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PROBLÈMES DE THÉORIE DES SCIENCES

Ludwik Fleck

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2010/4 Tome 73 | pages 585 à 600


ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Archives de Philosophie 73, 2010, 585-600

Problèmes de théorie des sciences 1

LU DW I K F L E C K

Il est extrêmement intéressant d’établir dans quelle mesure les savants


qui consacrent la totalité de leur vie à la mission de distinguer les illusions
de la réalité sont incapables de faire la différence entre leur propres rêves sur
la science et la forme réelle des sciences.
Tout d’abord il n’existe pas, sauf en rêve, un seul type de science ;
aujourd’hui il n’existe que des sciences particulières qui, dans beaucoup de
cas, n’ont aucun lien entre elles, et dont les caractères fondamentaux diver-
gent parfois. On ne peut parler de la science qu’à la manière dont nous
employons le mot « art » pour documenter ce qui est commun aux aspira-
tions de la musique, de la peinture, de la poésie etc. De même, les différen-
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tes sciences tendent toutes vers un stade final idéal qu’on pourrait qualifier
de connaissance vraie. Mais tout comme l’art n’est pas la somme de la musi-
que, de la peinture, de la poésie etc., les sciences non plus ne constituent pas
ensemble une totalité cohérente et homogène.
Par exemple, le lien entre la linguistique et la chimie est tout à fait insi-
gnifiant. Admettons qu’il devrait en être autrement, admettons même qu’un
jour il en sera autrement, mais avant que cela n’arrive, la chimie ainsi que la
linguistique devront se transformer. La chimie d’aujourd’hui reste en effet
très éloignée de la linguistique actuelle.
En outre, aucune science ne comporte une image objective du monde,
même au sens d’une reproduction sémantique biunivoque. Aucune science
ne comporte même une partie d’une telle image. S’il en était ainsi, il y aurait
dans la science une partie stable et invariable, de telle sorte que le savoir
scientifique s’accroîtrait par le simple accroissement des connaissances. Or,
l’expérience nous enseigne que le savoir change sans cesse dans sa totalité.
Les éléments fondamentaux les plus sûrs changent. Tout spécialiste sait dis-
cerner un vieux manuel de sa science d’un nouveau, car le premier est tota-
lement anachronique. Qu’il s’agisse, par exemple, d’un manuel de physique,

1. « Problemy naukoznawstwa », Zycie Nauki, vol. 1, 1946, p. 322-336. Nous remercions


les éditions UMCS à Lublin de nous avoir permis de présenter ce texte.
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de chimie ou de bactériologie des années 1910 ou 1920, nous nous apercevons


qu’il est obsolète non seulement par l’absence des découvertes postérieures,
mais par l’entier déroulement de ses argumentations fondamentales.
Les sciences ne s’accroissent pas – contrairement aux cristaux – par appo-
sition, mais grandissent comme les organismes vivants, en développant cha-
que détail, ou presque, en harmonie avec la totalité.
Je ne connais aucun résultat constant et définitif dans mon domaine, je
sais par contre que tout résultat deviendra tôt ou tard la source de nouvel-
les interrogations et, une fois celles-ci résolues, les anciens résultats auront
déjà un sens différent de celui que l’auteur lui-même avait admis auparavant.
Je sais que les scientifiques s’efforcent souvent de se persuader eux-mêmes
et de persuader les autres que ce sont eux-mêmes qui auraient anticipé le
nouveau sens par quelque intuition miraculeuse, et pourtant les documents
montrent que ce n’est pas le cas. On voit les pierres de construction de son
propre travail incorporées dans un édifice assemblé par d’autres scientifi-
ques. Et l’auteur est surpris au fond du fait que l’on emploie plutôt cette sur-
face comme façade, après l’avoir polie, et que l’on en cache d’autres.
Parfois un biseau de cette pierre, mis en relief par la taille, devient la par-
tie d’un ornement que l’on n’avait pas du tout prévu. Parfois, au bout d’un
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certain temps, on voudrait rétracter comme fausse et non viable une idée
que l’on avait divulguée auparavant – et on constate avec étonnement que
c’est exactement cette idée qui s’est développée et enrichie dans la commu-
nauté scientifique. Les résultats scientifiques ont une vie à eux, ils parcou-
rent leurs propres voies – ils se transforment aussi rapidement que l’évolu-
tion de la science. Il n’y a que les préjugés et les superstitions qui perdurent
sans changements à travers les siècles et à cet égard ils se comportent comme
les propositions tautologiques des mathématiques et de la logique.
On pourrait croire que la transformation constante n’est qu’un stade
transitoire qui prouverait l’imperfection de la science actuelle et sa tendance
à se perfectionner ; qu’un stade final est possible qui ne serait soumis à
aucune transformation et que nous sommes en train de nous en rapprocher.
Il est vrai qu’aucune science ne comporte encore une partie de l’image objec-
tive du monde, mais toutes s’en rapprochent de plus en plus.
Puisque toute découverte majeure se répercute sur la totalité de la
science, un tel état définitif – ne serait-ce que concernant un seul des grands
problèmes – ne pourrait être atteint qu’après la solution de tous les problè-
mes. Mais que signifie « tous les problèmes », s’il est vrai que de nouveaux
problèmes peuvent surgir sans cesse ? On devrait arrêter le mouvement des
planètes, le papillonnage de la poussière dans l’air, l’évolution de la nature
vivante et – ce qui compte le plus – le mouvement de la pensée humaine,
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sans quoi surgiraient des problèmes nouveaux et imprévisibles dont la solu-


tion nous forcerait à revoir le système dans son ensemble.
Simplicius : Tu te trompes, le nombre des problèmes véritablement dis-
tincts est limité. Au fur et à mesure que les sciences progressent, des grou-
pes entiers de problèmes se réduisent à un seul problème fondamental et sur-
tout les problèmes apparents sont sujets à élimination.
Sympathius : Le stade final apparaît donc de la manière suivante : un
Codex Pansophiae conclu et, comme adjonction indispensable, un commen-
taire de ce code comprenant avant tout les principes de transformation, de
réduction et d’élimination des problèmes. De sorte que, par exemple, dans
le code il n’y aurait bien évidemment aucune mention de la pierre philoso-
phale en tant que telle, mais le commentaire comprendrait un vaste article
sur l’évolution de la chimie à partir de l’alchimie ainsi que des renvois au
code, au chapitre de physique concernant la transformation des éléments,
au chapitre de biologie concernant les hormones, la vieillesse et la mort
(l’élixir de longue vie), ainsi qu’au chapitre des pathologies concernant les
maladies que cette pierre serait censée guérir. En revanche, en ce qui
concerne par exemple la totalité des questions pratiques provenant de la chi-
mie, comme la solubilité d’une substance donnée, son point de fusion, ses
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propriétés optiques etc., le commentaire renverrait à une seule formule du
code à partir de laquelle tout cela pourrait être déduit. Dans le commentaire
il y aurait aussi une directive concernant la manière dont cette formule est
employée à des fins pratiques. Tout spécialiste qui cherche une réponse à un
problème relevant d’un domaine différent, devrait d’abord le justifier et le
transformer d’après le commentaire. Un philosophe obstiné ne trouverait
dans le code aucune réponse aux questions de l’absolu, de la cause première,
de l’idée du Bien, de l’essence de toute chose etc. Tout cela, il le trouverait
bien plutôt dans le commentaire accompagné par l’explication du pourquoi
il faut éliminer toutes ces questions. Un élève qui demanderait à savoir ce
que fait le vent quand il ne souffle pas, ou pourquoi il paraissait aux sophis-
tes qu’Achille n’arrive pas à rattraper la tortue, ainsi que beaucoup d’autres
interrogations comme celles-ci, trouverait ces questions non pas dans le code,
mais dans le commentaire, où il lui serait expliqué exactement pourquoi elles
ne peuvent pas être posées.
Simplicius : C’est tout à fait cela !
Sympathius: Je me demande si la logique (avec la logistique que tu aimes
tant) se trouvera dans le code ou dans le commentaire. Et les mathémati-
ques ? Et la physique théorique ? Bref, je crains que le commentaire soit
beaucoup plus intéressant que le code. Il comprendra la totalité de l’histoire
des sciences, toutes les questions directement pratiques, les 99 % de la phi-
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losophie, probablement les sciences formelles, le savoir populaire de ceux


qui ne sont pas encore instruits (car il semble que les gens ne viendront pas
au monde déjà parfaitement cultivés). Dans le commentaire il y aura aussi
des consignes pratiques pour les expérimentateurs, puisque même si les
expériences de découverte n’étaient pas nécessaires, elles le seraient malgré
tout à des fins pratiques.
En revanche, je crois que ce Codex Pansophiae sera établi une fois pour
toutes par une commission internationale sous la forme d’une collection de
formules et de graphiques organisés selon un ordre théoriquement justifié.
Au lieu d’un sommaire, dans la première page il y aura la formule-clé de cet
ordre. Les graphiques dans le texte seront des « stéréographies colorées à n-
dimensions » qu’il faudra regarder à travers des lunettes dont les verres chan-
geront de couleur 20 (n – 2) fois par seconde afin que les détails de l’image,
regardés successivement, donnent l’impression de l’n-dimensionnalité, de la
même manière que surgit l’illusion du mouvement dans le cinéma. Quelle
magnifique expérience que la contemplation d’un tel graphique ! Tout
comme Faust devant le symbole du cosmos!
Puisqu’un casse-cou quelconque parmi les commentateurs pourrait vou-
loir changer l’ordre du code (sous prétexte de l’améliorer), ce qui provoque-
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rait des secousses gênantes, il faudrait que le code soit sauvegardé par la loi.
En revanche, les commentaires se modifieront profondément, s’améliore-
ront, évolueront…
Tu ne crois pas, Simplicius, que dans ce cas-là ta Pansophia ne demeu-
rerait invariable que grâce à la police et qu’elle ressemblerait à ces précep-
tes morts, tels, par exemple, les rituels des cultes religieux, et que ces com-
mentaires deviendraient la véritable science? Tu ne crois pas que surgiraient
en continuité de nouveaux codes non-officiels qui gagneraient toujours plus
d’adeptes ? Que de cette manière-là, au fond, ce état final ne différerait pas
de l’actuel ? Que donc cet « état final » – pour utiliser ton langage – ne signi-
fie rien du tout ? Si tu veux, tu peux admettre que nous avons déjà atteint ce
stade : παντà ¿ε² – c’est cela le code de tout savoir ou, si tu préfères,
A = A. Tout le reste n’est que le commentaire de ce code. En revanche, si ce
savoir te semble trop générique et que tu aimerais qu’il soit beaucoup plus
précis, tu dois bien considérer l’univers comme le système de tout savoir et
notre science comme son commentaire.
Simplicius: Il me semble que tu exagères à nouveau. En effet, tu ne peux
pas nier que notre savoir actuel est beaucoup plus proche de l’image objec-
tive du monde que le savoir d’il y a cent ans. Et en outre ce « code » – comme
tu l’appelles – ne doit pas être séparé des commentaires. Au contraire, en
plus du côté positif, exact et certain de notre connaissance scientifique, il
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faut mentionner les donnés historiques, les erreurs dépassées, les annota-
tions pédagogiques, les indications pratiques, et tout cela selon une tonalité
plus libre, moins exacte, bref, selon une tonalité artistique.
Sympathius : Merci pour l’espoir de sauver l’art. Je suis désolé de ne pas
pouvoir te rendre ton indulgence. Je ne crois pas que le savoir actuel est plus
proche de l’image objective du monde que celui d’il y a cent ans. En revan-
che, je suis persuadé que le savoir actuel est plus proche de notre monde
actuel, tandis que le savoir d’il y a cent ans était plus proche du monde des
créateurs scientifiques d’autrefois. C’est toi-même qui affirme que le consen-
sus omnium est le critère ultime de la science. Est-ce que les non-nés ont
droit de vote dans ce parlement ? Est-ce que les petits-fils votent pour les
grands-parents? Dans ce cas-là, je peux t’assurer qu’à nos petits-fils le savoir
de 1940 ne paraîtra pas bien meilleur que le savoir de 1840. Je suis persuadé
qu’à l’avenir le progrès de la science ira très vite et que dix ans représente-
ront plus que cent ans d’autrefois. En ce qui concerne la supériorité de notre
savoir par rapport à celui d’il y a cent ans : nous, les scientifiques, sommes
beaucoup plus nombreux qu’il y a cent ans, nous avons une histoire plus lon-
gue derrière nous, notre monde comprend davantage de détails, il est plus
complexe. C’est pourquoi notre science est plus vaste, plus riche de détails
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et plus profonde, en raison d’un nombre majeur de corrélations intra-scien-
tifiques. Mais c’est tout. Si « l’état définitif de la science » ne signifie rien,
peut-il être question de s’en rapprocher ?
Simplicius: Je crains, Sympathius, que ta critique excessive et ton relati-
visme exagéré ne conduisent à un scepticisme stérile. Il faut bien qu’il y ait
quelque fondation plus sûre et stable, sans quoi l’édifice tout entier s’écrou-
lerait facilement. L’admirable technologie actuelle et ses potentialités ulté-
rieures justifient suffisamment notre science. Notre appareil cognitif et tech-
nique de connaissances est toujours meilleur – et la science enfin avance!
Sympathius : La science n’est pas un édifice terrestre qui repose sur une
fondation et qui est décoré d’une mansarde. La science est plutôt comme un
fruit rond à la pulpe juteuse et à l’écorce épaisse et indigeste. Tu peux la
retourner comme bon te semble, la base au sommet et le sommet à la base,
selon ton souhait, toujours est-il qu’ils sont également durs et indigestes. Il
n’y a que la partie centrale de la science qui est utilisable, tandis que les fon-
dations des mathématiques, de la physique, de la chimie, de la biologie sont
toutes également dures, douteuses, tout à fait inutilisables. Et pour le som-
met c’est pareil. Pour que ce merveilleux fruit croisse, il faut le prendre entre
deux feux : le feu chaud mais sombre du romantisme, et le feu froid mais
clair du scepticisme. Le rêver romantique du créateur est aussi nécessaire
que le scepticisme envieux des concurrents. Je dirais même que c’est préci-
590 Ludwik Fleck

sément cette envie qui crée la valeur sociale du connaître, puisqu’elle dépri-
vatise les résultats. Mes affirmations n’ont pas pour but de diminuer la valeur
de la science mais, au contraire, de l’accroître.
Certains estiment qu’il est possible d’édifier la science du connaître sans
observations fondamentales, expériences et études dans ce domaine. Ils pré-
tendent même que tout cela est superflu, puisqu’ils connaissent tout dès le
départ, en adoptant l’idéalisme ou bien le matérialisme, l’intuitionnisme ou
bien le conventionnalisme, le positivisme ou bien le réalisme. C’est sur la
base de quelques anecdotes provenant de l’histoire des sciences, de quelques-
unes de leurs propres expériences de vie, ainsi que de nombre de suggestions
venant de n’importe où, qu’ils adoptent une « conception du monde »
(Weltanschauung) qui pour eux éclaircit tout.
On ne peut pas considérer les sciences exclusivement comme un ensem-
ble d’énoncés ou comme un système de pensée. Il s’agit de phénomènes cul-
turels complexes, peut-être autrefois individuels, aujourd’hui collectifs, sur
lesquels pèsent des institutions particulières, des personnes particulières,
des actions particulières et des expériences particulières. Énoncés écrits, cou-
tumes non écrites, buts particuliers, méthodes, traditions, évolution, prépa-
ration de l’esprit, habileté manuelle. Une structure organisationnelle spé-
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ciale avec une hiérarchie, une procédure de communication et de
coopération, des comités d’évaluation, une opinion publique, une presse et
des congrès. Une relation particulière avec d’autres manifestations de la vie
culturelle, avec la société, l’État etc.
J’ai eu la rare opportunité, pendant presque deux ans, d’observer le tra-
vail scientifique d’un collectif composé exclusivement de non-spécialistes.
Les résultats de ces observations clarifient quelques problèmes de théorie
des sciences bien mieux que des discussions spéculatives. Le collectif tra-
vaillait sur des problèmes complexes concernant le domaine du typhus et
disposait de laboratoires parfaitement équipés, de nombreux animaux et
d’une vaste littérature spécialisée. Tout cela avait lieu dans le camp de
concentration de Buchenwald (Thuringe), de sorte que sur les résultats
pesait une tragique responsabilité ; les collaborateurs étaient laissés totale-
ment à eux-mêmes, puisque le directeur allemand, même s’il est vrai qu’il
possédait un diplôme de médecine militaire, était tout à fait incompétent
dans sa spécialité. Son rôle consistait à fournir les matériaux et à aiguillon-
ner ses subordonnés.
À la communauté des chercheurs appartenaient : (1) un jeune médecin
polonais sans formation spécialisée, qui jouait le rôle de directeur de la com-
munauté ; (2) un docteur en droit et philosophie, personnalité politique
autrichienne bien connue; (3) un ouvrier provenant de l’industrie du caout-
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chouc, militant communiste allemand; (4) un jeune médecin tchèque avec


les rudiments d’une formation en bactériologie ; (5) un vétérinaire généra-
liste tchèque sans aucune formation en bactériologie ; (6) un étudiant hol-
landais en biologie avec pour assistant un étudiant en troisième ou quatrième
année de médecine ; (7) un pâtissier viennois. Je n’appartenais pas à cette
équipe et je ne participais aucunement à son travail, je pus toutefois l’obser-
ver directement de près. Le collectif avait entre autre la tâche suivante : exa-
miner si l’agent pathogène du typhus (Rickettsia prowazekii) se trouvait
dans les poumons des chats et des lapins infectés par le nez selon une
méthode déterminée. Cependant les collaborateurs n’avaient pas encore vu
les rickettsies pas plus qu’ils ne connaissaient la flore bactérienne habituelle
des poumons et des bronches. Ils ne connaissaient pas non plus les éléments
cellulaires de ces organes. Par conséquent, ils durent apprendre à voir ces
choses élémentaires sur la base de descriptions et d’illustrations, à savoir en
procédant en quelque sorte à l’envers par rapport au chemin normalement
emprunté par la connaissance.
Il existait deux descriptions des rickettsies : la plus ancienne par Sikora
(une chercheuse allemande) et la plus récente par le français Giroud. Les
deux décrivaient et illustraient en son entier le cycle évolutif complexe de
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ces microbes, sans nullement le discuter. Les membres de l’équipe retrou-
vèrent dans leurs préparations microscopiques – qu’ils réalisèrent avec une
rigoureuse affectation en exacte conformité avec les instructions livresques
– tous les stades du cycle évolutif des rickettsies selon la séquence requise,
quoiqu’à cette époque ils ne possédaient absolument pas de ces microbes
parmi leur matériel: ils constituèrent la totalité du cycle évolutif à partir des
dépôts colorés, des globules lipidiques, des différentes bactéries. Tout cela
ne se passa pas d’un seul coup. La construction grandit lentement, dans un
climat d’incitations et de renforcements mutuels des opinions. L’ambiance
collective, qui fut le moteur de cette synthèse fantastique, se fondait sur
l’anxieuse attente de l’effet, sur le désir d’être les premiers à établir quelque
chose, de ne pas arriver trop tard pour confirmer que quelque chose avait
déjà été établi, de satisfaire l’exigeant directeur. Les éléments de cette
ambiance étaient donc identiques en principe avec ceux que l’on rencontre
normalement. J’ai observé une telle situation – la naissance de la découverte:

Directeur (reproche au biologiste de ne pas avoir encore appris à colorer les


rickettsies) : « Si on les avait colorées correctement, on aurait pu les observer
dans la préparation obtenue des poumons des animaux infectés, puisque selon
les manuels elles se trouvent sûrement là-bas ».
Biologiste (à son assistant, pour détourner l’attention du directeur) :
« Aujourd’hui les préparations paraissent en quelque sorte différentes que
d’habitude… »
592 Ludwik Fleck

Assistant : « Je les ai gardées un peu plus longtemps dans le xylol ».


Biologiste : « Qu’est-ce que ces corps étincelants d’une teinte rose uniforme ?
Nous ne les avions pas vus apparaître jusqu’à présent. Si cela… »
Assistant : « Je les ai remarqués aussi, leur présence m’a surpris depuis le
début. Peut-être qu’il s’agit de ces corps homogènes rouges décrits par
Giroud ? »
Biologiste : « C’est exactement ce que j’ai pensé ».
Directeur (en regardant au microscope) : « En effet ils pourraient bien être
cela ».
Assistant : « Bien sûr qu’il s’agit de cela, quoi d’autre pourraient-ils être
sinon ? »
Biologiste : « Nous les avons donc, enfin ».
Directeur : « Il est grand temps. Enfin quelque chose de positif. »

En réalité il s’agissait de granulocytes éosinophiles provenant des leuco-


cytes des lapins, comme je le constatai après. En tout cas la nouvelle se répan-
dit au sein du collectif impatient : on avait enfin trouvé les rickettsies dans
les préparations obtenues à partir des poumons des lapins. Une fois que la
joie se fut emparée du collectif, la certitude du résultat ne fut plus soumise
à aucun doute: le collectif faisait confiance à son directeur, le directeur s’ap-
puyait sur l’opinion de ses « spécialistes » – qu’il soutenait afin de soutenir
sa propre autorité – et alors que ces « spécialistes » avaient au début proba-
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blement ressenti qu’au fond ils avaient trouvé quelque chose fortuitement,
l’approbation générale du collectif balaya très vite tout doute. Le pâtissier
et l’ouvrier du caoutchouc, qui représentaient le « bon sens », divulguèrent
la découverte avec persévérance et enthousiasme. Bref, les forces sociales
opérant dans la communauté des chercheurs étaient identiques à celles que
l’on rencontre normalement.
Ensuite, pas à pas, le cycle se développa en son entier. Ce qui ne concor-
dait pas était expliqué par la divergence d’opinions admise dans ce domaine.
Après tout, même Giroud et Sikora ne concordent pas totalement entre eux.
Et en fin de compte on sait que la biologie n’est pas la mathématique.
L’inévitable « biologische Unexaktheit » – telle fut la devise proclamée par
le docteur en philosophie et en droit cité ci-dessus parmi la liste des mem-
bres de la communauté, qui était la plus grande instance critique sur qui
celle-ci pouvait compter.
Le développement de ce « savoir » n’avança pas du tout de façon irréflé-
chie, au contraire, on ne s’épargna pas de longues discussions et des répéti-
tions des essais. Parfois on rétractait certaines conclusions, on ne craignait
donc pas d’avouer des erreurs.
Tout comme le cycle évolutif des rickettsies, l’édifice complexe des autres
observations et expériences s’accrut aussi: les cochons d’Inde eurent la fiè-
vre après l’énième inoculation pulmonaire (dans celle où le microbe n’était
Problèmes de théorie des sciences 593

pas présent, la fièvre dériva en abcès dans la région du rectum des cochons
d’Inde, causés par l’introduction maladroite du thermomètre). Le test de
virulence de Giroud donna les résultats attendus sur la peau des lapins, puis-
que les tests sur la peau, confiés à des mains inexpertes, confirment toujours
ce que l’on attend. Les tests d’immunité conduits sur les cochons d’Inde que
l’on prétendait avoir été infectés par le typhus étaient positifs car, même si
la deuxième contagion produisit de la fièvre, on justifia celle-ci par une pneu-
monie inexistante construite par l’imagination collective, tout comme avaient
été construites les rickettsies.
Cette illusion collective fonctionna pendant une demi-année; elle était for-
mulée dans un système qui n’avait pas plus de lacunes logiques qu’un produit
scientifique moyen. À l’époque des « découvertes » fit suite l’époque de la « rou-
tine », avec des méthodes bien établies et un bagage spécifique d’expérience
et d’adresse. Et tout restait cohérent aux yeux des membres de l’équipe, ni
plus ni moins que dans le véritable savoir. Les comptes rendus des expérien-
ces, les exposés des résultats, les modifications proposées quant à la méthode
sortaient du camp de concentration en direction des vrais spécialistes alle-
mands dont les noms étaient bien connus dans le monde scientifique, et y
revenaient avec des mots de reconnaissance. Le directeur allemand obtint une
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haute distinction. La force de persuasion d’un système harmonieux est en
effet tellement grande, alors que la valeur vérificationnelle de l’examen de
l’harmonie interne du système reste en même temps si limitée. Une secousse
intéressante survint quand arrivèrent des poumons de lapin avec les germes
du typhus d’un véritable institut scientifique. Les préparations obtenues de
ces poumons montrèrent ce qu’aucune description et aucun dessin ne peu-
vent entièrement remplacer: le matériel réel. Mais on se tromperait si l’on
croyait qu’un contact direct avec la réalité scientifique ait fait basculer l’édi-
fice entier. On n’abandonna que quelques-unes des extrêmes divergences par
rapport à ce qu’on avait vu dans le matériel reçu. L’équipe des chercheurs
ne prit même pas en considération la possibilité que la totalité de ses pro-
pres constructions eut été fausse. Les chercheurs ont au contraire créé une
synthèse englobant les nouveaux faits dans leur propre théorie. Ils devinrent
seulement plus prudents et moins naïfs. Nous pouvons supposer qu’une série
de pareilles secousses provenant d’un collectif de la véritable science les
aurait finalement conduits sur le chemin du savoir officiel.
Ce qui apparaissait le plus convaincant n’était pas la « vérité » du maté-
riel envoyé, mais avant tout l’autorité « de l’institut véritable ». Je suis
convaincu que si le matériel avait été fourni de manière anonyme, il n’aurait
produit aucune impression. On l’aurait jugé peut-être tout à fait erroné, ou
peut-être ne l’aurait-on même pas pris en considération. Certains symptô-
mes observés m’autorisent à tirer une telle conclusion.
594 Ludwik Fleck

La situation était donc la suivante: un groupe de personnes intelligentes,


clos et totalement ancré sur lui-même, travaillant à l’aide de l’équipement
scientifique usuel, avait trouvé entre l’examen scientifique d’un certain
domaine et des phénomènes observés qui sans doute n’appartenaient pas à
ce domaine, une relation qui (selon l’opinion des membres de l’équipe) les
autorisait à affirmer que cet examen était l’illustration exacte de ces phéno-
mènes.
Simplicius: Tu ne décris rien d’inhabituel. Tout le monde sait qu’on peut
se tromper, s’égarer, et Dieu seul sait jusqu’où on peut arriver. Il y a une
quantité d’exemples similaires.
Sympathius: Nous avons là devant nous non pas une simple erreur, mais
un système complexe d’erreurs. Il ne s’agit pas de la constatation d’un fait
isolé (en admettant que quelque chose comme un tel fait existe), mais de la
relation entre de nombreux faits, à savoir de ce que nous appelons la struc-
ture d’un domaine déterminé et que beaucoup de gens considèrent comme
une certaine chose démontrable intersubjectivement, une chose sur laquelle
apparemment on peut s’entendre complètement.
Simplicius : C’est bien cela. Deux structures différentes peuvent se res-
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sembler dans le contexte d’un domaine limité, mais en tout cas, tôt ou tard,
il sortira bien une divergence. Dans le cas que nous venons de décrire, tôt
ou tard les chercheurs se seraient sans doute aperçus que les conséquences
pratiques de leurs visions erronées étaient différentes de celles auxquelles il
fallait s’attendre sur la base des opinions vraies.
Sympathius : Ton « tôt ou tard » implique un regressus ad infinitum.
Combien de détails faut-il isoler dans la structure pour établir la conformité
de l’image à la réalité ? Ou plutôt : combien de détails faut-il comparer entre
deux structures pour établir leurs identités respectives? Cinq ou cinq mille?
Le détail ultérieur qui n’a pas été envisagé avant peut toujours être celui qui
est décisif. Nous ne pouvons pas comparer « tout », car l’expression « tous
les détails » ne signifie rien quand on se rapporte aux questions réelles.
Simplicius : En principe le plus de détails sera le mieux. Mais en prati-
que un petit nombre suffit le plus souvent.
Sympathius : Je me réjouis que tu fournisses des conditions pratiques, à
savoir des conditions qui sont réellement perceptibles dans la vie scientifi-
que. Nous passons donc de la spéculation à l’observation. En pratique –
comme l’observation nous l’apprend – il se fait que pour tout scientifique,
ou plutôt pour tout collectif de scientifiques – comme il s’agit d’une affaire
collective – arrive un moment où l’on reconnait qu’aucune vérification ulté-
rieure n’est nécessaire.
Problèmes de théorie des sciences 595

L’opinion s’est perfectionnée, systématisée, délimitée. Bref : elle a mûri,


elle a atteint sa forme en conformité avec le style de pensée du collectif
donné. Toute question ultérieure a été jugée superflue par le collectif, voire
tout simplement inconvenante. Il n’est pas permis de questionner sur cer-
tains sujets les membres des collectifs religieux, politiques ou scientifiques.
Eh bien, toi aussi, tu as parlé en fin de compte de l’élimination de la science
de certains problèmes dépourvus de sens. En fait, ils sont dépourvus de sens
seulement si nous leur appliquons le style de pensée scientifique. La ques-
tion de l’absolu, qui pour nous deux n’a pas de sens, a eu et a pour beau-
coup de monde un sens très profond, des gens vivent et meurent pour elle
– tout comme nous vivons pour le Progrès. Reconnaitre comme épuisée une
certaine problématique est une question qui relève donc du style de pen-
sée. A un moment donné, la routine remplace l’inquiétude de la pensée
créative dans l’arène de la communauté. « On n’a plus besoin de chercher
quelque chose de nouveau, la vérification est achevée, toutes les tentatives
de falsification iraient contre les convenances. Consacrons-nous tranquille-
ment aux fruits de notre travail ». Dans l’évolution des événements dans la
communauté du camp que nous avons décrite, nous pouvons observer tout
cela.
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Une erreur comme celle que nous venons de voir, ou plutôt un tel sys-
tème clos et harmonique d’erreurs ne peut pas du tout se produire dans le
travail individuel, tout comme une découverte consolidée et produite à l’in-
térieur d’un système d’idées clos est toujours le résultat d’un travail collec-
tif. Il n’y eut pas un auteur individuel de l’erreur. Celle-ci résulta de l’at-
mosphère émotive collective, de la sommation des actions et des omissions
individuelles, des pensées et des sous-entendus, des malentendus qui sur-
gissent lorsqu’une pensée de l’individu B formulée par l’individu A n’est
pas bien comprise, une pensée que personne n’avait nourrie et qui pourtant
était décisive puisqu’elle s’inscrivait dans la ligne de l’atmosphère collec-
tive – une atmosphère qui a créé un observatoire déterminant ce qui est
digne d’attention et ce qu’on peut ignorer. Jusqu’à ce que l’opinion ait rem-
pli la coupe de l’intérêt commun, ait pris la forme d’un système, se soit créé
un fondement axiomatique, elle est entrée dans la routine et aurait pu durer
des siècles, si ce collectif avait duré des siècles et si des influences étrangè-
res n’étaient pas survenues de l’extérieur. Aucun procès automatique n’au-
rait pu provoquer des corrections, aucun élargissement de l’expérience,
aucune réflexion.
Ce qui compte le plus dans notre histoire est qu’apparemment, le méca-
nisme social de la genèse de l’erreur est le même que celui de la formation
du savoir vrai tel qu’on l’analyse dans les sources documentaires de l’histoire
596 Ludwik Fleck

de la science 2. L’histoire des découvertes chimiques élémentaires, l’histoire


de la transformation de la théorie du phlogistique dans la théorie de l’oxy-
gène et par conséquent la découverte de la composition de l’eau, illustrent
tout cela à la perfection. De même, les découvertes les plus récentes dans le
domaine de la pathologie ou de la biologie montrent le caractère collectif du
travail de découverte ainsi que le caractère conforme à un style qui est pro-
pre à une conception close se présentant comme totalité organique. Dans le
savoir erroné tout comme dans le vrai, ce sont les mêmes forces collectives
qui jouent le rôle de moteur, et l’individu est le représentant de certaines
fonctions sociales bien plutôt que la source consciente de l’action. Dans le
savoir erroné comme dans le vrai, la théorie ne se forme pas par le moyen
d’un calcul logique de quelques éléments, mais à travers un procès complexe
de stylisation. Il n’y a aucune observation qui ne soit précédée par la dispo-
sition de pensée donnée qui la délimite 3.
Simplicius: Essayes-tu de me convaincre – selon l’exemple des sophistes
– qu’il n’y a aucune différence entre vérité et illusion?
Sympathius : Non, mon cher, je ne suis pas aussi naïf. Je veux dire tout
simplement que les résultats et les conceptions scientifiques sont au fond
déterminés comme des événements historiques uniques exclusivement à par-
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tir des étapes successives de l’évolution d’un style de pensée scientifique, et
que ce style de pensée est le résultat de la structure spécifique d’un collec-
tif de pensée scientifique. Aucun Robinson et aucun groupe de Robinson,
même muni de moyens techniques, n’arrive automatiquement sur les voies
de la science s’il est isolé de la communauté scientifique. Déjà un isolement
partiel, causé par exemple de limitations politiques, comporte une différence
partielle dans les résultats, et c’est bien cela le mystère de l’influence de l’en-
vironnement sur la science.
Mais revenons encore à notre collectif du camp de concentration : son
style de pensée était caractérisé avant tout par le remplacement du savoir
rigoureux spécialisé (qu’on ne possédait pas) et des expériences (auxquelles

2. L. FLECK, Entstehung und Entwicklung einer wissenschaftlichen Tatsache, Basel,


Benno Schwabe, 1935 ; trad. fr. par Nathalie Jas, Genèse et développement d’un fait scientifi-
que, Paris, Flammarion, 2008. — L. FLECK, « Jak powstał odczyn Bordet-Wassermana i jak w ogóle
powstaje odkrycie naukowe » (Comment s’est formée la réaction de Bordet-Wassermann et com-
ment se forme une découverte scientifique en général), Polska Gazeta Lekarska, 13 (1934),
p. 181-187, 202-205. — L. FLECK, « Zagadnienie teorji poznawania » (Le problème d’une théorie
de la connaissance), Przeglad Filozoficzny, 39 (1936), p. 3-37.
3. L. FLECK, « O obserwacji naukowej i o postrzeganiu w ogóle » (Sur l’observation scienti-
fique et la perception en général), Przegląd Filozoficzny, 38 (1935), p. 57-76. — L. FLECK, « Zur
Frage der Grundlagen der medizinischen Erkenntnis », Klinische Wochenschrift, 14 (1935),
p. 1255-1259. — L. FLECK, « Zur Krise der “Wirklichkeit”», Die Naturwissenschaften, 17
(1929), p. 425-430.
Problèmes de théorie des sciences 597

on ne faisait pas confiance), par des réflexions spéculatives, et par le rempla-


cement de l’expérience pratique spécialisée (dont personne également ne
disposait) par ce qu’on appelait le bon sens.
Pour paraphraser l’affirmation de Gauss 4, on peut dire que le manque
d’éducation spécialisée dans un domaine empirique se reconnaît le mieux à
la précision excessive dans les inférences logiques. J’ai prêté attention aux
consultations et discussions qui duraient des semaines et pendant lesquel-
les on s’appliquait à résoudre spéculativement des problèmes très techniques
à partir de quelques propositions livresques que l’on prenait pour des axio-
mes, ainsi que de peu de données tirées d’expériences personnelles. Or, ces
problèmes et ces données n’étaient pas combinés ensemble pour former un
savoir, mais étaient interprétés et commentés de la même façon que l’on
interprète les rêves ou que l’on commente les déclarations d’un diplomate.
En voici un exemple : dans l’animalerie du laboratoire, se diffusa parmi
les lapins une épidémie causée – comme je pus le constater – par des bacté-
ries de paratyphus du groupe D (selon Kauffmann). Le premier jour des
lapins moururent auxquels on avait inoculé la veille un vaccin obtenu à par-
tir d’une suspension en bouillon de bactéries de paratyphus B (Paratyphi B
Schottmüller) tuées par exposition à la chaleur. La vaccination avait été effec-
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tuée dans le but d’affaiblir les lapins qui devaient servir à la transmission du
virus du typhus. Le jour suivant les lapins qui n’avaient pas été vaccinés com-
mencèrent à mourir aussi.
La théorie élaborée par le collectif était la suivante : puisque dans cette
même période on avait constaté des cas d’intoxication par la viande provo-
qués par le bacille de Gärtner (un autre agent pathogène du paratyphus du
groupe D), il fallait admettre que, dans la viande qui avait servi pour prépa-
rer le bouillon pour le vaccin, il y avait aussi l’endotoxine de Gärtner qui –
résistante au réchauffement (selon les indications du manuel) – s’était
conservée malgré l’ébullition. Les bactéries du groupe paratyphus B culti-
vées dans ce bouillon subirent la transformation suivante :
endotoxine D + bac. paratyphus B = bac. paratyphus D
Le manuel dit clairement que la différence propre entre le paratyphus B
et le paratyphus D consiste en la différence des endotoxines (antigène O). Il
dit en outre quelque part qu’il est possible de transformer les pneumoco-
ques du groupe I en pneumocoques du groupe II en cultivant les premiers

4. « Der Mangel an mathematischer Bildung gibt sich durch nichts so auffallend zu erken-
nen wie durch maßlose Schärfe im Zahlenrechnen » (Gauss) (Il n’y a rien qui révèle de manière
aussi évidente le manque d’éducation mathématique qu’une subtilité excessive dans le calcul
numérique).
598 Ludwik Fleck

dans une solution d’endotoxine caractéristique du groupe II. De telles trans-


mutations sont donc possibles.
Les bactéries du groupe D obtenues par transmutation étaient pathogè-
nes pour les lapins, et puisqu’elles sont manifestement résistantes à la tem-
pérature, elles n’avaient pas été tuées par le réchauffement de la culture en
bouillon de laquelle on avait obtenu le vaccin. Les lapins vaccinés avaient
donc été contaminés et, à travers eux, l’épidémie s’était transmise à d’autres
lapins qui commencèrent à mourir dès les jours suivants.
Voici les éléments de cette théorie:
(1) L’axiome n. 1 affirme que la différence entre le paratyphus B et le para-
typhus D consiste exclusivement dans l’endotoxine. (Mais le spécialiste
sait que cette différence est polyvalente, quoiqu’on utilise la différence
dans l’endotoxine pour des fins diagnostiques). L’axiome n. 2 affirme que
la transmutation selon le modèle des pneumocoques est la règle. (Mais le
spécialiste sait que celle-ci est une exception et qu’elle ne peut pas être
comparée avec la transmutation des bactéries paratyphoïdes parce que,
dans le cas des pneumocoques, ce qui compte est une différence dans la
structure de la membrane cellulaire, tandis que dans le cas des bactéries
paratyphoïdes, il s’agit d’une différence dans la structure interne de la
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cellule).
(2) Le « bon sens » dicta aux membres de la communauté la conclusion que
si le premier jour seulement les lapins qui avaient été vaccinés la veille
moururent, le lien entre le vaccin et l’infection était évident. (Mais le spé-
cialiste sait par expérience que si, parmi les quelques dizaines de lapins
vaccinés, à peine quelques-uns en moururent, le fait que ce soient exclu-
sivement les lapins vaccinés qui meurent pourrait n’être qu’une simple
coïncidence, et le fait que la période d’incubation pour les animaux vac-
cinés ait été plus courte que pour les non-vaccinés – qui tombèrent mala-
des 24 heures plus tard – pourrait être la conséquence de l’effet débili-
tant du vaccin lui-même. Dans tous les cas, une relation directe entre le
vaccin et l’infection est improbable dans ces conditions). Le « bon sens »
dicta aussi aux membres du collectif la conclusion que l’intoxication
humaine par la viande et la mort concomitante des lapins – qui avaient
été injectés avec du bouillon obtenu de cette viande – devaient être mises
en relation, d’autant plus que les hommes avaient contracté une entérite
Gärtner du groupe D et que les lapins étaient morts à cause d’une infec-
tion par des bactéries appartenant exactement au même groupe. (Mais le
spécialiste sait par expérience que la viande d’animaux morts de paraty-
phus est souvent utilisée pour fabriquer le bouillon pour la culture des
bactéries et que cela n’engendre aucune conséquence de ce genre. En
Problèmes de théorie des sciences 599

revanche, il y a une probabilité que les bactéries D provenant des restes


de la viande infectée aient été propagées dans le clapier par les rats, si
l’on admet que la maladie des hommes et la mort des lapins aient été cau-
sées par le même agent pathogène, ce qui ne fut pas établi).
(3) Éléments spéculatifs: le collectif recourut à la spéculation en établissant
une relation causale entre quelques possibilités hypothétiques, toutes
très problématiques, et obtint une théorie complexe, bien évidemment
à son tour problématique, dans le but d’expliquer un phénomène assez
banal : une épidémie dans le clapier.
Le spécialiste ne se servirait pas d’événements particuliers pour expli-
quer un fait si fréquent, un fait qui – il le sait par expérience – pourrait très
bien être inessentiel voire fortuit. Il ne se servirait pas non plus d’autres faits
qui ne se produisent que dans des cas tout à fait spéciaux. Dans tous les cas,
il s’appliquerait à appuyer une hypothèse aussi audacieuse sur des expérien-
ces : pour établir s’il y avait une quantité suffisante d’endotoxine dans le
bouillon obtenu à partir de la viande des animaux malades, si la transmuta-
tion décrite peut effectivement se produire (chose tout à fait improbable) etc.
Des expressions techniques telles qu’endotoxine, transmutation, résistance
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à la chaleur, agent pathogène, sont pour le spécialiste des termes qui ren-
voient aux résultats de certaines expériences et observations déterminées,
ou qui ressortent de certaines théories. Pour le non-spécialiste, il s’agit de
concepts dont le contenu est compris entièrement dans une définition livres-
que verbale, alors que seul le spécialiste sait qu’aucune de ces définitions ne
coïncide entièrement avec le contenu des termes. Le non-spécialiste connait
la règle ; le spécialiste connait en plus les exceptions et leur variété. Le non-
spécialiste croit que la règle a été dictée par Dieu ou quelques demi-dieux;
le spécialiste sait qu’elle a été établie par ses collègues. Pour le non-spécia-
liste le terme est donc en tout points l’équivalent de l’objet réel, et opérer
avec lui – pourvu qu’on le fasse selon les principes de la logique – équivaut
à opérer avec l’expérience. D’où l’usage de l’argumentation verbale et la pré-
cision qui lui est propre.
J’ai souvent entendu des discussions interminables au sujet des défini-
tions, jusqu’à ce que quelqu’un commençât finalement à distinguer entre
filtrer et filtration, attiédissement et refroidissement etc. Or, dans la discus-
sion, des termes tels que « symptômes cérébraux », « contagion » ou « période
d’incubation » jouaient le rôle de réalités absolues qui, fussent-elles présen-
tes ou pas dans le cas donné,n’étaient jamais les noms des phénomènes qui
auraient pu se produire plus ou moins distinctement.
Simplicius : Quelles conséquences veux-tu tirer de tes argumentations?
600 Ludwik Fleck

Sympathius: Le caractère logique d’une structure n’est pas un critère de


sa scientificité, puisqu’une erreur systématique produit souvent des concep-
tions qui sont tout autant logiques. La déduction à partir d’éléments fonda-
mentaux ou de propositions élémentaires n’est pas un critère de la science,
puisque de tels éléments n’existent pas. Ce que nous considérons comme un
élément fondamental dépend uniquement de notre point de vue, tout comme
dépend de notre point de vue de considérer comme identiques deux structu-
res. L’approbation générale n’est pas un critère de la science, car il n’y a jamais
l’approbation de « tous », mais seulement de « notre équipe », exposée elle
aussi à la connaissance erronée. Toute communauté de pensée considère
comme incompétents les gens qui ne lui appartiennent pas. L’applicabilité
n’est pas non plus un critère, car grâce à l’harmonie des illusions, même une
conception fausse devient applicable. Beaucoup de monde s’est enrichi avec
l’or alchimique, et même des guerres furent menées autour de lui.
Les seuls critères des sciences sont les caractères spécifiques du connaî-
tre scientifique : l’unicité historique de leur évolution, la structure des col-
lectifs de pensée correspondants, la caractéristique du style de pensée scien-
tifique. C’est seulement par voie comparative, dans le cadre d’une sociologie
générale de la pensée, que nous distinguons les caractères de la pensée scien-
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tifique.
La théorie des sciences est une science distincte, fondée sur l’observation
et l’expérimentation, sur des recherches historiques et sociologiques. Elle
fait partie de la science des styles de pensée.
Traduit par Elisabetta Basso et Anna Zielinska

Résumé : Dans cet article écrit dès son retour de déportation le grand philosophe et histo-
rien de la médecine polonais d’origine juive Ludwik Fleck (1896-1961) se sert de la « rare
opportunité » que lui a offerte l’observation de travaux sur le typhus menés à Buchenwald pour
tirer des conclusions épistémologiques. Il le fait à travers un dialogue entre Simplicius, qui
défend une vision de la science proche de celles du cercle de Vienne, et Sympathius, son pro-
pre représentant, qui souligne la dimension sociale de l’activité scientifique, en des termes
qui annoncent à bien des égards ceux de Thomas Kuhn.
Mots-clés : Ludwik Fleck. Théorie des sciences. Expérimentation. Collectif. Scientificité.

Abstract : In this paper written just after he came back from deportation, Ludwik Fleck
(1896-1961), the great polish philosopher and historian of medicine of Jewish descent, takes
advantage of the « rare opportunity » he had of observing the research on typhus undertaken
in Buchenwald to draw some epistemological conclusions. He does so through a dialogue bet-
ween Simplicius, who defends a conception of science close to that of the Vienna circle, and
Sympathius, his spokesperson, who underlines the social dimension of scientific activity in
terms which in many respects herald those of Thomas Kuhn.
Key words : Ludwik Fleck. Scientific knowledge. Experiment. Thought collective.

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