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Mal Peet

Le Gardien
Traduit de l’anglais
par Olivier Malthet

Gallimard Jeunesse
À mes enfants et à mes autres supporters

Couverture : designcover by Candlewick Press - photographie


© Steve Nozicka

Titre original  : Keeper

Édition originale publiée par Walker Books Limited, Londres


© Malcolm Peet, 2003, pour le texte
© Gallimard Jeunesse, 2004, pour la traduction française
© Gallimard Jeunesse, 2014, pour la présente édition
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Paul Faustino mit une cassette vierge dans le


magnétophone et enfonça deux touches brusque-
ment. Puis il tapota l’appareil en disant :
– Qui est le plus grand journaliste sportif d’Amé-
rique du Sud ? Qui est le commentateur de football
numéro un d’Amérique du Sud ?
L’homme qui regardait par la fenêtre ne se
retourna pas. Avec un sourire dans la voix, il finit
par répondre :
– Je ne sais pas, Paul. Qui ?
– Moi, bien sûr. C’est moi. Et ma patronne va-
t-elle enfin m’acheter un magnéto décent ? Non, elle
ne le fera pas.
Il tapota de nouveau l’appareil et une lumière
verte s’afficha. Faustino s’assit aussitôt pour parler
devant le petit microphone.
– Essai. Date : deux août. Première cassette. Inter-
view : Paul Faustino de La Nación parle au plus

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grand gardien de but de l’histoire de l’humanité,
l’homme qui, il y a deux jours, a pris dans ses mains
la Coupe du Monde devant quatre-vingt mille sup-
porters et deux cent vingt millions de téléspecta-
teurs.
Il rembobina la cassette et la repassa.
Le bureau de Faustino se trouvait au septième
étage d’un immeuble perché sur une des collines qui
surplombaient la ville. Le géant qui se tenait debout
devant la fenêtre n’eut pas de mal à s’imaginer fon-
dant, tel un oiseau de proie, sur l’enchevêtrement
des rues où les phares des voitures laissaient derrière
eux des traînées rouges et blanches. La forêt était là,
quelque part au-delà de ce tapis de lumières, juste
sous les étoiles.
Il était grand, un mètre et quatre-vingt-treize centi­
mètres exactement, et massif. Mais lorsqu’il quitta
la fenêtre en direction du bureau de Faustino, ses
mouvements furent si vifs et légers que le journa-
liste eut l’impression de le voir glisser à travers la
pièce avant qu’il apparût sur la chaise en face de la
sienne.
– Tu es prêt, Gato ?
Faustino avait son doigt sur la touche « pause ».
Placée sur la table entre les deux hommes, une
lampe de bureau projetait des ombres noires sur
leurs visages ; il y avait également deux bouteilles
d’eau, une cruche remplie de jus d’orange et de

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glaçons, et le paquet de cigarettes de Faustino.
Ainsi qu’un bloc en or. Deux silhouettes s’en déga-
geaient, revêtues d’une sorte de chemise de nuit, et
supportant un globe. Ce n’était pas très beau. De
l’endroit où était assis Faustino, on aurait dit un
extraterrestre à la tête chauve disproportionnée. Et
pourtant, tous les footballeurs du monde la convoi-
taient. La Coupe du Monde. Elle rougeoyait sous la
lumière de la lampe.
L’homme joignit ses énormes mains sur la table.
– Alors, par où doit-on commencer ? demanda-
t-il.
– Par la formation, si ça ne te dérange pas, répon-
dit Faustino. (Il leva le doigt de la touche et la cas-
sette se mit à tourner.) Raconte-moi où tu as grandi.

– Au bord du monde. Du moins, c’est l’impres-


sion que j’en avais. Une route venant de quelque
part, couverte de poussière rouge, traversait notre
ville. Et continuait jusqu’à l’orée de la forêt, là où
les hommes abattaient les arbres. Il n’y avait rien
au-delà de la lisière de la forêt ; enfin, c’est ce que
prétendait mon père. Ce qu’il voulait dire, c’est que
la forêt semblait s’étendre à l’infini. Chaque jour, à
l’aube, des camions s’arrêtaient en haut de la ville
où attendaient les hommes. Mon père était parmi
eux, il montait dans un des camions et partait tra-
vailler, à tailler les arbres. Parfois, en rentrant à la

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maison, il nous racontait des histoires, comme celle
où son équipe avait abattu un très gros arbre, et
les singes qui vivaient dessus étaient restés cram-
ponnés au sommet des branches jusqu’à ce qu’elles
touchent le sol, et puis ils étaient partis en hurlant
dans la forêt avec leurs bébés accrochés au ventre.
Je ne savais pas si ces trucs qu’il me racontait étaient
vrais ou faux. Mais j’ai grandi en écoutant ces his-
toires et en les aimant. On peut dire que, malgré
tout ce que mon père a fait pour essayer de me frei-
ner, c’est lui qui a tracé la voie sur laquelle je suis
maintenant.
Dans la journée, de grands tracteurs jaunes redes-
cendaient la route en traînant des rondins. Ils gron-
daient à travers la ville et soulevaient des nuages
de poussière rouge qui retombaient sur la place, le
square où nous jouions au football. C’était juste
une grande parcelle de terrain vague entre l’église en
tôle et le café. Sans pelouse. Dès qu’on nous lâchait
de l’école, nous commencions une partie qui ne se
terminait pas avant que nos pères rentrent avec les
camions, à la nuit tombée. Nous étions tous dingues
de foot, évidemment.
En fait, il n’y avait pas que nous, les enfants, qui
étions dingues de foot, tout le monde l’était. Il y
avait une télé au café, et chacun se trouvait une
place pour regarder les grands matchs. Les murs
étaient couverts de posters et de photos – de nos

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joueurs, de joueurs allemands, espagnols, anglais,
des grands joueurs et des grandes équipes du passé.
Et après une rencontre importante, même s’il faisait
noir ou s’il pleuvait, nous allions sur la place pour
rejouer une action, en nous appelant par les noms
et les surnoms des grandes stars : Pelé, le Fantôme
Gris, Petit Oiseau, Maradona, etc.
– Toi, tu t’appelais El Gato, le Chat, intervint Paul
Faustino.
– Oh non ! répondit le grand gardien de but en
souriant. Pas à ce moment-là. J’étais nul, tu sais.
J’étais incapable de jouer. Les autres garçons arri-
vaient à faire de belles choses avec le ballon. Un
amorti du bout du pied. Jongler de la tête en cou-
rant, marquer d’un retourné, ce genre de trucs.
J’étais incapable de faire tout ça. Quand la balle
m’arrivait – ce qui était plutôt rare, car les autres
ne me la passaient jamais –, elle restait toujours
coincée entre mes chevilles ou rebondissait contre
mes genoux. Je perdais très souvent l’équilibre
– le moindre tacle d’un plus petit que moi me fai-
sait tituber comme une chèvre saoule. J’étais trop
grand. J’avais de longues jambes et de longs bras
maigres avec de grandes mains maladroites au bout.
On m’appelait « La Cigüeña » – la Cigogne. C’était
assez bien trouvé.
– Mais tu n’étais pas gardien ? s’exclama Faustino
un peu étonné.

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– Non. Je n’y avais encore jamais pensé. À cette
époque, je rêvais d’être buteur, de cadrer des tirs
magnifiques qui auraient fait se lever des foules en
délire. On a tous rêvé de ça. En plus, il y avait deux
garçons grands et forts qui voulaient toujours occu-
per ce poste. Et je me suis retrouvé de plus en plus
relégué sur la touche. Et même alors, si un ballon
arrivait sur moi, quelqu’un criait : « Laisse ! », et le
prenait à ma place. Un jour, j’ai joué une partie
de deux heures sans jamais toucher le ballon sauf
une fois, quand je l’ai reçu dans le dos par hasard.
C’est le jour où j’ai décidé d’abandonner le football.
J’avais treize ans.
– Depuis tu as quand même joué une partie ou
deux, répliqua Faustino sèchement.
Le gardien de but sourit de nouveau.
– Oui, c’est vrai. C’était un peu prématuré comme
retraite. Mais je n’ai jamais rejoué sur la place. Et
en abandonnant le football, je suis devenu un foot-
balleur.
– Alors là je ne comprends plus, dit Faustino.
Qu’est-ce que ça veut dire, qu’en abandonnant le
foot tu es devenu un footballeur ?
– Je n’apprenais rien sur la place. Si je n’étais pas
parti, je ne serais pas allé dans la forêt, là où j’ai
tout appris.
– J’ai comme l’impression que je ne dois pas
m’attendre à avoir des réponses claires, soupira

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Faustino. Bon allez, raconte-moi quand même cette
histoire. Dis-moi comment un non-joueur passait
son temps dans une ville dingue de foot en plein
milieu de la jungle.

– D’abord, je n’ai pas su trop quoi faire. Sans les


matchs, les après-midi paraissaient interminables,
et il n’y avait rien, absolument rien à faire. Ma
mère et ma grand-mère ne voulaient pas me traî-
ner avec elles et, à cette époque-là, il n’était pas
question qu’un adolescent soit vu en train de tra-
vailler aux alentours de la maison. Je pouvais lire,
bien sûr, mais les seuls livres de la ville étaient à
l’école. Il fallait pourtant bien que j’occupe mes
après-midi pendant deux longues années avant de
pouvoir monter sur le camion pour partir travailler
avec mon père.
Faustino se pencha légèrement vers le micro et
dit :
– Raconte-moi un peu comment était ta famille.
À quoi ressemblait ta maison ?
– Ma maison était comme toutes les autres. Non,
un peu plus grande, car nous avions Nana, la mère
de Père, qui vivait avec nous, et Père avait construit
une espèce de prolongement dans le mur de derrière.
Il a toujours appelé ça « les nouvelles pièces », bien
qu’il les ait construites quand j’avais cinq ans et
que Mère attendait ma sœur. En fait, ces trois pièces

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étaient juste de petits box. Ma mère et mon père
dormaient dans le premier. Nana et ma sœur dor-
maient dans le deuxième, et moi j’avais le troisième,
le plus petit. Ma grand-mère ronflait très fort, et les
murs n’étaient que des planches de contreplaqué.
Parfois, on en devenait fou. Sauf ma sœur, curieuse-
ment. Même si elle dormait à quelques centimètres
de Grand-mère, les ronflements ne la gênaient pas.
Elle répétait toujours qu’elle ne pourrait pas dormir
si Nana ne ronflait pas. Ses ronflements rythmaient
son sommeil.
À part ça, notre maison était la même que les
autres. Des blocs de béton peints en blanc avec un
toit en tôle. La ville entière a été construite très vite
– « du jour au lendemain », avait l’habitude de dire
Nana. Ils sont entrés dans la forêt avec un bulldozer
pour tracer la route puis ont déboisé un espace à
coups de hache, où ils ont monté ces maisons pour
loger les tailleurs d’arbres. La partie principale de
notre maison était une pièce avec une cuisine impro-
visée dans un coin. Certaines familles préparaient à
manger sur un genre de poêle à bois, comme un bar-
becue, mais nous, nous avions une cuisinière avec
une bouteille de gaz. L’eau nous arrivait d’un tuyau
que nous partagions avec cinq autres familles. Mon
père avait couvert notre toit en tôle avec des feuilles
et des branches pour qu’il fasse moins chaud, mais
en été c’était comme vivre sous un gril. Durant les

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mois de grosse chaleur, nous vivions et mangions
dehors. Mon père dormait dans un hamac tendu
entre un poivrier et un crochet enfoncé dans le mur
de la maison.
El Gato se tut. Il contempla le trophée doré en
face de lui, et Paul Faustino en perçut l’éclat dans
ses yeux.
– C’était mon rêve, reprit Gato. Je peux t’en
parler ?
– Bien sûr, fit Faustino avec un geste d’encoura-
gement.
– Souvent je m’imaginais que je la gagnais, pour-
suivit Gato en décrivant du bout du doigt un cercle
au sommet du globe. Et que je l’emportais pour
rentrer chez moi, une nuit, en secret. Sans préve-
nir. Mon père serait en train de dormir dans son
hamac. Je déposerais doucement la coupe sur sa
poitrine et mettrais ses mains autour. Et ainsi quand
il se réveillerait, il se retrouverait en train de tenir la
plus belle récompense du monde. Et je regarderais
la tête qu’il ferait.
– Mais maintenant que tu as la coupe, dit Faus-
tino, ce rêve peut devenir réalité. Est-ce que tu vas
le réaliser ? Je pourrais peut-être venir avec toi ? Ça
ne te dérange pas si on prend des photos ?
– Malheureusement, mon père est mort, répon-
dit Gato.
Faustino resta silencieux pendant quelques instants,

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par respect ou peut-être par dépit. Puis le géant
détacha son regard du trophée en or et dit :
– De quoi parlions-nous déjà ?
– De ce que tu as fait lorsque tu as abandonné le
football, lui rappela avec tact Faustino.
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El Gato but une gorgée d’eau et dit :


– Quand j’ai abandonné le football, j’ai compris
que le monde dans lequel je vivais était bas.
– Bas ? répéta Faustino. Qu’est-ce que tu veux
dire, Gato ?
– J’étais grand, comme je te l’ai dit. En étant
debout dans ma chambre, je pouvais toucher les
poutres qui soutenaient le toit. À l’école, nous regar-
dions vers le bas – vers nos livres, vers la pointe de
nos crayons, vers la page de l’atlas qui montrait
notre pays et la forêt où se trouvait notre ville. Sur
la place, durant les matchs, je regardais mes pieds.
J’étais toujours en train de regarder vers le bas. Je
crois qu’avant d’avoir arrêté le foot, je n’ai jamais
levé la tête.
– Et lorsque tu as arrêté de jouer au foot et que
tu as levé la tête, qu’est-ce que tu as vu ?
– Le ciel et les arbres. Le ciel et les arbres. Tout
simplement. Tu vas peut-être trouver ça incroyable,

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mais je n’y avais encore jamais pensé. Je n’avais
pas vraiment réalisé que je vivais dans un petit
espace taillé au milieu de la jungle. Je n’avais pas
réalisé que si les arbres n’avaient pas été coupés
pour construire notre ville, je n’aurais jamais vu les
étoiles. Les arbres de la forêt montaient vers le ciel
et le cachaient entièrement, tu comprends ? Dans la
forêt, il est rare d’apercevoir le ciel.
Et comme je n’ai plus joué de match, je me suis
retrouvé allongé sur le dos à regarder vers le haut et
à observer comment les nuages, puis les étoiles, dis-
paraissaient dans la forêt, comment la forêt recou-
vrait et avalait tout. J’ai compris que j’étais encerclé.
Et j’ai voulu m’enfuir. Je crois que j’ai commencé
à me balader dans la forêt dans l’espoir de trouver
une sortie. Et aussi parce qu’il n’y avait rien d’autre
à faire.
Il faut que tu comprennes que la forêt, ou la
jungle, appelle-la comme tu voudras, était toujours
en train d’essayer de déplacer notre petite ville. Elle
avançait avec ses longs doigts verts à travers les
espaces découverts, escaladait les murs et soule-
vait les toits de nos maisons. Le dimanche, après
la messe, mon père se promenait autour de notre
maison avec une machette et tranchait les doigts
de la jungle pour la protéger des feuilles. Au moins
une fois par mois, quelque chose sortait sans bruit
de la jungle et emportait une de nos poules. Le soir,

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avant d’aller nous coucher, Père prenait une lampe
de poche et un gros bâton, et faisait le tour de la
maison pour chasser les serpents. C’est grâce à mon
père et aux autres hommes et femmes de la ville,
qui passaient beaucoup de leur temps à repousser
les limites de la forêt, que s’était formée autour des
maisons une petite ceinture de terrain à moitié sau-
vage, une zone de chemins taillés entre des buissons
résistants. Et encore, les gens ne s’y aventuraient
que dans la journée.
Un jour, j’ai décidé de traverser la partie débrous-
saillée et d’entrer dans la grande forêt obscure. Je
n’étais pas du genre courageux. Seulement, je m’en-
nuyais, et j’étais seul. C’est pour cela que j’y suis
allé. J’ai pris les chemins où les poules et les cochons
grattaient la terre pour trouver à manger et je suis
arrivé devant le mur de la forêt. C’était sinistre.
Il y avait des sentiers qui menaient à l’intérieur. Je
n’étais qu’un enfant et, bien sûr, je n’ai pas compris
que ces sentiers avaient été faits par des animaux,
et non par des hommes. Je les ai suivis jusqu’à ce
qu’ils disparaissent, jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent
parmi les racines entremêlées des arbres et le tapis
de feuilles et de fougères. Je voyais des insectes scin-
tillants, des grenouilles luisantes et, quelquefois, des
perroquets aux plumes colorées ; j’ai appris à faire
la différence entre le cri inoffensif des animaux et
le profond silence qui s’abat sur la jungle quand un

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jaguar approche. Et lorsque je m’allongeais pour
dormir dans la chaleur de ma chambre sombre,
mes rêves étaient faits de cette nouvelle et fasci-
nante obscurité.
Comme je l’ai dit, je n’étais pas spécialement cou-
rageux. J’étais aussi terrifié que les autres par la
forêt. Des choses que je ne voyais pas couraient sous
mes pieds. D’autres faisaient un bruit épouvantable
dans les feuilles au-dessus de ma tête.
Il m’arrivait de pousser des cris de frayeur. Et puis
la forêt a une odeur – forte, sucrée et pourrie à la
fois – une odeur qui rend l’air difficilement respi-
rable. La lumière y est faible et verdâtre. Quand ils
arrivent à percer, les rayons du soleil sont cassés
par les feuilles et forment des taches d’ombre et de
lumière, parmi lesquelles il est souvent difficile de
distinguer le contour des choses.
– Exactement le genre d’endroit qui n’est pas fait
pour moi, ajouta Paul Faustino en frissonnant de
manière exagérée.
– En effet, reprit Gato qui avait du mal à imaginer
son ami, toujours élégamment vêtu, au milieu de la
forêt équatoriale. Beaucoup de gens, à l’époque, pen-
saient la même chose du garçon que j’étais. Notre
ville était petite et ses habitants bavards, et ma
famille a été rapidement au courant de mes petites
expéditions dans la jungle. Mon père était sévère. Il
savait combien la jungle était dangereuse, car c’était

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justement son travail de la combattre. Il m’a décrit
certaines plantes qui, en éraflant ta peau, inoculent
un poison qui se répand dans tout le corps et te tue
en une heure. Il m’a parlé d’un homme qui travaillait
avec lui et qui était entré dans la forêt pour pisser et
qu’on n’avait plus jamais revu. Il m’a raconté aussi
que certaines tribus sauvages volent les enfants pour
les manger. Ma mère a pleuré et a prié à voix haute
en l’entendant raconter ces histoires.
Mais pour inventer des histoires d’horreur sur la
jungle, personne ne pouvait rivaliser avec Nana. Ah,
ce qu’elle a pu m’en raconter ! Qu’il y avait, dans les
rivières et les étangs, des anacondas et des serpents
géants. Que si tu regardais dans l’eau, ils t’hypnoti-
saient avec la flamme bleue et froide de leurs yeux,
avant de sortir pour t’étouffer et t’avaler tout entier.
Elle me décrivait aussi, en frissonnant, le ya-te-veo,
un arbre avec de grandes racines vivantes couvertes
d’épines plus longues que des lames de couteau. Si
tu marches à côté de ses racines, disait-elle, elles
t’attrapent et te clouent au tronc, et là tu agonises
pendant que l’arbre boit le sang qui coule de tes
blessures. Il existe des araignées géantes, disait-elle,
qui te sautent au visage et t’asphyxient de leur gros
corps velu. Il y a des vers, disait-elle, qui s’enfoncent
par les orteils et remontent dans le corps jusqu’au
cerveau pour le manger, et tu deviens fou avant
de mourir. Elle avait beaucoup d’imagination, ma

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grand-mère. Elle aurait dû être scénariste de films
américains. Mais le pire de tout, disait-elle en se
signant, ce sont les Morts en Attente qui vivent dans
les profondeurs de la forêt. J’étais interloqué. Et
aussi intrigué.
– Tu veux parler des fantômes, Nana ?
– Des fantômes, des zombies, on les appelle de
différentes façons.
– Pourquoi tu dis qu’ils sont en attente, Nana ?
Qu’est-ce qu’ils attendent ?
– Ils attendent la chose qui les fera définitivement
mourir afin que leurs esprits avides soient assouvis.
Tant qu’ils ne le sont pas, ils doivent continuer à
attendre, à chercher. Pour toujours, peut-être. C’est
affreux.
Et elle frissonnait d’un air dramatique.
– Je ne comprends toujours pas. C’est quoi cette
chose qu’ils attendent ?
– Quelque chose qu’ils désiraient très fort quand
ils étaient en vie, et qu’ils n’ont jamais eu. Ils ne
peuvent pas vraiment mourir car ils sont encore
avides de cette chose.
Du délire, bien sûr, mais j’étais fasciné par cette
histoire.
– Mais de quel genre de chose s’agit-il ? je demandais.
– N’importe quoi. Peut-être y en a-t-il un qui a
toujours voulu avoir un fils et qui l’attend encore.
Un grand et beau garçon de treize ans.

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