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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=DIO&ID_NUMPUBLIE=DIO_197&ID_ARTICLE=DIO_197_0096
2002/1 - N° 197
ISSN 0419-1633 | ISBN 2-13-052670-4 | pages 96 à 114
LIUBAVA MOREVA
passe selon les lois bien connues : étant absorbé par le chaos,
l’“ ordre ” paraît prévaloir comme si c’était lui-même celui qui avait
prédit un tel décès. Ceci peut être vu comme un point culminant
particulier de l’approche scientifique du monde : en révélant quel-
que chose qui est absolument indépendant de moi, cet ordre établi
des choses qui déclare que la disparition de la possibilité même de
mon existence est incontestable, je me trouve moi-même dans une
position d’extrême résignation et d’imperturbabilité, je me trouve
moi-même comme une particule à peine observable dans le courant
puissant de l’universalité. Maintenant mon attitude est d’être as-
servi, je ne suis que les oreilles et les yeux de quelque chose qui se
passe en dehors de ma connaissance, mon implication propre étant
restreinte à la connaissance du cours des événements “ imma-
nents ” au monde. Toute sorte d’“ ego ” devrait garder le silence. Ici
le monde apparaît devant l’homme à la lumière de la répétition
universelle et la science, comme un élève très appliqué, “ lit ”
l’ontologie des répétitions. “ L’humilité de l’apprenti ” et “ la perfi-
die du connaisseur ” semblent co-exister dans le raisonnement
scientifique : tout en se soumettant à la logique d’un sujet, l’idée
scientifique cherche à faire entrer le monde dans sa propre logique.
Pour dire la vérité, de temps à autre les voix des “ admirateurs
de l’hooliganisme spirituel ” peuvent se faire entendre (comme le
disait Léo Chestov lui-même), en nous rappelant volontiers que
“ l’ordre ” dont les philosophes n’arrêtent pas de rêver pourrait
n’exister que dans les salles de classe et que tôt ou tard le plancher
va se dérober sous vos pieds. “ Et ici, peut-être, Shakespeare peut
se révéler utile. Il vous dira que l’inconnu est ce qui ne peut et ne
doit pas être réduit au connu ”.
Mais, même en supposant que notre devoir de base en ce monde
consisterait réellement dans l’établissement d’“ îlots arbitraires
d’ordre et de régulation ” (N. Winer), c’est-à-dire dans, pour ainsi
dire, l’extraction de la racine de la “ régulation ” à partir de toute
incertitude (en ignorant en même temps le reste en tant qu’erreur
des qualités irrationnelles), tout ceci ne voudrait-il pas dire que
nous ne nous trouvons pas dans une situation d’arbitraire gnoséo-
logique ? Non pas dans le sens que notre connaissance peut n’être
qu’une illusion, emportée par les notions fausses et vraies du
monde, mais dans le sens d’une interrogation sur la qualité et
l’orientation de nos efforts cognitifs. Si l’homme vit dans le monde
qui “ ne se soucie pas de nous ” probablement, aucune défaite ce
sera alors capable de nous priver de la satisfaction d’avoir existé en
ce monde pour un certain temps. L’homme dans l’espace de “ la non
réciprocité ” ontologique, en effet, se trouve lui-même sur une posi-
tion d’opposition résolue et cohérente concernant ses propres ef-
forts pour ajuster ce monde, afin d’y trouver plus de “ satisfaction ”
dans son existence, à l’objectivité totale du même monde. La
“ satisfaction ” même peut se transformer ici en “ agonie ” – une
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que chose qui ne peut pas être “ trouvé ”. D’autre part, la vie elle-
même, sans l’intensité de la recherche se retrouve dépourvue de
signification.
Il est connu que la “ signification ” ne peut jamais être décrite,
ou même enregistrée, complètement. La découverte de la significa-
tion n’équivaut nullement à sa possession, car une signification ne
peut pas être “ possédée ” par principe, même si elle montre à
l’homme la voie vers “ l’être ”. La seule forme d’existence de cette
“ signification ” est sa génération, son émergence dans l’espace des
relations inter-subjectives. La “ signification ” est un atome de
compréhension, qui embrasse l’univers de la communication hu-
maine. Selon M. Bakhtin, la “ signification ” est par principe
d’essence personnelle : elle contient toujours une question, une
adresse et l’anticipation d’une réplique. La “ signification ” présup-
pose la présence de deux personnes dans un dialogue minimal. Le
mode de l’existence de l’être humain, au sens propre, consiste dans
la recherche, la découverte et la propagation d’une signification
pour toute chose, y compris pour sa propre vie. C’est tout à fait
autre chose lorsque l’homme, qui ne représente qu’une des possibi-
lités de la génération de signification, se retrouve assez souvent
lui-même non loin d’oublier, de renoncer à ses propres capacités. Il
arrive souvent qu’une difficile route pleine d’efforts, accompagnés
par des doutes spirituels déchirants, soit remplacée par une plai-
sante vallée de contentement de soi-même, la suffisance de soi des-
tructive d’un homme, aidée par l’inertie des forces impersonnelles
et universellement significatives.
On peut supposer que la thématisation philosophique du
“ silence ” est devenue le symptôme de la dévaluation culturelle
totalement désastreuse du fait de “ saisir ” des pensées et des
phrases, de ce cliché puissant, verbal et mental, qui est prêt à rem-
plir tout l’espace des relations de communication idéologiquement
pré-formatives. Pendant que de plus en plus d’idées abstraites de-
viennent la valeur suprême, c’est-à-dire, que les idées tendent à
assumer la forme de l’universalité, le royaume du “ lieu commun ”
devient la place de la communication réelle, et donne à ce “ lieu
commun ” le statut et la puissance de l’universalité. Maintenant,
les “ clichés ” se justifient par eux-mêmes et commencent à détruire
invisiblement la possibilité même de la vie et de la pensée.
L’exploration des voies où la pensée, en essayant de se libérer
des séquences “ habituelles ” fixées par la logique, ne se met pas en
cause seulement elle-même mais également le “ récepteur ” (en
essayant d’extraire sa “ pensée ” hors de la non-pensée), sont explo-
rées non seulement par la philosophie et l’art. Le recherche elle-
même est presque devenue le “ lieu commun ” de la culture
contemporaine.
De manière assez inattendue, la pensée a rencontré l’habileté
croissante de l’espace rendu pragmatiquement technologique (et
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p. 21.
2. E. HUSSERL, La philosophie comme science exacte // Logos. International
Yearly Book in Philosophy of Culture, Moscou, 1911, vol.1, p. 53, 56, 49.
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Liubava MOREVA.
(Institut russe pour la recherche culturelle, St Pétersbourg.)