un changement
comparable à ce qui s’est passé en physique au début du XXème siècle avec l’émergence de
la Relativité Générale einsteinienne : on est passé d’un univers absolu, donné comme cadre
fixe de référence (temps et espace absolus), à un régime de descriptions locales dans lequel
les invariants, loin d’être donnés d’avance, sont à expérimenter et à construire dans les
changements de repères (toute la seconde partie de l’article s’occupe à détailler un peu plus
cette comparaison). Pour Bell, le détonateur principal de cette révolution a été, en
mathématiques, la mise au point par Cohen de sa méthode du forcing (avec la moisson de
résultats qu’elle a entraînés sur le caractère indécidable de certaines propositions, typiquement
de l’hypothèse du continu) et le développement concomitant de la théorie des topos. Après
Cohen, en effet, il devient clair que la théorie standard des ensembles (ZF), considérée par
certains comme un cadre universel de référence, ne décrit pas un univers qui pourrait servir de
référence absolue, mais renvoie à une multitude d’univers possibles.

23
P. Maniglier et D. Rabouin, « À quoi bon l'ontologie ? Les mondes selon Badiou », Critique, n. 719, avril
2007, pp. 279-294.
24
Encore que Logiques des mondes aillent, une nouvelle fois, très loin dans la reformulation de ces notions en
termes immanents aux « mondes ». Le seul point sur lequel il semble nécessaire à Badiou de maintenir le
dispositif ancien est son idée d’une « éternité » des vérités », éternité qui doit se fonder sur un regard de
surplomb permettant de juger des vérités hors de leurs prises singulières dans des « mondes ». Cela dit, comme
nous l’avions fait remarquer avec P. Maniglier, il y aurait une autre solution, qui permettrait tout aussi bien que
celle de l’éternité des vérités, d’échapper au danger relativiste du « il n’y a que des corps et des langages ». Cette
solution consisterait à voir les vérités non pas comme absolument stables (« éternelle »), mais comme
relativement stables (traversant des séries de monde).
25
J. Bell, “From Absolute to Local Mathematics”, Synthese, vol. 69, n.3, 1986, pp. 409-426.
Rappelant que Skolem avait déjà évoqué le caractère nécessairement relatif des notions
ensemblistes et en avait conclu que la théorie des ensembles ne pouvait donc pas constituer un
fondement satisfaisant, Bell poursuit :

Skolem’s structures were largely ignored by mathematicians, but a new challenge to the
absoluteness of the set-theoretical framework arose in 1963 when Paul Cohen constructed models
of set theory (i.e., Zermelo-Fraenkel set theory ZF) in which important mathematical propositions
such as the continuum hypothesis and the axiom of choice are falsified. The resulting ambiguity in
the truth values of mathematical propositions was regarded by many set-theorists (and even by
more “orthodox” mathematicians) as a much more serious matter than the “mere” ambiguity of
reference of mathematical concepts already pointed out by Skolem. In fact, the techniques of
Cohen and his successors have led to an enormous proliferation of models of set theory with
essentially different mathematical properties, which in turn have engendered a disquieting
uncertainty in the minds of set-theorists as to the identity of the “real” universe of sets, or at least
as to precisely what mathematical property it should possess (…). What I suggest is that we accept
the radically undetermined nature of the set concept and abandon the quest for the absolute
universe of sets in the form proposed by classical set theory (p. 411-412).

J’ai choisi cet exemple parce qu’il est parfaitement homogène à la réflexion de Badiou. Bell
s’appuie lui aussi de manière décisive sur le résultat de Cohen et en un sens, arrive à la même
thèse : en théorie des ensembles tous les énoncés ne peuvent pas avoir une référence fixe ; un
certain nombre d’entre eux aura nécessairement une valeur de vérité qui dépendra du cadre
choisi. C’est ce qui fonde chez Badiou la notion même d’« événement » comme forçage d’une
vérité nouvelle dans une situation donnée (ou, plus tard, dans un « monde »). Mais nos deux
auteurs n’en divergent pas moins radicalement sur le pas à franchir ensuite : pour Badiou, il
est clair que ceci nous montre simplement qu’il ne faut pas confondre les modèles de la
théorie avec la théorie elle-même. C’est bien pourquoi il insiste sur le fait que cette théorie
nous parle non de telle ou telle modalité de l’être, mais bien de l’être en tant qu’être. Qu’il y
ait plusieurs modèles de la théorie des ensembles et qu’aucun ne puisse vraiment se constituer
en modèle privilégié ne change rien au fait que cette variabilité a lieu à l’intérieur d’un seul et
même cadre de description : celui que fixe les axiomes de ZF26. On notera, au passage, que le
rôle de discours accordé à la théorie des ensembles est alors constitutif et que les problèmes
soulevés par le rapport entre langage et théorie ensembliste sont donc bien, comme j’ai essayé
de l’indiquer depuis le début de cette note, au cœur du dispositif. A l’inverse, la conclusion de
John Bell est que la théorie des ensembles ne fonctionne pas comme un « cadre » de référence
à proprement parler et que la donnée fondamentale est finalement celle de théories des
ensembles locales, c’est-à-dire d’ensembles variant par rapport à tel ou tel système de
repérage (typiquement une certaine répartition des valeurs de vérités de la logique sous-
jacente). Tel est précisément l’idée que capture la notion de topos (la notion de topos
élémentaire permettant de simuler dans un cadre catégorique ce fonctionnement des
ensembles variables). Dans cette interprétation, sous-jacente à la description que j’ai évoquée
dans la section précédente, la description ensembliste apparaît non plus comme le cadre
26
Un tel structuralisme des ensembles avait été défendu par Zermelo et a été repris récemment par G.
Hellman dans son article Maximality vs Extendability: Reflections on Structuralism and Set Theory, in D.
Malament, Reading Natural Philosophy, Open Court Press, 2002, pp. 335-361. On prêtera une attention
particulière à la section 2, qui touche très directement à notre problème général : « The Dual Role of Set Theory:
as Universal Framework and as Part of Mathematics ».
général de description, mais, au contraire, comme un cas particulier (ensembles « fixes »)
d’un cadre plus général (ensembles variables).

Mon but n’est pas du tout ici de prendre parti pour l’une ou l’autre stratégie, même s’il me
semble que l’interprétation de Bell apporte des réponses aux problèmes évoqués
précédemment que Logiques des mondes ne fait que soulever (ce qui ne préjuge pas du fait
que des réponses pourraient également être apportées par l’auteur). Mais de même qu’il me
semble que le simple fait qu’on puisse poser la question du rapport entre langage ensembliste
et théorie des ensembles constitue à soi seul un sérieux défi à la vision des rapports entre
mathématiques et philosophie que propose Badiou, de même en va-t-il ici du simple fait qu’on
puisse proposer une autre interprétation (« locale ») des mêmes ingrédients mathématiques. Il
ne s’agit pas ici, comme ce peut être le cas des options « intuitionnistes » ou
« constructivistes » de proposer une autre norme de la pratique mathématique, mais de
s’appuyer sur la même pratique mathématique, les mêmes théories (théories des ensembles,
théories de topos), mais selon une organisation conceptuelle complètement différente. Or ceci
suffit à montrer qu’il ne saurait y avoir une vision unique des mathématiques sur laquelle on
pourrait s’appuyer pour décider de ce que serait « l’ontologie » ou la « phénoménologie ».
Bien pire, quand on veut essayer de défendre l’une ou l’autre vision, on se trouve obligé de
recourir à des énoncés philosophiques ad hoc (typiquement « il y a des vérités éternelles »)
qui semble désigner par eux-mêmes le vrai lieu de la décision ontologique.

De ce point de vue, le vrai « absolu » auquel adhère encore Badiou, comme la plupart des
auteurs de la tradition française de philosophie des mathématiques, n’est pas celui de
l’existence d’un univers ensembliste, c’est tout simplement celui de la mathématique posée
comme une unité inaltérable et jamais troublée par les vicissitudes de son devenir.
Parallèlement, dès que la position d’universalité mathématique est rendue à son indécision
constitutive, le slogan « mathématiques = ontologie » semble devoir s’effondrer de lui-même.
A moins, telle est la force de l’interprétation « locale », que l’on puisse être capable de rendre
compte de cette indécision à l’intérieur d’un cadre de variation, de sorte que l’universalité ne
soit jamais donnée dès le départ à titre de « fondement », mais toujours conquise dans la
relativité générale des mondes. Ce pas, Badiou refuse obstinément de le franchir parce qu’il
lui semble impliquer une chute dans le relativisme (« il n’y a que des corps et des langages »
et plus aucune place pour des vérités stables). Mais c’est, une fois n’est pas coutume (Einstein
lui-même dut affronter cet amalgame fâcheux), confondre relativité générale et relativisme.

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