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Résumé
L'étude du vocabulaire de saint Paul, des images qu'il affectionne, des thèmes moraux qui suivent ses exposés
doctrinaux, semble prouver qu'il est tout à fait au courant de la philosophie populaire de son temps, et, tout
particulièrement, de la diatribe stoïcienne. Mais sa théologie est aussi peu hellénique que possible.
Jagu A. Saint Paul et le Stoïcisme. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 32, fascicule 3, 1958. pp. 225-250.
doi : 10.3406/rscir.1958.2192
http://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1958_num_32_3_2192
vitation que les épicuriens et les stoïciens font à Paul, quand il arrive
à Athènes. Ils le prennent pour un philosophe itinérant. Pour agir
plus efficacement sur les masses populaires, pour les attirer et les
retenir, la morale use de tous les artifices de la rhétorique :
exemples, comparaisons, diminutifs, locutions proverbiales, populaires,
métaphores, oppositions verbales, jeux de mots, et nous verrons que
saint Paul n'a pas dédaigné d'utiliser tous ces procédés diatri-
biques(7).
Ajoutons encore, pour démontrer l'importance de la pénétration
stoïcienne dans le monde gréco-romain, que le sage stoïcien aimait
à se proclamer le précepteur de l'humanité. Aussi le trouvons-nous
dans les grandes familles romaines, où il joue un rôle analogue à
celui des directeurs de conscience au xvne siècle (8). Dans les guerres
civiles, il ne craint pas d'affronter une armée en révolte pour la
ramener au devoir et à l'obéissance (9), ni même de juger
l'empereur. Voilà pourquoi Néron emprisonne et bannit ces austères et
iâcheux donneurs de leçons. Mais, en exil, les stoïciens continuent
leur prédication et c'est l'occasion d'une plus grande extension de
leur influence. Rappelés sous Hadrien, honorés sous Antonin, ils
deviennent les maîtres officiels de philosophie. Beaucoup d'hommes
politiques seront formés par eux. De ce fait, le stoïcisme a joué un
rôle considérable dans l'évolution des idées morales, sociales et
politiques au temps de l'Empire, et tout historien des origines chrétiennes
comme tout exégète du Nouveau Testament se doit de chercher dans
quelle mesure ce climat d'idées a favorisé ou entravé l'expansion
du christianisme, marqué la première prédication des apôtres.
Dans un ouvrage déjà ancien, mais qui garde une réelle valeur,
G. Boissier concluait ainsi : « II est ... vrai que le mouvement
religieux et philosophique du i" siècle prépara les voies au
christianisme et rendit son succès plus facile. On peut dire qu'au i" siècle
le monde entier « s'était levé » sous l'impulsion de l'esprit religieux
et de la philosophie ; il était debout, en mouvement, et, sans connaître
le Christ, il s'était déjà mis de lui-même sur le chemin du
christianisme » (10). Tout le monde sait que quelques-uns des premiers
apologistes chrétiens ont voulu voir dans la morale austère des
stoïciens, dans leurs idées élevées sur la dignité humaine, dans leur
conception religieuse et mystique du monde, comme un
préchristianisme.
Saint Paul, le premier, essaya de s'appuyer sur la doctrine
stoïcienne pour y couler son message, son évangile. Il est dit dans
les Actes des Apôtres (XVII, 18) que ses auditeurs, à Athènes, étaient
des épicuriens et des stoïciens, mais la lecture de son discours prouve
avec évidence qu'il ne s'adresse qu'aux stoïciens, les seuls avec lesquels
un dialogue pouvait s'engager. Quand il parlait aux Juifs, l'apôtre
évoquait les souvenirs et les espérances messianiques d'Israël. Ici,
après une allusion délicate à la religiosité des Athéniens, il parle de
Dieu, du culte que nous lui devons et de notre parenté avec lui, en
des termes qui sont nettement un écho de la philosophie stoïcienne
et il cite même un vers d'un poète stoïcien.
Ce discours, comme le remarque Edwyn Bevan (11), « est un cas
remarquable de répétition dans l'histoire » et « l'indice d'un grand
fait : la réalité du rapport existant dans l'histoire entre le Stoïcisme
et le Christianisme ». En effet, quatre siècles auparavant, vers 350,
un autre sémite, Zenon de Cittium, le fondateur du stoïcisme,
déclarait aux Athéniens qu'il faut rendre à Dieu un culte purement
spirituel, qu'il ne faut lui bâtir aucun temple, ne lui élever aucune
statue. Aucune œuvre d'art ne saurait être digne de la divinité, ni
assez sainte pour l'honorer : ce n'est qu'ouvrage de maçons et
d'artisans (12). Pareille rencontre entre Paul de Tarse et Zenon de
Cittium justifierait à elle seule la tentative présente.
C'est principalement sur les Entretiens d'Epictète que nous nous
appuierons pour instituer cette comparaison entre le stoïcisme et saint
Paul, non seulement parce que nous connaissons mieux Epictète que
Sénèque, mais surtout parce qu'Epictète est un représentant
beaucoup plus orthodoxe et beaucoup plus rigoureux du stoïcisme que
Sénèque. En effet, nous retrouvons, chez l'exilé de Nicopolis, un très
fidèle écho de la doctrine du stoïcisme primitif et, bien qu'il soit
légèrement postérieur à saint Paul (il a vécu de 50 à 125 environ),
son enseignement concorde avec celui de Sénèque et de Musonius
Rufus, tous les deux contemporains de saint Paul. Aussi nous
pouvons être assurés qu'il représente tout à fait le milieu d'idées dans
(18) Cette thèse a la vie dure ! Elle vient d'être soutenue tout
récemment encore par Cari Schneider, Geistesgeschichte des antiken Christen-
tums, Miinchen, 1954. 2 vol. tn-8°, LX-734 et XI-424 pages. Pour l'auteur,
le christianisme est le continuateur et l'héritier de l'hellénisme ; il
s'explique entièrement par la civilisation hellénistique ; quant à saint
Paul, il n'est qu'un griecJiiscîi-TieUenistiscTier Mensch! Voir l'excellente
critique de H. I. Mar hou dans Revue des Etudies anciennes, Juillet-
décembre 1955, p. 412-416.
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II est bien vrai que saint Paul, surtout après son échec d'Athènes,
a la volonté de ne rien emprunter à la sagesse philosophique ni aux
artifices de la rhétorique. Le Christ, écrit-il aux Corinthiens, qui
devaient être friands de beau style, l'a envoyé « annoncer
l'Evangile, et cela sans recourir à la sagesse du langage, pour que ne soit
pas réduite à néant la croix du Christ» (20), et, plus loin, il leur
répète encore : « Pour moi, frères, quand je suis venu chez vous,
je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu avec le
prestige de la parole ou de la sagesse ... Je me suis présenté à vous faible,
craintif et tout tremblant, et ma parole et mon message n'avaient
rien des discours persuasifs de la sagesse ; c'était une manifestation
d'Esprit et de puissance, afin que votre foi reposât, non point
sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu » (21).
Comme le remarque Paul "Wendland (22), les lettres de saint Paul
ne cherchent pas l'effet littéraire, mais l'efficacité, ne sont pas
destinées à la publication, mais sont adressées à des destinataires bien
A. Le vocabulaire.
(26) Tite, I, 8.
(27) Je cite au hasard : Pkilippiens, III, 15 ; Colossiiens, I, 28 ; IV.
12 ; % Cor. II, 6 ; XIV, 20 ; Hébreux, V, 13-14.
(28) Joseph Bonsirven, L'Evangile de Paul, Paris, Aubier, 1948, p. 282.
(29) II, XI, 9 ; III, vn, 17 : « Si tu veux être un philosophe tel qu'il
doit être, un philosophe parfait (s? p xéXsioç), un philosophe conséquent
avec tes principes, mène une vie accordée à tes doctrines ».
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B. L'imagerie stoïcienne.
Tout le monde reconnaît que Paul a largement usé des procédés
dits diatribiques. La raison en est qu'il partage avec les prédicateurs
de la morale populaire le désir d'enseigner et de faire passer ses
convictions personnelles dans l'âme de ses auditeurs. Pour cela, il fait
appel à tous les moyens de persuasion :
oppositions verbales : « Si quelqu'un parmi vous se croit un sage
(aocpdç) à la manière de ce monde, qu'il se fasse fou ([Kopoç) pour
devenir sage» (I Cor. III, 18)... «Nous sommes fous à cause du
Christ, et vous, vous êtes sages dans le Christ » (I Cor., IV, 10).
L'opposition est encore renforcée par l'ironie (36).
diminutifs : un bon exemple dans II Tim., Ill, 6 : -jpvaixâpta. Ce
terme est employé plusieurs fois par Epictète (37).
le jaillissement des questions et des réponses, des objections et des
réponses : « Qu'est-ce à dire ? Dieu serait-il injuste ? Evidemment
non ! » (Romains, IX, 14). .. « Tu vas donc me dire : qu'a-t-il encore
à blâmer ? Qui résiste en effet à sa volonté ? » (Romains, IX, 19). ..
Paul n'hésite même pas à jouer sur les mots, procédé qui était
cher aux rhéteurs et aux sophistes. C'est ainsi qu'il joue avec cppovsïv
en Romains XII, 3 ; avec xpîveiv en I Cor., VI, 1 sq. et XI, 29-34 ;
avec Xo|Apdvsiv en Phil., Ill, 12.
Mais il est inutile d'insister. Cela est trop connu. Il est préférable
de s'arrêter un peu sur les images employées par saint Paul. Une des
plus célèbres est celle de la Cité : « Ainsi donc, vous n'êtes plus
des étrangers ni des hôtes ; vous êtes concitoyens des saints, vous
êtes de la maison de Dieu. Car la construction que vous êtes a pour
fondations les apôtres et les prophètes, et pour pierre d'angle le Christ
Jésus lui-même. En lui toute construction s'ajuste et grandit en un
temple saint, dans le Seigneur ; en lui, vous aussi, vous êtes intégrés
à la construction pour devenir une demeure de Dieu, dans
l'Esprit» (38). De même en Philippiens III, 20-21 : «Pour nous notre
cité (tô xoXî"c£U|ia ) se trouve dans les cieux, d'où nous attendons
ardemment, comme sauveur, le Seigneur Jésus-Christ, qui
transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire,
avec cette force qu'il a de pouvoir même se soumettre tout
l'univers ». Aussi devons-nous mener une vie de citoyen digne de notre
appartenance à la cité du Christ (39).
Sans prétendre que Paul ait emprunté cette image au stoïcisme,
il est remarquable qu'elle était familière au stoïcisme. Sénèque écrit :
« Représentons-nous bien qu'il y a deux républiques : l'une grande
et vraiment publique, embrasse les dieux et les hommes ...» (40).
Epictète, lui aussi, a une prédilection pour cette image. Il
compare volontiers l'organisation du monde par Dieu à l'administration
d'une ville ou d'une maison (41). Le monde, dit-il, est une vaste
et magnifique construction ( xaTaaxe6ao|ia ) dont Dieu est le
gouverneur (42) et l'ordonnateur (43). Il compare la petite cité à la grande
cité : « là aussi il y a un maître de maison » (44). Nous sommes les
concitoyens de Zeus (45).
Que saint Paul ait ou n'ait pas emprunté cette image, toujours
est-il que ses auditeurs grecs et romains étaient familiarisés avec
elle et devaient parfaitement la comprendre.
chez lui l'image de la cité : « Ne sais-tu pas qu'isolé, pas plus que le
pied ne sera un véritable pied, toi de même tu ne seras plus un
homme ? Qu'est-ce qu'en effet que l'homme ? Une partie d'une cité,
de la première d'abord, de celle qui est constituée par les dieux et par
les hommes, puis de celle qui, comme l'on dit, s'en rapproche le plus,
et qui est une petite image de la cité universelle » (47). Nous trouvons
encore les deux images en II, X, 3-4 : « Tu es citoyen du monde et
partie de ce monde, non pas une des parties subordonnées, mais une
des parties dominantes, car tu es capable de comprendre le
gouvernement divin et de réfléchir à ses conséquences. Or, de quoi fait
profession le citoyen ? De n'avoir aucun intérêt personnel, de ne jamais
délibérer comme s'il était isolé, mais d'agir comme le feraient la main
ou le pied s'ils pouvaient raisonner et comprendre l'ordre de la
nature : ils n'auraient jamais ni impulsion ni désir, sans les rapporter
au tout •».
Nous connaissons enfin la prédilection de saint Paul pour les
images sportives. Elle s'explique, sans doute possible, par le fait
qu'il s'adresse à des grecs et à des romains. L'image de la course
revient très souvent (48). Epictète l'emploie également et, comme
Paul, pour un enseignement moral (49), mais il préfère l'image de la
lutte (50). Paul l'emploie en Philippiens I, 27 ; Colossiens, II, 1 ;
I Tim., VI, 12 ; II Tim., IV, 7.
Il n'est pas exclu que saint Paul ait emprunté ces différentes
images à la prédication stoïcienne de son temps. Cela apparaît même
comme l'hypothèse la plus probable. On pourrait dire davantage :
l'image de la cité semble choisie à dessein. Nous verrons tout à l'heure
que les stoïciens étaient passionnés d'unité. Il apparaît certain que
Paul a voulu prouver que l'union rêvée par les stoïciens était réalisée
par l'Evangile qu'il prêchait. Mais la référence au Christ, qui est
constante chez l'apôtre, empêche de parler d'un simple emprunt. Il
s'agit toujours d'une transposition et même d'un renouvellement
total. Les images stoïciennes sont destinées chez saint Paul à illustrer
un message tout à fait étranger au stoïcisme.
citoyen le plus riche peut-être de son temps, lui avait donné une
éloquente expression. Il faut lire toute la lettre XL VII à Lucilius
consacrée aux esclaves. Il proclame l'unité et la solidarité humaines:
«nous sommes les membres d'un grand corps» (52). Notre patrie,
c'est l'univers entier (53).
De cette unité qui existe entre tous les hommes, Paul tire les mêmes
conséquences morales que les stoïciens. Il exhoïte les chrétiens à
garder cette unité (62), à pratiquer la charité et à avoir le sens de la vie
commune (63), à traiter les esclaves comme des frères (64). Saint
Paul et le stoïcisme affirment l'égalité foncière des hommes devant
Dieu et le devoir de traiter avec humanité ses semblables. Saint Paul,
pas plus que les stoïciens, ne s'insurge d'ailleurs contre les conditions
sociales de son temps, mais son enseignement, comme celui du
stoïcisme, impliquait la condamnation de l'esclavage.
(65) Adespotos, Epicure, Ep., III, 133. Cf. A.-J. Pestugiêre, Epicure
et ses dieux, P.U.F. (coll. Mythes et religions), 1946, p. IX Sur révolu*
tion de la notion de liberté, consulter: A..-J. Pestugièhe, Liberté et
civilisation chez les Grecs, Paris, 1947 ; Max Pohlenz, La liberté grecque,
Parie, Payot, 1966.
(66) Ep., 75, 18. Exercer sur soi-même un absolu pouvoir, habere
maximam potestatem, c'est r ££ouoi'a des Grecs. Of. encore Ep., 42, 10 :
habere se et 42,8 : nostri essemm.
244 A. JAGU
CONCLUSION