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Registre : 782

Type de document : Monographie


Auteur : MASCLET Olivier
Titre : La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué.
Publication : Paris : La Dispute (Pratiques Politiques)
Description : Collection dirigée par Frédérique Matonti. Préface d'Olivier Shwartz
Domaine : Sociologie Politique ; Ethnographie
Localisation : Fond personnel.
Point de rencontre entre une anthropologie des cultures populaires urbaines et les diverses sociologies
ethnographiques. Il s’agit de la pratique d’une ethnographie urbaine en prise directe sur l’évolution
économique et sociale contemporaine. Masclet met en évidence à travers d’un récit ethnographique les
violences matérielles et symboliques subies au quotidien par les classes sociales les plus dominées.
Ethnographie urbaine et histoire sociale de l’immigration. La recherche repose sur une décennie
d’enquête dans le quartier du Luth à Gennevilliers et analyse finement l’histoire des relations entre la
municipalité, les habitants et les militants du quartier. Histoire urbaine et histoire de l’immigration
fournissent conjointement les clés pour comprendre le piège où sont pris les habitants des quartiers
étudiés.
Loin de s’enfermer dans la description des pratiques et dans la restitution des destins individuels,
l’ethnographe les mettent en relation avec la répartition de la pauvreté et de la délinquance, avec les
rythmes des transformations macro-économiques (désindustrialisation, transformation du marché du
travail, développement de l’économie illégale), avec les différentes chronologies politiques pertinentes
enfin.
L’ethnographie ainsi pratiquée vise, au-delà des individus rencontrés et des interactions observées, et
sans rien renier de leur humanité singulière, les conditions sociales de possibilité des comportements et
des destins individuels.
Masclet est sociologue, comme beaucoup d’ethnographes français qui travaillent sur sa propre société.
Le courant d’ethnographie sociologique auquel il appartient est issu de la rencontre, autour de Bourdieu,
entre une sociologie de la domination culturelle dans un cadre national, largement fondée sur une
sociologie de l’école, et une anthropologie structuraliste attentive aux conditions historiques de la
domination coloniale et de l’acculturation. Ce courant prône depuis longtemps la combinaison des
méthodes ethnographique et statistique et insiste sur la dimension historique des faits sociaux […] Il
s’est d’abord spécialisé dans l’étude des classes populaires, avant de s’intéresser plus largement aux
rapports de pouvoir et aux rapports de classe. Ainsi, Masclet ne se contente pas d’observer les
habitants du Luth mais restitue leurs relations avec la municipalité, les travailleurs sociaux, les partis
politiques. Il n’impute à personne la responsabilité de la situation observée mais s’attache à décrire sans
juger, à mettre en évidence la complexité des configurations et des rapports de domination, à restituer
les univers indigènes dans lesquels prennent sens telle attitude ou telle décision.
Table des matières:
Préface
Introduction
Chapitre I. Les nouveaux exclus de la ville (1950-1972)
I. L'extension du marché de l'insalubre
II. Un relogement au compte-gouttes des familles algériennes
III. Des familles dirigées vers les "cités de transit"
IV. Mobiliser l'opinion pour "réduire le pourcentage d'immigrés à Gennevilliers
Chapitre II. Le grand ensemble du Luth. Une gestion ségrégative du peuplement.
I. Les voies du relogement.
II. La concentration des familles immigrées: logique du marché ou ségrégation
III. Une discrimination accrue à l'entrée des logements municipaux.
IV. La "bunkerisation" des immeubles municipaux.
Chapitre III. Du quartier à la cité: déclassement et xénophobie.
I. Déclassement social et ressentiment.
II. Les plaintes contre le trafic de drogue: un symptôme de l'affaiblissement des Français.
III. Le vote PC: un emblème statutaire perdu.
IV. Le vote FN: un acte qui ne va pas de soi.
V. Une tentation frontiste contenue.
VI. Les conditions d'une suspension des hostilités.
Chapitre IV. "Faire", "bouger", "sortir". L'encadrement des adolescents.
I. La promotion des animateurs "issus des quartiers".
II. L'attraction exercée par les animateurs.
III. L'inégalité des cercles d'amis choisis.
IV. Des vacances un peu ratées.
V. La rigolade
VI. Loisirs "classe" et jeux bidons.
VII. Les conditions de l'équilibre des tensions.
Chapitre VI. L'usure des militants de cité.
I. L'engagement d'un "déclassé vers le haut" resté attaché au quartier.
II. La défense d'un "nous"
III. Les animateurs ou l'armature du club.
IV. Les raisons d'une démission
V. Un président en quête de respectabilité
VI. Le déclin du club.
VII. Le découragement des "promus scolaires"
Chapitre VII. La "reconquête" du quartier par la municipalité.
I. Une clientèle à capter.
II. II. Réconforter les "couches moyennes"
III. Réduire la visibilité des fils d'immigrés.
IV. La crainte du "communitarisme"
V. Les quartiers contra la mairie
VI. Pasqua et Tapie: les ressources des outsiders.
Chapitre IX. "Des Arabes à la mairie"
I. La menace d'un vote "beur"
II. Des élus sans prétention
III. Des promotions inattendues
IV. La valorisation d'un capital symbolique domestique
V. Azzedine: un élu marginalisé
Epilogue
Conclusion. Les héritiers illégitimes de la gauche.
I. Les "banlieues rouges" et le nouveau prolétariat des banlieues.
II. La clôture de l'espace politique
III. La voie communautaire.
Bibliographie.
France [Politique -Politique Locale]; France [Histoire Sociale - XXe siècle - Immigration]; France
[Pouvoir Local - Militantisme]

France [Politique [Masclet reconstruit] un ensemble des trajectoires politiques qui donne en
Locale – réalité à voir, d’une manière exemplaire, celles de nombreux enfants d’immigrés
Municipalité] ; « anonymes » qui se retournent aujourd’hui contre une gauche en laquelle ils
France [Champ ont cru.
Politique Locale – Le contraste est en effet saisissant entre, d’une part, la non-représentation des
Problème] « beurs » sur les diverses scènes politiques françaises (aucun mairie, aucun
président de conseil général, aucun député, sans évoquer les sénateurs…) et,
d’autre part, leur très forte présence en tant que militants dans diverses
associations locales, sportives et culturelles. Ces hommes, ces femmes issus
pour l’essentiel de l’immigration algérienne et marocaine sont, dans les villes où
ils ont grandi, de formidables relais auprès des classes populaires. Or, ce qui
frappe, si l’on écoute ces bénévoles, c’est leur ressentiment à l’égard des élus
de gauche, leur sentiment d’isolement, de ne pas compter, d’être voués à la base
sans possibilité de « monter » ou d’être reconnus. Après le court épisode des
marches pour l’égalité, la distance s’est établie entre eux et les responsables
politiques. Comment comprendre cette situation ? Pourquoi le Parti communiste
et le Parti socialiste ont-ils ainsi « raté le coche » avec ces enfants
d’immigrés ? La gauche de gouvernement n’a pas tenu ses promesses à l’égard
de leurs parents et d’eux-mêmes. Il faut se demander pourquoi, au niveau local
cette fois, ils n’ont pas plus été reconnus dans les villes gérées par le PS ou le
PCF mais, au contraire, ont été renvoyés aux marges, marges de la
représentation politique comme marges de la ville.
Ecartons tout de suite les réponses en termes de « distance culturelle », de
« différence religieuse » ou de « résistance à l’assimilation » de ces enfants
d’immigrés : explications commodes, dont on nous abreuve depuis une vingtaine
d’années, de leur marginalisation sociale et politique. Toutes les études récentes
sur les naturalisations, les mariages « mixtes », les pratiques religieuses
convergent en effet pour confirmer la réalité du processus d’intégration. Les
causes de cette fracture sont en réalité diverses et enchevêtrées. Elles
renvoient aux transformations du marché du travail, de l’habitat populaire et de
la vie politique locale qui sont au cœur de l’affaiblissement des municipalités de
gauche et des processus de discrimination que subissent les enfants d’immigrés.
Les « banlieues rouges » ne sont pas qu’un mythe politique. Elles furent d’abord
une réalité historique, celle d’un contexte local et politique marqué par des liens
forts entre élus et habitants. Qu’en reste t’il aujourd’hui ? Faiblesse de la
mobilisation électorale, coupure entre une « élite » politique fermée sur elle-
même et des associations de cité qui représentent pour les enfants d’immigrés le
dernier lieu où s’investir dans l’espace public, constitution de « quartier
d’immigrés » fortement stigmatisés que les habitants cherchent à fuir à tout prix,
sentiments xénophobes qui s’énoncent ouvertement, etc.
Masclet [France Enquête dans un fief communiste de la région parisienne, Gennevilliers,
-Classes populaires municipalité acquise au PCF depuis les années trente. Bien plus que la
– Problème, Etat de monographie d’une ville de banlieue, ce livre explore les raisons de ce rendez-
la question] vous manqué entre les villes de gauche et les enfants d’immigrés. Trop peu
d’ouvrages s’intéressent à la vie politique des municipalités qui formaient la
« banlieue rouge ». Les « quartiers » sont beaucoup étudiés par les
sociologues, mais ceux-ci ont donné la priorité à l’insécurité, contribuant de ce
fait, souvent involontairement, au marquage des banlieues comme « zones de
non droit » et de déréliction sociale. La réalité des « cités » est ramenée aux
logiques de l’anomie. Dans cette perspective les banlieues révèlent la crise d’un
système d’intégration sociale fondé sur le travail et les institutions de la
République. Ces analyses sociologiques qui opposent inclus et exclus invalident
a priori toute forme de mobilisation des classes populaires et occultent les
significations politiques des pratiques de solidarité observables dans les
quartiers populaires. Sociologues, experts, journalistes, politiques, perçoivent et
décrivent ces quartiers en termes d’ordre social et de « défaut d’intégration ».
ne contribuent-ils pas ainsi à rendre invisible la diversité des trajectoires de
leurs habitants et, surtout, leur capacité d’action. [782 : 16-17]
D’autres enquêtes font apparaître les codes sociaux et culturels propres aux
« jeunes des cités » là où l’on ne voit habituellement que du vide, du danger, un
goût « naturel » pour la violence. Mais ce que ces recherches ne montrent pas,
ce sont les causes sociales de la « culture des rues », les processus conduisant
au repli dans les cités, les murs invisibles qui n’ont cessé de se dresser entre
ces « jeunes » et le reste de la population, isolant toujours un peu plus les
responsables d’associations qui s’investissent, discutent, militent, agissent. Et
de ceux-là on ignore à peu près tout.
S’il est souvent question des « associations issues de l’immigration », on ne sait
pas grand-chose de celles et ceux qui les animent, du travail qu’ils réalisent, de
leur parcours scolaire et professionnel, des raisons pour lesquelles ils
s’investissent dans les associations, de ce qu’ils pensent des représentants
officiels des quartiers, en l’occurrence les élus… Tout se passe comme si ces
associations existaient en dehors de tout contexte social, politique, économique
et comme si leurs porte-parole étaient dépourvus d’identité sociale. [782 : 17]
Maclet [Méthode – Le pari de cette enquête est de donner à voir une autre vision de ces quartiers
Enquête, Objet] et de leurs populations et, plus fondamentalement, de réintroduire la question
des rapports au politique dans ces villes de l’ancienne « banlieue rouge ».
L’enquête retrace les raisons et les formes de l’engagement associatif des fils
d’immigrés algériens et marocains et les itinéraires de ceux qui tentent, dans les
années quatre-vingt-dix, de mobiliser et de représenter politiquement la
population des quartiers. Comment comprendre que les enfants d’immigrés
soient pratiquement les seuls, au sein de leur classe d’âge et de leur classe
sociale, à s’intéresser encore à la politique, à valoriser l’engagement associatif,
à tenter d’améliorer le sort collectif des cités ? [782 : 19]

France [Classes Les « militants de cité » peuvent être comparés aux militants ouvriers issus de
Populaires – l’immigration des générations précédentes. La confrontation dès l’enfance à la
Militantisme] xénophobie explique pour partie que les enfants d’immigrés soient ainsi
préposés au renouvellement des dévouements. La stigmatisation des origines fut
le moteur principal, après la Seconde Guerre mondiale de la mobilisation des fils
d’Italiens. Aujourd’hui, ‘n’est-elle pas au principe de la capacité d’action des fils
d’immigrés algériens et marocains ? Même si le militantisme des fils d’immigrés
maghrébins s’est développé dans les quartiers et non dans les usines, il s’est
inscrit dans les formes traditionnelles du militantisme caractéristique des villes
ouvrières [782 : 19]
Ces militants de cité détiennent un capital scolaire, plus ou moins important, qui
les distingue de la majorité des membres de leur groupe ainsi que divers
capitaux « prépolitiques » ou moraux hérités de leurs familles, à travers le
militantisme ouvrier ou la rigueur religieuse des pères, qui les prédisposent à
parler au nom de « sans voix ». Leur profil n’est pas sans rappeler celui des
militants communistes des années trente, qui se différenciaient des autres
ouvriers par une scolarité un peu plus longue et trouvaient dans l’accès à la
profession politique une issue aux contradictions de leur historie sociale
personnelle. Dès lors, il s’agit moins de mettre en évidence la « spécificité » de
ces jeunes que de comprendre les raisons pour lesquelles les élus de gauche ne
les perçoivent pas comme leurs possibles successeurs. Pourquoi ne peuvent-ils
pas trouver dans les organisations politiques de gauche et en particulier dans le
PCF, comme leurs prédécesseurs italiens, une occasion de combattre le mépris
subi par toutes les secondes générations et un moyen de construire leur
légitimité ? Comment expliquer que les enfants d’immigrés algériens et
marocains ne puissent pas accéder à la représentation politique locale, à
l’inverse des enfants d’immigrés italiens devenus pour certains maires de
communes en Lorraine ? Les cités HLM déshéritées économiquement ne le
sont-elles pas d’abord politiquement ? [782 : 19]
Pour comprendre ce divorce entre les enfants d’immigrés et les élus de gauche,
un détour par l’histoire est nécessaire. Les historiens ont bien restitué les
conditions de structuration des « banlieues rouges ». En particulier, ils ont
montré les effets positifs de l’action politique locale du PCF ou du
« municipalisme » : autant sinon plus que l’encadrement politique et syndical
des ouvriers dans les ateliers et les usines, c’est la capacité des municipalités
communistes à mettre en forme localement les attentes des catégories
populaires qui explique les liens privilégiés qui se sont tissés entre ces
municipalités et les habitants depuis les années trente jusqu’aux années
soixante-dix. Elles ont mis en place un maillage institutionnel inédit qui a
amélioré l’existence des familles ouvrières : secours, services de santé,
colonies de vacances et prise en charge de l’enfance, offre nouvelle de loisirs
(bibliothèques, conservatoires de musique, activités sportives…) et de formation
professionnel. Laboratoires de nouvelles protections que l’Etat prendra
progressivement à sa charge, ces municipalités furent des lieux de promotion
sociale et culturelle des classes populaires. Elles ont contribué à la dignité de la
classe ouvrière qui s’est ainsi consolidée localement à travers ce travail
politique de valorisation du groupe. Ce travail fut aussi au principe de l’autorité
politique des militants communistes, longtemps tenus pour illégitimes dans le
champ politique du seul fait de leurs origines populaires. La construction des
quartiers HLM et plus largement la rénovation urbaine des villes ouvrières des
années cinquante et soixante se sont inscrites dans le prolongement de cette
action municipale. Elles ont permis au PCF de consolider sont implantation
locale : les ouvriers qualifiés et les employés, base sociale et électorale du Parti
communiste, furent les premiers bénéficiaires des nouveaux logements HLM
[782 : 20-21]
Mais ce que l’histoire des « banlieues rouges » laisse de côté, c’est la place
faite aux immigrés dans ces viles rénovés. Tantôt leurs recherches célèbrent
une forme d’âge d’or du municipalisme communiste et s’arrêtent au moment
précis de l’arrivée massive des Algériens et des Marocains dans les villes
ouvrières. Tantôt elles occultent l’envers du décor des « banlieues rouges »,
c’est-à-dire le sort réservé aux populations immigrées, relégués dans les
bidonvilles puis dans les cités de transit. L’enquête menée à Gennevilliers
restitue ce qu’on pourrait appeler une coïncidence malheureuse entre la
rénovation urbaine et la reprise de l’immigration. Au moment même où les
municipalités communistes disposent d’un nouvel instrument pour maîtriser le
peuplement et offrir des logements « modernes » aux familles ouvrières, elles
se trouvent confrontées à l’afflux de nouveaux propriétaires immigrés. Elles ont
ainsi placées face à un choix impossible : accepter le relogement de tous au
nom de l’égalité ou le refuser au risque de trahir les valeurs qu’elles défendent.
[782 : 21]

Masclet [Méthode – Cette enquête de terrain s’est déroulée tout au long des années quatre-vingt-
Enquête] dix dans différents lieux (quartier, club de jeunes, office public HLM, familles
françaises et immigrées…) et a combiné plusieurs méthodes (observation
ethnographique, entretiens longs et répétés, analyse statistique de la
composition des immeubles, recueil et analyse de documents divers –archives
municipales, journaux, tracts politiques...) Son originalité est de croiser
différents points de vue : ceux de jeunes, des militants de cité, des parents
français, algériens et marocains, des élus, seul démarche permettant de rompre
avec les stéréotypes sur les quartiers. En donnant à comprendre les prises de
position des uns et des autres, l’enquête livre en quelque sorte « la
configuration des rapports conflictuels » dans lesquels, aujourd’hui, sont
« pris » les Français et les immigrés, les adultes et les jeunes, les élus de
gauche et les militants de cité. Ce qui se joue dans les cités ne peut être saisie
indépendamment des logiques structurelles. Ainsi, j’ai cherché à expliquer
l’historie locale du logement : elle donne plus de profondeur à l’enquête
ethnographique en révélant les processus économiques et politiques de la
ségrégation spatiale des familles immigrées. De même, pour analyser les
interactions de la vie quotidienne, il fallait faire le lien avec l’évolution de la vie
politique locale, mais aussi avec les transformations des conditions d’existence
des classes populaires, que ce soit dans le domaine du travail, de l’école ou de
l’habitat. De même, pour analyser les interactions de la vie quotidienne, il fallait
faire le lien avec l’évolution de la vie politique locale, mais aussi avec les
transformations des conditions d’existence des classes populaires, que ce soit
dans le domaine du travail, de l’école ou de l’habitat.
[Rapport Processus Chapitre I. Les nouveaux exclus de la ville (1950-1972)
Economique – Gennevilliers est exemplaire des municipalités communistes de la banlieue
Transformation de la parisienne qui, des années cinquante aux années soixante-dix, ont accompli une
composition social de sorte de métamorphose urbaine. Les élus communistes poursuivent le travail « à
la population du la base » entrepris pendant les années trente grâce auquel le PCF a réussi son
quartier] [Pour quoi implantation en banlieue.
un tel Or, l’entreprise de rénovation urbaine conduite par les élus bute sur les logiques
regroupement ?] – économiques et sociales de l’industrie ; non seulement l’immigration reprend au
[Transformation lendemain de la guerre, mais elle s’amplifie : en l’espace de quelques années,
politique du tous les aspects du déracinement se reproduisent et s’étendent à Gennevilliers.
logement] Ainsi, bien avant la montée des tensions entre Français et immigrés dans les
grands ensembles HLM et la progression des impayés, qui justifient aujourd’hui
la mise en œuvre d’une politique de la Ville, la rénovation urbaine conduit les
élus communistes à réclamer la dispersion des immigrés dans l’ensemble des
communes de la région parisienne. Leur présence, perçue comme provisoire et
déterminée par le seul travail, y compris par les immigrés eux-mêmes, ne
pouvait être qu’occultés, oubliée dans les programmes de rénovation, et
qu’amener ces élus à ne pas voir en eux des membres à part entière de la classe
ouvrière à laquelle ils se consacrent. Dès les années cinquante, les responsables
de Gennevilliers et, avec eux, ceux des communes PCF confrontées au
« problème immigrés », se mobilisent sinon contre les immigrés, du moins
contre la menace qu’ils représentent, menace de dévalorisation des lieux et, au-
delà, d’un travail proprement politique visant à rehausser la valeur sociale et
urbaine de villes industrielles. [782 : 30]
1. L’extension du marché de l’insalubre
Au moment où les élus de Gennevilliers préparent le nouveau plan
d’aménagement communal, en 1945, la part des immigrés dans la population est
faible, plus faible que dans les années vingt et trente durant lesquelles les
industriels font appel à l’immigration nord-africaine. Entre 1931 et 1946, la
proportion d’immigrés installés à Gennevilliers passe d’un peu plus de 8% à
environ 5%. Imaginée pendant ce « creux », la ville moderne que les élus
projettent de construire est brutalement rappelée à l’ordre de son passé. Non
seulement l’immigration reprend, mais avec une rapidité et une densité inégalée
jusqu’alors. Des années 1947-48 aux années 1954-55, plus de 7000 nouveaux
étrangers, principalement maghrébins, s’installent sur le sol de la commune. En
1954, un quart de la population gennevilloise est étrangère et plus du tiers en
1975.
Du point de vue de la municipalité, cette concentration des immigrés n’est pas
acceptable tant elle entrave la réalisation des travaux et, plus généralement,
l’ambition contenue dans le plan d’aménagement communal : faire d’une cité
prolétaire une ville à part entière. L’accroissement du nombre d’immigrés
prolonge l’existence du parc ancien et insalubre de logements mais il se traduit
aussi par la multiplication des baraques et baraquements qui fixent une nouvelle
population massivement embauchée comme OS et manœuvres. [782 : 31]
Au début des années cinquante, les « Nord-Africains » représentent déjà plus
de 80% des étrangers recensés dans la commune. L’ancienneté des premiers
réseaux d’immigration et la solidarité expliquent pour partie leur regroupement.
La logique de l’émigration conduit à atténuer l’isolement, à se retrouver entre
soi, à vivre dans l’entourage resserré des parents et des proches. A
Gennevilliers, les émigrés maghrébins sont ainsi massivement originaires des
régions qui, trente ans plus tôt, on fourni « les bras » des usines qui s’y
trouvent : des environs d’Agadir, dans le sud marocain, et du sud de la Grande
Kabylie. Mais d’autres facteurs, comme le calcul, l’intérêt où l’exploitation de la
misère et du déracinement, interviennent. En fait, dès le début de l’immigration
nord-africaine, il s’est trouvé à Gennevilliers des « promoteurs » de logements
pour immigrés : cette clientèle captive car démunie d’autres possibilités
représente une opportunité de bénéfices substantiels. Le nombre de ces
promoteurs ne fait donc qu’augmenter après guerre, comme le constate une
enquête des services municipaux, réalisée en 1962, qui estime à une
cinquantaine le nombre de propriétaires qui, tenant entre leurs mains un
véritable marché du logement insalubre participent de près ou de loin à
l’installation dans la ville des travailleurs maghrébins.
Les Algériens et les Marocains déjà stabilisés dans les quartiers industriels et,
en particulier, les propriétaires de café et de garnis, jouent ainsi un rôle central
dans la « réception » à Gennevilliers des nouveaux venus. Face à l’afflux de
travailleurs, il n’est pas un espace qui ne puisse servir à « rendre service » à un
frère, un cousin, un compatriote. Caves, greniers, jardins, dans un premier
temps, les hôtels et les cafés puisent dans leurs propres réserves l’espace
nécessaire. Mais au milieu des années cinquante, la demande est telle que l’offre
–celle qui, progressivement, s’est construite dans l’histoire de l’immigration
maghrébine à Gennevilliers- ne peut pas entièrement la satisfaire. Les terrains
non construits ne manquant pas dans cette vaste commune longtemps agricole
et maraîchère, c’est la quasi-totalité du territoire que « mitent » alors
bidonvilles, abris de fortune et autres habitants précaires.
Les propriétaires algériens et marocains ne sont cependant pas les seuls
intéressés à la gestion du logement pour immigrés : certains terrains sont
utilisés par des propriétaires français aux mêmes fins que celles conduisant les
propriétaires nord-africains à entasser dans quelques mètres carrés les OS et
les manœuvres immigrés… [782 : 32]
[Destinataires de la II. Un relogement au compte-gouttes des familles algériennes.
politique de Jusqu’au milieu des années soixante, les immigrés installés à Gennevilliers sont
logement] principalement des hommes « célibataires ». En 1962, une étude recense plus
[Pour quelles de 6000 hommes seuls (algériens et marocains à parts égales), mais seulement
catégories sociales ; 350 familles, pour l’essentiel algériennes. Appropriés par les ouvriers isolés, les
Pour quelle clientèle « espaces immigrés » sont en réalité peu accessibles aux familles qui refusent
électorale ?] la promiscuité ou la proximité des hommes seuls. Le « choix » des familles de
s’installer là où d’autres familles vivent déjà aboutit ainsi à un partage des zones
d’implantation des immigrés algériens : à Gennevilliers, on trouve
principalement les « célibataires », à Nanterre, les familles se regroupent…
[782 : 36]
…tensions engendrée par l’inscriptions des immigrés dans les services
sanitaires et sociaux municipaux –fleurons du communisme municipal. Les
conditions d’exercice de la solidarité à l’égard des étrangers sont à la fois
dépendantes des contraintes budgétaires et du projet politique visé par les élus
communistes. Surreprésentés dans les emplois dévalués économiquement, leurs
nouveaux utilisateurs sont perçus comme une « charge » par les responsables
locaux ; privés du droit de vote et appartenant à une catégorie particulièrement
stigmatisée, ils représentent de surcroît le risque de tirer « vers le bas »
l’ensemble de la commune et de ses habitants .
Dans ces conditions, on n’est guère surpris que les familles immigrés sont peu
nombreuses à bénéficier des nouveaux logements dans les grands ensembles
municipaux : en 1962, 6% des familles installés dans les 2400 logements alors
disponibles sont étrangères, principalement algériennes ; en 1973, elles sont un
peu moins de 5%. Les élus ferment l’entrée des HLM aux ménages immigrés,
appliquant dès le début des années soixante un quota à leur relogement.
La municipalité n’a pas entrepris la construction des grands ensembles pour y
loger en priorité les catégories sociales placées au plus bas dans la hiérarchie
du travail. La ville moderne a été projetée pour drainer vers elles les ménages,
qui disposent des ressources économiques et culturelles nécessaires pour se
l’approprier, l’habiter comme elle doit l’être, catégories sociales qui sont au
centre de l’attention des élus et des dirigeants du Parti communiste. Comme le
montre la structure des emplois des chefs de ménage qui y logent en 1962, les
ouvriers qualifiés, contremaîtres et employés y sont surreprésentés par rapport
au poids de leur catégorie d’appartenance dans la population totale de ménages
de la ville, à l’inverse des OS, des manœuvres et des personnels de service. Si
les ménages dont le chef est OS ou manœuvre ne sont pas absents des grands
ensembles, ils occupent plus souvent les immeubles dont la qualité est
inférieure : ceux dits à « normes réduites » où les loyers sont moins élevés et
qui ont été construits pour offrir une solution aux ouvriers sans qualification
depuis longtemps installés dans la commune.
Ainsi les grands ensembles objectivent-ils les différences internes aux classes
populaires. Solidifiant les normes des fractions supérieures des classes
populaires, ils portent l’empreinte de la classe ouvrière « respectable ». Conçue,
entre autres choses, comme instrument politique permettant de fidéliser
l’électorat populaire, l’ouverture des nouveaux logements et des nouveaux
équipements culturels et sanitaires procure à la municipalité une légitimité
électorale inédite. Ses scores électoraux augmentent fortement dans la
deuxième moitié des années cinquante : élue dès le premier tour, la liste
communiste rassemble ensuite souvent plus de 70% des voix. En permettant à
des milliers de ménages ouvriers qualifiés et employés d’accéder à un logement
neuf, doté du confort moderne, la municipalité a augmenté sa clientèle
électorale. Et ce d’autant que la ville moderne rencontre alors les aspirations à
la mobilité sociale des catégories qui en forment le noyau central. Les ouvriers
français bénéficient de la nouvelle croissance économique, quittent les chaînes
et les emplois méprisés d’OS et manœuvres, profitent du développement
industriel pour améliorer leurs conditions. La municipalité récolte les bénéfices
de leurs espoirs, l’accession au logement neuf dans les années soixante
symbolisant d’une manière visible leur promotion collective. [782 : 38]
Les quelques familles d’immigrés relogées par l’office public municipale
présentent de nombreuses garanties qui les démarquent des « cas sociaux »…
Les familles algériennes et marocaines qui accèdent aux logements municipaux
dans les années soixante ont également su mettre en forme leur malheur. Car
les conditions d’existence les plus difficiles ne sont rien tant qu’elles ne sont
pas perçues. Les dossiers HLM de ces familles sont ainsi remplis de certificats
médicaux et de lettres de soutien d’assistantes sociales et d’employeurs qui
attestent de la réalité vécue, des risques quotidiens liés à l’occupation d’un
« taudis » ou de la valeur professionnelle du demandeur de logement. Ces
« papiers » confirment la bonne volonté de la famille à se conformer aux
normes : représentant des gages de son « sérieux », de sa « mobilisation » ou
de sa « volonté de s’en sortir », leur pouvoir symbolique est renforcé.
C’est l’expérience, acquise dans l’immigration, des règles de la société française
qui explique que ces familles ont pu accumuler les « papiers » indispensables.
Les familles relogées dans les années soixante comptent en effet parmi celles
constitués très tôt à Gennevilliers (dès le milieu des années cinquante) et dont le
père travaille en France souvent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale…
[782 : 39]
France [Etat – IV. Des familles dirigées vers les « cités de transit ».
Politique de L’administration municipale ne traite donc qu’une petite partie des demandes de
logement] logement des familles immigrées : celles juges recevables. L’essentiel est
directement orienté vers les services de la préfecture qui ont en charge le
relogement des familles dans les cités de transit.
Ces cités matérialisent la réponse apportée par l’Etat aux ménages démunis et
étrangères qui ne trouvent pas place sur le marché du logement HLM : l’Etat
tente ainsi de pallier les failles d’une politique publique qui, prétendant loger le
peuple, ignore les conditions d’existence et de salaire des OS et des
manœuvres. Mais il s’agit aussi de pallier le manque des logements accessibles
aux immigrés dans un contexte où les municipalités défendent le statut social de
leurs nouveaux quartiers. Solution proposée pour le relogement des familles
appartenant aux fractions démunies du groupe ouvrier, perçues comme
incapables de s’adapter au logement neuf des grands ensembles, les cités de
transit se sont ainsi massivement imposées aux familles immigrées […] La
distance culturelle des familles maghrébines justifie leur apprentissage des
normes de la vie quotidienne et des bonnes manières de vivre en HLM, c’est-à-
dire en pratique leur mise à l’écart. Sans être nécessairement « les centres
d’enfermement » que certains sociologues dénoncent alors, ces cités constituent
des solutions précaires et à moindre coût au logement de familles dont on
souhaite qu’elles ne s’établissent pas en France : il s’agit de « logements
provisoires » destinés à des « travailleurs provisoires »… [782 : 41]
Construites sur des terrains vagues, séparées l’une de l’autre par plusieurs
kilomètres, éloignées des équipements urbains et des lieux de travail, non
desservies par les transports en commun, sans magasin ni école, ne bénéficiant
pas davantage des services socioéducatifs censées faire accéder leurs
occupants aux règles et aux normes de la vie moderne, ces cités ressemblent à
des lieux d’isolement… [782 : 44]
V. Mobiliser l’opinion pour « réduire le pourcentage d’immigrés à
Gennevilliers »
L’installation imprévue des immigrés compromet « les calculs » de la
municipalité qui espérait tirer la ville vers le haut. En dépit de la rénovation
urbaine, Gennevilliers demeure une cité prolétaire. Plus grave encore aux yeux
du maire, les nouvelles constructions ont pour effet, indirect, d’augmenter le
nombre d’immigrés. Les vieux immeubles désertés par les occupants des
nouveaux quartiers sont disponibles pour les immigrés. Or, ils sont plus difficiles
à éliminer que les bidonvilles. De plus, l’Etat accroît sa pression sur les
organismes publics et privés de logement HLM afin qu’ils assurent plus
fortement le relogement des familles des bidonvilles et des cités de transit : les
grands ensembles sont désormais susceptibles d’accueillir un nombres plus
important de familles immigrées. Pour toutes ces raisons, le début des années
soixante-dix est le moment d’une mobilisation politique plus visible des élus
PCF contre « les ghettos »… [782 : 51]
Nouveau dispositif étatique contre l’habitat insalubre et apparaît pour partie
comme une tentative pour optimiser l’action de la municipalité contre les
« marchands de sommeil ».
Chapitre II. Le grand ensemble du Luth. Une gestion ségrégative du peuplement

Dernier grand ensemble construit à Gennevilliers, le Luth regroupe un peu plus


de 3200 logements répartis entre une quinzaine de tours et de barres. Il est le
plus peuplé : près du quart des 44000 habitants de la commune y réside durant
l’enquête. Son peuplement échappe cependant largement à la municipalité,
situation qui contribue à le distinguer des autres quartiers de la ville. Parmi les
logements du Luth, certains sont des logements en accession à la propriété et
d’autres sont gérés par la municipalité et par des organismes locatifs privés. Le
grand ensemble du Luth est ainsi spatialement et socialement divisé. Une
première division oppose l’est et l’ouest. Le Luth est est pour moitié composé de
copropriétaires. Le Luth ouest regroupe exclusivement des locataires qui, pour
une grande partie d’entre eux, sont immigrés. Une seconde division traverse le
Luth ouest. Les familles immigrées habitent principalement les deux immeubles
Molière (292 et 248 logements) et l’immeuble Jean-Vilar (309 logements), gérés
par des sociétés anonymes d’HLM. Au contraire, peu de familles immigrées
résident dans les deux immeubles de la municipalité, Lenine et Diderot (180 et
715 logements), également situés dans la partie ouest du Luth. De sorte que
cette partie du quartier rend immédiatement visible une séparation spatiale des
Français et des immigrés et les phénomènes de discrimination et de ségrégation
des populations. [782 : 56]

1. Les voies du relogement.


Les années 1975-76 sont celles du « retournement » de la composition sociale
des bâtiments de ce quartier : accroissement du nombre des bâtiments de ce
quartier : accroissement du nombre des familles immigrées d’une part et
évasion des ménages français des couches moyennes d’autre part. Jusqu’alors,
le Luth attirait une clientèle nombreuse, qui se pressait à la porte des nouveaux
logements… [782 : 58]
Les ménages immigrés constituent désormais une clientèle captive pour les
sociétés HLM privées : comme M. Hammouche en fait l’expérience, l’accès aux
autres secteurs du marché du logement est en effet quasiment interdit. La
municipalité leur ferme ses attributions, mais les logements relevant du secteur
privé autres que HLM ne leur sont pas plus ouverts : candidats indésirables à un
logement, ils le sont aussi du point de vue des agences immobilières. [782 : 65]

II. La concentration des familles immigrées : logique du marché ou


ségrégation ?
L’assignation des ménages immigrés à certains secteurs du Luth n’obéit donc
pas à une hypothétique loi du marché ou à une « main invisible » qui orienterait
les catégories défavorisées de la population vers les secteurs dégradés
d’habitation. Les « mains » sont multiples. Le souci gestionnaire des sociétés
anonymes, l’impératif de rentabilité peuvent aussi les conduire à gérer leur
patrimoine d’une manière délibérément ségrégative.
Afin de comprendre leur politique de peuplement, il aurait fallu interroger leurs
responsables. Mais aucun d’eux n’a donné suite à mes demandes réitérées de les
rencontrer : les accusations dont ils font l’objet de la part des élus locaux, mais
aussi de l’ensemble des agents désormais impliquées dans la politique de la
ville, expliquent probablement leur silence… Faute d’avoir pu les entendre, on
peut faire l’hypothèse suivante : les organismes opèrent des choix d’autant plus
ségrégatifs, décidant délibérément d’affecter aux ménages stigmatisés certains
immeubles, que ceux-ci ont définitivement perdu leur clientèle originelle (c’est-
à-dire française et issue des catégories ouvrières qualifiées et des couches
moyennes)… [782 : 66]
Cette politique ségrégative des attributions de logement obéit donc d’abord à
des motifs d’ordre économique. Les familles immigrées et, parmi elles, les plus
visibles (« les Arabes » et « les Noirs ») comptent au nombre des clients captifs
des sociétés anonymes dont l’impératif est de « faire le plein » de locataires
dans des bâtiments délaissés. Cette logique s’exerce alors avec une intensité
redoublée dans le cas des bâtiments définitivement abandonnés par la clientèle
pour laquelle ils avaient été conçus…
…les ménages immigrés ouvriers ont remplacé ceux qui disposaient des
ressources économiques suffisantes pour accéder à la propriété du logement ou
seulement quitter « la zone » - la partie populaire du Luth de plus en plus
paupérisée… [782 : 67]
III. Une discrimination accrue à l’entrée des logements municipaux.

Si les impératifs de rentabilisation d’un parc de logements dévalorisé imposent


aux organismes privés de loger des familles immigrées qui ne peuvent pas
accéder à d’autres secteurs à la fois plus valorisés et plus chers de l’habitat, la
municipalité doit, elle, faire face à des contraintes d’ordre administratif et
politique qui la conduisent à une discrimination accrue des ménages immigrés et,
à présent, d’origine immigrée [782 : 70]

V. La « bunkerisation » des immeubles municipaux 

L’éventualité que certains ménages français quittent ces immeubles au cas où


leur « aspect arabe » s’accentuerait ne constituent qu’un aspect de la pression
qui s’exerce sur les responsables de l’Office. Elle se manifeste aussi et peut-
être surtout sur le terrain électoral. Les bâtiments Lénine et Diderot sont de
ceux qui à Gennevilliers fournissent au Front national le plus de suffrages (avec
les immeubles en accession à la copropriété). Ces électeurs ne sont pas
seulement perdus pour la municipalité, ils sont aussi les porte-parole de « la
cause sécuritaire » qui s’est peu à peu imposée à l’ensemble des locataires.
Contraints de vivre à proximité de bâtiments peuplés de familles immigrées, se
sentant menacées par des jeunes qui « traînent » près de chez eux, les
locataires français des bâtiments municipaux font en permanence état de leur
peur et de leur ressentiment. Le maintien des ménages français dotés de
revenus moyens et le tri des locataires ont en effet pour autre conséquence
d’accroître le sentiment de vulnérabilité, voire les dispositions répressives des
Français captifs. Le rassemblement de retraités, de femmes seules, de ménages
ouvriers pauvres, de Français aux revenus moyens qui n’ont pas pu suivre la
trajectoire collective de sortie des HLM aboutit à coaliser en une même
expression de rejet des Arabes les ressentiments engendrés par le
vieillissement, la précarisation de la condition salariale, le dénouement familiale,
l’élévation des normes de consommation en matière d’habitat, la solitude. A la
manière d’un « effet pervers », ce durcissement des opinions résulte d’une
politique de sélection des ménages qui tente de préserver la valeur sociale du
quartier. Il oblige alors la municipalité à transformer ces immeubles en de
véritables « bunkers » pour protéger leurs occupants des « risques » de
l’environnement. [782 : 77-78]
Chapitre III. Du quartier à la cité : déclassement et xénophobie
Les locataires français qui ont emménagé avant la fin des années soixante-dix
racontent combien la barrière à l’entrée du quartier était élevée au moment où
ils s’y sont installés : « on se pressait pour habiter au Luth », « il y avait une
liste d’attente », « c’était plus sélectionné », « on ne logeait pas n’importe qui »,
etc. Le Luth, à leurs yeux, n’est plus aujourd’hui le quartier protégé qu’il était
tant qu’y habitaient les ménages comme eux. Il y a eu un avant et un après le
relogement des immigrés. Disposant des ressources sociales nécessaires pour
« bien » habiter, c’est-à-dire pour occuper les lieux comme ils demandaient à
l’être, ces premiers locataires du Luth étaient à même de se conformer aux
usages en vigueur en matière d’entretien, de propreté, de gardiennage des
enfants… Dans les années quatre-vingt, l’ordre s’est inversé : conséquence du
relogement plus fréquent des ménages déracinés, OS et manœuvres, comptant
de nombreux enfants, un véritable engrenage de la dégradation s’est enclenché,
qui contribue puissamment à la radicalisation des attitudes à l’égard des
immigrés… [782 : 79]

I. Déclassement social et ressentiment


[Prise en compte des] coûts économiques et sociaux entraînés dans les familles
ouvrières françaises par l’accession aux logements neufs des grands ensembles.
Accéder à ces logements a été pour nombre d’entre elles l’occasion d’une sorte
de révision de leurs pratiques, d’un apprentissage de nouvelles normes
d’habitation et d’éducation, dans l’espoir, sinon de quitter la classe ouvrière, du
moins de se conformer au style de vie des catégories sociales qui donnaient le
ton dans ces nouveaux quartiers… [782 : 80]
La construction des lotissements pavillonnaires matérialisant les nouvelles
normes de logement (la propriété du pavillon), s’est ainsi soldée par le
déplacement de la coupure interne aux classes populaires. Elle passait
auparavant entre les grands ensembles inférieurs de logement, c’est-à-dire
entre les fractions qualifiées du groupe ouvrier et des employés et les OS et les
manœuvres. Passant désormais entre les « ouvriers pavillonnaires » et les
« ouvriers de cité », elle structure les rapports sociaux internes au quartier : la
xénophobie exprime la distance que le quartier n’assure plus entre les Français
et les immigrés, « le haut » et « le bas » des classes populaires.

II. Les plaintes contre le trafic de drogue : un symptôme de


l’affaiblissement des français.

Cette expérience de la dépossession est également très liée à la manière dont


une partie des fils d’immigrés, surtout les plus démunis et les plus exclus dans
les autres espaces sociaux, se sont affirmés dans la cité. En témoignent les
nombreuses plaintes relatives au trafic de drogue dont l’objet est autant ce
trafic lui-même que la prise de pouvoir de l’espace par les « jeunes immigrés ».
Dire que les habitants français ne parlent que des problèmes de la drogue serait
excessif, mais les faits qu’ils recensent et commentent son devenus la matière
première de leurs échanges… [782 : 85]

III. Le vote PCF : un emblème statutaire perdu

Les habitants qui se sentent à la fois relégués socialement, dépossédés


territorialement et menacés dans leur avenir sont disposés à compenser leur
déclassement en valorisant le fait qu’ils sont Français. L’affirmation de
l’appartenance nationale est le moyen par lequel ces habitants tentent de
rappeler leur plus haute valeur statutaire… [782 : 89]
La recomposition de la population du Luth s’est aussi traduite par le déclin des
valeurs de gauche dans les représentations politiques des habitants. Elles ne
sont plus portées ni incarnées par les militants qui, pour beaucoup, ont
déménagé. Reflux des idées de gauche d’autant plus puissant qu’il se produit au
même moment dans les univers de travail : l’accession à la propriété du
logement modifie en profondeur les dispositions à la lutte des ouvriers qualifiés
qui avaient longtemps constitué les forces vives des combats syndicaux […]
Consécutivement au départ du quartier des plus militants, ce sont les scènes qui
associent les ouvriers et les couches moyennes qui ont pue à peu disparu. Les
amicales de locataires et les associations de parents d’élèves ont été les
premières à décliner. Le déménagement des locataires qui, occupant des
positions intermédiaires dans l’espace social (comptables, techniciens), étaient
en mesure d’examiner les comptes des organismes logeurs leur a porté un coup
fatal. Ces associations, quelles qu’elles soient, remplissaient une fonction
importante dans le règlement des rapports de voisinage, en particulier face aux
jeunes qui semaient le trouble. Ce sont donc autant de moyens de contenir le
sentiment d’insécurité qui ont peut à peu disparu [782 : 88-89]
Ces associations, tenues par des habitants des classes moyennes et du haut du
groupe ouvrier proches de la municipalité, jouaient également un rôle important
dans la légitimation des élus. Leur essoufflement a contribué à creuser la
distance avec eux. Durcissant le clivage classes moyennes/classes populaires,
ouvriers pavillonnaires/ouvriers des cités, le départ des couches moyennes et
des ouvriers qualifiés alimente en effet le sentiment de relégation des habitants
qui ne peuvent plus se reconnaître spontanément dans des responsables
politiques appartenant aujourd’hui massivement aux couches moyennes… [782 :
90]
Conséquence de ce reflux des idées de gauche, une thématique proche de celle
du FN s’est ainsi largement diffusée, gagnant peu à peu un caractère d’évidence
auprès des habitants, qu’ils votent ou non pour ce parti : « les gens votent FN
parce qu’ils n’en peuvent plus » de la délinquance, de se sentir dépossédés de
leur espace ou encore d’être désavantagés par rapport aux familles immigrées.
Incontestablement, c’est d’abord comme le parti de l’ordre que les habitants du
Luth perçoivent le Front national […] Le besoin est grand d’un rappel
permanent des règles et règlements dont seul le suivi scrupuleux permettrait de
vivre ensemble, côté à côté […] Il importe avant tout que « l’ordre »
réapparaisse et qu’une plus grande justice soit faite aux Français. Se
représentant eux-mêmes comme appartenant aux familles qui ne posent pas de
problèmes, ils disent n’avoir « droit à rien », sauf celui de subir l’insécurité, les
dégradations et la présence des « petits immigrés » dans les écoles, qui en
baissent le niveau et obligent à aller dans le privé. Au contraire, globalement
perçus comme ne travaillant pas et vivant aux crochets de la société, les
immigrés coûtent cher à la collectivité nationale. En témoignent le montant des
charges sociales payées par les patrons et le niveau d’imposition qui paralysent
la consommation et freinent l’embauche… |782 : 91-92]
IV. Le vote FN : un acte qui ne va pas de soi
…Explication de la progression des scores frontistes par la proximité des
immigrés et le sentiment d’insécurité. Le Front national –qui a obtenu environ
20% des voix lors des élections municipales de 1995 –n’est-il pas devenu la
deuxième force politique dans ce qui fut l’un des bastions communistes de la
région parisienne ? Si les scores de la majorité PCF aux municipales sont en
baisse constante -78% en 1971, 78% en 1977, 62% en 1983, 59% en 1989, 55%
en 1995 – observe-t-on pour autant un glissement des électeurs
traditionnellement acquis au PCF vers l’extrême droite… ?
Une opposition d’extrême droite est désormais structurée et enracinée à
Gennevilliers, le FN s’étant imposé comme le principal parti d’opposition à la
mairie […] Les élections municipales sont tout particulièrement « touchées »
par l’abstention : 35% des inscrits se sont abstenus en 1983, 41% en 1989, 45%
en 1995. La désaffection croissante des bureaux de vote est une menace pour la
municipalité qui, antérieurement, bénéficiait de l’abstention. Dans cette ville
acquise au PCF, l’abstention était souvent le fait des électeurs de droite. La
participation étant en partie subordonnée au sentiment de peser par son vote,
les scores des partis de droite variaient fortement selon le type de scrutins. Ils
s’élevaient lors des présidentielles et des législatives –où traditionnellement les
inscrits sont plus nombreux à voter –et étaient faibles lors des municipales –où
l’abstention se situe en moyenne à un niveau supérieur de 10 points par rapport
aux scrutins nationaux.
Certes, les reports de voix sont difficilement imputables à telle ou telle
composante de l’électorat. Mais des tendances assez nettes, qui semblent
confirmer le glissement des électeurs de droite vers le Front national, se
dégagent de l’analyse des résultats électoraux dans chacun des bureaux de vote
du Luth. En effet, ces résultats montrent que, d’une part, l’abstention a le plus
progressé dans les bureaux où le PCF disposait d’une écrasante majorité des
voix et que, d’autre part, la progression du Front national a pour corollaire la
baisse des scores des partis de droite. [782 : 93]
…Le Front National recueille les fruits d’un travail politique qui racialise les
problèmes sociaux et bénéficie de l’honorabilité des agents qui le font. Tout se
passe alors comme si l’émergence du Front national sur la scène politique avait
offert aux électeurs traditionnellement opposées à la majorité PCF le moyen de
manifester leur point de vue avec plus de force. [782 : 94]
Cependant, le passage au vote d’extrême droite ne va jamais tout à fait de soi, y
compris pour les électeurs traditionnellement opposés à la mairie, comme le
montre bien l’exemple de M. Georges, qui a longtemps voté pour l’UDR puis le
RPR et qui vote désormais pour le Front national aux municipales (de 1989 et de
1995)… [782 : 95]
[Reconstruction des trajectoires individuelles, résidentielles, professionnelles
pour expliquer le rapport au vote, au gouvernement]

Chapitre IV. Les parents immigrés face aux « jeunes sans avenir »

La distance observée au café entre les adultes ouvriers et les jeunes précarisés
est un gouffre dans l’univers familial. La réduction et la précarisation des
emploies peu ou pas qualifiés, la mise en question de l’insertion professionnelle
des jeunes à la sortie de l’école, la dévalorisation symbolique des emplois
ouvriers sont en effet les facteurs accroissant les oppositions entre parents et
enfants. Les familles immigrées sont particulièrement sous tension tant les
désordres renforcent leur stigmatisation et tant l’absence d’avenir des fils sans
qualification constitue pour elles une menace. Comment préserver les jeunes
désargentés des tentations de « l’argent facile » ? Comment inciter les enfants à
poursuivre des études quand tout autour de soi il est visible que la réussite
scolaire n’évite pas le chômage ? Comment accepter le décalage souvent
important entre les espoirs placés dans l’immigration et la réalité vécue ?
Questions douloureuses auxquelles les parents algériens et marocains répondent
différemment en fonction de la situation objective de leurs fils et filles mais
aussi de leur statut de père ou mère. [782 : 113]

Chapitre V. « Faire », « bouger », « sortir ». L’encadrement des adolescents.

Un père algérien concluait notre entretien d’un « la France enfante des
monstres », manière de dire toute la distance qui sépare les pères ouvriers des
fils qui ne le sont plus et la place des pus démunis d’entre eux, voués aux
stages, au chômage ou au trafic, c’est-à-dire à un en deçà de la condition
ouvrière. Au rejet des pères s’ajoute le mépris : le grand ensemble avive la
stigmatisation des origines. Parce qu’il regroupe les familles immigrées et réduit
la distance spatiale entre des groupes sociaux et nationaux aux trajectoires
hétérogènes, mais désormais tous « captifs » des HLM, il redouble l’intensité du
rejet des immigrés et des fils d’immigrés maghrébins en particulier qui focalisent
l’hostilité. Ainsi le marquage des « jeunes Arabes » explique-t-il que ce groupe
constitue quasi exclusivement le public du club de jeunes de la cité : s’ils sont
ensemble, c’est d’abord du fait de leur désignation comme « jeunes à
problèmes ».
Au début des années quatre-vingt-dix, près de trois cents enfants et
adolescents sont adhérents de ce club, seule institution dans la cité chargée de
les encadrer. Les animateurs, également originaires des familles immigrés
algériennes et marocaines du quartier, se distinguent en général par leur
« bonne » scolarité. Etudiants ou promis à le devenir, ils forment une petite élite
scolaire qui tente de structurer le rapport au temps des plus jeunes et, plus
généralement, de leur proposer une autre symbolique sociale que la violence des
rues. Leur fonction est d’accueillir au club les adolescents pour les inciter à
« bouger » à « sortir » et à participer aux activités qu’ils leur proposent. Il
s’agit ainsi de diffuser au sein de la cité d’autres modèles, de valider « l’envie
de s’en sortir », « le goût du sport », une relative discipline. Embauché comme
animateur, j’ai pu observer et tester la difficulté de la tâche : être animateur au
club, c’est parfois subir la violence réactive des adolescents stigmatisés par
l’école, devoir réduire les tensions avec eux, et souvent, être contraint « d’en
rabattre ». L’appartenance des animateurs et des usagers du club à un même
« groupe  ethnique » n’annule en rien le heurt des dispositions liée à l’inégalité
des chances scolaires : les divisions sont très nettes entre les jeunes de la cité
et au sein même des fratries, et imposent aux animateurs de composer en
permanence avec les adolescents.
I. La promotion des animateurs « issus des quartiers populaires »
Le mille-club ne fait pas exception à l’échec des structures d’encadrement des
jeunes constaté en général par les travailleurs sociaux : la municipalité, qui
l’installe en 1975, en interdit l’accès quatre ans plus tard en raison des bagarres
incessantes et des menaces proférées contre les animateurs. La ville apparaît
pourtant comme un allié pour les jeunes qui réclament la réouverture du club au
début des années quatre-vingt : à la recherche de solutions au problème des
jeunes, elle est prête à favoriser l’organisations des adolescents, et ce d’autant
que l’attention politique nouvelle portée aux enfants d’immigrés des cités, à la
suite des « rodéos » aux Minguettes, l’incite à le faire.
Face à la montée des désordres dans la ville, les élus de Gennevilliers
reprennent au niveau local l’ensemble des initiatives gouvernementales pour
« répondre à l’exclusion » et à « l’insécurité ». A partir de 1982, à la suite du
lancement des mesures anti-été chaud, la municipalité organise l’opération
« Bonjour l’été », qu’elle rebaptise ainsi afin d’éviter la stigmatisation inhérente
à la médiatisation des mesures gouvernementales destinées à occuper les jeunes
des cités. Une mission locale pour l’emploi et l’insertion des jeunes ouvre en
1983. Un conseil communal de prévention de la délinquance est mis en place. Et
si la municipalité revendique dans le même temps la présence d’îlotiers dans les
cités, elle insiste sur le rôle dissuasif qui doit être le leur. Les élus privilégient
en effet la prévention de la délinquance, approche de « gauche » du problème
dans l’espace de mesures destinées à resserrer le contrôle exercé sur les
jeunes des cités… [782 : 141]
Ainsi la municipalité espère-t-elle aider les adolescents à s’organiser en
favorisant parmi eux l’apparition d’intermédiaires entre les institutions
municipales et les jeunes du coin. Faisant appel au bénévolat des jeunes, il s’agit
de les amener à devenir, selon les mots du maire, de « nouveaux cadres » dans
les cités, dont la fonction est d’inciter les parents à inscrire leurs enfants dans
les activités proposées par le service de la jeunesse et de mobiliser les jeunes
[782 : 141-142]
Rouvert au printemps 1982, le club, au moins dans les premiers temps, devient
ainsi l’un des lieux de prédilection où les jeunes, quasi exclusivement les fils des
immigrés maghrébins des bâtiments Molière, se retrouvent. Parmi eux, certains
jouent un rôle plus actif dans l’organisation du club : âgés de 16 à 18 ans, ils se
distinguent par leur parcours scolaire plus prometteur. Celui-ci les porte à
s’identifier aux jeunes lycéens et étudiants mais aussi à une certaine forme de
militantisme. Pour eux, s’opposer à l’image négative des membres de leur
groupe, c’est mettre en scène un collectif respectable.
…socle de la première équipe d’animateurs qui, à bien des égards, semble mener
une véritable croisade contre « la galère ». Devenir animateur semble être pour
eux, à la fois, un apprentissage social et une entreprise de diffusion dans la cité
de leurs pratiques et de leurs aspirations… [782 : 143-144]
En expliquant qu’il s’agit d’abord de se prouver à eux-mêmes qu’ils sont
« capables », Taïeb explicite l’une des conditions nécessaires au fait même de
poursuivre des études pour les jeunes issus des classes populaires : acquérir un
minimum de confiance en soi pour oser se détacher du destin de leur classe
d’appartenance tel qu’il s’objective dans l’expérience du voisinage immédiat.
L’équipe des premiers animateurs joue alors pour chacun d’entre eux le rôle
d’un véritable encouragement : ils se motivent mutuellement mais sans jamais le
faire tout à fait ouvertement.
Même si leurs réussites sont différentes et inégales, ils se différencient des
autres jeunes de leur classe d’âge : à la fois de la petite minorité qui poursuit
des études longues et « sort » du quartier et de la majorité dont le destin
scolaire est nettement plus incertain.
Conclusion

Les résultats du premier tour de la présidentielle d’avril 2002 confirment le


recul de l’extrême droite à Gennevilliers observé lors des dernières élections
municipales : comme dans d’autres villes populaires composées de grands
ensembles HLM, le FN ne progresse plus, notamment en raison du départ des
cités des électeurs anciennement acquis à ce parti. Ces résultats confirment
surtout la disparition des « banlieues rouges » du paysage politique. 40% des
inscrits se sont abstenus à Gennevilliers, et si le parti communiste résiste ici un
peu mieux qu’ailleurs, avec 15% des voix et huit points de moins qu’en 1995,
son audience s’est, comme partout, considérablement rétrécie. Ce divorce
politique avec les classes populaires n’est pas propre au PCF : la présidentielle
a révélé combien il concernait l’ensemble de la gauche de gouvernement qui n’a
pas su leur procurer de vraies raisons de croire en elle. Le tournant sécuritaire
du Parti socialiste en 1997 a renforcé la confusion : la priorité donnée à la
« lutte contre l’insécurité », en apportant une caution aux mots d’ordre de la
droite et du FN, n’a pas eu l’effet escompté. Au cours des années quatre-vingt-
dix, les discours politiques se sont focalisés sur les « jeunes des cités » et les
phénomènes de délinquance, reléguant l’analyse des causes sociales et
économiques des comportements de ces jeunes et, plus largement, la question
des conditions d’existence et de travail des milieux populaires. Or, ce que
montrent les études sociologiques, c’est bien le creusement des inégalités au
cours de ces vingt dernières années entre les classes sociales et entre les
générations : les enfants de cités cumulent le double handicap d’appartenir aux
classes populaires et aux classes d’âge ayant grandi dans un contexte
économique particulièrement défavorable aux ouvriers et aux employés.

Les « banlieues rouges » et le nouveau prolétariat des banlieues.


Pour le PCF, la facture est d’autant plus élevée que ces classes formaient la
majeure partie de son électorat. On peut se demander s’il ne paye pas
aujourd’hui, au prix de sa quasi-élimination du jeu politique, sa distance à l’égard
de celles et ceux qui forment la base sociale et électorale actuelle des
« quartiers » Tout se passe comme si le PCF et ses représentants locaux
avaient méconnu ce nouveau « prolétariat des banlieues », dont une large partie
est constituée des fils et filles issus de l’immigration algérienne et marocaine.
A partir du cas emblématique de Gennevilliers, nous avons mis au jour les
raisons pour lesquelles les municipalités communistes ont ainsi « raté » leur
rendez-vous avec les enfants de cité. La rupture remonte aux années cinquante,
lorsque les familles algériennes et marocaines arrivent en nombre, au moment
même où les mairies communistes s’engagent dans une entreprise politique de
rénovation urbaine. Aspirant à construire de « vraies villes » et à défendre la
respectabilité du groupe ouvrier, elles écartent les franges nouvelles du
prolétariat qui cumulent les handicaps : OS ou manœuvres, familles nombreuses,
sans droit de vote, visibles à « l’œil nu »… Les mairies s’opposent aux logiques
de regroupement des immigrés dans leurs communes, parce qu’elles ont
« investi » économiquement et politiquement dans le logement social et parce
que la gestion concrète du logement des immigrés leur est de plus en plus
déléguée. Dans un premier temps, des années cinquante aux années quatre-
vingt, ce sont les préfectures qui affectent aux municipalités de gauche les
immigrés et leurs familles qui ne trouvent pas place dans les villes. Dans un
second temps, avec la politique publique de soutien à la construction
pavillonnaire, les quartiers HLM tendent à regrouper les familles les plus
démunies de ressources et donc privées de mobilité résidentielle. Les ménages
ouvriers qualifiés et employés français, qui formaient la base sociale et
électorale du PCF, quittent les quartiers pour accéder à la propriété, tandis que
les familles immigrées s’y installent massivement.
Les grands ensembles HLM sont dès lors voués à être ce qu’ils n’étaient pas à
l’origine, « l’habitat des pauvres ». Cette recomposition sociale fragilise en
profondeur l’assise politique des municipalités communistes et contribue à
l’érosion du vote PCF. Elle entraîne la défiance des élus à l’égard de « jeunes
immigrés » en lesquels ils ne peuvent reconnaître de futurs électeurs et, plus
fondamentalement, les nouveaux membres de la « classe ouvrière ».
Peu à peu, le communisme municipal perd sur tous les tableaux : son électorat,
quittant les cités ou s’abstenant, lui échappe, tandis qu’il est la cible du
ressentiment des enfants d’immigrés, conduits à attribuer aux élus communistes
le regroupement de leurs familles dans les cités et les bâtiments dégradés. Ils
observent en effet que les bâtiments municipaux qui concentrent les habitants
français sont mieux entretenus et ils redoutent d’être victimes de la ségrégation.
On aboutit ainsi à un paradoxe : les municipalités communistes sont accusées
d’avoir créé des ghettos, alors qu’elles ont tout fait pour empêcher le
rassemblement des immigrées dans les mêmes lieux.
Produit de toute l’histoire du logement social, cette fracture doit aussi beaucoup
à la faible attention que le PCF et ses représentants locaux ont manifesté à
l’égard de la situation réelle des enfants de cité. Ils ont peu cherché à les
atteindre là où ils sont et tels qu’ils sont, comme s’ils avaient renoncé à offrir un
débouché politique à ces « jeunes » qui ne sont pas tous « délinquants » ni
chômeurs, mais appartient largement au nouveau salariat d’exécution des PME
et des services et connaissent des conditions de travail précaires. Ancrés
initialement dans l’aristocratie ouvrière, les responsables communistes se sont
ensuite tournés vers d’autres catégories sociale, comme les professions
intermédiaires et les employés d’Etat, dont les maires espèrent aujourd’hui le
retour dans les communes, entreprenant dans ce but la « reconquête » des
cités. Il en résulte un immense vide politique : l’abstention bat des records dans
les banlieues rouges, désormais perçues par leurs habitants non plus comme
celles qui les défendent mais, au mieux, comme l’échelon inférieur de l’Etat, et,
dans tous les cas, loin du contre-pouvoir qu’elles incarnaient autrefois. D’où
aussi, dans ces villes n’offrant plus vraiment de « sens » politique aux habitants
des cités, le fractionnement de la gauche et la progression très nette des scores
des listes combinant défense des « petits », des « exploités » et lutte contre les
discriminations et le racisme. A Gennevilliers, les listes d’extrême gauche (LO,
LCR, PT) ont ainsi totalisé près de 21% des suffrages lors des municipales des
2001.

La clôture de l’espace politique.


Cette coupure politique entre les élus communistes et les habitants des quartiers
est enfin très liée au sort des militants des quartiers est enfin très liée au sort
des militants de cité qui, par toute leur histoire sociale, étaient plus
particulièrement disposés à être des relais auprès des classes populaires. Or, si
les responsables communistes ont longtemps valorisé la combativité et le
dévouement, ils semblent à présent beaucoup moins le faire localement. Au
cours de ces vingt dernières années, le fossé s’est ainsi creusé entre les élus et
la « base » formée des enfants d’immigrés plus ou moins exclus de la
représentation politique. Mais cette situation n’est propre ni à Gennevilliers ni au
PCF. C’est plus généralement la gauche qui n’a pas vu dans ces enfants
d’immigrés ses héritiers politiques, en dépit de leur engagement dans les cités et
de leur adhésion pratique aux valeurs d’égalité et de justice sociale.
La désillusion face à la fermeture du champ politique locale s’est cependant
d’abord traduite par le retrait de la vie associative des militants de cité. Déçus
par les partis politiques de gauche, les militants sont plus nombreux à avoir
« déserté le terrain » qu’à être passés à droite. Connaissant souvent intimement
les familles et les jeunes des cités, la plupart d’entre eux ne peuvent qu’adhérer
à cette conception de l’ordre. Ils portent sur les « jeunes délinquants » un
regard ambivalent et savent qu’ils peuvent se « reprendre » si on leur en laisse
la « chance ». Ils expriment ainsi une fidélité à leur milieu d’origine. Même s’il
dénoncent les politiques d’ « assistanat » des gouvernements de gauche dans
les cités et l’hypocrisie du PS à leur égard, ils restent ancrés dans les « valeurs
de gauche » que sont pour eux l’éducation et la solidarité.
Ceux qui militent politiquement sont encore moins nombreux et le font
désormais plus fréquemment en dehors des « grands » partis de la gauche
traditionnelle. Certains ont rejoint des formations plus à gauche, comme les
Verts et la LCR, ou qui ont tenté de jouer la carte de la « nouveauté », comme le
PRG. Ces militants cherchent à traduire, dans un registre politique, une quête
multiforme de justice sociale et de dignité. Ils sont ainsi les relais de la
protestation diffuse des enfants des cités qui subissent les situations d’exclusion
et de discrimination à l’emploi, au logement… Ils le sont aussi des habitants
appartenant aux fractions précarisées des milieux populaires, d’origine immigrée
ou non, qui voient en ces porte-parole la possibilité d’exister politiquement.
Enfin, ils le sont des « vieux » immigrés, c’est-à-dire de leurs parents, et
revendiquent pour eux l’ouverture de lieux de culte ou des carrés musulmans.
Pour ces porte-parole de gauche, qui peuvent ne pas être croyants, il s’agit
moins de construire une « communauté musulmane » que d’obtenir la
reconnaissance publique de « vieux » travailleurs oubliés.

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