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Sandra Hochard-Bihannic
La langue espagnole, confrontée à un réel qui lui était totalement étranger, a dû s’y
adapter et s’est progressivement teintée d’indigénismes pour devenir l’espagnol
d’Amérique, longtemps décrié du reste par les puristes espagnols. Notre propos, en nous
intéressant à la phytonymie populaire hispano-américaine, est avant tout d'observer par
quels mécanismes cette langue venue d’ailleurs s’est implantée et acclimatée au continent
pour ensuite s’y vernaculariser. Nous désirons saisir la manière dont le lexique espagnol
est parvenu à s’adapter à une flore tropicale si différente de celle d’Europe et aujourd’hui
1. Nous empruntons ce terme qui désigne l'aire géographique à Bruno de Foucault, Les plantes et leurs noms, Berlin, J. Cramer,
1993, p. 10.
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si essentielle à notre quotidien2. Pour ce faire, nous tenterons de répondre à la question sui-
vante : quels sont les facteurs qui, en dépit de la mutabilité du signifié, justifient le main-
tien d'un signifiant – espagnol ou amérindien – dans le lexique et son utilisation dans la
création lexicale ?
En étudiant la structure des phytonymes, nous avons pour objectif de rendre compte des
proportions dans lesquelles le connu a servi à nommer l’inconnu, comment l’analogie s’est
établie entre un ancien signifiant et son nouveau signifié, ou l’inverse. L’observation de la
mutabilité sémantique du champ lexical des plantes nous semble en outre être un instru-
ment de l’organisation des nomenclatures populaires, dans la mesure où ces dernières sont
caractéristiques de l’appréhension humaine du monde.
Au cours de ce travail nous montrons comment la démarche nominatrice – selon la for-
mulation de Tzvétan Todorov – mêle le réel et l’imaginaire et cherchons à en pénétrer les
motivations car, contrairement à l’opinion de quelques linguistes, il nous paraît impossible
que l’attribution d’un phytonyme plutôt qu’un autre soit le fruit du hasard3. Pour le démon-
trer, notre étude est organisée en trois parties élaborées selon le cheminement suivi par les
phytonymes dans ce qui nous semble être une véritable conquête lexicale, c’est-à-dire de
l’Espagne vers l’Amérique.
Dans la première partie, nous nous intéressons au caractère métaphorique des hispa-
nismes et des américanismes tout en nous interrogeant sur les notions que sous-tendent ces
deux termes ainsi que sur les procédés d’enrichissement lexical spécifiques au corpus4.
Cette observation, menée d'après les caractéristiques sémantiques puis structurales des
phytonymes, fait ressortir les représentations majeures du mode de perception du règne
végétal et met en évidence le problème de l'hermétisme de certaines dénominations.
Nous étudions dans la seconde partie le symbolisme de l'univers des plantes à travers
plusieurs textes de la littérature hispano-américaine, puis revenons sur le rôle joué par les
végétaux dans les traditions précolombiennes et contemporaines. Le choix d’aborder en
premier lieu les phytonymes sous un jour littéraire est motivé par le fait que les lexies les
plus fréquemment citées dans les textes sont globalement celles étudiées au cours de la pre-
mière partie et représentent l’aspect hispanique de notre travail. L’aspect traditionnel, que
nous évoquons ensuite à travers les mythes, les légendes et le culte rendu aux végétaux,
établit pour sa part le lien avec la troisième partie que nous consacrons à l’étude des lexies
d’origine amérindienne.
Après avoir retracé l’histoire des phytonymes les plus représentatifs des langues amé-
rindiennes, nous rendons compte des problèmes que pose ce vocabulaire que nous présen-
2. Sur les quinze plantes considérées comme nourrissant le monde, six sont originaires d’Amérique. Il s’agit de l’arachide, du
haricot commun, du maïs, du manioc, de la patate douce et de la pomme de terre, auxquelles s’ajoutent celles d’intérêt commer-
cial, comme le tabac, ou pharmaceutique, comme la coca et le quinquina (qui fournit la quinine).
3. Nous pensons notamment au point de vue de Jean Séguy sur lequel nous aurons l’occasion de revenir ultérieurement (Jean
SEGUY, Les noms populaires des plantes dans les Pyrénées centrales, Barcelona, Inst. Est. Pirenaico, 1953). Nous lui opposons
brièvement et à titre d’exemple l’attitude de Christophe Colomb qui, utilisant le lexique espagnol à des fins nominatives, montre
que le signifiant peut aussi exprimer ce que le locuteur veut voir dans le signifié ou encore le message qu’il souhaite transmettre
: comme Adam au milieu de l’Eden, Colon se passionne pour le choix des noms du monde vierge qu’il a sous les yeux ; et, comme
pour lui-même, ces noms doivent être motivés… Il veut renommer les lieux en fonction de la place qu’ils occupent dans sa décou-
verte, leur donner des noms justes ; la nomination, de plus, équivaut à une prise de possession… Les choses doivent avoir les
noms qui leur conviennent. Certains jours, cette obligation plonge Colomb dans un véritable état de rage nominatrice. (Tzvétan
Todorov, La conquête de l’Amérique, Paris, Seuil, 1991, 39-40).
4. Notre corpus se compose de 2357 lexies.
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tons in situ, c’est-à-dire dans des expressions populaires espagnoles. Notre volonté, en
associant civilisation et linguistique, est de mettre en évidence les traits distinctifs des indi-
génismes qui, s'ils les marginalisent parfois, contribuent largement à leur maintien dans le
lexique.
Ces trois parties complémentaires apportent un regard nouveau sur les noms vernacu-
laires hispano-américains car ils sont envisagés dans leur globalité. Elles nous permettent
de plus de prendre toute la mesure du poids de l'usage phytonymique.
Témoins d’un ailleurs aujourd’hui encore riche d’enseignement et de mystère, nous
nous intéressons ici à leur histoire tant botanique que linguistique, afin d’observer les pro-
cédés ayant favorisé leur transmission au monde entier.