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Il peut paraître étrange de proposer un rapprochement entre les doctrines de Schopenhauer et


de Bergson. En effet, tout semble les éloigner. D’abord, les deux auteurs appartiennent à des traditions
philosophiques nettement distinctes : Schopenhauer s’inscrit dans la filiation de Kant, et tente de
marquer sa distance à l’égard de l’idéalisme allemand. Bergson est nourri des psychologues français et
anglais, et les références à Schelling ou à Hegel sont très rares dans son œuvre. Mais il suffit de rappeler
que Schopenhauer lui-même connaissait très bien les traditions française et anglo-saxonne (on trouve
dans son œuvre de nombreuses références, par exemple, à Reid1 ou, surtout, à Cabanis2), pour que
cette première frontière s’estompe. D’ailleurs, Bergson concédait ce point. C’est même ce qui, à ses yeux,
faisait la valeur supérieure de Schopenhauer par rapport aux autres philosophes allemands. Ainsi qu’il
l’écrit à Jacques Chevalier le 2 mars 1938, « Seul, parmi les Allemands, Schopenhauer [me plaisait], sans
doute parce qu’il est nourri des psychologues français et anglais3… » Plus profondément, un certain
nombre de divergences proprement conceptuelles semblent exister entre Bergson et Schopenhauer. Le
kantisme de celui-ci, ainsi que ce qu’il a lui-même appelé son pessimisme, c’est-à-dire l’idée que le
monde est souffrance, creusent définitivement le fossé entre les deux auteurs. Mais par-delà ces
oppositions, qui ne sauraient être négligées, on trouve peut-être chez Schopenhauer et chez Bergson
une même attitude fondamentale qui permettrait de les inscrire au sein d’une même tendance
philosophique. L’un comme l’autre penseur, en effet, refuse de faire de l’intellect un absolu, c’est-à-dire
un donné qu’il serait impossible de mettre en question. Il ne s’agit plus, ou plus seulement, d’une
démarche critique à la manière de Kant, qui consiste à s’interroger sur les conditions de possibilité de la
connaissance, plus précisément des jugements synthétiques a priori ; il s’agit de se demander si
l’intellect n’est pas un instrument et, si c’est le cas, il importe de se demander de quoi il est instrument. Il
s’agit bien d’une tendance profonde de la philosophie des XIXe et XXe siècle, puisqu’on la retrouve,
notamment, chez Nietzsche4. Selon Schopenhauer, l’intellect, défini comme la sensibilité, l’entendement
et la raison pris ensemble, est essentiellement un instrument de la volonté5. Sa destination pratique est
souvent affirmée6. Chez Bergson, l’intelligence, définie comme conception des rapports dans l’espace,
serait un instrument de la vie7. Dans les deux cas, la tentative de rapporter l’intellect à son origine, ainsi
que de rendre compte de la simplification qu’il fait subir à une réalité qui est, éventuellement, accessible
par un autre biais – on pense à l’intuition bergsonienne, ainsi qu’à la doctrine schopenhauerienne du
corps propre, à la fois phénomène et volonté, exposée au chapitre XVIII du Monde comme volonté et
comme représentation –, est inséparable d’une thèse sur ce qui constitue l’étoffe même de cette réalité :
pour Schopenhauer, il s’agit de la volonté, pour Bergson, il s’agit de l’élan de vie. C’est d’une manière
analogue, nous semble-t-il, que Nietzsche parle de volonté de puissance. En effet, chez Nietzsche, on
trouve la même connexion entre une thèse selon laquelle la connaissance a une fonction
essentiellement pratique, et l’identification d’une « essence la plus intime de l’être8 », qui est la volonté
de puissance. Mais la proximité entre Bergson et Schopenhauer paraîtra d’autant plus évidente, si l’on
rappelle qu’il peut arriver à Bergson lui-même de parler d’un vouloir qui serait, pour ainsi parler, encore
plus principiel que la vie. Le texte capital sur ce point se trouve dans L’évolution créatrice, en un passage
où il est question de l’intuition par laquelle nous pouvons saisir le mouvement de l’élan vital : « le pur
vouloir, le courant qui traverse cette matière en lui communiquant la vie, est chose que nous sentons à
peine, que tout au plus nous effleurons au passage9. » Ici, il semble que c’est seulement l’élan de vie qui
est désigné en termes de vouloir. Mais la suite paraît aller plus loin : « Essayons de nous y installer, ne
fût-ce que pour un moment : même alors, c’est un vouloir individuel, fragmentaire, que nous saisirons.
Pour arriver au principe de toute vie comme aussi de toute matérialité, il faudrait aller plus loin
encore10. » Il existerait donc un vouloir11 qui serait principe de la vie elle-même. L’élan de vie ne
pourrait être compris sans une référence au vouloir. Dès lors, en admettant que la matière et la vie
constituent pour Bergson, à elles deux, l’ensemble de la réalité12, on découvrirait chez lui une véritable
« ontologie de la volonté », et sa pensée s’inscrirait, pour ainsi dire, en un triptyque avec celles de
Schopenhauer et de Nietzsche. Précisons toutefois qu’il ne saurait être question, à proprement parler,
chez Schopenhauer, d’une « ontologie ». Ce terme a toujours, chez lui, le sens qu’il a chez Kant :
l’ontologie est la tentative dogmatique de concevoir la chose en soi dans son ensemble par les moyens
de l’entendement, ce qui revient à ignorer la séparation entre phénomènes et chose en soi13. En
revanche, si, chez Bergson, la séparation entre phénomènes et chose en soi est récusée14, alors une
ontologie est possible, au sens d’une connaissance de la nature de tout ce qui existe, nature qui nous est
simplement voilée par les exigences de l’action. Pour permettre le rapprochement entre Schopenhauer
et Bergson, nous donnerons donc à l’expression d’ontologie de la volonté le sens minimal suivant : il
s’agit d’une doctrine visant à comprendre l’ensemble de la réalité telle qu’elle nous apparaît à partir de la
notion de volonté. Reste à savoir si les deux auteurs entendent la même chose par « volonté ». C’est à
cela que nous nous attacherons dans les pages qui suivent. Or, il semble que, sur deux points
considérables, la divergence est plus nette que la convergence. Schopenhauer conçoit la volonté comme
chose en soi, Bergson récuse, nous l’avons dit, l’opposition entre phénomènes et chose en soi ;
Schopenhauer conçoit l’expérience de la volonté comme souffrance, Bergson comme joie. Ces deux
divergences fondamentales ont des conséquences nombreuses, et c’est en appréciant ces conséquences
que, nous l’espérons, nous préciserons la définition de la volonté chez les deux philosophes. Notons
toutefois, dès à présent, que c’est davantage à éclaircir la conception bergsonienne de la volonté que
nous viserons. En effet, c’est chez Bergson que la présence d’une doctrine constituée au sujet de la
volonté est le moins évidente. Enfin, il s’agira d’évaluer, à partir des deux exemples de Schopenhauer et
de Bergson, les difficultés propres à une ontologie de la volonté, et de circonscrire les deux modes de
réponse à ces difficultés.

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