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Ludwik Fleck
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LU DW I K F L E C K
faut mentionner les donnés historiques, les erreurs dépassées, les annota-
tions pédagogiques, les indications pratiques, et tout cela selon une tonalité
plus libre, moins exacte, bref, selon une tonalité artistique.
Sympathius : Merci pour l’espoir de sauver l’art. Je suis désolé de ne pas
pouvoir te rendre ton indulgence. Je ne crois pas que le savoir actuel est plus
proche de l’image objective du monde que celui d’il y a cent ans. En revan-
che, je suis persuadé que le savoir actuel est plus proche de notre monde
actuel, tandis que le savoir d’il y a cent ans était plus proche du monde des
créateurs scientifiques d’autrefois. C’est toi-même qui affirme que le consen-
sus omnium est le critère ultime de la science. Est-ce que les non-nés ont
droit de vote dans ce parlement ? Est-ce que les petits-fils votent pour les
grands-parents? Dans ce cas-là, je peux t’assurer qu’à nos petits-fils le savoir
de 1940 ne paraîtra pas bien meilleur que le savoir de 1840. Je suis persuadé
qu’à l’avenir le progrès de la science ira très vite et que dix ans représente-
ront plus que cent ans d’autrefois. En ce qui concerne la supériorité de notre
savoir par rapport à celui d’il y a cent ans : nous, les scientifiques, sommes
beaucoup plus nombreux qu’il y a cent ans, nous avons une histoire plus lon-
gue derrière nous, notre monde comprend davantage de détails, il est plus
complexe. C’est pourquoi notre science est plus vaste, plus riche de détails
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sément cette envie qui crée la valeur sociale du connaître, puisqu’elle dépri-
vatise les résultats. Mes affirmations n’ont pas pour but de diminuer la valeur
de la science mais, au contraire, de l’accroître.
Certains estiment qu’il est possible d’édifier la science du connaître sans
observations fondamentales, expériences et études dans ce domaine. Ils pré-
tendent même que tout cela est superflu, puisqu’ils connaissent tout dès le
départ, en adoptant l’idéalisme ou bien le matérialisme, l’intuitionnisme ou
bien le conventionnalisme, le positivisme ou bien le réalisme. C’est sur la
base de quelques anecdotes provenant de l’histoire des sciences, de quelques-
unes de leurs propres expériences de vie, ainsi que de nombre de suggestions
venant de n’importe où, qu’ils adoptent une « conception du monde »
(Weltanschauung) qui pour eux éclaircit tout.
On ne peut pas considérer les sciences exclusivement comme un ensem-
ble d’énoncés ou comme un système de pensée. Il s’agit de phénomènes cul-
turels complexes, peut-être autrefois individuels, aujourd’hui collectifs, sur
lesquels pèsent des institutions particulières, des personnes particulières,
des actions particulières et des expériences particulières. Énoncés écrits, cou-
tumes non écrites, buts particuliers, méthodes, traditions, évolution, prépa-
ration de l’esprit, habileté manuelle. Une structure organisationnelle spé-
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pas présent, la fièvre dériva en abcès dans la région du rectum des cochons
d’Inde, causés par l’introduction maladroite du thermomètre). Le test de
virulence de Giroud donna les résultats attendus sur la peau des lapins, puis-
que les tests sur la peau, confiés à des mains inexpertes, confirment toujours
ce que l’on attend. Les tests d’immunité conduits sur les cochons d’Inde que
l’on prétendait avoir été infectés par le typhus étaient positifs car, même si
la deuxième contagion produisit de la fièvre, on justifia celle-ci par une pneu-
monie inexistante construite par l’imagination collective, tout comme avaient
été construites les rickettsies.
Cette illusion collective fonctionna pendant une demi-année; elle était for-
mulée dans un système qui n’avait pas plus de lacunes logiques qu’un produit
scientifique moyen. À l’époque des « découvertes » fit suite l’époque de la « rou-
tine », avec des méthodes bien établies et un bagage spécifique d’expérience
et d’adresse. Et tout restait cohérent aux yeux des membres de l’équipe, ni
plus ni moins que dans le véritable savoir. Les comptes rendus des expérien-
ces, les exposés des résultats, les modifications proposées quant à la méthode
sortaient du camp de concentration en direction des vrais spécialistes alle-
mands dont les noms étaient bien connus dans le monde scientifique, et y
revenaient avec des mots de reconnaissance. Le directeur allemand obtint une
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4. « Der Mangel an mathematischer Bildung gibt sich durch nichts so auffallend zu erken-
nen wie durch maßlose Schärfe im Zahlenrechnen » (Gauss) (Il n’y a rien qui révèle de manière
aussi évidente le manque d’éducation mathématique qu’une subtilité excessive dans le calcul
numérique).
598 Ludwik Fleck
Résumé : Dans cet article écrit dès son retour de déportation le grand philosophe et histo-
rien de la médecine polonais d’origine juive Ludwik Fleck (1896-1961) se sert de la « rare
opportunité » que lui a offerte l’observation de travaux sur le typhus menés à Buchenwald pour
tirer des conclusions épistémologiques. Il le fait à travers un dialogue entre Simplicius, qui
défend une vision de la science proche de celles du cercle de Vienne, et Sympathius, son pro-
pre représentant, qui souligne la dimension sociale de l’activité scientifique, en des termes
qui annoncent à bien des égards ceux de Thomas Kuhn.
Mots-clés : Ludwik Fleck. Théorie des sciences. Expérimentation. Collectif. Scientificité.
Abstract : In this paper written just after he came back from deportation, Ludwik Fleck
(1896-1961), the great polish philosopher and historian of medicine of Jewish descent, takes
advantage of the « rare opportunity » he had of observing the research on typhus undertaken
in Buchenwald to draw some epistemological conclusions. He does so through a dialogue bet-
ween Simplicius, who defends a conception of science close to that of the Vienna circle, and
Sympathius, his spokesperson, who underlines the social dimension of scientific activity in
terms which in many respects herald those of Thomas Kuhn.
Key words : Ludwik Fleck. Scientific knowledge. Experiment. Thought collective.