Auteur : CASTEL Robert Titre : Pierre Bourdieu et la dureté du monde. Publication : in ENCREVE Pierre et Rose-Marie LAGRAVE (sous la direction de). Paris : Flammarion, 2003, pp. 347-355 Description : Domaine : Sciences Sociales Localisation :
Sociologie [Pierre Bourdieu]
…dans le rapport à Bourdieu, il s’agissait de questions et de débats ouverts sur
l’avenir. …je crois, et ce n’est pas une déclaration de circonstances, que Pierre Bourdieu représente un paradigme, si ce n’est le paradigme, de la posture sociologique. Parce que c’est quelqu’un qui a compris la dureté du monde social et qui a essayé de la penser sans concessions, dans toutes ses implications, et qui s’est interrogé sur ce l’on pouvait faire lorsqu’on savait cela, que le monde social, c’est essentiellement la contrainte sociale, mais qu’on ne se résigne pas à célébrer cet ordre du monde […] Pour dire les choses un peu schématiquement, je crois que c’est là la grandeur de Bourdieu, et en même temps la grande ligne de tension, et peut-être la contradiction, qui traverse toute son œuvre. De sorte que « travailler avec Bourdieu », lorsqu’on est sociologue, c’est travailler sur cette tension, se demander ce que l’on peut faire avec, se défendre parfois contre elle –tout en sachant, c’est du moins mon avis, qu’il avait en gros raison, mais que cette raison est difficile à regarder en face. [744 : 347-348] Mais je ne vais évidemment pas faire la théorie de la théorie de Bourdieu. Ce que je peux essayer de faire, c’est de raconter, à mes risques et périls, comment j’ai cru comprendre cela à travers différentes péripéties de mes rencontres avec l’homme et avec l’œuvre […] J’espère ne pas ainsi céder à la tentation de l’anecdote, qui n’est pas mon pendant naturel. Mais je ne peux pas faire autrement […] Je ne suis pas certain d’être capable d’expliquer des notions comme l’habitus, la distinction, la violence symbolique, dans les termes de la stricte orthodoxie bourdieusienne. Par contre, je crois avoir compris ce qu’est la posture bourdieusienne, et je peux essayer de dire pourquoi et comment ça s’est fait. [744 : 348] [Premiers rencontres avec l’œuvre de Bourdieu] - BOURDIEU Pierre (1962) Célibat et condition paysanne. Ce bal dans un village du Béarn où les paysans groupés autour de la piste regardent, comme impuissants, les filles danser avec les jeunes gens de la ville, c’est tout le désespoir d’une condition paysanne qui n’a plus d’avenir. Ces « paysans empaysannés » n’ont sans doute pas les moyens de comprendre ce qui les ronge et qu’ils traduisent à leur manière à travers des attitudes maladroites et des plaisanteries un peu courtes. Le sociologue restitue le sens de leur condition, qui est quelque chose qui les dépasse. Mais ce qui les dépasse ne leur est pas étranger puisqu’il traverse leur existence et détruit leur affectivité… [744 : 348] - Un art moyen. Cette activité de photographier que l’on peut croire anecdotique et insignifiante est traversée par des rationalités profondes. On ne fait pas les mêmes photographies si on est un paysan qui marie sa fille, un ouvrier qui prend ses congés payés ou un membre d’un club esthétisant qui préférerait peindre plutôt que photographier mais n’a pas les ressources suffisantes pour le faire. Cela se voit, en quelque sorte s’incarne, dans les photographies. Il y a ainsi un sens de la pratique qui renvoie à des régulations collectives et qui est une rencontre avec la contrainte et un jeu avec les contraintes. … Sans doute y a-t-il trente-six façons de faire de la sociologie. Mais à mon avis une sociologie forte est celle qui a compris qu’au commencement était la contrainte, que la contrainte s’est faite société, et que la société est faite d’abord de contraintes… [744 : 350] Mais en même temps, ce qui importe au sociologue, c’est le jeu avec les contraintes qui structurent le sens des pratiques. Il y a mon avis un contresens fondamentale qui est souvent fait sur Bourdieu et qui consiste à confondre contraintes et déterminisme –ce qui est aussi inconsistant que de reprocher à Durkheim d’avoir dit qu’il fallait « traiter les faits sociaux comme des choses ». Durkheim savait aussi bien que quiconque que les faits sociaux n’étaient pas des choses, et il a même fondé la sociologie pour expliciter le type d’humanités qu’ils incarnent. Mais il pensait en même temps que, si on voulait être sérieux, il fallait savoir que les faits sociaux ne sont pas là seulement pour nous plaire – autrement dit, qu’il faut commencer par savoir que le monde social est dur […] On pourrait parler aussi, je pense, d’une « dureté bourdieusienne », entendant par là la conscience aiguë qu’avait Bourdieu que la vie sociale est d’abord faite d’exigences impitoyables qui peuvent briser les sujets sociaux, étouffer leurs projets en les privant des conditions minimales nécessaires pour les réaliser. Mais c’est le contraire de l’acceptation du déterminisme, et toute la vie et l’œuvre de Bourdieu témoignent du refus d’accepter qu’il n’y ait que de la reproduction, que du destin –même s’il y a beaucoup de reproduction et que trop souvent les trajectoires sociales prennent la figure du destin, comme pour ces paysans béarnais qui ne peuvent échapper au malheur du célibat… [744 : 350] …En poussant cette intuition à la limite, on pourrait faire l’hypothèse que Bourdieu n’a pas voulu faire une sociologie de la reproduction, bien qu’il ait eu au plus haut point le sens de l’importance de la reproduction. Il aurait plutôt voulu faire une sociologie de l’action, et même une sociologie de l’acteur, pour prendre un mot qui n’est pas du tout de son vocabulaire, mais qui pourrait traduire assez bien son volontarisme, son acharnement à dépasser l’ordre des contraintes. Mais il se méfiait de la complaisance envers la subjectivité et croyait que c’est le plus souvent pour de mauvaises raisons que l’on est mieux reçu lorsqu’on parle de la liberté du sujet et qu’on prétend que c’est l’homme qui construit le monde social à travers des systèmes d’interaction et des conventions qui euphémisent la contrainte. Peut-être a-t-il tordu le bâton dans l’autre sens par son acharnement à traquer tout ce qui, derrière les séductions de la liberté et de la subjectivité, renvoient à l’ordre de la violence et des rapports de domination. Mais c’est qu’il pensait que la marge de manœuvre dont le sujet social peut disposer ne peut opérer qu’à partir de la conscience de ces contraintes […] Cependant, les objectifs qu’il a poursuivi toute sa vie pour une connaissance des phénomènes sociaux affranchie des complaisances de la mauvaise foi et contre les multiples figures de la domination et de la violence symbolique étaient bien des entreprises de libération, montées sur la certitude qui était la sienne que l’on ne peut se libérer que si l’on connaît ce qui vous enchaîne. On pourrait montrer, je pense, que cette tension est une constante dans l’œuvre de Bourdieu, mais qu’elle est passée par différentes phases [744 : 351] Il me semble que ce rapport aux contraintes (la conscience des contraintes et la lutte contre les contraintes) peut aussi fournir une clef pour comprendre la manière dont a été reçue l’œuvre de Bourdieu. Si cette œuvre a pu susciter des réactions contrastées, de l’admiration au rejet total, c’est sans doute pour diverses raisons. Mais l’une d’entre elles me paraît spécialement significative. On peut remarquer que, hors même du milieu académique, les gens qui admiraient Bourdieu sans trop s’embarrasser de subtilités théoriques avaient souvent un profil social particulier. C’étaient des transfuges de classes, ou encore des membres de l’intelligentsia de pays dominés dont les uns et les avaient eu de bonnes raisons d’expérimenter dans leur vie concrète ce pois des choses, cette dureté du monde, qu’il s’agisse des inégalités de la stratification sociale ou de la dépendance économique et culturelle héritée des rapports de sujétion coloniaux. Ils étaient reconnaissants à Pierre Bourdieu d’avoir su dégager les racines de cette violence, même s’ils avaient échappé à ses formes les plus brutales. Ils avaient, comme aurait pu le dire Bourdieu lui-même, des dispositions pour comprendre que la légitimité des positions dominantes repose sur des rapports de force. Pour eux, la thématique de la violence symbolique, par exemple, n’est pas la production d’un théoricien désincarné qui propose une axiomatique des rapports sociaux, mais la mise en forme d’une expérience sociale dont ils se sentent complices. [744 : 352] …Tant que le sociologue ne se réduira pas à des fonctions d’expertises, ou à des recueils de données quantitatives, ou encore à des analyses de microexpériences décontextualisées et déshistoricisées –tant que le sociologue croira avoir quelque chose à dire sur « le cours historique du monde », pour parler comme Jean-Claude Passeron-, Pierre Bourdieu occupera en sociologie une place essentielle en rappelant ce poids des choses, et à quel point le destin des individus leur est profondément lié. Ainsi aura-t-on toujours à « travailler avec Bourdieu », même si c’est aussi en partie de travailler contre soi qu’il s’agit, contra la complaisance au subjectivisme et contre les tentations de céder au confort intellectuel qui sommeillent en chacun. [744 : 353] …il y a une dimension sans doute plus fondamentale qui tient à la grandeur et à l’ambition de l’œuvre. La pensée de Bourdieu est une pensée forte et fortement structurée, qui porte l’ambition de détenir un principe quasi universel d’explication du fonctionnement du monde social et de la déployer dans la diversité de ses applications, jusqu’à couvrir en fait pratiquement tout le champ des problèmes sociaux. Un tel édifice peut laisser peu de place à l’innovation et à une recherche indépendante. D’où la tentation de prendre une position de disciple dont le projet intellectuel se réduit à la défense et à l’illustration d’une orthodoxie. Ce problème dépasse la personne de Pierre Bourdieu. Il pose la question du bon usage des grands hommes, du moins de ceux qui déploient une pensée systématique. On pourrait traduire la question : « Comment travailler avec Bourdieu ? » par une référence irrévérencieuse à Plutarque : « Comment travailler avec un homme illustre ? Sans doute n’y a-t-il pas une seule réponse. En ce qui me concerne, j’aurais tendance à dire qu’il s’agit de trouver, ou de construire, la bonne distance, celle qui ménage de l’admiration sans adoration de l’homme, et un usage qui n’exclut pas l’exercice critique. [744 : 354] « Travailler avec Bourdieu », c’est aussi travailler à distance avec son héritage, et je pense que c’est plus que jamais nécessaire en sociologie.