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La décadence latine.

VII,
Coeur en peine / Joséphin
Péladan ; commémoration du
chevalier Adrien Péladan et
son portrait [...]

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Peladan, Joséphin (1858-1918). Auteur du texte. La décadence
latine. VII, Coeur en peine / Joséphin Péladan ; commémoration
du chevalier Adrien Péladan et son portrait inédit, par Séon.
1890.

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LA DÉCADENCE LATINE
L'OEUVRE DE JOSEPHIN PELADAN

La Décadence latine (ÉTHOPÉE)


I. LE VICE SUPRÊME (1884). V. ISTAR, 2 vol. (1888).
II. CURIEUSE (1885). VI. LA VICTOIRE DU MARI (1889,
III. L'INITIATION SENTIMENTALE Dentu).
(1886). VII. COEUR EN PEINE (1890,
IV. A COEUR PERDU (1887). Dentu).

Second Septénaire
VIII. L'ANDROGYNE. XII. LE DERNIER BOURDON.
IX. LA GYNANDRE. XIII. LA LAMENTATION D'ILOV.
X. LE PANTHÉE. XIV. LA VERTU SUPRÊME.
XI. TYPHONIA.

ORAISON FUNÈBRE DU DOCTEUR ADRIEN PELADAN (Dentu). 1 fr. 80


ORAISON FUNÈBRE DU CHEVALIER ADRIEN PELADAN (Dentu). 1 80

La Décadence esthétique (HIÉROPHANIE).

I. L'ESTHÉTIQUE AU SALON DE X. LE PROCÉDÉ DE MANET.


1881. XI. GUSTAVE COURBET.
II. — — 1882. XII. L'ESTHÉTIQUE AU SALON DE
III. 1883. 1885 (Revue du Monde latin).
— — 1883.
IV. — — XIII. L'ART MYSTIQUE ET LA CRI-
(1 vol in-8°, 7 fr. 50, pre- TIQUE CONTEMPORAINE.
mier tome de l'art octilo- XIV. LE MATÉRIALISMEDANS L'ART.
cratique, avec portrait de XV-XVI. LE SALON DE JOSEPH PELA-
l'auteur.) DAN , 1885-87 (brochure,
V. FÉLICIEN ROPS (brochure, Dalou, édit.)
Bruxelles; épuisée). XVII. LE SALON DE JOSEPH PELA-
VI. L'ESTHÉTIQUE AU SALON DE DAN 1889 (Journal Le Clai-
1884 (L'Artiste). ron).
VII. LES MUSÉES DE PROVINCE. XVIII. LE GRAND OEUVRE, d'après
VIII. LA SECONDE RENAISSANCE Léonard de Vinci.
FRANÇAISEET SON SAVONA- XIX. LES DEUX SALONS DE 1890 avec
ROLE. TROIS mandements de la
IX. LES MUSÉES D'EUROPE, d'après R + C.
la collection Braun.

(INTRODUCTIONà l'histoire des peintres de toutes les écoles, depuis les


origines jusqu'à la Renaissance, avec reproduction de leurs chefs-d'oeu-
vre et pinacographie spéciale, in-4° format du Charles Blanc ; Parus :
L'Orcagna et l'Aitgelico, 5 francs. — Rembrandt 1881 (épuisé).

Théâtre.
LE PRINCE DE BYZANCE (refusé à l'Odéon le 7 mars 1890).
LE SAR MERODACK BELADAN (pour être refusé à la comédie-Fran-
caiseen janvier 1891).
NOTE POUR L'HISTOIRE LITTÉRAIRE

LE PRINCE DE BYZANCE

Drame wagnérien en 5 actes

A été refusé, au théâtre national de l'Odéon, le 7 avril 1890,


en ces termes courtois par M. Porel :

Monsieur,
La situation de Cavalcanti, qui croit le prince Tonio
un homme et qui l'aime « mystiquement» ; celle de Tonio
se disant androgyne ou ange ; l'accusation de sodomie
lancée par la marquise sur vos deux héros : tout cela
ferait votre drame effroyablement dangereux à la re-
présentation. De plus, si étrange, si curieux qu'il soit,
il est d'une longueur formidable. Enfin, et ce qui est
plus grave, je crains bien que le public ne puisse
comprendre les sentiments et le langage de vos per-
sonnages. Il y a dans votre oeuvre du mysticisme, du
néo-platonisme, de la philosophie quelque peu téné-
breuse, des abstractions... ; de très belles choses qui,
à mon avis, effrayeraient la grande masse des specta-
teurs, à qui je dois songer malheureusement en mon-
tant une pièce qui coûterait fort cher.
Pour ces raisons. Monsieur, j'ai le regret de ne
pouvoir accepter votre drame le Prince de Byzance.

POREL.
IL A ÉTÉ TIRÉ DE Coeur en peine

dans le format in-18 Jésus :

10 exemplaires (1 à 10) sur papier des manufac-


tures impériales du Japon, avec quatre épreu-
ves du frontispice à l'eau-forte, de POINT . . 15 fr.
10 exemplaires (11 à 20) sur papier de Chine,
avec quatre épreuves du frontispice, avec la
la lettre, de POINT 15 fr.
sur papier Whatman
10 exemplaires (21 à 30)
avec trois épreuves du frontispice, avant la
lettre, de POINT » fr.

10exemplaires (31 à 40) sur papier de Hollande


avec épreuve du frontispice, avant la lettre, de
POINT 10 fr.
JOSÉPHIN PELADAN
LE CHEVALIER ADRIEN
PELADAN
Né au Vigan le 8 septembre 1815, mort à Nîmes le 7 mars 1890.
PASILALIE XV

PASILALIE

Sur deux cents communiqués de l'agence Gal-


lois, ce dernier trimestre, M. Josephin Peladan a
curieusement compté les deux tiers niaisement ca-
lomniateurs ou blagueurs.
M. Anatole, France pour écrire magnifique
poète, concède que l'éthopoète est fou ; et M. Mau-
rice Barrès le traite de masque pour le certifier
parfait galant homme.
Et ceux-là sont les amis.
Le boulevard en peine d'échos de prostitution
s'égaye sur un écrivain dont il n'a jamais appro-
ché. Fou pour le Temps, masque pour le Figaro,
pour telle autre feuille fumiste, que doit faire
l'éthopoète ? Il témoigne de son immense regret
de ne pas savoir écrire en allemand et de vivre
chez les barbares français : dans ce Paris où les
moeurs littéraires dégoûteraient des truies.
Fidèle à son serment de Mage qui l'oblige à
ne jamais défendre que l'Abstrait, il s'enorgueillit
de ces attentats inanes. Jamais la blague de tout
Paris n'atteindra à la hauteur où Peladan dé-
daigné. Sa réponse la voici, toute de lumière et
d'intémérable sérénité.
SCHEMA DE CONCORDANCE

PREMIER SEPTENAIRE.

I. Le Vice suprême, diathèse morale et men-


tale de la décadence latine : Mérodack, sommet de
volonté consciente, type d'entité absolue ; Alta, pro-
totype du moine en contact avec le monde ; Cour-
tenay, homme-destin insuffisant, envoûté par le
fait accompli social ; L. D'Este, l'extrême fierté, le
grand style dans le mal; Coryse, la vraie jeune fille ;
La Nine, androgyne, mauvais ou mieux, gynandre;
Dominicaux, pervers conscients, caractère d'irré-
médiabilité résultant d'une théorie esthétique spé-
cieuse pour chaque vice, qui tue la notion et par-
tant la conversion. Chaque roman a un Mérodack,
c'est-à-dire un principe orphique abstrait en face
d'une énigme idéale.
II.—Curieuse, phénoménisme clinique collectif
parsien. Éthique: Nébo; volonté sentimentale sys-
tématique. Erotique : Paule, passionnée à prisme
androgyne. La Grande horreur, la Bête à deux dos,
dans la Gynandre (IX) se métamorphose en dépra-
vations unisexuelles. Curieuse, c'est le tous les jours
et le tout le monde de l'instinct ; la Gynandre, le mi-
nuit goethique et l'exceptionnel.
LA DECADENCE LATINE

SECOND SEPTENAIRE.

VIII. — L'Androgyne, monographie de la Pu-


berté, départ pour la lumière d'un oelohite Samas,
épèlement de l'amour et de la volupté. Restitution
d'impression éphébiques grecques à travers la mys-
ticité catholique. Clef de l'éducation et anathème
sur l'Université de France. La quinzième année du
héros moderne, c'est-à-dire du jeune homme sans
destin que son idéal; monographie de toute la
féminité d'aspect et de nerfs compatible avec le
positif mâle..

IX. —La Gynandre, phénoménisme individuel


parisien. Éthique : Tammuz protagoniste ionien
orphique, réformateur de l'amour ; victoire sur le
lunaire. Erotique : usurpation sentimentale de la
femme. Grandes Gynandres, Rose de Faventine,
Lilith de Vouivre, Luce de Goulaine, Aschera,
Aschtoret, personnages réapparaissant de l'initia-
tion sentimentale. L'habitarelle, la marquise de
Nolay, Lavaldue, y reparaissent aussi. La Nine et
XVIII SCHEMA DE CONCORDANCE

III. — L'initiation sentimentale, les manifes-


tations usuelles de l'amour imparfait, expressément
par tableaux du non-amour, cas de l'âme moderne
générale, faute de normon sentimental chez l'in-
dividu.

IV. — A coeur perdu: réalisation lyrique du


dualisme par l'amour ; reverbération de deux moi
jusqu'à saturation éclatante en jalousie et rupture;
restauration de voluptés anciennes et perdues.

V. — Istar. La race et l'amour impuissants


dans la vie moyenne. Massacre nécessaire de l'ex-
ception par le nombre, ligue anti-amoureuse des
femmes honnêtes transposant la pollution en por-
tée de haine.
LA DÉCADENCE LATINE XIX

partie des Dominicaux. En ce livre, se retrouve le


grouillis de soixante personnages qui fait préférer
le I de l'Éthopée aux suivants ; en ce livre aussi
toutes les déformations de l'attrait nerveux, les
antiphysismes et la psychopathie sexuelle, d'où il
découlera que les auteurs récents ont tous touché
à cette matière en malpropres et en niais.
X. — Le Panthée: l'impossibilité d'être pour
l'amour parfait, sans la propicité de l'or. Amour
parfait entre deux oelohistes, égrènement des cir-
constances plus fortes que la beauté et le génie
unis par le coeur. Démonstration que l'amour
dans le mariage ne peut être tenté que par les
riches ou les simples.
XI. — Typhonia, héros : le Samas de l'Andro-
gyne. Stérilisation de l'unité lyrique parle collectif
provincial. Démonstration de la nécessité de la
grande ville pour désorienter la férocité de la bour-
geoisie française: sermon du P. Alta sur le péché
de haine ou péché provincial.
Évolution nihiliste chez un adolescent après
l'attentat du conseil de revision : doit-on son sang
à l'État ? Non. La province n'existe pas pour la
civilisation : le vice lui-même ne la polit pas. Au-
cun génie ne résiste au face à face avec la province.
Envoûtement par le collectif.
XII. —Le dernier Bourbon. La race et l'hon-
nêteté décadentes plus funestes que la vulgarité et le
vice. Problème de la politique : la raison monar-
chique et la déraison dynastique en cas Chambord.
Personnages du Vice suprême: le prince de Cour-
XX SCHEMA DE CONCORDANCE

VI. — La Victoire du mari : la mort de la


notion du devoir ; le droit nerveux de la femme.
Antinomie croissante de l'oeuvre et de l'amour ;
corrélation de l'onde sonore et de l'onde erotique;
invasion des nerfs dans l'idéal.

VIL — Coeur en peine : départ d'un nouveau


cycle, Tammuz n'y est qu'une voix qui prélude
aux incantations orphiques de la Gynandre ;
Bêlit passive, radiante, y perçoit sa vocation
d'amante de charité qui s'épanouira dans la Vertu
suprême. Elle y évoque une des grandes gynandrer,
Rose de Faventine (IX). — Roman à forme sym-
phonique, préparant à des diathèses animiques
invraisemblables, pour les superficiels lecteurs de
M. de Voltaire.
LA DECADENCE LATINE XXI

tenay, le prince Balthazar des Baux, Rudenty


(Curieuse), Marestan, duc de Nîmes, Marcoux.
Peinture du dernier boulevard de légitimité, pen-
dant l'exécution des décrets de l'infâme Ferry ;
étude des progressions animiques collectives et
de l'âme des foules. Horreur de la justice française,
billevesées de la légalité. Démonstration que les
catholiques français sont des lâches, et que l'his-
toire de ce pays est finie. Dans la chronologie de
l'Éthopée, le XII est antérieur au Vice suprême.
On y voit les débuts de Marcoux, l'élection de
Courtenay.
XIII. — La Lamentation d'Ilou : défaite des
grandes volontés de lumière : Ilou, Mérodack,
Alta, Nébo, Nergal, Tammuz, Rabbi, Sichem, du
Finis Latinorum : Oratorio à plusieurs entende-
ments. Jérémiades où Alta donne la preuve théo-
logique ; Nergal, psychique ; Tammuz, erotique;
Sichem, comparée; Mérodack, magique; Ilou,
extatique; que la Latinité est finie.
XIV. — La Vertu suprême : le « quand même »
des volontés de lumière, après l'évidence de l'irré-
missible damnation du collectif.
Mérodack y réalise tout à fait la Rose-Croix
commencée au château de Vouivre (VII). Bêlit
tient le premier plan féminin avec la plupart des
gynandres (IX); Tammuz, Alta, Sichem, Nébo,
Paule Riazan, Samas y rayonnent. Les originaux
du salut, excentriques de la vertu, poètes de bonté
et artistes de lumière : aristie future !
XXVI COMMEMORATION

spectacle de la Ville sainte, je ne le peindrai


pas : lui-même va le dire.
« Hier, les mains du Pontife suprême se
levaient sur mes cantiques et sur moi ; de-
main, je retournerai vers la France, au milieu
de laquelle je vous répandrai, ô mes hymnes
catholiques, comme une sainte semence que
je tiens du ciel, et qui peut-être portera
quelques fruits.
« Vous le voyez,
ô mon Dieu, pour sui-
vre votre voix mystérieuse que j'entends et
que les autres n'entendent pas autour de
moi, pour vous, j'ai tout quitté sans regret :
la terre de ma patrie et la tombe où mes
pères se sont endormis en vous. Tous, ô mon
Dieu, ne vont pas à vous à travers tant de
sacrifices et de dangers. Récompensez ma
foi. Que je voie brillante, fière et heureuse
autour de vous cette France que mon coeur
appelle ma France. Faites que les intelli-
gences qui éclatent en elle vous réfléchis-
sent comme mon âme vous réfléchit, vous
aime et vous adore. »
Fait chevalier de l'Éperon d'Or et de
Saint-Sylvestre par le pape, reçu avec hon-
neur à l'académie des Arcades sous le
b.
LE CHEVALIER ADRIEN PELADAN
Né au Vigan, 8 septembre 1815. — Mort à Nîmes, 7 mars 1893.

1840. Mélodies catholiques, poésies. — 1812. Éloge


de Xavier Sigalon, poème précédé des Deux Muses.—
1843. Hommage à la ville d'Alguemortes, poème. —
1844. Une gloire du Catholicisme, ou Conversion de
L. Ratisbonne, poème. — 1845. Effusions catholiques,
poèmes. — 1848. Fondation de l'Étoile du Midi, à
Nîmes. —1849. Le Triomphe du Saint-Siège, poème.—
1885. La France à Jérusalem. —1856. Fondation de la
France littéraire, à Lyon. — 1858. Les Voix de la
tombe. —1859. Nouvelles Brises et Aquilons. — 1860. La
Décentralisation intellectuelle. — 1851. Assises pro-
vinciales, poésies. — 1862. Ouranos Hadès (réfutation
des doctrines spirites). —1863. Fondation de la Semaine
religieuse, Lyon, Autun et la province.— 1865. Histoire
de Jésus-Christ, d'après la science. 1870. — Album de
la poésie catholique, à l'occasion de l'oecuménique de
1869. — 1871. Almanach des Blancs. — 1872. Nouveau
Mirabilis Liber. — 1873. Le Châtiment, à Nîmes. —
1876. L'Extrême-Drolte, à Nîmes. —1878. Dernier mot
des Prophéties.—1879.Preuves éclatantes de la Révé-
lation. — 1880. IIe et IIIe parties de Dernier mot des
Prophéties.—1882.La Vie d'Henri de France.—1883.La
Vallée des lis, ou Histoire de la sainte Vierge (2 vol.). —
1883. Fondation des Annales du Surnaturel. —
1885. Histoire de saint Christophe.
— 1886. Biogra-
phie de l'abbé Souffrand. — 1887. Apparitions de
Boulleret.—1889. La Voyante de Diémoz.— 1889. Se-
cret de la Salette, etc. etc.
LA DECADENCE LATINE
VII

Qui es-tu, Larmoyeuse ? Pleures-tu un


enfant ?
Je ne suis pas mère.

— Es-tu veuve?
— Je n'aimais pas mon mari.
— Si tu ne regrettes rien, pourquoi
pleures-tu, jeune, belle et riche sans doute?
— Je pleure sur ma jeunesse inutile, sur
ma beauté vaine, sur mon or superflu.
— Tu veux donc l'impossible ? car tes
dons valent tout possible.

Je veux l' Amour absolu !
— Pleure donc, Larmoyeuse, pleure jus-
qu'à mourir : au delà, l' impossible se pos-
sibilise, au delà seulement.
L' ANDROGYNE.
Huitième roman de la Décadence latine.
I
UN

COEUR EN PEINE

PRELUDE

LE BAIN DU SOIR

A Loys-les-Flots, le soleil couchant em-


pourpre d'or les falaises safranées, il moire
et métallise l'onde où une dernière bai-
gneuse s'attarde.
La cloche du dîner tinte à l'unique hôtel
de la petite plage ; sur la grève désertée,
une camériste attend, un peignoir aux
mains.
Vers la haute mer, la baigneuse nage ;
4 UN COEUR EN PEINE

ses brasses s'entêtent en mouvements de


poursuite. Soudain son geste a molli, elle
ralentit, hésite et, brusque, se retourne sur
le flot, la tête en proue vers le rivage. La
vague tantôt s'ouvre et l'enserre ainsi cou-
chée, avec une sexuelle étreinte ; tantôt la
soulève comme un hamac balancerait. Elle
flotte, la baigneuse, vivante épave. Au bal-
lottement de la mer, s'éclairait-il d'une dou-
loureuse conscience le désemparement de
sa vie ?
Son corps apparaît beau et fort : ses bras
sans minceur rament près des hanches
saillantes; les seins, à de brefs instants,
émergent, puissants.
N'est-ce pas un pleur que le flot jette à
son oreille, le pleur perpétuel des mono-
tonies lasses ? La vague impersonnelle, in-
forme, inconsistante, naît et meurt depuis
des siècles mornes, innumérables. Oh! la
douleur de l'eau, l'élément en disgrâce: une
fleur se distingue parmi les fleurs, le rocher
a l'aspect permanent des sculptures, et le
UN COEUR EN PEINE 5

caillou lui-même est un individu, de forme


et de couleur reconnaissable ! Le flot sem-
blable au flot, magnifique éphémère, se
dresse et puis retombe au néant de la mer.
O misère océane aux impuissants efforts à
demeurer stable et fixée : ô souffrante Tamti
sans repos, sans destin ! maudite qui nous
donne une image si vive de l'éternel souf-
frir ! Si l'enfer existait, ce serait sous la
forme d'un océan des âmes, dépersonnali-
sées, par un vain mouvement collectif et
géant : on dirait que parfois une vague plus
haute et qui bave en crevant, est une âme
un instant éclairée de colère et se cabrant
contre le dam.
De semblables pensées, évocatrices de
maux semblables, passés mais encore cui-
sants, ont envahi le coeur de la hardie bai-
gneuse : elle sort de l'eau en pleurant.
De ses yeux bleus et doux, un peu fixes,
s'échappent lentement des larmes qui se
mêlent aux larmes de la mer perlantes sur
ses bras dont la peau fine et blonde bleuit,
6 UN COEUR EN PEINE

le grain frissonnant au souffle frais du soir.


De très haute stature, robuste et noble, elle
sollicite les yeux comme un beau fruit.
Dans ce temps de plastique mièvre et mince,
elle témoigne attardée d'une race sereine par
le visage lui-même. Malgré le regard triste et
la souffrante moue, les joues rondes, à peine
pâles, et la lèvre en cerise, et les longs cils
des yeux atténuent encore la mélancolie ré-
signée de la face. Elle s'épanouit, à l'imagi-
nation reposante quoique enivrante; ses bras
maternels à l'amant doivent bercer lors-
qu'ils caressent; ce large sein attire pour
poser son front las, après la lèvre : et les
jambes junoniennes se frontonnent d'un
ventre androgyne, effacé, déniant les autres
signes de fécondité et qui la destine à l'Es-
prit, maternelle stérile, à la consolation d'a-
mour, à la charité voluptueuse, à l'aumône
sentimentale.
Sur les galets, elle se hâte, frileuse, ser-
rant le peignoir autour d'elle, et la difficulté
de ses pas courbe sa longue taille.
UN COEUR EN PEINE 7
Vers un chalet tout proche, elle se dirige :
personne ne l'y attend, et la tristesse indéfi-
nissable de l'inhabité emplissant la baie de
la porte la chappe de solitude au passage.
Maintenant, ses cheveux libres se dérou-
lent, elle est nue, sous l'essuyement et la
friction de la femme de chambre.
Elle est nue, en face d'une glace d'ha-
billement qui la reflète jusqu'aux pieds. Un
sourire elle se l'envoie, sa langueur démen-
tie par la légère joie de s'affirmer belle.
La servante, quoique ancienne, s'extasie
en des exclamations déjà dites cent fois et
qu'elle répète, admiration de moricaude
au teint bistre, à la peau huileuse et mas-
culinement duvetée, pour cette splendeur
de vie blonde des Slaves du Sud, qui a
fait appeler la Viennoise « une négresse
blanche ". Complaisament, la jeune femme
se regarde, pas un pli à sa chair, pas une
ride à son front; elle a vingt-cinq ans de
l'orteil au sourcil, consciente de son apogée
plastique.
8 UN COEUR EN PEINE

Voici que ses yeux se mouillent; elle ren-


voie la domestique, et sitôt des larmes
jaillissent de ses paupières lentes et mornes;
et ces perles douloureuses tombent sur les
seins puissants et roulent au giron, symbo-
liques ; et un moment frappée nerveuse-
ment d'une idée, elle s'hynoptise sur la
gouttelette de douleur, là tombée, là per-
lante, là vite séchée, là bue !
II

DOULOIR !

A la fille dévouée qui la sert :


— Du château de Rose-Croix, rien n'est
venu ?

— Madame, rien.
Ses petites mains fossetées à tous les
doigts pèlent un fruit; son regard fixe le
vide en face d'elle; ce regard qui regrette
ou qui souhaite quelqu'un devant soi, à
cette table, dit tout l'état de son âme. Pour-
quoi ainsi esseulée ? jeune, belle, et certai-
nement riche, malgré l'installation sans
luxe, toutes les choses coûteuses sont du
plus grand goût ; un tortil les timbre.
Pourquoi ainsi incomprise? La promesse
10 UN COEUR EN PEINE

de coeur écrite dans ses yeux, n'a-t-elle pas


suffi à lui attirer l'amour ? ou bien est-ce
que l'homme décadent et d'âme frelatée, ne
cherche plus que celles qui mentent et qui
déçoivent ?
Ainsi mélancolisée, elle se révèle vénu-
sienne lunaire, le meilleur des types fémi-
nins, le seul parfaitement faste et qui dis-
paraît de la civilisation latine où la bonté
désormais manque d'intelligence et le
charme ne s'accompagne plus de miséri-
corde.
Il y a dans la recherche sentimentale
d'aujourd'hui cet esprit de mélancolie que
les vieux théologiens qualifiaient de pecca-
tion, et qui, déformant la notion volup-
tueuse, mêle perversement le souffrir au
jouir. Signe des temps derniers d'une cul-
ture, cette perversion de l'instinct se constate
parmi les personnalités dépassantes, et
chaque fois qu'on admire, on n'estime pas,
ou bien l'inverse. Le terme de bonté dépré-
cié par l'usage indique net l'état actuel de
UN COEUR EN PEINE II

l'âme moderne antinomique à l'harmonie


mentale.
Aucune musique ne ressemble autant à
celle des tziganes que la classique façon du
vénérable Sébastien Bach : le violon fou du
bohémien fugue et contrepointe, selon des
sensations incohérentes, brisées, brouillées.
Mais Bach insensé logiquement aurait com-
posé des cz'ardas..
Rien ne s'identifie si exactement que la
musique et le sentiment : la même période
où l'élite s'éprendra d'enharmonisme, désé-
quilibrée au moral, aimera la femme incohé-
rente, imprévue en ses crises de grandeur
ou de vice, tantôt sublime d'aspiration,
tantôt infâme de conduite, et amusante,
parce qu'elle irradie un vertige empoisonné.
Or, l'esseulée de Loys-les-Flots ne pouvait
verser que du bonheur calme, et uniforme
malgré sa profondeur. Son âme, lac tran-
quille et clair, s'immobilisera à refléter,
contemplative, abnégative, surtout pas-
sive.
12 UN COEUR EN PEINE

C'est une femme complète, honnête, ai-


mante et voluptueuse.
Elle bornera son horizon à l'Aimé, indif-
férente à tout, sans curiosité, ni besoin
d'être parfois distraite de son intimité. Elle
est saine, enfin, non gynandre : et précisé-
ment son complémentaire serait un ner-
veux intellectuel dont elle encenserait l'or-
gueil par sa tendre soumission et qui, lui, s'a-
paiserait au contact de ce coeur harmonieux.
Seulement, l'être bon est aussi un être fier;
l'homme ordinaire la laisse indifférente et
hautaine: elle souhaite s'abdiquer, mais en
royales mains. Une femme ne veut-elle pas
de l'homme courant, elle risque la solitude.
Car à chaque période éthologique Mon-
sieur tout le monde prend une physiono-
mie; le fatal de 1830, le dandy de 1840, le
viveur qui suivit, jusqu à l'homme qui sait de
Dumas fils et au confesseur laïque et sorcier,
la dernière incarnation donjuane comme
eût dit Armand Hayem, — à travers ce
protéisme, qui est la mode d'amour, l'ex-
UN COEUR EN PEINE 13

ception seule valante, ne se reconnaît qu'à


son étrangeté ; et la baigneuse de Loys-les
Flots avait dû déjà se tromper amèrement
en sa recherche.
Maintenant, sur le petit balcon de bois du
chalet, assise en peignoir de soie noire, elle
feuillette une Revue et s'arrête : son nom de
jeune fille a sauté à ses yeux, un nom- an-
cien qui nomme la céleste Junon, en Kaldée,
Bêlit.
Incidemment encastrée dans une para-
phrase d'un vieux texte accadien, nouvel-
lement traduit par Ledrain, et que le recueil
cite parce qu'on est en août et que le mor-
ceau mythologique met en scène l'Océan.
Le crépuscule descend, tapissier soi-
gneux, insigne intendant, jeter sur la nature
ses housses d'ombre : la couleur va mourir
étouffée sous les ouates de l'obscurité, et
une vie particulière, la vie nocturne, grouil-
lera sur le monde.
Bêlit se hâte, aux dernières lueurs, de lire
curieuse, par cette ligne sautée à ses yeux
14 UN COEUR EN PEINE

distraits: « La grande, la pacifiante Bêlit,


déesse des sérénités. »
Et à la camériste. survenue :
— Du château de Rose-Croix?
— Madame, rien encore.
III

LE COMBAT DE MERODACK CONTRE TAMTI

La droite du dieu Mérodack rayonna


terrible comme mille éclairs; et son esclave
le tonnerre le précéda, éclatant devant lui, à
la façon d'un chien qui précède son maître
en aboyant.
Mérodack prit à témoin la grande, la
pacifiante Bêlit, déesse des sérénités, et puis
il se matérialisa tout entier pour descendre
au niveau de son ennemie terrestre.
Quand la violente Tamti le vit sans
majesté, en corps d'homme, ses vagues écu-
mèrent provocantes d'espoir victorieux.
Mais le dieu prononça le mot mystérieux,
le mot qui sourit et qui tue, le mot souverain
16 UN, COEUR EN PEINE

et fatal, le mot qui cube les mondes, le mot


androgyne, le mot quaternaire.
Vers le sud et vers le nord, vers l'ouest et
vers l'est, à chacun des quatre vents il dit
le mot mystérieux, et des quatre coins du
monde les souffles de mort accoururent : et il
les sextupla en les mêlant, et il les fit descen-
dre sous lesflots pour les soulever.
Puis, il monta sur son char qui devance
l'oiseau et la pensée, qui est vertigineux et
reste divinement serein en sa course.
Tamti clama son furieux désespoir à la
face du grand Mérodack, divin époux de
Zarpanit.
« Lasse, lasse à mourir d'être passive,
d'être femme, d'être liquide, et de toujours
battre les rivages de mes eaux salées, j'ai
demandé à celui qu'on ne nomme pas, à Ilou
et à Anou et à Bin, j'ai demandé le néant
qui repose ou la vie qui pense; et des deux
supérieurs un refus est tombé sur moi, et je
veux finir ou commencer, vivre pleinement
ou mourir tout à fait. Chacune de mes
UN COEUR EN PEINE 17

vagues envie le coquillage et me suivra; »


Merodack ne proféra que ceci :
«Je suis le maître de la volonté; il faut
m' obéir : et tais-toi, tu m'ennuies, ô mer ! »
Tamti déferla contre toutes ses falaises,
brisa les ancres desports, éteignit les phares.
Elle fit résonner sa terrible voix des tem-
pêtes et se jeta sur le purificateur des dieux,
celui qui avait imaginé le mot mystérieux
comme arme dans la bataille.
Il la confondit avec son mot mystérieux
et il lâcha le mauvais vent qui renverse tout.
Alors Tamti ouvrit sa bouche pour englou-
tir le vent, mais elle ne put joindre, ses
lèvres, et le vent entré en elle, la remplit,
son coeur se retourna, ses entrailles se rom-
pirent, le dieu brisa son coeur, fendit son
corps, jeta son giron aux poissons atroces
et leur dispersa sa cervelle.
Tout ce qui sortit de la mer, il l'y fit
rentrer, et tout eut peur dans le règne
liquide, et la vague se cacha sous la vague,
le flot s'abrita sous le flot.
18 UN COEUR EN PEINE

La mer avait perdu son âme, et c'est


depuis ce temps que la voix des océans se
lamente, si plaintive. L'eau fera jusqu'à la
fin la grande lamentation pour la mort de
son âme, la Reine Tamti, Elle! »
IV

LA DETTE DU R + C.

Enchaînement des mots, elle se ressou-


vient, va fébrile à une papeterie, et en tire
cette étrange copie qu'elle a faite avant de
dépêcher l'original.
« Au Sar Mérodack ou à
qui il appartien-
dra, à ce moment en R + C, salut.
« L'an..., je manquais d'un piano.
Bêlit
entendit, un soir, mon regret d'être ainsi
immobilisé en mon oeuvre, et le lendemain,
comme j'allais renoncer à la symphonie
sentimentale, l'instrument me fut apporté.
« Je supplie le Sar Merodack ou celui de
mes frères à qui il appartiendra, de faire
sienne ma dette envers la bienfaisante Bê-
20 UN COEUR EN PEINE

lit, et l'accrédite auprès de l'ordre entier,


« Et j'ai signé du chiffre absolu, DAGON »,
Bizarrerie ! ce billet de gratitude a un paye-
ment si indéterminé. Cependant, rien autre
que la proximité du château de R + C n'at-
tira Bêlit à Loys-les-Flots.
Que demandera-t-elle au sar mystérieux;
un horoscope, les secrets de l'avenir, une
direction pour son âme, un but à sa vie ?
Elle ne sait ; une fatale attraction, dès l'in-
dépendance, l'amène à ce confin de Breta-
gne, sur la foi d'une lettre dont rirait tout
autre.
Elle revoit avant cette année où la mort
l'a délivré de toute famille, Dagon mélan-
colique contemplateur d'un cotillon, et lui
disant au passage : « Vous avez dans les
yeux le rayon de la bonne fée, celle qui dote
de mille privilèges les berceaux! »
— Puisque vous m'avez reconnue fée et
bonne, malgré que je n'ai pas ma baguette;
mon hennin, et le costume de Viviane, ex-
primez un souhait !
UN COEUR EN PEINE 21
— Je souhaite — dit Dagon, souriant —

un piano d'Érard.
— Si mon seigneur Merlin m'écoute,
vous serez satisfait », dit-elle, et le lendemain
elle recevait pour remerciement cet étrange
billet, qu'elle jugea un peu fol jusqu'au jour
où la mort de son mari et celle de sa belle-
mère la firent libre. Alors la souhaiteuse de
liberté, étonnée d'être exaucée, fléchit sous le
vertige de l'indépendance, elle s'immobilisa.
Semblable à une donzelle en possession
d'un merveilleux brocart et qui n'ose y dé-
couper une vêture, Bêlit délivrée de tutelle,
chancela ; l'habitude de passivité, le pli de
servitude de toute sa vie avaient rouillé en
elle les' ressorts de l'activité positive ; et
sitôt qu'elle eut réglé ces questions judi-
ciaires qui déshonorent la mort dans l'état
social, l'hésitante se souvint de la lettre de
Dagon. Elle avait lu Nergal, et confusément
voyait dans le Sar de Rose-Croix, un maître
de l'âme, qui mieux qu'un prêtre lirait en
en. elle, et, comme un vieil augure des
22 UN COEUR EN PEINE

époques mortes, lui indiquerait sa voie.


La cour des Miracles, avec son grand
Coësre, un contemporain d'Henri IV, on la
reconnaîtrait peu, rue Galande, et rien ne
ressemble moins aux rues chaudes que fré-
quentait Villon, que le lupanar de la rue
Chabanais, où on inflige 50 francs d'amende
à la fille qui a tutoyé le coiffeur. Le chan-
teur florentin de Dubois et la Vénus de Milo
assistent sur des encognures en marquete-
rie au débit des aphrodisiaques et des pou-
dres abortives ; le sorcier moderne ressem-
ble, à s'y tromper, à un notaire.
Cependant sous le changement des modes
et des décors, le vieux personnel du Gui-
gnol humain demeure : le chapeau couvre
les cornes du diable, et Polichinelle a jeté
ses bosses et sa batte; leur lutte continue.
Ainsi la Magie étend ses profondes racines
sous ce boulevard sceptique qui la nie, ne la
reconnaissant plus sous les traits d'un dandy
qui fume et ironise.
Dupe d'un changement de costume, l'opi-
UN COEUR EN PEINE 23

nion croit mort ce qui est transformé;


plus de robe constellée, donc plus de né-
cromanciens. Le moyen de juger sorcier ce
personnage estimé de son concierge, abonné
de la Gazette des Tribunaux, qui va au con-
cert Lamqureux et à la messe régulière-
ment! Croire aux sorts, c'était bon vers l'an
mil; à l'approche de l'an deux mil, un ob-
servateur constate cependant que tel indi-
vidu jouit d'une propriété fatale : enguignon-
ner qui le blesse. On lui refuse une de-
mande, et votre maîtresse vous trompe; on
l'éreinte et vous vous alitez; tout le mal
qu'on lui veut vous retourne augmenté.
N'importe, le hasard expliquera cette inex-
plicable coïncidence : le hasard suffit au dé-
terminisme du moderne.
Bêlit, mieux avertie par son instinctivité,
crut à la parole de Dagon, et sa présence
à. Loys-les-Flots, dès son premier pas indé-
pendant, indiquait toute l'emprise que la
lettre mystérieuse avait jetée sur son imagi-
nation.
24 UN COEUR EN PEINE

Arrivée de la veille, hésitante tout un jour,


questionnante sans s'instruire aucunement,
elle a dépêché un gars breton au château,
séparé de Loys par une lande d'une lieue à
cheval.
La nuit tombe et le messager n'est pas
revenu, et le doute entre au coeur de Bêlit :
si on l'avait mystifiée? et cette pensée amère
s'installe et la lancine, énervante.
V

L' APPEL DE L' OCEAN

Bêlit refuse le flambeau qu'on apporte ;


accoudée à la balustrade, elle écoute la mer
gémir sur le galet : la vieille poésie acca-
dienne la hante, elle s'identifie à Tamti la
lasse, la lasse à mourir.
Elle aussi se lamente, de s'épuiser aux vains
désirs. Elle a demandé au mariage, elle
demandera à l'amour le calme qui endort
ou l'intensité qui enivre, et du devoir rien
ne sortit : de la faute? Elle se répète à mi-
voix : « Finir ou commencer » ; — N'est-ce
pas un pleur que le flot jette à la grève? Le
pleur perpétuel des monotonies lasses. »
Oh! la vie impersonnelle, informe, in-
26 UN COEUR EN PEINE

consistante que la sienne Oh ! dolente Bê-


!

lit, femme en disgrâce : tous ses jours ont


été faits de demains semblables aux hiers !

Magnifique éphémère dont le désir se dresse


et puis retombe au néant solitaire! Misère,
et impuissant effort à devenir aimée. Souf-
frante Bêlit, sans repos, sans destin; son
nom n'est qu'une âme perdue parmi les
âmes dans le mouvement collectif et géant.
Mais ce soir, il lui semble qu'une voix
lui parle et l'appelle, une voix misérable et
soeur, encolérée contre le destin.
Voici la nuit complète, et le messager ne
revient pas : Dagon l'a bernée ; ou bien le
château de Rose-Croix n'est qu'une ruine
inhabitée, comme lui a dit l'hôtelier.
Ce conseil qu'elle allait chercher parmi le
mystère, se dérobe, dernière ancre de son
incertitude. La voilà donc en proie à elle-
même, à elle qui a désappris le maniement
de soi.
Elle s'était reposée, en son besoin d'ap-
pui sur la consultation magique, espérant
UN COEUR EN PEINE 27

trouver en un moment la direction spi-


rituelle de sa vie jusqu'ici passive et toute
subordonnée.
Ce mage, liseur d'âmes, qui jadis lutta
contre la princesse d'Esté, cet oriental si
respecté des plus incoercibles orgueilleux,
lui aurait dit la vocation et ses oeuvres lo-
giques. Déçue nerveusement, elle ne perçoit
qu'un répons à son souci indéterminé, l'in-
déterminable plainte océane.
Femme souffrante irrésolue, passive
, ,
sous les puissances astrales, la mer la con-
seillera comme une soeur.
Penchée vers la grève indistincte — la
lune, ne luit pas, — elle tressaille d'un
dessein subit.
Elle jette son manteau sur ses épaules, et
d'une voix nette qu'elle ne se connaît pas et
qui l'étonne, d'une voix qui arrête toute re-
marque de la servante inquiète :
— Si on apporte une réponse du château
de Rose-Croix, que l'envoyé vienne jusqu'à
la Chaise au Diable.
28 UN COEUR EN PEINE

Son coeur bat comme à l'aller d'un ren-


dez-vous; elle va d'un pas certain.
Ce rocher qu'elle connaît lui sera un abri
pour rêver. Rêver ! plus peut-être, décider
de son indécise vie. Pourquoi sa volonté, ce
soir, s'éveille-t-elle de s'orienter?
Elle sent que cette nuit enfantera un des-
sein : en face de la lamentable Tamti, cette
soeur en incessante détresse, elle se prendra
la main et se jurera... Que se jurera-t-elle ?
Aujourd'hui ne se distingue par aucun
présage des autres jours, et la contempla-
tion des flots noirs ne l'illuminera pas.
Elle va, pourtant, elle va, et absurdement
certaine qu'elle trouvera son destin, en rê-
vant une nuit sur la falaise sombre.
ANDANTE

DE LA VIE MORTE

Les souvenirs, ces fantômes, ont peur de


la lumière et du bruit, mais dès que nous
sommes seuls, ils apparaissent, et leur geste
morne dit : « Compare ce que nous fûmes
à ce qui est ta vie de maintenant : quelques
circonstances diffèrent, et rien de plus.
Demain, ce minuit se rejoindra à la foule
des autres minuits, il tintera comme eux ta
débile tristesse, ton défaillant désir. » Et
devant le cortège des spectres de la vie
morte, d'autant plus effrayés que nous
n'osons plus prendre de dérisoires résolu-
tions, nous enfonçons notre tête coupable
30 UN COEUR EN PEINE

sous nos draps froids, implorant l'oubli qui


apporte le sommeil, cette mort d'un moment
qui seule nous rend le courage de vivre un
nouveau jour.
LA GYNANDRE

IXe roman de la Décadence latine.


I

ANDANTINO

Comme un fauve s'étire, la vaste mer à


l'étroit en son lit déroule de longues lames
énervées, et son bruit qui ressemble à l'ahan
d'unefoule, s'harmonise, rythmique et lent.
Le son confus d'abord d'un orgue très
lointain ou bien l'écho du Pnyx, les cris du
Capitole, lorsque l' amphithéâtre hysté-
rique romain hurlait au sang versé de dix
mille chrétiens; parfois la mer d'Ostie se
tut, à cet écho si semblable à sa voix.
Mais imprévu d'oreille, irréel de gnose,
la clameur se rapproche, augmente et des
cent mille voix de sa voix, aucune ne domine ;
32 UN COEUR EN PEINE

comme si tous les bruits terrestres venaient


faire le cri comme toutes les eaux font l'am-
plitude de la mystérieuse mer.
Elle garde l'echo des douleurs et des
crimes commis sur ses flots ; elle a vu les
bandits espagnols aiguiser en poignard la
croix du Golgotha et porter à Goa l'auto-
da-fé infâme ; elle est le grand chemin des
nations voleuses et tueuses.
Le navire hypocrite qui porte un mis-
sionnaire regorge de soldats bourreaux ; et
les Français du jour, chrétiens civilisés, vont
voler et violer l'Orient, où le léopard d'An-
gleterre a déjà fait tanière, et piétine,
l'Évangile à la main, un peuple de poètes
sommeilleurs.
Les Argos d'aujourd'hui sont Anglais,
c'est-à-dire infâmes, et lesfils de Luther pro-
posent d'une main la Bible dont ils rient, de
l'autre imposant l'opium : ailleurs, le
colonel français, le même qui, sergent, fit
brûler, à Alger, six cents femmes vivantes
et leurs enfants, fait violer par cent hommes
UN COEUR EN PEINE 33

aux yeux du père, les trois soeurs qui, géné-


reuses, ont préféré la mort aux goujats de
la France.
La terre n'a pas vu d'aussi horribles
crimes. Un pape, il se nommait Alexandre
Sixième, sur la carte du monde tire une
ligne passant d'un pôle à cent lieues des
Açores, et tout l'Est appartient aux voleurs
portugais ; à l' Ouest l'Espagne lancera ses
bandits. O flots de l'Océan, flots purs, flots
généreux, que n'engloutissiez-vous les cara-
velles? vous aviez vu des croix au fanon de
ces hommes ; oui, ce sont des chrétiens, de
fervents catholiques, ces Castillans inquisi-
teurs et le rebut de l'Occident.
Ils viennent les chrétiens ; ils prennent le
pays, assassinent les chefs, et font du peuple
une ergastule.
Quatorze millions de morts, très catho-
lique Espagne, voilà la mer de sang où tu
plantas la croix.
Et puis quand le désert fut fait, les tou-
jours très chrétiens enlevèrent d'Afrique
34 UN COEUR EN PEINE

des millions de noirs pour les travaux et les


supplices.
Tu as vu, Océan, Nunez Balboa, entrer
dans tes eaux, targue au bras, glaive en
main, et, dérision! prendre possession de
l'immense Océan, au nom d'un roitelet d'Es-
pagne.
Derrière l'adélantade, l'insigne massa-
creur, Fernand Cortez le maudit, paye l'hos-
pitalité par cinquante mille cadavres. Tou-
jours chrétien, il se sert de la tradition que
le fondateur des Incas venus de l'Est doit
revenir : et Mexico comme Madrid eut ses
auto da fe. Assassin de Montézuma, bour-
reau de Guatimozin ; mais il baptisa ses
victimes !
Et le Pizarre, autre vomi d'enfer, trouva
un aumônier pour soigner l'âme d'Ala-
malpa avant que de le pendre ; les gens de
l'Évangile tuèrent tous les enfants mâles du
Pérou, sous Toledo.
Depuis qu'il a porté aux lieux de leur
pillage viol et bûcher les monstres très
UN COEUR EN PEINE 35

chrétiens, l'Océan se lamente; il garde dans


sa voix l'écho des douleurs de ses bords et
des crimes commis sur ses ondes.
Et l'inhumanité de l'Occident a sauvagé la
mer, la bonne mère qui jadis caressait les
flancs d'Argo et les pieds d'Aphrodite, aux
accents d'un Orphée, aux yeux d'un Alca-
mène déroulant ses longues lames fortement
rythmées.
II

RÉMINISCENCE

Sur ce rocher friable qu'on nomme, à


Loys, la Dune au Diable Bêlit, s'est assise.
Elle entend les vagues mourir au-dessous
d'elle, creusant la base de la haute falaise; la
lune sème son burgeaut prismatique aux
immenses plis de l'Océan, dont la voix
semble, par le recueillement de la nuit,
une respiration géante. Alors un motif de
Grieg, l'incarnateur musical de la Norwège,
se met à chanter confusément dans l'âme de
Bêlit ; et tout de suite la réminiscence
devient littéraire : ce n'est plus la suite
d'orchestre qu'elle entend, c'est le Peer
Gynt d'Ibsen qu'elle se remémore.
UN COEUR EN PEINE 37

Paysan qui ne touche pas à la bêche ;


discoureur étrange, débraillé d'allure ;
bohême de village; noctambule rural, pour-
suivant, à travers la vie qu'il ne voit pas
réelle, des imaginations obsédantes et folles,
tel l'incompris norvégien. Presque fou,
merveilleusement poète, Peer Gynt, fils
d'un fermier noceur et d'une mère radotante,
Aase, oublie sa fiancée, qui, lasse de l'at-
tendre, en épouse un autre.
A la noce, Peer Gynt rencontre Solveig,
douce figure, celle que le poème dit & l'in-
génue au jupon déchiré » ; en deux tours de
valse il l'aime; et cependant avant la fin de
la fête, le fantasque héros enlève sa pre-
mière fiancée pour l'abandonner bientôt,
gardant au coeur le souvenir de Solveig.
Dès lors il vit dans une fièvre inénar-
rable, toutes les aventures de chevalerie et
de magie assaillent son imagination. Il va
épouser la fille du roi des Kobods ; mais à
son refus de se laisser crever les yeux
comme il convient parmi les Trolls, et dans
3
38 UN COEUR EN PEINE

le palais du Dovrealte, toute la gnomerie


l'assaille ; il fait le signe de la croix, le voilà
sauf, c'est-à-dire réveillé.
Un moment il vit en paix avec l'ingénue
au jupon déchiré, mais rien qu'un moment.
A sa mère Aase mourante il parle de
ses visions, et la vieille femme rend l'âme
en se croyant voiturée vers un Eldorado.
Riche aux États - Unis, mahdi au
Maroc, il voit l'Egypte ; enfermé chez les
fous, il parvient à retrouver Solveig, vieillie
mais toujours maternelle et qui accueille,
indulgente et bonne, le vieillard comme elle
accueillit le jeune homme.
Les mille épisodes de cette symphonie
fantastique se succèdent et, se mêlant dans
l'esprit de Bêlit, éclairent sa propre nature.
III

LAGNOSO

Peer Gynt, elle n'est point sa soeur Of-!

frant à la vie une perpétuelle bonne volonté,


elle a tout subi, la chrétienne ; rien n'a ré-
volté la passive.
Sage au pensionnat, scrupuleuse en ses
confessions de petite fille, étouffant son ro-
manesque de demoiselle, elle a obéi aux
soeurs, à sa mère, à la religion et à la société.
On lui a dit que les parents choisissaient
pour leur enfant le mari désirable, et elle
l'accepta.
Le mari lui a enseigné l'obéissance, et la
pure jeune femme s'est pliée.
Veuve, et sitôt la proie de beaux-parents
40 UN COEUR EN PEINE

féroces mais pieux, on lui a ôté la foi.


Maintenant, libre, riche, toujours belle,
un battement indécis agite son sein ferme :
tout a menti ! L'éducation l'a comprimée,
la dévotion garrottée; le mariage salie, la
famille tyrannisée.
Il faut donc s'orienter et à rebours : la
soeur de Peer Gynt, il faut l'être !
Rêveries sans objet, vagues tendresses,
imaginations hardies, papillons diaprés qui
frôliez son coeur aux insomnies du pension-
nat, aux promenades des vacances.
Désirs confus, émois sans cause, jolies
tristesses, phalènes qui passiez devant ses
yeux au piano le soir, tandis que la famille
crétine jouait au nain jaune.
Et vous, nausées du devoir, dégoût conju-
gal, supplice de la chair qui ne consent pas
au viol sacramentel, horreur du stupre
journalier, que souffliez-vous à la victime ?
qu'il est un devoir ravissant quand l'époux
est aimé, que la chair jouit selon qu'elle
consent, et que si Dieu unit, c'est, l'âme qui
UN COEUR EN PEINE 41.

se donne et toute et mille fois, au para-


disme de l'amour.
Comparaisons, rencontres, découvertes
de ce qui serait doux ; propos explicateurs
entendus en passant, livres d'évocation qu'on
ouvrait au minuit : oh les beaux adultères
!

quand, tourné vers le mur, l'époux s'est en-


dormi et qu'immobile on lit comment la
Juliette ouvrit à Roméo, l'aveu de Rosalinde,
l'aveu de Portia, et les récits du More, la
perfidie de Cymbeline, ou bien que l'on fré-
mit à se voir sur la liste de Don Juan, ce
fumier pourtant fait de fleurs. Les beaux
Léandres en zinzolin et les chevaliers en ar-
mure noire d'un voeu, Charudatta gazouil-
lant au jardin, et Medjnoun ardent pour
Leila, et Namek épuisant ses soupirs en
l'honneur d'Adra, Antar le chevalier d'Ibla;
entendre le gazouillis de Nizami ou d'Hafiz,
voir les tristesses de Baudelaire, la mélan-
colie de Musset. Oh les beaux adultères avec
des fils de roi, kalenders un moment et le
petit Jehan, Chérubin, Daphnis et Paul et
42 UN COEUR EN PEINE

même des Grieux Pourtant, péché mortel


! !

« Tu dois tes sens, tu dois tes rêves à cet


homme qui dort au même lit que toi.
— Je ne l'ai pas choisi », répond l'âme rê-
veuse. Et la voix : « Par ce mot tu maudis
tes parents ; si le crime n'est pas à toi, il est
leur. »
Obéir n'est donc pas le vrai devoir ; on
se perd en obéissant sans comprendre. S'en-
têter, voilà le vrai destin conscient, mais
la voix : « Vouloir sans connaître, et savoir à
seize ans ce que le vieillard sur la tombe
penché souvent ignore Oh l'impossible de
!

cela !
« Cependant tu savais préférer un dan-

seur aux autres, pour faire un long voyage,


s'il t'eût fallu choisir un compagnon.
« J'aurais voulu de dix ans
plus âgé,
destiné à la gloire, mais blond et la voix
caressante.
La voix ici ricane : « Ne te souviens-tu
d'un clair de lune, sur les bords du Léman ?
au salon de l'hôtel, un homme que tous re-
UN COEUR EN PEINE 43

gardaient ne regardait personne. A ce mo-


ment je t'ai soufflé : c'est LUI. »
Alors la pauvre âme s'effare : « Qui n'a
pas la force d'aller vers son rêve perd le droit
au bonheur. » Et la voix se résout dans
le silence remuant.
IV

LE SAR ILOV (1)

Aller à son rêve! aller à celui qui ne voyait


personne et que tous regardaient, elle n'eût
pas osé; et lui, quel accueil aurait-il fait à
cette offre où la femme prend autant qu'elle
se donne ? Son allure sacerdotale écartait,
son regard fixait au delà de ce monde un
point mystique et indéfini. Sa tristesse ne
paraissait pas de celles qu'on console, ni son
nom de ceux qu'on prononce, c'était l'époux
d'une idée, la fiancée de l'Abstrait, cet orien-
tal drapé dans le rêve qu'on appelait Sar Ilov.
Il rayonnait d'impossible Oh l'orgueil-
!

(1)Protagoniste du XIIIe roman de l'Éthopée La La-


mentation d'Ilov.
UN COEUR EN PEINE 45

leuse joie d abaisser et de maintenir charmes


sur soi ces yeux refléteurs du désert !
Rajah! Cheik! Lama! Cohen! " disaient
la foule élégante: énigmatique et seul parmi
les curieux, retiré dans sa pensée et si haut
qu'il ne voyait pas la fourmilière coudoyante,
soudain, le Sar Ilov arrêta sa lente prome-
nade devant Bêlit; ses yeux rayonnèrent;
leur velours lumineux s'humecta d'atten-
drissement et d'une voix de lyre profonde
et modulante: « AElohite », dit-il, et, élevant
trois doigts, il la bénit et passa, rentra
en lui-même, remonté au sommet de sa
pensée.
Telle est l'histoire du seul amour de Bêlit:
un mot, un geste religieux d'un homme
d'Orient, traversant la terrasse d'Ouchy. Ce
mot et le signe ont été puissants, consola-
teurs, et maintenant encore après quatre ans,
elle revoit toujours le Sar vêtu de lin, elle
entend ce simple mot qu'elle ne comprend
pas, mais qui la flatte et la réconforte:
AElohite pour elle signifie : « Vous êtes un
3.
46 UN COEUR EN PEINE

grand coeur et digne d'être aimé. » Pour-


quoi ne l'a-t-elle pas suivi ? parce que le de-
voir, elle y croyait alors, ou bien sentait-
elle seulement que l'Oriental aimait par
delà les coeurs, l'Amour même ?
V

TOCCATINA

La lune a disparu d'un mouvement ca-


pricieux; une barque rentre d'où s'envole
une chanson :
Quand il fallut partir,
Sentit son coeur blémir
Le gars.
Sa promise lui dit:
« Je ne
t'attendrai pas,
Reste là-bas.
— Le service du Roy
M'appelle où je dois,
La garce »
!

Sa promise lui dit :


Je me moque du Roy :
Tu es à moi. »
48 UN COEUR EN PEINE

Quand il eut réfléchi,


Il alla voir le Recteur,
Le gars.
Le Recteur lui dit:
« Le bon
Dieu te damnera pas ;
Fais ta guise »
Alors le gars fit son paquet,
Il déserta, tranquille,
Le Gars.
Au pays des Anglais
Il fut époux chrétien
Avec sa garce.
Quand le pays sut ça,
Que ça ne damnait pas,
Tous les gars désertèrent.
Le Recteur appelé
Déclara en Sorbonne,
Avoir suivi la Somme.
VI

STIRACCHIATO

Même la voix de hasard d'un pêcheur


chante la rébellion à cette femme courbée
sous toutes les disciplines, habituée au joug
et à dépendre de cet autrui multiplié que
forment la famille et ses humeurs, le monde
et ses bienséances. Si un grand prêtre an-
cien put croire à ses dieux, quelle rage en
son âme soudain envahie par une lumière
aveuglante et blafarde, où le mystique se
réveille dupe ! Ainsi la jeune femme parcou-
rant jusqu'à l'excès la distance de son abdi-
cation passée, à cette heure de recouvrement
d'entité, se révolte; et, surcroît de trouble,
martyre sans bourreau, victime sans perse-
50 UN COEUR EN PEINE

cuteur, esclave sans maître, elle ne saurait


accuser qu'elle-même.
La Norme redoutable du combat pour
le moi, cette fatalité qui veut le subordonne-
ment de la velléité même lumineuse à la
ferme volonté, encore que noire, lui apparaît
explicative de tous ses maux.
L'Être, qui ne fait pas front de son seul
avis à l'avis de tous, entre dans le passif.
Le génie c'est un entêtement qui domine
et le Réel et toute une époque; le génie
c'est l'individu qui se jette dans un plateau
de la balance, tandis que l'autre est chargé
par l'humanité entière, et par son seul poids
de personnalité, chasse en l'air l'énorme Col-
lectif.
Or le risque épouvante, la perte est assu-
rée si on s'affirme à tort ou à demi : et l'af-
firmation féminine, quand elle se produit,
attend toujours la trentième année. Il faut
une longue élaboration assimilative de la
vie pour que l'être passionnel conçoive net-
tement le pire et le mieux, et adhère pour
UN COEUR EN PEINE 51
toujours à un choix? vraiment délibéré. Ja-
mais l'évidence sentimentale ne se maintient
aussi éclatante que la certitude intellectuelle.
Doctrinalement l'indéfectibilité ne tire son
mérite que de la bonne foi d'étude contrô-
lante; tandis que le phénomène amoureux,
si intense tant qu'on le vit, s'obscurcit et se
veulise, sous certaines impressions.
L'âme la mieux éprise se sent neutre à
certaines heures analogues à l'aridité que
connurent les extatiques eux-mêmes. Il
faut être bien avancé en piété et en amour
pour échapper à ces moments de non-lieu
passionnel. On pourrait dire qu'on a le
coeur mort, à tel instant, comme on se sent
le bras engourdi par un long appuiement.
Parfois ce double phénomène même se
produit simultané : la femme en dépit jaloux
ne ment pas en vous disant qu'elle n'aime
plus. Comment mentirait-elle, puisque ins-
tantanément son corps se lignifie du côté
qu'elle vous touche, et vous sentez un
bras, un flanc où la circulation nerveuse
52 UN COEUR EN PEINE

est réellement ralentie; elle retire son fluide


du lieu de votre contact; maintenez ce con-
tact pénible, et vous sentirez l'instantanéité
de la vie nerveuse réapparaissante dès que
vous aurez massé par des paroles ou des
caresses, cette foulure nerveuse.
Or la jeune fille ordinaire n'a de bien
personnel que des renfermements d'impres-
sions, des retorsions de dépit. Son effort
réside à garder rancune à la vie. Elle res-
semble à un parti vaincu, qui étudie, calme-
ment hypocrite, comment il s'affranchira au
jour propice. Tandis que la volonté devrait
éclater dans le mariage même, c'est au delà
de cet acte passif que la femme jette ses
aigles de volonté.
L'action familiale opère plus absolument
que l'autre, conjugale : et par une étrangeté
de l'éducation même chrétienne, une mère
se soucie bien moins de réformer le carac-
tère de sa fille que de le nieller convenable-
ment. « Avec ton mari tu feras comme tu
voudras » est la générale réponse aux objec-
UN COEUR EN PEINE 53

tions de la jeune fille : il semble qu'une fois


livraison faite à l'époux, Ponce Pilate se
lave les mains de l'avenir. Le mari mo-
derne se trouve en présence d'un être las
de la monarchie familiale et qui tout de
suite présente ses cahiers, des cahiers inco-
hérents d'émancipation. Hormis l'honnêteté
d'épouse, on ne cultive chez la jeune fille
que les côtés bas, laids et pratiques. On la
dresse à l'affaire conjugale par le complet
drainage de toute sensibilité, le martèlement
sur l'idée d'argent, une notion de la vie
entièrement basée sur l'opinion d'autrui et
l'extériorité.
Les parents se comportent en bons no-
taires comme les éducateurs en caporaux
appliqués : et on s'étonne que de pareils
facteurs produisent du malheur ! Ainsi
pense Bêlit; et du même mouvement d'âme
elle bafoue et renie père, mère, curé, pro-
fesseur, et la longue concentration de sa
rancoeur pousse jusqu'à l'injustice la cui-
sance de son âme déçue.
54 UN COEUR EN PEINE

Quoi de plus tragique que le sujet ana-


lysant et condamnant son dynaste, si ce
n'est la femme de vingt-cinq ans, inquisi-
trice de son sang et de toutes les autorités
morales, et les soufletant d'un gant de mé-
pris, d'un gant arraché et qui montre la
main nue et nerveuse prête à saisir le
défendu, à ramer dans la pénombre du
rêve jusqu'à s'y refermer sur le fruit du
péché ?
VII

ENFANCE

Le rayonnement du soleil occitanien sur


une route à la poussière étincelante, un ciel
d'outremer brûlant, des blancheurs rousses
de maisons basses : voilà le plus ancien
tableau dont elle ait gardé la vision.
Son père, attaché militaire du ministre
français à Vienne, descendant des Faven-
tine, les mêmes qui ont mis leur timbre à
la salle des Croisades et leur blasphème
érotique dans les chroniques de l'OEil-de-
Boeuf, s'amouracha d'une fille de grand
industriel hongrois, dévote quoique blonde,
et l'âme sèche sous la pulpe d'une peau rose.
Bêlit avait quatre ans lorsque le climat
56 UN COEUR EN PEINE

du Midi fut conseillé à l'anémique rejeton


des Faventine : et certes une peine parmi
les mille souffrances de son âge, pour Bêlit,
fut l'acclimatation au pays provençal.
On lui dit que le Mistral emportait les
petites filles peu sages, et elle le crut ; trem-
blante quand, la nuit, le vent du Rhône
secouait les poteaux télégraphiques comme
un Gargantua qui s'amuserait à souffler sur
des piquets plantés par des enfants. Elle
répugnait à sortir, aveuglée par la poussière,
et n'osait s'asseoir sur une pierre, de peur
des scorpions. La bruyance de ses compa-
gnes de catéchisme, la prolixité de l'ecclé-
siastique qui lui donnait des leçons, lui
déplaisaient, tandis que par le fouaillement à
tout propos que pratiquait la marquise et
l'indifférence de malade propre à son père
l'isolaient toute seulette avec sa jeune et
souffrante imagination. « N'est-ce pas, mère,
que la vie ce n'est jamais toujours la même,
que ça change ?» et au pourquoi : « Parce
que j'aimerais bien mieux pas la vie du
UN COEUR EN PEINE 57

tout. » Les claques répondaient, cimentant


l'impression pessimiste.
Elle se souvient avec terreur du supplice
d'apprendre à lire ; et cette femme qui parle
quatre langues et passerait le brevet
supérieur, ne comprend pas qu'elle ait pu
arriver à posséder cette clef de tout : la lec-
ture. Elle se dit que les modernes se trom-
pent et que tout le monde ne doit pas sa-
voir lire; que c'est du luxe et que le luxe
ne doit pas être le patrimoine de tous ; ce sen-
timent s'étend étrangement en de curieuses
remarques. Ce soleil fastueux et intense qui
pare les moellons et rend lyrique le sol aride
de la Provence ; cette atmosphère parfois
d'Afrique lui paraissaient disproportionné-
ment colossales avec les petites gens là
grouillantes.
Tant de lumière pour une si piètre co-
médie, et d'une petite amie trop avenante,
elle disait, à dix ans : « Lucy est banale
comme le soleil. »
Une sorte de haine grandit instinctive
58 UN COEUR EN PEINE

contre l'astre universel, et qui ne choisis-


sait pas, épendant son or indifféremment
sur les viletés comme il fait étinceler les
murs de San Marco, la guivre d'argent des
casques Renaissance. La lune la séduisit,
capricieuse, changeante, se montrant quand
tout se cache, lampe du silence et du rêve
comme Hélios éclaire le travail et le bruit ;

et Bêlit assimila à la lune tout ce qui lui


était doux, consolant, expansif.
Cette antipathie contre le Samas Hélios,
toute âme passive la porte en elle, tout
vaincu la ressent un moment. Il y a dans
la lumière une sollicitation à la Force péni-
ble aux faibles; et la femme que le Psy-
churge nomme lune, sélénite, élément
soufre; la femme qui correspond au nombre
2 et au nombre 22, au beth et au schin
hébraïques, devine que ses oeuvres appar-
tiennent à la pénombre, que ses heures sont
les heures teintes par Dieu en gris et argent.
De la prédilection sélénitée, son imagina-
tion puérile essora vers les pays froids, em-
UN COEUR EN PEINE 59

brumés, ces pays nocturnes qui vivent sous


une demi-lumière: — elle devina par le
rêve les canaux de Hollande, les fiords de
Norvège ; et dans cette pitoyable littérature
des voyages, attribuée aux enfants, elle
rechercha les relations qui la menaient au
Nord.
Singulière niaiserie que cette habitude de
donner au cerveau à peine formé, pour
première et inoubliable notion, Robinson
Crusoé et Vendredi, c'est-à-dire le manuel
du sauvage malgré lui: cette invention
digne de l'Angleterre est le premier pas des
imaginations modernes. Puis viennent les
inepties de Jules Verne, et toute cette copie
qui en use avec la science comme un orgue
de barbarie avec la musique, la plus élémen-
taire logique commanderait de choisir beau
et sublime le premier motif proposé à
l'imagination naissante.
Il importe étrangement que le travail d'i-
dentification que fait l'enfant n'ait pas pour
objet Bas-de-Cuir ou tel trappeur de Feni-
60 UN COEUR EN PEINE

more Cooper. Il faut des contes aux enfants


et des légendes. La Légende Dorée, et des
versions des Acta sanctorum serait le pro-
pre de l'enfance, si l'enfance n'était pas aux
mains des scélérats universitaires, doublés
dans leur rôle par l'ignarerie du père de
famille contemporain. Les jésuites eux-
mêmes ont une fameuse audace de prôner
Horace et de jouer leur père Porée: il fau-
drait, à l'enfance, le Beau ; c'est véritable
péché de lui donner un livre moderne ou
une image de piété qui n'est pas d'après un
maître. Les fabricants et les diffuseurs du
médiocre sont des empoisonneurs : l'ima-
gerie catholique et les bibliothèques parois-
siales des infamies qui relèvent du bourreau;
point de différence entre le blasphème de
Renan et le blasphème de Signol, à Saint-Sul-
pice, à en faire, elle serait au profit de Renan.
Bêlit eut pour prototype de rêve les Peaux-
Rouges et pour prédilection ce Gustave Ai-
mard mort à l'hôpital, après avoir été la
première admiration de toute la potacherie
UN COEUR EN PEINE 61

des deux sexes ; Armand Hayem, reconnais-


sant de ses premières émotions de liseur
bambin, fit une pension et assura la pipe
toujours bourrée de cette vieillesse.
L'éducation se divise en enseignement
spécialisé et en culture générale. Qui doit
accomplir oeuvre servile suivra mal la voie
des êtres de luxe. Autant de raisons militent
pour éteindre l'imagination de la future
femme de commerçant que pour fomenter
la sensibilité d'une princesse.
On ne considère pas assez le devoir
comme une destination précise et négative :
la femme que les soieriers et le clergé de
Lyon fabriquent ne répond point au même
usage que celle frôlée par toutes les éner-
vantes tentacules du Monstre parisien ; et
faute d'option dans le mode pédagogique,
la France s'honore de duchesses illettrées et
sans respect même apparent de l'art, et de
petites bourgeoises, déclassées par l'influence
de Baudelaire et de Chopin, de Balzac ou
de Beethoven.
4
62 UN COEUR EN PEINE

Bêlit reçut cette éducation complète où


l'on coud et brode entre la sonate du clair de
lune, le monologue de Phèdre, et la copie à
l'estompe de saint Jean, de Léonard.
VIII

LENTANDO

Les vagues incessantes moutonnent, se


gonflent, et meurent en un baiser qui mord
de son écume la haute falaise; la lune monte
dans le ciel, ronde et vermeille ; et comme
indifférent à l'horreur d'en bas, l'astre enig-
matique, ce consolateur qui est froid, ce
mélancolique qui apaise, rayonne sur l'eau
sommeillante mais agitée.
Alors les phrases de nacre, de corail et
de perles de Mendelsohn irisent, rougis-
sent, gemmissent la rêverie de Bêlit, et de
cette mélopée précieuse, son âme passe au
lamento de la délicate haliotide qu'elle était,
et que le mariage a salie et perdue.
64 UN COEUR EN PEINE

Elle évoque tout ce qu'elle contenait de


lumière à son entrée dans la. vie. Chaque
jour a déferlé sa lame de vulgarité contre
son coeur, qui lui semble creux et sapé comme
le bas de cette falaise où elle exhale sa tris-
tesse, dans la nuit claire d'étoiles.
Maintenant, l'onde rythme son soupir de
sommeil, toujours puissant mais doux, par-
ce qu'il est régulier ; et le souvenir en-
chaîne ses épisodes dans l'esprit de Bêlit :
les images arrivent successives, colorées et
s'effacent avec un parfum froid, propre aux
choses évaporées, aux impressions mortes
aux sensations lointaines.
IX

ADOLESCENCE

Tout à coup un grand va-et-vient dans la


petite maison blanche, et puis du silence :
son père meurt; elle a dix ans. « Viens
embrasser ton père qui dort. » Elle a peur,
des cierges brûlent, la religieuse garde-ma-
lade immobile en prière ; Bêlit s'approche
et se hausse, et sa bouche frémit au contact
glacé.
« Mère, il faut couvrir petit père, il a très
froid. »
On l'emmène en promenade, et le soir
elle couche dans une ferme avec la gouver-
nante, préoccupée de son père qui a si froid
4.
66 UN COEUR EN PEINE

en plein été, qui a si froid et qu'on ne ré-


chauffe pas. Au lendemain soir quand elle
revoit sa mère en grand deuil, au milieu
des préparatifs de départ, qui l'attire à elle
et sanglote ; alors Bêlit comprend : la mort,
c'est d'être froid. Elle pleure nerveusement
de voir pleurer sa mère, sans plaindre
son père : avoir froid, être mort, c'est là
ne plus souffrir. Rejoindre petit père, elle
demande que cela lui soit donné, c'est le cri
de sa détresse monotone d'enfant navré pres-
que avant la vie, reproche terrible par le mo-
ment où il se profère. La blessure est si vive
au coeur saignant de la veuve, qu'elle dés-
aime d'un coup cette bambine qui proteste
contre la vie, partant contre sa mère.
Avec la hâte de fuir cette petite maison
hantée de tristesse, la Hongroise bâcle un
départ de panique et tombe avec Bêlit un
matin à l'hôtel de Faventine à Paris, où les
grands-parents élèvent l'orpheline de leur
autre fils, le suicidé Faventine.
Un moment Bêlit s'épanouit dans le jar-
UN COEUR EN PEINE 67

din qui borde la rue de Chanaleilles : elle y


joue avec sa cousine germaine.
Mais les grands-parents, affreux dévots
aux moeurs lyonnaises, s'aperçoivent qu'une
nouvelle victime de leur rigorisme niais est
là, et le joug qui pesait sur la petite Rose, on
l'étend sur Bêlit.
Oncle et tante sont gifleurs, leur conti-
nence aigrie les a fait cruels : comment ne
pas priver les enfants de friandises quand
on jeûne soi-même! quelle logique quand
on porte un cilice de ne pas battre ses petites
nièces! Et jusqu'à quinze ans ce ne sera plus
qu'une perpétuelle fessée.
A propos de tout, robe salie, devoir mal
fait, réponse d'humeur, fessées; et les deux
cousines s'adorant et s'accusant l'une pour
l'autre, on voyait ces deux vieillards en frap-
per chacun une. Par ce raffinement digne
des barbares et que vers 1830, les reli-
gieux catholiques pratiquaient encore, les
brutes ! il fallait que les pauvres petites
vinssent se présenter comme préparées aux
68 UN COEUR EN PEINE

claques : c'était ridicule et touchant au


« Venez ici que je fouette », les deux cou-
sines relevant leur jupe et se poussant
pour l'une souffrir à la place de l'autre.
La mère de Bêlit, enfermée dans un deuil
sincère d'une méticuleuse dévotion, hérita
de la grande fortune de son père, mort un
an après son mari, et pendant une longue
absence, les grands-parents imaginèrent,
pour punir les petites, de les priver l'une de
l'autre, de les isoler pendant des jours ; car
aux yeux de ces misérables Poméraniens du
salut, la nature poétique des enfants signifiait
le plus affreux naturel et les pires instincts.
Distraites aux longues prières, s'échap-
pant de leur lit, le soir, pour aller causer
avec madame la lune, collectionneuses
d'images et de puérils souvenirs, balbutiant
l'éveil de leur coeur à toutes deux exprimées
par cette phrase de Rose: « Tout le doux de
la vie, je le devine, se fait, en étant deux, sans
parents, sous la lune.— Deux », répète Bêlit
maintenant, à dix ans de distance « Deux » !
X

ROSE DE FAVENTINE (1)

Ah le sourire de son enfance, sa seule


!

joie, cette frêle et pâlichonne fillette plus


jeune qu'elle de quatre ans ! Comme elle
disait : « Vois-tu, Lit, nous sommes pri-
sonnières; mais une fois grandes, on s'é-
chappera, et nous vivrons toutes les deux et
nous ne reverrons jamais les vieux parents. »
Et l'oeil gris de la petite marquise luisait
d'un inquiétant éclat. Plus espiègle que
Bêlit, liseuse cependant, Rose cachait une
nature androgyne d'un ferme vouloir sous
les plus frêles formes. De très petits os la

(1)Personnage, développé dans la Gynandre, IX,


roman de l'Éthopée.
70 UN COEUR EN PEINE

faisaient mince sans la maigrir : la bouche


ronde et rouge, une bouche de fruit pour le
baiser plus que pour la parole et des yeux
noirs doux et inquiétants, éclairaient une
pâleur saine et mate, encadrée de cheveux
presque rouges et frisants. Le nez aquilin,
indice toujours de personnalité intéméra-
ble, était mince, diaphanement cloisonné,
au-dessous d'un front haut et droit, et dans
tout le corps un élancement, une promesse
de grandir, sans gorge apparente, à peine
hanchée.
Rose décidait de tout, consultait, régen-
tait, habile à tromper l'esclavageante éduca-
tion, et en dépit de l'âge, protectrice de
Bêlit.
Un observateur eût vu dans la promenade
des petites filles, au jardin de l'hôtel, la dis-
semblance des instincts et des destinées;
toujours Bêlit donnait le bras à son amie ou
s'appuyait sur son épaule, en femme, auprès
d'un être trempé dans ce mystère qui s'ap-
pelle optiquement la pénombre, plastique-
UN COEUR EN PEINE 71

ment l'Androgyne ; en musique troisième


mode ; l'eumolpée en poésie. Où était-elle
maintenant ? Avant de partir pour Loys-les-
Flots, le premier soin de Bêlit avait été
d'aller au couvent de Saint-Satur. La supé-
rieure, avec une confusion profonde et qui
pleurait, lui apprit qu'au lendemain de la
mort des grands-parents, Rose de Faventine
avait disparu.
Telle, la confiance admirative de Bêlit en
sa cousine, qu'elle ne pensa ni à un malheur
ni à une étourderie : ce que Rose avait fait,
Rose l'avait raisonné. Mais pourquoi ne
pas venir d'abord embrasser sa chère Bêlit,
et quel oubli triste à rapprocher de la parole
juvénile et de l'idée de vivre ensemble libres
tous deux, sans grands-parents, sous la
lune !
XI

COPERTO

Les flots doivent s'aimer, si éphémères


que soit leur étreinte. Ce bruit naissant au
loin et qui s'avance et enfin éclate au ri-
vage est ou peut être un aveu Ce gonfle-
!

ment qui part de l'horizon et court se gros-


sissant jusqu'à la grève, c'est peut-être une
amoureuse poursuite ? Cette vague qui
monte et crève sur celle qui la précède,
c'est peut-être un spasme qui achève de se
tordre sur le galet? Ainsi Bêlit entend en
elle l'appel croissant et déçu de son coeur
qui attend. Ainsi sa gorge se gonfle et bat
dans un vain soupir, puisqu'elle ne sait à
qui le dédier !
UN COEUR EN PEINE 73

Ainsi, cette anxiété de l'heure sera peut-


être l'anxiété de beaucoup d'heures, avant
l'instant béni de la noble rencontre, et à
mi-voix, elle murmure : « Oh qui agitera
!

sur moi le thyrse rayonnant où j'enroulerai


mes caresses comme les frondaisons d'une
vigne heureuse.
XII

MARIAGE

Se marier, c'est-à-dire s'évader ; prendre le


bras d'un homme pour franchir le seuil de
la prison familiale, tel la rêveuse Bêlit
conçut le sacrement de mariage, qui n'est
pour la plupart des femmes que l'émancipa-
tion. Attribuant sa mélancolie à un naturel
peccamineux, les grands-parents voulurent
hâter la remise à autrui de leur responsabi-
lité, et accueillirent un baron de quarante-
cinq ans, un peu chauve et bedonnant, ané-
mique, mais d'opulente fortune, d'une vie
exemplairement citée parmi les faubou-
riens titrés.
La jeune fille ne soupçonna pas que cette
UN COEUR EN PEINE 75

moustache grisonnante agraferait sa lèvre,


ni que ce front dénudé dormît jamais sur ses
jeunes seins et qu'elle dût subir le contact
animal de cet homme mûr. Elle l'accepta,
comme le soldat accepte de marcher au feu,
parce que à reculer le conseil de guerre est
là, terrible serre-file qui tue toujours : rien
ne ressemble tant à l'aveugle injustice de la
vie que la justice militaire, cette perma-
nence du comité de salut public. Elle s'étour-
dit à la façon des recrues et des conscrits :
elle s'ingénia à ne pas prévoir, ni induire, ni
deviner : et puis elle l'accepta comme une
occasion de revoir Rose de Faventine, la
seule affection de sa vie, pure et vraie et si
douce même en souvenir.
Ce fut après la messe de mariage que les
deux amies purent longuement causer ; et
Rose étonna Bêlit; la pensionnaire se révéla
réfléchie, instruite, et non pas de niaises
poncivités classiques, de notions sur la vie,
presque d'idées; très vite, elle raconta avoir
fureté dans les poudreux rayons d'une bi-
76 UN COEUR EN PEINE

bliothèque et d'y avoir découvert un vieux


livre latin : Vitoe et immortalitatis Ars ma-
gna, dédié au marquis de Faventine, maître
de l'artillerie sous Henri IV, et que portant
le volume à l'aumônier, celui-ci hésita long-
temps et puis un jour dit : « Je vous le lirai
en français, mais ne le dites à personne. »
C'était une philosophie qu'elle ne comprit
pas d'abord; l'aumônier expliqua en s'inter-
rompant : Je le dois, malgré le danger ;
peccatum sed officium. »
L'intention de Rose était de rester au
couvent jusqu'à sa majorité, de peur que
l'ennui de la triste vie menée à l'hôtel de
Faventine ne la livrât à un mariage tel que
celui de sa cousine, et avec un enthousiasme
contenu et des paroles mystiques elle lui
évoqua le mariage d'amour, le beau jeune
homme de leur âge, en voie de gloire ou
de prouesse, qu'on épouse après avoir lente-
ment donné son âme, puis ses lèvres.
" Que viens-je de faire ? sécria Bêlit,
— —
et l'autre : — Tu n'as plus qu'un espoir main-
UN COEUR EN PEINE 77

tenant, le veuvage, et quand, toute vibrante


de cet inoubliable colloque, Bêlit, au soir at-
tendit la venue de son époux, sa mère, sa
grand-mère vinrent matronalement lui in-
culquer l'obéissance au mari : les deux allo-
cutions achevèrent de la frapper d'ennui, et
son appréhension se formula en cette pen-
sée : « Les fouettées ne sont que jeu auprès
de ce qui m'attend. »
Ce qui l'attendait, c'était la nausée ridi-
cule. En face de ce jeune être replié, hé-
rissé de répulsions inconscientes, le comte
fut niais. Il n'eut pas la sourdardise du san-
guin, qui fait le sac de sa femme comme le
connétable de Bourbon fit le sac de Rome;
il ne viola pas, étant anémique; il caressa,
lui le répulsif, lui le sot, persuadé que le
bon chrétien ne doit pas oser certaines ca-
resses. Les moechiologies et les théologies
morales, remarquables comme classifica-
tions, ont été écrites par des gens qui avaient
perdu la notion nerveuse.
Le devoir de l'époux, c'est de déterminer
78 UN COEUR EN, PEINE

à tout prix le désir à l'unisson du sien. Il y


a du reste une politesse sexuelle qui ne per-
met pas d'entraîner de force la partenaire
qui ne veut point.
Celui assez bas pour entendre que sa
femme lui doit le plaisir, quand il ne sait
pas inspirer le désir, est une brute; aucune
différence n'existe entre la passivité sacra-
mentelle et la passivité vénale, et devant la
norme certains lits honnêtes ne se différen-
cient pas des lits loués. La volupté, pour la
promettre, il faudrait la connaître ; or, à
moins de perversion, la jeune épousée ignore
à quoi elle sera réduite. La religion engage
tout l'être moral, mais non pas l'être ner-
veux; parce que le prêtre n'a ni qualité ni
pouvoir pour décider de l'attrait physique
ou de la répulsion probable des organismes
qu'il unit. Les âmes seulement sont liées
par le sacrement, les âmes et les actes ; on
doit dévouement et obéissance sauf un point:
le nerveux. La mal mariée pèche dès la
pensée de l'adultère, mais la mal mariée a
UN COEUR EN PEINE 79

le droit animal de refus physique. Si elle su-


bit quand même, elle dépasse le devoir et
monte à l'héroïsme. Tout au plus, doit-elle
la stricte occasion de reproductivité; et le
devoir est fini; la perfection catholique
commence.
Certes, la parole console, féconde qui
ment jusqu'à reconnaître un droit à l'amour
comme si la nature et la société reconnais-
saient le droit à la vie. Assez et trop long-
temps, l'amour fut montré possible à tous;
qu'il soit replacé sur la cime où il habite
entre le chef-d'oeuvre et la sainteté : qu'on
le cherche comme un Graal, qu'on le désire
comme un Panthée, qu'on s'y prépare
comme à un art, mais laissez-lui son carac-
tère de vase précieux, de grand oeuvre et
de long labeur.
La première obligation des époux — dit
le catéchisme — est de s'aimer. On marie un
nom à une fortune ou deux fortunes entre
elles : Eros bénévole viendrait habiterparmi
ces associés et mettrait sa lyre nerveuse dans
80 UN COEUR EN PEINE

cet acte notarié? Non. La grâce contenue au


sacrement qu'institua le Sauveur n'agit
que sur l'amour et non pas sur l'injonction
d'un maire ridicule.
L'oeuvre de chair ne désireras qu'en ma-
riage; mais cela s'inverse. Le mariage ne
feras qu'au mutuel désir de chair seulement.
Donc là où il n'y a pas attrait mutuel, la
vertu du sacrement n'est pas engagée.
Ainsi pense Bêlit, en restituant la gro-
tesque nausée de cette première nuit où s'é-
laborent tous les principes de dissociation,
d'adultère et de divorce ; car, ce minuit-là
sonne la dissonance ou l'accord de tous les
minuits qui suivront, ce minuit ouvre une
vie nouvelle et l'ouvre au malheur ou à la
joie.
L'épousée subit un agacement lent qui
lui laissa toute sa lucidité: or quelle lamen-
tabilité la gaucherie dans l'accouplement,
cette chose qui veut être faite et plus sauvée
que faite par un art tendre et subtil! L'ef-
fort pitoyable du mari dura incroyablement,
UN COEUR EN PEINE 81

elle au lieu de s'épanouir sentait tout son


être se froidir et se fermer.
Pendant ce tâtonnement affreux le mâle
essoufflé ne sut pas inventer ces paroles chan-
tantes que les grands artistes de l'Amour
mêlent à leurs caresses comme on soutient
d'arpèges de harpes les parties de panto-
mimes : il sembla un artisan maladroit: là ou
d'un demi-dieu il ne sut que
il faut l'illusion
l'effort ridicule.
Au lieu du brusque et violent d'habitude,
à l'aube seulement l'époux triompha Sin- !

gulier triomphe, plus singulière suite.


A-t-on donné la vraie explication du
goût pour les filles qu'on observe chez les
individus les mieux placés pour choisir de
nobles partenaires de péché : l'égoïsme de la
sensation. La fille n'a pas d'autre charme
que celui de ne pas exiger le plaisir qu'elle
donne : il faut donc considérer comme
brutes les gens les plus qualifiés de Paris.
Au reste cette question de la réciprocité
de la sensation successive ou simultanée ap-
5.
82 UN COEUR EN PEINE

paraît le point capital de la vie sexuelle.


Quelle que soit l'âme d'une femme, elle ne
se sent jamais aussi liée que par la jouissance.
Pour cet être oscillant entre l'attrait de lu-
mière et le pôle d'ombre le nord c'est le
spasme. La plus honnête ne se sent enga-
gée et prise qu'à sa défaillance totale, parce
que cette culminance nerveuse est la façon
féminine de s'élever.
Celui qui prend une femme sans en être
désiré viole; et la femme qui ne désire
pas, se prostitue; tous les intérêts de la mo-
rale se brisent à cette proposition : la reli-
gion seule peut enseigner et provoquer la
charité nerveuse.
Le confesseur de Bêlit lui peignit la beauté
d'un héroïsme si grand : elle obéit mais ne
se résigna pas, bénissant la venue d'une rai-
son pour échapper à l'horreur conjugale. A
Rose elle apporta elle-même un récit de sa
première nuit; et la pensionnaire du couvent
de Saint-Satur à la suivante visite disait à sa
cousine : « J'ai médité tes pages, elles me
UN COEUR EN PEINE 83

sauveront, je n'aurai jamais de première nuit,


moi. — Et Bêlit : Mais si au lieu du comte
c'eût été un héros de roman. — Eh bien! ré-
pondit la petite marquise, un héros de ro-
man ne doit pas aimer selon le mode com-
mun : tu verras, tu verras ma vie de plus
tard. »
Le baron acheta le château de Pollastron
dans la Gironde et cela mit cent lieues entre
les cousines : par surcroît, les grands-pa-
rents avisèrent le mari de se méfier de
l'amitié de sa femme pour sa cousine.
Ce fut un grand chagrin : Bêlit ne regretta
que la proximité de Saint-Satur, le monde
lui déplaisait parce qu'il fallait l'affronter
au bras d'un époux dont la médiocrité
lui semblait écrite comme sur pancarte.
Quatre ans elle vécut en pénitence et replie-
ment dans l'espoir d'être veuve : ce qui
advint, un soir d'été. Le dernier des Lu-
zarches mourut comme un roi moderne,
d'indigestion. Sans prendre souci de feindre
aucun regret, Bêlit vendit Pollastron, aus-
84 UN COEUR EN PEINE

sitôt revint à Paris, mettre ses affaires aux


mains d'un notaire de confiance, et puis
frappa au couvent de Saint-Satur. La cou-
sine disparue elle se souvint de la lettre de
Dagon, cette rêverie sur la falaise lui sem-
blait en ses vingt-cinq ans pleins d'appé-
tance, l'éveil de la vraie vie ; commencement
du libre battement de l'âme possiblement
manifestable en actes sages , ou fous, mais
personnels et hors de page enfin !
XIII

ANDANTINO (11)

Comme un rythme de sein, la vaste mer


se soulève et respire en lentes lames épan-
dues, et son souffle ressemble à l'oppression
très douce d'une rêverie de géante.
Le son multiplié par le silence donne l'i-
dée d'un camp nombreux aux poitrines ro-
bustes ou d'une vaste cité endormie que
sillonnent au lointain de lourds chariots
innombrables : lorsque les Barbares no-
mades déplaçaient sous la lune leur cohue
dévastatrice, parfois l'Italie dut entendre,
par les nuits calmes, le grand ébranlement
sonore de ces peuples en marche.
Mais ce souffle lointain, à l'attention se
86 UN COEUR EN PEINE

rapproche, augmente, et c'est sous les murs


crénelés de sommeil, les piaffements des ca-
valiers d'assaut, qui se placent, pour l'at-
taque de l'aurore.
Si tous les mouvements terrestres ve-
naient faire la perpétuelle activité de la
vaste mer comme toute l'animalité s'en
évase? Elle garde l'écho des douleurs et des
crimes commis dessus ses flots : l'effarée
Tamti, la lugubre Océane : elle a vu les
bandits espagnols aiguiser en poignard la
croix du Golgotha.
ALLEGRO

DU DESIR ESPEREUR

Quels que soient les fruits du présent,


l'avenir reste le jardin de l'orchidée. Peut-
être; et cette fleur nous la nourrissons de nos
constantes pensées, et tout l'heur de ce monde
réside à changer de peine; le bonheur ne
serait-il pas définissable? une infinie va-
riété dans le souffrir, ou bien harmonieu-
sement : un mouvement si vif et si toujours
rompu qu'il n'y ait pas place pour une te-
nue et des crescendo.
LA GYNANDRE.

IXe roman de la Décadence latine.


I

ALLEGRETTO

Sur la crête des vagues apaisées et qui


les bercent, les ondins font la culbute et
rient dans l'écume blanche, plus blanche
sous l'argentement de la lune.
Les bacilles de l'ombre grouillent; les
éphémères de l'obscur se hâtent de vivre ;
toute une création imperceptible que le pre-
mier rayon de l'aube jettera au néant de
l'évolution imparfaite naît, aime et va dé-
croître.
Il y a dans un pan de nuit la même agita-
tion qu'aux rais du soleil, le même micro-
cosme qu'aux creux des rochers.
Avec ces exsudations de l'Élémental
90 UN COEUR EN PEINE

noir, sans doute, le sorcier élabore ses goé-


tiques horreurs : car la Nuit, c'est le pério-
dique retour du chaos primitif, et comme
avant la lumière il grouillé, à chaque dé-
croissance de lumière, matrice des genèses
éclatantes.
Quand l'homme tombe à la vie incons-
ciente du sommeil, cette vie presque aussi
nombreuse en moments, peut-être plus vi-
vante en potentialité, la nature semble s'é-
panouir et se récréer, un moment libérée de
son maître conscient l'Esprit au dur vou-
loir : et la Mer s'augmente la nuit d'une
nouvelle terreur.
Calme et sans limite, elle apparaît une
féminité colossale qui repose; soulevée, elle
efface toutes les terreurs, les pâlit, elle de-
vient l'ombre en mouvement et comme la
matérialisation du Furieux dans l'invisible.
Pour l'instant les ondins font la culbute
sur la crête des vagues apaisées qui les
bercent.
II

ARIOSO

Libre et jeune, belle et riche, en ces quatre


mots, toute la joie de la terre est incluse.
Bonheur cubique et orienté, destin complet,
magnifique patrimoine, quadruple force.
" Toi qui es libre, voici les routes ; choisis
du vaisseau qui te portera vers le vieil
Orient, ou de cet hyppogriffe qui, en quatre
jours, te mènera de la Seine au Volga.
Toi qui es jeune, voici l'amour ; choisis
du péché changeant, de la vie Donjuane et
de la passion unique et belle qui sera en
son unité une Divine Comédie.
Toi qui es belle, voici les yeux; portes
des coeurs; parais et choisis, Reine, tes su-
92 UN COEUR EN PEINE

jets, ou Chrétienne, ton époux, ou coquette,


tes victimes.
Toi qui es riche, voici le monde, et ses
âmes, et ses cerveaux; choisis etachète : tout
se vend, même la gloire, même l'immorta-
lité; le baiser seul, tu ne saurais l'obtenir;
et peut-être, à force d'or, séduirais-tu
l'Amour même.
Une ombre au tableau, cherche-là ; un
oubli dans le don parfait de toutes les fées,
tu ne le trouveras pas! Libre, tu ne le se-
rais pas sans or; il faut sans cesse se dé-
fendre de Nahash le vertige destructeur, et
l'or est bouclier ; il faut sans cesse lutter
contre l'humanité ennemie et l'affreux col-
lectif, hydre acharnée à l'exception, et l'or
est épée.
Jeune, sans beauté, serais-tu jeune? Aussi
les deux couples, le double bige heureux,
tu le rênes et il te porte.
Vertu se lit-elle sur ta bague ? Alors femme
collaboratrice de toute la pensée de ton
siècle, sème le secours parmi les grands
UN COEUR EN PEINE 93

harassés de l'oeuvre ; donne un théâtre à


Wagner, paye les dettes de Balzac, dresse
une statue à Delacroix ; sois la Providence
visible. Ton secret dessein est-il noir ? de
l'or sur ce noir, il disparaîtra; de l'or sur
l'innocence, et elle chancelle ; aux balances
de justice, de l'or, et elles trébucheront
comme ivres ; de l'or à Paris le prostitué,
et Paris sera le souteneur de son ignominie.
Mais hâte-toi ; hésiter c'est déjà dépendre
d'un avis; attendre c'est vieillir; et tarder
enlaidit et l'or s'ennuie aux coffres. Essème,
essème tes pas, essème les roses, essème les
baisers, essème les ors, essème. »
Telle chante la voix incitatrice, la hâtive
nécessité, tandis que l'idéal splendide con-
seille avec lumière. « La liberté, c'est le
droit de monter vers l'idée, ô libre que voici ;
la jeunesse, c'est le devoir de chercher la
clarté pure, ô jeune que tu es !
La beauté répandue sur ton corps, fais-la
passer en ton âme et l' orne et la parfume
d'atours spirituels, ô belle !
94 UN COEUR EN PEINE

La richesse ne vaut que pour aider le


Beau et soulager le Bien et forger pour le
vrai des musées ou des cloîtres, ô riche !

Toi qui es libre, marche en l'unique


voie très étroite des intransigeantes fiertés
et des constances mystiques.
Toi qui es jeune, écoute ton coeur et
choisis, parmi ses battements, celui qui
bleuit vers l'abstrait.
Toi qui es belle, regarde les âmes et
choisis Roi, choisis jeune et demi-dieu le
front où plisser en un moment tes lèvres.
Toi qui as l'or, partage avec l'esprit,
épouse, maîtresse, dès la terre, un maître qui
t'ouvre le ciel.
Chacune des hésitations de ta pensée sera
une ombre à ce tableau :
Un jour de beauté c'est beaucoup, car tu
ignores le compte de tes jours, et la Fatalité
qui foudroie le chêne peut frapper sur toi
aussi.
Un jour, c'est le temps de mille baisers,
» la matière a un éternel souvenir; un jour,
UN COEUR EN PEINE 95

c'est — qui jurerait non ? — tout ce qui te


reste avant finir.
Libre, demain te jettera des entraves;
demain sera trop tard et l'occasion passée.
Hâte, hâte, Bêlit ; à l'Amour comme on
dit à l'assaut! à l'Amour comme on dit à la
mer ! »
Ainsi ce coeur en peine s'éperonne lui-
même, et puis un sourire amer, une réflexion
grotesque barre ce lyrisme. Elle se trouve
ridicule et analogue à un choeur d'opéra
français élevant un crescendo sur un rythme
bachique.
Aimer lui semblait l'immédiate consé-
quence de l'indépendance. La voilà libre et
la voilà seule : il faut chercher à aimer,
atroce idée. Se mettre en quête d'une âme.
comme on s'évertue à choisir un château à
sa convenance. Même résolue, même prête
à ce presque honteux souci, où chercher ?
Errer de plage en plage, et l'hiver venu
dans l'infructueuse poursuite, la continuer à
Paris ? Mais Bêlit a peur de son discerne-
96 UN COEUR EN PEINE

ment inhabitué, peur surtout de son état


d'âme, qui la met au merci du premier
roucouleur d'amour sur la terrasse des hô-
tels.
Attendre, alors, et se morfondre et perdre
le très précieux temps, la plus précieuse en-
core jeunesse. A quoi se résoudre et que
vouloir? et toujours rien ne vient du châ-
teau de Rose-Croix; de Rose de Faventine
aucune nouvelle.
III

ROSE

Rose ! chère et seule fleur souriante et


consolatrice d'une jeunesse étouffée, si
douce et si résolue, cousine caressante et
pensive, toi qu'elle appelait « mon cheva-
lier de Faventine », que fais-tu loin, si loin
que tes proches se demandent si tu vis et
que ta seule amie pleure.
Est-ce du bonheur que tu caches; pré-
pares-tu dans l'ombre une éclatante desti-
née? As-tu trouvé ce que cherche Bêlit, toi
qui n'hésitais pas, toi qui voulais à l'âge où
l'on rêve.
98 UN COEUR EN PEINE

chapelle, tu l'as traversée d'un pas ferme, tu


as dit adieu aux fleurs du jardin, et relevant
tes jupes, garçonnière, tu as grimpé sur le
noyer qui étend ses branches sur la route,
et suspendue à l'une, tu t'es laissée tomber
de six pieds de haut; t'es tu fait mal, petite
Faventine, et quel chemin as-tu pris, pen-
dant que ton amie la lune se hâtait d'éclai-
rer ta fuite.
Toute seule, dans la campagne nocturne,
n'as-tu pas hésité ? Sortie du couvent tu es
sortie de la commune voie, laquelle donc
vas-tu marcher ?
Tu te méfiais des tuteurs, des parents
éloignés qui bâclent les destinés des petites
cousines, sans souci de leur bonheur.
Seras-tu heureuse, volontaire, plus heu-
reuse que la passive Bêlit ? Qui sait à cette
heure, il lune aussi sur ta tristesse; dans
la brise qui agite les cheveux de Bêlit, il y
a peut-être de ton soupir, petite Faventine.
As-tu aimé ? Vas-tu aimer ? Veux-tu aimer?
Qu'as-tu voulu en t'évadant ? Héroïne de
UN COEUR EN PEINE 99

Théophile Gautier, ou curieuse, Théodore


de Sezannes ou la princesse Paule ?
Tu as perdu le droit de te plaindre ; tu as
dit non à la sagesse générale ; le monde que
tu as repoussé n'a plus pour toi que sa
rigueur de voyer moral; quelque part
cachée tu attends l'heure ou tu pourras
prendre ta fortune et que verrons-nous
quand tu auras les mains pleines d'or ;
petite Faventine, quel étonnement nous
réserves-tu ? Tu es déjà coupable; le coeur
de Bêlit t'appelle, ce coeur plein de toi, de
toi seule, et tune veux pas l'entendre ; pour
te fermer l'âme ainsi quel dessein y as-tu
caché, précieux et formel.
N'importe! Que tu réussises ou que ton
audace se brise vaine comme une lame au
rocher, tu as osé t'appuyer sur toi-même,
et repousser tout, Androgyne de lumière,
Androgyne d'ombre, entêtée, virile, tu appa-
rais poétique à l'imagination de Bêlit qui
t'évoque, et telle fut sa perpétuelle con-
fiance d'enfant que son âme qui se plaint
100 UN COEUR EN PEINE

de ton silence ne tremble pas pour toi.


Ton prestige est tel pour ta cousine que
tu lui sembles plus forte que la vie et victo-
rieuse, toi peut-être pleurante et vaincue à
cette heure, pauvre petite Faventine !
IV

CHOISIR

Elle compare, en son esprit simple,


la vie animique à la fable, et divise les
rôles en Roger et Angélique, Persée et
Andromède. Ceux qui osent vont et vain-
quent, les Roger, les Persée, et ces êtres
qui attendent et qui ne savent que désirer le
salut : parmi ceux-là, elle s'avoue la plus
incapable d'agir des désireuses.
Le monstre est mort qui la gardait, tom-
bées les chaînes et cependant toujours
Andromède par l'âme, sur cette falaise où
sa rêverie ne peut prononcer aucun nom,
son coeur rythmer son battement sur nulle
parole, son imagination s'orienter sur aucun
6.
102 UN COEUR EN PEINE

être. Du veuvage, immédiatement suivi des


choses notariées et matérielles où elle s'est
enfoncée jusqu'à solution totale, elle n'a fait
que deux pas de ses pieds libres. Frapper
au moustier de Saint-Satur, frapper au châ-
teau de Rose-Croix ; et le couvent était
vide puisque Rose était partie et le donjon
magique restait silencieux. Face à la mer,
cette incertaine, l'incertitude de Bêlit s'é-
nerve ; elle voudrait tant vouloir? et sa pâle
volonté s'effraye à formuler un verbe aussi
véhément : « Je veux le Bien-Aimé. »
Bien-Aimé, celui qui n'aura qu'à paraître,
à qui tout est pardonné devant qu'il pèche,
à qui tout est accordé devant qu'il demande.
Bien-Aimé celui au doux regard qui ne
dira pas même me voici pour se faire recon-
naître; l'attendu de toujours.
Bien-Aimé, cet être d'inneffable fatalité
qui du doigt effleurant, pâme déjà.
Bien-Aimé, cet homme ou plutôt ce héros
que les nerfs reconnaissent leur roi dès
l'abord, au baise-main.
UN COEUR EN PEINE 103

Bien-Aimé, celui qu'on ne juge pas; on


l'aime et nul ne se compare à lui. Qu'im-
porte si d'autres méritent, il paraît et sa pré-
sence illumine l'heure; il parle et sa voix
enchante l'écho ; on l'écoute se taire ; il est
craint pendant qu'il caresse; il incarne toute
la divinité que fait la foi d'une âme à l'autre.
Et telle la joie de cette rencontre que la
vie ne contient pas de vibration plus com-
plète, et qu'au delà la terre finit, et l'âme
se vaporise, hors du temps.
Toi que toutes attendent et toi que toutes
appellent, les vierges en priant, d'autres en
recherches fiévreuses, toi qui n'existes pas,
Abstrait Amour, Absolu du désir, sous-infini,
profane Saint-Esprit, Eros ! dévoile ton
mystère.
La chair est un de tes rites; toi seul fais
le baiser ; mais tu descends pour venir à nos
bouches, d'où descends-tu ? La passion est
ta fille plaintive, l'âme par toi seule cons-
ciente te doit la souffrance qui fait vivre ;
mais tu n'es pas un tortionnaire de nos
104 UN COEUR EN PEINE

fautes, Archange de clarté, pourquoi pro-


jettes-tu une telle ombre ?
On te blasphème autant qu'on te pour-
suit; tu es un ferment, une lueur, et tu ne
peux lever que ce qui est panifiable dans
chaque être.
Est-ce pour cela que la foule humaine
te nomme volupté et croit t'enfermer entre
deux draps, intangible, impalpable, Abstrait
Amour, Absolu du désir, sous-infini, profane
Saint-Esprit, Eros !
La Queste du Bien-Aimé : le Graal
d'Amour Queste obscure Graal indécis
! ! !

On sait où chercher la science et l'art; la


gloire, si incohérents que soient ses rayons,
conduit à l'objet voulu : mais l'Amour, la
puissance d'Amour se cache. En nos moeurs
aimer est crime ou ridicule. On se bla-
sonne de ses vices, on cache une passion, et
avare de ce rare parfum, rare en toute vie,
on s'en tait, jaloux et prudent.
Bêlit énumère les types possibles d'aimer.
D'abord l'homme le plus généralement
UN COEUR EN PEINE 105

accepté pour sa force aux travaux sexuels,


le hussard bleu, le vicomte à merlettes en
garnison de cavalerie, le mâle.
Puis, le rêveur, le passif sentimental qui
tient dans la vie le rôle du jeune premier
au théâtre, ingénieur ou ruiné, mais resté
tendre, sous les préoccupations matérielles,
cette belle âme médiocre où il y a de quoi
faire un bon citoyen et un maire probe.
Enfin, l'intellectuel, l'homme de gloire
qui s'appelle d'Aurevilly avec à peine deux
mille lecteurs ou Delacroix encore inconnu
après une si longue méconnaissance.
Bêlit s'arrête à cette idée et à ce mot,
l'homme de gloire. En vain elle prévoit
que c'est un amour à trois que d'aimer un
être à destin et que l'oeuvre brisera tou-
jours la femme.
Ce qui fut l'épée devenue le sabre, il n'y
a plus de héros dans un peuple militaire, il
n'y a plus de dignités quand le peuple les
dispense. Le sceptre comme le bâton de
connétable sont des numéros du musée
106 UN COEUR EN PEINE

d'artillerie. Seul existe qui se timbre de


son nom, qui ne porte que le titre de son
oeuvre. S'appuyer à la foule salit; se recom-
mander de l'Etat ridiculise; ramasser une
fonction là ou elles clapotent maintenant
déshonore.
Si basse apparaît cette fin de siècle que
le penseur et l'artiste doivent opter entre le
viager et la perpétuité de la réputation.
Le simoun de mépris que soufflera sur
aujourd'hui le nouveau demain injuste
comme une vengeance, comme un verbe
implacable, fera poudroyer les noms mêlés
aux institutions de la France devenue un
écoeurement indicible.
L'homme de gloire contemporain doit
d'abord conquérir l'injustice, enlever l'in-
jure, collectionner la calomnie afin que
devant la postérité il puisse dire : « Voilà ce
que Paris Caliban disait de moi. »
Comment discerner : et la tristesse de
sentir les contre-coups de l'injustice du
temps contre un autre nous-même, et l'hu-
UN COEUR EN PEINE 107

meur aussi fatalement aggravée de ce soi-


même blessé et inquiet.
Non, Bêlit voudrait un être tout à elle; —
elle s'avoue cependant que par ce voeu elle
restreint son désir.
L'homme vaut par l'idéal qu'il incarne
et manifeste et par rien autre, et elle se
propose d'être cet idéal et qu'on l'incarne,
l'infatuée : partager avec l'abstrait le coeur
le plus vaste ne la satisfait pas, l'éternelle
féminine, elle coucherait volontiers l'Aimé
sur le lit de Procuste de sa tendresse.
Elle veut le bonheur plein entier et l'ac-
ceptera partiel et traversé, heureuse si la
vie lui permet quelques moments pareils à
son rêve.
Inquiète de se sentir si avide, de se devi-
ner si offerte à la souffrance, si désarmée
contre la douleur de solitude, elle s'élève
craintive vers Dieu en ces pensées qui sont
comme la prière de toutes les femmes et la
déformation qu'impose chaque personne
aux communes patenôtres : « Vous qui
100 UN COEUR EN PEINE

êtes aux cieux, à moi seule sur terre, ô


père, à votre enfant, donnez un nom à
prononcer, pour être deux magnifiant le
vôtre.
«
Votre règne arrivera sur moi comme
sur l'univers, et vous êtes le Roi de l'Amour
infini.
«
C'est votre volonté que j'aime pour
monter un jour unir ma voix à vos choeurs
d'ange; le pain, c'est le baiser pour l'âme,
le baiser de toutes heures; et le baiser, c'est
le pardon. Exaucez-moi, Seigneur, tarder
serait m'induire en tentation. »
Plus l'être est simple, plus il demande
nettement à Dieu le bonheur ; et la femme
qui n'a que ses nerfs où peser l'injuste et le
juste dira à son amant : « Viens-nous-en
à l'église, nous présenter à Dieu et lui
dire de bénir l'union de nos âmes, » et
cette ingénue est adultère, pécheresse cette
croyante.
«
Oh! s'en aller avec l'Aimé n'importe
où, mais très loin. Se dépayser pour se
UN COEUR EN PEINE 109

rénover: ne plus voir les mêmes lieux.


Effacer jusqu'au moindre pli de l'habi-
tude ancienne et ne connaître plus que
l'accoutumance du bonheur, vivre à nou-
veau ingénument !
Mettre la distance, cette forme de l'oubli,
entre ce qui fut et l'adorable présent, c'est
l'exode d'amour d'une « Vita Nuova ».
L'Amour, ce mot suscite le dessein
d'un renouvellement; on voudrait annuler
le passé et échapper à la vie, à ses témoins,
les lieux, à ses complices, les choses. Il se
produit alors un élan mystique et le sou-
hait de je ne sais quel recouvrement du moi
dépensé; comme on reprendrait féroce-
ment tout ce qu'on a donné jusque-là !
C'est le symptôme de la passion profonde,
ce rêve de nouveaux décors, d'un nouveau
ciel plafonnant les baisers de l'heure deve-
nue la seule sacrée, les autres précédentes
reniées et barrées de repentir.
Bêlit toute palpitante à l'évocation de sa
fuite bienheureuse, Bêlit soudain gémit : le
7
110 UN COEUR EN PEINE

compagnon de son exode amoureuse, elle


l'ignore.
«
Oh! qui agitera sur moi le thyrse rayon-
nant où j'enroulerai mes caresses, comme
les frondaisons d'une vigne heureuse. »
L'épohyme de mes joies, le myrionyme
de mon exclusive tendresse, mon Panthée,
quel est-il? L'aube de demain me le mon-
trera-t-elle ou l'attendrai-je longtemps esseu-
lée et dolente ?
Réalisera-t-il mes rêves informes et
délicieux dans leur vague? Sera-ce un haut
front? Sera-ce un beau coeur? Serai-je le
délassement d'une pensée, le page d'une
ambition, l'objet et le complice de fantai-
sies voyageuses et féeriques ?
Ne pouvoir pressentir celui qui m'emplira
toute, ignorer mon Seigneur totalement.
Mon baiser se plissera-t-il sur le front
droit et découvert de l'action, ou écartera-
t-il les longs cheveux du rêve? Mes plus,
vives joies seront-elles de chair ou d'or-
gueil?
UN COEUR EN PEINE 111
Vaine de lui ou par lui pâmée ; ou mieux
et vaine et pâmée : et toujours sera-t-il le
mot de notre union, rivera-il notre com-
mun anneau jusqu'au départ terrestre ? Oh !

l'angoisse de s'irriter le désir sans qu'il y ait


rien où se prendre, aucun point d'appui
pour soulever le vide pesant de mon âme,
aucun tremplin pour l'élan de mes chi-
mères avides ?
V

PSYCHIE

L'être sentimental pense par image; médi-


ter sans s'offusquer de spectacles concrets,
apanage de quelques hauts esprits à de bien
rares moments.
On se figure penser, dès qu'on rêve d'une
façon incirconstanciée : plus une impres-
sion a de vivacité, moins elle charrie de
détails. Rien de plus ingrat à l'écriture que
les états d'âme, la peinture des flottances
sentimentales : la musique seule par retour
de notes frappées au milieu d'un contre-
point d'arabesque traduit ces stases.
La cadence d'idée fixe qui tombe comme
la goutte d'un jet d'eau de fatalité dans la
UN COEUR EN PEINE 113
vasque nocturne, Beethoven l'a génialement
obtenue, et avec quelle sourde angoisse !
La femme ne pense pas avec des mots, et
le tort psychologique de l'écrivain sera tou-
jours de transposer les soliloques en clef de
lettré.
Bêlit se répète machinalement, avec force
ou élan ou tristesse :
«
Aimer ? Comment ? Qui ? » Elle mâche
ce mot Aimer ainsi que l'hindou son bétel ;
et cette obsession qui serait un désir s'il con-
naissait son objet se résout au phénomène
de la pensée nerveuse, résolution fatale de
tout battement féminin.
Les meilleurs parmi les hommes parfois
ont senti sous un baiser leur coeur s'ouvrir,
immense, imprévu, et s'épandre en effluve
tendre sur toute la nature, dépassant le réel
objet de cette expansion ; et leurs lèvres
ont comme baisé d'amour tout ce qui vit;
tandis qu'une oblation de soi, un désir de
se dévouer et de souffrir, une ivresse mes-
sianique aileronnait la mentalité.
114 UN COEUR EN PEINE

A ce moment l'Amour a monté jusqu'au


divin : il s'est métamorphosé en charité.
C'est, sur le terrain passionnel, la poussée
imprévue du lys d'âme de la sainteté.
Combien plus souvent le coeur tombe
sous le circulus nerveux, et se développe
une animalité supérieure, plus redoutable
que l'instinctive; alors Othello possédé de
la jalousie est possédé de meurtre, il ne juge
pas Desdémone, il la voit infidèle, et c'est
l'image, le spectacle de Cassio possédant sa
femme qui fait le More meurtrier.
Tous les sentiments se résignent en mon-
tant et pardonnent, parce qu'ils se détachent
de leur objet, et ce point où l'indulgence
met son zénith sépare dans l'homme l'A-
mour et cette Charité, qui est de l'amour
d'au-delà.
Bêlit veut aimer, et à cette idée ses lèvres
se plissent, ses seins durcissent, ses nerfs
se bandent ; elle appelle la caresse et la soie
qui la couvre semble caresser.
L'image matérielle se profile devant son
UN COEUR EN PEINE 115

imagination, elle se donne en pensée et


mesure tout ce qu'elle offre à la volupté.
Ses beaux bras ronds comme les bras vé-
nitiens s'amenuisent vers le poignet, avec
une délicatesse digne du Rosso. Son épaule
large et charnue offre un repos charmant
contre le cou d'une carnation égale aux
seins.
Ceux-ci, qu'elle a défendus contre la ca-
resse de l'époux, ceux-ci semblables à la
poitrine des Charités du Sarte, ont leur
pointe encore effacée, encore rentrée, et
l'Aimé prendra de ses lèvres cette beauté
qu'on lui réserva.
Vraiment, heureux celui sur qui elle re-
fermera son amplexion chaude et blanche,
son amplexion ignorante et studieuse, avide
et gauche : son corps a subi sans consentir,
son corps lui paraît intact, comme l'hon-
neur d'un vaincu qui se relève vaillant.
VI

ROSE

La disparue et muette amie se profile tou-


jours comme un phare dans l'indécise nuit
de son âme. La retrouver apaiserait son
âme; la baiser satisferait son coeur. Rose
était presque le page dont elle prenait le rôle
quand les deux cousines jouaient à l'amour,
naïves en leur instinct qui s'ignore. Avoir à
cette heure autour de la taille le bras mince
et nerveux du chevalier de Faventine serait
ne plus souffrir, et imperceptiblement son
appel du Bien-Aimé se déforme. Elle n'aima
que Rose, et Rose apparaît en ses songeries
d'amour.
Elle ne doute pas que l'évadée du cou
UN COEUR EN PEINE 117

vent ne soit allée droit au sphinx de la pas-


sion et ne l'ait interrogé. A la petite mar-
quise de Faventine, quelle réponse fit le
sphinx ?
Quelle réponse sortirait des lèvres hau-
taines d'Ilou, si on l'interrogeait : celui-là
doit savoir tout et même cela.
Avant de se fixer sur l'invisible, ses yeux
ont dû enserrer le réel de leur regard pro-
fond. Avant de se clore, ses lèvres lasses
ont dû s'ouvrir à bien des lèvres.
Lui aussi, comme Rose, suit des voies
étranges, et la question du coeur ou de l'es-
prit ne sait où les joindre ?
VII

ILOU

Rose et Ilou Les deux seules volontés


!

dont elle ait senti l'acier froid passer près


d'elle délicieusement.
Comment le faire descendre de sa pen-
sée le Sar inattentif à la vie ? Elle sent en
lui le redoutable époux d'une idée! Qu'at-
tendre de celui qui s'est fiancé à l'Abstrait
et pour qui l'Amour exclusivement humain
est une sorte d'adultère.
Si beau que soit le baiser d'une lèvre
éloquente, si enorgueillissantes les paroles
enamourées du génie, jamais il ne vous
donne que la seconde place en son âme.
UN COEUR EN PEINE 119

Pour venir à la femme il descend ; pour


s'élever, il la quitte.
Bêlit s'effraye de l'audace de ses souhaits,
et par une succession lente d'humilités sur-
venues, elle renonce à sa totale exigeance,
déteste son voeu d'absorption, abdique enfin
la possessivité inhérente aux exclusifs sen-
timents et le mot sublime de Kundry re-
,
trouvant Parsifal devenu saint, ce mot qui
contient toute la splendeur de la passivité
quand elle adore, elle le dit en évoquant
Ilou : « Servir, servir, et rien de plus ! »
VIII

MOTIF DU GRAAL

Voici qu'une apaisante et mélancolique


idée lui vient d'Ilou Elle le voit, au con-
!

traire de ce qu'il apparut, agité ou las,


vaincu et souffrant; alors elle ose s'avancer
vers lui, et à mesure que cette image se pré-
cise son angoisse diminue, l'impression
quitte les nerfs qui se détendent, son âme
monte, elle la sent se purifier et s'épanouir
en un désir presque saint de maternels ber-
cements d'amour qui se dévoue. Le désir
de l'oblation de soi, le leitmotiv sublime de
la souffrance consentie et cherchée pour
autrui, l'influx messianique passe en elle.
Car l'antiquité ne connut pas cette splen-
UN COEUR EN PEINE 121

deur d'âme ; Socrate obéit aux lois, il subit


la mort ; il ne provoqua pas la douleur ; le
Boudha, illuminé après une retraite de six
années à Ourouvilva, prêche pendant la
sécheresse, consacre la saison des pluies à
fonder des couvents, conquiert le peuple, sert
l'intérêt des rois et sans persécution, après
avoir vu sa pensée devenir le verbe d'une
multitude, s'éteint à quatre-vingts ans
dans les bras de ses disciples, après la vie
la plus heureuse, la plus brillante que l'or-
gueil humain puisse souhaiter.
Cakya Mouni n'a pas souffert, non plus
que Zarathoustra ou Pythagore ; ce sont des
flambeaux, mais le monde n'a eu qu'une
hostie, l'unique holocauste volontaire : Jé-
sus-Christ.
Et depuis l'Ame occidentale obéit incons-
ciemment au Maître du Golgotha. A cer-
taines heures, une sorte de présence eucha-
ristique se révèle dans les âmes douces et
on désire aussi pleurer et mourir; on le
désire ardemment, et si la vie tendait l'oc-
122 UN COEUR EN PEINE

casion on la saisirait, vraiment chrétien,


digne imitateur du Maître céleste.
Mais beau et illuminatif cet éclair tra-
verse l'être, l'éblouit et s'éteint sous l'effort
de cet esprit animal dont parle Dante, « qui
se tient dans la voûte où les esprits sensi-
tifs font parler leurs perceptions. »
Dans Bêlit, le sillage lumineux demeure
et luciole un moment. L'infinie douceur de
son âme garde la noble chaleur de ce pas-
sage divin.
Elle s'aime d'avoir vibré si haut et de
toute son imagination, elle retient en elle les
dernières lueurs du beau rayon.
IX

SOLILOQUE

Donner même sans songer à recevoir.


Donner même sans qu'on mérite...
Etre aux coeurs passionnés une amante
de charité; la cornette blanche de l'amour...
le confus idéal, admirable pourtant ! On
soulage qui a faim, on soigne le malade; et
celui dont la bouche a faim de baisers,
celui qui est malade d'isolement... Voici la
belle évocation évanouie; pour être l'a-
mante de la charité, il ne faudrait pas
choisir... et la charité de ses nerfs, on ne
peut la faire à tous, le voudrait-on.
Le verbe de Jésus a tout plié; et les répu-
gnances et les dégoûts disparus : infirmité
124 UN COEUR EN PEINE

de l'amour trop lié à la chair ou bien au


contraire incompressibilité d'essence, le
baiser demeure fantaisiste et païen, en sa
désobéissance mystérieuse, parmi toutes les
autres manifestations de l'être endiguées et
disciplinées.
L'amour, c'est-à-dire le joyeux épanouis-
sement du contact, l'amour cette rencontre
amie de deux épidermes, l'amour physique
ce néant reste restif aux miracles de la Foi.
L'épouse subira l'époux; elle feindra de
la joie à cette sujétion ; elle aura même
l'orgueil du devoir odieux accompli avec
sourire; mais elle n'aura pas aimé... Com-
ment ce rien, mais nécessaire, cette vétille
indispensable, ce physisme, misérabilité
mais fatalité aussi, l'attract, aura-t-il lieu
de la passante au passant et se dérobera
à toute la volonté même mystique d'une
femme guidée par la lumière religieuse.
Mystère que cela où moralistes et théolo-
giens viendront épuiser leurs thèses sans ré-
duire le problème de polarisation érotique.
UN COEUR EN PEINE 125

Israël a une fête spéciale pour Esther qui


sauva sa nation sexuellement; et on peut
croire que l'Assar de Suse était attractif,
tandis que la Bible assure que Iehoudith de
Bethulia occit Holopherne devant qu'il
l'approchât. Ces deux héroïnes partagent
dans le jugement des rabbins la gloire de
Iehouda Macchabé, parce qu'on leur sup-
pose le plus difficile et le plus méritoire des
efforts : le mensonge du corps.
N'est-il pas émerveillant que nous puis-
sions mentir à nos idées et non pas à notre
chair, et que l'animalité soit plus irréduc-
tible en sa rigueur d'instinct que non pas'
notre partie immortelle.
Non, elle ne sera point l'amante de cha-
rité, elle ne pourrait ; du reste, et ici le prin-
cipe de charité se déforme d'élection et
d'Aristie : sa pitié se circonscrit aux souf-
frants intellectuels, aux blessures lyriques;
elle soignerait l'ivresse de Poë et de Sheri-
danet non pas la tristesse d'un quelconque.
Panser la pantelance du génie, et même
126 UN COEUR EN PEINE

être blessée par lui et salie, plutôt cette


salissure d'un être élevé que les fleurs d'âme
d'un médiocre. Comme toutes les femmes
elle est attirée par la gloire; mais supérieure
en cela, la gloire pour elle ne se résout pas
au succès : il lui suffirait de penser qu'un
jour les accents de cette âme malade seront
entendus, ce jour fût-il lointain, pour qu'elle
s'abdique et se prostitue noblement à la con-
solation d'un immortel. Elle arrive à sou-
haiter que le destin lui fasse rencontrer le
grand Ilou, douloureux et seul. Alors elle
osera se présenter et dire : « Me voici, la
Solveig au jupon déchiré. » Sitôt elle se re-
proche un pareil souhait; vouloir que le
malheur d'un être le rapproche et l'amène à
votre portée. Elle a honte et sa pensée re-
vient à la petite marquise de Faventine, à
cette svelte cousine, aux os si petits couverts
d'une chair si pâle, qui n'avait pas de gorge,
pas assez pour se décolleter à son mariage,
et cependant si séduisante, presque trop.
Un parfum de baisers imprécis lui passe
UN COEUR EN PEINE 127

aux lèvres, un subtil arome lui est comme


apporté par la brise : c'était bien doux de
laisser sa tête longtemps sur l'épaule de la
maigre cousine; ce serait encore si doux
maintenant, si doux que le refrain de la
marche lesbienne de Nergal lui chante dans
la mémoire :
« Un long soupir a passé sur la
plaine ;
le tremble a frissonné et la lune blémi; là-
bas, processionnels, des fantômes de femmes
tordent leurs bras plaintifs.
Ce sont les âmes en peine qu'un ange
aux yeux d'hyacinthe mène pleurer toutes
les nuits, pendant mille ans.
Ce sont les pâles Sélénites qui blasphé-
mèrent le soleil. »
Elle s'étonne de cette impression qui ne
lui semble pas sienne, réminiscente, avec
déplaisir; ces notions infiniment confuses
n'associent ce rythme à sa cousine que
par l'idée de tristesse à errer ainsi, trou-
peau de cousines à la recherche du Bien-
Aimé méconnu. Cependant un trouble de
128 UN COEUR EN PEINE

chair l'offusque depuis quelques instants,


et comme Ilou trop imposant écarte la
pensée de caresse, elle évoque l'attendu
presque sous les traits de Rose parce que
Rose semblait un jeune homme et qu'elle
n'a pas aimé d'autre être.
Qui réconciliera l'esprit et le coeur, la
pensée et la passion, l'idée et le sentiment,
l'oeuvre et le baiser, le génie et la femme;
qui fera s'embrasser, pour toujours unis,
l'intelligence et l'amour.
Nul jamais; l'esprit monte, le coeur va
devant soi, la pensée plane, la passion s'a-
gite, l'idée a une lumière d'astre, le senti-
ment une clarté changeante de torche ;
l'oeuvre, c'est se pélicaniser; le baiser se
jette tout en autrui tandis que le génie est
par lui-même complet; et la femme ne
peut fonder l'amour que sur l'esprit ruiné !

Las Bêlit la sent l'antinomie perpétuelle


!

de l'idéal et des réalisations. Ilou ne la ferait


heureuse qu'en sacrifiant une part de sa
grandeur; et cependant comme un instru-
UN COEUR EN PEINE 129
ment moral bien accordé, elle se répète que
la vraie tenue pour la femme dans le duo
sexuel, c'est d'être l'accompagnement, et
que le bonheur, si possible, ne se réalise pas
autrement. Aimer au point de s'identifier,
d'être le satellite enivré, le complémentaire
enthousiaste; se faire l'ombre d'une lu-
mière; et Bêlit s'effare, soudain sceptique à
la notion de devenir, comme tant d'autres,
non le reflet d'une clarté, mais l'ombre
d'une pénombre.
X

TROUBLE D' AME

Bêlit se compare à un aimant sans force


pour attirer le fer, un aimant désespéré de
désir; sa nature ne la dote pas pour la pour-
suite et la conquête. Ouvrir son âme et ses
bras et les fermer à jamais sur l'Aimé ; se
donner toute et ne se jamais reprendre :
voilà toute sa force de passive.
Certes, nul orgueil ne l'empêchera de venir
devant lui et de dire : « Me reconnais-tu pour
m'avoir rêvée; je suis celle-là que tu attends. »
Mais sera-t-elle reconnue ? Elle se convulse
de se sentir simple et si honnête en son
amour de l'amour, si droite en son désir de
recevoir le bonheur et de le donner. Pré-
sentant quelle habileté il faut, même la vie
UN COEUR EN PEINE 131 .

étant complice, pour édifier, conserver, sau-


ver cette merveille fragile de la passion par-
tagée tout lui manque qui sert à faire la
!

sécurité autour du bonheur...


Soudain un fragment surgit d'une lecture
qui la frappe, et ce cantabile d'un drame ro-
manesque chante en son souvenir :
« Aimer, c'est
faire un Dieu, c'est faire
pour ce Dieu tout ce qu'on devrait faire
pour le grand Dieu, pour l'autre. Mais
comme nul en ce triste monde n'est parfait,
il ne nous faut aimer que la beauté d'un
être et lutter contre tout le mal qui est en lui.
« Donner sa vie heure par heure et son
sang goutte à goutte, c'est un jeu, un plaisir,
la moitié seulement du véritable amour. »
Sa mémoire lui fault et ce texte la trouble,
elle ne peut donc offrir que la moitié de l'a-
mour, même en s'offrant tout entière, puis-
qu'elle ne conçoit pas cet au-delà de ten-
dresse évoqué par le poète.
« Il ne nous faut aimer que la beauté d'un
être, et lutter... » elle s'arrête. Non elle ne:
132 UN COEUR EN PEINE

lutterait pas : si la rencontre est grandiose,


certes elle se maintiendra à la hauteur du
rencontré ; mais si elle se trompe, si on lui
ment, elle suivra aussi profondément en
bas qu'elle essorerait sereinement en haut.
Passive, hélas elle court le même risque
!

de Bottom où succombe la fantaisiste Ti-


tania. Comme cette enfant des contes de
fée qu'une affreuse sorcière oblige à chercher
un diamant perdu sur une immense route
pierreuse où rétrograder est impossible,
Bêlit se voit, à chaque passant de la vie
anxieuse : « Si c'était lui. »
A quelle marque le reconnaître : son dé-
sir suffit à la tromper : chaque essai la dimi-
nuera à ses propres yeux... Jusqu'ici esclave
elle regarde son passé comme subi et en re-
pousse le poids et ses diminutions. Mainte-
nant livrée à elle-même, qui accuser de ses
méprises si elle se méprend : épeurée du
péril de son choix elle retourne à la concep-
tion de l'homme supérieur, celui qui peut
mentir à tous les espoirs mais non pas à l'or-
UN COEUR EN PEINE 133

gueil d'une femme, celui qui porte indigne-


ment peut-être un nimbe évident et qui dès
l'abord se voit et ne saurait tromper que
sur la qualité de son or; quel que soit l'al-
liage, l'éclat demeure.
La femme ne pense que par l'amour pour
l'amour et dans l'amour; encore ne pense-
t-elle que par identification sentimentale.
Comme si elle achetait un château tout
meublé, elle s'orne de ce qui distingue son
choisi. L'une détestait la musique qui s'y
adonne assidûment, l'autre devient dévote
qui n'entrait jamais à l'église.
Parfois, une étudiera la théosophie ou
deviendra archéologue ; parce que ce sont
les attifements intellectuels que la font cou-
cher en esprit avec l'Aimé. Désaiment-elles,
le piano se ferme, la clé se perd, on passe
devant une cathédrale sans la voir et Para-
celse se mêle à Luys et au zouave Jacob,
sans distinction même d'époque.
Cérébralement la femme s'habille, rien
de plus ; certaines personnes gardent cette
8
134 UN COEUR EN PEINE

toilette longtemps, elle sied à tous les âges;


mais on n'a jamais vu une femme aimer
pour elle toute seule un art où elle ne pré-
pare pas de succès à son amour-propre.
Jamais, depuis que le Louvre existe, on n'y a
vu une élégante femme toute seule, venir
flirter avec le saint Jean ou apprendre à
sourire devant la sainte Anne. L'impres-
sion artistique n'a lieu chez cet être inférieur
que par autrui, l'autrui passionnel.
Le roman et le piano entrent tellement
dans l'appétit amoureux que la liseuse de
Balzac et de Chopin ne saurait se donner
pour esthètes ; l'un fait vibrer son imagina-
tion, l'autre lui sert de détente nerveuse.
Et quand par bizarrerie, gageure, ennui
de l'attrayant, la femme s'affronte à un
livre de penseur, elle le sent encore au lieu
de l'entendre, cette éternelle impressionnée.
La philosophie est une toilette pour celles
qui ne veulent pas mettre la dévotion, et le
ridicule prochain sera donné par des femmes
initiées ; les magesses, si leurs amants les
UN COEUR EN PEINE 135

poussent à cette mode du vêtir supérieur.


Mais, au lieu de ces caprices de cama-
rades vicieux que sont devenus les amours
parisiens, si une vraie passion électrise
le féminin sitôt un développement im-
prévu éblouit. Elle devine, devance la
plus hautaine pensée, sa faculté de camé-
léone mentale agit avec une rapidité ver-
tigineuse : elle sait avec le savant; elle veut
avec l'ambitieux; elle conçoit avec le créa-
teur; organise avec l'ingénieur; naturelle
charmante et thuriféraire exquise elle ba-
lance devant son amant un encenseur à ses
armes où brûle le seul oliban désiré.
Cette faculté de s'exhausser par la vibra-
tion nerveuse, et de reproduire prismati-
quement transposé le mouvement ascen-
dant donné par l'homme, fait de la femme
une féerie que seul le superficiel ou le faible
dénigrent, l'un parce qu'il est au-dessous,
l'autre parce qu'il a peur d'y tomber.
Pour le mage, parvenu à une sérénité
consciente, charmé parce qu'il se livre à ce
136 UN COEUR EN PEINE

beau spectacle avec le respect du si bel


absurde, charmeur parce que la femme dé-
sarme envers celui qui la contemple, sans
vertige, — pour le mage, rien dans la créa-
tion de Dieu n'égale comme intérêt et
comme récréation ce théâtre secret de l'âme
féminine.
D'un oeil apitoyé et fraternel il la voit
vibrer de joie, vivre de peine, et son seul
scepticisme réside à se dire à la Lucrèce :
«
Il est doux de ne pas être ça. » Mais,
si assidu au spectacle féminin et d'un coeur
tendre, il regarde avec la clairvoyance
de la charité, sur cette scène en délire, il
s'apercevra, lui-même, moins sa pensée et
moins aussi la grâce. Il se verra passionnel:
le peu juanesque Scaliger, Erasme presque
mysogine, n'ont-ils pas apporté dans la
discussion philologique, l'un le ton d'une
commère, l'autre les ironies barbelées d'une
coquette.
Mépriser la femme serait risquer de se
mépriser à moitié soi-même : Aimer la
UN COEUR EN PEINE 137

femme expose à la dépasser en démence.


Il faut l'incanter, chanter sur elle, chanter
son idéal sur ses nerfs, chanter son rêve sur
son corps, chanter l'amour sur sa chair,
et sous ce chant entêté, continu comme à
la voix d'Orpheus, les pardes charmées se
rouleront, les griffes rentrées, la patte
jouante, leur gueule rose souriante comme
celle de ce tigre qui renverse sa gueule
amoureuse au bas de l'Orphée de Dela-
croix.
Les allégories enseignent l'art du héros,
comme la sagesse bourgeoise est contenue
aux proverbes, et si Orphéus fut déchiré par
les Ménades, ce fut pour avoir voulu n'ai-
mer qu'une fois et qu'une femme, symbole
du sort qui attend quiconque demande à la
nature autre chose que la matière de son
idéal.
Les femmes qui aiment sont toujours
différentes d'elles-mêmes, suivant l'objet de
leur possession. Il ne faut donc accuser que
l'homme de toute la bassesse du sexe non
138 UN COEUR EN PEINE

faible mais répercussif, et chanter sur lui,


l'incanter, et de grandes métamorphoses
luiront, ineffables à l'orgueil du mâle intel-
lectuel.
En souhaitant toujours un amant génial
au moins magnifiquement doué, Bêlit sen-
tait bien qu'elle ne contenait pas la puis-
sance d'élever un être, mais seulement la
propriété de suivre un maître, de répondre
écho fidèle et harmonieux à un verbe.
Cependant, un verbe est un troisième
terme dans le dualisme sexuel, un verbe
c'est un destin plus fort que la volonté de
tous deux même unis et harmonisés, un
verbe éploie des ailes gironnantes sur une
vie, et comme la mer bat de sa lame
bruyante le roc fier et résistant, ainsi le
verbe gronde à travers un amour comme la
voix constante des Euménides dans le fond
mystérieux du drame antique.
N'importe, le péril noble l'attire : pour
mesurer à quel degré une femme est femme,
posez-la au bord d'un abîme, et si la ten-
UN COEUR EN PEINE 139

tation de se précipiter ne lui vient, si le


vertige ne la pâme, ce ne sera point une
femme d'amour, une fleur d'Absurde osten-
soir d'inconscience et grande par ce désir et
ce perpétuel mouvement de s'affronter, elle,
vertige moral, aux vertiges physiques et de
se donner à ce qui lui résiste.
1

PROJETS

Comment arrangera-t-elle sa vie ? Comme


il voudra, lui, le maître adoré; mais son
rêve secret, accapareur et exclusiviste, serait
une existence solitaire dans la société, un
deux à deux promené et maintenu au milieu
de la foule. Paris et le Bois, mais le soir,
amoureusement, où les volets de la voiture
fermés abritent le baiser dans le plein soleil
et le plein Paris du cinq à sept. Paris et ses
théâtres, mais en baignoire, en avant-scène
grillée : un rêve de bonheur qui fasse scan-
dale et envie.
Ou bien le voyage lointain et dépaysant,
l'année vécue sous vingt deux ; du dernier
UN COEUR EN PEINE 141

juillet de Bayreuth, la Norvège et ses fiords


qu'éclaire le soleil de minuit ; et au sortir
des mers du Nord, les Baléares et les inten-
sités Hespérides et puis tout ce golfe ligurien
où est née l'Anadyomène latine; de la la-
gune sauter dans l'Orient express, pour
monter en traîneau jusqu'à un retour par
les beaux fleuves, Volga, Danube, Rhin.
Dans le vertige des impressions multi-
pliées recevoir le coup d'excitation du chef-
d'oeuvre, le surcroît d'émotion du site et
profiter de la variété du décor pour main-
tenir semblable et clair l'invariable leitmotiv
de l'unique tendresse.
Au retour de ces périples, une claustra-
tion dans un château au vieux parc mélan-
colique, ou bien dans une petite île de la
mer de Bretagne. Oh ! s'aimer ainsi face
au ciel et gardé contre le monde et ses em-
poisonneurs de joie, et défendue des rivales
par la meute des vagues et l'escarpement
des bords.
XII

LENTANDO

Tout à fait endormi, l'Océan ne rêve


pas, il se tait sous la lune; on entend l'eau
se plisser seulement contre ses bords, et ce
silence d'une si colossale voix, cette immo-
bilité d'un si mouvant espace, solennisent la
songerie de Bêlit.
Sur la falaise et sur la mer, la paix de la
nuit et seules vivantes les étoiles qui croisent-
dans le ciel bleu leur regard d'amour rayon-
nant.
Ces points de lumière, sont-ce des coeurs
immortalisés, des mondes devenus une
flamme androgyne et perpétuelle ? Là est le
devenir; là les étapes indéfinies de l'éter-
UN COEUR EN PEINE 143

nel aimer; là les paradis croissants et suc-


cessifs de la montée vers l'intangible ab-
solu.
Des vers de Théodore de Banville étoilent
le souvenir de Bêlit.

O constellations,
vous voyez que je souffre ;
Flambeaux de l'éther vaste, ayez pitié de moi.
XIII

ART D'AIMER

A ce coeur en' peine, les hommes de ce


temps ne paraissent tels qu'aux grandes
époques, et dans sa douceur elle interroge
son expérience, ce qu'elle a vu et entendu
de la vie sociale ; aucun indice du véritable
amour ne lui est apparu ; toujours mêlé
aux questions d'existence, l'amour est de-
venu le moyen de vivre pour une moi-
tié du genre humain. Toute femme qui
n'est pas millionnaire et princesse demande
à l'amour ce qui lui manque, titre ou or, et
ce principe d'harmonie idéale se change
sous la pression de la nécessité en mode
d'acquisivité générale. Ainsi l'élément de
UN COEUR EN PEINE 145
paix se métamorphose en arme de combat;
ainsi cette rose mystique durcit sa tige en
épée :l'amour s'appelle la victoire et non
pas l'au delà.
On confond les idées différentes du besoin
auquel correspond le mariage et du désir
qui, lui, est à proprement parler, l'amour; ils
diffèrent comme le signe de croix du marin
en danger, de l'élévation d'âme d'un saint
Thomas d'Aquin ; comme une chanson de
pâtre, de la Symphonie avec choeur: il y a une
oeuvre d'amour dans le sens où les carteggi
de la Renaissance englobent par exemple
pour l'oeuvre du Dôme d'Orvieto cent ma-
çons et Signorelli. L'amour est le chef-
d'oeuvre dans l'oeuvre de mariage; il est le
désir, et le désir ne commence que lorsque
le besoin est paré.
D'où vient donc que le plus humble pré-
tend à la qualité de grand artiste en cette
matière, qui suppose ou une vocation de
forme et de subtilité ou un entraînement
fait de toutes les cultures ?
9
146 UN COEUR EN PEINE

La prostitution, qu'elle s'appelle pierreuse


ou Cora Pearl, rentre dans le besoin : ses
prêtresses sont toutes des idiotes incapables
de s'élever jusqu'à une notion même de
luxure. Jamais une femme du monde n'at-
teindra la nullité aussi totale et l'inintérêt
moral de la fille moderne. La Démocratie,
en nivelant est entrée dans la petite maison,
et l'a nivelée comme le reste : aujourd'hui
une courtisane devient impossible; et la
maîtresse, l'entretenue de Paris, n'arrive ja-
mais qu'à être une mondaine de mauvais ton.
Quant au mariage, là où il est le plus
saint dans le commerce, si la morale salue,
l'esthétique passe et très vite : le besoin le
manifeste ouvertement sous forme d'asso-
ciation, écarte toute idée d'amour. Est-ce à
dire que ces commerçantes, les plus hon-
nêtes femmes de France, ne donnent point
de joie à leur mari ? Ce sont les excellents
maçons de l'oeuvre, artisanes d'amour, mais
non pas artistes.
Au reste, quelle raison de s'entraîner vers
UN COEUR EN PEINE 147

l'amour plutôt que vers la magie ou la mu-


sique ou la statuaire? l'amour est de l'au
delà, l'au delà est du luxe; le luxe, on en
jouit, on le conquiert, on le regrette, on ne
saurait l'exiger, et même il serait ridicule
comme fatal à beaucoup qui le souhaitent.
L'art moderne a désobéi aux traditions
sacrées : il a ouvert l'amour à tous, et
l'amour, cet Ariste, a disparu, comme le
pouvoir jeté à la foule s'est dérobé.
Le grand désir des platoniciens n'habite
plus que de rares coeurs fiers et silencieux :
ce dieu, le plus sévère, malgré son sourire,
comme les fils de Vinci, désespèrent mal-
gré leur charme. Vainement, depuis quatre
siècles, tout ce qui écrit convie l'humanité à
l'amour : Eros hiérarque absolu,'n'agrée que
les siens ; les âmes d'au delà et en langage
plus moderne, les exceptions.
Quel tort de dissocier la notion d'amour
de celle de création, de vertigineuse aven-
ture, de but culminant où peuvent tendre
seulement quelques appelés !
148 UN COEUR EN PEINE

La sainte Église avertit que le salut se


risque en cette voie, qu'il est téméraire d'y
marcher : que c'est bien là le fruit du bien
et du mal, et qu'on risque de mourir à en
manger. ..
Eh ! voyez-les, pitoyables et haletants,
les passionnés ; ceux et celles qui n'ont pas
voulu se contenter de satisfaire le besoin
d'aimer, et qui ont cultivé le désir d'amour.
Voyez-les, ceux qui exhalent leur vie dé-
chiquetée par les truies dans la cyathe du
ruisseau ; celles qui reviennent la nuit effa-
rer les pêcheurs sur les côtes de Milet et de
Lesbos.
Icare et Euphorion, toujours précipités,
subissent la peine du téméraire, le dam
où tomba Satan. L'Esprit-Saint a donné,
par Rome, une formule certaine du salut;
nul docteur de l'âme ne formulera même
une critique sur la parfaite adaptation du
dogme moral à la vie collective.
Celui qui crée des maximes pour sa mar-
che; celui qui s'égale à la communion des
UN COEUR EN PEINE 149

siècles et des saints et les révulse de sa vo-


lonté; celui qui veut le feu et qui veut la lu-
mière, qu'il soit brûlé et qu'il soit aveuglé;
la grandeur encore sera dans la souffrance
concentrée.
XIV

GRAAL

Voilà qu'il résonne de nouveau en Bêlit


le thème de l'abdication, comme ces cloches
du Graal qui sonnent à Parsifal à toute
heure des épreuves, le rappel à la vocation.
Bêlit entend l'intérieure voix : « Divinise
ton coeur, en te donnant; ne demande pas,
donne; n'espère pas, console; aime pour ai-
mer; aime pour grandir; aime pour souf-
frir; aime pour mourir à toi-même et renaître
en Jésus. » Et voici que le thème de la foi
s'affirme ; le rythme du Vendredi-Saint mur-
mure ses douceurs séraphiques semblables
aux stances de Polyeucte, et le désir de
l'holocauste, le plus sublime des souffles
UN COEUR EN PEINE 151

d'Éros agite le coeur de Bêlit; ce n'est pas


la lune, c'est l'idéal de charité qui rayonne
de nouveau sur ce coeur en peine.
Sous l'ondulation de l'eau qui rêve et
qui les berce, les ondins se couchent alan-
guis à leur tour.
Un repos géant monte du bas de la falaise
et apaise Bêlit ; l'air tiède l'engourdit presque
souriante, et le sommeil baise ses paupières,
détend ses bras; sa pose plie, sa tête pen-
che, et voici qu'elle dort et que plus rien ne
vit.
La résolution cherchée, la décision à pren-
dre, ont cédé à force de l'entour apaisant.
Cette âme et cette mer ont cessé pour un
moment de souffrir et de vivre.
ADAGIO

DU VAIN EFFORT

Comme elle se déforme au feu d'une pas-


sion, l'humaine conscience et le peu qu'elle
vaut ! Philosophes pédants, qui ne savez de
l'homme que les Sénèqueries et ces banalités
que les anciens jetaient aux badauds de leur
temps. Hier encore trébuchait en moi une
balance juste de peseur d'or, sensible à un
duvet, et maintenant elle est faussée.
C'est vraiment là l'amour, ce ferment qui
soulève et rejette tout ce qui n'est pas lui, ce
conquérant qui rase en un moment le moral
édifice que la vie a construit. Jadis mon
âme, pays étrange, mais peuplé, mais orné
et plein de monuments, était ouverte à d'in-
9.
154 UN COEUR EN PEINE

cessantes caravanes d'impressions : mainte-


nant le désert s'y est fait autour d'une idée
fixe.

LE PRINCE DE BYZANCE.
Acte II, sc. VIII.
I

Un rêve passe sur la mer et le mouve-


ment de gorge de ses courtes vagues, la
palpitation oppressée de ses plis, s'enhar
monise. L'eau dort encore, mais son som-
meil actif, halluciné, se remplit d'images
affectives. Des nuages tentent d'enrouler
leur gaze grise au disque d'argent; par places
le bleu du ciel se fonce et parmi le choeur
des étoiles d'or, beaucoup disparaissent et
pâlissent.
Ce n'est pas le cauchemar, mais la han-
tise, et le rythme des flots sur le galet dis-
sonnant devient plus frappé à intervalles
plus inégaux.
Le houlement, respiration de cet être
géant, se développe en basses profondes et
156 UN COEUR EN PEINE

rompues, comme ces phrases de Yslamey,


L4

de Balakirew où la tonalité change sur des


demi-mesures, et sans transition passe d'un
mode à l'autre.
On dirait qu'un remords plane sur l'éten-
due ou qu'un pressentiment s'empare de la
nature, horreur passée ou sinistre prochain.
La vague s'alourdit, au-dessus le ciel se
charbonne et se couvre sous les hachures
d'une invisible main d'artiste irrité, et du
froid, quelque chose comme un frisson ap-
préhensif nappe l'eau et obscurcit la nuit.
II

BESTIAIRE RÊVÉE

Un rêve passe sur la femme, et le mouve-


ment de sa pensée s'accentue, violent. De-
vant son inconscient libéré des rêves logi-
ques, se pressent des visions de trouble.
Languide et soulevée, tour à tour surexcitée
par des songes irritants, abattue par les mi-
rages, elle oscille de la perception à l'espoir,
du projet au non-vouloir, de l'élan à la
retombée.
Dans l'incohérence du sommeil d'étran-
ges apparitions : une tête très chère baisée
par des lèvres voleuses; elle se débat la
chère tête et repousse les pressantes bou-
ches, et celles-ci disparaissant, l'Aimé se
158 UN COEUR EN PEINE

profile en pied sur une route. Voici que


chaque arbre devient un Briarée; des
bras, des bras de femmes beaux et liants,
démesurés, arrêtent chacun de ses pas.
Comme le trappeur américain forcé de cou-
per les lianes en avançant dans la savane,
ainsi il délie le doux enlacement qui sans
cesse s'oppose à sa route; il va courageux,
il va, mais si longtemps et si loin qu'il dis-
paraît à un incommensurable horizon,
tandis qu'un nuage de poussière roule et
vient, vertigineux troupeau de la Bestiaire
médiéviste.
Les vouivres mâles ou basilics sifflent en
tête, diamant au front; les tarasques pe-
santes creusent des ornières à chaque mou-
vement de leur queue, les dragons volent à
vingt pieds; bientôt, bondissant comme des
fauves, toute la race des pards, les panthères
noires, les léopards, les tigres, précèdent des
sphinx qui glissent immobiles, mus par une
force intérieure : on les dirait animés
par la vapeur et courant sur d'invisibles
UN COEUR EN PEINE 159

rails. Les bandelettes de leur tête brim-


ballent aux vents; leurs yeux changent à
chaque instant, verts ils versent l'espoir,
violets la désolation, rouges le martyre et
noirs le trépas.
Au-dessus d'eux, des oiseaux étranges,
perroquets démesurés, paons énormes,
volent par groupes commandés par des
,
phénix portant dans leur patte gauche un
charbon ardent inextinguible. Sur les flancs
du grand défilé, les chimères sautent en
serre-file et battent des ailes. Enfin vien-
nent les grands taureaux de Kaldée, les
énormes bêtes ailées à face royale, aïeux de
tout symbole. Le sol tremble sous leurs
sabots, leur aile déchire l'air, et leur tiare
brille de gemmes que le soleil n'éteint pas.
La fantastique exode vient sur Bêlit; déjà
les vouivres lui sifflent au visage, les
basilics vont l'enlacer, quand l'effroi la
réveille.
Elle croit toujours dormir, en se voyant
la nuit sur la falaise, et, venue à la con-
160 UN COEUR EN PEINE

science de son étrange aventure, elle s'ef-


fare de l'heure qui passe et du courrier
qui ne viendra pas; du silence et peut-
être de l'inexistence du château de Rose-
Croix.
III

DONA JUANA

Pourquoi la femme ne concevrait-elle


pas le masculin idéal de la séduction mul-
tipliée? Pourquoi pas Dona Juana, et bour-
rèle des coeurs ?
Subite et lancinante, cette interrogation
monte en Bêlit et la jette toute à des pen-
sers pervers et saccageurs.
L'admirable tirade de Molière : « Quoi,
tu veux qu'on se lie à demeurer » et des motifs
de Mozart l'incitent à ce nouvel envisage-
ment de la vie, le vrai peut-être, certaine-
ment le moins dupe.
N'est-ce pas ainsi que fait l'être supé-
162 UN COEUR EN PEINE

rieur? L'exceptionnel ne s'arroge-t-il pas le


droit de toutes les émotions, et des recher-
ches sans limite, des expériences indéfinies,
de l'amour sans lendemain, de l'infidélité
qui ignore le remords, et du plaisir errant
qui cueille le fruit de l'âme comme un
passant? du Mille et tré, la fanfaronnade
du capitan d'amour, pourquoi n'en ferait-
elle pas sa devise, la capitane de volupté ?
Vraiment la vertu est sotte, qui demeure de
toute joie privée, et se garde pour un incer-
tain et toujours decevant égoïste ? l'Amour
est un combat; on arrache le plaisir à qui
le contient, on allume l'émotion en qui l'ac-
cumulation sentimentale peut éclater.
L'Amour est une souffrance de prédilec-
tion, et qui fait pleurer fait jouir, et beau-
coup de larmes sollicitées et obtenues, sil-
lage d'un grand coeur : et saccadément, la
notion de bonté anéantie, Bêlit se grise
d'artificielle cruauté. Elle mentira, féroce et
curieuse, elle traversera la vie ravageuse
insigne; derrière elle un charnier de coeurs
UN COEUR EN PEINE

pantelants, Attila en jupon au travers des


vieux mâles latins.
Ainsi elle conçoit, un baiser à mille lè-
vres, une étreinte d'innumérables bras.
Oui, retrouver Rose, et avec elle courir le
monde et courir l'amour, décevantes si dé-
çues, trompeuses si trompées, et multiplier
les essais jusqu'à trouver l'être unique, et
tout à fait aimable.
Mais à la rencontre bienheureuse qu'offrir
à l'unique? une chair marbrée de caresses
sans âme, une bouche violacée par des bai-
sers sans coeur? Non, mieux vaut souffrir
et attendre, gémir et rester seule, et, triste,
rester digne des pures joies.
En ce nouveau cours de pensée, Bêlit
songe à s'isoler avec sa peine, et, à l'aimer
cette peine, aux si chères amertumes.
IV

LE COUVENT

Havre où la paix s'affirme dans l'âme


sous l'influx religieux; serein et sûr abri
devant l'être désemparé et flottant, le cloî-
tre se dessine devant Bêlit comme la solu-
tion héroïque de son angoisse. Là seulement
le repos habite quand on y apporte la rési-
gnation. Et vraiment, hésiter c'est se trom-
per déjà, entre l'amoindrissante poursuite
et le hautain renoncement.
Aimer l'infinie perfection de Jésus, quel
autre thème de tendresse que la terre puisse
égaler, malgré la douleur de l'intangibilité!

Intangible non ; les mystiques en sup


!
UN COEUR EN PEINE 165

primant le coeur, ont touché, de l'âme, au


reflet divin; l'extase possède un rayon cé-
leste en toute réalité.
Croiser ses bras sur le scapulaire de la
nonne, voilà le dessein d'une amante qui
n'a pas rencontré l'amant.
Voiler d'un bandeau sa chevelure que
l'Amour n'est pas venu dénouer, telle la
dernière dignité de l'esseulée.
Première communion, vespérales priè-
res; heures rêveuses dans l'église solitaire,
lectures ascétiques, toute la mysticité de sa
vie, elle la remémore et s'entraîne à aimer
son créateur seulement, à élever son coeur
vers le Divin Maître.
A une oraison mentale, elle s'efforce, d'un

grand zèle, et s'étonne de cet état de séche-


resse que crée la déshabitude de prier. Obsti-
née et de bonne foi, elle cherche à s'émou-
voir sur le Divin, à éteindre le battement
profane de son artère; et au lieu de l'illu-
miner, ce soin l'assombrit, et de la prostra-
tion estompe les idées dans son cerveau fati-
166 UN COEUR EN PEINE

gué. Elle murmure d'ânonnantes patenôtres


quand le chant des matelots du Vaisseau-
Fantôme jaillit imprévu et effarouche les
religiosités.
V

WAGNÉRISME

Sur le lamentable Océan, un lamentable


destin flotte, la vague incessante secoue une
existence sans repos.
Tous les sept ans un capitaine maudit des-
cend à terre, interroge les coeurs de femme,
et, n'en trouvant aucune qui aime jusqu'à la
mort, remonte sur son navire aux voiles
rouges, parmi son équipage au chant blas-
phématoire.
Ce juif errant des mers du Nord n'est-ce
pas l'allégorie de Bêlit elle-même, à cette
heure? Sur quelle terre abordant, interro-
gera-t-elle les coeurs d'homme et n'en trou-
,
l68 UN COEUR EN PEINE

vera-t-elle aucun pour aimer par delà le


trépas ? Ah au moins ne découvrira-t-elle
!

pas un être de fatalité grandiose même par


son dam et qu'elle puisse aimer jusqu'à la
mort ? Comme femme exclusivement pas-
sionnelle et sans aucune notion du bien ou
du mal, Bêlit voue son coeur au sombre
aventurier de scélérates aventures.
Saint ou brigand, promis au Capitole ou
propre à la potence, l'homme n'est jamais
que lui ou personne. S'il n'attire pas, vaines
les vertus,' inutiles les mérites, oiseuses
même les couronnes. L'Amitié se gagne,
tout s'obtient; seul l'Amour garde une ter-
rifiante gratuité où se brisent la raison et
ses plausibilités.
Il ne s'agit point d'être tel : il s'agit d'être.
L'attrait d'une grande infortune qui le dira?
Celle qui résiste à tout perd sa froideur
devant un malheur extraordinaire, s'il reste
décoratif. Le prestige se fait de peur et de
mystère, et quel effroi comparable à celui
que jette dans l'âme de Senta le pâle capi-
UN COEUR EN PEINE 169

taine vêtu de noir dont on chante la tra-


gique ballade dans les veillées ?
Comme la jeune fille, Bêlit se sent au coeur
le noble désir de panser une incurable plaie,
d'adoucir un destin torturé, de baiser une
lèvre crispée et déçue.
Aucun Eric, doux et loyal fiancé, ne la
retient à un foyer, elle appartient à qui pas-
sera devant son coeur, l'esseulée; mais si nul
ne passe ? Le choeur des marins maudits se
lamente et vocifère contre Dieu et l'Amour;
aucune voile rouge à l'horizon de la jeune
femme, nul espoir de s'affronter jamais avec
le Hollandais damné.
L'attente, l'immobile ennui, l'inespé-
rance, voilà le compagnonnage de cette vie
presque commençante. Il va falloir repren-
dre l'isolement et errer sans but, sans une
résolution, sans un parti même entrevu,
après cette veillée sur la falaise.
Une horreur emplit la rêveuse, indicible
et faite du néant qui l'environne A quoi
!

s'appuyer? pas un phare en sa nuit, pas un


10
170 UN COEUR EN PEINE

nom à ses lèvres, à son coeur le seul souve-


nir de l'amie disparue, Rose de Faventine,
la courageuse et volontaire amie des adoles-
centes heures.
Seule! l'horreur de ce mot pour une âme
tendre! Seule, annulation des plus beaux
dons ; néant des plus excellents prestiges.
Inutile Beauté — pense Bêlit — qui ne sera
ni connue ni bienfaisante : inutile bonté,
stérile et sans expansion : inutile fortune,
puisqu'elle ne comblera les voeux d'aucun.
Seule! et ce mot comme un glas sonne
dans le coeur de Bêlit, et elle pleure, ne pou-
vant plus soulever le fardeau devenu trop
pesant de son angoisse, et il lui paraît que la
nature aussi s'inquiète et souffre et s'har-
monise à sa rancoeur.
VI

GRAAL

En cette détresserevient le motif du don de


soi-même, le thème messianique de la cha-
rité amoureuse ; celle qui est seule peut tou-
jours s'accompagner avec l'infortune, et la
riche épouser la misère, et belle baiser la
laideur. Toujours l'ineffable puissance, la
Toute-Bonté rencontre son expansion;
jamais empêchée. Mieux que le cloître,
l'Aumônerie d'amour s'ouvre devant Bêlit
comme la sublimité de son désespoir.
Pas aimée, elle aimera, pour attribuer
a autrui de ce bonheur qui la fuit ; courti-
sane sacrée, mystique de la chair.
Cependant l'idée répulsive, l'antipathie
nerveuse barrent l'évocation de cette horri-
172 UN COEUR EN PEINE

ble grandeur. S'il lui fallait encore subir son


mari, le pourrait-elle? et le non de tout
son corps casse la belle fleur d'abnégation
sentimentale un moment jaillie et poussée
de sa douleur.
A quoi se résoudre enfin ? Cette âme
douce s'encolère et s'indigne de l'ombre
oppressant sa pensée.
Elle s'hébête et soupire comme blessée.
Que n'a-t-elle une drogue qui, en stupé-
fiant le corps, arrête un moment le spasimo
de l'âme. Car elle se tord dans ce spasme
de la souffrance plus rare que l'autre, celui
du jouir et qui veut plus d'âme. A ce point
culminant de la sensibilité où l'on tend à
se projeter hors du corps et du temps, elle
ne perçoit plus rien dans l'intensité détes-
table de l'instant, que le désir de finir, le
goût du néant, l'attir du gouffre ; et ses
mains elle les appuie aux rochers pour s'y
retenir, pour ne pas marcher au vide qui
est là, à six pas, au vide qui l'appelle, per-
suasif et impérieux.
VII

CRESCENDO

Dans l'air froidi, la voix océane devient


sourde et mugissante, l'eau, plus lourdement
frappe les galets, la lame se plombe au pied
de la falaise. Des cris d'oiseaux inquiets per-
cent de leur note aiguë le grandissement de
la mer et de sa houle ; le ciel se tend de
noir, la lune est éclipsée.
Tout s'inquiète ; une menace vient du
large, quelque chose comme un très lointain
tonnerre gronde par instants avec des ondes
sonores répétées et répercutées à tous les
coins du ciel. On dirait la préparation d'un
combat cosmique; les éléments se recueil-
lent et concentrent leur force avant de vider
10.
174 UN COEUR EN PEINE

quelque querelle héroïque. Le décor s'ap-


proprie, au passage d'une chevauchée de
Valkyries, à la voix formidable d'un Wotan
en courroux, et devant cette irritation des
choses, Bêlit soulagée jouit presque de toute
cette matière qui s'associe aux mouvements
de son coeur, de son coeur en peine.
La nature est cruelle et nous blesse quand
elle s'indiffère de nous ; sur un coeur
angoissé, un grand soleil fait mal. Conscient
de sa royauté sur le monde élémentaire,
l'humain s'indigne de l'inhumanité des
choses et de sentir l'inconscient orchestrer
ses passions d'une sorte tout autre et déri-
soire.
Lorsque la nature vibre simultanément
avec nous, elle nous console, semblant
épouser notre passion. Le roi Lear soutenu
dans ses imprécations par les hurrahs de la
tempête, s'enivre de sa détresse, et l'atténua-
tion de la douleur, pour certaines natures,
c'est le lyrisme. Les doléances des imagi-
natifs contre les moeurs modernes ont-elles
UN COEUR EN PEINE 175

d'autre raison que la laideur imposée à nos


souffrances et qui les rend médiocres sans
les amoindrir ?
L'espèce dévore l'individu, le collectif
écrase le particulier, et la coutume stricte
remplace l'initiative de jadis, du jadis de ces
temps larges où le désordre permettait
d'être soi. Heureux qui peut orbiter à la
lumière un monde, un peuple ou mieux un
seul coeur, et vivre en ce coeur aimé con-
!

solé celui qui trouve un écho à sa voix au


grand orgue de l'ambiance élémentaire ! Bêlit
s'étonne de la fermeté soudaine de ses pen-
sées ; la violence redoutable de la mer la sou-
tient, l'affirme et flatte son malheur. L'Océan
a entendu sa plainte, l'Océan l'a écoutée pleu-
rer, et il se plaint à son tour ; il parle de sa
voix indicible, le houlement de l'eau empê-
che l'âme de sentir ses tressaillements !
VIII

TEMPÊTE

A l'horreur intérieure s'oppose l'horreur du


spectacle, au vain effort de l'esseulée, l'inutile
remuement de la furieuse vague, le vacarme
du galet heurté couvre le heurt des impres-
sions lancinantes, et la douleur humaine ar-
rêtée, engourdie, se tait devant le désespoir
de l'élément au grand effort qui avant l'aube
aura repris son aspect de mauvais résigné, de
damné maintenu. Gonflée et d'abord immo-
bile, la mer se tasse, huileuse et noire, tandis
qu'une pédale invisible fait des tenues ter-
rifiantes à un tonitruement du large : et
tout à coup de cette concentration se dé-
tache un mouvement plein d'élan et indivi-
duel qui roule comme un flot d'hydrargyre
UN COEUR EN PEINE 177
et vient avec un bruit de canon se crever
contre la falaise.
A ce premier éclat commence l'assaut
du roc ; les paquets de mer se forment,
grossissent et successifs, puis, confus et de-
venus légion, détonent et crachent sur la
grève, retombant en écume crépitante sur
l'onde furieuse qui fuse; et chaque vague
hurle, enfer liquide, et l'eau blasphème et
endeuille le ciel. Tout le liquide se rue
contre l'immobile bord : on dirait les cla-
meurs des hordes, l'enragement des batailles,
un héroïque et formidable défi du mou-
vement à l'immuable, du fluide à la solide
plage, vivante manifestation normale du
leitmotiv, on entend toujours la même pro-
gression harmonique, brisée en tous les tons,
reprise dans tous les modes, et pour l'oreille
cela devient la monotonie de l'horreur.
On comprend que le mystère sorte des
eaux sous la forme d'Oannés, l'homme
poisson, Orphée kaldéen et la science, du
Batibius, cellule primitive et imparfaite.
170 UN COEUR EN PEINE

Rien sous le ciel ne réalise la notion


d'énormon comme cette immensité toujours
active, toujours agissante.
Maintenant les vagues, comme des mo-
losses aboyeurs, s'élancent contre la falaise,
et de l'écume poudroie presque sur Bêlit;
plus de vent, et le danger serait imminent
pour la rêveuse.
Elle n'entend pas ses voix intérieures,
assourdie par l'aboiement des flots, la peur
qui monte vers elle, insensibilise la peur
morale qu'élaborait tout à l'heure sa pensée.
Le concerto terrible aux timbres de ton-
nerre continue, épouvantable, ces bruits de
jugement dernier, ces trompettes de bronze,
et ces brisures canonnantes des lames qui
se tordent contre la paroi de granit, bercent
le coeur ulcéré de Bêlit : une ivresse de ver-
tige la saisit, elle se dresse et, fouettée par
lèvent, échevelée, pareille, avec son manteau
claquant, à une druidesse ancienne, elle parle
dans la nuit, elle mêle sa frêle voix au rau-
quement de foudre de l'Océan furieux.
IX

LAMENTO

Pleure avec moi, ciel noir comme mon


souci; crie avec moi, onde vaincue comme
mon désir; éclair, regarde mon livide destin,
et toi, tonnerre, sois l'écho d'une peine de
femme. Aimes-tu la terre, d'un amour
désespéré, est-ce un rut mystérieux qui te
lance sur elle, ou bien quelque vieille haine
d'avant les hommes, d'avant les choses,
que tu poursuis, grande incessante?
A la lumière de ma douleur, je sens la
tienne ; éternel volatil, tu voudrais te fixer
comme moi, l'incertaine, qui cherche l'uni-
que affirmation, l'amour. Nuit linceulée de
nuages, hantée d'esprits mauvais, parcourue
de frissons énervants, monde des larves, sois
180 UN COEUR EN PEINE

le décor de ma lamentation, la tenture


sombre où je ferai perler les larmes bril-
lantes de mon noble souci, et, nature qui
tout à l'heure seras calmée, vois en moi
l'agitation que demain ne calmera pas.
Mer en furie, humilie-toi devant un coeur
en peine. Tu désires, Agissante mer, tu tends
à un devenir impossible mais entêté, pour
jamais tu aimes; ô mer, comme moi, sans
doute tu ignores aussi l'objet de ton désir,
ton but et ton destin ; je m'entête aussi pour
jamais ; j'aime, j'aime l'amour.
Exemplaire du courage vaincu et renais-
sant en sa montée des obstinations sublimes,
force incoercible, infuse-moi ton vouloir
inlassable, je t'invoque, païenne un moment,
dominée par ton vertige; à mon secours,
ô malheureuse ! et si, inutile voeu, tu ne
peux m'inspirer un conseil, du moins sois
la confidente qui se lamente avec l'esseulée,
sois la soeur de mon douloir, l'assistante de
ma détresse; et crie, et déferlé, écume et
sonne afin que la pauvre Bêlit entende au
UN COEUR EN PEINE 181
moins une voix pareille à sa voix mentale.
Nul ne répond à mon appel, à toi de m'être
amie; sois bénie, tempête qui parle avec
l'esseulement ce langage horrifique.
Mer, inspire-moi ? A t'imiter que fe-
rais-je ? Quels efforts ? Les tiens sans fruit
me découragent. Eh non cependant, car tu
!

vis, car tu grondes, reine de la peur noc-


turne et ton impossible domestication défie
l'esprit ce grand conquistador.
A ce moment, tes flots secouent un na-
vire où le seul être cher du passé, Rose, la
précieuse disparue, s'épeure ou bien lui, que
je ne connais pas, le Hollandais volant, le
maudit au grand coeur dont je serai le port
joyeux, le havre caressant.
Je t'aime et je te crains, ô mer ta fièvre
!

je la compare seulement au grand calme


d'Ilov, plus grand que toi et dont l'oeil sans
ciller regarderait tes bonds fauves et fous.
Je t'aime, car tu souffres et que je crois en-
tendre mes ennuis traduits en clameurs; je
te crains car tu as le même caractère dan-
II
182 UN COEUR EN PEINE

gereux, incertain, que j'attribue à l'élu de


mes rêves.
Mer d'où sort la vie, mer où aboutit le
rêve, route de la féerie, royaume du vertige,
empire de l'horreur, géhenne liquide que
mon émoi te litanise !

Suprême vivante, criante, sempiternelle


damnée, quel crime expient tes ondes ? L'é-
nigme de ton sort, le secret de ton dam,
je les ignore et je donne goutte d'eau dans
ton amertume immense, ma larme de pitié
à ton douloir.
T'es-tu levée pour moi, tempête? redou-
table veilleur, Océan, as-tu voulu me dire
par un tel bruit de me taire ? Donnes-tu
ainsi la leçon de la patience forte ? Réponds
en suscitant quelque claire pensée, réponds
en m'incitant à l'aventure heureuse. Si tu
n'espérais pas, tu serais immobile ; j'agi-
rai espéreuse, à ton incitation, enseignante,
sublime, inlassée batailleuse et voix jamais
cessée aux harmonies sans fin, changeantes,
magnifiques.
UN COEUR EN PEINE 183

Berce-moi, Mer, si tu ne peux me cal-


mer. Tu émanes de la frayeur et tu m'es
douce; je te sens femme et soeur, amou-
reuse et laissée. Je me retrouve en toi gran-
die et admirable.
Mon âme s'élargit à te parler, ô palpi-
tation de ce monde imparfait. Ta cruauté,
semblable à mes nerfs, m'épouvante sans
m'éloigner; je me sens quoique douce, simi-
laire. Tu n'es ainsi que moi qu'une qui
cherche et qui attend. Tu t'enrages comme
je pleure; tu hurles quand je gémis. Tu
portes dans ton coeur géant des rancunes de
femme et des bontés aussi.
Je suis venue à toi du jour où je fus libre ;
oracle incohérent, oracle intraduisible et qui
pourtant me parle, en langage confus, selon
le sens secret de mon désir d'amante qui
n'aime encore que l'inconnu.
Mais déjà, tes hurrahs de barbare au
massacre se distancent, s'assourdissent sous
le ciel moins épais.
Voici que tu faiblis dans ta colère, ta
184 UN COEUR EN PEINE

fougue diminue ; vas-tu te résigner, vail-


lante, te démentir tenace, permanente finir.
Il te faut du répit, chose créée; et du re-
pos, grandiose énervée; moi-même je sou-
haite que ton bruit et ma pensée se taisent,
saturée de douleur comme on est à bout de
plaisir, fatiguée de l'horreur unie de ton dé-
sespoir et de ma peine, mer d'où sort la vie,
mer où aboutit le rêve, route de la féerie,
royaume du vertige, empire de l'horreur,
exemplaire du courage vaincu et renais-
sant, enseignante des obstinations sublimes,
force incoercible infuse-moi ton vouloir in-
lassable.

Etoile qui scintille au coeur du dogme


austère, phare qui sauve encore quand tout
semble perdu, vigie du ciel visible à tous
sur terre, Ave Maria.
Fais grâce au coeur en peine comme au
bateau qui coule, sauve-moi de la vie, maî-
tresse de la mer, Marie pleine de grâce.
Le Seigneur bénit par tes mains, étends-
UN COEUR EN PEINE 185
les sur mon triste coeur où les mauvais ins-
tincts déferlent.
O toi qui fus choisie pour le mystère, élis-
moi au bonheur; fais divin le fruit qui mû-
rit dans mon coeur ; qu'il enfante un amour
de lumière. O sainte, fais-moi sauve, mère
choisis pour moi, au milieu de tes plus
dignes fils, et prie dans le grand Ciel pour
ton enfant perdue au Ande de la terre.
X

APAISEMENT

Plus d'éclairs, l'Océan gronde encore et


les lames ont toujours un élan fou, mais
l'aboiement de l'eau dégage moins de peur :
on sent que ce monde de mouvement s'a-
paisera et va rentrer au calme.
De l'horizon ne bondissent plus les énor-
mes flots roulants, et chaque paquet de mer
qui se déchire au roc semble maintenant
céder à l'élan et non pas à sa rage.
Le ciel, moins bas, va rebleuir, d'imper-
ceptibles clous d'or se dessinent derrière les
nuages amincis.
L'essoufflement de ce courroux élémen-
taire s'harmonise en ahan majestueux, et
UN COEUR EN PEINE 187

lent mais encore redoutable détente de cet


énorme impersonnalité.
La lune jaillit soudain du noir et bur-
geaute les flots ; de la lumière, c'est moins
d'horreur, et sous le rayonnement fantasque
et pâle, l'onde, comme à un ordre souve-
rain, hâte les derniers hoquets de son
ivresse furieuse : tout va se taire. Vaine
tempête!
Au coeur de Bêlit, le silence est entré.
Vaine agitation ; que lui reste-t-il dans l'âme
de ces évocations du passé ? Le souvenir.,
interrogé, n'a pas répondu. De ces possibi-
lités méditées quelle lumière a jailli ? L'a-
venir reste aussi fermé à son incertitude.
Parmi toutes les idées que son esseule-
ment appelle, laquelle s'est fixée en résolu-
tion ? Aussi passive qu'au crépuscule, elle
verra l'aube éclairer sa pâle indécision. O
l'humiliante évidence de nos courts vou-
loirs, de notre constant non-vouloir, inanité
de ces mouvements d'âme qui nous emplis-
sent et semblent tout changer pour ne
158 UN COEUR EN PEINE

pas laisser même un sillage appréciable.


Le conseil de volonté que donnait la tem-
pête, le calme revenu le dément, et Bêlit
s'hébête, sans idée, ayant épuisé son ima-
gination pour souffrir, et cependant soula-
gée par ces émotions sans effet, elle adore
cette peine constatée sans remède. Elle
salue de torpeur son image dans le flot as-
sagi et maintenant involontaire.
XI

ACCALMIE

Un mauvais rêve a passé sur la mer, et


le mouvement de gorge des vagues trou-
blées halète, l'émoi oppressé de ses plis qui
se froissent isolément se saccade encore.
L'eau se calme, mais écume, balbutiante
de sa colère à peine tombée.
Les nuages blanchissent et se déchirent
sous le rayon lunaire par place le bleu
du ciel perce, parmi le choeur des étoiles
d'or, beaucoup réapparaissent et scintil-
lent.
Ce n'est plus la tempête, la fatigue de
l'élément, épuisé par sa colère et le rythme
11.
190 UN COEUR EN PEINE

du flot sur le galet s'essouffle et tombe en


paquets lourds.
Le houlement, brusque et court comme
une respiration de lutteur harassé, rappelle
les clapotements de la mer du Nord que
Grieg a notés.
On dirait qu'une lutte finit où l'eau inju-
ria l'air et tous deux unis contre le ciel,
chacun stupéfié de son audaee.
La vague claque contre la falaise bour-
beuse, et le ciel se lave et se découvre comme
au grattage d'une pointe habile, de l'apai-
sement, quelque chose comme la lassitude
de l'effort, tranquillise le décor vivant et
immense : ciel et mer pacifiés.
LARGO

DES VOIX DANS LA NUIT

Beau chevalier qui avez pris mon âme,


quand viendrez-vous, ô mon frère céleste
qui devez m'apparaître et m'emporter
parmi mille aventures, vous tardez bien...
Si malgré mon appel incessant vous
ne deviez jamais venir ; désespérée, mais
fidèle à mon rêve, moi je vous attendrais;
et quand même et toujours, vous pardon-
nant, car vous m'avez appris la douceur de
souffrir. C'est en vous espérant que mon
coeur vagissant et fermé a parlé, s'est ou-
vert, éveillé et grandi. Oh! comme il bat
pour vous.
LE PRINCE DE BYZANCE. (Drame.)
I

La voix confuse du silence murmure in-


distinctement, et indistincte en ses palpita-
tions l'âme de Bêlit s'assoupit. Lasse de sa
nuit hantée, devant la mer lassée de sa tem-
pête, la femme et l'élément se détendent
sommeillant ensemble.
A peine un clapotement de lac au pied de
la falaise. Au coeur de la veuve à peine un
émoi confus, et maintenant vague et sans
objet.
La lune monte et une voix lointaine exhale
vers elle un chant que soutient d'un imper-
ceptible accompagnement la basse perpé-
tuelle de l'Océan.
Bêlit ne sait si le refrain vient du large
ou de sa pensée d'hallucinée; est-ce son
coeur ou son oreille qui entend ?
194 UN COEUR EN PEINE

Voici que le chant porté par une brise ar-


rive plus précis; mais à sa fin, la voix
meurt, et un moment elle écoute sans per-
cevoir la reprise du cantabile. A sa place, un
bruit net de rames qui frappent les flots
calmes, un bruit s'approche, et dans l'éré-
thisme sentimental de Bêlit cette barque qui
vient, la fait toute anxieuse d'attente.
Esquif de pêcheur ou bateau de prome-
nade évidemment; pourquoi revient-il, le
terrible motif du Vaisseau fantôme ? pour-
quoi cette partition, où la mer est toute en-
tière notée en ses voix multiples, s'ouvre-t-
elle fascinatrice dans son souvenir; et le
trouble de Senta, quand elle regarde l'image
populaire du Juif-Errant de la mer, elle
l'éprouve à ce rythme de rames invisibles.
Seule, en ces heures d'une veillée amère,
sans que rien d'humain réplique à ses élans
et à ses plaintes, elle salue du sentiment
cette barque qui vient à elle, mystérieuse
nef, seule visiteuse de ce désert de nuit
océane; chaque fois que l'aviron coupe l'eau,
UN COEUR EN PEINE 195

l'imprévu
elle tressaille, et dans son anxiété
grandit le prestige romanesque : soudain
la voix prélude, distincte maintenant; c'est
une voix de femme savante et froide, et la
chanson est froide et subtile ainsi que la
voix.
II

Pâle soeur de mon pâle coeur, au charme


mol et qui change, bénis de tes rayons
si blancs mon amour délicat et lent comme
ton sourire d'argent, parmi les amoureux
nuages.
Parmi les amoureux, j'ai choisi un poète
livide et las. A l'éclat des étoiles d'or, il pré-
fère se pencher sur l'âme qui dort dans ma
beauté blême.
Blême, je suis une napée au baiser froid ;
j'enchante par ma peau glacée, mes cheveux
flaves, la coerulée de mon regard : et mon
amour pâlit sans m'empourprer moi-même.
Verse-nous des plaisirs, Lune, et de traî-
nantes caresses, je veux aimer très douce-
ment, ne sentir que l'effleurement, du coeur
comme des lèvres.
UN COEUR EN PEINE 197.

Vois ma main qui trempe dans l'eau :


elle est heureuse; ainsi, je veux être mouillée
et non pas noyée de caresses. Va chez les
filles du Midi, élis la banalité brune, ton
coeur est solaire, je crois : moi, je veux des
voluptés de lune.
III

Une voix mâle et douce, une voix d'émo-


tion contenue, dit ce mot plus étrange dans
la nuit :
— Démente !

Ce sont des amoureux singuliers ; la tem-


pête a dû les prendre loin de leur plage et
les a poussés vers la falaise. Pourquoi le son
de cette voix entendue sur un seul mot,
obsède-t-il Bêlit ? Elle a vibré comme une
harpe qui reconnaît la main du maître. Si
cette voix l'appelait, obéissante, elle répon-
drait : certes son trouble d'amante sans
amant la livre sans défense à la première
venue des impressions sexuelles. Elle se le
dit, mais elle ne le croit pas. Ceci pour elle
se nomme passage du destin et non hasard;
elle pressent qu'elle est venue étrangement
UN COEUR EN PEINE 199

veiller sur ce roc pour entendre un inconnu


parler d'amour dans l'ombre.
Du pied de la haute falaise deux voix
montent distinctes, et tel le dialogue qu'é-
coute Bêlit, immobile, et dans une atten-
tivité pleine d'angoisse, avide pourtant.
IV

LUI
Démente ! tu invoques ton propre prin-
cipe volatif et mauvais, et tu conçois se-
lon l'anémie de ton âme. Car il importe peu
que tu veuilles tel rythme de caresse ; il
importe beaucoup que tu aimes selon la
Norme Auguste. Préfère mes lèvres en leur
féminité, mais ne cherche pas à vicier l'a-
mour même.
ELLE
Prêcheur, vous m'avez dit l'amour une
essence, et l'essence incorruptible
!

LUI
Prends le charbon d'un brasier, isole-le
au vent, il s'éteindra cependant que le bra-
UN COEUR EN PEINE 201

sier lui-même restera vif. Ainsi de l'abstrait


en nous ; et tu m'irrites en soufflant la
flamme qui t'éclaire à ma tendresse.

ELLE
Vous portez des rubans verts et je ne
suis pas Célimène, Alceste.

LUI
Vous êtes pis : vous êtes la femme sans
grandeur ; vous jouissez d'amour, vous n'ai-
mez pas ; le meilleur de vous, c'est la droi-
ture dans la dépravation, je vous voudrais
purifiée, haussée...

ELLE
Aimez la femme que je suis, et non pas le
fantôme faux de votre imagination.

LUI
Je n'ai jamais aimé la femme que vous
êtes; j'aime à travers vers vous un idéal
splendide, et je fais mon effort pour l'incar-
ner dans votre beau corps.
202 UN COEUR EN PEINE

ELLE
Je vous aime, moi, pour votre absurdité;
ce perpétuel mécontentement de moi, de
vous, de tout, me plaît et m'incite ; quand
vous tomberez dans mes bras tout à l'heure,
une dernière amertume de critique aux lè-
vres, ce que vous nommez ma perversité, se
pâmera. Ma grâce lutte tout le jour contre
votre pensée, et tous les soirs elle a la vic-
toire. Point de monotonie en vous; l'aube
vous éveille navré de moi, résolu à me fuir,
et vous restez : personne ne me juge plus
hardiment que vous-même, et personne ne
me donna tant de joie.
Eh combat perpétuel avec un des plus
hauts esprits qui soient, je demeure victo-
rieuse : allez, vos reproches fomentent mes
plaisirs.

LUI
Un jour la pensée déchirera votre pres-
tige ; un jour la matière délicieuse que vous
UN COEUR EN PEINE 203

êtes disparaîtra de ma préoccupation ; un


jour vous serez morte devant Tammuz.

ELLE
Jamais : malsain est mon coeur égoïste et
traître le vôtre ; je me plais à l'emporter sur
vos rêves et à mettre vos idées en déroute;
mais vous-même vous me prenez pour ma-
tière d'un but spécial et inavoué que je pres-
sens et que vous cachez.

LUI
A personne je n'ai dit si profondément
que j'aimais, à personne je n'ai offert aussi
complètement mon être que je vous l'offre ;
cependant, je ne suis ni aveuglé par vous, ni
assez détaché de vos charmes. J'attends de
vous adorer ou de partir pour une mission
sublime.
ELLE
Fourbe généreux et artiste dévoyé, si moi,
dernière de vos expériences, je ne vous donne
point la plénitude cherchée, vous deviendrez
204 UN COEUR EN PEINE

l'alchimiste de l'amour, et comme ces pau-


vres savants du moyen âge qui écrivaient
sur l'art de faire de l'or, vous étudierez
et enseignerez, je gage, ce que vous saurez
ne pas exister, du moins, ce que vous n'au-
rez pu réaliser.
LUI
Il y a un Ars magna d'amour; des lois
régissent ce phénoménisme supérieur : je les
découvrirai.
ELLE
Sur moi, n'en avez-vous trouvé aucune
de ces Normes; et dans nos nuits, ingrat
rêveur, pensez-vous à l' Ars magna ?

LUI
Je pense même alors à l'imperfection de
notre étreinte; d'abord, nous parlons pour
nous entendre, alors que nous devrions
nous écouter penser.
ELLE
On s'écoute vibrer et vivre; à deux on se
UN COEUR EN PEINE 205

baise. On pense seul; je n'aurais aucune


joie à vous suivre dans l'essor spirituel. Ce
que vous nommez pensée rattache votre moi
au collectif; l'abstrait, c'est trop haut; l'hu-
main, c'est l'ennemi du duel passionné ; vous
n'aimerez jamais que l'amour, à travers les
coeurs.
LUI ,

Eh certes nos coeurs ne sauraient être que


!

des approchements de la tendresse infinie,


comme nos lèvres truchent pou la commu-
nion de nos âmes! Votre beauté, je l'aime,
parce qu'elle contient manifestée une par-
celle du beau abstrait.

ELLE
Oui, j'ai pour rivales les idées, que dis-je,
pour reines despotiques; je devrais à l'ordre
de votre rêverie changer ma nature. Pyg-
malion ne demanda à Vénus que d'animer
Galathée ; vous exigez la métamorphose, et
sur le diffus énoncé d'une songerie mystique.
12
206 UN COEUR EN PEINE

LUI
Si vous aimiez, vous serviriez ces idées
qui me dominent aussi, et ma rêverie ne
vous ordonnerait rien; vous vous identifie-
riez avec allégresse à mon idéal, parce que
vous sentiriez que je ne vous donnerai de
joie complète que lorsque, au lieu d'être
Lady... devenue Chimère, vous renferme-
riez tout et seriez vraiment l'universalité
pour moi.

Etonnement sans expression que celui de


Bêlit ! Ce dialogue imprévu de flirt mondain
se singularise et affecte bien plus, souligné
de l'heure et du lieu, écouté par l'âme si
remuée de la jeune femme.
La voix dessine-t-elle la physionomied'un
être, à l'imagination? Elle suppose Tammuz
brun, les traits calmes et tristes, le geste
lent, très beau, et sa maîtresse blonde et
blanche, indigne, quoique tous les carac-
tères de la sélection sociale se révèlent à
UN COEUR EN PEINE 207

son chant et à ses dires. Elle la voit avec


détestation, lèvre mince, coeur égoïste, peau
froide, élégante anémiée et cependant déli-
cieusement nerveuse. Elle la déteste, au
point de s'étonner de ce sentiment de haine,
le premier qui se soit levé en elle et combien
vite levé !
Elle envie, jalouse cette femme qu'elle-
juge indigne de son bonheur. Ce bonheur
qu'elle a cherché, qu'elle attend et qu'elle
n'espère pas, elle le sent méprisé, incompris,
gâché, là, à portée d'oreille, a portée de
voix.
V

ELLE

Vous n'aimez pas, Tammuz ; et seule


une inclairvoyante serait heureuse, à moins
d'une perverse comme moi? Vous ne m'ai-
mez pas et vous êtes maniaque : je rends jus-
tice à votre pensée puisque cette adversaire
perpétuelle, je l'entretiens vivante et com-
battive; et n'en souffrant pas, je vous évite
le remords de me prendre pour pupitre à
une utopie d'amour.
Sujet et non pas objet de vos tendresses,
moyen et nullement but de vos désirs, pro-
totype d'analyse, Stradivarius de volupté, je
deviendrais dupe à être celle que vous appe-
lez; et dupée je vous haïrais. Votre vocation
dépasse ce résultat trop restreint : le bonheur
UN COEUR EN PEINE 209

d'une femme : sans doute vous consentiriez


à le faire, mais vous visez à plus : à je ne
sais quelle mysticité amoureuse.

LUI

Mon idéal plus haut que le vôtre, vous


sollicite à monter; je ne veux pas descendre
par vous, je veux que vous montiez par moi :
et ce dessein obscur que vous m'attribuez,
naît de mon impuissance à accorder votre
âme avec la mienne. Avec quelle bonne
foi j'ai soufflé le plus ardent verbe d'amour
sur vous; juste Eros et un verbe de volupté
intelligente seul m'a répondu. Maîtresse
exquise, amante non pas ! Je suis plus qu'un
homme, je suis homme cependant et inca-
pable de repousser la grande joie, si je la
voyais. Ne croyez pas qu'on préfère rien à
l'Amour, lorsque l'Amour est parfait; mais
son imperfection rejette les plus hauts coeurs
en haut, vers Dieu; les abstraits, droit de-
vant, dans l'ambition et les émois d'aven-
tures, tout en bas au vice et aux poisons de
12.
210 UN COEUR EN PEINE

la volonté. Ce moine répète qu'il faut mou-


rir parce qu'il n'a pas entendu « il faut aimer»
assez profondément dit, cet artiste trompe
ses déceptions par de splendides inventions
lyriques : ce condottière a été vaincu à l'a-
venture sentimentale, ce métaphysicien déçu
ou fui par le baiser. Tous se sont tournés
vers l'Éros ; et ne le voyant pas présent ils
se sont détournés : je me détournerai de
de vous.
ELLE
Le grand Eros, ce rêve auquel vous sacri-
fierez et moi et mille autres et vous-même,
qu'est-ce ?
Je suis une jeune et très belle femme, pai-
resse d'Angleterre et indépendante, commode
à aimer, caressante à lasser, spirituelle et
compréhensive jusqu'à vous répondre. En
vous détournant de moi, vers quel énoncé
vous tournerez-vous ?
LUI
Après vous, il n'y a que l'abstrait.
UN COEUR EN PEINE 211

ELLE

L'abstrait n'a pas de lèvres et vos lèvres


resteront baiseuses, avides ; après moi, une
autre, qui présentera des lacunes différentes :
voilà tout.

LUI

Je puis compléter un être, s'il me fait le


don absolu de soi-même : et il ne peut se
donner que s'il est vierge et s'il aime abso-
lument. Or, je succède à plusieurs, en vous,
il y a, au seuil de la Seigneurie de Florence,
une statue de David dont Michel-Ange ne
fut jamais satisfait; il la tailla dans un
marbre commencé par Mino da Fiesole et
son oeuvre fut gênée par l'ébauche antérieure.
Ainsi votre expérience de l'amour; tout ce
que la volupté a écrit sur votre chair et le
romanesque sur votre esprit, tout cela est
de la matière amoureuse gâchée qui vous
fait incomplète sous mon cisaillement men-
tal.
212 UN COEUR EN PEINE

ELLE

Bon Statue commencée, je suis du moins


!

en Paros : vous repousseriez le bloc de


pierre intactmais grossier. Croyez-vous donc
qu'il y ait des êtres parfaits, et qu'on ren-
contre l'absolu en corset? Non, ami, l'incom-
plet restera toujours le caractère de l'hu-
main. Celle qui aura plus de flamme que
moi aura moins de beauté et l'autre qui
réunirait sage la flamme, serait ouvrière :
ou bien il vous faudrait engager votre vie
sur le peut-être d'une pucelle qui s'ignore
ou l'égoïsme d'une femme mûre qui se cram-
ponnerait de toute la force désespérée de
son automne à votre jeune amour.
Ami, ce qui complète parfois jusqu'à illu-
sion, c'est la circonstance.
Né lord et saxon vous trouveriez en moi
l'idéal du lord saxon; bohème élégant et
lyrique vous ne pouvez être que mon
amant; et vous êtes venu quatre ans trop
tard dans ma vie.
UN COEUR EN PEINE 213

LUI

Cette complicité de la vie dont le plus


digne amour ne saurait se passer, suppo-
sons-la entre nous; il reste la différence des
idées. Vous êtes à moi joyeusement et vous
n'êtes qu'à moi; je vous possède, l'Amour
est au delà.
Aimer c'est choisir un être, arche de sal-
vement, d'y enfermer tout son désir. Or, le
désir ou besoin de l'excellence appétit de
tous les mieux, comporte autant le luxe que
la beauté, la chair que le rêve. Il s'agit de
créer à deux un troisième terme collectif :
ce qu'on nomme « notre amour » est bien
réellement un enfantement physique, moral
et métaphysique, et si je dois vous laisser
maîtresse de vous et partager la royauté de
l'âme, l'empire de l'esprit revient à moi
Seul. Votre rétivité mentale est telle que
vous répugnez même à la formule de mes
plus chères doctrines. Vous n'êtes pas la'
parèdre, mon dédoublement.
214 UN COEUR EN PEINE

ELLE

La parèdre, Tammuz, est momentanée,


la parèdre nul ne la connaît que pour l'a-
voir rêvé. Combien de fois avez-vous dit
« c'est elle » et ce fut elle un moment si
court fut-il ? Eh bien ! il n'y a que des mo-
ments pour le coeur, on passe sa vie à les
préparer et à s'en souvenir : jamais on ne
fixe ce volatil : l'unisson sentimental, à
moins que les deux êtres ne soient très sim-
ples, rudimentaires. Songez à ce que nous
sommes, moi par ma paresse, vous par
votre pensée ? Voyez que notre seule et
constante occupation est d'analyser, rêver et
réaliser l'amour; nous sommes, Tammuz,
des virtuoses et des théoriciens d'aimer.
Pour nous, c'est un art, une science presque
une religion en même temps; et vous vous
étonnez que je ne sois pas chef-d'oeuvre,
Norme des Normes et déesse; vous-même
inactif, hésitant et plaintif vous ressemble-
riez aux autres, sans votre inquiétude du
UN COEUR EN PEINE 215
grandiose : il y a en vous un désir d'au delà
admirable; mais ce désir ne se résout jamais
en volonté, pas même en formule.

LUI

Tout contre toute; plénitude pour tota-


lité, voilà la formule. Si je ne suis pas Dieu
pour vous, je ne suis rien et non pas Dieu
chrétien parfait, mais Dieu païen, passion-
nel et faillible. Comment prendre pour
unique point d'appui un coeur mal assuré ?
Construirai-je sur le sable incertain d'une
âme qui me sape tout mon édifice de per-
sonnalité ?
L'autrui le plus tendre ne peut qu'une
seule chose, me confirmer dans mon moi, le
couver, et en recevoir toute la vie de lu-
mière. Or, vous êtes pour moi ce que le
mystique appelle, en la peinture des phéno-
mènes psychiques l'adversaire. Nous
,
sommes en tournoi plus qu'en tendresse; je
vous blâme, vous me jugez.
216 UN COEUR EN PEINE

ELLE

Mais quelle femme ne souhaiterait mê-


mement que vous, être la déesse faillible et
pourtant vénérée. Je n'ai jamais cru à cette
plausibilité ; mais la rencontrant, je ne l'au-
rais pas laissé passer outre et à autre, j'en
jure.
LUI

Il existe, à cette heure, je ne sais où, très


loin, sous un ciel indécis ou bien à une lieue
dans les terres, un être qui veille ou dort,
sourie ou pleure, il m'ouvrirait les bras sans
que j'aie parlé et je l'emporterais sans qu'il
me demandât où je l'emmène.
Est-il blond ou brun; vierge ou impur;
riche ou pauvre; noble ou peuple; niais ou
sublime, je l'ignore : il est mien.
Sa vie j'en puis disposer; je suis sa chi-
mère, je n'ai qu'à passer et à prendre : et
cependant je suis votre et je ne saurais sans
folie sacrifier à une constance pour l'in-
UN COEUR EN PEINE 217

connu, ma nécessaire et présente substanta-


tion tendre.
Assez de foi pour chercher et attendre ?
Non. Assez de vertige et d'insouciance pour
ne pas gémir ? Non encore. Je trompe avec
vous quelqu'un que je ne connais pas et qui
est mien ; je suis infidèle au bonheur, adul-
tère devant ma femme, la vraie, celle que
je ne connaîtrai qu'après la vie.
VI

Dans le coeur en peine qui palpite sur la


falaise ces paroles ont porté le feu ; et
comme Tammuz s'est tu, à voix très basse
elle répond pour elle-même :
« J'existe, à cette heure, à vingt mètres
de toi, sous ton ciel, à bien moins d'une
lieue dans les terres, je veille et pleure, je
t'ouvrirais mes bras sans que tu aies parlé,
et tu m'emporterais sans que je te deman-
dasse où tu m'emmènes.
« Je suis blonde et pure et noble et riche
et sublime et surtout tienne. Tu peux dis-
poser de ma vie; car tu as la conscience que
j'existe et tu gémis de m'ignorer ; car tu as
le beau remords de me tromper, toi qui ne
UN COEUR EN PEINE 219
me connais pas et qui est mien ; cher infi-
dèle, ton épouse, la vraie, te pardonne et
t'attend, la vraie, celle que tu connaîtras
demain. »
VII

ELLE

Il existe à cette heure, je ne sais où, très


loin ou très près, un être simple, un coeur
religieux qui ploierait le genou, si je lui ap-
paraissais, et que je ferais obéir à un cille-
ment.
Il peut être aussi beau que vous et plus
pur, car ce que vous avez pensé est pis que
ce que les autres font, faisant mal. Est-ce un
écolier, un poète, un gars, un officier, je
l'ignore : il est mien pourtant.
Mien sa vie, j'en puis faire une contempla-
!

tion extasiée: je suis la fée et la madone;


je ne dois que ma bénignité, et cependant je
suis vôtre, Tammuz, à vous qui me résis-
tez, si vous ne me dominez pas : je laisserais
UN COEUR EN PEINE 221

là ce seul vrai dévot de ma beauté pour vos


dures paroles : je vis plus haut-par vous, par
lui madonifiée, je ne suis plus libre de cer-
taines perversités auxquelles je tiens ; tan-
dis que vous, grand prêcheur, vous mettez
à leur aise tous mes mauvais instincts ; je
m'épanouis sans voile ni au coeur, ni au
corps, parce que l'horreur ou ce que vous
dites tel, vous l'aimez, étant subtil et l'uti-
lisant à vous entêter vous-même.

LUI

Vous renouvelez cette proclamation des


droits de la femme, déformation chrétienne
des idées décadentes orientales : chevalerie,
galanterie, les deux mouvements, l'un mus-
culaire, l'autre nerveux, de l'histoire pas-
sionnelle, sans voir que ce sont, des men-
songes de jadis. La brutalité du médiéviste
eut besoin de s'énerver en Orient pour que
la culture se fît, et quant au dernier, c'est
celui qui a le plus joué la femme.
Tout l'honneur d'un amour, c'est sa durée
222 UN COEUR EN PEINE

dans la fidélité et aussi la hiérarchie des


amants, n'est-ce pas ? Eh bien il y a encore
!

une troisième considération, la qualité du


désir ou la variété des désirs qu'ils arrivent
à satisfaire entre eux. On dit parfois : « Ils
sont heureux. » De quel bonheur, fau-
drait-il demander ?
Il y a, et vous l'éprouvez bien avec moi,
des êtres mâles aussi finement nerveux que
des femmes ; ils en auraient la grâce s'ils en
avaient la peau : ceux-là vous ne les voyez
jamais aveugles ni dévots, ni galants ; ils
sont exquis mais sans vertige tendres, sans
respect, dévoués sans galanterie, mettent
leurs caresses à aussi haut prix qu'une
femme ; leur double orgueil les desexualise,
ils sentent sur les deux portées sexuelles et
paraissent monstrueux, quoique chastes,
plutôt de coeur seulement exigeants, et
d'imagination : ce sont les androgynes.

ELLE

Il y a, et vous l'éprouvez avec moi, des


UN COEUR EN PEINE 223

femmes presque aussi personnelles que


l'homme; elles en ont la droiture, puis-
qu'elles ne mentent pas dès en présence de
qui peut entendre la vérité.
Celles-là, vous ne les verrez jamais ni dé-
solées, ni suicidées ; elles sont charmantes
sans folie, tendres sans abnégation, dévouées
avec discernement, mettent leurs sentiments
sincères à aussi haut prix que pas un homme
son amitié ; leur double orgueil les fait va-
loir comme poignée de main, quand elles
ne vaudraient plus comme baiser, mais elles
sentent sur la double portée et paraissent
monstrueuses, quoique leur âme ait une
douceur et une sollicitude d'amitié, leur tête
cherchant plus à rêver que le coeur à frémir:
ce sont... je n'ai pas de mot.

LUI

Les gynandres !

ELLE
Pas ce mot; il sonne la dépréciation et
224 UN COEUR EN PEINE

déplaît à l'oreille, il déplaît à l'orgueil ; ce


mot, c'est, à mon impression, impropre
comme une rancune serait injuste.
Vous venez d'indiquer des phases de l'a-
mour général ; vous avez dit l'un musculaire
ou sanguin, l'autre nerveux ; voici venir
avec nos temps l'amour lymphatique.
Animalement affaiblis, déséquilibrés, élé-
ments dispersés ; sans doctrine dans la tête,
sans enthousiasme au coeur, tous ressorts
détendus, nous aimons de toutes nos forces,
mais nous sommes anémies. « On ne peut
que ce qu'on peut, » dit l'adage persan. On
n'aime que dans la forme où l'époque per-
met d'aimer. L'extériorité de l'amour est
un cadre que chaque civilisation impose di-
versement ; et à la fin d'une race, la plus
grande de l'Occident, à des androgynes
comme vous, il faut des... Soit..., des gy-
nandres comme moi.

LUI

Non, il faut l'idéal à qui le conçoit et le


UN COEUR EN PEINE 225

conquiert, et conquérir s'appelle rencon-


trer : or, il faut être né dans le monde élé-
gant ou y parvenir, et là allumer sur soi
cette phosphorescence mâle qui, idéalement,
convoque les amantes; le ver luisant a le
désir phosphorescent et la femelle vient a
cette clarté d'amour qui étoile l'herbe noc-
turne.
ELLE
Elle dans le luxe, lui dans la gloire ; voilà
un théorème où la grandeur d'âme arrivera
en troisième.

LUI
Pour jouer Polyeucte, le chef-d'oeuvre de
l'art français, notre Parsifal, comme pour
les ignominies d'un Palais-Royal, il faut
d'abord un théâtre. Ainsi de l'amour; il ne
peut pas être mal mis, mal logé, mal nourri;
la main qu'on baise, laver la vaisselle, est-ce
admissible ? Vous n'ignorez pas qu'il faut
avoir des rentes pour habiter une chau-
mière. Certes, on peut toujours faire de la
13.
226 UN COEUR EN PEINE

passion, c'est-à-dire entrer dans un vertige


et aller au bout ; mais on ne fait de l'amour
qu'avec de rares et divers ingrédients.
L'attrait sexuel étant la base érotide, vous
savez qu'il s'augmente et se continue par le
cadre et l'accessoire. Qu'on essaye de donner
pour lit à une Parisienne la vieille Cybèle?

ELLE
Qu'on essaye de donner votre programme
aux populations?

LUI

Elles ne comprendraient pas ; compren-


nent-elles l'Abstrait; or, l'Amour c'est le
désir abstrait de tout besoin, comme l'Art
c'est l'oeuvre abstraite de toute utilité, comme
la Justice c'est l'acte abstrait de toute néces-
sité, comme la Vérité est la parole abstraite
de toute fatalité.
Or, le mariage, forme sociale de l'amour;
le journalisme, forme actuelle du Verbe; les
décrets contre les hommes de prière, n'ont
UN COEUR EN PEINE 227
aucun rapport avec Eros, Tipheret et
Géburah.

ELLE

Vous êtes bien immoral, Tammuz.

LUI

Et vous bien anglaise. Perverse, vous


croyez à l'excellence de la vertu négative ;
je pressens, malgré mon peu d'expérience,
un mensonge immense dans le dire mora-
liste. Si on me dit : « Cette femme est im-
peccable, » je la redoute : l'indulgence n'é-
clôt qu'au coeur de celles qui ont besoin de
pardons.
L'être qui s'adonne à un vice dépense
toutes ses humeurs mentales ; mais celui
sans défaut a une réserve de méchanceté
qui empoisonne à petite dose tous les actes
de sa vie. Voyez la province, on n'y mène
pas la fête comme à Paris, mais on y hait
tous les jours, à toutes les heures.
228. UN COEUR EN PEINE

ELLE
C'est un de vos leitmotivs, la haine de la
province ; elle n'a pas compris vos fameux
abstraits, et vous lui gardez rancune : Sa-
mas (1) m'a déjà fait entendre cette ran-
coeur.
LUI
La province, c'est la concrétion infâme ;
l'abstrait ne fut jamais représenté que par
la personnalité excessive, et la province dé-
personnalise : là le notaire, l'officier, le juge,
le propriétaire, existent, importants ; là
Tammuz est un fou et lady Sommerset une
drôlesse.
ELLE

Est-ce donc si mal jugé, abstraction de


tout cant?
LUI

Inconsciente même de ce qu'elle vaut,

(1)Samas, protagoniste de Typhonia, dixième ro-


man de la Décadence latine.
UN COEUR EN PEINE 229

voilà donc la femme ? Votre beauté et le


trouble qu'elle dégage, mon amour si vif
quoique, rébellionné, le lyrisme que vous
m'inspirez, ne vous haussent pas à une estime
de vous-même? Même sollicitée par la plus
adverse fortune, il y a des choses que vous
ne feriez pas, des déchéances où vous ne
vous seriez pas résignée.

ELLE
Vous vous engagez trop pour moi, ami ;
j'ignore ce que je serais devenue, placée en
un milieu différent. Croyez seulement que
rien ne se touche d'aussi près que la lady
et l'hétaïre. Née dans la suppression de tout
besoin, j'ai pu me livrer à l'Abstrait fan-
taisiste; même là, je vous désillusionnerais
si je parlais. Tammuz est mon premier
poème, non pas mon premier roman, ni
mon premier baiser, ni mon dernier.
Tammuz a résisté, Tammuz règne autant
qu'on peut régner sur la lunatique que je
suis; que Tammuz soit vaincu et je dé-
230 UN COEUR EN PEINE

saime... Mais Tammuz sera vainqueur et


me laissera un regret... Suis-je franche ? si
franche que je vous avouerai combien tout
à l'heure vous avez parlé juste. Oui, vous
êtes intermédiaire entre les sexes cerveau
mâle, nerfs féminins ; la réunion de ces deux
opposés vous sacre pour être aimé, beau-
coup aimé, si n'oubliez jamais de rester l'é-
gal de la femme là où les autres hommes
s'inclinent.
Ne songez jamais à mériter, Tammuz,
mais ressemblez vous à vous-même indéfec-
tiblement ; au lieu d'être aimable, soyez
vous, mais avec une continuité sans défail-
lance : rien n'impose autant de respect à la
femme ; rien, si ce n'est la pluralité du
coeur.
Je vous aime, Tammuz, parce que je
vous sens en puissance d'être aimé par
beaucoup ; demain je vous regretterai parce
que vous serez en réalité de beaucoup d'a-
mours.
Mais, mon doux ami, être aimé n'existe
UN COEUR EN PEINE 231
qu'au prix d'être infidèle. Ne vous bercez
pas de l'espoir d'un unique amour ; con-
damné au baiser errant, consacré à une cé-
lébration étrange de la passion, vous ne
pourrez ni vous arrêter, ni finir ; rejeton
d'Orphée, tu n'auras pas d'Eurydice, et tes
lèvres appartiendront au choeur des Mé-
nades.
LUI

Le ciel démente ta sinistre parole ; l'af-


freux destin, tu me l'attribues, de me pro-
faner en me dispersant ! Non, si je ne la
trouve, elle, je l'aimerai, lui ; j'appartiens à
l'Amour.
ELLE
Précisément : tu seras le prêtre doulou-
reux de la passion, tu aimeras pour conso-
ler, guérir ; mais comme le prêtre, tu seras
fidèle à une mission et non à une femme.

LUI
Je découvrierai ma parèdre !
232 UN COEUR EN PEINE

ELLE
Peut-être, mais trop tard : l'abstrait t'aura
ordiné, ô abstracteur. Tammuz, amant de
l'amour, je te salue, homme sans femme,
mari sans épouse, amant sans maîtresse ;
étrange missionnaire, pécheur et bienfai-
sant, charnel et idéal, je te pressens. Au-
mônier de l'exception, confesseur des im-
pénitentes, directeur des insensées, évêque
de la Pentapole, cardinal du péché, je te
pressens et je te dévoile à toi-même plus
que tu ne veux. Mon lucide orgueil t'étudie
depuis le jour où tu m'es apparu ; il t'a
percé, et comme je ne peux pas te garder,
je t'avertis que nulle ne te gardera, nulle,
entends-tu?
LUI
Je ferai mentir ton voeu, je le jure.

ELLE
La vie aussi a juré, et avant toi, que jamais
l'homme idéal ne se réunirait à la femme
UN COEUR EN PEINE 233

idéale; la société a juré encore que jamais


le génie ne touchera la main pleine d'or de
la beauté.
Il te faut la beauté, l'or et une âme ab-
solue ; tu ne les trouveras que séparément,
et tu n'aimeras pas.
Pour réaliser ton abstrait, les murs d'un
palais sont le cadre, une âme neuve, la
matière même de ton grand art, et jamais,
jamais, cela n'est ensemble. La Nécessité te
précédera, barrant ta route ; le Besoin se
jettera à travers tes pas, et tu trébucheras
jusqu'à ce que, reconnaissant impossible ton
propre bonheur, tu deviennes le plus doux
des orgueilleux, donnant ce que tu ne sau-
rais recevoir.

LUI

Ta vibration intuitive m'embarrasse par


sa lucide logique, et ton affirmation de
ma vaine poursuite de la parèdre, je l'écarte
sans en être frappé ; ta conclusion, je l'avoue
juste et prophétique.
234 UN COEUR EN PEINE

La plénitude seule me peut fixer, et la


plénitude ne viendra pas. Mais je jure sous
cet astre fantasque, devant cette mer qui
écoute et sur toi mon plus cher souci, je
jure de ne désaimer jamais qu'on ne me
devance.

ELLE

— Pas même moi.

LUI

— Surtout pas toi.


VIII

Les voix se taisent dans un baiser sans


doute ; et soit que des caresses les ren-
dent muets, soit qu'ils rêvent, aucun bruit
ne monte plus vers Bêlit.
Un moment celle-ci écoute encore le si-
lence, puis une voix intérieure parle, à im-
pressions précipitées et confuses. D'abord,
le heurt des sentiments bouleversés n'est
qu'une angoisse délicieuse, une volupté souf-
frante. Elle perçoit au coeur une violence;
il lui semble que son âme, assaillie par un
cher ennemi, va être forcée et' s'ouvrir :
haletante, défaillante, comme la vierge phy-
sique à l'approche de l'époux, elle étouffe
un cri de douloureuse allégresse; Tammuz
est dans son coeur : elle aime.
236 UN COEUR EN PEINE

Elle aime un inconnu dont la voix seule


lui a été portée par la brise, qu'elle ne re-
connaîtrait pas demain s'il paraissait.
Son coeur est donné, la voilà prise sans
qu'il le sache, tandis qu'une douce mélanco-
lie ou bien de plus immédiates joies emplis-
sent la barque arrêtée au pied de la falaise
et qui porte le bien-aimé et la rivale.
Comme elle la déteste, cette Anglaise au
coeur si froid, à l'esprit si aigu. Certes,
Tammuz n'hésiterait pas entre son coeur à
elle et la perverse compagnonne. Elle aime
et déjà elle souffre : jalouse du silence pen-
dant lequel les coeurs se parlent peut-être,
inquiète d'entendre des propos d'amour, à
la reprise des voix, stupide de la nouveauté
de cette vibration.
Elle l'aime! si vite et si absolument!
Etonnement pour soi-même ; comme une
longue excitation nous livre à la première
détente à propos survenant ; elle obéit à
l'accumulation sentimentale de sa médi-
tation hallucinante. Vainement cette idée
UN COEUR EN PEINE 237

lutte contre l'émoi si tendre survenu. Elle


aime ! Quelques paroles singulières appor-
tées par le vent de la mer, et le coeur de
Bêlit a battu pour la première fois. Nulle
préoccupation d'Ilou, de Rose, du château
de Rose-Croix ; tout disparu, la voix seule
de Tammuz vibre en elle.
Au lieu de s'effarer de la hâte inouïe de
son coeur, Bêlit se juge raisonnable. N'a-
t-elle pas surpris le bien-aimé à l'état de
franchise entière, en face d'un examen plus
précis et critique que n'eût été le sien.
Elle aime elle se le répète, dans la dé-
!

vote hébétude du mystérieux avènement.


Elle aime et n'a pas encore pensé à être
aimée ou comment! Elle aime et c'est tout;
il soleille dans son âme ; mais voici le réel,
la rivale a parlé.
IX

ELLE

Ta bouche, je l'aime plus que ton coeur,


Tammuz; ta lèvre vaut mieux que ton âme,
et ton baiser que ton esprit.

LUI

Parce que ma bouche est à portée de la


tienne et mon coeur loin du tien, non en
distance, en hauteur; parce que ma lèvre
est un fruit heureux d'être mordu et que le
baiser me descend vers toi.

ELLE

Eh bien ! sois à portée ! Eh bien sois


!

fruit à ma morsure Eh bien! descends, par


!

ton baiser, je monte, moi!


UN COEUR EN PEINE 230

LUI

A cette heure, le désir seul...

ELLE

Ne cherche pas des noms, je cherche ton


étreinte; ne parle pas, j'entends une har-
monie prochaine de nos deux corps : si ce
n'est pas l'Amour cette joie de sentir vibrer
ton être près du mien ; si ce n'est pas t'ai-
mer que te serrer ainsi, ne cherches pas plus
loin : la femme ne va pas au delà... je viens
à toi.
X

Oh! la pleurante colère, qui révèle à Bê-


lit les affres de la jalousie. De sa douceur
résignée jaillit une femme nouvelle et possi-
blement méchante : subitement convertie
aux violences, aux excessivités, elle sou-
haite que la barque chavire, que cette femme
meure.
Ce voeu exécrable projette encore plus
d'audace sur l'intensité de son amour : pour
que la sereine Bêlit devienne atroce de
pensée, il faut que toutes ses forces vives
soient attaquées par une surhumaine dou-
leur.
Sur la falaise, on grince des dents, et les
poignets se tordent, et les ongles éraillent la
peau.
UN COEUR EN PEINE 241

Au bas de la falaise les dents se choquent


dans les baisers, les bras s'enlacent, et la
chair se marbre de la violence de l'étreinte.
Le désespoir et la joie, à trente mètres
l'un de l'autre, sont là, et celui-ci épie et
maudit celle-là.
Quel doute, si d'un mouvement du pouce
Bêlit pouvait tuer sa rivale, qu'elle ne le fît;
ainsi l'amour transforme cette douce créa-
ture en assassin ; ainsi un crime est né du
premier battement d'un coeur tendre ; ainsi
l'horreur est fille de la passion et parcourt
toute sa croissance en un seul dépit.

14
XI

LUI

Il y a des touches de l'âme qui ne jouent


que par le corps; la caresse n'est ni si ma-
térielle ni si vaine qu'on croit. Tu m'as
aimé, ce moment, car l'âme de la femme
tient si exactement au corps qu'on ne sau-
rait toucher au sentiment sans toucher aux
nerfs.
ELLE
Cette analyse n'est pas en son lieu, et vous
avez le plaisir... pédant.

LUI

Non, j'ai la perception des moindres chan-


gements nerveux, et vous avez changé de
UN COEUR EN PEINE 243

coeur, après l'émoi du corps. Votre oeil ne


montrait plus que de l'orgueil curieux, votre
corps désaimanté et devenu indifférent m'a
avoué la momentanéité de vos élans : à une
femme de sang-froid, comment dire mieux
que de psychologiser.

ELLE

Un crime, vous me le ferez, je gage, de


n'être pas toujours un arc nerveux bandé.

LU

L'amante ne cesse pas l'attentivité ner-


veuse ; l'amante reste émue tant que dure
le contact, fut-il à peine de la main.

ELLE

Vous parlez de malades...

LUI

Au contraire, de femmes saines, mais où


la sensibilité plus haute se maintient, désir
après bonheur, bonheur pendant désir.
244 UN COEUR EN PEINE

ELLE
L'horrible manie d'évoquer le mieux et
de m'appeler pire. Eh! que ne me laissez-
vous?
LUI
Je vous laisserais si je ne devais pas vous
regretter; je veux vous quitter sans souffrir.
J'y parviendrai.

ELLE
Et cet être n'a pas vingt-cinq ans! Quel
fils produirait-il pour la damnation de la
femme future, juste Dieu?

LUI
Un Euphorion qui saurait la science
d'aimer.
ELLE
Qu'avez-vous donc vécu avant moi pour
ainsi me traiter en dernière étape passion-
nelle?
UN COEUR EN PEINE 245

LUI

J'ai vécu la solitude; elle annihile ou elle


parfait l'individu. Quelles que soient les
compagnies, celle même du génie, rien ne
sert à la culture du moi que la méditation :
ce qui fait Paris si bête, c'est qu'il ne se
recueille jamais, et celui qui ne réfléchit pas
continue ses errements et meurt novice de
la vie, ignorant de lui-même, fermé à la
progression. Or, ma vie, au début, n'a pas
comporté d'événements du tout, mais j'ai
si bien creusé les détails, tous les infiniment
petits de ma puberté et de mon adolescence,
que j'ai pu, dès l'abord, lire le livre difficile
écrit à rebours que vous êtes, ma chère
âme.
Figurez-vous une quinzième année trou-
blante pour les deux sexes, l'éphèbe ancien
mélancolisé; imaginez une âme d'infinie
tendresse, et voyez ce que cela devient en
province, quand par haine de religion et de
famille on se trouve ostracisé et à l'index.
14.
246 UN COEUR EN PEINE

Ma première impression d'amour, com-


bien profonde et inoubliable Entraîné par
!

des condisciples, j'allai rôder dans la rue


de la prostitution ; me tenant très au milieu,
avec un sentiment féminin de ne pas me
crotter en touchant ces murs-là. Les appels
incitants des mégères me crispaient d'effroi,
quand par une porte ouverte de plain-
pied sur la rue, je vis, tout éclairé, un lit
très blanc, et une femme lasse qui dor-
mait la tête sur son bras nu : j'eus pitié de
la terre, je me sentis plein de bonté pour
cette misère de la chair et du coeur.
Le blanc de ce lit de prostituée et la las-
situde nocturne de cet être de joie que je
voyais alors à travers des évocations anti-
ques de corybantes et de triomphe dyoni-
sien me soufflèrent un dessein jamais ou-
blié, de toucher le fond de ce mystère du
corps et des attractions.
J'ai toujours retrouvé ce lit également
blanc pour le devoir ou le vice, l'amour ou
le besoin. J'ai toujours revu cette femme
UN COEUR EN PEINE 247

qui dormait de fatigue physique ou morale,


d'ennui ou de détente, et j'ai cherché mieux,
et je le trouverai, puisque je le porte en
moi.
De cette impression profonde comme tout
ce qui commence une vie perceptive, j'adop-
tai un mode de comédie classique ; n'ayant
alors que des ouvrières, des grisettes à mon
bon plaisir, je n'avais de rendez-vous que
dans la rue, aux carrefours, et la nuit tom-
bée.
J'ai vécu les Clitandre avec des Agnès en
cheveux sur la place où se joue l'Etourdi.
Le lit possible était un lit bête, et je ne
comprenais pas la première nuit sans un
grand décor. Puis je n'agissais pas morale-
ment sur mes grisettes ; elles me faisaient
des caresses d'homme à femme, me parlant
de mon cou de cygne et de mes lèvres de
corail; mais sur ces violons je ne pouvais
rien jouer de la grande musique qui était en
moi.
Ah milady, que n'êtes-vous passée dans
!
248 UN COEUR EN PEINE

ma vie à ce moment? Comme je vous au-


rais adorée en fée, en madone, en princesse?
Chérubin est exquis, mais Chérubin est du
XVIIIesiècle, le siècle inférieur, le siècle pa-
risien ; imaginez-le mystique et non pas
polisson, et voyez pour une vraie femme les
délices d'un tel amour.

ELLE
Vous me suscitez une idée : je ne vous
donnerai pas d'autre successeur qu'un ché-
rubin mystique.
LUI
Le ton ironise ; et cependant ce ferme
propos vous le faites en réalité; je serai
cause un jour qu'un adolescent souffrira.
ELLE
Vous serez cause que tous ceux qui me
chanteront leur romance souffriront. Lors-
qu'on succède à un méchant amant, à cer-
taines heures, la femme venge sur l'innocent
les offenses de jadis et les torts de l'autre.
UN COEUR EN PEINE 249

Après vous autres les androgynes, tout ap-


paraît fade, inférieur : le culte de votre propre
orgueil nous flatte en nous blessant et, par
la suite, nous l'imitons, avec le manque de
mesure propre aux êtres nerveux. Un amant
comme vous, Tammuz, est le fléau des
amants à venir; ils sont condamnés devant
qu'apparus : car ils nous aiment ceux-là et
nous les possédons, tandis que vous aimez
l'amour à travers nous qui ne vous possé-
dons pas.

LUI

Hélas ! la lumière peut laisser un sillage


d'ombre, la plus pure semence se vicier et
l'âme de Tammuz corrompre. Vous voulez
me rendre ce mécontentement salutaire que
je vous donne de vous-même, vous me vou-
lez triste et hésitant ; triste, je le suis né; hé-
sitant, je mourrai sans l'avoir été. Je vais
par vous, j'irai par d'autres, à travers les
heurts et les angoisses, vers un idéal intan-
gible, mais adoré.
250 UN COEUR EN PEINE

Si j'ai quitté la veille austère et la vie


penseuse pour vibrer, incohéremment à tous
les souffles instinctifs et passionnels, c'est
que je suis un explorateur : je veux aller aux
sources du Nil, aux grands lacs de l'Afrique
et au pôle; je veux faire le tour du monde
sentimental et laisser une relation sincère
de mon hardi périple.
La honte me monte au front pour la cul-
ture latine, de lire l'Art d'aimer d'un Ovide
et d'un Gentil Bernard. La matière est aus-
tère, redoutable et auguste; je créerai la
science d'amour.

ELLE

Prenez garde, les Ménades sont toujours


qui ne veulent pas qu'on révèle le secret de
la puissance féminine. Ne touchez pas à ce
terrain sacré et lunaire. Le jour où on ne
pourrait plus dire « Carymary Carymara »
et « tout est vrai, et tout est faux " ; le jour
il y aurait une esthétique d'aimer comme
une d'oeuvrer, et des lois sentimentales
UN COEUR EN PEINE 251

comme des lois statiques, ce jour vous serez


frappé, vous, traître et voleur de secrets,
par l'exécration de l'humanité civilisée !

Oh laissez-donc l'Absurde régner sur ce do-


!

maine, l'insanité y semer pour les moissons


empoisonnées de la passion ; au désordre
abandonnez le coeur, au vertige les sens,
sinon vous mourrez malement.

LUI

L'Abstrait auquel j'obéis commande.


L'heure tinte du grand minuit latin, du mi-
nuit qui n'aura pas d'aube nouvelle; il faut
enfermer dans l'osier du style les expé-
riences et les résultats de l'observation, afin
que dans le flot de l'invasion et dans la boue
démocratique flotte et surnage et parvienne
à la pensée future l'expérience de ce cycle.

ELLE

Au fond, vous n'êtes donc qu'un gen-


delettre. Vous troublerez les existences,
affolerez les coeurs et mènerez plus de mal-
252 UN COEUR EN PEINE

heurs qu'une bande entière de vicieux pour


aboutir à un volume chez Dentu. Mais
on ne peut plus écrire aujourd'hui si on se
respecte, ni peindre, Tammuz : car tout le
monde écrit et peint, et ce que tout le
monde fait devient infaisable pour les fiers.

LUI

J'apaiserai toutes celles qui m'approche-


ront, et je ne mènerai aucun malheur : et
comme saint Ignace a laissé une méthode
d'abdication individuelle après l'avoir réa-
lisée, je consignerai lés exercices passion-
nels par où je suis parvenu au noble amour,
si j'y parviens. Je lève ici mon coeur, comme
on lève son verre : A celle qui viendra.
Fille de mon désir, qui portes mon destin
sous le battement de ta gorge, inconnue que
j'adore, unique amour, parèdre, mon épouse
d'éternité, que mon incantation t'éveille et
t'amène pour arrêter mes pas errants et
fixer mon inquiète tendresse.
A quoi te reconnaître? Je me suis dit
UN COEUR EN PEINE 253

«
C'est elle, » et devant la beauté et devant
la douleur; mes lèvres ont devancé mon
coeur troublé; je ne t'ai pas trahi pourtant,
je te cherchais à travers elles.
Mon coeur est un aimant qui attire et ne
garde pas; certes, ce sont tes soeurs par les
yeux ou les larmes, celles que j'ai aimées,
mais soeurs imparfaites, morceaux de toi,
et je te veux totale et complète sans tare sur
ta beauté, sans faiblesse en son âme, idéal
souverain de mon triple appétit.

ELLE

Si tu n'existais pas, ô toi qui dois venir,


chimère qu'a formé un malheureux cer-
veau ? Inexistante et non pas inconnue,
fantôme élaboré en des rêves d'artiste, per-
fection de Tammuz, je joins ma voix à sa
voix; éveille-toi, dresse-toi et arrête mon
bras qui le caresse. A quoi te reconnaître?
Il ne te trahit pas avec moi; il te cherche, ma
soeur très parfaite, de la larme et de l'oeil,
15
254 UN COEUR EN PEINE

exemplaire complet, satisfaction certaine de


son triple appétit.

LUI

Le ridicule n'existe que pour des mo-


dernes et des Occidentaux : je suis ancien
et d'Orient.
ELLE

La lèvre encore humide de mes lèvres,


aspirer à une autre mérite au moins une
ironie !

LUI

L'ironie sépare les coeurs : la pitié les


assemble.
ELLE

Je vous plains, ô Tammuz, et j'élève en


défi ma main vers la falaise sombre : A
celle qui ne viendra pas.

Une voix, dans la nuit, dit clairement :


Je viendrai !
UN COEUR EN PEINE 255

C'est la voix de Bêlit subitement dressée


et jurant devant Dieu de répondre à l'ap-
pel mystique de Tammuz.

LUI

Avez-vous entendu la réponse de l'om-


bre ; ce n'est pas un écho, mais une voix de
femme; elle a dit : Je viendrai.

ELLE

J'ai entendu et j'ai eu peur; je ne m'ex-


plique pas ce phénomène ; la voix était sin-
cère, d'un accent passionné. Serions-nous le
jouet de quelque sortilège ?

LUI

Etrange, en vérité; ce répons-là me trou-


ble, il vibre encore à mon oreille et à mon
coeur : je veux tenter l'écho mystérieux;
écoutez avec moi.
— O toi qui dois Avenir, viendras-tu ?
La même voix crie dans la nuit :
— Je viendrai.
256 UN COEUR EN PEINE

ELLE
J'ai peur, Tammuz.
LUI

J'ai foi : le son nous est venu du haut de


la falaise, certainement déserte : ceci est du
ressort des frères Rose-Croix.
ELLE
Les frères Rose-Croix ? Une ruine non
loin de Loys porte ce nom. On dit que des
gens de Paris y viennent à tour de rôle
travailler à quelque oeuvre sans nom: le
pays en a peur et prétend la ruine hantée :
je gage que la voix est celle d'un des leurs.

LUI
C'était une voix de femme.

ELLE
Eh ! la maîtresse de l'un d'eux.

LUI
Le mage n'a pas de maîtresse.
UN COEUR EN PEINE 257

ELLE
Le mage est un esprit, un pur esprit !
Vous semblez respecter, au ton de votre
dire, et ce lieu et ces gens ; qu'est-ce donc
que leur fantasmagorie ?
LUI
Vous êtes femme, et j'ai prêté serment.

ELLE
Vraiment, la femme leur paraît indigne
d'être associée à leur veille ? Intriguée, j'in-
siste; dites-moi où tendent leurs efforts, je
suis curieuse de mystère, étonnez-moi,
voyons.
LUI
J'ai prêté serment et vous êtes femme.

ELLE
Mage n'eut jamais de féminin alors.

LUI
Jamais ! Vous porteriez mon nom, vous
auriez tout mon coeur, je resterais muet.
258 UN COEUR EN PEINE

ELLE

C'est donc plus haut que moi et je n'y


puis monter?

LUI

Forme exquise, coeur vibrant, incitatrice


et récréative, femme, vous resterez toujours
au pronaos de la pensée mâle, éternelle ca-
téchumène, jamais reçue dans le temple.
A celui qui associera une femme à sa
pensée, malheur! A celui qui ouvrira le
tabernacle de ses idées à celle de son lit, dé-
raison !
La vie du corps, la vie du coeur à deux
seulement bien se mène; mais la vie de
l'esprit exige un solitaire. Fussé-je plus
amant qu'aucun de ce monde, je n'ouvrirai
la sphère cérébrale à une inconsciente. De
vous à moi l'abîme est fait de cette restric-
tion : et si je peux courber un moment la
folie dont vous êtes faite au même titre que
de chair, c'est que je vis seul dans un do-
UN COEUR EN PEINE 259

maine si sublime que le baiser lui-même


n'y pousse pas d'écho.

ELLE

Vous me blessez, Tammuz ; ce défi


m'humilie : choisissez de me parler ou de
me perdre.
LUI

J'ai choisi ; je me tais.

ELLE
Demain, à l'aube, vous serez seul avec
votre abstrait, car la vie de l'esprit exige un
solitaire. Vivez donc désormais en ce do-
maine si sublime, vivez donc sans baiser.

LUI
La voix qui a parlé deviendra une bouche.

ELLE
Quelle femme acceptera l'insultante pré-
tention de n'être prise qu'en compagnonne
260 UN COEUR EN PEINE

d'infériorité. Je ne crois pas, du reste, à


l'existence d'un monde de pensées.
La pensée, ce n'est qu'une impression
tournée en axiome ; ne voit-on pas fluctuer
dans leur oeuvre les grands esprits suivant
leur aventure.
Le même philosophe sera pessimiste ou
joyeux, suivant qu'il est aimé. Vos pensées
obéissent au ton de nos cheveux ; blondes
si la maîtresse est blonde.

LUI

Dépréciez sans connaître, aveuglément,


luttez contre l'insaisissable rivale, votre
féminité apparaîtra entière. Impressive,
vous combattriez plus justement contre
une impression. Loyal, je vous avoue que
depuis que cette voix cria à deux reprises :
« Je viendrai, » je suis moins avec vous et
je suis moins à vous.

ELLE

Oh ! la mâle pensée que dévie un écho,


UN COEUR EN PEINE 261

le ferme coeur qu'on retourne avec deux


mots tombés dans la nuit ! O gynandre.

LUI
Du dépit, c'est beaucoup pour un coeur
aussi peu amoureux ; et donner raison à
mes précédentes paroles, c'est plus encore.
Je vous le disais bien que l'insouci de Tam-
muz intellectuel compromettrait Tammuz
sentimental. Que me donnez-vous ? des im-
pressions ? Quel lien entre nous autres que
les vibrations nerveuses ? Je reste dans cet
ordre d'où vous n'avez pas voulu sortir. Je
demeure fixé par le seul lien que vous re-
connaissez ; à vous de le faire assez puis-
sant, ce misérable lien nerveux, pour que
deux mots tombés dans la nuit ne m'insen-
sibilisent pas en vos bras.

15
XII

Bêlit exulte ; une palpitation triomphale


bat dans sa gorge. Dagon ne l'a point
trompée. Elle ira au château de Rose + Croix,
elle ira dire qu'elle aime Tammuz.
Non, certes, elle ne prétendait point par-
tager la pensée masculine ; le seul mystère
pour elle c'est l'amour. Pourvu qu'en des-
cendant de son abstrait Tammuz ne s'oc-
cupe que d'elle, voilà tout son vouloir. Une
heure avant, elle voyait une rivale dans
l'idéalité; elle y découvre un garant, une
alliée, une égide pour sa jalousie.
Etre aimée, uniquement aimée, avoir
tout le coeur, toute la chair d'un homme,
même si cet homme donne la plus grande
part de ses forces et de sa vie à une science
UN COEUR EN PEINE 263

gnose ou alchimie, qu'importe ! Il est


vôtre, puisque nulle créature n'a accès vers
lui et qu'il ne vous quitte que pour l'irréel,
et un irréel qui n'est pas de sentiment. Do-
minant tout ce que lui suscite le dialogue
des amants, se lève une certitude radieuse
que la rivale est condamnée. Tammuz s'est
repris. Deux mots l'ont conquis, deux mots
ont eu plus de force que la présence cares-
sante de la rivale.
« La voix qui a parlé
deviendra une
bouche. » Elle se répète cette phrase de
Tammuz, jamais le langage ne lui parut si
doux qu'en ces courtes paroles. Elle s'é-
tonne que quelques mots contiennent plus
de bonheur que la moitié d'une vie d'amer-
tume Comme l'espoir s'intronise vite en
!

nous et qu'il efface entièrement ce que l'on


croyait ineffaçable ! Comme on pardonne à
la Fatalité ses rigueurs d'avant.
Ce coeur en peine déborde de joie; cette
désolée, en un moment, connaît la félicité
à un paroxysme presque insupportable.
264 UN COEUR EN PEINE

De quel néant sont faits nos Loetare et


nos Miserere pour se succéder et se rayer
ainsi : l'humaine débilité apparaît plus en-
core à cet instant où Bêlit croit subitement
toucher au parfait bonheur.
Il s'est dit insensible aux bras de la ri-
vale ; devant cette assertion enivrante, l'es-
seulée ne voit pas la multiple difficulté qui
la sépare encore de Tammuz ; elle le croit
sien ; et toujours quand la possessivité est
satisfaite, la femme croit qu'elle a vaincu.
XIII

LUI

Câline, vous me bouchez l'oreille de bai-


sers plus fervents, plus émus qu'à votre or-
dinaire. La jalousie serait-elle donc le ba-
lancier de celui qui s'aventure sur la corde
raide du sexuel. L'inquiétude dans la pos-
session me rentre en moi-même, elle vous
fait expansive et douce et même éprise. Il
faudrait donc faire souffrir pour conserver
l'amante, sauver sa flamme en feignant soi-
même d'autres flammes ! Oh ! quelle vileté !
Et cependant moi-même serais-je bien
plus ferme si je voyais mon successeur
auprès de vous, ma reine?
Aimer, c'est mettre dans autrui beaucoup
de soi ; et l'infidèle est semblable à celui qui,
266 UN COEUR EN PEINE

comblé de nos dons, les piétine et les jette.


Vous défendez par ces vives caresses le
peu de vous qui est en moi. Bienvenue soit
la ferveur même inspirée par un péril d'or-
gueil. Bien accueillie sera ce que votre ner-
veuse mélancolie présage : encore quelques
moments ici pour entendre si le silence
parlera une nouvelle fois.

ELLE

Je suis lasse; rentrons; minuit est dé-


passé, et il nous faut une heure, à votre ban
rameur; et puis au lit, mon amoureux.
LUI

La voix s'est tue tout à fait dans le silence,


la voix se tait aussi dans mon âme ; partagé
entre cet appel fantastique et vos caresses,
je me sens dédoublé; un Tammuz voudrait
vous quitter et sur l'heure trouver le corps
de cette voix; l'autre Tammuz, séduit par
votre émotion si rare et d'autant précieuse,
ne songe plus qu'à vous, qui seriez si divine
UN COEUR EN PEINE 267

si votre coeur battait toujours aussi fort qu'en


ce moment. Permettez-moi un appel der-
nier vers la falaise.

ELLE
Non, Tammuz... je t'aime.

LUI
Tant que nous sommes à portée de la
voix, ô lunatique.
XIV

Un bruit net de rames qui frappent les


flots calmes, un bruit s'éloigne, et dans
l'exaltation de Bélit, cette barque qui s'en
va emporte une moitié d'elle-même ; elle
crierait si elle en avait la force.
Il revient, le terrible motif du Vaisseau
Fantôme, le choeur blasphématoire des ma-
telots maudits ; et la colère déçue du Hol-
landais, elle l'éprouve à ce rythme d'avirons
invisibles et qui va faiblissant. Seule, la
revoilà seule, rendue à sa veillée amère,
sans que rien d'humain réplique à sa plainte;
elle appelle du geste cette barque qui fuit,
mystérieuse nef qui emporte son bonheur;
chaque fois qu'elle croit entendre l'esquif
coupant l'eau, elle tressaille; éperdue, les
UN COEUR EN PEINE

pensées en désordre, elle se prend* la tête


et veut réfléchir.
Impossible pour elle d'entendre autre
chose que le glas de ceci, « il part, » le
martèlement de cela, « il part avec elle. »
Affolée, elle avance vers le bord de la fa-
laise et démente elle crie et appelle :
— Tammuz !Tammuz !

Motone la vague clapote sur le galet.


Epouvantée de sa voix, Bélit s'épeure.
A-t-elle rêvé, a-t-elle reçu cette révélation
de l'amour et de la jalousie? A la cuisance
de sa douleur, elle s'assure que cela est bien
réel! L'idéal a parlé et il n'a pas paru ; l'idéal
a promis, mais il est parti, et parti avec la
rivale.
Maintenant, tout ce que l'ivresse d'aimer
et d'espérer lui masquait se découvre hé-
rissé de désespérantes difficultés.
Saurait-elle même la plage, même la
villa ou l'hôtel, que faire? Aller, au risque
de s'affronter avec l'Anglaise détestée ; écrire,
au risque de passer pour un romanesque.
270 UN COEUR EN PEINE

Dans la nuit, sur la falaise, elle a osé;


maintenant, redevue timide et passive, elle
s'avoue incapable de poursuivre son bon-
heur.
Plus dolente qu'avant, Bélit tord ses im-
puissantes mains ! Connaître le bien-aimé,
savoir qu'il existe, lui avoir parlé, lui ré-
pondant; et manquer de ce renseignement et
de cette circonstance, sans lesquels rien ne
se peut même d'amoureux dans nos moeurs.
Parti ! il est parti, et elle ignore jusqu'à son
nom. Tammuz? surnom sans doute. Com-
ment le retrouver? Plusieurs stations bal-
néaires sont à proximité ; à laquelle cher-
cher ?
Les gens du château de Rose-Croix l'infor-
meront peut-être ; mais s'ils ont dédaigné son
message, et si Dagon n'était plus des leurs.
Parti et ce mot prend le sens de perdu.
!

A l'effroi que jamais plus elle ne réenten-


dra cette voix qui a dit : « La voix qui a
parlé deviendra une bouche, » et qu'elle ne
verra pas le visage de ce cher proférateur.
UN COEUR EN PEINE 271

elle défaille. Ce surcroît de secousses suc-


cessives et si violentes la frappe de stupeur.
Elle murmure, hébétée :
— Parti, perdu, Tammuz, perdu.
Le désespoir arrête sa voix et ses lèvres
s'agitent toujours : O vraiment coeur en
peine, maintenant coeur en détresse.
Tout à coup, à une vision terrible de
l'irréparable disparition, elle se dresse
comme si un fantôme eût paru, elle se
dresse et crie, puis tombe à la renverse sur
la falaise.
Evanouie, Bélit enfin se repose de tant de
heurts d'idées et de tels brisements d'âme :
et la lune, la douce lune, écarte les nuages
et regarde apitoyée, il semble, cette femme
frappée et qui paraît morte. Un moment
l'astre pâle rayonne sur Bêlit, livide et
inanimée, d'un éclat ému et caressant.
XV

La voix confuse du silence murmure in-


distinctement, et indistincte du rocher Bélit
semble une loque oubliée sur la falaise.
Immobile devant la mer, sans mouvement,
la femme et l'élément semblent évanouis
ensemble.
A peine un clapotement de lac parmi les
galets. Sur la Chaise-au-Diable, où tout à
l'heure un coeur en peine se tordait, le plus
inanimé silence.
La lune monte et des pas lourds réson-
nent, et cette marche d'homme domine,
seul bruit appréciable, la basse en sourdine
de l'Océan.
L'homme qui vient psalmodie des paroles
latines.
UN COEUR EN PEINE 273

Il n'y a qu'un moment un chant pervers


montait dans l'air calmé, maintenant une
voix mâle et calme, sur un rythme ecclésial,
entonne :
Ad rosam per crucem, ad crucem per
rosam ; in ea, in eis, gemmatus, resur-
geam.
LE

CHATEAU DE ROSE © CROIX

Fils de Dieu-Homme,... ta moisson c'est


ton effort. Tu l'as portée, échauffée en ton
sein, la Rose ineffable ; tu y as comme caché
la Croix, symbole de l'expiation consentie.
Ne t'inquiète pas de plus pour l'heure où
l'Ange de la mort incante :
« Rose d'éternité, beauté d'amour, es-tu
présente. — Croix d'immortalité, effort vers
l'absolu, réveille-toi.
Oraison funèbre du chevalier Adrien Pe-
ladan (Dentu).
ISDUBAR

A Loys-les-Flots, la lune en son plein


bargeaute d'argent la falaise où Bêlit gît
étendue.
Un homme agenouillé lui souffle sur le
front et les tempes.
Elle ouvre enfin les yeux, sans voir d'a-
bord, puis, effrayée, effare son regard incer-
tain.
— Qui? murmure-t-elle.
— Isdubar, répond l'homme ôtant son
grand feutre et redressant sa haute taille.
— Quoi? demande-t-elle encore.
— Rose-Croix, reprend le géant.
Bêlit se soulève, et appuyée sur les mains:
16
278 UN COEUR EN PEINE

— Du château de R f C, vous venez?


— Je viens, envoyé par le Sar Mérodack.
— Que répond-il?
— Il vous attend.
— Quand?

— Ce minuit.
— Il n'est donc pas minuit?

Pas encore !
— Comment m'avez-vous cherchée?
— Le Sar m'a dit : Va à la Chaise-au-
Diable, tu y trouveras une femme évanouie;
c'est une soeur, conduis-la.
— Dagon n'a pas menti, soupire Bêlit.
— Dagon est un de nos frères, et un grand
musicien.
Elle regarde l'étrange mandataire : son
énonciation indicative d'une culture notable
jure avec le costume de gars breton.
Sa courte veste enserre, un torse athlé-
tique. Sa voix, grosse et cuivrée, sonne cette
bonté spéciale aux sanguins émotionnels.
Bêlit pressent que c'est un bras de la
Rose-Croix et non pas une tête; celui-là ne
UN COEUR EN PEINE 279

saurait la conseiller, ni même l'entendre,


mais comme il apparaît rassurant pour la
traversée de la lande hantée :
— Connaissez-vous Tammuz?
— C'est un fils de la Rose-Croix, en atten-
dant qu'il soit notre frère.
— Pourquoi donc est-on d'abord fils,
puis frère.
— Il suffit d'être daimon pour être assisté ;
il faut devenir mage pour parvenir à l'adel-
phat.
— Et quand est-on mage ?

— Quand on est prêt à périr pour l'Abs-


trait.
Appuyée au bras d'Isdubar, elle descend
de la falaise où tant de divers sentiments
assaillirent son âme, où le bien-aimé se ré-
véla.
Au pied de la pente, une sorte de charrette
anglaise attend, où Isdubar la fait monter,
et saisissant les rênes, il siffle d'une parti-

(1) Isdubar, personnage du Dernier Bourbon, XIIe ro-


man de l'éthopée.
200 UN COEUR EN PEINE

culière façon. Les deux petits chevaux galo-


pent grand train.
Elle se tait, essayant de préparer ses
questions et se récitant à l'avance ce qu'elle
demandera au Sar. Sa tête fatiguée conçoit
confusément : elle interrogera le mage sur
Rose de Faventine et sur Tammuz ; elle
avouera son amour, implorant le conseil
qui le réaliserait.
Cependant, cette préparation inquiétante
se résout en une confiance superstitieuse.
Le châtelain de Rose-Croix doit lire les âmes
et les destinées ; elle l'écoutera et sera éclai-
rée, du moins le croit-elle avec ferveur.
L'allure des chevaux s'accélère au siffle-
ment d'Isdubar : la lande apparaît brusque-
ment, immense et plate sous la lune.
A perte de vue devant elle aucun arbre,
nul tertre, un horizon perdu d'océan ; le
vent de peur lui agace les joues et la rend
frissonnante.
Certes, elle n'eût pas osé dans la lande la
veillée comme sur la falaise. La mer parle
UN COEUR EN PEINE 281

sans cesse, la lande se tait toujours; l'une


exagère la vie jusqu'à l'intensité; l'autre
semble un cimetière qui serait mort lui-
même.
Isdubar conduit avec sûreté dans ce dé-
sert où nulle route n'apparaît tracée; silen-
cieux à côté de la muette jeune femme sans
une question ; et Bêlit s'étonne de la sécurité
qu'elle éprouve à traverser cette solitude,
conduite par un inconnu. Ce sentiment la
confirme dans le pressentiment que Dagon
s'acquittait vraiment en lui ouvrant les
portes de ce mystérieux manoir ruiné :
l'étrangeté fantastique de l'aventure plaît à
la romanesque.
Au loin, se profile maintenant un monti-
cule, massif noir qui se précise à chaque
minute. Des tours rondes se dessinent; dé-
mantelé bientôt, le bâtiment lui-même se
découvre distinct du rocher qui lui fait un
piédestal escarpé.
Isdubar presse l'allure de l'attelage : et
tandis que Bêlit rêve et s'étonne à regarder
16.
202 UN COEUR EN PEINE

le vieux manoir, maintenant à cent pas, un


chuinement d'appel retentit sans troubler
sa confiance, et le véhicule s'arrête au pied
du roc.
Dans l'ombre, un homme prend la bride.
Isdubar enlève Bêlit délicatement et la pose
à terre.
Silencieusement, le Rose-Croix soutenant
la jeune femme, ils montent la rampe
étroite, embarrassée de gravats et de plantes
parasites.
Il

LE CHATEAU EN RUINES

Construit au retour de la dernière croi-


sade, par Arthur de Vouivre, en un appareil
assez semblable à celui des murs d'Aigues-
Mortes et de Damiette, il fut flanqué de
tours rondes lorsqu'il devint le siège d'une
commanderie du Temple.
Il subit peu de vicissitudes ; la tristesse de
la lande qui l'entourait, son éloignement de
tout lieu habité,— car la petite plage de Loys
et les flots n'existent que depuis un an, —
le préservèrent d'une accommodation utili-
taire. Sa situation lui valut une légende. Les
Bretons assuraient que Robert de Vouivre,
fils d'Arthur, avait épousé en Orient une
284 UN COEUR EN PEINE

sorcière, qui le jour se figeait en Vouivre


au cimier de son casque et devenait femme
au coup de minuit jusqu'à l'aube. Le ma-
noir de Vouivre ne reprit vie dans la contrée
qu'à l'époque de la chouannerie. Des moines
s'y réfugièrent en nombre : la Convention
et ses bandits militaires envoyèrent plusieurs
détachements pour purger le repaire ; nul
n'en revint.
Un jour, en ce temps, on vit traversant
les villages des charrettes de chaux se diri-
ger vers la lande de Vouivre pour détruire
les corps des bleus tués par les mystérieux
châtelains. Un officier supérieur fit le pari
d'aller seul au château : il en revint, mais fou
et incapable d'une parole sensée. Après
Thermidor le silence se fit sur le castel
royaliste ; sous Bonaparte, il devint le refuge
des réfractaires. On savait dans toute la
Normandie que le château était lieu d'asile ;
des agents de recrutement furent tués di-
verses fois : ce fut le dernier bruit sur le
désert.
UN COEUR EN PEINE 285

Depuis deux ans la ruine de nouveau était


habitée, hantée, disait-on aux environs.
Des messieurs aux manières étranges
étaient venus débattre l'achat avec la Com-
mune, et malgré ce que les stupides Pari-
siens appellent le progrès des lumières, les
paysans branlaient la tête en désignant le
château : « C'a toujours été un endroit
pour les choses qui se cachent : toujours
des choses s'y cacheront. »
Bêlit et son guide arrivent au pied des
tours : rechampi de couleurs fraîches sur
l'ogive de la grande poterne l'écusson féo-
dal : de contre-vair, à la vouivre de sinople
crestée d'or et d'un rubis, au chef d'une
rose au naturel, coupée d'une croix de Saint-
Jean, de gueules gringonnée d'azur, avec la
devise Stat ut sit.
Aucun vantail au porche, mais plusieurs
énormes chiens d'Ulm couchés dans la vaste
cour envahie de mousse. Isdubar ulule, et
une lanterne paraît vacillante aux mains d'un
serviteur au fond de la ruine inhabitable.
286 UN COEUR EN PEINE

L'impression est si vive que Bêlit, comme


dans un rêve, suit docilement sans une pa-
role, trop étonnée pour s'exclamer.
Le Rose-Croix prend la lanterne, tend la
main à Bêlit, et ils s'engagent dans l'escalier
en colimaçon de la tour du Nord ; les
marches branlent sous le pied et l'humidité
suinte au mur. A un premier palier, Isdubar
heurte une porte par où filtre un filet de lu-
mière.
— Ad Rosam, — dit-il.
— Per crucem, — répond une voix qui
fait tressaillir Bêlit, une voix apparentée
avec celle d'Ilou et de Tammuz, de ces voix
profondes et un peu rauques de l'Orient
sémitique.
La porte s'ouvre; Bêlit avidement par-
court du regard une pièce absolument
ronde et rayonnée, qui semblerait une bi-
bliothèque sans les tables où des formes
singulières d'objets s'étalent. Au centre, dans
une cathèdre armoriée, Mérodack en robe
violette : devant lui, sur une planche que
UN COEUR EN PEINE 287

soutiennent des tréteaux, une coupe d'argent


ancienne et un pain grossier.
Bêlit perçoit la bizarrerie de cette misère
hautaine : il n'y a que de l'eau dans la coupe
précieuse, et l'Archimage soupait à ce mo-
ment ; il vient de poser le morceau de pain
qu'il rompait, et se dressant :

Soyez la bienvenue, ma soeur.
III

L'ARCHIMAGE

Bêlit s'attendait à quelque mise en scène


imposante : cette simplicité grandiose la
frappe de respect.
Elle s'assied timidement sur l'escabeau
que lui approche Isdubar et reste muette,
n'osant parler de peur d'être banale, et sen-
tant inutile de parler. Le regard de Méro-
dack plonge en elle; émue sans angoisse,
elle s'abandonne à cette pénétration bien-
veillante.
La porte se referme sur Isdubar : le plus
puissant objectiviste de ce temps a devant
lui la plus douce des passives.
— Que voulez-vous de moi, ma soeur ?

dit enfin Mérodack.


UN COEUR EN PEINE 289
.

— Est-il besoin de vous dire ? ne devi-

nez-vous pas ?
L'Archimage sourit :
— Si vous me demandiez votre devoir,
je vous le rendrais sensible; mais votre dé-
sir, à vous de l'exprimer. Pourquoi vous
ferais-je la description intérieure de vous-
même ? c'est là un exercice de salon. Vous
n'êtes pas ici pour un diagnostic sur votre
tempérament; vous venez chercher des
réponses : faites les questions.
— Pouvez-vous connaître ce qu'est deve-

nue une amie bien chère depuis deux ans


disparue.
— Je le peux ; mais là n'est pas tout votre
désir.
— En effet, j'aime d'amour un inconnu
que je n'ai jamais vu et qui se nomme
Tammuz.
Mérodack lève des yeux étonnés.
— Si par malheur celui que vous aimez
appartenait... à une mission?
— Je l'y aiderais.
17
290 UN COEUR EN PEINE

Si votre aide ne pouvait s'accommoder



à cette oeuvre ?
— Je l'imiterais, livrée toute seule à un
effort semblable.
Une imperceptible émotion passa sur le
visage du Grand Maître.
— En vous accueillant, je pensais à Da-
gon ; maintenant, quoi que vous demandiez,
je vous l'accorderai en mon nom aussi. Vo-
tre âme, Bêlit, est une des belles choses
de ce monde, une des splendeurs du monde
futur.
Ce disant, il s'est levé, et salue de la
tête avant de se rasseoir.
Confuse et charmée, Bêlit murmure :
— Je suis donc oelohite ?

— Comment savez-vous ce mot? par les


romans de Nergal ?
Il m'a été dit, au passage, par celui que

j'admirais le plus avant de vous avoir con-
templé : Ilou.
— Ilou est plus grand que moi, ma soeur;
il n'est pas moins catholique et il est plus
UN COEUR EN PEINE
. 291

chrétien; je ne suis qu'un hiérophante, lui


peut devenir une hostie.
A lui-même :
— Reconnue par Ilou, envoyée par Da-
gon, éprise de Tammuz ; ah ! les attrac-
tions sont proportionnelles aux destinées,
vraiment!
Il se lève et, solennel :
— Vous m'avez trois fois interrogé, au
passé sur le sort d'une amie, au présent sur
Tammuz, au futur sur votre vocation
propre.
Chacun des étages de cette tour est con-
sacré à une des phases du temps. Ici donc,
où je restitue à la lumière l'arcane du passé
sur cette cathèdre, seyez-vous et attendez ;
le passé va revenir et satisfaire à votre cu-
riosité tendre.
IV

ROSE DE FAVENTINE

Le crépuscule violacé s'étend sur la cam-


pagne : dans le comment des dames de
Saint-Satur, les jeunes filles montent l'esca-
lier du dortoir. Près du mur qui longe la
route un frêle adolescent, la main trop belle,
la peau trop fine, l'air trop aristique pour
n'être pas déguisé sous ses habits de petit
ouvrier, hésite, et puis, résolu, monte sur le
noyer dont les branches dépassent le mur, et,
parvenu au faîte, se laisse glisser sur la route.
Bêlit a reconnu Rose.
Le tableau change : son amie débarque à
la gare de Lyon et donne à un cocher une
adresse de libraire. Là, elle demande le do-
UN COEUR EN PEINE 293

micile d'un auteur, et par hasard l'auteur se


trouve séant, qui se nomme. Rose alors le
regarde longuement, fixement, sans un mot,
appelant toute sa fémininité à ses yeux :
cela dure une minute, puis elle élève sa main
admirable lentement, de sorte qu'il la voie
bien, et puis la lui tend à baiser. L'écrivain
a subi la séduction singulière : devant les
commis stupéfaits, il baise la main du petit
ouvrier et sort avec lui.
— Voulez-vous pour camarade la mar-
quise de Faventine, ô Nergal?
Elle raconte, confiante et sincère, sa situa-
tion et sa vie, ne voulant reparaître officiel-
lement qu'au jour où elle jouira de sa fortune.
Nergal l'aide à des emprunts et lui choi-
sit un valet de pied honnête : le petit cheva-
lier de Faventine part pour le tour du
monde, laissant Nergal amoureux, et sa
cousine sans nouvelle.
Vainement Bêlit s'efforce de voir plus
avant ; sa lucidité faite de tendresse ne peut
percer la brume qui cache la vie du cheva-
294 UN COEUR EN PEINE

lier de Faventine depuis son départ de


France.
Elle pressent toutefois que le retour est
proche, qu'elle la reverra dès sa propre Ave-
nue à Paris ; elle sourit à cette pensée et
sent un souffle froid sur elle. Réveillée, elle
s'étonne; Mérodack, d'un geste lent et régu-
lier, évente avec une feuille de palmier la
momentanée somnanbule.
— Vous êtes tout-puissant, Sar.
— Tout étudiant, rien de plus : je vous
ai doucement plongée à l'état nerveux ra-
diant, et vous-même avez pu évoquer les ta-
bleaux que souhaitait votre coeur.
— Et maintenant..., Tammuz..., ne puis-
je pas le voir, comme j'ai vu Rose?... le
voir dans son destin?
— Venez, ma soeur, dit le mage, prenant
un flambeau. Ils montent au second étage
de la tour; un miroir d'acier poli devant un
prie-Dieu occupe seul la vaste rotonde peinte
en gris neutre.
— Dressez votre âme, tendez-la vers lui,
UN COEUR EN PEINE 295

et plus votre coeur battra, plus vous ver-


rez.
Bêlit s'agenouille au prie-Dieu et fixe le
miroir d'acier, murmurant, incantative :
—Tammuz !... Tammuz!...Tammuz !...
Mérodack étend ses deux mains sur la
questionnante.
V

LE DESTIN DE TAMMUZ

Des formes incohérentes, imprécises


comme des buées de respiration sur l'acier
du miroir ; par instant, une physionomie
triste et tendre aux lèvres rouges et fémi-
nines, au regard puissant, se dessine, bientôt
effacé sous la brume des haleines.
Les revoilà les lèvres baiseuses et vo-
leuses de la falaise; mais sous ces caresses
la chère image reste triste.
Ensuite Tammuz se montre parmi un
conciliabule masculin; Bêlit reconnaît Mé-
rodack ; Tammuz inquiet parle avec beau-
coup d'éloquence, et Mérodack secoue né-
gativement la tête.
UN COEUR EN PEINE 297
Puis, des femmes, par couples enlacées,
errent dans un jardin où Tammuz arrive,
et il se dédouble et prend la place de deux
des femmes : chose incohérente, vingt Tam-
muz tiennent une femme parla taille, et ces
sosies, tous aussi tristes avec leurs rouges
lèvres et leur regard puissant.
Voilà que Tammuz redevient unique et
prêche à ces femmes; parmi elles, fervente
et sa rivale, Bêlit reconnaît Rose de Fa-
ventine.
Sont-ce des maîtresses ? des disciples ?
Des amies ?
Bêlit ne comprendrait pas sans les pa-
roles entendues de la bouche même du
héros.
Ce n'est pas le bonheur, mais une mis-
sion orphique qu'il poursuit, semant et re-
formant l'Amour et non pas le récoltant
pour soi.
Dans un lointain très vague elle s'aper-
çoit elle-même en face de Tammuz. Tous
deux ils se tendent les bras et leurs bras
17.
298 UN COEUR EN PEINE

retombent; une banderole court au-dessus


de l'image, avec ces mots si mélancoliques :
Trop tard !

La douleur réveille Bêlit, les yeux pleins


de larmes.
Mérodack est toujours là qui la regarde
apitoyé.
— Il reste, ma soeur, une interrogation
dernière, il reste à percer votre vocation.
— Qu'importe ma vocation si elle ne con-
siste pas à être heureuse ?
— Elle consiste peut-être à être l'émule,
l'égale de l'Aimé, sa parèdre.
— Sa parèdre, — répète-t-elle ; ce mot dit
par Tammuz lui-même l'éblouit de sa nou-
veauté.
Mérodack la sent convaincue :
— Venez, ma soeur, au sommet de la
tour, — et il la guide.
VI

L' APPARITION

Toutes les étoiles scintillent comme en


ces nuits de Kaldée, où les premiers poètes
penseurs conçurent l'idéal et la Norme,
d'un même élan du coeur et de l'esprit.
La plupart des créneaux sont tombés;
entre le vide et le bord, rien que le vertige.
Mérodack place Bêlit au centre de la
plate-forme, et à voix basse il parle sur elle,
selon les rites occultes.
— Maintenant, soeur, sous quelle forme
veux-tu que t'apparaisse le Conseil? Quel
timbre attribues-tu à la voix qui va parler?
Nahash t'effrayerait; choisis parmi les
images grecques une anxiété auguste pour
résoudre la tienne.
300 UN COEUR EN PEINE

Bêlit réfléchit, puis soudain :


— Prométhée!
— Ainsi soit fait ; couche-toi sur la dalle;
bientôt tu n'en sentiras plus le froid et dur
contact. Choisis une étoile et ne la quitte<